Le voleur de feu Arthur Rimbaud

Scène 9
Rimbaud, visiblement saoul, se cache, Verlaine, ivre aussi, le cherche.
VERLAINE : Mon petit oiseau des îles, ma grande âme ! Où te caches-tu ? Ne me fais
pas languir ! Arthur bondit derrière lui et lui met un couteau sous la gorge.
ARTHUR : Je suis là, mon petit Paul. Ma gargouille adorée !
VERLAINE : Mon bon bougre ! Comme tu m’épouvantes délicieusement ! Tu n’auras
jamais fini de me surprendre ! Est-ce que tu vas me taillader le corps à moi aussi ?
ARTHUR : Tu serais capable d’aimer ça, mon cochon. Mais je crois que j’ai assez fait
saigner pour ce soir. Il retire son couteau. Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Je pensais que t’avais atteint les sommets, mais ce soir t’as vraiment
dépassé toutes les bornes avec cette canne-épée.
ARTHUR : Tu crois que je lui ai fait mal à Carjat ? A cette pauvre cloche de
photographe ? Je me suis enfui tout de suite, j’ai rien vu.
VERLAINE : Tu l’as blessé au bras, si tu l’avais entendu beugler ! Pourtant, il t’avait si
joliment croqué, avec ton œil mystique et les cheveux aux vents.
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ARTHUR : Il n’avait qu’à pas m’interrompre quand je ponctuais par des « Merde » les
poèmes à l’eau de rose de ces pisse-copies. Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Comme je t’adore ! Depuis six mois que je t’ai fait venir à Paris, tu as
réussi à te faire détester par tout le monde ! Dire que mes amis du cercle des Vilains
Bonshommes étaient tout enthousiastes à ton arrivée de Charleville !
ARTHUR : Grâce à moi, ils te tournent tous le dos, maintenant. Tes Parnassiens ! Ils
méritent plutôt d’être appelés les « Pharmaciens » avec leur tambouille verbeuse et
puante ! Ils me rendent malade !
VERLAINE : Tu les fascines, tu les terrifies, ils tremblent devant ton génie, ils
t’appellent « démon » ! Tu les insultes et ils n’osent rien répondre ! Oh comme tu es
sublime dans ta méchanceté ! Petit saligaud rédempteur !
ARTHUR : Tu te rappelles quand j’ai versé de l’acide sulfurique dans leur café ?
Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Tu n’es même pas un démon, tu es le Démon. Et comme tu t’es fait chasser
de chez tous ceux qui t’hébergeaient !
ARTHUR : Chez Théodore de Banville, je me suis montré à poil à sa fenêtre.
VERLAINE : Quel prodige de sans-gêne ! Sans compter que tu revendais ses meubles
pour nous payer de l’absinthe et du haschisch !
ARTHUR : Chez Charles Cros, je lui brûlais ses poèmes. Et j’ai presque détruit son piano
avec mes poings !
VERLAINE : Et en plus tu as failli lui planter un conteau entre les épaules, quel mignon
barbare ! Mais à présent que plus personne ne t’accueille, que vas-tu devenir ?
ARTHUR : Tu penses que ta grognasse veuille encore de moi ?
VERLAINE : Ah ça non, elle t’a dans le nez, la cocodette, mais rassure-toi, elle me le
paiera, de t’avoir mis à la porte, d’avoir essayé de me séparer de ta belle petite gueule.
ARTHUR : Tu lui as déjà bien fait payer, mon poivrot. Paraît que t’es pas très tendre
avec ta bourgeoise. Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Ouais quand j’ai bu j’ai plus peur de la cogner maintenant, cette buse.
ARTHUR : Un soir que t’es rentré saoul, tu lui as enflammé les cheveux, non ?
VERLAINE : Cette grenouille de bénitier se prend pour une sainte, je voulais lui allumer
une putain d’auréole. Verlaine éclate de rire.
ARTHUR : Pourquoi tu l’as épousée alors ?
VERLAINE : Elle me paraissait sage, tranquille, inoffensive quoi, alors moi je m’en suis
pas méfié, je me suis mis la corde au cou et puis à la longue qu’est-ce qu’elle me casse
les pieds, elle est niaise, coincée, elle comprend rien à rien.
ARTHUR : Ah ça, quand je lis les vers que tu lui as écrit pour lui faire la cour, j’en ai
pitié pour toi. De la vraie poésie de puceau. Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Fallait bien lui gratouiller la sérénade pour tirer mon coup. Mais je te
raconte pas, depuis qu’elle a pondu le môme, elle est encore pire, plus moyen de lui
grimper dessus, la petite oie s’est faite mère poule.
ARTHUR : Ouais, t’as balancé le berceau du lardon contre le mur. Un vrai cador !
Verlaine éclate de rire.
VERLAINE : Je n’ai jamais voulu de cet enfant ! Au fait, tu sais ce qu’on a écrit de nous
dans une chronique théâtrale ?
ARTHUR : J’ai plus en tête mais tu vas me le dire et te mettre à braire.
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VERLAINE : Que lors d’une soirée à l’Odéon, « le poète saturnien Paul Verlaine donnait
le bras à une charmante jeune personne, Mademoiselle Rimbaut ». Verlaine éclate de rire.
ARTHUR : Tu me l’as dit et tu t’es mis à braire. Au fait, pour répondre à ta question sur
ce que je vais devenir, je vais m’en aller. Je veux voir l’Océan. Marre de Paris !
VERLAINE brusquement dégrisé : Te… t’en aller ? Non ! Tu ne peux pas me faire ça !
Tu ne vas pas me laisser seul !
ARTHUR : Et pourquoi pas ? Tu connais pas la dernière ? Je est un autre ! Et si je ne
pars pas, je finirai par devenir aussi poussiéreux et inutile que tous ces merdeux qui
m’entourent.
VERLAINE : Je veux rester avec toi ! Je veux continuer à m’enivrer avec toi dans les
bouges ! Je veux m’encanailler à ton talent, me consumer de ton prodige, m’abreuver de
ton auguste personne, mon phénix, mon démiurge, mon petit Jésus, ô feu de mes reins !
Mon archange satanique ! Je t’aime !
ARTHUR : Alors viens avec moi, bougre d’âne !
VERLAINE : Et ma femme ? Et mon fils ? Je ne peux tout de même…
ARTHUR : Libère-toi de ces poids morts et suis-moi, il le faut. Tu l’as dit toi-même, ils
ne comptent pas ! Choisis : c’est eux ou moi !
VERLAINE hésitant : Je… je… j’arrive. J’oublierai tout mon devoir humain pour te
suivre. Voyageons vertigineusement. L’amour est à réinventer.
Ils disparaissent bras dessus bras dessous. Apparaît Izambard.
IZAMBARD : Ainsi commença le vagabondage de Rimbaud et de Verlaine, qui
abandonna du jour au lendemain sa jeune famille. Les deux compagnons gagnèrent la
Belgique, puis l’Angleterre. Tumultueuse vie de débauche, de folle passion, de disputes,
de réconciliation, de petits jeux pervers, de démêlés judiciaires, de production littéraire
aussi. Et tout cela devait se terminer deux ans plus tard par le drame de Bruxelles.
Verlaine s’interpose devant Rimbaud.
ARTHUR : Laisse-moi partir. Tu es ri-di-cule à pleurnicher là comme un chiot.
VERLAINE : Non !
ARTHUR : Laisse-moi je te dis, je veux m’en aller.
VERLAINE : Que… qu’est-ce que je vais faire sans toi ? Ma femme a demandé le
divorce ! Si tu me laisses, je suis seul au monde ! Et que feras-tu, toi, pauvre âme, quand
tu n’auras plus mes bras sous ton cou, ni mon cœur pour t’y reposer, ni ma bouche sur tes
yeux ?
ARTHUR : Trouve-toi un autre époux infernal, bobonne, je ne joue plus les vierges folles.
VERLAINE : Je ne veux pas que tu me quittes ! Il exhibe un revolver. Si tu t’en vas, je
me tire une balle dans le crâne.
ARTHUR : Tiens, c’est nouveau. Voilà quelque chose que nous ne connaissions pas
encore. D’où tu sors ça toi ?
VERLAINE : Je viens de l’acheter et je sais m’en servir.
ARTHUR : Wouuuh… Alors suicide-toi, comme ça tu dégageras le passage.
VERLAINE : Ah c’est tout ce que ça te fait, de me voir mourir ? Petit ingrat ! Je vais
t’apprendre à m’abandonner ! Voilà pour toi, puisque tu pars, Judas au berceau !
Il lui tire dessus. Lumière sur Izambard.
IZAMBARD : Arthur ne fut blessé que superficiellement au poignet. Un peu de plomb
dans l’aile. Paul Verlaine écopa de deux ans de prison. Livré à lui-même, Arthur erra
encore, entre Allemagne, France, Angleterre, Suisse, Italie, usant ses godillots sur les
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routes d’Europe. Il partit même jusqu’à Java, engagé comme soldat volontaire pour
l’armée hollandaise. A Charleville, ses amis et moi-même nous nous en amusions avec
discrétion. Il nous faisait rêver malgré tout. Quand il revenait au pays, il contait ses
aventures d’illuminé et repartait aussi sec quelques semaines plus tard. Cependant, la
dernière fois qu’il revint à Charleville, ce fut pour un triste événement.
Arthur est au chevet de Vitalie, mourante, déchirée par la toux, et se frottant les yeux.
VITALIE : Arthur… Je… je vois… je vois… comme autrefois… comme quand tu m’as
appris… les couleurs… si vives… Elle tousse. Oh, j’ai mal… mais… ce n’est… rien… Les
couleurs… et… et… la lumière… que… c’est beau. Non, ce n’est pas… pas un péché non…
Oh… la… lu… mière…
Ses mains retombent et elle expire. Arthur s’agenouille en sanglotant. Noir. Quand la
lumière revient, Arthur est à côté de sa mère.
MADAME RIMBAUD : Que vas-tu faire à présent ?
ARTHUR : Je vais repartir.
MADAME RIMBAUD : Où cela ?
ARTHUR : Très loin. La Grèce, peut-être, ou la Chine. Qu’importe…
MADAME RIMBAUD : Mais on t’écrit depuis Paris. Ce Monsieur Verlaine est sorti de
prison, il fait connaître tes poésies dans le monde, elles commencent à être fort appréciées.
On te réclame dans la capitale. Tu vas pouvoir te faire éditer, devenir un grand écrivain.
Je reconnais que tu avais raison, ça mène à quelque chose, ta littérature.
ARTHUR : Ce n’est plus ma littérature, mère, et à vrai dire ça ne m’intéresse plus.
MADAME RIMBAUD effarée : Comment peux-tu dire ça ?
ARTHUR : Tout ce que je devais écrire, je l’ai écrit. A présent je tourne littéralement la
page. Il me faut du nouveau. Je veux étreindre la réalite rugueuse et découvrir le monde,
vivre ces aventures qui existent dans les livres pour enfants.
MADAME RIMBAUD : Qu’est-ce que tu racontes ? Tu es presque sans le sou, Arthur !
ARTHUR : Ça ne me sera pas nécessaire, je me débrouillerai seul. Je m’en vais déterrer
les trésors de l’Orient. Et advienne que pourra.
MADAME RIMBAUD résignée : Tu suis les traces de ton père, ça devait arriver.
ARTHUR : Peut-être que je le retrouverai là-bas. Adieu maman et… merci pour tout.
Il l’embrasse et part.
MADAME RIMBAUD : Quand je pense qu’il n’y a pas si longtemps, je le réveillais pour
qu’il aille à l’école. Comme il était docile, alors. Il se levait et se préparait tout seul.
J’etais si fière de son indépendance. Noir et tirade finale d’Izambard.
IZAMBARD : Cette fulgurante carrière littéraire s’achevait ainsi. A l’âge de vingt ans,
Arthur Rimbaud renonçait subitement et définitivement à la poésie et, prenant le parti
d’une vie aventureuse, s’envolait vers des horizons inédits. Dès lors, ses proches
perdirent sa trace, ne s’expliquant ni son silence, ni sa disparition. Cet écolier surdoué,
génie précoce et trop pressé, voyou perverti, potache détraqué, fumiste réussi, mystique à
l’état sauvage, poète maudit, passant considérable, Arthur Rimbaud, le Voleur de Feu,
devenait l’homme aux semelles de vent et traçait pour le restant de ses jours son propre
chemin, loin, bien loin de Charleville.

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