Les Archives de Sherlock Holmes

Quelque part sous les voûtes de la Banque Cox & Co, à Charing Cross, il y a une malle en fer-blanc cabossée qui a  beaucoup voyagé et qui porte sur le couvercle mon nom :« John H. Watson, docteur en médecine, démobilisé de l’armée  des Indes. » Elle est bourrée de papiers, de notes, de dossiers concernant les divers problèmes qu’eut à résoudre  M. Sherlock Holmes. Certains, et pas les moindres, se sont soldés par des échecs et ne méritent donc pas d’être contés  puisqu’ils demeurent inexpliqués. Un problème sans solution peut intéresser un amateur, mais il ennuierait le lecteur occasionnel.Au nombre de ces histoires sans conclusion figure celle de  M. James Philimore qui, rentrant chez lui pour prendre son  parapluie, ne reparut plus jamais. Non moins remarquable, celle du cutter Alicia qui, par une matinée de printemps, s’enfonça dans un  petit banc de brume d’où il ne ressortit point. Une troisième  histoire digne d’être citée est celle d’Isadora Persano, le journaliste et duelliste bien connu, qui un matin fut trouvé fou  devant une boîte d’allumettes contenant un ver mystérieux que la science ignorait. En dehors de ces énigmes impénétrables, quelques  problèmes relatifs à des secrets de famille sèmeraient, s’ils étaient révélés, l’effroi et la consternation dans de hautes  sphères de la société ; je n’ai nul besoin de préciser qu’une semblable indiscrétion est impensable, et que ces archives seront  mises à part et détruites, puisque mon ami a maintenant le temps de consacrer son énergie au classement de ses dossiers. Il reste une  quantité considérable d’affaires d’un intérêt variable que j’aurais publiées déjà si je n’avais pas craint de saturer le public et  d’affecter ainsi la réputation d’un homme que je révère par-dessus tous. J’ai été mêlé à certaines et je puis en parler en qualité de  témoin oculaire ; pour d’autres au contraire, ou bien j’étais absent ou bien j’ai joué un rôle si modeste qu’elles ne pourraient  être contées que par une troisième personne. L’histoire que voici est tirée de mon expérience personnelle.

Par un triste matin d’octobre, j’observai tout en m’habillant l’envol des dernières feuilles que le vent arrachait au platane solitaire qui égayait la cour derrière la maison. Puis je quittai ma chambre pour prendre mon petit déjeuner et je m’apprêtai à affronter la morosité de mon compagnon car, semblable en cela à tous les grands artistes, il était fréquemment impressionné par l’ambiance extérieure. Erreur : il me témoigna une humeur joyeuse, avec cette porte de gaieté sinistre qui caractérisait ses meilleurs moments.

– Vous avez en vue une affaire intéressante, Holmes ?

– La faculté de déduction est certainement contagieuse,Watson ! Elle vous a permis de percer mon secret. Oui, j’ai une affaire intéressante en vue. Après un mois de banalités et de stagnation, la roue recommence à tourner.

– Pourrai-je prendre ma part dans cette affaire ?

– Il y a peu à partager. Mais nous en discuterons quand vous aurez dégusté les deux œufs à la coque que nous a préparés notre  nouvelle cuisinière. Ils sont plus durs que mollets. Leur  médiocrité n’est peut-être pas sans rapport avec l’exemplaire du  Family Herald que j’ai remarqué hier sur la table de l’entrée. Un  problème aussi vulgaire que la cuisson d’un œuf requiert une attention concentrée sur la marche du temps, incompatible donc avec le roman d’amour de cet excellent hebdomadaire.

Un quart d’heure plus tard, la table étant desservie, nous nous installâmes face à face. Il tira une lettre de sa poche.

– Vous connaissez de nom Neil Gibson, le roi de l’or ? me demanda-t-il.

– Le sénateur américain ?

– C’est-à-dire qu’il a été autrefois sénateur de je ne sais plus  quel Etat de l’Ouest, mais il est aujourd’hui célèbre en tant que  propriétaire des plus importantes mines d’or du monde.

– Oui, je le connais. Il a dû vivre quelque temps en Angleterre.Son nom m’est très familier.

– Exact. Il a acheté il y a cinq ans un domaine immense dans le Hampshire. Vous avez entendu parler de la fin tragique de sa femme ?

– Bien sûr ! Je me la rappelle maintenant. Voilà pourquoi son nom me disait quelque chose. Mais je ne sais rien des détails.

Holmes balança sa main vers quelques journaux sur une chaise.

– Je ne me doutais nullement que j’aurais à m’occuper de cette affaire ; autrement j’aurais découpé tous les extraits de presse pour m’aider. De fait, le problème, bien que très sensationnel, ne semblait pas présenter de difficultés majeures. La personnalité intéressante de l’accusée ne diminue pas l’évidence des preuves. Ce point de vue fut soutenu par le coroner et aussi dans les délibérations du tribunal. L’affaire est à présent inscrite au rôle des assises de Winchester. Je crains que ce ne soit une affaire ingrate. Je peux découvrir des faits,Watson ; mais je ne peux pas les modifier. S’il n’en surgit pas de tout à fait neufs et imprévus, je ne vois pas ce que mon client a le droit d’espérer.

– Votre client ?

– Ah ! j’oubliais que je ne vous avais pas informé !Vous voyez, Watson, je prends vos mauvaises habitudes : je raconte les histoires en commençant par la fin ! Lisez ceci.

La lettre qu’il me tendit et dont voici le texte était d’une écriture ferme, imposante :

 

« Claridge’s Hotel, 3 octobre

Cher Monsieur Sherlock Holmes,

Il m’est impossible d’assister à la condamnation à mort de  la meilleure femme que Dieu ait créée sans tenter le maximum pour la sauver. Je ne puis expliquer les choses. Je ne puis même pas  essayer de les expliquer. Mais je sais, au-delà de tout doute, que  Mlle Dunbar est innocente. Vous connaissez les faits. Qui les  ignore ? Tout le pays en a parlé. Et jamais une voix ne s’est élevée en sa faveur ! C’est une pareille injustice qui me rend  fou. Cette femme a un cœur tel qu’elle ne ferait pas de mal à une  mouche. Je me rendrai donc chez vous demain à onze heures pour voir  si vous ne pouvez pas apporter un rayon de lumière dans ces  ténèbres. Peut-être ai-je un indice sans le savoir. N’importe  comment, je mets à votre disposition si vous pouvez la sauver tout  ce que je sais, tout ce que je possède et tout ce que je suis. Si  jamais au cours de votre vie vous avez montré votre pouvoir,jetez-le tout entier dans cette affaire.

Votre dévoué

J. Neil Gibson. »

 

– Voilà ! fit Sherlock Holmes en secouant les cendres de sa  première pipe de la journée et en la remplissant à nouveau. Voilà  le gentleman que j’attends. Pour ce qui est de l’histoire, vous  manquez de temps pour assimiler tous les journaux ; aussi, je  vais vous la résumer en quelques phrases afin que vous vous  intéressiez intelligemment à ce cas. Gibson est la plus grande  puissance financière du monde ; il a un caractère, je crois,aussi violent que formidable. Il a épousé une femme, la victime de  cette tragédie, dont je ne sais rien sinon qu’elle n’était plus de  la première jeunesse, ce qui me paraît d’autant plus regrettable  qu’une gouvernante pleine d’attraits dirigeait l’éducation de deux  jeunes enfants. Voilà les trois personnes en cause ; pour  théâtre, un grand vieux manoir au centre d’un domaine anglais  historique. Venons-en à la tragédie. On a trouvé l’épouse dans le parc, à près de huit cents mètres de la maison, tard dans la nuit,vêtue d’une robe de dîner et d’un châle sur les épaules, avec une  balle de revolver dans la tête. Pas d’arme auprès d’elle. Aucun  indice sur les lieux quant au meurtrier. Pas d’arme auprès d’elle,Watson ! Attention à ce point-là ! Le crime semble avoir  été commis tard dans la soirée ; le corps a été découvert par  un garde-chasse vers onze heures ; il a été examiné par la  police et par le médecin avant d’avoir été ramené à la maison.Est-ce trop condensé, ou suivez-vous bien ?

– Tout est très clair. Mais pourquoi suspecter la  gouvernante ?

– Hé bien ! parce que d’abord il y a eu une sorte de preuve  très directe. Un revolver, avec une balle en moins et d’un calibre  correspondant, a été trouvé sur le plancher de son armoire…

Ses yeux s’immobilisèrent et il répéta :

– … Sur… le… plancher… de… son… armoire.

Puis il sombra dans un silence qui m’indiqua qu’il avait mis en  route un raisonnement. Je n’étais pas assez stupide pour  l’interrompre. Soudain il tressaillit et retomba dans la vie.

– … Oui, Watson, ce revolver a été trouvé. Sale coup, n’est-ce  pas ? La justice a pensé que c’était plutôt condamnable. Par  ailleurs, la victime avait sur elle un billet lui donnant  rendez-vous à cet endroit et signé de la gouvernante. Qu’en  pensez-vous, hé ? Enfin, voici le mobile du crime : le  sénateur Gibson ne manque pas de charme ; si sa femme meurt,qui peut la remplacer mieux que cette jeune demoiselle déjà  comblée, selon tous les témoignages, d’attentions pressantes de la  part de son employeur ? L’amour, la fortune, la  puissance : tout cela dépendant d’une seule existence parvenue  à mi-course… C’est laid, Watson ! Très laid !

– Oui, bien sûr, Holmes !

– Et elle n’a pas pu non plus se prévaloir d’un alibi. Au  contraire, elle a dû admettre qu’elle était descendue près du pont  de Thor (la scène du drame) vers la même heure. Elle n’a pas pu le  nier, car un villageois qui passait par là l’avait vue.

– Décisif, non ?

– Et pourtant, Watson ! Et pourtant !… Ce pont (une  seule arche de pierre avec parapets) passe au-dessus de la partie  la plus étroite d’une longue nappe d’eau profonde et bordée de  roseaux. On l’appelle l’étang de Thor. A l’entrée du pont gisait le  cadavre de la femme de notre client. Tels sont les faits  essentiels. Mais voici, si je ne me trompe, M. Gibson :il est bien en avance !

Billy avait ouvert la porte, mais le nom qu’il annonça n’était  pas celui que nous escomptions. M. Marlow Bates nous était  inconnu à tous deux. C’était un tout petit bout d’homme maigre et  nerveux ; il avait des yeux pleins d’effroi et des manières hésitantes. Un seul regard professionnel m’avertit qu’il était au  bord de la dépression nerveuse.

– Vous semblez agité, monsieur Bates ! dit Holmes.Asseyez-vous, je vous prie. Je crains de ne pouvoir vous accorder  beaucoup de temps, car j’ai un rendez-vous à onze heures.

– Je le sais, balbutia notre visiteur qui expulsait ses phrases  comme quelqu’un qui aurait perdu haleine. M. Gibson va venir.M. Gibson est mon patron. Je suis le régisseur de son domaine.Monsieur Holmes, c’est un scélérat… Un infernal scélérat !

– Vous parlez raide, monsieur Bates !

– Je mets de l’emphase, monsieur Holmes, parce que mon temps est  limité. Je ne voudrais pour rien au monde qu’il me trouve ici. Il  ne va pas tarder maintenant. Mais je n’ai pas pu venir plus tôt.Son secrétaire, M. Ferguson, ne m’a informé que ce matin de  son rendez-vous avec vous.

– Et vous êtes son régisseur ?

– Je lui ai remis ma démission. Dans quinze jours, j’en aurai  terminé avec un maudit esclavage. C’est un homme dur, monsieur  Holmes, dur pour tous ceux qui l’entourent. Ses charités publiques  lui servent d’écran pour masquer ses iniquités privées. Mais sa  femme a été sa principale victime. Il était brutal envers elle…Oui, monsieur, brutal ! Comment elle est morte, je n’en sais  rien, mais je suis sûr qu’il l’avait rendue très malheureuse. Elle  était originaire des tropiques, Brésilienne de naissance ;vous le savez sans doute ?

– Non ; cela m’avait échappé.

– Tropicale de naissance ; tropicale de tempérament. Fille  du soleil et de la passion. Elle l’avait aimé comme peuvent aimer  ce genre de femmes ; seulement quand ses charmes physiques ont  perdu de leur éclat (il paraît qu’ils avaient été extraordinaires),plus rien ne l’a retenu. Tous nous aimions cette femme, nous  compatissions, et nous le détestions pour la manière dont il la  traitait. Mais il est enjôleur et rusé. Voilà ce que je voulais  vous dire. Ne le jugez pas sur son extérieur. Il dissimule tant de  choses derrière ! Maintenant je m’en vais. Non, ne me retenez  pas ! Il va arriver !

Sur un ultime regard à notre horloge, notre étrange visiteur  courut littéralement vers la porte et disparut.

– Hé bien ! fit Holmes au bout d’un bref silence.M. Gibson semble avoir des employés d’une loyauté peu  banale ! Mais cet avertissement n’est pas inutile ; nous  n’avons plus qu’à attendre l’homme lui-même.

À l’heure convenue, un pas lourd retentit dans l’escalier, et le  célèbre millionnaire fut introduit. A le voir, je compris non  seulement les frayeurs et la haine du régisseur, mais aussi les  exécrations que tant de ses rivaux en affaires avaient entassées  sur sa tête. Si j’étais sculpteur et si je désirais symboliser  l’homme d’affaires qui réussit, ses nerfs d’acier et sa conscience  en cuir, je choisirais M. Neil Gibson comme modèle. Sa grande  silhouette maigre et osseuse suggérait la faim et la rapacité. Un  Abraham Lincoln voué à des sentiments bas et non aux idéaux élevés donnerait une idée de l’homme. On aurait pu croire sa figure  ciselée dans le granit, tant elle était dure, marquée, impitoyable.Des rides profondes évoquaient toutes sortes de crises. Ses yeux  gris, glacés, pleins de finesse, nous dévisagèrent successivement.Il s’inclina courtoisement quand Holmes me présenta, puis, avec un  air incomparable de propriétaire, tira une chaise vers mon  compagnon et s’assit à côté de lui presque genoux contre  genoux.

– Permettez-moi de vous dire dès l’abord, monsieur Holmes,commença-t-il, que dans cette affaire l’argent ne compte pas. Vous  pouvez le brûler si c’est nécessaire pour que la vérité éclate.Cette femme est innocente ; elle doit être lavée de ce dont  elle est accusée ; à vous de le prouver. Fixez-moi votre  chiffre !

– Mes frais professionnels sont établis d’après un barème fixe,répondit froidement Holmes. Je ne les modifie pas, sauf quand j’ en tiens quittes certains clients.

– Hé bien ! puisque les dollars vous importent peu, songez à votre réputation. Si vous tirez cette jeune femme d’affaire, tous  les journaux d’Amérique et d’Angleterre chanteront vos louanges.Vous serez la coqueluche des deux continents.

– Merci, monsieur Gibson. Je ne crois pas que j’aie besoin que l’on chante mes louanges. Vous serez sans doute surpris d’apprendre  que je préfère travailler anonymement, et que seul le problème  m’intéresse… Mais nous perdons du temps. Venons-en aux faits.

– Je crois que vous trouverez les principaux dans les comptes  rendus de la presse. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter.Mais s’il y a un détail sur lequel vous souhaiteriez être éclairé,je suis ici pour vous aider.

– Un point seulement.

– Lequel ?

– Quelle était exactement la nature de vos relations avec Mlle  Dunbar ?

Le roi de l’or sursauta et se souleva de son siège. Puis il  reprit possession de son calme massif.

– Je suppose que vous êtes dans votre droit, et même dans  l’exercice de votre devoir, pour me poser une telle question,monsieur Holmes.

– Nous sommes deux à le supposer, répondit Holmes.

– Alors je puis vous assurer que nos relations ont toujours été celles d’un employeur à l’égard d’une jeune demoiselle avec  laquelle il ne s’est jamais entretenu et qu’il n’a jamais vue que  lorsqu’elle était en compagnie des enfants.

Holmes se leva.

– Je suis un homme occupé, monsieur Gibson ! dit-il. Je  n’ai ni le loisir ni le goût des conversations inutiles. Je vous  souhaite le bonjour.

Notre visiteur s’était également levé, et il dominait Holmes de  toute sa masse. Un éclair de fureur jaillit sous ses sourcils  hérissés ; ses joues se colorèrent.

– Que diable entendez-vous par cela, monsieur Holmes ? Vous  récusez mon offre ?

– Hé bien ! monsieur Gibson, vous du moins, je vous récuse.J’aurais cru que mes mots étaient clairs.

– Tout à fait clairs, mais qu’y a-t-il derrière eux ? Une  majoration de votre prix, ou la peur de vous mêler de l’affaire, ou  quoi ? J’ai droit à une réponse claire.

– En effet, dit Holmes. Et je vais vous la donner. Cette affaire  est suffisamment compliquée au départ pour qu’il n’y soit pas  ajouté la difficulté supplémentaire d’un faux renseignement.

– Ce qui veut dire que je mens ?

– Ma foi, j’essayais de l’exprimer avec toute la délicatesse  possible, mais si vous insistez sur le terme, je ne vous  contredirai point.

Je me levai précipitamment, car le millionnaire était devenu  apoplectique, et il avait levé son gros poing noueux. Holmes lui  répliqua par un sourire nonchalant et il allongea le bras pour  prendre sa pipe.

– Ne soyez pas bruyant, monsieur Gibson ! Je considère  qu’après le petit déjeuner la moindre discussion peut provoquer des  troubles physiologiques. Je pense qu’une marche à pied au grand air  du matin et un peu de repos vous feraient beaucoup plus de  bien.

Avec effort, le roi de l’or maîtrisa sa fureur. Je ne pus que  l’admirer, car au prix d’un suprême domptage de ses nerfs la flamme  de sa colère s’éteignit pour faire place à une indifférence glacée et méprisante.

– Bien. Vous avez choisi. Je suppose que vous savez comment  mener vos affaires. Je ne peux pas vous obliger contre votre  volonté à vous occuper de ce cas. Vous vous êtes fait du tort ce  matin, monsieur Holmes, car j’ai brisé plus forts que vous.Personne ne s’est mis en travers de ma route, jamais !

– J’ai souvent entendu des menaces, dit Holmes en souriant. Et  pourtant je vis encore. Au revoir, monsieur Gibson. Vous avez  encore beaucoup à apprendre.

Notre visiteur fit une sortie bruyante, mais Holmes se mit à tirer sur sa pipe dans un silence imperturbable en fixant le  plafond d’un regard rêveur.

– Rien à me dire, Watson ? me demanda-t-il enfin.

– Hé bien ! Holmes, je dois vous avouer que lorsque je  considère qu’il s’agit d’un homme qui a l’habitude d’écarter de son  chemin tout obstacle, et quand je me rappelle que sa femme a pu  devenir un obstacle et un objet de répulsion, comme nous l’a  expliqué ce Bates, il me semble…

– Exactement. A moi aussi, il semble.

– Mais quelles étaient ses relations avec la gouvernante et  comment les avez-vous découvertes ?

– J’ai bluffé, Watson ! Quand j’ai comparé le ton passionné, tout à fait hors des conventions et pas du tout  commercial, de sa lettre avec son apparente maîtrise de soi et son  attitude ici, il m’a paru évident que sa profonde émotion était  plus axée sur l’accusée que sur la victime. Pour atteindre la  vérité, il est indispensable que nous sachions l’exacte nature des  relations entre les acteurs. Vous avez vu l’attaque frontale que  j’ai déclenchée, et comme il l’a accueillie imperturbablement.Alors je l’ai bluffé en lui donnant l’impression que j’étais  absolument sûr de la chose, tandis que je n’avais que de forts  soupçons.

– Peut-être reviendra-t-il ?

– Il reviendra certainement ! Il est obligé de revenir, il  ne peut pas en rester là. Ah ! N’a-t-on pas sonné ? Si,et je reconnais son pas. Monsieur Gibson, je venais justement de  dire au docteur Watson que vous étiez légèrement en retard.

Le roi de l’or fit dans notre pièce une entrée beaucoup moins  bruyante que sa précédente sortie. La blessure infligée à son orgueil avait laissé une trace dans son regard, mais son bon sens lui avait montré que s’il voulait obtenir gain de cause il lui fallait céder.

– J’ai réfléchi, monsieur Holmes, et je crois que j’ai été un peu trop vif en prenant mal vos observations. Vous avez raison de vouloir connaître tous les faits, quels qu’ils soient, et je vous en estime davantage. Je puis vous assurer néanmoins que les relations existant entre Mlle Dunbar et moi n’affectent en rien l’affaire.

– C’est à moi d’en décider, n’est-ce pas ?

– Oui, sans doute. Vous êtes comme le médecin qui veut connaître tous les symptômes avant d’établir son diagnostic.

– En effet. La comparaison est juste. Et le malade qui voudrait taire quelques-uns de ses symptômes ne cherche qu’à tromper son médecin dans un but précis.

– Peut-être. Mais vous conviendrez, monsieur Holmes, que la plupart des hommes s’échaufferaient quelque peu quand on leur demande de but en blanc d’indiquer la nature de leurs relations avec une femme… surtout si un sentiment sérieux y est mêlé. Je crois que la plupart des hommes possèdent un petit domaine privé dans un recoin de leur âme, où ils n’acceptent pas volontiers les intrus. Et vous l’avez forcé avec une certaine brusquerie… Mais votre but vous excuse, puisque vous avez agi pour essayer de la sauver. Bref, les jeux sont faits, le domaine vous est ouvert, vous pouvez l’explorer comme vous l’entendez. Que voulez-vous savoir ?

– La vérité.

Le roi de l’or demeura un instant silencieux, comme quelqu’un qui met de l’ordre dans ses pensées. Son visage s’assombrit et devint encore plus grave.

– Je vous la dirai en quelques mots, monsieur Holmes. Certaines choses sont assez difficiles à exprimer, aussi n’irai-je pas plus profond qu’il n’est indispensable. J’ai fait la connaissance de ma femme pendant que j’étais chercheur d’or au Brésil. Maria Pinto était la fille d’un fonctionnaire du gouvernement à Manaos ;elle était très belle. A cette époque j’étais jeune et ardent ; mais aujourd’hui encore, quand je me reporte en arrière avec un esprit plus rassis et plus critique, je reconnais que sa beauté était extraordinairement rayonnante. Elle avait une nature riche, profonde, passionnée, entière, tropicale, mal équilibrée, très différente de celle des Américaines que j’avais connues. En résumé, je l’ai aimée et épousée. Ce n’est que lorsque le romanesque s’est épuisé (et il s’est maintenu pendant plusieurs années) que j’ai compris que nous n’avions rien, rien du tout de commun. Mon amour s’est affaibli. Si le sien avait suivi un cours parallèle, les choses Se seraient simplifiées. Mais vous connaissez les femmes ! J’aurais pu faire n’importe quoi, elle ne se serait pas détournée de moi. Lorsque j’ai été dur envers elle,brutal même comme on a pu le dire, c’était parce que je savais que si je pouvais tuer son amour, ou s’il se transformait en haine,tout deviendrait plus facile pour l’un comme pour l’autre. Mais rien n’a pu la faire changer. Elle m’a adoré dans ces bois d’Angleterre comme elle m’avait adoré vingt ans plus tôt sur les rives de l’Amazone. Quoi que je fisse, elle m’était aussi attachée qu’au premier jour.

» Alors est apparue Mlle Grace Dunbar. Nous avions fait insérer une annonce pour trouver une gouvernante : elle est venue et a été engagée. Vous avez peut-être vu son portrait dans les journaux.Le monde entier a proclamé qu’elle aussi était une très jolie femme. Je ne me prétendrai pas plus moral que mon prochain, et je vous avouerai que je n’ai pas pu vivre sous le même toit avec une femme pareille et en contact quotidien avec elle sans éprouver pour elle un sentiment passionné. M’en blâmez-vous, monsieur Holmes ?

– Je ne vous blâme pas d’avoir éprouvé ce sentiment. Je vous blâmerais si vous l’aviez exprimé, car cette jeune demoiselle se trouvait en un sens sous votre protection.

– Peut-être ! fit le millionnaire, qui frémit sous le reproche. Je ne me fais pas meilleur que je suis. Je crois que toute ma vie je n’ai eu qu’à allonger le bras pour obtenir ce que je convoitais, et je n’ai jamais rien convoité davantage ni plus ardemment que l’amour et la possession de cette femme. Je le lui ai dit.

– Oh ! vous le lui avez dit ?

Holmes, quand il était ému, pouvait paraître formidable !

– Je lui ai dit que si je pouvais l’épouser, je l’épouserais,mais que c’était au-delà de mon pouvoir. Je lui ai dit que l’argent ne comptait pas et que je ferais tout mon possible pour son bonheur et son confort.

– C’était très généreux, bien entendu ! fit Holmes en ricanant.

– Écoutez, monsieur Holmes ! Je suis venu vous voir pour que vous démontriez son innocence, pas pour que vous me fassiez un cours de morale. Je ne sollicite pas vos critiques.

– C’est uniquement à cause de la jeune fille que je m’ intéresse à l’affaire, répondit Holmes. Je ne sais pas si ce dont on l’accuse est réellement pire que ce que vous venez d’admettre, à savoir que vous avez essayé de séduire une jeune fille sans défense qui était sous votre toit. Quelques hommes riches dans votre genre doivent apprendre que vous n’achèterez pas tout le monde pour racheter vos fautes.

À mon étonnement, le roi de l’or accueillit le reproche sans protester.

– C’est ainsi qu’aujourd’hui je vois les choses, dit-il. Je remercie Dieu que mes projets n’aient pas abouti comme je l’espérais. Elle n’a rien voulu entendre ; elle voulait quitter immédiatement la maison.

– Pourquoi n’est-elle pas effectivement partie ?

– D’abord parce que son salaire aidait à vivre d’autres personnes, et que la perte de sa situation aurait été catastrophique pour ses proches. Quand je lui ai promis, et je le lui ai promis avec toute la sincérité de mon cœur, que plus jamais je ne lui causerais de motifs d’inquiétude, elle a consenti à rester. Mais il y avait une autre raison. Elle connaissait l’influence qu’elle exerçait sur moi : influence plus puissante que n’importe laquelle au monde. Elle voulait l’utiliser pour le bien.

– Comment cela ?

– Elle était un peu au courant de mes affaires. Elles sont immenses, monsieur Holmes : plus importantes qu’on ne le croit généralement. Je peux faire et défaire ; et le plus souvent je défais, c’est-à-dire je brise. Pas seulement les individus :les collectivités, les villes, même les nations. Les affaires,c’est un jeu dur ; le faible succombe. J’ai joué le jeu à  fond. Je n’ai jamais gémi, et jamais je ne me suis soucié des gémissements des autres. Mais elle voyait les choses sous un angle différent, et je crois qu’elle avait raison. Elle pensait et elle disait que toute fortune qui était plus importante que les besoins d’un homme ne devait pas être édifiée sur la ruine de dix mille hommes privés de leurs moyens d’existence. Voilà comment elle jugeait : elle regardait au-delà des dollars, vers quelque chose de plus durable. Elle s’est aperçue que je l’écoutais, et elle a cru faire le bien en influençant mes actions. Aussi est-elle restée… Et puis le drame est arrivé.

– Pouvez-vous me donner là-dessus quelques lueurs ?

Le roi de l’or s’interrompit encore une fois ; il avait plongé sa tête entre ses mains pour réfléchir.

– Tout est très noir contre elle. Je ne peux pas le nier. Et les femmes mènent une vie intérieure, peuvent accomplir des choses qui dépassent le jugement de l’homme. Au début j’ai été si bouleversé,si abattu que j’ai été enclin à croire qu’elle avait été entraînée d’une manière extraordinaire, tout à fait contraire à sa nature habituelle. Puis une explication m’est venue en tête. Je vous la donne, monsieur Holmes, pour ce qu’elle vaut. Il n’y a aucun doute que ma femme était terriblement jalouse. La jalousie de l’âme peut être aussi fanatique que n’importe quelle jalousie charnelle. Bien que ma femme n’eût eu aucun motif pour être charnellement jalouse(et je crois qu’elle l’avait compris), elle se rendait compte que cette jeune Anglaise exerçait sur mon esprit et mes actes une influence qu’elle n’avait jamais acquise. C’était une bonne influence, mais qu’elle fût bonne n’arrangeait rien. Ma femme était folle de haine, et son sang brûlait de toute la chaleur de l’Amazone. Elle a pu projeter de tuer Mlle Dunbar… ou, dirons-nous,de la menacer d’un revolver et de lui faire peur pour l’obliger à partir. Une sorte de bagarre aurait peut-être éclaté entre elles,le revolver serait parti tout seul et aurait tué celle qui le tenait.

– J’avais déjà envisagé cette possibilité, dit Holmes. C’est vraiment la seule hypothèse, en dehors du meurtre délibéré.

– Mais elle le nie absolument.

– Certes, mais ce n’est pas décisif, n’est-ce pas ?… On peut comprendre qu’une femme placée devant une situation aussi épouvantable ait pu rentrer en courant à la maison après avoir pris le revolver dans son affolement, qu’elle l’ait jeté parmi ses robes  sans trop savoir ce qu’elle faisait, et que, lorsque le revolver a été découvert, elle ait essayé de s’en tirer par une dénégation totale puisque toute explication était impossible. Qu’y a-t-il contre une telle hypothèse ?

– Mlle Dunbar elle-même.

– Hé bien ! peut-être…

Holmes regarda sa montre.

– … Je suis sûr que nous pourrons obtenir ce matin les permis  nécessaires et arriver à Winchester par le train du soir. Quand j’ aurai vu Mlle Dunbar, il est possible que je vous sois utile. Je ne peux pourtant pas vous promettre que mes conclusions seront conformes à vos désirs.

L’obtention des permis s’avéra moins rapide que Holmes l’avait cru. Au lieu d’arriver à Winchester ce jour-là, nous descendîmes à Thor, dans la propriété du Hampshire de M. Neil Gibson. Il ne  nous accompagna pas personnellement, mais nous avions l’adresse de l’adjudant Coventry, de la police locale, qui avait instruit l’affaire le premier. C’était un homme long et maigre au visage  cadavérique ; il avait des manières bizarrement mystérieuses qui donnaient l’impression qu’il en savait ou en soupçonnait  beaucoup plus qu’il ne voulait dire. Il avait aussi la manie de baisser subitement la voix pour chuchoter comme s’il en était arrivé à un point d’une importance capitale, alors qu’il ne s’agissait que d’un détail assez banal. Mais derrière cette attitude, il se révéla bientôt un policier convenable, honnête, pas très fier d’avouer qu’il avait perdu pied et qu’il souhaitait de l’aide.

– En tout état de cause, nous dit-il, j’aime mieux vous avoir ici que Scotland Yard ! Quand le Yard est appelé pour une affaire, alors la police locale perd tout crédit en cas de succès et elle se fait accabler en cas d’échec. Vous, vous jouez le jeu loyalement, à ce que l’on m’a dit.

– Je ne tiens pas du tout à paraître dans l’affaire, répondit Holmes au soulagement visible de notre mélancolique interlocuteur.Si je peux l’éclaircir, je ne veux pas que mon nom soit mentionné.

– Hé bien ! c’est très chic de votre part ! Et je peux aussi faire confiance à votre ami le docteur Watson, n’est-ce pas ? Maintenant, monsieur Holmes, avant que nous nous rendions sur les lieux, je vais vous poser une question. Je me garderais bien de la poser à quelqu’un d’autre…

Il regarda autour de lui comme s’il craignait même de prononcer ces mots :

– … Ne pensez-vous pas qu’un dossier pourrait être constitué  contre M. Neil Gibson en personne ?

– J’y ai pensé.

– Vous n’avez pas vu Mlle Dunbar. C’est sur tous les plans une femme merveilleuse. Peut-être a-t-il voulu se débarrasser de sa femme. Et ces Américains sont plus prompts que nous au revolver.C’était son revolver à lui, vous savez !

– Ce fait a-t-il été prouvé ?

– Oui, monsieur. Il possédait deux revolvers. C’était l’un des deux.

– Deux revolvers ? Où est l’autre ?

– Ma foi, ce gentleman possède tout un lot d’armes à feu de marques et de calibres différents. Nous n’avons jamais identifié l’autre en particulier. Mais l’étui était indubitablement fait pour deux revolvers.

– Si le revolver que vous avez trouvé faisait partie d’une paire, vous auriez dû identifier l’autre.

– Oh ! nous les avons tous mis de côté dans la maison ! Si cela vous intéresse d’y jeter un coup d’œil…

– Plus tard, oui. Pour l’instant, allons sur les lieux du drame.

Cette conversation avait eu lieu dans la petite pièce principale de l’humble villa de l’adjudant Coventry, laquelle servait de commissariat de police local. Une marche de huit cents mètres à travers la lande balayée par le vent et toute dorée par les  fougères qui se fanaient nous mena devant une petite porte secondaire de la propriété de Thor. Une allée traversait la réserve de faisans ; d’une clairière nous aperçûmes la grande maison,mi-Tudor, mi-George, sur la crête de la colline. A côté de nous  était situé l’étang, resserré en son milieu, là où l’enjambait, sur un pont, l’avenue qu’empruntaient les voitures ; de chaque côté, il se divisait en petits lacs. Notre guide s’arrêta à l’entrée du pont et il désigna un endroit sur le sol.

– Voilà où était étendu le corps de Mme Gibson. J’ai placé une pierre à l’endroit exact.

– Je crois que vous êtes arrivé avant que le corps ait été ramené au manoir ?

– Oui. On m’a tout de suite convoqué.

– Qui ?

– M. Gibson. Dès que l’alarme a été donnée, il a accouru avec les autres, et il a insisté pour qu’il ne soit touché à tien  avant l’arrivée de la police.

– Bonne idée ! J’ai lu dans la presse que le coup de feu avait été tiré de très près ?

– Oui, monsieur, de très près.

– Près de la tempe droite ?

– Juste derrière la tempe droite, monsieur.

– Comment le corps était-il placé ?

– Sur le dos, monsieur. Aucune trace de lutte. Pas d’empreintes.Pas d’arme. Le petit billet de Mlle Dunbar était coincé dans sa main gauche.

– Coincé ?

– Oui, monsieur. Nous avons eu du mal à desserrer les doigts.

– Ce fait est d’une grande importance ! Il exclut l’idée que quelqu’un aurait pu placer le billet dans la main de Mme Gibson après sa mort afin de lancer les enquêteurs sur une fausse piste. Mon Dieu ! Le billet, si je me rappelle bien,était fort bref : « Je serai au pont de Thor à neuf heures. G. Dunbar. » Est-ce bien cela ?

– Oui, monsieur.

– Mlle Dunbar a-t-elle reconnu l’avoir écrit ?

– Oui, monsieur.

– Quelle explication en a-t-elle donné ?

– Aucune. Elle réserve sa défense pour les assises.

– Le problème est vraiment très intéressant ! Cette histoire de billet est bien obscure, n’est-ce pas ?

– Ma foi, monsieur, le billet m’a paru à moi, si je suis assez hardi pour le dire, le seul point tout à fait clair dans l’affaire.

Holmes secoua la tête.

– En admettant que le billet soit authentique et ait été bel et bien écrit par l’accusée, il a certainement été reçu quelque temps auparavant : disons une heure ou deux. Alors pourquoi cette dame le tenait-elle encore serré dans sa main gauche ?Pourquoi l’avait-elle si soigneusement emporté ? Au cours de l’entretien projeté avec la gouvernante, elle n’avait nul besoin de s’y référer. Cela ne vous semble-t-il pas bizarre ?

– De la façon dont vous exposez les choses, oui, en effet,monsieur !

– Je crois que j’aimerais bien m’asseoir tranquillement par ici et réfléchir quelques minutes, dit Holmes.

Il s’assit sur le rebord de pierre du pont ; je vis ses yeux gris et vifs interroger chaque direction. Soudain il sauta sur ses pieds, courut vers le parapet opposé, essuya la loupe qu’il avait tirée de sa poche, et inspecta la maçonnerie.

– Voici qui est curieux ! dit-il.

– Oui, monsieur. Nous avons vu l’éraflure sur le rebord. Je pense qu’elle a été faite par un passant.

La maçonnerie était grise, mais à ce seul endroit elle était blanche sur une surface grande comme une petite pièce de monnaie.En l’examinant de près, on pouvait observer que la pierre avait été écornée par un coup sec.

– Il a fallu de la force, et même de la violence, pour abîmer cette pierre ! murmura pensivement Holmes.

Avec sa canne, il cogna à plusieurs reprises sur le parapet sans laisser de traces.

– Un coup très violent ! reprit-il. Et à un endroit étrange, également. Un coup qui n a pas été assené de dessus, mais de dessous, car la trace se trouve sur le bord inférieur du parapet.

– Mais au moins à cinq mètres du corps.

– Oui, à cinq mètres du corps. Peut-être cela n’a-t-il rien à voir avec l’affaire, mais le détail est à noter. Je ne crois pas que nous ayons à apprendre ici quelque chose de plus. Pas d’empreintes de pas, m’avez-vous dit ?

– Le sol était dur comme du fer, monsieur. Il n’y avait aucune empreinte.

– Alors nous pouvons partir. Nous monterons d’abord à la maison pour jeter un coup d’œil sur les armes dont vous m’avez parlé. Puis nous nous rendrons à Winchester ; je voudrais en effet voir Mlle Dunbar avant de poursuivre mon enquête.

M. Gibson n’était pas encore rentré, mais nous trouvâmes au manoir le neurasthénique M. Bates qui était venu nous voir le matin. Avec un soupir sinistre, il nous montra le formidable assortiment d’armes à feu de tous modèles et de toutes tailles qu’avait accumulées son patron tout au long de sa vie aventureuse.

– M. Gibson a ses ennemis, ce qui n’étonnera pas ceux qui connaissent sa personne et ses méthodes, dit-il. Il dort avec un revolver chargé dans un tiroir à la tête de son lit. C’est un violent, monsieur, et en certaines occasions il nous a fait peur.Je suis sûr que la pauvre dame a été souvent terrorisée par lui.

– Avez-vous été une fois le témoin oculaire de ses violences à l’égard de sa femme ?

– Non, cela je ne peux pas le dire ! Mais j’ai entendu des mots qui valaient des actes : des mots de mépris glacial,coupant, même devant les domestiques.

– Notre millionnaire ne paraît pas brillant dans sa vie privée,observa Holmes quand nous nous dirigeâmes vers la gare. Hé bien ! Watson, nous avons réuni quantité de faits, dont certains tout à fait nouveaux, et pourtant je me trouve encore assez loin de ma conclusion ! En dépit des sentiments que voue  M. Bates à son maître, j’ai obtenu de lui l’assurance que lorsque l’alarme a été donnée, Gibson était incontestablement dans sa bibliothèque. Le dîner avait été servi à huit heures et demie et tout jusqu’alors avait été normal. Il est exact que l’alarme a été donnée assez tard dans la soirée, mais la tragédie s’est certainement déroulée à l’heure mentionnée dans le billet. Il n’y a aucune preuve que M. Gibson soit sorti après être rentré de Londres à cinq heures. Par ailleurs, Mlle Dunbar reconnaît qu’elle avait fixé un rendez-vous à Mme Gibson devant le pont. Cela  mis à part, elle ne veut rien expliquer, comme le lui a conseillé son avocat, et elle se réserve pour les assises. Nous avons plusieurs questions capitales à poser à cette jeune fille, et je n’aurai pas l’esprit en repos avant de l’avoir vue. Je confesse que l’affaire se présente très défavorablement pour elle, sauf un point.

– Lequel, Holmes ?

– La découverte du revolver dans son armoire.

– Voyons, Holmes ! m’exclamai-je. A mon avis, c’est la preuve la plus concluante !

– Non, Watson. Ce point m’avait frappé tout de suite. Maintenant  que j’examine l’affaire de plus près, je le considère comme l’unique base solide pour espérer. Nous avons le devoir de trouver du consistant. Quand il en manque, nous avons le devoir d’envisager une tromperie.

– Je vous suis mal.

– Voyons, Watson ! Supposez un instant que vous soyez cette femme qui, froidement, avec préméditation, entreprend de se débarrasser de sa rivale. Vous avez mûri votre plan. Vous avez écrit le billet. La victime est venue. Vous avez votre arme. Le crime est accompli. Me direz-vous qu’après avoir combiné et agi avec autant d’astuce et de précision, vous allez compromettre votre réputation de criminel en oubliant de jeter votre revolver dans l’un de ces petits lacs pleins de roseaux qui l’auraient englouti à jamais, et qu’au contraire vous auriez éprouvé le besoin de le rapporter chez vous, de le placer dans votre armoire qui est bien le premier endroit à fouiller ? Vos meilleurs amis, Watson,auraient du mal à vous prendre pour un homme capable de projets délibérés ; et pourtant je me refuse à croire que vous auriez fait quelque chose d’aussi stupide !

– Dans l’énervement du moment !…

– Non, Watson ! Ce n’est pas possible, croyez-moi !Lorsqu’un crime a été froidement prémédité, les camouflages ne sont pas prémédités moins froidement. J’espère donc que nous nous trouvons en présence d’une grave erreur de conception.

– Mais il y a tellement de choses à expliquer !

– Hé bien ! nous allons essayer ! A partir du moment où vous changez de point de vue, tout ce qui était une lourde présomption devient un indice de vérité. Par exemple, le revolver.Selon notre nouvelle théorie, elle dit la vérité. Donc il a été placé dans son armoire. Qui l’y a placé ? Quelqu’un qui voulait lui faire endosser la responsabilité du crime. Ce quelqu’un n’est-il pas le vrai criminel ? Vous voyez comme ce raisonnement nous ouvre de nouveaux horizons !

Nous fûmes contraints de passer la nuit à Winchester, car toutes les formalités n’avaient pas été remplies. Mais le lendemain matin,en compagnie de M. Joyce Cummings, avocat dont la réputation montait en flèche et qui devait assurer sa défense, nous fûmes autorisés à voir la jeune fille dans sa cellule. Je m’étais attendu, d’après tout ce qui m’avait été dit, à une fort jolie  femme ; mais jamais je n’oublierai l’effet que Mlle Dunbar produisit sur moi. Il n’était pas étonnant que le millionnaire lui-même eût trouvé là un pouvoir supérieur au sien : pouvoir capable de le contrôler, de le guider. On avait aussi l’impression,en regardant ce visage ferme, net et pourtant sensible, que même si elle pouvait accomplir un acte impétueux, une noblesse innée de caractère la dirigeait constamment vers le bien. Elle était brune,grande, élancée. Elle nous en imposa. Mais dans ses yeux noirs luisait quelque chose qui ressemblait à l’expression de l’animal désespéré qui voit les filets se refermer sur lui et qui ne discerne pas le moyen de passer à travers. Quand elle comprit ce que signifiait pour elle la présence et l’assistance de mon illustre ami, alors ses joues reprirent un peu de couleur et l’espoir se ralluma dans son regard.

– M. Gibson vous a peut-être dit ce qui s’était passé entre nous ? demanda-t-elle d’une voix sourde, frémissante.

– Oui, répondit Holmes. Vous pouvez vous éviter un surcroît de chagrin avec ce chapitre de votre histoire. Après vous avoir vue,je suis disposé à tenir pour exactes les déclarations de M. Gibson, en ce qui concerne à la fois l’influence que vous aviez sur lui et l’innocence de vos relations communes. Mais  pourquoi toute cette situation n’a-t-elle pas été révélée à l’instruction ?

– Il me semblait incroyable qu’une accusation pareille pût être retenue. Je croyais que si nous attendions, toute l’affaire s’éclaircirait sans que nous fussions obligés d’entrer dans les détails pénibles de la vie privée de la famille. Mais je comprends à présent qu’au lieu de s’éclaircir, elle s’est au contraire aggravée.

– Ma chère demoiselle, s’écria Holmes, je vous supplie de ne vous faire aucune illusion sur ce point ! M. Cummings qui est ici vous dira que toutes les cartes sont à présent contre nous,et que nous devons tenter l’impossible pour gagner. Prétendre que vous ne courez pas un grand danger serait vous tromper cruellement.Donnez-moi toute l’assistance en votre pouvoir pour que nous  fassions éclater la vérité !

– Je ne vous cacherai rien !

– Alors parlez-nous de vos véritables relations avec la femme de M. Gibson.

– Elle me détestait, monsieur Holmes ! Elle me détestait avec toute la violence de son tempérament tropical. C’était une femme qui ne faisait rien à demi ; elle aimait son mari autant qu’elle me détestait. Il est probable qu’elle s’est trompée sur la nature de nos relations. Je n’ai pas voulu lui nuire, mais elle aimait avec une telle intensité physique qu’elle ne pouvait guère comprendre le lien intellectuel, et même spirituel, qui attachait son mari à moi, ni imaginer que je ne désirais qu’exercer sur lui une bonne influence, et que c’était pour cela que je restais sous son toit. Je m’aperçois maintenant que j’ai eu tort de ne pas partir. Rien ne pouvait justifier ma présence là où j’étais une cause de malheur ; et cependant le malheur aurait certainement subsisté même si j’avais quitté la maison.

– Mademoiselle Dunbar, dit Holmes, je vous prierai maintenant de nous confier exactement ce qui s’est passé ce soir-là.

– Je puis vous dire la vérité pour autant qu’elle me soit connue, monsieur Holmes. Mais je suis dans l’impossibilité de  prouver quoi que ce soit. Or il y a des faits, des faits essentiels, que je ne peux pas expliquer et à propos desquels je ne peux imaginer aucune explication.

– Si vous nous communiquez les faits, peut-être d’autres que vous en trouveront l’explication.

– En ce qui concerne, donc, ma présence au pont de Thor cette nuit-là, j’ai reçu le matin un billet de Mme Gibson. Je l’ai trouvé sur la table de la salle d’étude, et c’est peut-être elle qui l’a déposé. Ce billet me suppliait de la voir après le dîner,m’informait qu’elle avait quelque chose d’important à me dire, et me priait de lui laisser ma réponse sur le cadran solaire du jardin, car elle désirait que notre entretien fût secret. Je ne voyais pas pourquoi elle désirait le secret, mais j’ai accepté le rendez-vous. Elle me demandait aussi de détruire sa lettre ;je l’ai brûlée dans la cheminée de la salle d’étude. Elle avait très peur de son mari, qui la traitait avec une rudesse que je lui ai souvent reprochée. J’ai donc pensé qu’elle agissait ainsi parce qu’elle ne souhaitait pas qu’il fût au courant de notre entretien.

– Et pourtant elle avait conservé soigneusement votre réponse ?

– Oui. J’ai été surprise d’apprendre qu’elle la tenait dans sa main quand elle mourut.

– Que se passa-t-il ?

– Je suis descendue comme je l’avais promis. Quand je suis arrivée au pont, elle m’attendait. Jamais je n’avais mesuré jusque-là le degré de haine que me vouait cette pauvre femme. Elle était comme folle… En vérité, je crois qu’elle était folle, folle avec cette puissance d’hypocrisie que peuvent avoir les déséquilibrés. Autrement, comment aurait-elle pu me rencontrer chaque jour avec une indifférence apparente tout en nourrissant contre moi une pareille haine dans son cœur ? Je ne répéterai pas ce qu’elle m’a dit. Elle a déversé toute sa fureur dans un torrent de mots horribles. Je n’ai même pas répliqué. Je ne l’aurais pas pu ! C’était terrible. Je me suis bouché les oreilles et je me suis enfuie. Quand je l’ai quittée, elle se tenait debout à l’entrée du pont et m’accablait encore de malédictions.

– Là où elle a été découverte ensuite ?

– À quelques mètres.

– Et cependant, en supposant qu’elle ait été tuée très peu de temps après votre départ, vous n’avez rien entendu ?

– Non. Mais vraiment, monsieur Holmes, j’étais si bouleversée et horrifiée par cette explosion que je n’ai eu qu’une idée :retrouver la paix de ma chambre. J’ai été incapable de remarquer quoi que ce soit.

– Vous dites que vous êtes retournée dans votre chambre.L’avez-vous quittée avant le lendemain matin ?

– Oui. Quand l’alarme a été donnée, quand le bruit c’est répandu que cette pauvre femme avait été tuée, alors j’ai couru avec les autres.

– Avez-vous vu M. Gibson ?

– Oui. Il revenait du pont. Il avait envoyé des gens pour quérir le médecin et la police.

– Vous a-t-il semblé très troublé ?

– M. Gibson est un homme fort, très maître de lui. Je ne crois pas qu’il soit capable de trahir grand-chose de ses émotions.Mais moi qui le connaissais bien, j’ai pu constater qu’il était profondément touché.

– Nous en venons maintenant au point le plus important. Ce revolver a été trouvé dans votre chambre. L’aviez-vous déjà vu ?

– Jamais, je le jure !

– Quand a-t-il été découvert ?

– Le lendemain matin, quand la police a commencé son enquête.

– Parmi vos affaires ?

– Oui. Sur le plancher de mon armoire, sous mes robes.

– Vous ne savez pas depuis combien de temps il avait été placé là ?

– Il n’y était pas la veille au matin.

– Comment le savez-vous ?

– Parce que j’avais nettoyé mon armoire.

– Cela ne souffre pas de discussion. Donc quelqu’un est entré dans votre chambre et a placé ce revolver afin de vous faire inculper.

– Sans doute.

– Et quand ?

– Il n’a pu le faire qu’à l’heure du repas, ou pendant les heures où je me trouvais dans la salle d’étude avec les enfants.

– Là où vous étiez quand vous avez reçu le billet ?

– Oui. J’y suis restée pendant toute la matinée.

– Merci, mademoiselle Dunbar. Voyez-vous autre chose qui pourrait m’aider dans mes recherches ?

– Non. Je ne vois rien.

– J’ai relevé la marque d’un coup violent sur la maçonnerie du pont. Une trace toute fraîche. Une éraflure juste en face du corps.Vous ne voyez aucune explication possible là-dessus ?

– Ce doit être une coïncidence.

– Elle est étrange, mademoiselle Dunbar, très étrange !Pourquoi cette trace au moment de la tragédie, et pourquoi précisément à cet endroit ?

– Mais comment a-t-elle pu être faite ? Il aurait fallu un choc d’une extrême violence !

Holmes ne répondit pas. Son visage aigu et pâle avait brusquement revêtu cette expression lointaine, tendue que je connaissais bien pour l’avoir toujours vue dans ses moments d’inspiration géniale. Sa transformation indiquait un tel travail dans son esprit que personne n’osa l’interrompre et que tous,avocat, prisonnière et moi-même, nous demeurâmes assis à le regarder. Tout à coup il bondit de sa chaise, frémissant d’une énergie passionnée et dévoré du besoin d’agir.

– Venez, Watson, venez ! s’écria-t-il.

– Qu’y a-t-il, monsieur Holmes ?

– Ne vous inquiétez pas, chère mademoiselle ! Vous aurez de mes nouvelles, monsieur Cummings. Avec l’aide du Dieu de justice,je vous remettrai un dossier qui fera du bruit en Angleterre !Vous aurez demain de mes nouvelles, mademoiselle Dunbar, et jusque-là, croyez-en ma parole : les nuages se dissipent ; j’ai tout lieu d’espérer que la lumière de la vérité va les transpercer !

Le voyage n’était pas long de Winchester à Thor, mais il parut interminable à mon impatience, comme à celle de Holmes. Dans son agitation, il était incapable de rester calme ; il arpentait le compartiment, où il tambourinait des doigts contre les coussins.Toutefois, alors que nous approchions du lieu de notre destination,il s’assit en face de moi (notre compartiment de première classe ne contenait pas d’autres voyageurs) et, posant une main sur chacun de mes genoux, il plongea dans mes yeux un regard spécialement malicieux qui était l’une des caractéristiques de son humeur espiègle.

– Watson, me dit-il, il me semble me rappeler que vous êtes toujours armé quand nous partons en promenade ?

Il était bien heureux qu’il en fût ainsi ! Car il se souciait si peu de sa propre sécurité quand son esprit l’absorbait dans un problème que plus d’une fois mon revolver s’était avéré un ami sûr. Je ne me gênai nullement pour le lui rappeler.

– Oui, oui ! Je suis légèrement distrait pour ces sortes d’affaires. Mais vous avez bien un revolver sur vous ?

Je le tirai de ma poche : c’était une arme courte,maniable, petite, mais très utile. Il mit le cran de sûreté, fit tomber les cartouches et l’examina avec soin.

– Il est lourd ! Bien lourd ! fit-il.

– Oui, mais c’est un joli joujou !

Il rêvassa quelques instants.

– Savez-vous, Watson ? Je crois que votre revolver va avoir un rapport très étroit avec le mystère que nous nous efforçons  d’élucider.

– Holmes ! Vous plaisantez !

– Non, Watson, je suis très sérieux. Un test s’offre à nous. Si le test se vérifie, tout s’éclaircira. Or le test dépend du comportement de cette petite arme. Mettons de côté une cartouche.Replaçons les cinq autres et n’oublions pas le cran de sûreté.Voilà !

Je n’avais aucune idée de ce qu’il avait en tête, et il se garda bien de me renseigner. Il se plongea dans ses réflexions jusqu’à notre arrivée à la petite gare du Hampshire. Nous louâmes une vieille guimbarde. Un quart d’heure plus tard, nous étions rendus chez notre ami discret, l’adjudant.

– Un nouvel indice, monsieur Holmes ?

– Tout dépend du comportement du revolver du docteur Watson,répondit mon ami. Le voici. Maintenant, pouvez-vous me donner dix mètres de ficelle ?

Le bazar du village nous vendit la quantité souhaitée.

– Je crois que nous avons ce qu’il nous faut, dit Holmes. Si vous le voulez bien, en route pour ce qui sera, je l’espère, la  dernière étape de notre voyage.

Le soleil déclinait et transformait la lande ondulée du Hampshire en un magnifique paysage d’automne. L’adjudant, dont les regards critiques et incrédules en disaient long sur ses doutes quant à l’équilibre mental de mon ami, marchait à côté de nous.Quand nous nous approchâmes de la scène du crime, je constatai que,sous son habituelle froideur, mon ami était réellement nerveux.

– Oui, me dit-il en réponse à la remarque que je lui en fis,vous m’avez déjà vu manquer le but, Watson. J’ai un instinct pour ce genre de choses ; et cependant il m’a parfois joué des tours. J’ai eu dans la cellule de Winchester la révélation d’une certitude ; mais l’esprit agile a un inconvénient : c’est qu’il peut toujours concevoir des explications diverses qui rendraient cette certitude tout à fait illusoire. Et pourtant…Pourtant !… Ma foi, Watson, nous ne pouvons qu’essayer.

Tout en marchant, il avait solidement attaché une extrémité de la ficelle à la crosse du revolver. Nous arrivions à présent devant le pont. Avec de grandes précautions, il marqua sur le sol, sous les directives du policier, l’endroit exact où avait été étendu le cadavre. Puis il fouilla la bruyère et les fougères jusqu’à ce qu’il eût trouvé une grosse pierre. Il attacha cette pierre à l’autre extrémité de la ficelle, et il la suspendit par-dessus le parapet du pont de façon qu’elle se balançât librement au-dessus de l’eau. Il se tint alors à la place du corps de Mme Gibson, à quelque distance du bout du pont, mon revolver à la main, la ficelle étant tendue entre l’arme et la lourde pierre.

– Allons-y ! cria-t-il.

À ces mots il leva son revolver à hauteur de sa tête, puis le lâcha. En une seconde, le revolver avait été entraîné par le poids de la pierre, avait heurté le parapet avec un bruit sec et avait été projeté par-dessus pour tomber dans l’eau. A peine avait-il quitté la main de Holmes que celui-ci courait s’agenouiller à côté de la maçonnerie du pont : un cri de joie nous avertit qu’il avait découvert ce qu’il cherchait.

– Y a-t-il jamais eu démonstration plus parfaite ?s’exclama-t-il. Vous voyez, Watson, votre revolver a résolu le problème !

Tout en parlant, il me désigna une deuxième éraflure exactement de la même taille et de la même forme que la première.

– Nous coucherons à l’auberge cette nuit ! reprit-il en regardant l’adjudant ahuri. Vous avez bien une épuisette avec laquelle vous récupérerez le revolver de mon ami ? Vous trouverez également à côté le revolver, la ficelle et le poids avec lesquels cette femme vindicative a tenté de déguiser son suicide et d’accabler une innocente d’une inculpation de meurtre. Vous ferez savoir à M. Gibson que je le verrai dans la matinée, quand le nécessaire aura été fait pour la défense de Mlle Dunbar.

Tard dans la soirée, tandis que nous fumions paisiblement nos  pipes à l’auberge du village, Holmes me donna un bref résumé de ce qui s’était passé.

– Je crains, Watson, que vous n’ajoutiez rien à la réputation que j’ai pu acquérir en ajoutant l’affaire de Thor à vos archives.J’ai eu l’esprit paresseux et j’ai manqué de ce mélange d’imagination et de réalisme qui est la base de mon art. J’avoue que l’éraflure sur la maçonnerie du pont était un indice suffisant pour me suggérer la vraie solution, et je me reproche de ne pas l’avoir entrevue plus tôt.

» Je conviens que le travail mental de cette malheureuse femme a été subtil et profond ; il était donc assez difficile de le deviner. Je ne crois pas que dans nos aventures nous ayons jamais rencontré un exemple plus étrange de ce que peut produire l’amour déçu. Que Mlle Dunbar fût sa rivale sur le plan physique ou sur le plan purement intellectuel, ces deux rivalités lui semblaient également impardonnables. Sans aucun doute rendait-elle cette innocente jeune fille responsable de tous les gestes discourtois et des grossièretés par lesquels son mari essayait de rebuter son amour. Elle résolut donc : 1° de mettre un terme à sa propre  vie ; 2° de le faire d’une manière qui pût enchaîner sa victime à un destin bien pire qu’une mort brutale.

» Nous pouvons suivre les étapes avec netteté, et elles montrent un étonnant esprit de finesse. Très habilement, la rédaction d’un billet fut imposée à Mlle Dunbar ; ce billet faisait apparaître clairement que c’était la gouvernante qui avait choisi la scène du drame. Tenant absolument à ce que ce billet fût découvert, elle exagéra en le gardant dans sa main jusqu’à la fin.Cela seul aurait dû éveiller plus tôt mes soupçons.

» Puis elle s’empara de l’un des revolvers de son mari. Vous savez que la maison était un véritable arsenal. Elle le prit pour se tuer. Elle en dissimula un autre, exactement le même, pendant la matinée dans l’armoire de Mlle Dunbar après avoir brûlé une cartouche, ce qu’elle pouvait faire dans les bois sans attirer l’attention. Puis elle se rendit au pont où elle inventa cette méthode très ingénieuse pour se débarrasser de son arme. Quand Mlle Dunbar apparut, elle utilisa ses derniers souffles à expulser toute sa haine et puis, lorsque la gouvernante ne put plus l’entendre,elle exécuta son horrible dessein. Chaque maillon est à présent en place et la chaîne est complète. Les journaux pourront déplorer que l’étang n’ait pas été immédiatement dragué, mais il est toujours facile d’être malin après coup, et d’ailleurs un étang aussi étendu et aussi encombré de roseaux n’est pas d’un curage facile tant que l’on ne sait pas ce que l’on recherche exactement et où les rechercher… Hé bien ! Watson, nous avons assisté une femme remarquable, ainsi qu’un homme formidable ! Si dans l’avenir ils unissent leurs forces, comme c’est probable, le monde de la finance s’apercevra peut-être que M. Neil Gibson a appris quelque chose dans cette école du chagrin où nous sont enseignées nos leçons d’ici-bas.

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