Le Ventre de Paris

Chapitre 5

&|160;

Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit àSaint-Eustache. Elle avait fait, pour traverser la place, unetoilette sérieuse, toute en soie noire avec son châle tapis. Labelle Normande, qui, de la poissonnerie, la suivit des yeux jusquesous la porte de l’église, en resta suffoquée.

–&|160;Ah bien&|160;! merci&|160;! dit-elle méchamment, lagrosse donne dans les curés maintenant… Ça la calmera, cette femme,de se tremper le derrière dans l’eau bénite.

Elle se trompait, Lisa n’était point dévote. Elle ne pratiquaitpas, disait d’ordinaire qu’elle tâchait de rester honnête en touteschoses, et que cela suffisait. Mais elle n’aimait pas qu’on parlâtmal de la religion devant elle&|160;; souvent elle faisait taireGavard, qui adorait les histoires de prêtres et de religieuses, lespolissonneries de sacristie. Cela lui semblait tout à faitinconvenant. Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter lesscrupules de tout le monde. Puis, d’ailleurs, les prêtres étaientgénéralement de braves gens. Elle connaissait l’abbé Roustan, deSaint-Eustache, un homme distingué, de bon conseil, dont l’amitiélui paraissait très sûre. Et elle finissait, en expliquant lanécessité absolue de la religion, pour le plus grand nombre&|160;;elle la regardait comme une police qui aidait à maintenir l’ordre,et sans laquelle il n’y avait pas de gouvernement possible. QuandGavard poussait les choses un peu trop loin sur ce chapitre, disantqu’on devrait flanquer les curés dehors et fermer leurs boutiques,elle haussait les épaules, elle répondait&|160;:

–&|160;Vous seriez bien avancé&|160;!… On se massacrerait dansles rues, au bout d’un mois, et l’on se trouverait forcé d’inventerun autre bon Dieu. En 93, ça s’est passé comme cela… Vous savez,n’est-ce pas&|160;? que moi je ne vis pas avec les curés&|160;;mais je dis qu’il en faut, parce qu’il en faut.

Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montraitrecueillie. Elle avait acheté un beau paroissien, qu’elle n’ouvraitjamais, pour assister aux enterrements et aux mariages. Elle selevait, s’agenouillait aux bons endroits, s’appliquant à garderl’attitude décente qu’il convenait d’avoir. C’était, pour elle, unesorte de tenue officielle que les gens honnêtes, les commerçants etles propriétaires, devaient garder devant la religion.

Ce jour-là, la belle charcutière, en entrant à Saint-Eustache,laissa doucement tomber la double porte en drap vert déteint, usépar la main des dévotes. Elle trempa les doigts dans le bénitier,se signa correctement. Puis, à pas étouffés, elle alla jusqu’à lachapelle de sainte Agnès, où deux femmes agenouillées, la face dansles mains, attendaient, pendant que la robe bleue d’une troisièmedébordait du confessionnal. Elle parut contrariée&|160;; et,s’adressant à un bedeau qui passait, avec sa calotte noire, entraînant les pieds&|160;:

–&|160;C’est donc le jour de confession de monsieur l’abbéRoustan&|160;? demanda-t-elle.

Il répondit que monsieur l’abbé n’avait plus que deuxpénitentes, que ce ne serait pas long, et que, si elle voulaitprendre une chaise, son tour arriverait tout de suite. Elleremercia, sans dire qu’elle ne venait pas pour se confesser. Ellerésolut d’attendre, marchant à petits pas sur les dalles, allantjusqu’à la grande porte, d’où elle regarda la nef toute nue, hauteet sévère, entre les bas-côtés peints de couleurs vives&|160;; ellelevait un peu le menton, trouvant le maître-autel trop simple, negoûtant pas cette grandeur froide de la pierre, préférant lesdorures et les bariolages des chapelles latérales. Du côté de larue du Jour, ces chapelles restaient grises, éclairées par desfenêtres poussiéreuses&|160;; tandis que, du côté des Halles, lecoucher du soleil allumait les vitraux des verrières, égayées deteintes très tendres, des verts et des jaunes surtout, si limpidesqu’ils lui rappelèrent les bouteilles de liqueur, devant la glacede monsieur Lebigre. Elle revint de ce côté, qui semblait commeattiédi par cette lumière de braise, s’intéressa un instant auxchâsses, aux garnitures des autels, aux peintures vues dans desreflets de prisme. L’église était vide, toute frissonnante dusilence de ses voûtes. Quelques jupes de femmes faisaient destaches sombres dans l’effacement jaunâtre des chaises&|160;; et,des confessionnaux fermés, un chuchotement sortait. En repassantdevant la chapelle de sainte Agnès, elle vit que la robe bleueétait toujours aux pieds de l’abbé Roustan.

–&|160;Moi, j’aurais fini en dix secondes, si je voulais,pensa-t-elle avec l’orgueil de son honnêteté.

Elle alla au fond. Derrière le maître-autel, dans l’ombre de ladouble rangée des piliers, la chapelle de la Vierge est toute moitede silence et d’obscurité. Les vitraux, très sombres, ne détachentque des robes de saints, à larges pans rouges et violets, brûlantcomme des flammes d’amour mystique dans le recueillement,l’adoration muette des ténèbres. C’est un coin de mystère, unenfoncement crépusculaire du paradis, où brillent les étoiles dedeux cierges, où quatre lustres à lampes de métal, tombant de lavoûte, à peine entrevus, font songer aux grands encensoirs d’or queles anges balancent au coucher de Marie. Entre les piliers, desfemmes sont toujours là, pâmées sur des chaises retournées, abîméesdans cette volupté noire.

Lisa, debout, regardait, très tranquillement. Elle n’était pointnerveuse. Elle trouvait qu’on avait tort de ne pas allumer leslustres, que ce serait plus gai avec des lumières. Même il y avaitune indécence dans cette ombre, un jour et un souffle d’alcôve, quilui semblaient peu convenables. À côté d’elle, des cierges brûlantsur une herse lui chauffaient la figure, tandis qu’une vieillefemme grattait avec un gros couteau la cire tombée, figée en larmespâles. Et, dans le frisson religieux de la chapelle, dans cettepâmoison muette d’amour, elle entendait très bien le roulement desfiacres qui débouchaient de la rue Montmartre, derrière les saintsrouges et violets des vitraux. Au loin, les Halles grondaient,d’une voix continue.

Comme elle allait quitter la chapelle, elle vit entrer lacadette des Méhudin, Claire, la marchande de poissons d’eau douce.Elle fit allumer un cierge à la herse. Puis, elle vints’agenouiller derrière un pilier, les genoux cassés sur la pierre,si pâle dans ses cheveux blonds mal attachés, qu’elle semblait unemorte. Là, se croyant cachée, elle agonisa, elle pleura à chaudeslarmes, avec des ardeurs de prières qui la pliaient comme sous ungrand vent, avec tout un emportement de femme qui se livre. Labelle charcutière resta fort surprise, car les Méhudin n’étaientguère dévotes&|160;; Claire surtout parlait de la religion et desprêtres, d’ordinaire, d’une façon à faire dresser les cheveux surla tête.

–&|160;Qu’est-ce qu’il lui prend donc&|160;? se dit-elle enrevenant de nouveau à la chapelle de sainte Agnès. Elle auraempoisonné quelque homme, cette gueuse.

L’abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. C’était unbel homme, d’une quarantaine d’années, l’air souriant et bon. Quandil reconnut madame Quenu, il lui serra les mains, l’appela«&|160;chère dame&|160;», l’emmena à la sacristie où il ôta sonsurplis, en lui disant qu’il allait être tout à elle. Ilsrevinrent, lui en soutane, tête nue, elle se carrant dans son châletapis, et ils se promenèrent le long des chapelles latérales, ducôté de la rue du Jour. Ils parlaient à voix basse. Le soleil semourait dans les vitraux, l’église devenait noire, les pas desdernières dévotes avaient un frôlement doux sur les dalles.

Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l’abbé Roustan. Jamaisil n’était question entre eux de religion. Elle ne se confessaitpas, elle le consultait simplement dans les cas difficiles, à titred’homme discret et sage, qu’elle préférait, disait-elle parfois, àces hommes d’affaires louches qui sentent le bagne. Lui, semontrait d’une complaisance inépuisable&|160;; il feuilletait lecode pour elle, lui indiquait les bons placements d’argent,résolvait avec tact les difficultés morales, lui recommandait desfournisseurs, avait une réponse prête à toutes les demandes, sidiverses et si compliquées qu’elles fussent, le tout naturellement,sans mettre Dieu de l’affaire, sans chercher à en tirer un bénéficequelconque à son profit ou au profit de la religion. Unremerciement et un sourire lui suffisaient. Il semblait bien aised’obliger cette belle madame Quenu, dont sa femme de ménage luiparlait souvent avec respect, comme d’une personne très estiméedans le quartier. Ce jour-là, la consultation fut particulièrementdélicate. Il s’agissait de savoir quelle conduite l’honnêtetél’autorisait à tenir vis-à-vis de son beau-frère&|160;; si elleavait le droit de le surveiller, de l’empêcher de les compromettre,son mari, sa fille et elle&|160;; et encore jusqu’où elle pourraitaller dans un danger pressant. Elle ne demanda pas brutalement ceschoses, elle posa les questions avec des ménagements si bienchoisis que l’abbé put disserter sur la matière sans entrer dansles personnalités. Il fut plein d’arguments contradictoires. Ensomme, il jugea qu’une âme juste avait le droit, le devoir mêmed’empêcher le mal, quitte à employer les moyens nécessaires autriomphe du bien.

–&|160;Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. Ladiscussion des moyens est toujours grave. Les moyens sont le grandpiège où se prennent les vertus ordinaires… Mais je connais votrebelle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne protesteen vous, allez hardiment… Les natures honnêtes ont cette grâcemerveilleuse de mettre de leur honnêteté dans tout ce qu’ellestouchent.

Et changeant de voix, il continua&|160;:

–&|160;Dites bien à monsieur Quenu que je lui souhaite lebonjour. Quand je passerai, j’entrerai pour embrasser ma bonnepetite Pauline… Au revoir, chère dame, et tout à votredisposition.

Il rentra dans la sacristie. Lisa, en s’en allant, eut lacuriosité de voir si Claire priait toujours&|160;; mais Claireétait retournée à ses carpes et à ses anguilles&|160;; il n’y avaitplus, devant la chapelle de la Vierge, où la nuit s’était faite,qu’une débandade de chaises renversées, culbutées, sous la chaleurdévote des femmes qui s’étaient agenouillées là.

Quand la belle charcutière traversa de nouveau la place, laNormande, qui guettait sa sortie, la reconnut dans le crépuscule àla rondeur de ses jupes.

–&|160;Merci&|160;! s’écria-t-elle, elle est restée plus d’uneheure. Quand les curés la vident de ses péchés, celle-là, lesenfants de chœur font la chaîne pour jeter les seaux d’ordures à larue.

Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent.Elle s’y installa en toute tranquillité, certaine de n’être pasdérangée, décidée d’ailleurs à mentir, à dire qu’elle venaits’assurer de la propreté du linge, si Florent remontait. Ellel’avait vu, en bas, très occupé, au milieu de la marée. S’asseyantdevant la petite table, elle enleva le tiroir, le mit sur sesgenoux, le vida avec de grandes précautions, en ayant grand soin dereplacer les paquets de papiers dans le même ordre. Elle trouvad’abord les premiers chapitres de l’ouvrage sur Cayenne, puis lesprojets, les plans de toutes sortes, la transformation des octroisen taxes sur les transactions, la réforme du système administratifdes Halles, et les autres. Ces pages de fine écriture qu’elles’appliquait à lire l’ennuyèrent beaucoup&|160;; elle allaitremettre le tiroir, convaincue que Florent cachait ailleurs lapreuve de ses mauvais desseins, rêvant déjà de fouiller la lainedes matelas, lorsqu’elle découvrit, dans une enveloppe à lettre, leportrait de la Normande. La photographie était un peu noire. LaNormande posait debout, le bras droit appuyé sur une colonnetronquée&|160;; et elle avait tous ses bijoux, une robe de soieneuve qui bouffait, un rire insolent. Lisa oublia son beau-frère,ses terreurs, ce qu’elle était venue faire là. Elle s’absorba dansune de ces contemplations de femme dévisageant une autre femme,tout à l’aise, sans crainte d’être vue. Jamais elle n’avait eu leloisir d’étudier sa rivale de si près. Elle examina les cheveux, lenez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. Puis, leslèvres pincées, elle lut sur le revers, écrit en grosses vilaineslettres&|160;: «&|160;Louise à son ami Florent.&|160;» Cela lascandalisa, c’était un aveu. L’envie lui vint de prendre cettecarte, de la garder comme une arme contre son ennemie. Elle laremit lentement dans l’enveloppe, en songeant que ce serait mal, etqu’elle la retrouverait toujours, d’ailleurs.

Alors, feuilletant de nouveau les pages volantes, les rangeantune à une, elle eut l’idée de regarder au fond, à l’endroit oùFlorent avait repoussé le fil et les aiguilles d’Augustine&|160;;et là, entre le paroissien et la Clef des songes, elledécouvrit ce qu’elle cherchait, des notes très compromettantes,simplement défendues par une chemise de papier gris. L’idée d’uneinsurrection, du renversement de l’Empire, à l’aide d’un coup deforce, avancée un soir par Logre chez monsieur Lebigre, avaitlentement mûri dans l’esprit ardent de Florent. Il y vit bientôt undevoir, une mission. Ce fut le but enfin trouvé de son évasion deCayenne et de son retour à Paris. Croyant avoir à venger samaigreur contre cette ville engraissée, pendant que les défenseursdu droit crevaient la faim en exil, il se fit justicier, il rêva dese dresser, des Halles mêmes, pour écraser ce règne de mangeailleset de soûleries. Dans ce tempérament tendre, l’idée fixe plantaitaisément son clou. Tout prenait des grossissements formidables, leshistoires les plus étranges se bâtissaient, il s’imaginait que lesHalles s’étaient emparées de lui, à son arrivée, pour l’amollir,l’empoisonner de leurs odeurs. Puis, c’était Lisa qui voulaitl’abêtir&|160;; il l’évitait pendant des deux et trois jours, commeun dissolvant qui aurait fondu ses volontés, s’il l’avaitapprochée. Ces crises de terreurs puériles, ces emportementsd’homme révolté, aboutissaient toujours à de grandes douceurs, àdes besoins d’aimer, qu’il cachait avec une honte d’enfant. Le soirsurtout, le cerveau de Florent s’embarrassait de fumées mauvaises.Malheureux de sa journée, les nerfs tendus, refusant le sommeil parune peur sourde de ce néant, il s’attardait davantage chez monsieurLebigre ou chez les Méhudin&|160;; et, quand il rentrait, il ne secouchait encore pas, il écrivait, il préparait la fameuseinsurrection. Lentement, il trouva tout un plan d’organisation. Ilpartagea Paris en vingt sections, une par arrondissement, ayantchacune un chef, une sorte de général, qui avait sous ses ordresvingt lieutenants commandant à vingt compagnies d’affiliés. Toutesles semaines, il y aurait un conseil tenu par les chefs, chaquefois dans un local différent&|160;; pour plus de discrétion,d’ailleurs, les affiliés ne connaîtraient que le lieutenant, quilui-même s’aboucherait uniquement avec le chef de sa section&|160;;il serait utile aussi que ces compagnies se crussent touteschargées de missions imaginaires, ce qui achèverait de dépister lapolice. Quant à la mise en œuvre de ces forces, elle était des plussimples. On attendrait la formation complète des cadres&|160;; puison profiterait de la première émotion politique. Comme on n’auraitsans doute que quelques fusils de chasse, on s’emparerait d’aborddes postes, on désarmerait les pompiers, les gardes de Paris, lessoldats de la ligne, sans livrer bataille autant que possible, enles invitant à faire cause commune avec le peuple. Ensuite, onmarcherait droit au Corps législatif, pour aller de là à l’Hôtel deVille. Ce plan, auquel Florent revenait chaque soir, comme à unscénario de drame qui soulageait sa surexcitation nerveuse, n’étaitencore qu’écrit sur des bouts de papier, raturés, montrant lestâtonnements de l’auteur, permettant de suivre les phases de cetteconception à la fois enfantine et scientifique. Lorsque Lisa eutparcouru les notes, sans toutes les comprendre, elle restatremblante, n’osant plus toucher à ces papiers, avec la peur de lesvoir éclater entre ses mains comme des armes chargées.

Une dernière note l’épouvanta plus encore que les autres.C’était une demi-feuille, sur laquelle Florent avait dessiné laforme des insignes qui distingueraient les chefs et leslieutenants&|160;; à côté, se trouvaient également les guidons descompagnies. Même des légendes au crayon disaient la couleur desguidons pour les vingt arrondissements. Les insignes des chefsétaient des écharpes rouges&|160;; ceux des lieutenants, desbrassards, également rouges. Ce fut, pour Lisa, la réalisationimmédiate de l’émeute&|160;; elle vit ces hommes, avec toutes cesétoffes rouges, passer devant sa charcuterie, envoyer des ballesdans les glaces et dans les marbres, voler les saucisses et lesandouilles de l’étalage. Les infâmes projets de son beau-frèreétaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. Ellereferma le tiroir, regardant la chambre, se disant que c’était ellepourtant qui logeait cet homme, qu’il couchait dans ses draps,qu’il usait ses meubles. Et elle était particulièrement exaspéréepar la pensée qu’il cachait l’abominable machine infernale danscette petite table de bois blanc, qui lui avait servi autrefoischez l’oncle Gradelle, avant son mariage, une table innocente,toute déclouée.

Elle resta debout, songeant à ce qu’elle allait faire. D’abord,il était inutile d’instruire Quenu. Elle eut l’idée d’avoir uneexplication avec Florent, mais elle craignit qu’il ne s’en allâtcommettre son crime plus loin, tout en les compromettant, parméchanceté. Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Aupremier danger, elle verrait. En somme, elle avait à présent dequoi le faire retourner aux galères.

Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine toutémotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grandedemi-heure. Aux questions inquiètes de Lisa, elle ne put querépondre&|160;:

–&|160;Je ne sais pas, madame… Elle était là tout à l’heure, surle trottoir, avec un petit garçon… Je les regardais&|160;; puis,j’ai entamé un jambon pour un monsieur, et je ne les ai plusvus.

–&|160;Je parie que c’est Muche, s’écria la charcutière&|160;;ah&|160;! le gredin d’enfant&|160;!

C’était Muche, en effet. Pauline, qui étrennait justement cejour-là une robe neuve, à raies bleues, avait voulu la montrer.Elle se tenait toute droite, devant la boutique, bien sage, leslèvres pincées par cette moue grave d’une petite femme de six ansqui craint de se salir. Ses jupes, très courtes, très empesées,bouffaient comme des jupes de danseuse, montrant ses bas blancsbien tirés, ses bottines vernies, d’un bleu d’azur&|160;; tandisque son grand tablier, qui la décolletait, avait, aux épaules, unétroit volant brodé, d’où ses bras, adorables d’enfance, sortaientnus et roses. Elle portait des boutons de turquoise aux oreilles,une jeannette au cou, un ruban de velours bleu dans les cheveux,très bien peignée, avec l’air gras et tendre de sa mère, la grâceparisienne d’une poupée neuve. Muche, des Halles, l’avait aperçue.Il mettait dans le ruisseau des petits poissons morts que l’eauemportait, et qu’il suivait le long du trottoir, en disant qu’ilsnageaient. Mais la vue de Pauline, si belle, si propre, lui fittraverser la chaussée, sans casquette, la blouse déchirée, lepantalon tombant et montrant la chemise, dans le débraillé d’ungalopin de sept ans. Sa mère lui avait bien défendu de jouer jamaisavec «&|160;cette grosse bête d’enfant que ses parents bourraient àla faire crever&|160;». Il rôda un instant, s’approcha, vouluttoucher la jolie robe à raies bleues. Pauline, d’abord flattée, eutune moue de prude, recula, en murmurant d’un ton fâché&|160;:

–&|160;Laisse-moi… Maman ne veut pas.

Cela fit rire le petit Muche, qui était très dégourdi et trèsentreprenant.

–&|160;Ah bien&|160;! dit-il, tu es joliment godiche&|160;!… Çane fait rien que ta maman ne veuille pas… Nous allons jouer à nouspousser, veux-tu&|160;?

Il devait nourrir l’idée mauvaise de salir Pauline. Celle-ci, enle voyant s’apprêter à lui donner une poussée dans le dos, reculadavantage, fit mine de rentrer. Alors, il fut très doux&|160;; ilremonta ses culottes, en homme du monde.

–&|160;Es-tu bête&|160;! C’est pour rire… Tu es bien gentillecomme ça. Est-ce que c’est à ta maman, ta petite croix&|160;?

Elle se rengorgea, dit que c’était à elle. Lui, doucement,l’amenait jusqu’au coin de la rue Pirouette&|160;; il lui touchaitles jupes, en s’étonnant, en trouvant ça drôlement raide&|160;; cequi causait un plaisir infini à la petite. Depuis qu’elle faisaitla belle sur le trottoir, elle était très vexée de voir quepersonne ne la regardait. Mais, malgré les compliments de Muche,elle ne voulut pas descendre du trottoir.

–&|160;Quelle grue&|160;! s’écria-t-il, en redevenant grossier.Je vas t’asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais madameBelles-Fesses&|160;!

Elle s’effaroucha. Il l’avait prise par la main&|160;; etcomprenant sa faute, se montrant de nouveau câlin, fouillantvivement dans sa poche&|160;:

–&|160;J’ai un sou, dit-il.

La vue du sou calma Pauline. Il tenait le sou du bout desdoigts, devant elle, si bien qu’elle descendit sur la chaussée,sans y prendre garde, pour suivre le sou. Décidément, le petitMuche était en bonne fortune.

–&|160;Qu’est-ce que tu aimes&|160;? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite&|160;; elle ne savait pas,elle aimait trop de choses. Lui, nomma une foule defriandises&|160;: de la réglisse, de la mélasse, des boules degomme, du sucre en poudre. Le sucre en poudre fit beaucoupréfléchir la petite, on trempe un doigt, et on le suce&|160;; c’esttrès bon. Elle restait toute sérieuse. Puis, se décidant&|160;:

–&|160;Non, j’aime bien les cornets.

Alors, il lui prit le bras, il l’emmena, sans qu’elle résistât.Ils traversèrent la rue Rambuteau, suivirent le large trottoir desHalles, allèrent jusque chez un épicier de la rue de laCossonnerie, qui avait la renommée des cornets. Les cornets sont deminces cornets de papier, où les épiciers mettent les débris deleur étalage, les dragées cassées, les marrons glacés tombés enmorceaux, les fonds suspects des bocaux de bonbons. Muche fit leschoses galamment&|160;; il laissa choisir le cornet par Pauline, uncornet de papier bleu, ne le lui reprit pas, donna son sou. Sur letrottoir, elle vida les miettes de toutes sortes dans les deuxpoches de son tablier&|160;; et ces poches étaient si étroitesqu’elles furent pleines. Elle croquait doucement, miette parmiette, ravie, mouillant son doigt, pour avoir la poussière tropfine&|160;; si bien que cela fondait les bonbons, et que deuxtaches brunes marquaient déjà les deux poches du tablier. Mucheavait un rire sournois. Il la tenait par la taille, la chiffonnantà son aise, lui faisant tourner le coin de la rue Pierre-Lescot, ducôté de la place des Innocents, en lui disant&|160;:

–&|160;Hein&|160;? Tu veux bien jouer, maintenant&|160;?… C’estbon, ce que tu as dans tes poches. Tu vois que je ne voulais pas tefaire de mal, grande bête.

Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. Ilsentrèrent dans le square. C’était là sans doute que le petit Mucherêvait de conduire sa conquête. Il lui fit les honneurs du square,comme d’un domaine à lui, très agréable, où il galopinait pendantdes après-midi entières. Jamais Pauline n’était allée siloin&|160;; elle aurait sangloté comme une demoiselle enlevée, sielle n’avait pas eu du sucre dans les poches. La fontaine, aumilieu de la pelouse coupée de corbeilles, coulait, avec ladéchirure de ses nappes&|160;; et les nymphes de Jean Goujon,toutes blanches dans le gris de la pierre, penchant leurs urnes,mettaient leur grâce nue au milieu de l’air noir du quartierSaint-Denis. Les enfants firent le tour, regardant l’eau tomber dessix bassins, intéressés par l’herbe, rêvant certainement detraverser la pelouse centrale, ou de se glisser sous les massifs dehoux et de rhododendrons, dans la plate-bande longeant la grille dusquare. Cependant le petit Muche, qui était parvenu à froisser labelle robe, par-derrière, dit, avec son rire en dessous&|160;:

–&|160;Nous allons jouer à nous jeter du sable,veux-tu&|160;?

Pauline était séduite. Ils se jetèrent du sable, en fermant lesyeux. Le sable entrait par le corsage décolleté de la petite,coulait tout le long, jusque dans ses bas et ses bottines. Muches’amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune.Mais il trouva sans doute que c’était encore trop propre.

–&|160;Hein&|160;? si nous plantions des arbres, demanda-t-iltout à coup. C’est moi qui sais faire de jolis jardins&|160;!

–&|160;Vrai, des jardins&|160;! murmura Pauline pleined’admiration.

Alors, comme le gardien du square n’était pas là, il lui fitcreuser des trous dans une plate-bande. Elle était à genoux, aubeau milieu de la terre molle, s’allongeant sur le ventre,enfonçant jusqu’aux coudes ses adorables bras nus. Lui, cherchaitdes bouts de bois, cassait des branches. C’était les arbres dujardin, qu’il plantait dans les trous de Pauline. Seulement, il netrouvait jamais les trous assez profonds, il la traitait en mauvaisouvrier, avec des rudesses de patron. Quand elle se releva, elleétait noire des pieds à la tête&|160;; elle avait de la terre dansles cheveux, toute barbouillée, si drôle avec ses bras decharbonnier, que Muche tapa dans ses mains, en s’écriant&|160;:

–&|160;Maintenant, nous allons les arroser… Tu comprends, ça nepousserait pas.

Ce fut le comble. Ils sortaient du square, ramassaient de l’eauau ruisseau, dans le creux de leurs mains, revenaient en courantarroser les bouts de bois. En route, Pauline, qui était trop grosseet qui ne savait pas courir, laissait échapper toute l’eau entreses doigts, le long de ses jupes&|160;; si bien qu’au sixièmevoyage, elle semblait s’être roulée dans le ruisseau. Muche latrouva très bien, quand elle fut très sale. Il la fit asseoir aveclui sous un rhododendron, à côté du jardin qu’ils avaient planté.Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main,en l’appelant sa petite femme.

–&|160;Tu ne regrettes pas d’être venue, n’est-ce pas&|160;? Aulieu de rester sur le trottoir, où tu as l’air de t’ennuyerfameusement… Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues.Il faudra revenir, entends-tu. Seulement, on ne parle pas de ça àsa maman. On ne fait pas la bête… Si tu dis quelque chose, tu sais,je te tirerai les cheveux, quand je passerai devant chez toi.

Pauline répondait toujours oui. Lui, par dernière galanterie,lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. Il laserrait de près, cherchant maintenant à lui faire du mal, par unecruauté de gamin. Mais elle n’avait plus de sucre, elle ne jouaitplus, et elle devenait inquiète. Comme il s’était mis à la pincer,elle pleura en disant qu’elle voulait s’en aller. Cela égayabeaucoup Muche, qui se montra cavalier&|160;; il la menaça de nepas la reconduire chez ses parents. La petite, tout à faitterrifiée, poussait des soupirs étouffés, comme une belle à lamerci d’un séducteur, au fond d’une auberge inconnue. Il auraitcertainement fini par la battre, pour la faire taire, lorsqu’unevoix aigre, la voix de mademoiselle Saget, s’écria à côtéd’eux&|160;:

–&|160;Mais, Dieu me pardonne&|160;! c’est Pauline… Veux-tu bienla laisser tranquille, méchant vaurien&|160;!

La vieille fille prit Pauline par la main, en poussant desexclamations sur l’état pitoyable de sa toilette. Muche nes’effraya guère&|160;; il les suivit, riant sournoisement de sonœuvre, répétant que c’était elle qui avait voulu venir, et qu’elles’était laissée tomber par terre. Mademoiselle Saget était unehabituée du square des Innocents. Chaque après-midi, elle y passaitune bonne heure, pour se tenir au courant des bavardages du menupeuple. Là, aux deux côtés, il y a une longue file demi-circulairede bancs mis bout à bout. Les pauvres gens qui étouffent dans lestaudis des étroites rues voisines s’y entassent&|160;: lesvieilles, desséchées, l’air frileux, en bonnet fripé&|160;; lesjeunes en camisole, les jupes mal attachées, les cheveux nus,éreintées, fanées déjà de misère&|160;; quelques hommes aussi, desvieillards proprets, des porteurs aux vestes grasses, des messieurssuspects à chapeau noir&|160;; tandis que, dans l’allée, lamarmaille se roule, traîne des voitures sans roues, emplit desseaux de sable, pleure et se mord, une marmaille terrible,déguenillée, mal mouchée, qui pullule au soleil comme une vermine.Mademoiselle Saget était si mince qu’elle trouvait toujours à seglisser sur un banc. Elle écoutait, elle entamait la conversationavec une voisine, quelque femme d’ouvrier toute jaune, raccommodantdu linge, tirant d’un petit panier, réparé avec des ficelles, desmouchoirs et des bas troués comme des cribles. D’ailleurs, elleavait des connaissances. Au milieu des piaillements intolérables dela marmaille et du roulement continu des voitures, derrière, dansla rue Saint-Denis, c’étaient des cancans sans fin, des histoiressur les fournisseurs, les épiciers, les boulangers, les bouchers,toute une gazette du quartier, enfiellée par les refus de crédit etl’envie sourde du pauvre. Elle apprenait, surtout, parmi cesmalheureuses, les choses inavouables, ce qui descendait des garnislouches, ce qui sortait des loges noires des concierges, lessaletés de la médisance, dont elle relevait, comme d’une pointe depiment, ses appétits de curiosité. Puis, devant elle, la facetournée du côté des Halles, elle avait la place, les trois pans demaisons percées de leurs fenêtres, dans lesquelles elle cherchait àentrer du regard&|160;; elle semblait se hausser, aller le long desétages, ainsi qu’à des trous de verre, jusqu’aux œils-de-bœuf desmansardes&|160;; elle dévisageait les rideaux, reconstruisait undrame sur la simple apparition d’une tête entre deux persiennes,avait fini par savoir l’histoire des locataires de toutes cesmaisons, rien qu’à en regarder les façades. Le restaurant Barattel’intéressait d’une façon particulière, avec sa boutique demarchand de vin, sa marquise découpée et dorée, formant terrasse,laissant déborder la verdure de quelques pots de fleurs, ses quatreétages étroits, ornés et peinturlurés&|160;; elle se plaisait aufond bleu tendre, aux colonnes jaunes, à la stèle surmontée d’unecoquille, à cette devanture de temple de carton, badigeonnée sur laface d’une maison décrépite, terminée en haut, au bord du toit, parune galerie de zinc passée à la couleur. Derrière les persiennesflexibles, à bandes rouges, elle lisait les bons petits déjeuners,les soupers fins, les noces à tout casser. Et elle mentaitmême&|160;; c’était là que Florent et Gavard venaient faire desbombances avec ces deux salopes de Méhudin&|160;; au dessert, il sepassait des choses abominables.

Cependant, Pauline pleurait plus fort, depuis que la vieillefille la tenait par la main. Celle-ci se dirigeait vers la porte dusquare, lorsqu’elle parut se raviser. Elle s’assit sur le bout d’unbanc, cherchant à faire taire la petite.

–&|160;Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville teprendraient… Je vais te reconduire chez toi. Tu me connais bien,n’est-ce pas&|160;? Je suis «&|160;bonne amie&|160;», tu sais…Allons, fais une risette.

Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s’en aller. Alors,mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendantqu’elle eût fini. La pauvre enfant était toute grelottante, lesjupes et les bas mouillés&|160;; les larmes qu’elle essuyait avecses poings sales lui mettaient de la terre jusqu’aux oreilles.Quand elle se fut un peu calmée, la vieille reprit d’un tondoucereux&|160;:

–&|160;Ta maman n’est pas méchante, n’est-ce pas&|160;? Ellet’aime bien.

–&|160;Oui, oui, répondit Pauline, le cœur encore très gros.

–&|160;Et ton papa, il n’est pas méchant non plus, il ne te batpas, il ne se dispute pas avec ta maman&|160;?… Qu’est-ce qu’ilsdisent le soir, quand ils vont se coucher&|160;?

–&|160;Ah&|160;! je ne sais pas&|160;; moi, j’ai chaud dans monlit.

–&|160;Ils parlent de ton cousin Florent&|160;?

–&|160;Je ne sais pas.

Mademoiselle Saget prit un air sévère, en feignant de se leveret de s’en aller.

–&|160;Tiens&|160;! tu n’es qu’une menteuse… Tu sais qu’il nefaut pas mentir… Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche tepincera.

Muche qui rôdait devant le banc, intervint, disant de son tondécidé de petit homme&|160;:

–&|160;Allez, elle est trop dinde pour savoir… Moi, je sais quemon bon ami Florent a eu l’air joliment cornichon, hier, quandmaman lui a dit comme ça, en riant, qu’il pouvait l’embrasser, sicela lui faisait plaisir.

Mais Pauline, menacée d’être abandonnée, s’était remise àpleurer.

–&|160;Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale&|160;!murmura la vieille en la bousculant. Là, je ne m’en vais pas, jet’achèterai un sucre d’orge, hein&|160;! un sucre d’orge&|160;!…Alors, tu ne l’aimes pas, ton cousin Florent&|160;?

–&|160;Non, maman dit qu’il n’est pas honnête.

–&|160;Ah&|160;! tu vois bien que ta maman disait quelquechose.

–&|160;Un soir, dans mon lit, j’avais Mouton, je dormais avecMouton… Elle disait à papa&|160;: «&|160;Ton frère, il ne s’estsauvé du bagne que pour nous y ramener tous avec lui.&|160;»

Mademoiselle Saget poussa un léger cri. Elle s’était misedebout, toute frémissante. Un trait de lumière venait de la frapperen pleine face. Elle reprit la main de Pauline, la fit trotterjusqu’à la charcuterie, sans parler, les lèvres pincées par unsourire intérieur, les regards pointus d’une joie aiguë. Au coin dela rue Pirouette, Muche, qui les accompagnait en gambadant,jouissant de voir la petite courir avec ses bas crottés, disparutprudemment. Lisa était dans une inquiétude mortelle. Quand elleaperçut sa fille faite comme un torchon, elle eut un telsaisissement qu’elle la tourna de tous les côtés, sans même songerà la battre. La vieille disait de sa voix mauvaise&|160;:

–&|160;C’est le petit Muche… Je vous la ramène, vous comprenez…Je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne saispas ce qu’ils faisaient… À votre place, je la regarderais. Il estcapable de tout, cet enfant de gueuse.

Lisa ne trouvait pas une parole. Elle ne savait par quel boutprendre sa fille, tant les bottines boueuses, les bas tachés, lesjupes déchirées, les mains et la figure noircies, la dégoûtaient.Le velours bleu, les boutons d’oreille, la jeannette,disparaissaient sous une couche de crasse. Mais ce qui acheva del’exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle se pencha,les vida, sans respect pour le dallage blanc et rose de laboutique. Puis, elle ne put prononcer qu’un mot, elle entraînaPauline, en disant&|160;:

–&|160;Venez, ordure.

Mademoiselle Saget, qui était tout égayée par cette scène, aufond de son chapeau noir, traversa vivement la rue Rambuteau. Sespieds menus touchaient à peine le pavé&|160;; une jouissance laportait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Ellesavait donc enfin&|160;! Depuis près d’une année qu’elle brûlait,voilà qu’elle possédait Florent, tout entier, tout d’un coup.C’était un contentement inespéré, qui la guérissait de quelquemaladie&|160;; car elle sentait bien que cet homme-là l’aurait faitmourir à petit feu, en se refusant plus longtemps à ses ardeurs decuriosité. Maintenant, le quartier des Halles luiappartenait&|160;; il n’y avait plus de lacune dans sa tête&|160;;elle aurait raconté chaque rue, boutique par boutique. Et ellepoussait de petits soupirs pâmés, tout en entrant dans le pavillonaux fruits.

–&|160;Eh&|160;! mademoiselle Saget, cria la Sarriette de sonbanc, qu’est-ce que vous avez donc à rire toute seule&|160;?…Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie&|160;?

–&|160;Non, non… Ah&|160;! ma petite, si vous saviez&|160;!…

La Sarriette était adorable, au milieu de ses fruits, avec sondébraillé de belle fille. Ses cheveux frisottants lui tombaient surle front, comme des pampres. Ses bras nus, son cou nu, tout cequ’elle montrait de nu et de rose avait une fraîcheur de pêche etde cerise. Elle s’était pendu par gaminerie des guignes auxoreilles, des guignes noires qui sautaient sur ses joues, quandelle se penchait, toute sonore de rires. Ce qui l’amusait si fort,c’était qu’elle mangeait des groseilles, et qu’elle les mangeait às’en barbouiller la bouche, jusqu’au menton et jusqu’au nez&|160;;elle avait la bouche rouge, une bouche maquillée, fraîche du jusdes groseilles, comme peinte et parfumée de quelque fard du sérail.Une odeur de prune montait de ses jupes. Son fichu mal noué sentaitla fraise.

Et, dans l’étroite boutique, autour d’elle, les fruitss’entassaient. Derrière, le long des étagères, il y avait des filesde melons, des cantaloups couturés de verrues, des maraîchers auxguipures grises, des culs-de-singe avec leurs bosses nues. Àl’étalage, les beaux fruits, délicatement parés dans des paniers,avaient des rondeurs de joues qui se cachent, des faces de bellesenfants entrevues à demi sous un rideau de feuilles&|160;; lespêches surtout, les Montreuil rougissantes, de peau fine et clairecomme des filles du Nord, et les pêches du Midi, jaunes et brûlées,ayant le hâle des filles de Provence. Les abricots prenaient sur lamousse des tons d’ambre, ces chaleurs de coucher de soleil quichauffent la nuque des brunes, à l’endroit où frisent de petitscheveux. Les cerises, rangées une à une, ressemblaient à des lèvrestrop étroites de Chinoise qui souriaient&|160;: les Montmorency,lèvres trapues de femme grasse&|160;; les Anglaises, plus allongéeset plus graves&|160;; les guignes, chair commune, noire, meurtriede baisers&|160;; les bigarreaux, tachés de blanc et de rose, aurire à la fois joyeux et fâché. Les pommes, les poiress’empilaient, avec des régularités d’architecture, faisant despyramides, montrant des rougeurs de seins naissants, des épaules etdes hanches dorées, toute une nudité discrète, au milieu des brinsde fougère&|160;; elles étaient de peaux différentes, les pommesd’api au berceau, les rambourgs avachies, les calvilles en robeblanche, les canadas sanguines, les châtaigniers couperosées, lesreinettes blondes, piquées de rousseur&|160;; puis, les variétésdes poires, la blanquette, l’angleterre, les beurrés, lesmessire-jean, les duchesses, trapues, allongées, avec des cous decygne ou des épaules apoplectiques, les ventres jaunes et verts,relevés d’une pointe de carmin. À côté, les prunes transparentesmontraient des douceurs chlorotiques de vierge&|160;; lesreines-claudes, les prunes de monsieur, étaient pâlies d’une fleurd’innocence&|160;; les mirabelles s’égrenaient comme les perlesd’or d’un rosaire, oublié dans une boîte avec des bâtons devanille. Et les fraises, elles aussi, exhalaient un parfum frais,un parfum de jeunesse, les petites surtout, celles qu’on cueilledans les bois, plus encore que les grosses fraises de jardin, quisentent la fadeur des arrosoirs. Les framboises ajoutaient unbouquet à cette odeur pure. Les groseilles, les cassis, lesnoisettes, riaient avec des mines délurées&|160;; pendant que descorbeilles de raisins, des grappes lourdes, chargées d’ivresse, sepâmaient au bord de l’osier, en laissant retomber leurs grainsroussis par les voluptés trop chaudes du soleil.

La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseriesd’odeurs. Les fruits à bas prix, les cerises, les prunes, lesfraises, entassés devant elle sur des paniers plats, garnis depapier, se meurtrissaient, tachaient l’étalage de jus, d’un jusfort qui fumait dans la chaleur. Elle sentait aussi la tête luitourner, en juillet, par les après-midi brûlantes, lorsque lesmelons l’entouraient d’une puissante vapeur de musc. Alors, ivre,montrant plus de chair sous son fichu, à peine mûre et toutefraîche de printemps, elle tentait la bouche, elle inspirait desenvies de maraude. C’était elle, c’étaient ses bras, c’était soncou, qui donnaient à ses fruits cette vie amoureuse, cette tiédeursatinée de femme. Sur le banc de vente, à côté, une vieillemarchande, une ivrognesse affreuse, n’étalait que des pommesridées, des poires pendantes comme des seins vides, des abricotscadavéreux, d’un jaune infâme de sorcière. Mais, elle, faisait deson étalage une grande volupté nue. Ses lèvres avaient posé là uneà une les cerises, des baisers rouges&|160;; elle laissait tomberde son corsage les pêches soyeuses&|160;; elle fournissait auxprunes sa peau la plus tendre, la peau de ses tempes, celle de sonmenton, celles des coins de sa bouche&|160;; elle laissait coulerun peu de son sang rouge dans les veines des groseilles. Sesardeurs de belle fille mettaient en rut ces fruits de la terre,toutes ces semences, dont les amours s’achevaient sur un lit defeuilles, au fond des alcôves tendues de mousse des petits paniers.Derrière sa boutique, l’allée aux fleurs avait une senteur fade,auprès de l’arôme de vie qui sortait de ses corbeilles entamées etde ses vêtements défaits.

Cependant, la Sarriette, ce jour-là, était toute grise d’unarrivage de mirabelles, qui encombrait le marché. Elle vit bien quemademoiselle Saget avait quelque grosse nouvelle, et elle voulut lafaire causer&|160;; mais la vieille, en piétinantd’impatience&|160;:

–&|160;Non, non, je n’ai pas le temps… Je cours voir madameLecœur. Ah&|160;! j’en sais de belles&|160;!… Venez, si vousvoulez.

À la vérité, elle ne traversait le pavillon aux fruits que pourracoler la Sarriette. Celle-ci ne put résister à la tentation.Monsieur Jules était là, se dandinant sur une chaise retournée,rasé et frais comme un chérubin.

–&|160;Garde un instant la boutique, n’est-ce pas&|160;? luidit-elle. Je reviens tout de suite.

Mais lui, se leva, lui cria de sa voix grasse, comme elletournait l’allée&|160;:

–&|160;Eh&|160;! pas de ça, Lisette&|160;! Tu sais, je file,moi… Je ne veux pas attendre une heure comme l’autre jour… Avec çaque tes prunes me donnent mal à la tête.

Il s’en alla tranquillement, les mains dans les poches. Laboutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir laSarriette. Au pavillon du beurre, une voisine leur dit que madameLecœur était à la cave. La Sarriette descendit la chercher, pendantque la vieille s’installait au milieu des fromages.

En bas, la cave était très sombre&|160;; le long des ruelles,les resserres sont tendues d’une toile métallique à mailles fines,par crainte des incendies&|160;; les becs de gaz, fort rares, fontdes taches jaunes sans rayons, dans la buée nauséabonde, quis’alourdit sous l’écrasement de la voûte. Mais, madame Lecœurtravaillait le beurre, sur une des tables placées le long de la rueBerger. Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. Les tables,continuellement lavées à grande eau par des robinets, ont desblancheurs de tables neuves. Tournant le dos à la pompe du fond, lamarchande pétrissait «&|160;la maniotte&|160;», au milieu d’uneboîte de chêne. Elle prenait, à côté d’elle, les échantillons desdifférents beurres, les mêlait, les corrigeait l’un par l’autre,ainsi qu’on procède pour le coupage des vins. Pliée en deux, lesépaules pointues, les bras maigres et noueux, comme des échalas,nus jusqu’aux épaules, elle enfonçait furieusement les poings danscette pâte grasse qui prenait un aspect blanchâtre et crayeux. Ellesuait, elle poussait un soupir à chaque effort.

–&|160;C’est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, matante, dit la Sarriette.

Madame Lecœur s’arrêta, ramena son bonnet sur ses cheveux, deses doigts pleins de beurre, sans paraître avoir peur destaches.

–&|160;J’ai fini, qu’elle attende un instant, répondit-elle.

–&|160;Elle a quelque chose de très intéressant à vous dire.

–&|160;Rien qu’une minute, ma petite.

Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu’auxcoudes. Amolli préalablement dans l’eau tiède, il huilait sa chairde parchemin, faisant ressortir les grosses veines violettes quilui couturaient la peau, pareilles à des chapelets de variceséclatées. La Sarriette était toute dégoûtée par ces vilains bras,s’acharnant au milieu de cette masse fondante. Mais elle serappelait le métier&|160;; autrefois, elle mettait, elle aussi, sespetites mains adorables dans le beurre, pendant des après-midientières&|160;; même c’était là sa pâte d’amande, un onguent quilui conservait la peau blanche, les ongles roses, et dont sesdoigts déliés semblaient avoir garder la souplesse. Aussi, au boutd’un silence, reprit-elle&|160;:

–&|160;Elle ne sera pas fameuse, votre maniotte, ma tante… Vousavez là des beurres trop forts.

–&|160;Je le sais bien, dit madame Lecœur entre deuxgémissements, mais que veux-tu&|160;? il faut bien tout fairepasser… Il y a des gens qui veulent payer bon marché&|160;; on leurfait du bon marché… Va, c’est toujours trop bon pour lesclients.

La Sarriette pensait qu’elle n’en mangerait pas volontiers, dubeurre travaillé par les bras de sa tante. Elle regarda dans unpetit pot plein d’une sorte de teinture rouge.

–&|160;Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle.

Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune.Les marchandes croient garder religieusement le secret de cetteteinture, qui provient simplement de la graine du rocouyer&|160;;il est vrai qu’elles en fabriquent avec des carottes et des fleursde soucis.

–&|160;À la fin, venez-vous&|160;! dit la jeune femme quis’impatientait et qui n’était plus habituée à l’odeur infecte de lacave. Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie… Elle doitsavoir des choses très graves sur mon oncle Gavard.

Madame Lecœur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotteet le raucourt. Elle ne s’essuya pas même les bras. D’une légèretape, elle ramena de nouveau son bonnet, marchant sur les talons desa nièce, remontant l’escalier, en répétant avecinquiétude&|160;:

–&|160;Tu crois qu’elle ne nous aura pas attendues&|160;?

Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, aumilieu des fromages. Elle n’avait eu garde de s’en aller. Les troisfemmes s’assirent au fond de l’étroite boutique. Elles y étaientles unes sur les autres, se parlant le nez dans la face.Mademoiselle Saget garda le silence pendant deux bonnesminutes&|160;; puis, quand elle vit les deux autres toutesbrûlantes de curiosité, d’une voix pointue&|160;:

–&|160;Vous savez, ce Florent&|160;?… Eh bien, je peux vous dired’où il vient, maintenant.

Et elle les laissa un instant encore suspendues à seslèvres.

–&|160;Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissantterriblement sa voix.

Autour d’elles, les fromages puaient. Sur les deux étagères dela boutique, au fond, s’alignaient des mottes de beurreénormes&|160;; les beurres de Bretagne, dans des paniers,débordaient&|160;; les beurres de Normandie, enveloppés de toile,ressemblaient à des ébauches de ventres, sur lesquelles unsculpteur aurait jeté des linges mouillés&|160;; d’autres mottes,entamées, taillées par les larges couteaux en rochers à pic,pleines de vallons et de cassures, étaient comme des cimeséboulées, dorées par la pâleur d’un soir d’automne. Sous la tabled’étalage, de marbre rouge veiné de gris, des paniers d’œufsmettaient une blancheur de craie&|160;; et, dans des caisses, surdes clayons de paille, des bondons posés bout à bout, des gournaysrangés à plat comme des médailles, faisaient des nappes plussombres, tachées de tons verdâtres. Mais c’était surtout sur latable que les fromages s’empilaient. Là, à côté des pains de beurreà la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantalgéant, comme fendu à coups de hache&|160;; puis venaient unchester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée dequelque char barbare, des hollandes, ronds comme des têtes coupées,barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui lesfait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeurde pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. Trois bries,sur des planches rondes, avaient des mélancolies de luneséteintes&|160;; deux, très secs, étaient dans leur plein&|160;; letroisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’unecrème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, àl’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. DesPort-Salut, semblables à des disques antiques, montraient enexergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de sonpapier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’unfromage sucré, égaré parmi ces fermentations âcres. Les roqueforts,eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des minesprincières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et dejaune, comme attaqués d’une maladie honteuse de gens riches qui onttrop mangé de truffes&|160;; tandis que, dans un plat, à côté, desfromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs etgrisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leurtroupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors,commençaient les puanteurs&|160;: les mont-d’or, jaune clair, puantune odeur douceâtre&|160;; les troyes, très épais, meurtris sur lesbords, d’âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité de cavehumide&|160;; les camemberts, d’un fumet de gibier tropfaisandé&|160;; les neufchâtels, les limbourgs, les marolles, lespont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aiguë etparticulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée&|160;; leslivarots, teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeurde soufre&|160;; puis enfin, par-dessus tous les autres, lesolivets, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognesque les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantesau soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages&|160;;les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec destons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à desblessures mal fermées&|160;; sous les feuilles de chêne, un soufflesoulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine,d’une haleine lente et grosse d’homme endormi&|160;; un flot de vieavait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuplede vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géroméanisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombéesautour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle serecula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jauneset blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

–&|160;Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vientdu bagne… Hein&|160;! ils n’ont pas besoin de faire les fiers, lesQuenu-Gradelle&|160;!

Mais madame Lecœur et la Sarriette poussaient des exclamationsd’étonnement. Ce n’était pas possible. Qu’avait-il donc commis pouraller au bagne&|160;? Aurait-on jamais soupçonné cette madameQuenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir unamant au bagne&|160;?

–&|160;Eh&|160;! non, vous n’y êtes pas, s’écria la vieilleimpatientée. Écoutez-moi donc… Je savais bien que j’avais déjà vuce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l’histoire de Florent. Maintenant, elle sesouvenait d’un bruit vague qui avait couru dans le temps, d’unneveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué sixgendarmes sur une barricade&|160;; elle l’avait même aperçu unefois, rue Pirouette. C’était bien lui, c’était le faux cousin. Etelle se lamentait, en ajoutant qu’elle perdait la mémoire, qu’elleétait finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleuraitcette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s’envoler auvent les notes amassées par le travail de toute une existence.

–&|160;Six gendarmes&|160;! murmura la Sarriette avecadmiration&|160;; il doit avoir une poigne solide, cethomme-là.

–&|160;Et il en a bien fait d’autres, ajouta mademoiselle Saget.Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit.

–&|160;Quel gredin&|160;! balbutia madame Lecœur, tout à faitépouvantée.

Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaientplus fort. À ce moment, c’était surtout le marolles quidominait&|160;; il jetait des bouffées puissantes, une senteur devieille litière, dans la fadeur des mottes de beurre. Puis, le ventparut tourner&|160;; brusquement, des râles de limbourg arrivèrententre les trois femmes, aigres et amers, comme soufflés par desgorges de mourants.

–&|160;Mais, reprit madame Lecœur, il est le beau-frère de lagrosse Lisa, alors… Il n’a pas couché avec…

Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas deFlorent. Cela les ennuyait de lâcher leur première version. Lavieille demoiselle hasarda, en haussant les épaules&|160;:

–&|160;Ça n’empêcherait pas… quoique, à vrai dire, ça meparaîtrait vraiment raide… Enfin, je n’en mettrais pas ma main aufeu.

–&|160;D’ailleurs, fit remarquer la Sarriette, ce serait ancien,il n’y coucherait toujours plus, puisque vous l’avez vu avec lesdeux Méhudin.

–&|160;Certainement, comme je vous vois, ma belle, s’écriamademoiselle Saget, piquée, croyant qu’on doutait. Il y est tousles soirs, dans les jupes des Méhudin… Puis, ça nous est égal.Qu’il ait couché avec qui il voudra, n’est-ce pas&|160;? Noussommes d’honnêtes femmes, nous… C’est un fier coquin&|160;!

–&|160;Bien sûr, conclurent les deux autres. C’est un scélératfini.

En somme, l’histoire tournait au tragique&|160;; elles seconsolaient d’épargner la belle Lisa, en comptant sur quelqueépouvantable catastrophe amenée par Florent. Évidemment, il avaitde mauvais desseins&|160;; ces gens-là ne s’échappent que pourmettre le feu partout&|160;; puis, un homme pareil ne pouvait êtreentré aux Halles sans «&|160;manigancer quelque coup&|160;». Alors,ce furent des suppositions prodigieuses. Les deux marchandesdéclarèrent qu’elles allaient ajouter un cadenas à leurresserre&|160;; même la Sarriette se rappela que, l’autre semaine,on lui avait volé un panier de pêches. Mais mademoiselle Saget lesterrifia, en leur apprenant que les «&|160;rouges&|160;» neprocédaient pas comme cela&|160;; ils se moquaient bien d’un panierde pêches, ils se mettaient à deux ou trois cents pour tuer tout lemonde, piller à leur aise. Ça, c’était de la politique, disait-elleavec la supériorité d’une personne instruite. Madame Lecœur en futmalade&|160;; elle voyait les Halles flamber, une nuit que Florentet ses complices se seraient cachés au fond des caves, pours’élancer de là sur Paris.

–&|160;Eh&|160;! j’y songe, dit tout à coup la vieille, il y al’héritage du vieux Gradelle… Tiens&|160;! tiens&|160;! Ce sont lesQuenu qui ne doivent pas rire.

Elle était toute réjouie. Les commérages tournèrent. On tombasur les Quenu, quand elle eut raconté l’histoire du trésor dans lesaloir, qu’elle savait jusqu’aux plus minces détails. Elle disaitmême le chiffre de quatre-vingt-cinq mille francs, sans que Lisa nison mari se rappelassent l’avoir confié à âme qui vive. N’importe,les Quenu n’avaient pas donné sa part «&|160;au grandmaigre&|160;». Il était trop mal habillé pour ça. Peut-être qu’ilne connaissait seulement pas l’histoire du saloir. Tous voleurs,ces gens-là. Puis, elles rapprochèrent leurs têtes, baissant lavoix, décidant qu’il serait peut-être dangereux de s’attaquer à labelle Lisa, mais qu’il fallait «&|160;faire son affaire aurouge&|160;», pour qu’il ne mangeât plus l’argent de ce pauvremonsieur Gavard.

Au nom de Gavard, il se fit un silence. Elles se regardèrenttoutes trois, d’un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu,ce fut le camembert qu’elles sentirent surtout. Le camembert, deson fumet de venaison, avait vaincu les odeurs plus sourdes dumarolles et du limbourg&|160;; il élargissait ses exhalaisons,étouffait les autres senteurs sous une abondance surprenanted’haleines gâtées. Cependant, au milieu de cette phrase vigoureuse,le parmesan jetait par moments un filet mince de flûtechampêtre&|160;; tandis que les bries y mettaient des douceursfades de tambourins humides. Il y eut une reprise suffocante dulivarot. Et cette symphonie se tint un moment sur une note aiguë dugéromé anisé, prolongée en point d’orgue.

–&|160;J’ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec uncoup d’œil significatif.

Alors, les deux autres furent très attentives. Madame Léonceétait la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. Il habitait làune vieille maison, un peu en retrait, occupée au rez-de-chausséepar un entrepositaire de citrons et d’oranges, qui avait faitbadigeonner la façade en bleu, jusqu’au deuxième étage. MadameLéonce faisait son ménage, gardait les clefs des armoires, luimontait de la tisane lorsqu’il était enrhumé. C’était une femmesévère, de cinquante et quelques années, parlant lentement, d’unefaçon interminable&|160;; elle s’était fâchée un jour, parce queGavard lui avait pincé la taille&|160;; ce qui ne l’empêcha pas delui poser des sangsues, à un endroit délicat, à la suite d’unechute qu’il avait faite. Mademoiselle Saget qui, tous les mercredissoir, allait prendre le café dans sa loge, lia avec elle une amitiéencore plus étroite, quand le marchand de volailles vint habiter lamaison. Elles causaient ensemble du digne homme pendant des heuresentières&|160;; elles l’aimaient beaucoup&|160;; elles voulaientson bonheur.

–&|160;Oui, j’ai vu madame Léonce, répéta la vieille&|160;; nousavons pris le café, hier… Je l’ai trouvée très peinée. Il paraîtque monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. Dimanche, ellelui a monté du bouillon, parce qu’elle lui avait vu le visage toutà l’envers.

–&|160;Elle sait bien ce qu’elle fait, allez, dit madame Lecœur,que ces soins de la concierge inquiétaient.

Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie.

–&|160;Pas du tout, vous vous trompez… Madame Léonce estau-dessus de sa position. C’est une femme très comme il faut… Ahbien&|160;! si elle voulait s’emplir les mains, chez monsieurGavard, il y a longtemps qu’elle n’aurait eu qu’à se baisser. Ilparaît qu’il laisse tout traîner… C’est justement à propos de celaque je veux vous parler. Mais, silence, n’est-ce pas&|160;? Je vousdis ça sous le sceau du secret.

Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles seraient muettes.Elles avançaient le cou. Alors l’autre, solennellement&|160;:

–&|160;Vous saurez donc que monsieur Gavard est tout chosedepuis quelque temps… Il a acheté des armes, un grand pistolet quitourne, vous savez. Madame Léonce dit que c’est une horreur, que cepistolet est toujours sur la cheminée ou sur la table, et qu’ellen’ose plus essuyer… Et ce n’est rien encore. Son argent…

–&|160;Son argent, répéta madame Lecœur, dont les jouesbrûlaient.

–&|160;Eh bien, il n’a plus d’actions, il a tout vendu, il amaintenant dans une armoire un tas d’or…

–&|160;Un tas d’or, dit la Sarriette ravie.

–&|160;Oui, un gros tas d’or. Il y en a plein sur une planche.Ça éblouit.

Madame Léonce m’a raconté qu’il avait ouvert l’armoire un matindevant elle, et que ça lui a fait mal aux yeux, tant çabrillait.

Il y eut un nouveau silence. Les paupières des trois femmesbattaient, comme si elles avaient vu le tas d’or. La Sarriette semit à rire la première, en murmurant&|160;:

–&|160;Moi, si mon oncle me donnait ça, je m’amuserais jolimentavec Jules… Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter debonnes choses du restaurant.

Madame Lecœur restait comme écrasée sous cette révélation, souscet or qu’elle ne pouvait maintenant chasser de sa vue. L’enviel’étreignait aux flancs. Enfin elle leva ses bras maigres, sesmains sèches, dont les ongles débordaient de beurre figé&|160;; etelle ne put que balbutier, d’un ton plein d’angoisse&|160;:

–&|160;Il n’y faut pas penser, ça fait trop de mal.

–&|160;Eh&|160;! ce serait votre bien, si un accident arrivait,dit mademoiselle Saget. Moi, à votre place, je veillerais à mesintérêts… Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. MonsieurGavard est mal conseillé. Tout ça finira mal.

Elles en revinrent à Florent. Elles le déchirèrent avec plus defureur encore. Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaiseshistoires pouvaient les mener, lui et Gavard. Très loin, à coupsûr, si l’on avait la langue trop longue. Alors, elles jurèrent,quant à elles, de ne pas ouvrir la bouche, non que cette canaillede Florent méritât le moindre ménagement, mais parce qu’il fallaitéviter à tout prix que le digne monsieur Gavard fût compromis.Elles s’étaient levées, et comme mademoiselle Saget s’enallait&|160;:

–&|160;Pourtant, dans le cas d’un accident, demanda la marchandede beurre, croyez-vous qu’on pourrait se fier à madameLéonce&|160;?… C’est elle peut-être qui a la clef del’armoire&|160;?

–&|160;Vous m’en demandez trop long, répondit la vieille. Je lacrois très honnête femme, mais, après tout, je ne sais pas&|160;;il y a des circonstances… Enfin, je vous ai prévenues toutes lesdeux&|160;; c’est votre affaire.

Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final desfromages. Tous, à cette heure, donnaient à la fois. C’était unecacophonie de souffles infects, depuis les lourdeurs molles despâtes cuites, du gruyère et du hollande, jusqu’aux pointesalcalines de l’olivet. Il y avait des ronflements sourds du cantal,du chester, des fromages de chèvre, pareils à un chant large debasse, sur lesquels se détachaient, en notes piquées, les petitesfumées brusques des neufchâtels, des troyes et des mont-d’or. Puisles odeurs s’effaraient, roulaient les unes sur les autres,s’épaississaient des bouffées du Port-Salut, du limbourg, dugéromé, du marolles, du livarot, du pont-l’évêque, peu à peuconfondues, épanouies en une seule explosion de puanteurs. Celas’épandait, se soutenait, au milieu du vibrement général, n’ayantplus de parfums distincts, d’un vertige continu de nausée et d’uneforce terrible d’asphyxie. Cependant, il semblait que c’étaient lesparoles mauvaises de madame Lecœur et de mademoiselle Saget quipuaient si fort.

–&|160;Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre.Allez&|160;! si je suis jamais riche, je vous récompenserai.

Mais la vieille ne s’en allait pas. Elle prit un bondon, leretourna, le remit sur la table de marbre. Puis, elle demandacombien ça coûtait.

–&|160;Pour moi&|160;? ajouta-t-elle avec un sourire.

–&|160;Pour vous, rien, répondit madame Lecœur. Je vous ledonne.

Et elle répéta&|160;:

–&|160;Ah&|160;! si j’étais riche&|160;!

Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. Lebondon avait déjà disparu dans le cabas. La marchande de beurreredescendit à la cave, tandis que la vieille demoisellereconduisait la Sarriette jusqu’à sa boutique. Là, elles causèrentun instant de monsieur Jules. Les fruits, autour d’elles, avaientleur odeur fraîche de printemps.

–&|160;Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit lavieille. J’en avais mal au cœur, tout à l’heure. Comment fait-ellepour vivre là-dedans&|160;?… Au moins, ici, c’est doux, c’est bon.Cela vous rend toute rose, ma belle.

La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Puis,elle vendit une livre de mirabelles à une dame, en disant quec’était un sucre.

–&|160;J’en achèterais bien, des mirabelles, murmuramademoiselle Saget, quand la dame fut partie, seulement il m’enfaut si peu… Une femme seule, vous comprenez…&|160;?

–&|160;Prenez-en donc une poignée, s’écria la jolie brune. Cen’est pas ça qui me ruinera… Envoyez-moi Jules, n’est-ce pas&|160;?si vous le voyez. Il doit fumer son cigare, sur le premier banc, ensortant de la grande rue, à droite.

Mademoiselle Saget avait élargi les doigts pour prendre lapoignée de mirabelles, qui alla rejoindre le bondon dans le cabas.Elle feignit de vouloir sortir des Halles&|160;; mais elle fit undétour par une des rues couvertes, marchant lentement, songeant quedes mirabelles et un bondon composaient un dîner par trop maigre.D’ordinaire, après sa tournée de l’après-midi, lorsqu’elle n’avaitpas réussi à faire emplir son cabas par les marchandes, qu’ellecomblait de cajoleries et d’histoires, elle en était réduite auxrogatons. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Là, ducôté de la rue Berger, derrière les bureaux des facteurs auxhuîtres, se trouvent les bancs de viandes cuites. Chaque matin, depetites voitures fermées, en forme de caisses, doublées de zinc etgarnies de soupiraux, s’arrêtent aux portes des grandes cuisines,rapportent pêle-mêle la desserte des restaurants, des ambassades,des ministères. Le triage a lieu dans la cave. Dès neuf heures, lesassiettes s’étalent, parées, à trois sous et à cinq sous, morceauxde viande, filets de gibier, têtes ou queues de poissons, légumes,charcuterie, jusqu’à du dessert, des gâteaux à peine entamés et desbonbons presque entiers. Les meurt-de-faim, les petits employés,les femmes grelottant la fièvre, font queue&|160;; et parfois lesgamins huent des ladres blêmes, qui achètent avec des regardssournois, guettant si personne ne les voit. Mademoiselle Saget seglissa devant une boutique, dont la marchande affichait laprétention de ne vendre que des reliefs sortis des Tuileries. Unjour, elle lui avait même fait prendre une tranche de gigot, en luiaffirmant qu’elle venait de l’assiette de l’empereur. Cette tranchede gigot, mangée avec quelque fierté, restait comme une consolationpour la vanité de la vieille demoiselle. Si elle se cachait,c’était d’ailleurs pour se ménager l’entrée des magasins duquartier, où elle rôdait sans jamais rien acheter. Sa tactiqueétait de se fâcher avec les fournisseurs, dès qu’elle savait leurhistoire&|160;; elle allait chez d’autres, les quittait, seraccommodait, faisait le tour des Halles&|160;; de façon qu’ellefinissait par s’installer dans toutes les boutiques. On aurait cruà des provisions formidables, lorsqu’en réalité elle vivait decadeaux et de rogatons payés de son argent, en désespoir decause.

Ce soir-là, il n’y avait qu’un grand vieillard devant laboutique. Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés.Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide.C’était à trois sous. Elle marchanda, l’obtint à deux sous. Lafriture froide s’engouffra dans le cabas. Mais d’autres acheteursarrivaient, les nez s’approchaient des assiettes, d’un mouvementuniforme. L’odeur de l’étalage était nauséabonde, une odeur devaisselle grasse et d’évier mal lavé.

–&|160;Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. Jevous mettrai de côté quelque chose de bon… Il y a un grand dîneraux Tuileries, ce soir.

Mademoiselle Saget promettait de venir, lorsque, en seretournant, elle aperçut Gavard qui avait entendu et qui laregardait. Elle devint très rouge, serra ses épaules maigres, s’enalla sans paraître le reconnaître. Mais il la suivit un instant,haussant les épaules, marmottant que la méchanceté de cettepie-grièche ne l’étonnait plus, «&|160;du moment qu’elles’empoisonnait des saletés sur lesquelles on avait roté auxTuileries&|160;».

Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles.Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments dediscrétion. En cette circonstance, mademoiselle Saget se montraparticulièrement habile&|160;: elle se tut, laissant aux deuxautres le soin de répandre l’histoire de Florent. Ce fut d’abord unrécit écourté, de simples mots qui se colportaient tout bas&|160;;puis, les versions diverses se fondirent, les épisodess’allongèrent, une légende se forma, dans laquelle Florent jouaitun rôle de croque-mitaine. Il avait tué dix gendarmes, à labarricade de la rue Grenéta&|160;; il était revenu sur un bateau depirates qui massacraient tout en mer&|160;; depuis son arrivée, onle voyait rôder la nuit avec des hommes suspects, dont il devaitêtre le chef. Là, l’imagination des marchandes se lançaitlibrement, rêvait les choses les plus dramatiques, une bande decontrebandiers en plein Paris, ou bien une vaste association quicentralisait les vols commis dans les Halles. On plaignit beaucouples Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l’héritage. Cethéritage passionna. L’opinion générale fut que Florent était revenupour prendre sa part du trésor. Seulement, comme il était peuexplicable que le partage ne fût pas encore fait, on inventa qu’ilattendait une bonne occasion pour tout empocher. Un jour, ontrouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. On racontaitque déjà, chaque soir, il y avait des querelles épouvantables entreles deux frères et la belle Lisa.

Lorsque ces contes arrivèrent aux oreilles de la belle Normande,elle haussa les épaules en riant.

–&|160;Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas… Il estdoux comme un mouton, le cher homme.

Elle venait de refuser nettement la main de monsieur Lebigre,qui avait tenté une démarche officielle. Depuis deux mois, tous lesdimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. C’étaitRose qui apportait la bouteille, de son air soumis. Elle setrouvait toujours chargée d’un compliment pour la Normande, d’unephrase aimable qu’elle répétait fidèlement, sans paraître le moinsdu monde ennuyée de cette étrange commission. Quand monsieurLebigre se vit congédié, pour montrer qu’il n’était pas fâché, etqu’il gardait de l’espoir, il envoya Rose, le dimanche suivant,avec deux bouteilles de champagne et un gros bouquet. Ce futjustement à la belle poissonnière qu’elle remit le tout, enrécitant d’une haleine ce madrigal de marchand de vin&|160;:

–&|160;Monsieur Lebigre vous prie de boire ceci à sa santé qui aété beaucoup ébranlée par ce que vous savez. Il espère que vousvoudrez bien un jour le guérir, en étant pour lui aussi belle etaussi bonne que ces fleurs.

La Normande s’amusa de la mine ravie de la servante. Ellel’embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très exigeant,disait-on. Elle lui demanda si elle l’aimait beaucoup, s’il portaitdes bretelles, s’il ronflait la nuit. Puis, elle lui fit remporterle champagne et le bouquet.

–&|160;Dites à monsieur Lebigre qu’il ne vous renvoie plus… Vousêtes trop bonne, ma petite. Ça m’irrite de vous voir si douce, avecvos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer,votre monsieur&|160;?

–&|160;Dame&|160;! il veut que je vienne, répondit Rose en s’enallant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous… Il est bienbel homme.

La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent.Elle continuait à suivre les leçons de Muche, le soir, sous lalampe, rêvant qu’elle épousait ce garçon si bon pour lesenfants&|160;; elle gardait son banc de poissonnière, il arrivait àun poste élevé dans l’administration des Halles. Mais ce rêve seheurtait au respect que le professeur lui témoignait&|160;; il lasaluait, se tenait à distance, lorsqu’elle aurait voulu rire aveclui, se laisser chatouiller, aimer enfin comme elle savait aimer.Cette résistance sourde fut justement ce qui lui fit caresserl’idée de mariage, à toute heure. Elle s’imaginait de grandesjouissances d’amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut etplus loin. Il aurait peut-être cédé, s’il ne s’était pas attaché aupetit Muche&|160;; puis, cette pensée d’avoir une maîtresse, danscette maison, à côté de la mère et de la sœur, le répugnait.

La Normande apprit l’histoire de son amoureux avec une grandesurprise. Jamais il n’avait ouvert la bouche de ces choses. Elle lequerella. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendressespour lui un piment de plus. Alors, pendant des soirées, il fallutqu’il racontât tout ce qui lui était arrivé. Elle tremblait que lapolice ne finît par le découvrir&|160;; mais lui, la rassurait,disait que c’était trop vieux, que la police, maintenant, ne sedérangerait plus. Un soir, il lui parla de la femme du boulevardMontmartre, de cette dame en capote rose, dont la poitrine trouéeavait saigné sur ses mains. Il pensait à elle souvent encore&|160;;il avait promené son souvenir navré dans les nuits claires de laGuyane&|160;; il était rentré en France, avec la songerie folle dela retrouver sur un trottoir, par un beau soleil, bien qu’il sentîttoujours sa lourdeur de morte en travers de ses jambes. Peut-êtrequ’elle s’était relevée, pourtant. Parfois dans les rues, il avaitreçu un coup dans la poitrine, en croyant la reconnaître. Ilsuivait les capotes roses, les châles tombant sur les épaules, avecdes frissons au cœur. Quand il fermait les yeux, il la voyaitmarcher, venir à lui&|160;; mais elle laissait glisser son châle,elle montrait les deux taches rouges de sa guimpe, elle luiapparaissait d’une blancheur de cire, avec des yeux vides, deslèvres douloureuses. Sa grande souffrance fut longtemps de ne passavoir son nom, de n’avoir d’elle qu’une ombre, qu’il nommait d’unregret. Lorsque l’idée de femme se levait en lui, c’était elle quise dressait, qui s’offrait comme la seule bonne, la seule pure. Ilse surprit bien des fois à rêver qu’elle le cherchait sur ceboulevard où elle était restée, qu’elle lui aurait donné toute unevie de joie, si elle l’avait rencontré quelques secondes plus tôt.Et il ne voulait plus d’autre femme, il n’en existait plus pourlui. Sa voix tremblait tellement en parlant d’elle que la Normandecomprit, avec son instinct de fille amoureuse, et qu’elle futjalouse.

–&|160;Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vousne la revoyiez pas. Elle ne doit pas être belle, à cette heure.

Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée parla poissonnière. Son souvenir d’amour tombait au charnier. Il nelui pardonna pas cette brutalité atroce, qui mit, dès lors, dansl’adorable capote de soie, la mâchoire saillante, les yeux béantsd’un squelette. Quand la Normande le plaisantait sur cette dame«&|160;qui avait couché avec lui, au coin de la rueVivienne&|160;», il devenait brutal, il la faisait taire d’un motpresque grossier.

Mais ce qui frappa surtout la belle Normande dans cesrévélations, ce fut qu’elle s’était trompée en croyant enlever unamoureux à la belle Lisa. Cela diminuait son triomphe, si bienqu’elle en aima moins Florent pendant huit jours. Elle se consolaavec l’histoire de l’héritage. La belle Lisa ne fut plus unebégueule, elle fut une voleuse qui gardait le bien de sonbeau-frère, avec des mines hypocrites pour tromper le monde. Chaquesoir, maintenant, pendant que Muche copiait les modèles d’écriture,la conversation tombait sur le trésor du vieux Gradelle.

–&|160;A-t-on jamais vu l’idée du vieux&|160;! disait lapoissonnière en riant. Il voulait donc le saler son argent, qu’ill’avait mis dans un saloir&|160;!… Quatre-vingt-cinq mille francs,c’est une jolie somme, d’autant plus que les Quenu ont sans doutementi&|160;; il y avait peut-être le double, le triple… Ah bien,c’est moi qui exigerais ma part, et vite&|160;!

–&|160;Je n’ai besoin de rien, répétait toujours Florent. Je nesaurais seulement pas où le mettre, cet argent.

Alors elle s’emportait.

–&|160;Tenez, vous n’êtes pas un homme. Ça fait pitié… Vous necomprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vouspasse le vieux linge et les vieux habits de son mari. Je ne dis pascela pour vous blesser, mais enfin tout le monde s’en aperçoit…Vous avez là un pantalon, raide de graisse, que le quartier a vu auderrière de votre frère pendant trois ans… Moi, à votre place, jeleur jetterais leurs guenilles à la figure, et je ferais moncompte. C’est quarante-deux mille cinq cents francs, n’est-cepas&|160;? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinqcents francs.

Florent avait beau lui expliquer que sa belle-sœur lui offraitsa part, qu’elle la tenait à sa disposition, que c’était lui quin’en voulait pas. Il entrait dans les plus petits détails, tâchaitde la convaincre de l’honnêteté des Quenu.

–&|160;Va-t’en voir s’ils viennent, Jean&|160;! chantait-elled’une voix ironique. Je la connais, leur honnêteté. La grosse laplie tous les matins dans son armoire à glace, pour ne pas lasalir… Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C’estplaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n’y voyez pas plusclair qu’un enfant de cinq ans… Elle vous le mettra, un jour, dansla poche, votre argent, et elle vous le reprendra. Le tour n’estpas plus malin à jouer. Voulez-vous que j’aille réclamer votre dû,pour voir&|160;? Ça serait drôle, je vous en réponds. J’aurais lemagot ou je casserais tout chez eux, ma parole d’honneur.

–&|160;Non, non, vous ne seriez pas à votre place, se hâtait dedire Florent, effrayé. Je verrai, j’aurai peut-être besoin d’argentbientôt.

Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu’ilétait bien trop mou. Sa continuelle préoccupation fut ainsi de lejeter sur les Quenu-Gradelle, employant toutes les armes, lacolère, la raillerie, la tendresse. Puis, elle nourrit un autreprojet. Quand elle aurait épousé Florent, ce serait elle qui iraitgifler la belle Lisa, si elle ne rendait pas l’héritage. Le soir,dans son lit, elle en rêvait tout éveillée&|160;: elle entrait chezla charcutière, s’asseyait au beau milieu de la boutique, à l’heurede la vente, faisait une scène épouvantable. Elle caressa tellementce projet, il finit par la séduire à un tel point qu’elle se seraitmariée uniquement pour aller réclamer les quarante-deux mille cinqcents francs du vieux Gradelle.

La mère Méhudin, exaspérée par le congé donné à monsieurLebigre, criait partout que sa fille était folle, que «&|160;legrand maigre&|160;» avait dû lui faire manger quelque sale drogue.Quand elle connut l’histoire de Cayenne, elle fut terrible, letraita de galérien, d’assassin, dit que ce n’était pas étonnant,s’il restait si plat de coquinerie. Dans le quartier, c’était ellequi racontait les versions les plus atroces de l’histoire. Mais, aulogis, elle se contentait de gronder, affectant de fermer le tiroirà l’argenterie, dès que Florent arrivait. Un jour, à la suite d’unequerelle avec sa fille aînée, elle s’écria&|160;:

–&|160;Ça ne peut pas durer, c’est cette canaille d’homme,n’est-ce pas, qui te détourne de moi&|160;? Ne me pousse pas àbout, car j’irais le dénoncer à la préfecture, aussi vrai qu’ilfait jour&|160;!

–&|160;Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toutetremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur… Ah&|160;!si vous n’étiez pas ma mère…

Claire, témoin de la querelle, se mit à rire, d’un rire nerveuxqui lui déchirait la gorge. Depuis quelque temps, elle était plussombre, plus fantasque, les yeux rougis, la figure touteblanche.

–&|160;Eh bien, quoi&|160;? demanda-t-elle, tu la battrais…Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta sœur&|160;? Tusais, ça finira par là. Je débarrasserai la maison, j’irai à lapréfecture pour éviter la course à maman.

Et comme la Normande étouffait, balbutiant des menaces, elleajouta&|160;:

–&|160;Tu n’auras pas la peine de me battre, moi… Je me jetteraià l’eau, en repassant sur le pont.

De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s’enfuit dans sachambre, fermant les portes avec violence. La mère Méhudin nereparla plus de dénoncer Florent. Seulement, Muche rapporta à samère qu’il la rencontrait causant avec monsieur Lebigre, dans tousles coins du quartier.

La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa prit alorsun caractère plus muet et plus inquiétant. L’après-midi, quand latente de la charcuterie, de coutil gris à bandes roses, se trouvaitbaissée, la poissonnière criait que la grosse avait peur, qu’ellese cachait. Il y avait aussi le store de la vitrine, quil’exaspérait, lorsqu’il était tiré&|160;; il représentait, aumilieu d’une clairière, un déjeuner de chasse, avec des messieursen habit noir et des dames décolletées, qui mangeaient, sur l’herbejaune, un pâté rouge aussi grand qu’eux. Certes, la belle Lisan’avait pas peur. Dès que le soleil s’en allait, elle remontait lestore&|160;; elle regardait tranquillement, de son comptoir, entricotant, le carreau des Halles planté de platanes, plein d’ungrouillement de vauriens qui fouillaient la terre, sous les grillesdes arbres&|160;; le long des bancs, des porteurs fumaient leurpipe&|160;; aux deux bouts du trottoir, deux colonnes d’affichageétaient comme vêtues d’un habit d’arlequin par les carrés verts,jaunes, rouges, bleus, des affiches de théâtre. Elle surveillaitparfaitement la belle Normande, tout en ayant l’air de s’intéresseraux voitures qui passaient. Parfois, elle feignait de se pencher,de suivre, jusqu’à la station de la pointe Saint-Eustache,l’omnibus allant de la Bastille à la place Wagram&|160;; c’étaitpour mieux voir la poissonnière, qui se vengeait du store enmettant à son tour de larges feuilles de papier gris sur sa tête etsur sa marchandise, sous le prétexte de se protéger contre lesoleil couchant. Mais l’avantage restait maintenant à la belleLisa. Elle se montrait très calme à l’approche du coup décisif,tandis que l’autre, malgré ses efforts pour avoir ce grand airdistingué, se laissait toujours aller à quelque insolence tropgrosse qu’elle regrettait ensuite. L’ambition de la Normande étaitde paraître «&|160;comme il faut&|160;». Rien ne la touchaitdavantage que d’entendre vanter les bonnes manières de sa rivale.La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. Aussin’attaquait-elle plus sa fille que par là.

–&|160;J’ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois,le soir. C’est étonnant comme cette femme-là se conserve. Etpropre, avec ça, et l’air d’une vraie dame&|160;!… C’est lecomptoir, vois-tu. Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça larend distinguée.

Il y avait là une allusion détournée aux propositions demonsieur Lebigre. La belle Normande ne répondait pas, restait uninstant soucieuse. Elle se voyait à l’autre coin de la ruePirouette, dans le comptoir du marchand de vin, faisant pendant àla belle Lisa. Ce fut un premier ébranlement dans ses tendressespour Florent.

Florent, à la vérité, devenait terriblement difficile àdéfendre. Le quartier entier se ruait sur lui. Il semblait quechacun eût un intérêt immédiat à l’exterminer. Aux Halles,maintenant, les uns juraient qu’il s’était vendu à la police&|160;;les autres affirmaient qu’on l’avait vu dans la cave aux beurres,cherchant à trouer les toiles métalliques des resserres, pour jeterdes allumettes enflammées. C’était un grossissement de calomnies,un torrent d’injures, dont la source avait grandi, sans qu’on sûtau juste d’où elle sortait. Le pavillon de la marée fut le dernierà se mettre en insurrection. Les poissonnières aimaient Florentpour sa douceur. Elles le défendirent quelque temps&|160;; puis,travaillées par des marchandes qui venaient du pavillon aux beurreset du pavillon aux fruits, elles cédèrent. Alors, recommença,contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorgesprodigieuses. Il fut perdu de nouveau dans les jupes, dans lescorsages pleins à crever, qui roulaient furieusement autour de sesépaules pointues. Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idéefixe.

Maintenant, à toute heure, dans tous les coins, le chapeau noirde mademoiselle Saget apparaissait, au milieu de ce déchaînement.Sa petite face pâle semblait se multiplier. Elle avait juré unerancune terrible à la société qui se réunissait dans le cabinetvitré de monsieur Lebigre. Elle accusait ces messieurs d’avoirrépandu l’histoire des rogatons. La vérité était que Gavard, unsoir, raconta que «&|160;cette vieille bique&|160;», qui venait lesespionner, se nourrissait des saletés dont la clique bonapartistene voulait plus. Clémence eut une nausée. Robine avala vite undoigt de bière, comme pour se laver le gosier. Cependant lemarchand de volailles répétait son mot&|160;:

–&|160;Les Tuileries ont roté dessus.

Il disait cela avec une grimace abominable. Ces tranches deviande ramassées sur l’assiette de l’empereur étaient pour lui desordures sans nom, une déjection politique, un reste gâté de toutesles cochonneries du règne. Alors, chez monsieur Lebigre, on ne pritplus mademoiselle Saget qu’avec des pincettes&|160;; elle devint unfumier vivant, une bête immonde nourrie de pourritures dont leschiens eux-mêmes n’auraient pas voulu. Clémence et Gavardcolportèrent l’histoire dans les Halles, si bien que la vieilledemoiselle en souffrit beaucoup dans ses bons rapports avec lesmarchandes. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, onla renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de sesrenseignements. Certains jours, elle ne savait même pas ce qui sepassait. Elle en pleurait de rage. Ce fut à cette occasion qu’elledit crûment à la Sarriette et à madame Lecœur&|160;:

–&|160;Vous n’avez plus besoin de me pousser, allez, mespetites… Je lui ferai son affaire, à votre Gavard.

Les deux autres restèrent un peu interdites&|160;; mais elles neprotestèrent pas. Le lendemain, d’ailleurs, mademoiselle Saget,plus calme, s’attendrit de nouveau sur ce pauvre monsieur Gavard,qui était si mal conseillé, et qui décidément courait à saperte.

Gavard, en effet, se compromettait beaucoup. Depuis que laconspiration mûrissait, il traînait partout dans sa poche lerevolver qui effrayait tant sa concierge, madame Léonce. C’était ungrand diable de revolver, qu’il avait acheté chez le meilleurarmurier de Paris, avec des allures très mystérieuses. Lelendemain, il le montrait à toutes les femmes du pavillon auxvolailles, comme un collégien qui cache un roman défendu dans sonpupitre. Lui, laissait passer le canon au bord de sa poche&|160;;il le faisait voir, d’un clignement d’yeux&|160;; puis, il avaitdes réticences, des demi-aveux, toute la comédie d’un homme quifeint délicieusement d’avoir peur. Ce pistolet lui donnait uneimportance énorme&|160;; il le rangeait définitivement parmi lesgens dangereux. Parfois, au fond de sa boutique, il consentait à lesortir tout à fait de sa poche, pour le montrer à deux ou troisfemmes. Il voulait que les femmes se missent devant lui, afin,disait-il, de le cacher avec leurs jupes. Alors, il l’armait, lemanœuvrait, ajustait une oie ou une dinde pendues à l’étalage.L’effroi des femmes le ravissait&|160;; il finissait par lesrassurer, en leur disant qu’il n’était pas chargé. Mais il avaitaussi des cartouches sur lui, dans une boîte qu’il ouvrait avec desprécautions infinies. Quand on avait pesé les cartouches, il sedécidait enfin à rentrer son arsenal. Et, les bras croisés,jubilant, pérorant pendant des heures&|160;:

–&|160;Un homme est un homme avec ça, disait-il d’un air devantardise. Maintenant, je me moque des argousins… Dimanche, jesuis allé l’essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vouscomprenez, on ne dit pas à tout le monde qu’on a de ces joujoux-là…Ah&|160;! mes pauvres petites, nous tirions dans un arbre et,chaque fois, paf&|160;! l’arbre était touché… Vous verrez, vousverrez&|160;; dans quelque temps, vous entendrez parlerd’Anatole.

C’était son revolver qu’il avait appelé Anatole. Il fit si bienque le pavillon, au bout de huit jours, connut le pistolet et lescartouches. Sa camaraderie avec Florent, d’ailleurs, paraissaitlouche. Il était trop riche, trop gras, pour qu’on le confondîtdans la même haine. Mais il perdit l’estime des gens habiles, ilréussit même à effrayer les peureux. Dès lors, il fut enchanté.

–&|160;C’est imprudent de porter des armes sur soi, disaitmademoiselle Saget. Ça lui jouera un mauvais tour.

Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. Depuis qu’il nemangeait plus chez les Quenu, Florent vivait là, dans le cabinetvitré. Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s’yenfermer. Il en avait fait une sorte de chambre à lui, un bureau oùil laissait traîner de vieilles redingotes, des livres, despapiers. Monsieur Lebigre tolérait cette prise de possession&|160;;il avait même enlevé l’une des deux tables, pour meubler l’étroitepièce d’une banquette rembourrée, sur laquelle, à l’occasion,Florent aurait pu dormir. Quand celui-ci éprouvait quelquesscrupules, le patron le priait de ne point se gêner et mettait lamaison entière à sa disposition. Logre également lui témoignait unegrande amitié. Il s’était fait son lieutenant. À toute heure, ill’entretenait de «&|160;l’affaire&|160;», pour lui rendre compte deses démarches et lui donner les noms des nouveaux affiliés. Dans labesogne, il avait pris le rôle d’organisateur&|160;; c’était luiqui devait aboucher les gens, créer les sections, préparer chaquemaille du vaste filet où Paris tomberait à un signal donné. Florentrestait le chef, l’âme du complot. D’ailleurs, le bossu paraissaitsuer sang et eau, sans arriver à des résultats appréciables&|160;;bien qu’il eût juré connaître dans chaque quartier deux ou troisgroupes d’hommes solides, pareils au groupe qui se réunissait chezmonsieur Lebigre, il n’avait jusque-là fourni aucun renseignementprécis, jetant des noms en l’air, racontant des courses sans fin,au milieu de l’enthousiasme du peuple. Ce qu’il rapportait de plusclair, c’était des poignées de main&|160;; un tel, qu’il tutoyait,lui avait serré la main en lui disant «&|160;qu’il enserait&|160;»&|160;; au Gros-Caillou, un grand diable, qui feraitun chef de section superbe, lui avait démanché le bras&|160;; ruePopincourt, tout un groupe d’ouvriers l’avait embrassé. Àl’entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes.Quand il arrivait, l’air exténué, se laissant tomber sur labanquette du cabinet, variant ses histoires, Florent prenait desnotes, s’en remettait à lui pour la réalisation de ses promesses.Bientôt dans la poche de ce dernier, le complot vécut&|160;; lesnotes devinrent des réalités, des données indiscutables, surlesquelles le plan s’échafauda tout entier&|160;; il n’y avait plusqu’une bonne occasion à attendre. Logre disait, avec ses gestespassionnés, que tout irait sur des roulettes.

À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. Il ne marchaitplus à terre, comme soulevé par cette idée intense de se faire lejusticier des maux qu’il avait vu souffrir. Il était d’unecrédulité d’enfant et d’une confiance de héros. Logre lui auraitconté que le génie de la colonne de Juillet allait descendre pourse mettre à leur tête, sans le surprendre. Chez monsieur Lebigre,le soir, il avait des effusions, il parlait de la prochainebataille comme d’une fête à laquelle tous les braves gens seraientconviés. Mais si Gavard ravi jouait alors avec son revolver,Charvet devenait plus aigre, ricanait en haussant les épaules.L’attitude de chef de complot prise par son rival le mettait horsde lui, le dégoûtait de la politique. Un soir que, venu de bonneheure, il se trouvait seul avec Logre et monsieur Lebigre, il sesoulagea.

–&|160;Un garçon, dit-il, qui n’a pas deux idées en politique,qui aurait mieux fait d’entrer comme professeur d’écriture dans unpensionnat de demoiselles… Ce serait un malheur, s’il réussissait,car il nous mettrait ses sacrés ouvriers sur les bras, avec sesrêvasseries sociales. Voyez-vous, c’est ça qui perd le parti. Iln’en faut plus, des pleurnicheurs, des poètes humanitaires, desgens qui s’embrassent à la moindre égratignure… Mais il ne réussirapas. Il se fera coffrer, voilà tout.

Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaientaller Charvet.

–&|160;Et il y a longtemps, continua-t-il, qu’il le serait,coffré, s’il était aussi dangereux qu’il veut le faire croire. Voussavez, avec ses airs retour de Cayenne… Ça fait pitié. Je vous disque la police, dès le premier jour, a su qu’il était à Paris. Sielle l’a laissé tranquille, c’est qu’elle se moque de lui.

Logre eut un léger tressaillement.

–&|160;Moi, on me file depuis quinze ans, reprit l’hébertisteavec une pointe d’orgueil. Je ne vais pourtant pas crier cela surles toits… Seulement, je n’en serai pas de sa bagarre. Je ne veuxpoint me laisser pincer comme un imbécile… Peut-être a-t-il unedemi-douzaine de mouchards à ses trousses, qui vous le prendront aucollet, le jour où la préfecture aura besoin de lui…

–&|160;Oh&|160;! non, quelle idée&|160;! dit monsieur Lebigrequi ne parlait jamais.

Il était un peu pâle, il regardait Logre dont la bosse roulaitdoucement contre la cloison vitrée.

–&|160;Ce sont des suppositions, murmura le bossu.

–&|160;Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeurlibre. Je sais comment ça se pratique… En tout cas, ce n’est pasencore cette fois que les argousins me prendront. Vous ferez ce quevous voudrez, vous autres&|160;; mais si vous m’écoutiez, voussurtout, monsieur Lebigre, vous ne compromettriez pas votreétablissement, qu’on vous fera fermer.

Logre ne put retenir un sourire. Charvet leur parla plusieursfois dans ce sens&|160;; il devait nourrir le projet de détacherles deux hommes de Florent en les effrayant. Il les trouva toujoursd’un calme et d’une confiance qui le surprirent fort. Cependant, ilvenait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. La grandebrune n’était plus tabletière à la poissonnerie. Monsieur Manouryl’avait congédiée.

–&|160;Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre.

Clémence, renversée contre la cloison, roulant une cigaretteentre ses longs doigts minces, répondait de sa voixnette&|160;:

–&|160;Eh&|160;! c’est de bonne guerre… Nous n’avions point lesmêmes opinions politiques, n’est-ce pas&|160;? Ce Manoury, quigagne de l’argent gros comme lui, lécherait les bottes del’empereur. Moi, si j’avais un bureau, je ne le garderais pasvingt-quatre heures pour employé.

La vérité était qu’elle avait la plaisanterie très lourde, etqu’elle s’était amusée, un jour, à mettre, sur les tablettes devente, en face des limandes, des raies, des maquereaux adjugés, lesnoms des dames et des messieurs les plus connus de la cour. Cessurnoms de poissons donnés à de hauts dignitaires, cesadjudications de comtesses et de baronnes vendues à trente souspièce, avaient profondément effrayé monsieur Manoury. Gavard enriait encore.

–&|160;N’importe, disait-il en tapant sur les bras de Clémence,vous êtes un homme, vous&|160;!

Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Elleemplissait d’abord le verre d’eau chaude&|160;; puis, après avoirsucré, elle versait, sur la tranche de citron qui nageait, le rhumgoutte à goutte, de façon à ne pas le mélanger avec l’eau&|160;; etelle l’allumait, le regardait brûler, très sérieuse, fumantlentement, le visage verdi par la haute flamme de l’alcool. Maisc’était là une consommation chère qu’elle ne put continuer àprendre, quand elle eut perdu sa place. Charvet lui faisaitremarquer avec un rire pincé qu’elle n’était plus riche,maintenant. Elle vivait d’une leçon de français qu’elle donnait, enhaut de la rue Miromesnil, de très bonne heure, à une jeunepersonne qui perfectionnait son instruction, en cachette même de safemme de chambre. Alors, elle ne demanda plus qu’une chope, lesoir. Elle la buvait, d’ailleurs, en toute philosophie.

Les soirées du cabinet vitré n’étaient plus si bruyantes.Charvet se taisait brusquement, blême d’une rage froide, lorsqu’onle délaissait pour écouter son rival. La pensée qu’il avait régnélà, qu’avant l’arrivée de l’autre, il gouvernait le groupe endespote, lui mettait au cœur le cancer d’un roi dépossédé. S’ilvenait encore, c’était qu’il avait la nostalgie de ce coin étroit,où il se rappelait de si douces heures de tyrannie sur Gavard etsur Robine&|160;; la bosse de Logre lui-même, alors, luiappartenait, ainsi que les gros bras d’Alexandre et la figuresombre de Lacaille&|160;; d’un mot, il les pliait, leur entrait sonopinion dans la gorge, leur cassait son sceptre sur les épaules.Mais, aujourd’hui, il souffrait trop, il finissait par ne plusparler, gonflant le dos, sifflant d’un air de dédain, ne daignantpas combattre les sottises débitées devant lui. Ce qui ledésespérait surtout, c’était d’avoir été évincé peu à peu, sansqu’il s’en aperçût. Il ne s’expliquait pas la supériorité deFlorent. Il disait souvent, après l’avoir entendu parler de sa voixdouce, un peu triste, pendant des heures&|160;:

–&|160;Mais c’est un curé, ce garçon-là. Il ne lui manque qu’unecalotte.

Les autres semblaient boire ses paroles. Charvet, quirencontrait des vêtements de Florent à toutes les patères, feignaitde ne plus savoir où accrocher son chapeau, de peur de le salir. Ilrepoussait les papiers qui traînaient, disait qu’on n’était pluschez soi, depuis que «&|160;ce monsieur&|160;» faisait tout dans lecabinet. Il se plaignit même au marchand de vin, en lui demandantsi le cabinet appartenait à un seul consommateur ou à la société.Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. Les hommesétaient des brutes. Il prenait l’humanité en grand mépris,lorsqu’il voyait Logre et monsieur Lebigre couver Florent des yeux.Gavard l’exaspérait avec son revolver. Robine, qui restaitsilencieux derrière sa chope, lui parut décidément l’homme le plusfort de la bande&|160;; celui-là devait juger les gens à leurvaleur, il ne se payait pas de mots. Quant à Lacaille et àAlexandre, ils le confirmaient dans son idée que le peuple est tropbête, qu’il a besoin d’une dictature révolutionnaire de dix anspour apprendre à se conduire.

Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôtcomplètement organisées. Florent commençait à distribuer les rôles.Alors, un soir, après une dernière discussion où il eut le dessous,Charvet se leva, prit son chapeau, en disant&|160;:

–&|160;Bien le bonsoir, et faites-vous casser la tête, si celavous amuse… Moi, je n’en suis pas, vous entendez. Je n’ai jamaistravaillé pour l’ambition de personne.

Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement&|160;:

–&|160;Le plan est inepte.

Et comme Robine les regardait sortir d’un œil très doux, Charvetlui demanda s’il ne s’en allait pas avec eux. Robine, ayant encoretrois doigts de bière dans sa chope, se contenta d’allonger unepoignée de main. Le couple ne revint plus. Lacaille apprit un jourà la société que Charvet et Clémence fréquentaient maintenant unebrasserie de la rue Serpente&|160;; il les avait vus, par uncarreau, gesticulant beaucoup, au milieu d’un groupe attentif detrès jeunes gens.

Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Il rêva un instant delui donner ses idées en politique, d’en faire un disciple qui l’eûtaidé dans sa tâche révolutionnaire. Pour l’initier, il l’amena unsoir chez monsieur Lebigre. Mais Claude passa la soirée à faire uncroquis de Robine, avec le chapeau et le paletot marron, la barbeappuyée sur la pomme de la canne. Puis, en sortant avecFlorent&|160;:

–&|160;Non, voyez-vous, dit-il, ça ne m’intéresse pas, tout ceque vous racontez là-dedans. Ça peut être très fort, mais çam’échappe… Ah&|160;! par exemple, vous avez un monsieur superbe, cesacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme… J’yretournerai, seulement pas pour la politique. J’irai prendre uncroquis de Logre et un croquis de Gavard, afin de les mettre avecRobine dans un tableau splendide, auquel je songeais, pendant quevous discutiez la question… comment dites-vous ça&|160;? laquestion des deux Chambres, n’est-ce pas&|160;?… Hein&|160;! vousimaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusquésderrière leurs chopes&|160;? Ce serait le succès du Salon, moncher, un succès à tout casser, un vrai tableau modernecelui-là.

Florent fut chagrin de son scepticisme politique. Il le fitmonter chez lui, le retint jusqu’à deux heures du matin surl’étroite terrasse, en face du grand bleuissement des Halles. Il lecatéchisait, lui disait qu’il n’était pas un homme, s’il semontrait si insouciant du bonheur de son pays. Le peintre secouaitla tête, en répondant&|160;:

–&|160;Vous avez peut-être raison. Je suis un égoïste. Je nepeux pas même dire que je fais de la peinture pour mon pays, parceque d’abord mes ébauches épouvantent tout le monde, et qu’ensuite,lorsque je peins, je songe uniquement à mon plaisir personnel.C’est comme si je me chatouillais moi-même, quand je peins&|160;:ça me fait rire par tout le corps… Que voulez-vous, on est bâti decette façon, on ne peut pourtant pas aller se jeter à l’eau… Puis,la France n’a pas besoin de moi, ainsi que dit ma tante Lisa… Et mepermettez-vous d’être franc&|160;? Eh bien&|160;! si je vous aime,vous, c’est que vous m’avez l’air de faire de la politiqueabsolument comme je fais de la peinture. Vous vous chatouillez, moncher.

Et comme l’autre protestait&|160;:

–&|160;Laissez donc&|160;! Vous êtes un artiste dans votregenre, vous rêvez politique&|160;; je parie que vous passez dessoirées ici, à regarder les étoiles, en les prenant pour lesbulletins de vote de l’infini… Enfin, vous vous chatouillez avecvos idées de justice et de vérité. Cela est si vrai que vos idées,de même que mes ébauches, font une peur atroce aux bourgeois… Puislà, entre nous, si vous étiez Robine, croyez-vous que jem’amuserais à être votre ami… Ah&|160;! grand poète que vousêtes&|160;!

Ensuite, il plaisanta, disant que la politique ne le gênait pas,qu’il avait fini par s’y accoutumer, dans les brasseries et dansles ateliers. À ce propos, il parla d’un café de la rueVauvilliers, le café qui se trouvait au rez-de-chaussée de lamaison habitée par la Sarriette. Cette salle fumeuse, auxbanquettes de velours éraillé, aux tables de marbre jaunies par lesbavures des glorias, était le lieu de réunion habituel de la bellejeunesse des Halles. Là, monsieur Jules régnait sur une bande deporteurs, de garçons de boutique, de messieurs à blouses blanches,à casquettes de velours. Lui, portait, à la naissance des favoris,deux mèches de poils collées contre les joues en accroche-cœur.Chaque samedi, il se faisait arrondir les cheveux au rasoir, pouravoir le cou blanc, chez un coiffeur de la rue des Deux-Écus, où ilétait abonné au mois. Aussi donnait-il le ton à ces messieurs,lorsqu’il jouait au billard, avec des grâces étudiées, développantses hanches, arrondissant les bras et les jambes, se couchant àdemi sur le tapis, dans une pose cambrée qui donnait à ses reinstoute leur valeur. La partie finie, on causait. La bande était trèsréactionnaire, très mondaine. Monsieur Jules lisait les journauxaimables. Il connaissait le personnel des petits théâtres, tutoyaitles célébrités du jour, savait la chute ou le succès de la piècejouée la veille. Mais il avait un faible pour la politique. Sonidéal était Morny, comme il le nommait tout court. Il lisait lesséances du Corps législatif, en riant d’aise aux moindres mots deMorny. C’était Morny qui se moquait de ces gueux derépublicains&|160;! Et il partait de là pour dire que la crapuleseule détestait l’empereur, parce que l’empereur voulait le plaisirde tous les gens comme il faut.

–&|160;Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude àFlorent. Ils sont bien drôles aussi, ceux-là, avec leurs pipes,lorsqu’ils parlent des bals de la cour, comme s’ils y étaientinvités… Le petit qui est avec la Sarriette, vous savez, s’estjoliment moqué de Gavard, l’autre soir. Il l’appelle mon oncle…Quand la Sarriette est descendue pour le venir chercher, il a falluqu’elle payât&|160;; et elle en a eu pour six francs, parce qu’ilavait perdu les consommations au billard… Une jolie fille,hein&|160;! cette Sarriette.

–&|160;Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant.Cadine, la Sarriette, et les autres, n’est-ce pas&|160;?

Le peintre haussa les épaules.

–&|160;Ah bien&|160;! vous vous trompez, répondit-il. Il ne mefaut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. Je ne saisseulement pas à quoi ça sert, une femme&|160;; j’ai toujours eupeur d’essayer… Bonsoir, dormez bien. Si vous êtes ministre, unjour, je vous donnerai des idées pour les embellissements deParis.

Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. Cela lechagrina, car, malgré son bel aveuglement de fanatique, ilfinissait par sentir autour de lui l’hostilité qui grandissait àchaque heure. Même chez les Méhudin, il trouvait un accueil plusfroid&|160;; la vieille avait des rires en dessous, Muchen’obéissait plus, la belle Normande le regardait avec de brusquesimpatiences, quand elle approchait sa chaise près de la sienne,sans pouvoir le tirer de sa froideur. Elle lui dit une fois qu’ilavait l’air d’être dégoûté d’elle, et il ne trouva qu’un sourireembarrassé, tandis qu’elle allait s’asseoir rudement, de l’autrecôté de la table. Il avait également perdu l’amitié d’Auguste. Legarçon charcutier n’entrait plus dans sa chambre, quand il montaitse coucher. Il était très effrayé par les bruits qui couraient surcet homme, avec lequel il osait auparavant s’enfermer jusqu’àminuit. Augustine lui faisait jurer de ne plus commettre unepareille imprudence. Mais Lisa acheva de les fâcher, en les priantde retarder leur mariage, tant que le cousin n’aurait pas rendu lachambre du haut&|160;; elle ne voulait pas donner à sa nouvellefille de boutique le cabinet du premier étage. Dès lors, Augustesouhaita qu’on «&|160;emballât le galérien&|160;». Il avait trouvéla charcuterie rêvée, pas à Plaisance, un peu plus loin, àMontrouge&|160;; les lards devenaient avantageux, Augustine disaitqu’elle était prête, en riant de son rire de grosse fille puérile.Aussi chaque nuit, au moindre bruit qui le réveillait, éprouvait-ilune fausse joie, en croyant que la police empoignait Florent.

Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Uneentente tacite du personnel de la charcuterie avait fait le silenceautour de Quenu. Celui-ci, un peu triste de la brouille de sonfrère et de sa femme, se consolait en ficelant ses saucissons et ensalant ses bandes de lard. Il venait parfois sur le seuil de laboutique étaler sa couenne rouge, qui riait dans la blancheur dutablier tendu par son ventre, sans se douter du redoublement decommérages que son apparition faisait naître au fond des Halles. Onle plaignait, on le trouvait moins gras, bien qu’il fûténorme&|160;; d’autres, au contraire, l’accusaient de ne pas assezmaigrir de la honte d’avoir un frère comme le sien. Lui, pareil auxmaris trompés, qui sont les derniers à connaître leur accident,avait une belle ignorance, une gaieté attendrie, quand il arrêtaitquelque voisine sur le trottoir, pour lui demander des nouvelles deson fromage d’Italie ou de sa tête de porc à la gelée. La voisineprenait une figure apitoyée, semblait lui présenter sescondoléances, comme si tous les cochons de la charcuterie avaienteu la jaunisse.

–&|160;Qu’ont-elles donc toutes, à me regarder d’un aird’enterrement&|160;? demanda-t-il un jour à Lisa. Est-ce que tu metrouves mauvaise mine, toi&|160;?

Elle le rassura, lui dit qu’il était frais comme une rose&|160;;car il avait une peur atroce des maladies, geignant, mettant touten l’air chez lui, lorsqu’il souffrait de la moindre indisposition.Mais la vérité était que la grande charcuterie des Quenu-Gradelledevenait sombre&|160;: les glaces pâlissaient, les marbres avaientdes blancheurs glacées, les viandes cuites du comptoir dormaientdans des graisses jaunies, dans des lacs de gelée trouble. Claudeentra même un jour pour dire à sa tante que son étalage avait l’air«&|160;tout embêté&|160;». C’était vrai. Sur le lit de finesrognures bleues, les langues fourrées de Strasbourg prenaient desmélancolies blanchâtres de langues malades, tandis que les bonnesfigures jaunes des jambonneaux, toutes malingres, étaientsurmontées de pompons verts désolés. D’ailleurs, dans la boutique,les pratiques ne demandaient plus un bout de boudin, dix sous delard, une demi-livre de saindoux, sans baisser leur voix navrée,comme dans la chambre d’un moribond. Il y avait toujours deux outrois jupes pleurardes plantées devant l’étuve refroidie. La belleLisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette.Elle laissait retomber ses tabliers blancs d’une façon pluscorrecte sur sa robe noire. Ses mains propres, serrées aux poignetspar les grandes manches, sa figure, qu’une tristesse de convenanceembellissait encore, disaient nettement à tout le quartier, àtoutes les curieuses défilant du matin au soir, qu’ils subissaientun malheur immérité, mais qu’elle en connaissait les causes etqu’elle saurait en triompher. Et parfois elle se baissait, ellepromettait du regard des jours meilleurs aux deux poissons rouges,inquiets eux aussi, nageant dans l’aquarium de l’étalage,languissamment.

La belle Lisa ne se permettait plus qu’un régal. Elle donnaitsans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. Il venait desortir de l’hospice, le crâne raccommodé, aussi gras, aussi réjouiqu’auparavant, mais bête, plus bête encore, tout à fait idiot. Lafente avait dû aller jusqu’à la cervelle. C’était une brute. Ilavait une puérilité d’enfant de cinq ans dans un corps de colosse.Il riait, zézayait, ne pouvait plus prononcer les mots, obéissaitavec une douceur de mouton. Cadine le reprit tout entier, étonnéed’abord, puis très heureuse de cet animal superbe dont elle faisaitce qu’elle voulait&|160;; elle le couchait dans les paniers deplumes, l’emmenait galopiner, s’en servait à sa guise, le traitaiten chien, en poupée, en amoureux. Il était à elle, comme unefriandise, un coin engraissé des Halles, une chair blonde dont elleusait avec des raffinements de rouée. Mais, bien que la petiteobtînt tout de lui et le traînât à ses talons en géant soumis, ellene pouvait l’empêcher de retourner chez madame Quenu. Elle l’avaitbattu de ses poings nerveux, sans qu’il parût même le sentir. Dèsqu’elle avait mis à son cou son éventaire, promenant ses violettesrue du Pont-Neuf ou rue de Turbigo, il allait rôder devant lacharcuterie.

–&|160;Entre donc&|160;! lui criait Lisa.

Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il lesadorait, les mangeait avec son rire d’innocent, devant le comptoir.La vue de la belle charcutière le ravissait, le faisait taper dejoie dans ses mains. Puis, il sautait, poussait de petits cris,comme un gamin mis en face d’une bonne chose. Elle, les premiersjours, avait eu peur qu’il ne se souvînt.

–&|160;Est-ce que la tête te fait toujours mal&|160;? luidemanda-t-elle.

Il répondit non, par un balancement de tout le corps, éclatantd’une gaieté plus vive. Elle reprit doucement&|160;:

–&|160;Alors, tu étais tombé&|160;?

–&|160;Oui, tombé, tombé, tombé, se mit-il à chanter sur un tonde satisfaction parfaite, en se donnant des claques sur lecrâne.

Puis, sérieusement, en extase, il répétait, en la regardant, lesmots «&|160;belle, belle, belle&|160;», sur un air plus ralenti.Cela touchait beaucoup Lisa. Elle avait exigé de Gavard qu’il legardât. C’était lorsqu’il lui avait chanté son air de tendressehumble, qu’elle le caressait sous le menton, en lui disant qu’ilétait un brave enfant. Sa main s’oubliait là, tiède d’une joiediscrète&|160;; cette caresse était redevenue un plaisir permis,une marque d’amitié que le colosse recevait en tout enfantillage.Il gonflait un peu le cou, fermait les yeux de jouissance, commeune bête que l’on flatte. La belle charcutière, pour s’excuser àses propres yeux du plaisir honnête qu’elle prenait avec lui, sedisait qu’elle compensait ainsi le coup de poing dont elle l’avaitassommé, dans la cave aux volailles.

Cependant, la charcuterie restait chagrine. Florent s’yhasardait quelquefois encore, serrant la main de son frère, dans lesilence glacial de Lisa. Il y venait même dîner de loin en loin, ledimanche. Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sanspouvoir échauffer le repas. Il mangeait mal, finissait par sefâcher. Un soir, en sortant d’une de ces froides réunions defamille, il dit à sa femme, presque en pleurant&|160;:

–&|160;Mais qu’est-ce que j’ai donc&|160;! Bien vrai, je ne suispas malade, tu ne me trouves pas changé&|160;?… C’est comme sij’avais un poids quelque part. Et triste avec ça, sans savoirpourquoi, ma parole d’honneur… Tu ne sais pas, toi&|160;?

–&|160;Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa.

–&|160;Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m’étouffe…Pourtant, nos affaires ne vont pas mal, je n’ai pas de groschagrin, je vais mon train-train habituel… Et toi aussi, ma bonne,tu n’es pas bien, tu sembles prise de tristesse… Si ça continue, jeferai venir le médecin.

La belle charcutière le regardait gravement.

–&|160;Il n’y a pas besoin de médecin, dit-elle. Ça passera…Vois-tu, c’est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout lemonde est malade dans le quartier…

Puis, comme cédant à une tristesse maternelle&|160;:

–&|160;Ne t’inquiète pas, mon gros… Je ne veux pas que tu tombesmalade. Ce serait le comble.

Elle le renvoyait d’ordinaire à la cuisine, sachant que le bruitdes hachoirs, la chanson des graisses, le tapage des marmites,l’égayaient. D’ailleurs, elle évitait ainsi les indiscrétions demademoiselle Saget, qui, maintenant, passait les matinées entièresà la charcuterie. La vieille avait pris à tâche d’épouvanter Lisa,de la pousser à quelque résolution extrême. D’abord, elle obtintses confidences.

–&|160;Ah&|160;! qu’il y a de méchantes gens&|160;! dit-elle,des gens qui feraient bien mieux de s’occuper de leurs propresaffaires… Si vous saviez, ma chère madame Quenu… Non, jamais jen’oserai vous répéter cela.

Comme la charcutière lui affirmait que ça ne pouvait pas latoucher, qu’elle était au-dessus des mauvaises langues, elle luimurmura à l’oreille, par-dessus les viandes du comptoir&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! on dit que monsieur Florent n’est pasvotre cousin…

Et, petit à petit, elle montra qu’elle savait tout. Ce n’étaitqu’une façon de tenir Lisa à sa merci. Lorsque celle-ci confessa lavérité, par tactique également, pour avoir sous la main unepersonne qui la tînt au courant des bavardages du quartier, lavieille demoiselle jura qu’elle serait muette comme un poisson,qu’elle nierait la chose le cou sur le billot. Alors, elle jouitprofondément de ce drame. Elle grossissait chaque jour lesnouvelles inquiétantes.

–&|160;Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle.J’ai encore entendu à la triperie deux femmes qui causaient de ceque vous savez. Je ne puis pas dire aux gens qu’ils en ont menti,vous comprenez. Je semblerais drôle… Ça court, ça court. On nel’arrêtera plus. Il faudra que ça crève.

Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut.Elle arriva tout effarée, attendit avec des gestes d’impatiencequ’il n’y eût personne dans la boutique, et la voixsifflante&|160;:

–&|160;Vous savez ce qu’on raconte… Ces hommes qui se réunissentchez monsieur Lebigre, eh bien&|160;! ils ont tous des fusils, etils attendent pour recommencer comme en 48. Si ce n’est pasmalheureux de voir monsieur Gavard, un digne homme, celui-là,riche, bien posé, se mettre avec des gueux&|160;!… J’ai voulu vousavertir, à cause de votre beau-frère.

–&|160;C’est des bêtises, ce n’est pas sérieux, dit Lisa pourl’aiguillonner.

–&|160;Pas sérieux, merci&|160;! Le soir, quand on passe ruePirouette, on les entend qui poussent des cris affreux. Ils ne segênent pas, allez. Vous vous rappelez bien qu’ils ont essayé dedébaucher votre mari… Et les cartouches que je les vois fabriquerde ma fenêtre, est-ce des bêtises&|160;?… Après tout, je vous disça dans votre intérêt.

–&|160;Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant dechoses.

–&|160;Ah&|160;! non, ce n’est pas inventé, malheureusement…Tout le quartier en parle, d’ailleurs. On dit que, si la police lesdécouvre, il y aura beaucoup de personnes compromises. Ainsi,monsieur Gavard…

Mais la charcutière haussa les épaules, comme pour dire quemonsieur Gavard était un vieux fou, et que ce serait bien fait.

–&|160;Je parle de monsieur Gavard comme je parlerais desautres, de votre beau-frère, par exemple, reprit sournoisement lavieille. Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu’il paraît… C’esttrès fâcheux pour vous. Je vous plains beaucoup&|160;; car enfin,si la police descendait ici, elle pourrait très bien prendre aussimonsieur Quenu. Deux frères, c’est comme les deux doigts de lamain.

La belle Lisa se récria. Mais elle était toute blanche.Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes.À partir de ce jour, elle n’apporta plus que des histoires de gensinnocents jetés en prison pour avoir hébergé des scélérats. Lesoir, en allant prendre son cassis chez le marchand de vin, elle secomposait un petit dossier pour le lendemain matin. Rose n’étaitpourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et surses yeux. Elle avait parfaitement remarqué la tendresse de monsieurLebigre pour Florent, son soin à le retenir chez lui, sescomplaisances si peu payées par la dépense que ce garçon faisaitdans la maison. Cela la surprenait d’autant plus, qu’ellen’ignorait pas la situation des deux hommes, en face de la belleNormande.

–&|160;On dirait, pensait-elle, qu’il l’élève à la becquée… Àqui peut-il vouloir le vendre&|160;?

Un soir, comme elle était dans la boutique, elle vit Logre sejeter sur la banquette du cabinet, en parlant de ses courses àtravers les faubourgs, en se disant mort de fatigue. Elle luiregarda vivement les pieds. Les souliers de Logre n’avaient pas ungrain de poussière. Alors, elle eut un sourire discret, elleemporta son cassis, les lèvres pincées.

C’était ensuite à sa fenêtre qu’elle complétait son dossier.Cette fenêtre, très élevée, dominant les maisons voisines, luiprocurait des jouissances sans fin. Elle s’y installait, à chaqueheure de la journée, comme à un observatoire, d’où elle guettait lequartier entier. D’abord, toute les chambres, en face, à droite, àgauche, lui étaient familières, jusqu’aux meubles les plusminces&|160;; elle aurait raconté, sans passer un détail, leshabitudes des locataires, s’ils étaient bien ou mal en ménage,comment ils se débarbouillaient, ce qu’ils mangeaient à leurdîner&|160;; elle connaissait même les personnes qui venaient lesvoir. Puis, elle avait une échappée sur les Halles, de façon quepas une femme du quartier ne pouvait traverser la rue Rambuteau,sans qu’elle l’aperçût&|160;; elle disait, sans se tromper, d’où lafemme venait, où elle allait, ce qu’elle portait dans son panier,et son histoire, et son mari, et ses toilettes, ses enfants, safortune. Ça, c’est madame Loret, elle fait donner une belleéducation à son fils&|160;; ça, c’est madame Hutin, une pauvrepetite femme que son mari néglige&|160;; ça, c’est mademoiselleCécile, la fille au boucher, une enfant impossible à marier parcequ’elle a des humeurs froides. Et elle aurait continué pendant desjournées, enfilant les phrases vides, s’amusant extraordinairementà des faits coupés menus, sans aucun intérêt. Mais, dès huitheures, elle n’avait plus d’yeux que pour la fenêtre, aux vitresdépolies, où se dessinaient les ombres noires des consommateurs ducabinet. Elle y constata la scission de Charvet et de Clémence, enne retrouvant plus sur le transparent laiteux leurs silhouettessèches. Pas un événement ne se passait là, sans qu’elle finît parle deviner, à certaines révélations brusques de ces bras et de cestêtes qui surgissaient silencieusement. Elle devint très forte,interpréta les nez allongés, les doigts écartés, les bouchesfendues, les épaules dédaigneuses, suivit de la sorte laconspiration pas à pas, à ce point qu’elle aurait pu dire chaquejour où en étaient les choses. Un soir le dénouement brutal luiapparut. Elle aperçut l’ombre du pistolet de Gavard, un profilénorme de revolver, tout noir dans la pâleur des vitres, la gueuletendue. Le pistolet allait, venait, se multipliait. C’était lesarmes dont elle avait parlé à madame Quenu. Puis, un autre soir,elle ne comprit plus, elle s’imagina qu’on fabriquait descartouches, en voyant s’allonger des bandes d’étoffe interminables.Le lendemain, elle descendit à onze heures, sous le prétexte dedemander à Rose si elle n’avait pas une bougie à lui céder&|160;;et, du coin de l’œil, elle entrevit, sur la table du cabinet, untas de linges rouges qui lui sembla très effrayant. Son dossier dulendemain eut une gravité décisive.

–&|160;Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu,dit-elle&|160;; mais ça devient trop terrible… J’ai peur, maparole&|160;! Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vousconfier. Ils me couperaient le cou, s’ils savaient.

Alors, quand la charcutière lui eut juré de ne pas lacompromettre, elle lui parla des linges rouges.

–&|160;Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un grostas. On aurait dit des chiffons trempés dans du sang… Logre, voussavez, le bossu, s’en était mis un sur les épaules. Il avait l’airdu bourreau… Pour sûr, c’est encore quelque manigance.

Lisa ne répondait pas, semblait réfléchir, les yeux baissés,jouant avec le manche d’une fourchette, arrangeant les morceaux depetit salé dans leur plat. Mademoiselle Saget repritdoucement&|160;:

–&|160;Moi, si j’étais vous, je ne resterais pas tranquille, jevoudrais savoir… Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans lachambre de votre beau-frère&|160;?

Alors, Lisa eut un léger tressaillement. Elle lâcha lafourchette, examina la vieille d’un œil inquiet, croyant qu’ellepénétrait ses intentions. Mais celle-ci continua&|160;:

–&|160;C’est permis, après tout… Votre beau-frère vous mèneraittrop loin, si vous le laissiez faire… Hier, on causait de vous,chez madame Taboureau. Vous avez là une amie bien dévouée. MadameTaboureau disait que vous étiez trop bonne, qu’à votre place elleaurait mis ordre à tout ça depuis longtemps.

–&|160;Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière,songeuse.

–&|160;Certainement, et madame Taboureau est une femme que l’onpeut écouter… Tâchez donc de savoir ce que c’est que les lingesrouges. Vous me le direz ensuite, n’est-ce pas&|160;?

Mais Lisa ne l’écoutait plus. Elle regardait vaguement lespetits Gervais et les escargots, à travers les guirlandes desaucisses de l’étalage. Elle semblait perdue dans une lutteintérieure, qui creusait de deux minces rides son visage muet.Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus desplats du comptoir. Elle murmurait, comme se parlant àelle-même&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! il y a du saucisson coupé… Ça doit sécher,du saucisson coupé à l’avance… Et ce boudin qui est crevé. Il areçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l’enlever, ilsalit le plat.

Lisa, toute distraite encore, lui donna le boudin et les rondsde saucisson, en disant&|160;:

–&|160;C’est pour vous, si ça vous fait plaisir.

Le tout disparut dans le cabas. Mademoiselle Saget était si bienhabituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin,elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. Elle s’enalla, avec l’intention de trouver son dessert chez la Sarriette etchez madame Lecœur, en leur parlant de Gavard.

Quand elle fut seule, la charcutière s’assit sur la banquette ducomptoir, comme pour prendre une meilleure décision, en se mettantà l’aise. Depuis huit jours, elle était très inquiète. Un soir,Florent avait demandé cinq cents francs à Quenu, naturellement, enhomme qui a un compte ouvert. Quenu le renvoya à sa femme. Celal’ennuya, et il tremblait un peu en s’adressant à la belle Lisa.Mais, celle-ci, sans prononcer une parole, sans chercher àconnaître la destination de la somme, monta à sa chambre, lui remitles cinq cents francs. Elle lui dit seulement qu’elle les avaitinscrits sur le compte de l’héritage. Trois jours plus tard, ilprit mille francs.

–&|160;Ce n’était pas la peine de faire l’homme désintéressé,dit Lisa à Quenu, le soir, en se couchant. Tu vois que j’ai bienfait de garder ce compte… Attends, je n’ai pas pris note des millefrancs d’aujourd’hui.

Elle s’assit devant le secrétaire, relut la page de calculs.Puis, elle ajouta&|160;:

–&|160;J’ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai lesacomptes en marge… Maintenant, il va tout gaspiller ainsi parpetits morceaux… Il y a longtemps que j’attends ça.

Quenu ne dit rien, se coucha de très mauvaise humeur. Toutes lesfois que sa femme ouvrait le secrétaire, le tablier jetait un cride tristesse qui lui déchirait l’âme. Il se promit même de fairedes remontrances à son frère, de l’empêcher de se ruiner avec laMéhudin&|160;; mais il n’osa pas. Florent, en deux jours, demandaencore quinze cents francs. Logre avait dit un soir que, si l’ontrouvait de l’argent, les choses iraient bien plus vite. Lelendemain, il fut ravi de voir cette parole jetée en l’air retomberdans ses mains en un petit rouleau d’or, qu’il empocha, ricanant,la bosse sautant de joie. Alors, ce furent de continuelsbesoins&|160;: telle section demandait à louer un local&|160;;telle autre devait soutenir des patriotes malheureux&|160;; et il yavait encore les achats d’armes et de munitions, les embauchements,les frais de police. Florent aurait tout donné. Il s’était rappelél’héritage, les conseils de la Normande. Il puisait dans lesecrétaire de Lisa, retenu seulement par la peur sourde qu’il avaitde son visage grave. Jamais, selon lui, il ne dépenserait sonargent pour une cause plus sainte. Logre, enthousiasmé, portait descravates roses étonnantes et des bottines vernies, dont la vueassombrissait Lacaille.

–&|160;Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa àQuenu. Qu’en dis-tu&|160;? C’est joli, n’est-ce pas&|160;?… S’il yva de ce train-là, ses cinquante mille francs lui feront au plusquatre mois… Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans àamasser son magot&|160;!

–&|160;Tant pis pour toi&|160;! s’écria Quenu. Tu n’avais pasbesoin de lui parler de l’héritage.

Mais elle le regarda sévèrement, en disant&|160;:

–&|160;C’est son bien, il peut tout prendre… Ce n’est pas de luidonner cet argent qui me contrarie&|160;; c’est de savoir lemauvais emploi qu’il doit en faire… Je te le dis depuis assezlongtemps&|160;: il faudra que ça finisse.

–&|160;Agis comme tu voudras, ce n’est pas moi qui t’en empêche,finit par déclarer le charcutier, que l’avarice torturait.

Il aimait bien son frère pourtant&|160;; mais l’idée descinquante mille francs mangés en quatre mois lui étaitinsupportable. Lisa, d’après les bavardages de mademoiselle Saget,devinait où allait l’argent. La vieille s’étant permis une allusionà l’héritage, elle profita même de l’occasion pour faire savoir auquartier que Florent prenait sa part et la mangeait comme bon luisemblait. Ce fut le lendemain que l’histoire des linges rouges ladécida. Elle resta quelques instants, luttant encore, regardantautour d’elle la mine chagrine de la charcuterie&|160;; les cochonspendaient d’un air maussade&|160;; Mouton, assis près d’un pot degraisse, avait le poil ébouriffé, l’œil morne d’un chat qui nedigère plus en paix. Alors, elle appela Augustine pour tenir lecomptoir, elle monta à la chambre de Florent.

En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre.La douceur enfantine du lit était toute tachée d’un paquetd’écharpes rouges qui pendaient jusqu’à terre. Sur la cheminée,entre les boîtes dorées et les vieux pots de pommade, des brassardsrouges traînaient, avec des paquets de cocardes qui faisaientd’énormes gouttes de sang élargies. Puis, à tous les clous, sur legris effacé du papier peint, des pans d’étoffe pavoisaient lesmurs, des drapeaux carrés, jaunes, bleus, verts, noirs, danslesquels la charcutière reconnut les guidons des vingt sections. Lapuérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décorationrévolutionnaire. La grosse bêtise naïve que la fille de boutiqueavait laissée là, cet air blanc des rideaux et des meubles, prenaitun reflet d’incendie&|160;; tandis que la photographie d’Auguste etd’Augustine semblait toute blême d’épouvante. Lisa fit le tour,examina les guidons, les brassards, les écharpes, sans toucher àrien, comme si elle eût craint que ces affreuses loques nel’eussent brûlée. Elle songeait qu’elle ne s’était pas trompée, quel’argent passait à ces choses. C’était là, pour elle, uneabomination, un fait à peine croyable qui soulevait tout son être.Son argent, cet argent gagné si honnêtement, servant à organiser età payer l’émeute&|160;! Elle restait debout, voyant les fleursouvertes du grenadier de la terrasse, pareilles à d’autres cocardessaignantes, écoutant le chant du pinson, ainsi qu’un écho lointainde la fusillade. Alors, l’idée lui vint que l’insurrection devaitéclater le lendemain, le soir peut-être. Les guidons flottaient,les écharpes défilaient, un brusque roulement de tambour éclatait àses oreilles. Et elle descendit vivement, sans même s’attarder àlire les papiers étalés sur la table. Elle s’arrêta au premierétage, elle s’habilla.

À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement,d’une main calme. Elle était très résolue, sans un frisson, avecune sévérité plus grande dans les yeux. Tandis qu’elle agrafait sarobe de soie noire, en tendant l’étoffe de toute la force de sesgros poignets, elle se rappelait les paroles de l’abbé Roustan.Elle s’interrogeait, et sa conscience lui répondait qu’elle allaitaccomplir un devoir. Quand elle mit sur ses larges épaules sonchâle tapis, elle sentit qu’elle faisait un acte de hautehonnêteté. Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeauune épaisse voilette. Avant de sortir, elle ferma le secrétaire àdouble tour, d’un air d’espoir, comme pour lui dire qu’il allaitenfin pouvoir dormir tranquille.

Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie.Il fut surpris de la voir sortir en grande toilette, à dix heuresdu matin.

–&|160;Tiens, où vas-tu donc&|160;? lui demanda-t-il.

Elle inventa une course avec madame Taboureau. Elle ajoutaqu’elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places.Quenu courut, la rappela, lui recommanda de prendre des places deface, pour mieux voir. Puis, comme il rentrait, elle se rendit à lastation de voitures, le long de Saint-Eustache, monta dans unfiacre, dont elle baissa les stores, en disant au cocher de laconduire au théâtre de la Gaîté. Elle craignait d’être suivie.Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais de Justice.Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. Et,doucement, à travers les salles et les couloirs, elle arriva à lapréfecture de police.

Comme elle s’était perdue au milieu d’un tohu-bohu de sergentsde ville et de messieurs en grandes redingotes, elle donna dix sousà un homme, qui la guida jusqu’au cabinet du préfet. Mais unelettre d’audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet.On l’introduisit dans une pièce étroite, d’un luxe d’hôtel garni,où un personnage gros et chauve, tout en noir, la reçut avec unefroideur maussade. Elle pouvait parler. Alors, relevant savoilette, elle dit son nom, raconta tout, carrément, d’un seultrait. Le personnage chauve l’écoutait, sans l’interrompre, de sonair las. Quand elle eut fini, il demanda simplement&|160;:

–&|160;Vous êtes la belle-sœur de cet homme, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oui, répondit nettement Lisa. Nous sommes d’honnêtesgens… Je ne veux pas que mon mari se trouve compromis.

Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bienennuyeux. Puis d’un air d’impatience&|160;:

–&|160;Voyez-vous, c’est qu’on m’assomme depuis plus d’un anavec cette affaire-là. On me fait dénonciation sur dénonciation, onme pousse, on me presse. Vous comprenez que si je n’agis pas, c’estque je préfère attendre. Nous avons nos raisons. Tenez, voici ledossier. Je puis vous le montrer.

Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemisebleue. Elle feuilleta les pièces. C’était comme les chapitresdétachés de l’histoire qu’elle venait de conter. Les commissairesde police du Havre, de Rouen, de Vernon, annonçaient l’arrivée deFlorent. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installationchez les Quenu-Gradelle. Puis, son entrée aux Halles, sa vie, sessoirées chez monsieur Lebigre, pas un détail n’était passé. Lisa,abasourdie, remarqua que les rapports étaient doubles, qu’ilsavaient dû avoir deux sources différentes. Enfin, elle trouva untas de lettres, des lettres anonymes de tous les formats et detoutes les écritures. Ce fut le comble. Elle reconnut une écriturede chat, l’écriture de mademoiselle Saget, dénonçant la société ducabinet vitré. Elle reconnut une grande feuille de papiergraisseuse, toute tachée de gros bâtons de madame Lecœur, et unepage glacée, ornée d’une pensée jaune, couverte du griffonnage dela Sarriette et de monsieur Jules&|160;; les deux lettresavertissaient le gouvernement de prendre garde à Gavard. Ellereconnut encore le style ordurier de la mère Méhudin, qui répétait,en quatre pages presque indéchiffrables, les histoires à dormirdebout qui couraient dans les Halles sur le compte de Florent. Maiselle fut surtout émue par une facture de sa maison, portant en têteles mots&|160;: Charcuterie Quenu-Gradelle, et sur le dosde laquelle Auguste avait vendu l’homme qu’il regardait comme unobstacle à son mariage.

L’agent avait obéi à une pensée secrète en lui plaçant ledossier sous les yeux.

–&|160;Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures&|160;? luidemanda-t-il.

Elle balbutia que non. Elle s’était levée. Elle restait toutesuffoquée par ce qu’elle venait d’apprendre, la voilette baissée denouveau, cachant la vague confusion qu’elle sentait monter à sesjoues. Sa robe de soie craquait&|160;; ses gants sombresdisparaissaient sous le grand châle. L’homme chauve eut un faiblesourire, en disant&|160;:

–&|160;Vous voyez, madame, que vos renseignements viennent unpeu tard… Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous lepromets. Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger…Certaines circonstances peuvent se produire…

Il n’acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de sonfauteuil. C’était un congé. Elle s’en alla. Dans l’antichambre,elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement.Mais elle était plus troublée qu’eux. Elle traversait des salles,enfilait des corridors, était comme prise par ce monde de lapolice, où elle se persuadait, à cette heure, qu’on voyait, qu’onsavait tout. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. Sur le quaide l’Horloge, elle marcha lentement, rafraîchie par les souffles dela Seine.

Ce qu’elle sentait de plus net, c’était l’inutilité de sadémarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait,tout en lui laissant un remords. Elle était irritée contre cetAuguste et ces femmes qui venaient de la mettre dans une positionridicule. Elle ralentit encore le pas, regardant la Seinecouler&|160;; des chalands, noirs d’une poussière de charbon,descendaient sur l’eau verte, tandis que, le long de la berge, despêcheurs jetaient leurs lignes. En somme, ce n’était pas elle quiavait livré Florent. Cette pensée qui lui vint brusquementl’étonna. Aurait-elle donc commis une méchante action, si ellel’avait livré&|160;? Elle resta perplexe, surprise d’avoir pu êtretrompée par sa conscience. Les lettres anonymes lui semblaient àcoup sûr une vilaine chose. Elle, au contraire, allait carrément,se nommait, sauvait tout le monde. Comme elle songeait brusquementà l’héritage du vieux Gradelle, elle s’interrogea, se trouva prêteà jeter cet argent à la rivière, s’il le fallait, pour guérir lacharcuterie de son malaise. Non, elle n’était pas avare, l’argentne l’avait pas poussée. En traversant le Pont-au-Change, elle setranquillisa tout à fait, reprit son bel équilibre. Ça valait mieuxque les autres l’eussent devancée à la préfecture&|160;: ellen’aurait pas à tromper Quenu, elle en dormirait mieux.

–&|160;Est-ce que tu as les places&|160;? lui demanda Quenu,lorsqu’elle rentra.

Il voulut les voir, se fit expliquer à quel endroit du balconelles se trouvaient au juste. Lisa avait cru que la policeaccourrait, dès qu’elle l’aurait prévenue, et son projet d’aller authéâtre n’était qu’une façon habile d’éloigner son mari, pendantqu’on arrêterait Florent. Elle comptait, l’après-midi, le pousser àune promenade, à un de ces congés qu’ils prenaient parfois&|160;;ils allaient au bois de Boulogne, en fiacre, mangeaient aurestaurant, s’oubliaient dans quelque café-concert. Mais elle jugeainutile de sortir. Elle passa la journée comme d’habitude dans soncomptoir, la mine rose, plus gaie et plus amicale, comme au sortird’une convalescence.

–&|160;Quand je te dis que l’air te fait du bien&|160;! luirépéta Quenu. Tu vois, ta course de la matinée t’a touteragaillardie.

–&|160;Eh non&|160;! finit-elle par répondre, en reprenant sonair sévère. Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour lasanté.

Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu.Quenu, en redingote, ganté de gris, peigné avec soin, n’étaitoccupé qu’à chercher dans le programme les noms des acteurs. Lisarestait superbe, le corsage nu, appuyant sur le velours rouge dubalcon ses poignets que bridaient des gants blancs trop étroits.Ils furent tous les deux très touchés par les infortunes deMarie&|160;; le commandeur était vraiment un vilain homme, etPierrot les faisait rire, dès qu’il entrait en scène. Lacharcutière pleura. Le départ de l’enfant, la prière dans lachambre virginale, le retour de la pauvre folle, mouillèrent sesbeaux yeux de larmes discrètes, qu’elle essuyait d’une petite tapeavec son mouchoir. Mais cette soirée devint un véritable triomphepour elle, lorsque, en levant la tête, elle aperçut la Normande etsa mère à la deuxième galerie. Alors, elle se gonfla encore, envoyaQuenu lui chercher une boîte de caramels au buffet, joua del’éventail, un éventail de nacre, très doré. La poissonnière étaitvaincue&|160;; elle baissait la tête, en écoutant sa mère qui luiparlait bas. Quand elles sortirent, la belle Lisa et la belleNormande se rencontrèrent dans le vestibule, avec un vaguesourire.

Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieurLebigre. Il attendait Logre qui devait lui présenter un anciensergent, homme capable, avec lequel on causerait du plan d’attaquecontre le Palais-Bourbon et l’Hôtel de Ville. La nuit venait, unepluie fine, qui s’était mise à tomber dans l’après-midi, noyait degris les grandes Halles. Elles se détachaient en noir sur lesfumées rousses du ciel, tandis que des torchons de nuages salescouraient, presque au ras des toitures, comme accrochés et déchirésà la pointe des paratonnerres. Florent était attristé par le gâchisdu pavé, par ce ruissellement d’eau jaune qui semblait charrier etéteindre le crépuscule dans la boue. Il regardait le monde réfugiésur les trottoirs des rues couvertes, les parapluies filant sousl’averse, les fiacres qui passaient plus rapides et plus sonores,au milieu de la chaussée vide. Une éclaircie se fit. Une lueurrouge monta au couchant. Alors, toute une armée de balayeurs parutà l’entrée de la rue Montmartre, poussant à coups de brosse un lacde fange liquide.

Logre n’amena pas le sergent. Gavard était allé dîner chez desamis, aux Batignolles. Florent en fut réduit à passer la soirée entête à tête avec Robine. Il parla tout le temps, finit par serendre très triste&|160;; l’autre hochait doucement la barbe,n’allongeait le bras, à chaque quart d’heure, que pour avaler unegorgée de bière. Florent, ennuyé, monta se coucher. Mais Robine,resté seul, ne s’en alla pas, le front pensif sous le chapeau,regardant sa chope. Rose et le garçon, qui comptaient fermer demeilleure heure, puisque la société du cabinet n’était pas là,attendirent pendant près d’une grande demi-heure qu’il voulût biense retirer.

Florent, dans sa chambre, eut peur de se mettre au lit. Il étaitpris d’un de ces malaises nerveux qui le traînaient parfois, durantdes nuits entières, au milieu de cauchemars sans fin. La veille, àClamart, il avait enterré monsieur Verlaque, qui était mort aprèsune agonie affreuse. Il se sentait encore tout attristé par cettebière étroite, descendue dans la terre. Il ne pouvait surtoutchasser l’image de madame Verlaque, la voix larmoyante, sans unelarme aux yeux&|160;; elle le suivait, parlait du cercueil quin’était pas payé, du convoi qu’elle ne savait de quelle façoncommander, n’ayant plus un sou chez elle, parce que, la veille, lepharmacien avait exigé le montant de sa note, en apprenant la mortdu malade. Florent dut avancer l’argent du cercueil et duconvoi&|160;; il donna même le pourboire aux croque-morts. Comme ilallait partir, madame Verlaque le regarda d’un air si navré qu’illui laissa vingt francs.

À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait enquestion sa situation d’inspecteur. On le dérangerait, on songeraità le nommer titulaire. C’étaient là des complications fâcheuses quipouvaient donner l’éveil à la police. Il aurait voulu que lemouvement insurrectionnel éclatât le lendemain, pour jeter à la ruesa casquette galonnée. La tête pleine de ces inquiétudes, il montasur la terrasse, le front brûlant, demandant un souffle d’air à lanuit chaude. L’averse avait fait tomber le vent. Une chaleurd’orage emplissait encore le ciel, d’un bleu sombre, sans un nuage.Les Halles essuyées étendaient sous lui leur masse énorme, de lacouleur du ciel, piquée comme lui d’étoiles jaunes, par les flammesvives du gaz.

Accoudé à la rampe de fer, Florent songeait qu’il serait punitôt ou tard d’avoir consenti à prendre cette place d’inspecteur.C’était comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget dela préfecture, se parjurant, servant l’Empire, malgré les sermentsfaits tant de fois en exil. Le désir de contenter Lisa, l’emploicharitable des appointements touchés, la façon honnête dont ils’était efforcé de remplir ses fonctions, ne lui semblaient plusdes arguments assez forts pour l’excuser de sa lâcheté. S’ilsouffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cettesouffrance. Et il revit l’année mauvaise qu’il venait de passer, lapersécution des poissonnières, les nausées des journées humides,l’indigestion continue de son estomac de maigre, la sourdehostilité qu’il sentait grandir autour de lui. Toutes ces choses,il les acceptait en châtiment. Ce sourd grondement de rancune dontla cause lui échappait annonçait quelque catastrophe vague, souslaquelle il pliait d’avance les épaules, avec la honte d’une fauteà expier. Puis, il s’emporta contre lui-même, à la pensée dumouvement populaire qu’il préparait&|160;; il se dit qu’il n’étaitplus assez pur pour le succès.

Que de rêves il avait faits, à cette hauteur, les yeux perdussur les toitures élargies des pavillons&|160;! Le plus souvent, illes voyait comme des mers grises, qui lui parlaient de contréeslointaines. Par les nuits sans lune, elles s’assombrissaient,devenaient des lacs morts, des eaux noires, empestées et croupies.Les nuits limpides les changeaient en fontaines de lumière&|160;;les rayons coulaient sur les deux étages de toits, mouillant lesgrandes plaques de zinc, débordant et retombant du bord de cesimmenses vasques superposées. Les temps froids les raidissaient,les gelaient, ainsi que des baies de Norvège, où glissent despatineurs&|160;; tandis que les chaleurs de juin les endormaientd’un sommeil lourd. Un soir de décembre, en ouvrant sa fenêtre, illes avait trouvées toutes blanches de neige, d’une blancheur viergequi éclairait le ciel couleur de rouille&|160;; elles s’étendaientsans la souillure d’un pas, pareilles à des plaines du Nord, à dessolitudes respectées des traîneaux&|160;; elles avaient un beausilence, une douceur de colosse innocent. Et lui, à chaque aspectde cet horizon changeant, s’abandonnait à des songeries tendres oucruelles&|160;; la neige le calmait, l’immense drap blanc luisemblait un voile de pureté jeté sur les ordures des Halles&|160;;les nuits limpides, les ruissellements de lune, l’emportaient dansle pays féerique des contes. Il ne souffrait que par les nuitsnoires, les nuits brûlantes de juin, qui étalaient le maraisnauséabond, l’eau dormante d’une mer maudite. Et toujours le mêmecauchemar revenait.

Elles étaient sans cesse là. Il ne pouvait ouvrir la fenêtre,s’accouder à la rampe, sans les avoir devant lui, emplissantl’horizon. Il quittait les pavillons, le soir, pour retrouver à soncoucher les toitures sans fin. Elles lui barraient Paris, luiimposaient leur énormité, entraient dans sa vie de chaque heure.Cette nuit-là, son cauchemar s’effara encore, grossi par lesinquiétudes sourdes qui l’agitaient. La pluie de l’après-midi avaitempli les Halles d’une humidité infecte. Elles lui soufflaient à laface toutes leurs mauvaises haleines, roulées au milieu de la villecomme un ivrogne sous la table, à la dernière bouteille. Il luisemblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. Auloin, c’était la boucherie et la triperie qui fumaient, d’une fuméefade de sang. Puis, les marchés aux légumes et aux fruitsexhalaient des odeurs de choux aigres, de pommes pourries, deverdure jetées au fumier. Les beurres empestaient, la poissonnerieavait une fraîcheur poivrée. Et il voyait surtout, à ses pieds, lepavillon aux volailles dégager, par la tourelle de son ventilateur,un air chaud, une puanteur qui roulait comme une suie d’usine. Lenuage de toutes ces haleines s’amassait au-dessus des toitures,gagnait les maisons voisines, s’élargissait en nuée lourde surParis entier. C’étaient les Halles crevant dans leur ceinture defonte trop étroite, et chauffant du trop-plein de leur indigestiondu soir le sommeil de la ville gorgée.

En bas, sur le trottoir, il entendit un bruit de voix, un rirede gens heureux. La porte de l’allée fut refermée bruyamment. Quenuet Lisa rentraient du théâtre. Alors, Florent, étourdi, comme ivrede l’air qu’il respirait, quitta la terrasse, avec l’angoissenerveuse de cet orage qu’il sentait sur sa tête. Son malheur étaitlà, dans ces Halles chaudes de la journée. Il poussa violemment lafenêtre, les laissa vautrées au fond de l’ombre, toutes nues, ensueur encore, dépoitraillées, montrant leur ventre ballonné et sesoulageant sous les étoiles.

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