Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket

Chapitre 11La bouteille de porto.

Nous passâmes le reste de la journée dans unétat de léthargie stupide, regardant toujours le navire, jusqu’aumoment où les ténèbres, le dérobant à notre vue, nous rendirentpour ainsi dire à nous-mêmes. Les angoisses de la faim et de lasoif nous reprirent alors, absorbant tous autres soucis etconsidérations. Il n’y avait toutefois rien à faire jusqu’au matin,et, nous installant de notre mieux, nous nous efforçâmes d’attraperun peu de repos. J’y réussis, pour mon compte, au-delà de mesespérances, et je dormis jusqu’au point du jour, quand mescamarades, qui avaient été moins favorisés que moi, m’éveillèrentpour recommencer nos malheureuses tentatives sur la cambuse.

Il faisait alors un calme plat, avec une merplus unie que je ne l’ai jamais vue, le temps, chaud et agréable.Le brick fatal était hors de vue. Nous commençâmes nos opérationspour arracher, mais non sans peine, un autre porte-haubans demisaine ; et les ayant, tous les deux, attachés aux pieds dePeters, il essaya d’arriver encore une fois à la porte de lacambuse, pensant qu’il réussirait peut-être à la forcer, pourvucependant qu’il pût l’atteindre en très peu de temps ; et il ycomptait, parce que la carcasse du navire gardait sa positionbeaucoup mieux qu’auparavant.

Il réussit en effet à atteindre très vite laporte, et là, détachant un des poids de sa cheville, il essaya des’en servir pour l’enfoncer ; mais tous ses efforts furentvains, la charpente étant beaucoup plus forte qu’il ne s’y étaitattendu.

Il était complètement épuisé par ce longséjour sous l’eau, et il devenait indispensable qu’un de nous leremplaçât. Parker s’offrit immédiatement pour ce service ;mais après trois voyages infructueux, il n’avait même pas réussi àarriver jusqu’à la porte. L’état déplorable du bras d’Augusterendait de sa part tout essai superflu ; car fût-il parvenu àatteindre la chambre, il eût été tout à fait incapable d’en forcerl’entrée ; c’était donc à moi qu’incombait maintenant ledevoir d’employer mes forces au salut de la communauté.

Peters avait laissé un des porte-haubans dansle passage, et je vis, sitôt que j’eus plongé, que je n’avais pasun poids suffisant pour me tenir solidement sous l’eau. Je résolusdonc, pour ma première tentative, de retrouver d’abord etsimplement l’autre poids. Dans ce but, je tâtais le plancher ducouloir, quand je sentis quelque chose de dur, que j’empoignaiimmédiatement, n’ayant pas le temps de vérifier ce quec’était ; puis je m’en revins et je remontai directement à lasurface. Ma trouvaille était une bouteille, et on concevra quellefut notre joie quand nous vîmes qu’elle était pleine de vin dePorto. Nous rendîmes grâces à Dieu pour cette consolation et cesecours si opportun, puis, avec mon canif nous tirâmes le bouchon,et, pour une gorgée très modérée qu’avala chacun de nous, nous nousen sentîmes singulièrement réconfortés, et comme inondés dechaleur, de forces et d’esprits vitaux. Nous rebouchâmes alors labouteille soigneusement, et au moyen d’un mouchoir nous l’amarrâmesde façon qu’il lui fût impossible de se briser.

Je me reposai un peu après cette heureusedécouverte, puis je descendis, et enfin je retrouvai leporte-haubans avec lequel je montai immédiatement. Après l’avoirattaché à mon pied, je me laissai couler pour la troisième fois, etil me fut démontré que je ne pourrais jamais réussir à forcer laporte de la cambuse. Je revins désolé.

Bien décidément, il fallait donc renoncer àtoute espérance, et je pus voir dans les physionomies de mescamarades qu’ils avaient pris leur parti de mourir. Le vin leuravait donné une espèce de délire, dont ma dernière immersionm’avait peut-être préservé. Ils bavardaient d’une manièreincohérente, et sur des choses qui n’avaient aucun rapport avecnotre situation, Peters m’accablant de questions sur Nantucket.Auguste aussi, je me le rappelle, s’approcha de moi, d’un air fortsérieux, et me pria de lui prêter un peigne de poche, parce qu’ilavait, disait-il, les cheveux pleins d’écailles de poisson, etqu’il désirait se nettoyer avant de débarquer. Parker semblait unpeu moins fortement affecté, et me pressait de plonger encore dansla chambre pour lui rapporter le premier objet qui me tomberaitsous la main. J’y consentis, et dès la première tentative, aprèsêtre resté sous l’eau une bonne minute, je rapportai une petitemalle de cuir appartenant au capitaine Barnard. Nous l’ouvrîmesimmédiatement, avec le faible espoir qu’elle contiendrait peut-êtrequelque chose à boire ou à manger ; mais nous n’y trouvâmesrien qu’une boîte à rasoirs et deux chemises de toile. Je plongeaiencore, et je revins sans aucun résultat. Comme ma tête sortait del’eau, j’entendis sur le pont le bruit de quelque chose qui sebrisait, et, en remontant, je vis que mes compagnons d’infortuneavaient ignoblement profité de mon absence pour boire le reste duvin, et qu’ils avaient laissé tomber la bouteille dans leurprécipitation à la remettre en place avant que je les surprisse. Jeleur remontrai leur manque de cœur, et Auguste fondit en larmes.Les deux autres essayèrent de rire et de tourner la chose enplaisanterie ; mais j’espère ne jamais plus avoir à contemplerun rire pareil ; la convulsion de leur physionomie étaitabsolument effrayante. Dans le fait, il était visible quel’excitation produite dans leurs estomacs vides avait eu un effetviolent et instantané, et qu’ils étaient tous effroyablement ivres.Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine que j’obtins d’eux qu’ils secouchassent ; ils tombèrent presque aussitôt dans un lourdsommeil, accompagné d’une respiration haute et ronflante.

Je me trouvai alors, pour ainsi dire, seul surle brick, et, certes, mes réflexions étaient de la nature la plusterrible et la plus noire. La seule perspective qui s’offrît à moiétait de mourir de faim lentement, ou, en mettant les choses aumieux, d’être englouti par la première tempête quis’élèverait ; car nous ne pouvions pas, dans notre étatd’épuisement, conserver l’espoir de survivre à une nouvelle.

La faim déchirante que j’éprouvais alors étaitpresque intolérable, et je me sentis capable des dernièresextrémités pour l’apaiser. Avec mon couteau, je coupai un petitmorceau de la malle de cuir, et je m’efforçai de le manger ;mais il me fut absolument impossible d’en avaler même uneparcelle ; cependant il me sembla qu’en mâchant et en chiquantle cuir par petits fragments j’obtenais un léger soulagement à messouffrances. Vers le soir, mes compagnons se réveillèrent, un à un,et tous dans un état de faiblesse et d’horreur indescriptible,causé par le vin, dont les fumées étaient maintenant évaporées. Ilstremblaient, comme en proie à une violente fièvre, et imploraientde l’eau avec les cris les plus lamentables. Leur situationm’affecta de la manière la plus vive, et néanmoins je ne pouvaism’empêcher de me réjouir de l’heureux accident qui m’avait empêchéde me laisser tenter par le vin, m’épargnant ainsi leurs sinistreset navrantes sensations. Cependant leur conduite m’alarmait et mecausait une très forte inquiétude ; car il était évident qu’àmoins d’un changement favorable dans leur état, ils ne pourraientme prêter aucune assistance pour pourvoir à notre salut commun. Jen’avais pas encore abandonné toute idée de rapporter quelque chosed’en bas ; mais l’épreuve ne pouvait se recommencer qu’à lacondition que l’un d’eux fût assez maître de lui-même pour tenir lebout de la corde pendant que je descendrais. Parker semblait seposséder un peu mieux que les autres, et je m’efforçai de leranimer par tous les moyens possibles. Présumant qu’un bain d’eaude mer pourrait avoir un heureux effet, je m’avisai de lui attacherun bout de corde autour du corps, et puis, le conduisant au capotd’échelle (lui, restant toujours inerte et passif), je l’y poussaiet l’en retirai immédiatement. J’eus lieu de me féliciter de monexpérience, car il parut reprendre de la vie et de la force, et enremontant il me demanda d’un air tout à fait raisonnable pourquoije le traitais ainsi. Quand je lui eus expliqué mon but, il meremercia du service, et dit qu’il se sentait beaucoup mieux depuisson bain ; ensuite, il parla sensément de notre situation.Nous résolûmes alors d’appliquer le même traitement à Auguste et àPeters ; ce que nous fîmes immédiatement, et le saisissementleur procura à tous deux un soulagement remarquable. Cette idéed’immersion soudaine m’avait été suggérée par quelque vieillelecture médicale sur les heureux effets de l’affusion et de ladouche dans les cas où le malade souffre du deliriumtremens.

Voyant que je pouvais enfin me fier à mescamarades pour tenir le bout de la corde, je plongeai encore troisou quatre fois dans la cabine, bien qu’il fit tout à fait nuit, etqu’une houle assez douce, mais très allongée, venant du nord,ballottât tant soit peu notre ponton. Dans le cours de cestentatives, je réussis à rapporter deux grands couteaux de table,une cruche de la contenance de trois gallons, mais vide, enfin unecouverture, mais rien qui pût servir à soulager notre faim. Aprèsavoir trouvé ces divers articles, je continuai mes efforts jusqu’àce que je fusse complètement épuisé ; mais je n’attrapai plusrien. Pendant la nuit, Parker et Peters firent la même besogne àtour de rôle ; mais on ne pouvait plus mettre la main surrien, et, persuadés que nous nous épuisions en vain, de désespoirnous abandonnâmes l’entreprise.

Nous passâmes le reste de la nuitdans la plus terrible angoisse morale et physique qui se puisseimaginer. Le matin du 16 se leva enfin, et nos yeux cherchèrentavec avidité le secours à tous les points de l’horizon, maisvainement. La mer était toujours très unie, avec une longue houledu nord, comme la veille. Il y avait alors six jours que nousn’avions goûté d’aucune nourriture ni bu d’aucune boisson, àl’exception de la bouteille de porto, et il était clair que nous nepourrions résister que fort peu de temps, à moins que nous nefissions quelque trouvaille. Je n’avais jamais vu et je désire nejamais revoir des êtres humains aussi complètement émaciés quePeters et Auguste. Si je les avais rencontrés à terre dans leurétat actuel, je n’aurais pas soupçonné que je les eusse jamaisconnus. Leur physionomie avait complètement changé de caractère, sibien que je pouvais à peine me persuader qu’ils étaient bien lesmêmes individus avec lesquels j’étais en compagnie peu de joursauparavant.

 

Parker, quoique piteusement réduit, et sifaible qu’il ne pouvait lever sa tête de sa poitrine, n’en étaitcependant pas au même point que les deux autres. Il souffrait avecune grande patience, ne poussait aucune plainte, et tâchait de nousinspirer l’espérance par tous les moyens qu’il pouvait inventer.Quant à moi, bien que j’eusse été malade au commencement du voyage,et que j’aie toujours été d’une constitution délicate, je souffraismoins qu’aucun d’eux ; j’étais moins amaigri, et j’avaisconservé à un degré surprenant les facultés de mon esprit, pendantque les autres étaient complètement accablés et semblaient tombésdans une sorte de seconde enfance, grimaçant un sourire niais,comme les idiots, et proférant les plus absurdes bêtises. Parintervalles toutefois, et très soudainement, ils semblaientrevivre, comme inspirés tout d’un coup par la conscience de leursituation ; alors ils sautaient sur leurs pieds comme pousséspar un accès momentané de vigueur, et parlaient de la questiond’une manière tout à fait rationnelle, mais pleine du plus intensedésespoir. Il est bien possible aussi que mes camarades aient eu deleur état la même opinion que moi du mien, et que je me sois renduinvolontairement coupable des mêmes extravagances et des mêmesimbécillités ; c’est là un point qu’il m’est impossible devérifier.

Vers midi, Parker déclara qu’il voyait laterre du côté de bâbord, et j’eus toutes les peines du monde àl’empêcher de se jeter à la mer pour gagner la côte à la nage.Peters et Auguste ne firent pas grande attention à ce qu’ildisait ; ils semblaient tous deux ensevelis dans unecontemplation morne. En regardant dans la direction indiquée, il mefut impossible d’apercevoir la plus légère apparence derivage : d’ailleurs je savais trop bien que nous étions loinde toute terre pour m’abandonner à une espérance de cette nature.Il me fallut néanmoins beaucoup de temps pour convaincre Parker desa méprise. Il répandit alors un torrent de larmes, pleurnichantcomme un enfant, avec de grands cris et des sanglots, pendant deuxou trois heures ; enfin, épuisé par la fatigue de sondésespoir, il s’endormit.

Peters et Auguste firent alors quelquesefforts inefficaces pour avaler des morceaux de cuir. Je leurconseillai de chiquer le cuir et de le cracher, mais ils étaienttrop affreusement affaiblis pour exécuter mon conseil. Je continuaià mâcher des morceaux par intervalles, et j’en tirai quelquesoulagement ; mais ma principale souffrance était la privationd’eau, et je ne résistai à l’envie de boire de l’eau de mer qu’enme rappelant les horribles conséquences qui en étaient résultéespour d’autres individus placés dans les mêmes conditions quenous.

Le jour s’écoula de cette façon, quand jedécouvris soudainement une voile à l’est, dans la direction denotre avant, du côté de bâbord. C’était, à ce qu’il me semblait, ungrand navire, venant presque en travers de nous, et sans doute àune distance de douze ou quinze milles. Aucun de mes compagnons nel’avait encore découvert, et je me gardais bien de le leur montrertout de suite, dans la crainte que nous ne fussions encore frustrésde notre espérance. À la longue, comme il approchait, je vispositivement qu’il avait le cap droit sur nous, avec ses voileslégères portant plein. Je ne pus me retenir plus longtemps, et jele montrai à mes compagnons de souffrance. Ils se dressèrentimmédiatement sur leurs pieds, se livrant de nouveau aux plusextravagantes démonstrations de joie, pleurant, riant à la manièredes idiots, sautant, piétinant sur le pont, s’arrachant lescheveux, priant et sacrant tour à tour. J’étais si influencé parleur conduite, aussi bien que par cette perspective de délivranceque je considérais maintenant comme sûre, que je ne pus m’empêcherde me joindre à eux, de participer à leurs folies, et de donnerpleine liberté à toutes les explosions de ma joie et de monbonheur, me vautrant et me roulant sur le pont, frappant des mains,criant et faisant mille enfantillages semblables, jusqu’à ce que jefusse rappelé à moi-même et aux dernières limites du désespoir etde la misère humaine, en voyant tout à coup le navire nousprésenter maintenant son arrière en plein, et gouverner d’un côtétout à fait opposé à celui où je l’avais d’abord vu se diriger.

Il me fallut quelque temps pour démontrernotre nouveau malheur à mes pauvres camarades. Ils répondaient àtoutes mes assertions par des regards fixes et des gestes quisignifiaient qu’ils ne pouvaient pas être dupes de pareillesplaisanteries. Ce fut Auguste dont la conduite me fit le plus demal. En dépit de tout ce que je pus dire ou faire contre sapersuasion, il persista à affirmer que le navire se rapprochaitvivement de nous, et à faire ses préparatifs pour monter à sonbord. Il montrait quelques plantes marines qui flottaient le longdu brick, et il affirmait que c’était l’embarcation dunavire ; il s’efforça même de s’y jeter, hurlant et criant demanière à fendre le cœur ; enfin j’employai la violence pourl’empêcher de se précipiter dans la mer.

Quand nous fûmes un peu remis de notreémotion, nous continuâmes à guetter le navire, jusqu’à ce que, letemps s’étant couvert et une petite brise s’étant levée, nous leperdîmes finalement de vue. Quand il eut entièrement disparu,Parker se tourna soudainement de mon côté avec une telle expressiondans sa physionomie, que j’en eus le frisson. Il avait un air detranquillité, un sang-froid que je n’avais pas encore remarqué enlui jusqu’à présent, et avant qu’il eût ouvert la bouche, mon cœurm’avait appris ce qu’il allait dire. Il me proposa, en termesbrefs, que l’un de nous fût sacrifié pour sauver l’existence desautres.

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