Le Ventre de Paris

Chapitre 6

 

Huit jours plus tard, Florent crut qu’il allait enfin pouvoirpasser à l’action. Une occasion suffisante de mécontentement seprésentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. LeCorps législatif, qu’une loi de dotation avait divisé, discutaitmaintenant un projet d’impôt très impopulaire, qui faisait gronderles faubourgs. Le ministère, redoutant un échec, luttait de toutesa puissance. De longtemps peut-être un meilleur prétexte nes’offrirait.

Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour duPalais-Bourbon. Il y oublia sa besogne d’inspecteur, resta àexaminer les lieux jusqu’à huit heures, sans songer seulement queson absence devait révolutionner le pavillon de la marée. Il visitachaque rue, la rue de Lille, la rue de l’Université, la rue deBourgogne, la rue Saint-Dominique ; il poussa jusqu’àl’esplanade des Invalides, s’arrêtant à certains carrefours,mesurant les distances en marchant à grandes enjambées. Puis, deretour sur le quai d’Orsay, assis sur le parapet, il décida quel’attaque serait donnée de tous les côtés à la fois : lesbandes du Gros-Caillou arriveraient par le Champ-de-Mars ; lessections du nord de Paris descendraient par la Madeleine ;celles de l’ouest et du sud suivraient les quais ou s’engageraientpar petits groupes dans les rues du faubourg Saint-Germain. Mais,sur l’autre rive, les Champs-Élysées l’inquiétaient, avec leursavenues découvertes ; il prévoyait qu’on mettrait là du canonpour balayer les quais. Alors, il modifia plusieurs détails duplan, marquant la place de combat des sections, sur un carnet qu’iltenait à la main. La véritable attaque aurait décidément lieu parla rue de Bourgogne et la rue de l’Université, tandis qu’unediversion serait faite du côté de la Seine. Le soleil de huitheures qui lui chauffait la nuque avait des gaietés blondes sur leslarges trottoirs et dorait les colonnes du grand monument, en facede lui. Et il voyait déjà la bataille, des grappes d’hommes penduesà ces colonnes, les grilles crevées, le péristyle envahi, puis touten haut, brusquement, des bras maigres qui plantaient undrapeau.

Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fitrelever. Il s’aperçut qu’il traversait le jardin des Tuileries. Surune pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinementsde gorge. Il s’adossa un instant à la caisse d’un oranger,regardant l’herbe et les ramiers baignés de soleil. En face,l’ombre des marronniers était toute noire. Un silence chaudtombait, coupé par des roulements continus, au loin, derrière lagrille de la rue de Rivoli. L’odeur des verdures l’attendritbeaucoup, en le faisant songer à madame François. Une petite fillequi passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Ilss’envolèrent, allèrent se poser à la file sur le bras de marbred’un lutteur antique, au milieu de la pelouse, roucoulant et serengorgeant d’une façon plus douce.

Comme Florent rentrait aux Halles par la rue Vauvilliers, ilentendit la voix de Claude Lantier qui l’appelait. Le peintredescendait dans le sous-sol du pavillon de la Vallée.

– Eh ! venez-vous avec moi ? cria-t-il. Jecherche cette brute de Marjolin.

Florent le suivit, pour s’oublier un instant encore, pourretarder de quelques minutes son retour à la poissonnerie. Claudedisait que, maintenant, son ami Marjolin n’avait plus rien àdésirer ; il était une bête. Il nourrissait le projet de lefaire poser à quatre pattes, avec son rire d’innocent. Quand ilavait crevé de rage une ébauche, il passait des heures en compagniede l’idiot, sans parler, tâchant d’avoir son rire.

– Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. Seulement, je nesais pas où est la resserre de monsieur Gavard.

Ils fouillèrent toute la cave. Au centre, dans l’ombre pâle,deux fontaines coulent. Les resserres sont exclusivement réservéesaux pigeons. Le long des treillages, c’est un éternel gazouillementplaintif, un chant discret d’oiseaux sous les feuilles, quand tombele jour. Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Il dit àson compagnon :

– Si l’on ne jurerait pas que tous les amoureux de Pariss’embrassent là-dedans !

Cependant, pas une resserre n’était ouverte, il commençait àcroire que Marjolin ne se trouvait pas dans la cave, lorsqu’unbruit de baisers, mais de baisers sonores, l’arrêta net devant uneporte entrebâillée. Il l’ouvrit, il aperçut cet animal de Marjolinque Cadine avait fait agenouiller par terre, sur la paille, defaçon à ce que le visage du garçon arrivât juste à la hauteur deses lèvres. Elle l’embrassait doucement, partout. Elle écartait seslongs cheveux blonds, allait derrière les oreilles, sous le menton,le long de la nuque, revenait sur les yeux et sur la bouche, sansse presser, mangeant ce visage à petites caresses, ainsi qu’unebonne chose à elle, dont elle disposait à son gré. Lui,complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. Iltendait la chair, sans même craindre les chatouilles.

– Eh bien ! c’est ça, dit Claude, ne vous gênezpas !… Tu n’as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenterdans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux.

– Tiens ! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmentepas. Il aime bien qu’on l’embrasse, parce qu’il a peur, maintenant,dans les endroits où il ne fait pas clair… N’est-ce pas, que tu aspeur ?

Elle l’avait relevé ; il passait les mains sur son visage,ayant l’air de chercher les baisers que la petite venait d’ymettre. Il balbutia qu’il avait peur, tandis qu’ellereprenait :

– D’ailleurs, j’étais venue l’aider ; je gavais sespigeons.

Florent regardait les pauvres bêtes. Sur des planches, autour dela resserre, étaient rangés des coffres sans couvercle, danslesquels les pigeons, serrés les uns contre les autres, les pattesroidies, mettaient la bigarrure blanche et noire de leur plumage.Par moments, un frisson courait sur cette nappe mouvante ;puis, les corps se tassaient, on n’entendait plus qu’un caquetageconfus. Cadine avait près d’elle une casserole, pleine d’eau et degrains ; elle s’emplissait la bouche, prenait les pigeons un àun, leur soufflait une gorgée dans le bec. Et eux, se débattaient,étouffant, retombant au fond des coffres, l’œil blanc, ivres decette nourriture avalée de force.

– Ces innocents ! murmura Claude.

– Tant pis pour eux ! dit Cadine, qui avait fini. Ilssont meilleurs, quand on les a bien gavés… Voyez-vous, dans deuxheures, on leur fera avaler de l’eau salée, à ceux-là. Ça leurdonne la chair blanche et délicate. Deux heures après, on lessaigne… Mais, si vous voulez voir saigner, il y en a là de toutprêts, auxquels Marjolin va faire leur affaire.

Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un descoffres.

Claude et Florent le suivirent. Il s’établit près d’unefontaine, par terre, posant le coffre à côté de lui, plaçant surune sorte de caisse en zinc un cadre de bois grillé de traversesminces. Puis, il saigna. Rapidement, le couteau jouant entre lesdoigts, il saisissait les pigeons par les ailes, leur donnait surla tête un coup de manche qui les étourdissait, leur entrait lapointe dans la gorge. Les pigeons avaient un court frisson, lesplumes chiffonnées, tandis qu’il les rangeait à la file, la têteentre les barreaux du cadre de bois, au-dessus de la caisse dezinc, où le sang tombait goutte à goutte. Et cela d’un mouvementrégulier, avec le tic-tac du manche sur les crânes qui sebrisaient, le geste balancé de la main prenant, d’un côté, lesbêtes vivantes et les couchant mortes, de l’autre côté. Peu à peu,cependant, Marjolin allait plus vite, s’égayait à ce massacre, lesyeux luisants, accroupi comme un énorme dogue mis en joie. Il finitpar éclater de rire, par chanter : « Tic-tac, tic-tac,tic-tac », accompagnant la cadence du couteau d’un claquementde langue, faisant un bruit de moulin écrasant des têtes. Lespigeons pendaient comme des linges de soie.

– Hein ! ça t’amuse, grande bête, dit Cadine qui riaitaussi. Ils sont drôles, les pigeons, quand ils rentrent la tête,comme ça, entre les épaules, pour qu’on ne leur trouve pas le cou…Allez, ce n’est pas bon, ces animaux-là ; ça vous pincerait,si ça pouvait.

Et, riant plus haut de la hâte de plus en plus fiévreuse deMarjolin, elle ajouta :

– J’ai essayé, mais je ne vais pas si vite que lui… Unjour, il en a saigné cent en dix minutes.

Le cadre de bois s’emplissait ; on entendait les gouttes desang tomber dans la caisse. Alors Claude, en se tournant, vitFlorent tellement pâle qu’il se hâta de l’emmener. En haut, il lefit asseoir sur une marche de l’escalier.

– Eh bien, quoi donc ! dit-il en lui tapant dans lesmains. Voilà que vous vous évanouissez comme une femme.

– C’est l’odeur de la cave, murmura Florent un peuhonteux.

Ces pigeons, auxquels on fait avaler du grain et de l’eau salée,qu’on assomme et qu’on égorge, lui avaient rappelé les ramiers desTuileries, marchant avec leurs robes de satin changeant dansl’herbe jaune de soleil. Il les voyait roucoulant sur le bras demarbre du lutteur antique, au milieu du grand silence du jardin,tandis que, sous l’ombre noire des marronniers, des petites fillesjouent au cerceau. Et c’était alors que cette grosse brute blondefaisant son massacre, tapant du manche et trouant de la pointe, aufond de cette cave nauséabonde, lui avait donné froid dans lesos ; il s’était senti tomber, les jambes molles, les paupièresbattantes.

– Diable ! reprit Claude quand il fut remis, vous neferiez pas un bon soldat… Ah bien ! ceux qui vous ont envoyé àCayenne sont encore de jolis messieurs, d’avoir eu peur de vous.Mais, mon brave, si vous vous mettez jamais d’une émeute, vousn’oserez pas tirer un coup de pistolet ; vous aurez trop peurde tuer quelqu’un.

Florent se leva, sans répondre. Il était devenu très sombre,avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Il s’en alla,laissant Claude redescendre dans la cave ; et, en se rendant àla poissonnerie, il songeait de nouveau au plan d’attaque, auxbandes armées qui envahiraient le Palais-Bourbon. Dans lesChamps-Élysées, le canon gronderait ; les grilles seraientbrisées ; il y aurait du sang sur les marches, deséclaboussures de cervelle contre les colonnes. Ce fut une visionrapide de bataille. Lui, au milieu, très pâle, ne pouvait regarder,se cachait la figure entre les mains.

Comme il traversait la rue du Pont-Neuf, il crut apercevoir, aucoin du pavillon aux fruits, la face blême d’Auguste qui tendait lecou. Il devait guetter quelqu’un les yeux arrondis par une émotionextraordinaire d’imbécile. Il disparut brusquement, il rentra encourant à la charcuterie.

– Qu’a-t-il donc ? pensa Florent. Est-ce que je luifais peur ?

Dans cette matinée, il s’était passé de très graves événementschez les Quenu-Gradelle. Au point du jour, Auguste accourut touteffaré réveiller la patronne, en lui disant que la police venaitprendre monsieur Florent. Puis, balbutiant davantage, il lui contaconfusément que celui-ci était sorti, qu’il avait dû se sauver. Labelle Lisa, en camisole, sans corset, se moquant du monde, montavivement à la chambre de son beau-frère, où elle prit laphotographie de la Normande, après avoir regardé si rien ne lescompromettait. Elle redescendait, lorsqu’elle rencontra les agentsde police au second étage. Le commissaire la pria de lesaccompagner. Il l’entretint un instant à voix basse, s’installantavec ses hommes dans la chambre, lui recommandant d’ouvrir laboutique comme d’habitude, de façon à ne donner l’éveil à personne.Une souricière était tendue.

Le seul souci de la belle Lisa, en cette aventure, était le coupque le pauvre Quenu allait recevoir. Elle craignait, en outre,qu’il fît tout manquer par ses larmes, s’il apprenait que la policese trouvait là. Aussi exigea-t-elle d’Auguste le serment le plusabsolu de silence. Elle revint mettre son corset, conta à Quenuendormi une histoire. Une demi-heure plus tard, elle était sur leseuil de la charcuterie, peignée, sanglée, vernie, la face rose.Auguste faisait tranquillement l’étalage. Quenu parut un instantsur le trottoir, bâillant légèrement, achevant de s’éveiller dansl’air frais du matin. Rien n’indiquait le drame qui se nouait enhaut.

Mais le commissaire donna lui-même l’éveil au quartier, enallant faire une visite domiciliaire chez les Méhudin, ruePirouette. Il avait les notes les plus précises. Dans les lettresanonymes reçues à la préfecture, on affirmait que Florent couchaitle plus souvent avec la belle Normande. Peut-être s’était-ilréfugié là. Le commissaire, accompagné de deux hommes, vint secouerla porte, au nom de la loi. Les Méhudin se levaient à peine. Lavieille ouvrit, furieuse, puis subitement calmée et ricanant,lorsqu’elle sut de quoi il s’agissait. Elle s’était assise,rattachant ses vêtements, disant à ces messieurs :

– Nous sommes d’honnêtes gens, nous n’avons rien àcraindre, vous pouvez chercher.

Comme la Normande n’ouvrait pas assez vite la porte de sachambre, le commissaire la fit enfoncer. Elle s’habillait, la gorgelibre, montrant ses épaules superbes, un jupon entre les dents.Cette entrée brutale, qu’elle ne s’expliquait pas,l’exaspéra ; elle lâcha le jupon, voulut se jeter sur leshommes, en chemise, plus rouge de colère que de honte. Lecommissaire, en face de cette grande femme nue, s’avançait,protégeant ses hommes, répétant de sa voix froide :

– Au nom de la loi ! au nom de la loi !

Alors, elle tomba dans un fauteuil, sanglotante, secouée par unecrise, à se sentir trop faible, à ne pas comprendre ce qu’onvoulait d’elle. Ses cheveux s’étaient dénoués, sa chemise ne luivenait pas aux genoux, les agents avaient des regards de côté pourla voir. Le commissaire de police lui jeta un châle qu’il trouvapendu au mur. Elle ne s’en enveloppa même pas ; elle pleuraitplus fort, en regardant les hommes fouiller brutalement dans sonlit, tâter de la main les oreillers, visiter les draps.

– Mais qu’est-ce que j’ai fait ? finit-elle parbégayer. Qu’est-ce que vous cherchez donc dans mon lit ?

Le commissaire prononça le nom de Florent, et comme la vieilleMéhudin était restée sur le seuil de la chambre :

– Ah ! la coquine, c’est elle ! s’écria la jeunefemme, en voulant s’élancer sur sa mère.

Elle l’aurait battue. On la retint, on l’enveloppa de force dansle châle. Elle se débattait, elle disait d’une voixsuffoquée :

– Pour qui donc me prend-on !… Ce Florent n’est jamaisentré ici, entendez-vous. Il n’y a rien eu entre nous. On cherche àme faire du tort dans le quartier, mais qu’on vienne me direquelque chose en face, vous verrez. On me mettra en prison,après ; ça m’est égal… Ah bien ! Florent, j’ai mieux quelui ! Je peux épouser qui je veux, je les ferai crever derage, celles qui vous envoient.

Ce flot de paroles la calmait. Sa fureur se tournait contreFlorent, qui était la cause de tout. Elle s’adressa au commissaire,se justifiant :

– Je ne savais pas, monsieur. Il avait l’air très doux, ilnous a trompées. Je n’ai pas voulu écouter ce qu’on disait, parcequ’on est si méchant… Il venait donner des leçons au petit, puis ils’en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d’unbeau poisson. C’est tout… Ah ! non, par exemple, on ne mereprendra plus à être bonne comme ça !

– Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner despapiers à garder ?

– Non, je vous jure que non… Moi, ça me serait égal, jevous les remettrais, ces papiers. J’en ai assez, n’est-cepas ? Ça ne m’amuse guère de vous voir tout fouiller… Allez,c’est bien inutile.

Les agents, qui avaient visité chaque meuble, voulurent alorspénétrer dans le cabinet où Muche couchait. Depuis un instant, onentendait l’enfant, réveillé par le bruit, qui pleurait à chaudeslarmes, en croyant sans doute qu’on allait venir l’égorger.

– C’est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant laporte.

Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, lecoucha dans son propre lit. Les agents ressortirent presqueaussitôt du cabinet, et le commissaire se décidait à se retirer,lorsque l’enfant, encore tout éploré, murmura à l’oreille de samère :

– Ils vont prendre mes cahiers… Ne leur donne pas mescahiers…

– Ah ! c’est vrai, s’écria la Normande, il y a lescahiers… Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veuxvous montrer que je m’en moque… Tenez, vous trouverez de sonécriture, là-dedans. On peut bien le pendre, ce n’est pas moi quiirai le décrocher.

Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d’écriture. Maisle petit, furieux, se leva de nouveau, mordant et égratignant samère, qui le recoucha d’une calotte. Alors, il se mit à hurler. Surle seuil de la chambre, dans le vacarme, mademoiselle Sagetallongeait le cou ; elle était entrée, trouvant toutes lesportes ouvertes, offrant ses services à la mère Méhudin. Elleregardait, elle écoutait, en plaignant beaucoup ces pauvres dames,qui n’avaient personne pour les défendre. Cependant, le commissairelisait les modèles d’écriture, d’un air sérieux. Les« tyranniquement », les « liberticide », les« anticonstitutionnel », les« révolutionnaire », lui faisaient froncer les sourcils.Lorsqu’il lut la phrase : « Quand l’heure sonnera, lecoupable tombera », il donna de petites tapes sur les papiers,en disant :

– C’est très grave, très grave.

Il remit le paquet à un de ses agents, il s’en alla. Claire, quin’avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommesdescendre. Puis, elle vint dans la chambre de sa sœur, où ellen’était pas entrée depuis un an. Mademoiselle Saget paraissait aumieux avec la Normande ; elle s’attendrissait sur elle,ramenait les bouts du châle pour la mieux couvrir, recevait avecdes mines apitoyées les premiers aveux de sa colère.

– Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sasœur.

Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle.

– Tu mouchardes donc ! cria-t-elle. Répète donc un peuce que tu viens de dire.

– Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d’une voix plusinsultante.

Alors, la Normande, à toute volée, donna un soufflet à Claire,qui pâlit affreusement et qui sauta sur elle, en lui enfonçant lesongles dans le cou. Elles luttèrent un instant, s’arrachant lescheveux, cherchant à s’étrangler. La cadette, avec une forcesurhumaine, toute frêle qu’elle était, poussa l’aînée si violemmentqu’elles allèrent l’une et l’autre tomber dans l’armoire, dont laglace se fendit. Muche sanglotait, la vieille Méhudin criait àmademoiselle Saget de l’aider à les séparer. Mais Claire sedégagea, en disant :

– Lâche, lâche… Je vais aller le prévenir, ce malheureuxque tu as vendu.

Sa mère lui barra la porte. La Normande se jeta sur ellepar-derrière. Et, mademoiselle Saget aidant, à elles trois, ellesla poussèrent dans sa chambre, où elles l’enfermèrent à doubletour, malgré sa résistance affolée. Elle donnait des coups de pieddans la porte, cassait tout chez elle. Puis, on n’entendit plusqu’un grattement furieux, un bruit de fer égratignant le plâtre.Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux.

– Elle m’aurait tuée, si elle avait eu un couteau, dit laNormande, en cherchant ses vêtements pour s’habiller. Vous verrezqu’elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie…Surtout, qu’on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait lequartier contre nous.

Mademoiselle Saget s’était empressée de descendre. Elle arrivaau coin de la rue Pirouette juste au moment où le commissairerentrait dans l’allée des Quenu-Gradelle. Elle comprit, elle entraà la charcuterie, les yeux si brillants, que Lisa lui recommanda lesilence d’un geste, en lui montrant Quenu qui accrochait des bandesde petit salé. Quand il fut retourné à la cuisine, la vieille contaà demi-voix le drame qui venait de se passer chez les Méhudin. Lacharcutière, penchée au-dessus du comptoir, la main sur la terrinede veau piqué, écoutait, avec la mine heureuse d’une femme quitriomphe. Puis, comme une cliente demandait deux pieds de cochon,elle les enveloppa d’un air songeur.

– Moi, je n’en veux pas à la Normande, dit-elle enfin àmademoiselle Saget, lorsqu’elles furent seules de nouveau. Jel’aimais beaucoup, j’ai regretté qu’on nous eût fâchées ensemble…Tenez, la preuve que je ne suis pas méchante, c’est que j’ai sauvéça des mains de la police, et que je suis toute prête à le luirendre, si elle vient me le demander elle-même.

Elle sortit de sa poche le portrait-carte. Mademoiselle Saget leflaira, ricana en lisant : « Louise à son bon amiFlorent » ; puis, de sa voix pointue :

– Vous avez peut-être tort. Vous devriez garder ça.

– Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancansfinissent. Aujourd’hui, c’est le jour de la réconciliation. Il y ena assez, le quartier doit redevenir tranquille.

– Eh bien ! Voulez-vous que j’aille dire à la Normandeque vous l’attendez ? demanda la vieille.

– Oui, vous me ferez plaisir.

Mademoiselle Saget retourna rue Pirouette, effraya beaucoup lapoissonnière, en lui disant qu’elle venait de voir son portraitdans la poche de Lisa. Mais elle ne put la décider tout de suite àla démarche que sa rivale exigeait. La Normande fit ses conditions,elle irait, seulement la charcutière s’avancerait pour la recevoirjusqu’au seuil de la boutique. La vieille dut faire encore deuxvoyages, de l’une à l’autre, pour bien régler les points del’entrevue. Enfin, elle eut la joie de négocier ce raccommodementqui allait faire tant de bruit. Comme elle repassait une dernièrefois devant la porte de Claire, elle entendit toujours le bruit desciseaux, dans le plâtre.

Puis, après avoir rendu une réponse définitive à la charcutière,elle se hâta d’aller chercher madame Lecœur et la Sarriette. Elless’établirent toutes trois au coin du pavillon de la marée, sur letrottoir, en face de la charcuterie. Là, elles ne pouvaient rienperdre de l’entrevue. Elles s’impatientaient, feignant de causerentre elles, guettant la rue Pirouette, d’où la Normande devaitsortir. Dans les Halles, le bruit de la réconciliation couraitdéjà ; les marchandes, droites à leur banc, se haussant,cherchaient à voir ; d’autres, plus curieuses, quittant leurplace, vinrent même se planter sous la rue couverte. Tous les yeuxdes Halles se tournaient vers la charcuterie. Le quartier étaitdans l’attente.

Ce fut solennel. Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette,les respirations restèrent coupées.

– Elle a ses brillants, murmura la Sarriette.

– Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecœur ;elle est trop effrontée.

La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignaitaccepter la paix. Elle avait fait une toilette soignée, coifféeavec ses cheveux frisés, relevant un coin de son tablier pourmontrer sa jupe de cachemire ; elle étrennait même un nœud dedentelle d’une grande richesse. Comme elle sentait les Halles ladévisager, elle se rengorgea encore en approchant de lacharcuterie. Elle s’arrêta devant la porte.

– Maintenant, c’est au tour de la belle Lisa, ditmademoiselle Saget. Regardez bien.

La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elle traversa laboutique sans se presser, vint tendre la main à la belle Normande.Elle était également très comme il faut, avec son lingeéblouissant, son grand air de propreté. Un murmure courut lapoissonnerie ; toutes les têtes, sur le trottoir, serapprochèrent, causant vivement. Les deux femmes étaient dans laboutique, et les crépines de l’étalage empêchaient de les bienvoir. Elles semblaient causer affectueusement, s’adressaient depetits saluts, se complimentaient sans doute.

– Tiens ! reprit mademoiselle Saget, la belle Normandeachète quelque chose… Qu’est-ce donc qu’elle achète ? C’estune andouille, je crois… Ah ! voilà ! Vous n’avez pas vu,vous autres ? La belle Lisa vient de lui rendre laphotographie, en lui mettant l’andouille dans la main.

Puis, il y eut encore des salutations. La belle Lisa, dépassantmême les amabilités réglées à l’avance, voulut accompagner la belleNormande jusque sur le trottoir. Là, elles rirent toutes les deux,se montrèrent au quartier en bonnes amies. Ce fut une véritablejoie pour les Halles ; les marchandes revinrent à leur banc,en déclarant que tout s’était très bien passé.

Mais mademoiselle Saget retint madame Lecœur et la Sarriette. Ledrame se nouait à peine. Elles couvaient toutes trois des yeux lamaison d’en face, avec une âpreté de curiosité qui cherchait à voirà travers les pierres. Pour patienter, elles causèrent encore de labelle Normande.

– La voilà sans homme, dit madame Lecœur.

– Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, quise mit à rire.

– Oh ! monsieur Lebigre, il ne voudra plus.

Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant :

– Vous ne le connaissez guère. Il se moque pas mal de toutça. C’est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande estriche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. Il y alongtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage.

– N’importe, reprit la marchande de beurre, le commissairene l’en a pas moins trouvée couchée avec ce Florent.

– Mais non, je ne vous ai pas dit ça… Le grand maigrevenait de partir. J’étais là, quand on a regardé dans le lit. Lecommissaire a tâté avec la main. Il y avait deux places touteschaudes…

La vieille reprit haleine, et d’une voix indignée :

– Ah ! voyez-vous, ce qui m’a fait le plus de mal,c’est d’entendre toutes les horreurs que ce gueux apprenait aupetit Muche. Non, vous ne pouvez pas croire… Il y en avait un grospaquet.

– Quelles horreurs ? demanda la Sarriettealléchée.

– Est-ce qu’on sait ! Des saletés, des cochonneries.Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre… C’estun monstre, cet homme-là. Aller s’attaquer à un enfant, s’il estpermis ! Le petit Muche ne vaut pas grand-chose, mais ce n’estpas une raison pour le fourrer avec les rouges, ce marmot, n’est-cepas ?

– Bien sûr, répondirent les deux autres.

– Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout cemicmac. Je vous le disais, vous vous rappelez : « Il y aun micmac chez les Quenu qui ne sent pas bon. » Vous voyez sij’avais le nez fin… Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer unpeu. Ça demandait un fier coup de balai ; car, ma paroled’honneur, on finissait par avoir peur d’être assassiné en pleinjour. On ne vivait plus. C’étaient des cancans, des fâcheries, destueries. Et ça pour un seul homme, pour ce Florent… Voilà la belleLisa et la belle Normande remises ; c’est très bien de leurpart, elles devaient ça à la tranquillité de tous. Maintenant, lereste marchera bon train, vous allez voir… Tiens, ce pauvremonsieur Quenu qui rit là-bas.

Quenu, en effet, était de nouveau sur le trottoir, débordantdans son tablier blanc, plaisantant avec la petite bonne de madameTaboureau. Il était très gaillard, ce matin-là. Il pressait lesmains de la petite bonne, lui cassait les poignets à la fairecrier, dans sa belle humeur de charcutier. Lisa avait toutes lespeines du monde à le renvoyer à la cuisine. Elle marchaitd’impatience dans la boutique, craignant que Florent n’arrivât,appelant son mari pour éviter une rencontre.

– Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Cepauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme uninnocent !… Vous savez que madame Taboureau disait qu’elle sefâcherait avec les Quenu, s’ils se déconsidéraient davantage engardant leur Florent chez eux.

– En attendant, ils gardent l’héritage, fit remarquermadame Lecœur.

– Eh ! non, ma bonne… L’autre a eu sa part.

– Vrai… Comment le savez-vous ?

– Pardieu ! ça se voit, reprit la vieille, après unecourte hésitation, et sans donner d’autre preuve. Il a même prisplus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers defrancs… Il faut dire qu’avec des vices, ça va vite… Ah ! vousignorez, peut-être : il avait une autre femme…

– Ça ne m’étonne pas, interrompit la Sarriette ; ceshommes maigres sont de fiers hommes.

– Oui, et pas jeune encore, cette femme. Vous savez, quandun homme en veut, il en veut ; il en ramasserait par terre…Madame Verlaque, la femme de l’ancien inspecteur, vous laconnaissez bien, cette dame toute jaune…

Mais les deux autres se récrièrent. Ce n’était pas possible.Madame Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Sagets’emporta.

– Quand je vous le dis ! Accusez-moi de mentir,n’est-ce pas ?… On a des preuves, on a trouvé des lettres decette femme, tout un paquet de lettres, dans lesquelles elle luidemandait de l’argent, des dix et vingt francs à la fois. C’estclair, enfin… À eux deux, ils auront fait mourir le mari.

La Sarriette et madame Lecœur furent convaincues. Mais ellesperdaient patience. Il y avait plus d’une heure qu’ellesattendaient sur le trottoir. Elles disaient que, pendant ce temps,on les volait peut-être, à leurs bancs. Alors, mademoiselle Sagetles retenait avec une nouvelle histoire. Florent ne pouvait pass’être sauvé ; il allait revenir ; ce serait trèsintéressant, de le voir arrêter. Et elle donnait des détailsminutieux sur la souricière, tandis que la marchande de beurre etla marchande de fruits continuaient à examiner la maison de haut enbas, épiant chaque ouverture, s’attendant à voir des chapeaux desergents de ville à toutes les fentes. La maison, calme et muette,baignait béatement dans le soleil du matin.

– Si l’on dirait que c’est plein de police ! murmuramadame Lecœur.

– Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille.Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l’ont trouvée…Ah ! regardez, il y en a un, je crois, caché derrière legrenadier, sur la terrasse.

Elles tendirent le cou, elles ne virent rien.

– Non, c’est l’ombre, expliqua la Sarriette. Les petitsrideaux eux-mêmes ne remuent pas. Ils ont dû s’asseoir tous dans lachambre et ne plus bouger.

À ce moment, elles aperçurent Gavard qui sortait du pavillon dela marée, l’air préoccupé. Elles se regardèrent avec des yeuxluisants, sans parler. Elles s’étaient rapprochées, droites dansleurs jupes tombantes. Le marchand de volailles vint à elles.

– Est-ce que vous avez vu passer Florent ?demanda-t-il.

Elles ne répondirent pas.

– J’ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard.Il n’est pas à la poissonnerie. Il doit être remonté chez lui… Vousl’auriez vu, pourtant.

Les trois femmes étaient un peu pâles. Elles se regardaienttoujours, d’un air profond, avec de légers tressaillements auxcoins des lèvres. Comme son beau-frère hésitait :

– Il n’y a pas cinq minutes que nous sommes là, ditnettement madame Lecœur. Il aura passé auparavant.

– Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavarden riant.

La Sarriette fit un mouvement, comme pour l’arrêter ; maissa tante lui prit le bras, la ramena, en lui soufflant àl’oreille :

– Laisse donc, grande bête ! C’est bien fait pour lui.Ça lui apprendra à nous marcher dessus.

– Il n’ira plus dire que je mange de la viande gâtée,murmura plus bas encore mademoiselle Saget.

Puis, elles n’ajoutèrent rien. La Sarriette était trèsrouge ; les deux autres restaient toutes jaunes. Ellestournaient la tête maintenant, gênées par leurs regards,embarrassées de leurs mains, qu’elles cachèrent sous leurstabliers. Leurs yeux finirent par se lever instinctivement sur lamaison, suivant Gavard à travers les pierres, le voyant monter lescinq étages. Quand elles le crurent dans la chambre, elless’examinèrent à nouveau, avec des coups d’œil de côté. La Sarrietteeut un rire nerveux.

Il leur sembla un instant que les rideaux de la fenêtreremuaient, ce qui les fit croire à quelque lutte. Mais la façade dela maison gardait sa tranquillité tiède ; un quart d’heures’écoula, d’une paix absolue, pendant lequel une émotion croissanteles prit à la gorge. Elles défaillaient, lorsqu’un homme, sortantde l’allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plustard, Gavard descendait, suivi de deux agents. Lisa, qui étaitvenue sur le trottoir, en apercevant le fiacre, se hâta de rentrerdans la charcuterie.

Gavard était blême. En haut, on l’avait fouillé, on avait trouvésur lui son pistolet et sa boîte de cartouches. À la rudesse ducommissaire, au mouvement qu’il venait de faire en entendant sonnom, il se jugeait perdu. C’était un dénouement terrible, auquel iln’avait jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraientpas. Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d’exécutionl’eût attendu. Lorsqu’il vit la rue, pourtant, il trouva assez deforce dans sa vantardise pour marcher droit. Il eut même un derniersourire, en pensant que les Halles le voyaient et qu’il mourraitbravement.

Cependant, la Sarriette et madame Lecœur étaient accourues.Quand elles eurent demandé une explication, la marchande de beurrese mit à sangloter, tandis que la nièce, très émue, embrassait sononcle. Il la tint serrée entre ses bras, en lui remettant une clefet en lui murmurant à l’oreille :

– Prends tout, et brûle les papiers.

Il monta en fiacre, de l’air dont il serait monté surl’échafaud. Quand la voiture eut disparu au coin de la ruePierre-Lescot, madame Lecœur aperçut la Sarriette qui cherchait àcacher la clef dans sa poche.

– C’est inutile, ma petite, lui dit-elle les dents serrées,j’ai vu qu’il te la mettait dans la main… Aussi vrai qu’il n’y aqu’un Dieu, j’irai tout lui dire à la prison, si tu n’es pasgentille avec moi.

– Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarrietteavec un sourire embarrassé.

– Allons tout de suite chez lui, alors. Ce n’est pas lapeine de laisser aux argousins le temps de mettre leurs pattes dansses armoires.

Mademoiselle Saget qui avait écouté, avec des regardsflamboyants, les suivit, courut derrière elles, de toute lalongueur de ses petites jambes. Elle se moquait bien d’attendreFlorent, maintenant. De la rue Rambuteau à la rue de laCossonnerie, elle se fit très humble ; elle était pleined’obligeance, elle offrait de parler la première à la portière,madame Léonce.

– Nous verrons, nous verrons, répétait brièvement lamarchande de beurre.

Il fallut en effet parlementer. Madame Léonce ne voulait paslaisser monter ces dames à l’appartement de son locataire. Elleavait la mine très austère, choquée par le fichu mal noué de laSarriette. Mais quand la vieille demoiselle lui eut dit quelquesmots tout bas, et qu’on lui eut montré la clef, elle se décida. Enhaut, elle ne livra les pièces qu’une à une, exaspérée, le cœursaignant comme si elle avait dû indiquer elle-même à des voleursl’endroit où son argent se trouvait caché.

– Allez, prenez tout, s’écria-t-elle, en se jetant dans unfauteuil.

La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. MadameLecœur, d’un air soupçonneux, la suivait de si près, étaittellement sur elle, qu’elle lui dit :

– Mais, ma tante, vous me gênez. Laissez-moi les braslibres, au moins.

Enfin, une armoire s’ouvrit, en face de la fenêtre, entre lacheminée et le lit. Les quatre femmes poussèrent un soupir. Sur laplanche du milieu, il y avait une dizaine de mille francs en piècesd’or, méthodiquement rangées par petites piles. Gavard, dont lafortune était prudemment déposée chez un notaire, gardait cettesomme en réserve pour « le coup de chien ». Comme il ledisait avec solennité, il tenait prêt son apport dans larévolution. Il avait vendu quelques titres, goûtant une jouissanceparticulière à regarder les dix mille francs chaque soir, lescouvant des yeux, en leur trouvant la mine gaillarde etinsurrectionnelle. La nuit, il rêvait qu’on se battait dans sonarmoire ; il y entendait des coups de fusil, des pavésarrachés et roulant, des voix de vacarme et de triomphe :c’était son argent qui faisait de l’opposition.

La Sarriette avait tendu les mains, avec un cri de joie.

– Bas les griffes ! ma petite, dit madame Lecœur d’unevoix rauque.

Elle était plus jaune encore, dans le reflet de l’or, la facemarbrée par la bile, les yeux brûlés par la maladie de foie qui laminait sourdement. Derrière elle, mademoiselle Saget se haussaitsur la pointe des pieds, en extase, regardant jusqu’au fond del’armoire. Madame Léonce, elle aussi, s’était levée, mâchant desparoles sourdes.

– Mon oncle m’a dit de tout prendre, reprit nettement lajeune femme.

– Et moi qui l’ai soigné, cet homme, je n’aurai rien,alors, s’écria la portière.

Madame Lecœur étouffait ; elle les repoussa, se cramponna àl’armoire, en bégayant :

– C’est mon bien, je suis sa plus proche parente, vous êtesdes voleuses, entendez-vous… J’aimerais mieux tout jeter par lafenêtre.

Il y eut un silence, pendant lequel elles se regardèrent toutesles quatre avec des regards louches. Le foulard de la Sarriettes’était tout à fait dénoué ; elle montrait la gorge, adorablede vie, la bouche humide, les narines roses. Madame Lecœurs’assombrit encore en la voyant si belle de désir.

– Écoute, lui dit-elle d’une voix plus sourde, ne nousbattons pas… Tu es sa nièce, je veux bien partager… Nous allonsprendre une pile, chacune à notre tour.

Alors, elles écartèrent les deux autres. Ce fut la marchande debeurre qui commença. La pile disparut dans ses jupes. Puis, laSarriette prit une pile également. Elles se surveillaient, prêtes àse donner des tapes sur les mains. Leurs doigts s’allongeaientrégulièrement, des doigts horribles et noueux, des doigts blancs etd’une souplesse de soie. Elles s’emplirent les poches. Lorsqu’il neresta plus qu’une pile, la jeune femme ne voulut pas que sa tantel’eût, puisque c’était elle qui avait commencé. Elle la partageabrusquement entre mademoiselle Saget et madame Léonce, qui lesavaient regardées empocher l’or avec des piétinements defièvre.

– Merci, gronda la portière, cinquante francs, pour l’avoirdorloté avec de la tisane et du bouillon ! Il disait qu’iln’avait pas de famille, ce vieil enjôleur.

Madame Lecœur, avant de fermer l’armoire, voulut la visiter dehaut en bas. Elle contenait tous les livres politiques défendus àla frontière, les pamphlets de Bruxelles, les histoiresscandaleuses des Bonaparte, les caricatures étrangères ridiculisantl’empereur. Un des grands régals de Gavard était de s’enfermerparfois avec un ami pour lui montrer ces chosescompromettantes.

– Il m’a bien recommandé de brûler les papiers, fitremarquer la Sarriette.

– Bah ! nous n’avons pas de feu, ça serait trop long…Je flaire la police. Il faut déguerpir.

Et elles s’en allèrent toutes quatre. Elles n’étaient pas au basde l’escalier, que la police se présenta. Madame Léonce dutremonter, pour accompagner ces messieurs. Les trois autres, serrantles épaules, se hâtèrent de gagner la rue. Elles marchaient vite, àla file, la tante et la nièce gênées par le poids de leurs pochespleines. La Sarriette qui allait la première se retourna, enremontant sur le trottoir de la rue Rambuteau, et dit avec son riretendre :

– Ça me bat contre les cuisses.

Et madame Lecœur lâcha une obscénité, qui les amusa. Ellesgoûtaient une jouissance à sentir ce poids qui leur tirait lesjupes, qui se pendait à elles comme des mains chaudes de caresses.Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poingfermé. Elle restait sérieuse, bâtissait un plan pour tirer encorequelque chose de ces grosses poches qu’elle suivait. Comme elles seretrouvaient au coin de la poissonnerie :

– Tiens ! dit la vieille, nous revenons au bon moment,voilà le Florent qui va se faire pincer.

Florent, en effet, rentrait de sa longue course. Il alla changerde paletot dans son bureau, se mit à sa besogne quotidienne,surveillant le lavage des pierres, se promenant lentement le longdes allées. Il lui sembla qu’on le regardait singulièrement ;les poissonnières chuchotaient sur son passage, baissaient le nez,avec des yeux sournois. Il crut à quelque nouvelle vexation. Depuisquelque temps, ces grosses et terribles femmes ne lui laissaientpas une matinée de repos. Mais comme il passait devant le banc desMéhudin, il fut très surpris d’entendre la mère lui dire d’une voixdoucereuse :

– Monsieur Florent, il y a quelqu’un qui est venu vousdemander tout à l’heure. C’est un monsieur d’un certain âge. Il estmonté vous attendre dans votre chambre.

La vieille poissonnière, tassée sur une chaise, goûtait, à direces choses, un raffinement de vengeance qui agitait d’untremblement sa masse énorme. Florent, doutant encore, regarda labelle Normande. Celle-ci, remise complètement avec sa mère, ouvraitun robinet, tapait ses poissons, paraissait ne pas entendre.

– Vous êtes bien sûre ? demanda-t-il.

– Oh ! tout à fait sûre, n’est-ce pas, Louise ?reprit la vieille d’une voix plus aiguë.

Il pensa que c’était sans doute pour la grande affaire, et il sedécida à monter. Il allait sortir du pavillon, lorsque, en seretournant machinalement, il aperçut la belle Normande qui lesuivait des yeux, la face toute grave. Il passa à côté des troiscommères.

– Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, lacharcuterie est vide. La belle Lisa n’est pas une femme à secompromettre.

C’était vrai, la charcuterie était vide. La maison gardait safaçade ensoleillée, son air béat de bonne maison se chauffanthonnêtement le ventre aux premiers rayons. En haut, sur laterrasse, le grenadier était tout fleuri. Comme Florent traversaitla chaussée, il fit un signe de tête amical à Logre et à monsieurLebigre, qui paraissaient prendre l’air sur le seuil del’établissement de ce dernier. Ces messieurs lui sourirent. Ilallait s’enfoncer dans l’allée, lorsqu’il crut apercevoir, au boutde ce couloir, étroit et sombre, la face pâle d’Auguste quis’évanouit brusquement. Alors, il revint, jeta un coup d’œil dansla charcuterie, pour s’assurer que le monsieur d’un certain âge nes’était pas arrêté là. Mais il ne vit que Mouton, assis sur unbillot, le contemplant de ses deux gros yeux jaunes, avec sondouble menton et ses grandes moustaches hérissées de chat défiant.Quand il se fut décidé à entrer dans l’allée, le visage de la belleLisa se montra au fond, derrière le petit rideau d’une portevitrée.

Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. Les ventres etles gorges énormes retenaient leur haleine, attendaient qu’il eûtdisparu. Puis tout déborda, les gorges s’étalèrent, les ventrescrevèrent d’une joie mauvaise. La farce avait réussi. Rien n’étaitplus drôle. La vieille Méhudin riait avec des secousses sourdes,comme une outre pleine que l’on vide. Son histoire du monsieur d’uncertain âge faisait le tour du marché, paraissait à ces damesextrêmement drôle. Enfin, le grand maigre était emballé, onn’aurait plus toujours là sa fichue mine, ses yeux de forçat. Ettoutes lui souhaitaient bon voyage, en comptant sur un inspecteurqui fût bel homme. Elles couraient d’un banc à l’autre, ellesauraient dansé autour de leurs pierres comme des filles échappées.La belle Normande regardait cette joie, toute droite, n’osantbouger de peur de pleurer, les mains sur une grande raie pourcalmer sa fièvre.

– Voyez-vous ces Méhudin qui le lâchent, quand il n’a plusle sou, dit madame Lecœur.

– Tiens ! elles ont raison, répondit mademoiselleSaget. Puis, ma chère, c’est la fin, n’est-ce pas ? Il ne fautplus se manger… Vous êtes contente, vous. Laissez les autresarranger leurs affaires.

– Il n’y a que les vieilles qui rient, fit remarquer laSarriette. La Normande n’a pas l’air gai.

Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme unmouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sansdoute à une résistance désespérée. Il les pria doucement de lelâcher. Puis, il s’assit, pendant que les hommes emballaient lespapiers, les écharpes rouges, les brassards et les guidons. Cedénouement ne semblait pas le surprendre ; il était unsoulagement pour lui, sans qu’il voulût se le confesser nettement.Mais il souffrait, à la pensée de la haine qui venait de le pousserdans cette chambre. Il revoyait la face blême d’Auguste, les nezbaissés des poissonnières ; il se rappelait les paroles de lamère Méhudin, le silence de la Normande, la charcuterie vide ;et il se disait que les Halles étaient complices, que c’était lequartier entier qui le livrait. Autour de lui, montait la boue deces rues grasses.

Lorsque, au milieu de ces faces rondes qui passaient dans unéclair, il évoqua tout d’un coup l’image de Quenu, il fut pris aucœur d’une angoisse mortelle.

– Allons, descendez, dit brutalement un agent.

Il se leva, il descendit. Au troisième étage, il demanda àremonter ; il prétendait avoir oublié quelque chose. Leshommes ne voulurent pas, le poussèrent. Lui, se fit suppliant. Illeur offrit même quelque argent qu’il avait sur lui. Deuxconsentirent enfin à le reconduire à la chambre, en le menaçant delui casser la tête, s’il essayait de leur jouer un mauvais tour.Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. Dans la chambre, ilalla droit à la cage du pinson, prit l’oiseau, le baisa entre lesdeux ailes, lui donna la volée. Et il le regarda, dans le soleil,se poser sur le toit de la poissonnerie, comme étourdi, puis, d’unautre vol, disparaître par-dessus les Halles, du côté du square desInnocents. Il resta encore un instant en face du ciel, du ciellibre ; il songeait aux ramiers roucoulants des Tuileries, auxpigeons des resserres, la gorge crevée par Marjolin. Alors, tout sebrisa en lui, il suivit les agents qui remettaient leurs revolversdans la poche, en haussant les épaules.

Au bas de l’escalier, Florent s’arrêta devant la porte quiouvrait sur la cuisine de la charcuterie. Le commissaire quil’attendait là, presque touché par sa douceur obéissante, luidemanda :

– Voulez-vous dire adieu à votre frère ?

Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terriblede hachoirs et de marmites venait de la cuisine. Lisa, pour occuperson mari, avait imaginé de lui faire emballer dans la matinée leboudin qu’il ne fabriquait d’ordinaire que le soir. L’oignonchantait sur le feu. Florent entendit la voix joyeuse de Quenu quidominait le vacarme, disant :

– Ah ! sapristi, le boudin sera bon… Auguste,passez-moi les gras !

Et Florent remercia le commissaire, avec la peur de rentrer danscette cuisine chaude, pleine de l’odeur forte de l’oignon cuit. Ilpassa devant la porte, heureux de croire que son frère ne savaitrien, hâtant le pas pour éviter un dernier chagrin à lacharcuterie. Mais, en recevant au visage le grand soleil de la rue,il eut honte, il monta dans le fiacre, l’échine pliée, la figureterreuse. Il sentait en face de lui la poissonnerie triomphante, illui semblait que tout le quartier était là qui jouissait.

– Hein ! la fichue mine, dit mademoiselle Saget.

– Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac,ajouta madame Lecœur.

– Moi, reprit la Sarriette en montrant ses dents blanches,j’ai vu guillotiner un homme qui avait tout à fait cettefigure-là.

Elles s’étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voirencore, dans le fiacre. Au moment où la voiture s’ébranlait, lavieille demoiselle tira vivement les jupes des deux autres, en leurmontrant Claire qui débouchait de la rue Pirouette, affolée, lescheveux dénoués, les ongles saignants. Elle avait descellé saporte. Quand elle comprit qu’elle arrivait trop tard, qu’onemmenait Florent, elle s’élança derrière le fiacre, s’arrêtapresque aussitôt avec un geste de rage impuissante, montra le poingaux roues qui fuyaient. Puis, toute rouge sous la fine poussière deplâtre qui la couvrait, elle rentra en courant rue Pirouette.

– Est-ce qu’il lui avait promis le mariage ! s’écriala Sarriette en riant. Elle est toquée, cette grandebête !

Le quartier se calma. Des groupes, jusqu’à la fermeture despavillons, causèrent des événements de la matinée. On regardaitcurieusement dans la charcuterie. Lisa évita de paraître, laissantAugustine au comptoir. L’après-midi, elle crut devoir enfin toutdire à Quenu, de peur que quelque bavarde ne lui portât le couptrop rudement. Elle attendit d’être seule avec lui dans la cuisine,sachant qu’il s’y plaisait, qu’il y pleurerait moins. Elle procéda,d’ailleurs, avec des ménagements maternels. Mais quand il connut lavérité, il tomba sur la planche à hacher, il fondit en larmes commeun veau.

– Voyons, mon pauvre gros, ne te désespère pas comme cela,tu vas te faire du mal, lui dit Lisa en le prenant dans sesbras.

Ses yeux coulaient sur son tablier blanc, sa masse inerte avaitdes remous de douleur. Il se tassait, se fondait. Quand il putparler :

– Non, balbutia-t-il, tu ne sais pas combien il était bonpour moi, lorsque nous habitions rue Royer-Collard. C’était lui quibalayait, qui faisait la cuisine… Il m’aimait comme son enfant, ilrevenait crotté, las à ne plus remuer ; et moi, je mangeaisbien, j’avais chaud, à la maison… Maintenant, voilà qu’on va lefusiller.

Lisa se récria, dit qu’on ne le fusillerait pas. Mais ilsecouait la tête. Il continua :

– Ça ne fait rien, je ne l’ai pas assez aimé. Je puis biendire ça à cette heure. J’ai eu mauvais cœur, j’ai hésité à luirendre sa part de l’héritage…

– Eh ! je la lui ai offerte plus de dix fois,s’écria-t-elle. Nous n’avons rien à nous reprocher.

– Oh ! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui auraistout donné… Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu ! Cesera le chagrin de toute ma vie. Je penserai toujours que sij’avais partagé avec lui, il n’aurait pas mal tourné une secondefois… C’est ma faute, c’est moi qui l’ai livré.

Elle se fit plus douce, lui dit qu’il ne fallait pas se frapperl’esprit. Elle plaignait même Florent. D’ailleurs, il était trèscoupable. S’il avait eu plus d’argent, peut-être qu’il aurait faitdavantage de bêtises. Peu à peu, elle arrivait à laisser entendreque ça ne pouvait pas finir autrement, que tout le monde allait semieux porter. Quenu pleurait toujours, s’essuyait les joues avecson tablier, étouffant ses sanglots pour l’écouter, puis éclatantbientôt en larmes plus abondantes. Il avait machinalement mis lesdoigts dans un tas de chair à saucisse qui se trouvait sur laplanche à hacher ; il y faisait des trous, la pétrissaitrudement.

– Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continuaLisa. C’est que nous n’avions plus nos habitudes. J’étais trèsinquiète, sans te le dire ; je voyais bien que tubaissais.

– N’est-ce pas ? murmura-t-il, en cessant un instantde sangloter.

– Et la maison, non plus, n’a pas marché cette année.C’était comme un sort… Va, ne pleure pas, tu verras comme toutreprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour tafille. Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous.

Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. L’émotion lereprenait, mais une émotion attendrie qui mettait déjà un sourirevague sur sa face navrée. Lisa le sentit convaincu. Elle appelavite Pauline qui jouait dans la boutique, la lui mit sur lesgenoux, en disant :

– Pauline, n’est-ce pas que ton père doit êtreraisonnable ? Demande-lui gentiment de ne plus nous faire dela peine.

L’enfant le demanda gentiment. Ils se regardèrent serrés dans lamême embrassade, énormes, débordants, déjà convalescents de cemalaise d’une année dont ils sortaient à peine ; et ils sesourirent, de leurs larges figures rondes, tandis que lacharcutière répétait :

– Après tout, il n’y a que nous trois, mon gros, il n’y aque nous trois.

Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à ladéportation. L’affaire fit un bruit énorme. Les journauxs’emparèrent des moindres détails, donnèrent les portraits desaccusés, les dessins des guidons et des écharpes, les plans deslieux où la bande se réunissait. Pendant quinze jours, il ne futquestion dans Paris que du complot des Halles. La police lançaitdes notes de plus en plus inquiétantes ; on finissait par direque tout le quartier Montmartre était miné. Au Corps législatif,l’émotion fut si grande, que le centre et la droite oublièrentcette malencontreuse loi de dotation qui les avait un instantdivisés, et se réconcilièrent, en votant à une majorité écrasantele projet d’impôt impopulaire, dont les faubourgs eux-mêmesn’osaient plus se plaindre, dans la panique qui soufflait sur laville. Le procès dura toute une semaine. Florent se trouvaprofondément surpris du nombre considérable de complices qu’on luidonna. Il en connaissait au plus six ou sept sur les vingt etquelques, assis au banc des prévenus. Après la lecture de l’arrêt,il crut apercevoir le chapeau et le dos innocent de Robine s’enallant doucement au milieu de la foule. Logre était acquitté, ainsique Lacaille. Alexandre avait deux ans de prison pour s’êtrecompromis en grand enfant. Quant à Gavard, il était, comme Florent,condamné à la déportation. Ce fut un coup de massue qui l’écrasadans ses dernières jouissances, au bout de ces longs débats qu’ilavait réussi à emplir de sa personne. Il payait cher sa verveopposante de boutiquier parisien. Deux grosses larmes coulèrent sursa face effarée de gamin en cheveux blancs.

Et, un matin d’août, au milieu du réveil des Halles, ClaudeLantier, qui promenait sa flânerie dans l’arrivage des légumes, leventre serré par sa ceinture rouge, vint toucher la main de madameFrançois, à la pointe Saint-Eustache. Elle était là, avec sa grandefigure triste, assise sur ses navets et ses carottes. Le peintrerestait sombre, malgré le clair soleil qui attendrissait déjà levelours gros vert des montagnes de choux.

– Eh bien ! c’est fini, dit-il. Ils le renvoientlà-bas… Je crois qu’ils l’ont déjà expédié à Brest.

La maraîchère eut un geste de douleur muette. Elle promena lamain lentement autour d’elle, elle murmura d’une voixsourde :

– C’est Paris, c’est ce gueux de Paris.

– Non, je sais qui c’est, ce sont des misérables, repritClaude dont les poings se serraient. Imaginez-vous, madameFrançois, qu’il n’y a pas de bêtises qu’ils n’aient dites, autribunal… Est-ce qu’ils ne sont pas allés jusqu’à fouiller lescahiers de devoirs d’un enfant ! Ce grand imbécile deprocureur a fait là-dessus une tartine, le respect de l’enfancepar-ci, l’éducation démagogique par-là… J’en suis malade.

Il fut pris d’un frisson nerveux ; il continua, enrenfonçant les épaules dans son paletot verdâtre :

– Un garçon doux comme une fille, que j’ai vu se trouvermal en regardant saigner des pigeons… Ça m’a fait rire de pitié,quand je l’ai aperçu entre deux gendarmes. Allez, nous ne leverrons plus, il restera là-bas, cette fois.

– Il aurait dû m’écouter, dit la maraîchère au bout d’unsilence, venir à Nanterre, vivre là, avec mes poules et mes lapins…Je l’aimais bien, voyez-vous, parce que j’avais compris qu’il étaitbon. On aurait pu être heureux… C’est un grand chagrin…Consolez-vous, n’est-ce pas ? monsieur Claude. Je vousattends, pour manger une omelette, un de ces matins.

Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femmevaillante qui porte rudement la peine.

– Tiens ! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse quivient m’acheter des navets. Toujours gaillarde, cette grosse mèreChantemesse…

Claude s’en alla, rôdant sur le carreau. Le jour, en gerbeblanche, avait monté du fond de la rue Rambuteau. Le soleil, au rasdes toits, mettait des rayons roses, des nappes tombantes quitouchaient déjà les pavés. Et Claude sentait un réveil de gaietédans les grandes Halles sonores, dans le quartier empli denourritures entassées. C’était comme une joie de guérison, untapage plus haut de gens soulagés enfin d’un poids qui leur gênaitl’estomac. Il vit la Sarriette, avec une montre d’or, chantant aumilieu de ses prunes et de ses fraises, tirant les petitesmoustaches de monsieur Jules, vêtu d’un veston de velours. Ilaperçut madame Lecœur et mademoiselle Saget qui passaient sous unerue couverte, moins jaunes, les joues presque roses, en bonnesamies amusées par quelque histoire. Dans la poissonnerie, la mèreMéhudin, qui avait repris son banc, tapait ses poissons, engueulaitle monde, clouait le bec du nouvel inspecteur, un jeune hommeauquel elle avait juré de donner le fouet ; tandis que Claire,plus molle, plus paresseuse, ramenait, de ses mains bleuies parl’eau des viviers, un tas énorme d’escargots que la bave moirait defils d’argent. À la triperie, Auguste et Augustine venaient acheterdes pieds de cochon, avec leur mine tendre de nouveaux mariés, etrepartaient en carriole pour leur charcuterie de Montrouge. Puis,comme il était huit heures, qu’il faisait déjà chaud, il trouva, enrevenant rue Rambuteau, Muche et Pauline jouant au cheval :Muche marchait à quatre pattes, pendant que Pauline, assise sur sondos, se tenait à ses cheveux pour ne pas tomber. Et, sur les toitsdes Halles, au bord des gouttières, une ombre qui passa lui fitlever la tête : c’étaient Cadine et Marjolin riant ets’embrassant, brûlant dans le soleil, dominant le quartier de leursamours de bêtes heureuses.

Alors, Claude leur montra le poing. Il était exaspéré par cettefête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que lesGras avaient vaincu. Autour de lui, il ne voyait plus que des Gras,s’arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belledigestion. Comme il s’arrêtait en face de la rue Pirouette, lespectacle qu’il eut à sa droite et à sa gauche lui porta le derniercoup.

À sa droite, la belle Normande, la belle madame Lebigre, commeon la nommait maintenant, était debout sur le seuil de sa boutique.Son mari avait enfin obtenu de joindre à son commerce de vin unbureau de tabac, rêve depuis longtemps caressé, et qui s’étaitenfin réalisé, grâce à de grands services rendus. La belle madameLebigre lui parut superbe, en robe de soie, les cheveux frisés,prête à s’asseoir dans son comptoir, où tous les messieurs duquartier venaient leur acheter leurs cigares et leurs paquets detabac. Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. Derrièreelle, la salle, repeinte, avait des pampres fraîches, sur un fondtendre ; le zinc du comptoir luisait ; tandis que lesfioles de liqueur allumaient dans la glace des feux plus vifs. Elleriait à la claire matinée.

À sa gauche, la belle Lisa, au seuil de la charcuterie, tenaittoute la largeur de la porte. Jamais son linge n’avait eu une telleblancheur ; jamais sa chair reposée, sa face rose, ne s’étaitencadrée dans des bandeaux mieux lissés. Elle montrait un grandcalme repu, une tranquillité énorme, que rien ne troublait, pasmême un sourire. C’était l’apaisement absolu, une félicitécomplète, sans secousse, sans vie, baignant dans l’air chaud. Soncorsage tendu digérait encore le bonheur de la veille ; sesmains potelées, perdues dans le tablier, ne se tendaient même paspour prendre le bonheur de la journée, certaines qu’il viendrait àelles. Et, à côté, l’étalage avait une félicité pareille ; ilétait guéri, les langues fourrées s’allongeaient plus rouges etplus saines, les jambonneaux reprenaient leurs bonnes figuresjaunes, les guirlandes de saucisses n’avaient plus cet airdésespéré qui navrait Quenu. Un gros rire sonnait au fond, dans lacuisine, accompagné d’un tintamarre réjouissant de casseroles. Lacharcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. Les bandesde lard entrevues, les moitiés de cochon pendues contre lesmarbres, mettaient là des rondeurs de ventre, tout un triomphe duventre, tandis que Lisa, immobile, avec sa carrure digne, donnaitaux Halles le bonjour matinal, de ses grands yeux de fortemangeuse.

Puis, toutes deux se penchèrent. La belle madame Lebigre et labelle madame Quenu échangèrent un salut d’amitié.

Et Claude, qui avait certainement oublié de dîner la veille,pris de colère à les voir si bien portantes, si comme il faut, avecleurs grosses gorges, serra sa ceinture, en grondant d’une voixfâchée :

– Quels gredins que les honnêtes gens !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer