Le voleur de feu Arthur Rimbaud

JUGE : Tu crois que je vais avaler ça ? Comme si l’heure etait à la poésie, alors que nous
sommes en pleine guerre ! Parcourant les feuilles. Ma parole, c’est aussi illisible que des
hiéroglyphes ! Ça cache quelque chose ! Désignant un feuillet. Ça par exemple ! Ce n’est
même pas en français !
ARTHUR : « Vénus Anadyomène » ! C’est simplement le titre d’un poème !
JUGE : Sûrement ! Et tu prétends que c’est la première fois que tu viens à Paris ?
ARTHUR : Oui Monsieur le juge.
JUGE : Tu mens ! Qu’est-ce que c’est écrit, là ? « Palais des Tuileries, vers le 10 août
1792 » !
ARTHUR : Mais c’est ridicule ! C’est une pure invention ! Si j’étais venu à Paris en 1792,
j’aurais plus de quatre-vingts ans !
JUGE : Mon petit Monsieur, je commence à en avoir assez de tes impertinences. C’est un
message codé, et tu vas me dire tout de suite ce que ça signifie !
ARTHUR : Mais là encore, c’est un poème ! J’imagine simplement un dialogue entre un
forgeron et Louis XVI, devant le peuple !
JUGE : Le peuple ? Sentiments révolutionnaires, j’en prends note. Il range les papiers.
ARTHUR : Monsieur le juge, vous allez me les rendre, n’est-ce pas ?
JUGE : Lorsque tu te montreras plus coopératif. Et comme tu continues à faire ta
mauvaise tête, tu retournes en prison pour espionnage. Arrivée d’Izambard.
IZAMBARD : Ce n’est pas un espion, Monsieur le juge.
JUGE : Qui êtes-vous ?
IZAMBARD : Georges Izambard, professeur de rhétorique. Je réponds de ce jeune
homme, Monsieur le juge, c’est l’un de mes anciens élèves. Je peux vous garantir qu’il
n’est pas un agent de la Prusse, il a fugué du domicile parental, tout simplement. Voici le
nom de sa mère et son adresse à Charleville.
JUGE : Mouais…
IZAMBARD déposant une somme d’argent devant le juge : Voici aussi le montant de
son amende pour avoir pris le train sans billet. Je me charge de le ramener chez lui.
JUGE : Ah, du moment que sa dette est payée, tout rentre dans l’ordre. Déguerpissez.
IZAMBARD à Arthur : Viens Arthur, tu es libre.
ARTHUR : Mais ma mère va me tuer.
IZAMBARD : Je lui parlerai, n’aie pas peur.
Scène 7
Arthur et Izambard arrivent chez les Rimbaud. Vitalie se jette au cou de son frère.
VITALIE : Arthur ! Arthur ! Tu nous reviens sain et sauf ! Comme je suis heureuse que
tu sois de retour ! Alors ? Tu as vu Paris ? Comment était-ce ?
Apparaît Madame Rimbaud.
MADAME RIMBAUD d’une voix terrible : Laisses-en un peu pour les autres. Vitalie
s’écarte. Madame Rimbaud toise son fils et le gifle violemment. File dans ta chambre. Tu
resteras au pain sec et à l’eau pendant deux jours.
Arthur obéit et disparaît sans un mot, accompagné de Vitalie. Un temps.
IZAMBARD : Si je puis me permettre, Madame, il me semble que… C’est un peu délicat
à dire, mais vous n’agissez pas avec Arthur comme il le faudrait. S’il a fait cette fugue…
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MADAME RIMBAUD : Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, vous n’avez
aucun conseil à vous permettre. Pour qui vous prenez-vous pour vous mêler de mes
affaires de famille ? Je l’accepte à nouveau chez moi, c’est déjà beaucoup.
IZAMBARD : Enfin Madame…
MADAME RIMBAUD : Je ne veux rien entendre de plus. Je sais ce que vous allez dire,
que mon fils est un génie et que c’est moi la méchante, la bouche d’ombre, la mère
Rimbe, comme il m’appelle. Il se complaît, comme vous, à me faire endosser le mauvais
rôle, celle qui hurle, celle qui brime, celle qui maltraite. Mais mettez-vous à ma place,
Monsieur le professeur. Contrairement à vous, je n’ai pas pu faire d’études, moi, mes
parents étaient trop pauvres. Et mon mari m’a abandonnée en me laissant quatre enfants
en bas âge. Imaginez quelles responsabilités cela a représenté pour moi ! J’ai tenu très
strictement ma progéniture, c’est un fait. Je ne voulais pas qu’ils finissent délinquants,
comme tant d’autres enfants qui n’ont pas connu leur père. Tout comme vous, j’ai
toujours perçu les capacités intellectuelles d’Arthur. Et bien loin de les méconnaître, j’ai
fait en sorte qu’il les fasse valoir, qu’il suive de hautes études, qu’il s’élève dans l’échelle
sociale, qu’il devienne quelqu’un, qu’il ne connaisse pas la misère comme moi je l’ai
connue, et qu’un jour il m’en remercie. Mais il a fallu que vous veniez lui tourner la tête
avec cette maudite littérature. Mon fils poète, et quoi encore ! Vous voulez en faire un
traîne-misère, un crève-la-faim, un va-nu-pieds, un… un… un Bohémien qui plane dans
l’azur vautré dans la fange. Sachez, Monsieur, que je vous rends responsable de tout ce
qui s’est passé. Elle lui tend une enveloppe. Tenez ! Voici les quinze francs qu’Arthur
vous a coûté, et que je n’entende plus parler de vous.
IZAMBARD : Gardez-les, Madame. S’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurai gardé Arthur avec
moi. Au public. Mais Arthur n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Le mois suivant, il
fuguait une deuxième fois et me rejoignait à Douai à la seule force de ses jambes. Cette
fois, ce sont les gendarmes qui l’ont ramené, à la grande honte de sa mère. En février de
l’année suivante, il se rendait, seul et presque sans un sou, à Paris, Paris assiégé par les
Prussiens, Paris ravagé par les obus, Paris tenaillé par la famine. Il en est revenu, la peau
rongée par la boue, des poux plein les cheveux, sans gîte, sans habits, sans pain, le cœur
gelé.
Scène 8
Arthur, avachi sur un divan, fume la pipe en écrivant des vers. Entre Vitalie.
VITALIE déchiffrant ce qu’écrit Arthur : Le… Bateau… ivre. Quel beau titre ! Il raconte
la mer, n’est-ce pas ? La mer et toutes ses couleurs… Elle est prise d’une quinte de toux.
ARTHUR : Toi, tu souffres et tu ne te plains jamais. La souffrance s’acharne toujours sur
les innocents.
VITALIE : J’ai l’habitude. Et tes poèmes me soulagent.
ARTHUR : Au fait, est-ce qu’il y a du courrier pour moi ?
VITALIE : Le facteur n’est pas encore passé. Tu attends quelque chose ?
ARTHUR : Ça se pourrait. Entre Madame Rimbaud.
MADAME RIMBAUD à Vitalie : Qu’est-ce que tu fais dans sa chambre ?
VITALIE : Euh… Rien… Je venais juste voir comment il allait.
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MADAME RIMBAUD : Pour l’instant, moins tu le verras, mieux ce sera. Va faire ton
ménage. Je dois discuter avec ton frère.
VITALIE : Oui mère. Elle sort.
MADAME RIMBAUD à Arthur : Jusqu’à quand vas-tu pourrir dans cette chambre ?
ARTHUR : Jusqu’à ce qu’un faune effaré vienne me chercher.
MADAME RIMBAUD : Arthur ! Depuis la fin de la guerre, les cours ont repris au
collège, et tu n’y as pas mis les pieds une seule fois. Toi, le premier de classe, on te cite à
présent comme l’exemple à ne pas suivre !
ARTHUR : Tant mieux. Je n’ai plus aucun goût pour l’école. J’y perdrais mon temps.
MADAME RIMBAUD : Si tu as décidé d’arrêter tes études, alors travaille au moins !
ARTHUR : Pour quoi faire ? Employé de bureau ?
MADAME RIMBAUD : Cela vaudrait mieux que de t’encrapuler, à te prétendre un
Voyou, comme tu l’as écrit à Izambard. Je trouve ça malsain, entends-tu ?
ARTHUR : Aussi malsain que d’intercepter et lire mon courrier ? Et puis c’était
« Voyant », pas « Voyou ».
MADAME RIMBAUD montrant ses feuillets : Si tu abandonnais « ça », tu trouverais un
métier honorable ! Elle renverse les manuscrits par terre.
ARTHUR : Le travail est plus loin de moi que mon ongle l’est de mon œil. Je ne
travaillerai jamais. Du moins au sens où tu l’entends.
MADAME RIMBAUD : Et l’argent ? Il t’en faut pourtant !
ARTHUR : C’est vrai que les dix centimes que tu me donnes tous les dimanches pour
payer ma chaise à l’église, ça reste assez maigre.
MADAME RIMBAUD : Où trouves-tu la monnaie pour payer ton tabac ? Tu as encore
vendu des livres qu’on t’avait prêtés ?
ARTHUR haussant les épaules : Meuh non… D’anciens camarades qui m’entretiennent.
A moins que je ne le vole, qui sait.
MADAME RIMBAUD : Que tu le voles ? Mais qu’ai-je fait au Ciel pour que tu tournes
si mal ? Encore une nouveauté ! Quand je pense qu’on t’accuse de semer des graffitis sur
les murs de Charleville !
ARTHUR : Tel un Petit Poucet rageur, je les égrène dans ma course.
MADAME RIMBAUD : Et quels graffitis ! Des obscénités m’a-t-on raconté !
ARTHUR à part : Bof. « Je contemplostate la Nature et ça m’absorcule tout entier. » Ou
alors c’est « Merde à Dieu » qui choque les culs bénis du coin ? Je secoue leur cage ! Ils
devraient me remercier…
MADAME RIMBAUD : En plus, on t’a vu jeter une pierre et briser une vitre de la
bibliothèque municipale.
ARTHUR : C’était pour faire lever ces assis aux poings noyés dans des manchettes sales,
greffés aux squelettes noirs de leur chaises.
MADAME RIMBAUD : Ne dis pas n’importe quoi ! Tu l’as fait par pure vengeance,
parce qu’ils refusaient de te prêter certains livres, et avec raison puisque tu n’en prenais
pas soin. Tu me répugnes !
ARTHUR ironique : C’est le moins que je puisse faire pour toi ! Oh peu importe, ces
torche-culs qu’on m’interdit. Je pisse plus haut et plus loin, moi. Je pisse vers les cieux
bruns.
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MADAME RIMBAUD : Et tu voudrais que je continue à te loger et à te nourrir à ne rien
faire ? Va-t-en trouver une place ou je te mets à la porte ! Et tu vas me faire le plaisir de
te laver ! Tu empestes le tabac et la bière !
ARTHUR : C’est une perte de temps, de se laver ! Et cette place, je la prendrai avec
plaisir. Quand tu me verras manger positivement de la merde, tu ne trouveras plus que je
coûte trop cher à nourrir. Madame Rimbaud lève le bras pour le gifler, Arthur lui saisit la
main au vol. Arrête, plus de gifles, c’est fini.
MADAME RIMBAUD hurlant : Tu finiras en prison, tu entends ? En attendant tu peux
t’en aller ! Tu es pire que ton père ! Elle sort. Arthur ramasse ses feuillets et se relit.
ARTHUR : « De tes noirs Poèmes, – Jongleur !
Blancs, verts et rouges dioptriques,
Que s’évadent d’étranges fleurs
Et des papillons électriques ! »
C’est absolument moderne. Me répondra-t-il ? Entre Vitalie, une lettre à la main.
VITALIE : Tu avais vu juste, nous avons reçu une lettre pour toi.
ARTHUR : Ouvre-la et lis-la-moi.
VITALIE : Vrai ? Tu me le permets ?
ARTHUR : Je n’ai jamais eu de secret pour toi. Vitalie décachète la lettre.
VITALIE : Il n’est pas bien bavard, ton correspondant. Il n’a écrit qu’une ligne.
ARTHUR : Qu’est-ce qu’elle dit, cette ligne ?
VITALIE : « Venez, chère grande âme, on vous appelle, on vous attend. »
ARTHUR : C’est signé qui ?
VITALIE : Paul Verlaine. Arthur bondit sur elle et lui arrache la lettre.
ARTHUR : Verlaine ! Verlaine me demande d’aller à Paris ! Tu te rends compte ?
VITALIE : Non pas vraiment. Verlaine, c’est celui dont tu volais les recueils chez le
libraire ?
ARTHUR : Oui c’est lui ! Un vrai poète ! L’un des plus grands du siècle, Vitalie ! Je lui
ai envoyé quelques uns de mes poèmes, et il me demande de le rejoindre ! Je vais enfin
fréquenter des écrivains !
VITALIE : Il t’appelle « Chère grande âme ». C’est joliment dit et très gentil.
Entre Madame Rimbaud.
MADAME RIMBAUD à Vitalie : Que fais-tu là Vitalie ? Je t’ai déjà dit de ne pas entrer
dans cette chambre. Sors d’ici immédiatement !
VITALIE : Mais je lui apportais son courrier, et puis… Arthur a quelque chose à te dire.
MADAME RIMBAUD à Arthur : Ça je le sais bien ! Alors, tu as pris ta décision ?
ARTHUR : Oui, je vais à Paris.
MADAME RIMBAUD : Ben voyons ! Tu vas encore traîner tes pieds nus sur les routes !
ARTHUR : Déchirer mes bottines aux cailloux des chemins. C’est ma devise !
MADAME RIMBAUD : Côtoyer les clochards de Paris ! Fréquenter les filles de
mauvaise vie !
ARTHUR : Prendre le sanglot des Infâmes, la haine des Forçats, la clameur des Maudits.
MADAME RIMBAUD : Pour en revenir à moitié mort de froid et de faim, comme la
dernière fois. Arthur, tu n’en reviendras pas !
ARTHUR : Oh, cette fois, pas de risque. Paul Verlaine m’offre gîte et couvert à son
domicile.
MADAME RIMBAUD : Paul Verlaine ? Qui est-ce ?
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ARTHUR : Tu ne le connais pas. On ne parle pas de lui dans la gazette des paysans.
MADAME RIMBAUD : Avec quoi comptes-tu payer ton voyage ?
VITALIE à sa mère : Maman, s’il te plaît, sois assez gentille pour le lui offrir. Ce
monsieur qui l’invite est un grand poète. C’est tres important pour son avenir.
MADAME RIMBAUD à Vitalie : Tais-toi donc, péronnelle ! La littérature n’est pas un
métier, et je ne lui donnerai pas un sou.
ARTHUR : Je n’ai pas besoin d’argent. Voyez, sa lettre contient aussi un mandat pour
défrayer mon déplacement.
MADAME RIMBAUD désemparée : Tu pars quand ?
ARTHUR : Tout de suite. Vitalie pousse un cri de joie.
MADAME RIMBAUD : Combien de temps vas-tu t’absenter ?
ARTHUR : Je ne sais pas.
MADAME RIMBAUD : Longtemps ?
ARTHUR : Je ne sais pas. Et d’ailleurs, je m’en fiche proprement ! Vitalie apporte une
valise.
VITALIE : C’est moi qui vais te la remplir. Laisse-moi te choisir les chaussettes. Il fait
froid à Paris, et quand on a chaud aux pieds, on a chaud partout.
ARTHUR : Je te remercie, mais je n’ai pas besoin de bagage. Je ne prends que ça.
Il rassemble ses mansucrits et les glisse dans sa poche.
VITALIE : Mais… bon, comme tu voudras.
MADAME RIMBAUD : Tu ne veux même pas te laver avant de partir ?
ARTHUR : éclate d’un rire mauvais… Au revoir ! Il embrasse sa sœur et s’en va.
MADAME RIMBAUD : Ecris-nous au moins, et prends soin de toi. Ne fais pas
d’absurdités !
VITALIE regardant par la fenêtre : Il n’entend plus, il court déjà vers la gare.
MADAME RIMBAUD : Même quand je veux être tendre, je suis maladroite. Ah, je suis
folle…

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