Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Nantucket

Chapitre 10Le brick mystérieux.

Peu de temps après, un incident eut lieu, qui,gros d’abord d’extrême joie et ensuite d’extrême horreur,m’apparaît, à cause de cela même, comme plus émouvant, plusterrible qu’aucun des hasards que j’aie connus postérieurement dansle cours de neuf longues années, années si pleines d’événements dela nature la plus surprenante, et souvent même la plus inouïe, laplus inimaginable. Nous étions couchés sur le pont, près del’échelle, et nous discutions encore la possibilité de pénétrerjusqu’à la cambuse, quand, tournant mes regards vers Auguste, quime faisait face, je m’aperçus qu’il était tout d’un coup devenud’une pâleur mortelle et que ses lèvres tremblaient d’une manièresingulière et incompréhensible. Fortement alarmé, je lui adressaila parole, mais il ne répondit pas, et je commençais à croire qu’ilavait été pris d’un mal subit, quand je fis attention à ses yeux,singulièrement brillants, et braqués sur quelque objet derrièremoi. Je tournai la tête, et je n’oublierai jamais la joie extatiquequi pénétra chaque partie de mon être quand j’aperçus un grandbrick qui arrivait sur nous, et qui n’était guère à plus de deuxmilles au large. Je sautai sur mes pieds, comme si une balle defusil m’avait frappé soudainement au cœur, et, étendant mes brasdans la direction du navire, je restai debout, immobile, incapablede prononcer une syllabe. Peters et Parker étaient également émus,quoique d’une manière différente. Le premier dansait sur le pontcomme un fou, en débitant les plus monstrueuses extravagances,entremêlées de hurlements et d’imprécations, pendant que le secondfondait en larmes, ne cessant, pendant quelques minutes encore, depleurer comme un petit enfant.

Le navire en vue était un grandbrick-goélette, bâti à la hollandaise, peint en noir, avec unepoulaine voyante et dorée. Il avait évidemment essuyé passablementde gros temps, et nous supposâmes qu’il avait beaucoup souffert dela tempête qui avait été la cause de notre désastre ; car ilavait perdu son mât de hune de misaine ainsi qu’une partie de sonmur de tribord. Quand nous le vîmes pour la première fois, ilétait, je l’ai dit, à deux milles environ, au vent, et arrivant surnous. La brise était très faible, et ce qui nous étonna le plus,c’est qu’il ne portait pas d’autres voiles que sa misaine et sagrande voile, avec un clinfoc ; aussi ne marchait-il que trèslentement, et notre impatience montait presque jusqu’à la frénésie.La manière maladroite dont il gouvernait fut remarquée par noustous, malgré notre prodigieuse émotion. Il donnait de tellesembardées, qu’une fois ou deux nous crûmes qu’il ne nous avait pasvus, ou, qu’ayant découvert notre navire, mais n’ayant aperçupersonne à bord, il allait virer de bord et reprendre une autreroute. À chaque fois, nous poussions des cris et des hurlements detoute la force de nos poumons ; et le navire inconnu semblaitchanger pour un moment d’intention et remettait le cap surnous ; cette singulière manœuvre se répéta deux ou trois fois,si bien qu’à la fin nous ne trouvâmes pas d’autre manière de nousl’expliquer que de supposer que le timonier était ivre.

Nous n’aperçûmes personne à son bord jusqu’àce qu’il fût arrivé à un quart de mille de nous. Alors nous vîmestrois hommes qu’à leur costume nous prîmes pour des Hollandais.

Deux d’entre eux étaient couchés sur devieilles voiles près du gaillard d’avant, et le troisième, quisemblait nous regarder avec curiosité, était à l’avant, à tribord,près du beaupré. Ce dernier était un homme grand et vigoureux, avecla peau très noire. Il semblait, par ses gestes, nous encourager àprendre patience, nous saluant joyeusement de la tête, mais d’unemanière qui ne laissait pas que d’être bizarre, et souriantconstamment, comme pour déployer une rangée de dents blanches trèsbrillantes. Comme le navire se rapprochait, nous vîmes son bonnetde laine rouge tomber de sa tête dans l’eau ; mais il n’y pritpas garde, continuant toujours ses sourires et ses gestes baroques.Je rapporte minutieusement ces choses et ces circonstances, et jeles rapporte, cela doit être compris, précisémentcommeelles nous apparurent.

Le brick venait à nous lentement et avec plusde certitude dans sa manœuvre, et (je ne puis parler de sang-froidde cette aventure) nos cœurs sautaient follement dans nospoitrines, et nous répandions toute notre âme en cris d’allégresseet en actions de grâces à Dieu pour la complète, glorieuse etinespérée délivrance que nous avions si palpablement sous la main.Soudainement, du mystérieux navire, qui était maintenant toutproche de nous, nous arrivèrent, portées sur l’océan, une odeur,une puanteur telles, qu’il n’y a pas dans le monde de mots pourl’exprimer : infernales, suffocantes, intolérables,inconcevables ! J’ouvris la bouche pour respirer, et, metournant vers mes camarades, je m’aperçus qu’ils étaient plus pâlesque du marbre. Mais nous n’avions pas le temps de discuter ou deraisonner, le brick était à cinquante pieds de nous, et il semblaitavoir l’intention de nous accoster par notre voûte, afin que nouspussions l’aborder sans l’obliger à mettre un canot à la mer. Nousnous précipitâmes à l’arrière, quand tout à coup une forte embardéele jeta de cinq ou six points hors de la route qu’il tenait, etcomme il passait à notre arrière à une distance d’environ vingtpieds, nous vîmes en plein son pont. Oublierai-je jamais la triplehorreur de ce spectacle ? Vingt-cinq ou trente corps humains,parmi lesquels quelques femmes, gisaient disséminés çà et là, entrel’arrière et la cuisine, dans le dernier et le plus dégoûtant étatde putréfaction ! Nous vîmes clairement qu’il n’y avait pasune âme vivante sur ce bateau maudit ! Cependant nous nepouvions pas nous empêcher d’appeler ces morts à notresecours ! Oui, dans l’agonie du moment, nous avons lentementet fortement prié ces silencieuses et dégoûtantes images des’arrêter pour nous, de ne pas nous laisser devenir semblables àelles, et de vouloir bien nous recevoir dans leur gracieusecompagnie ! L’horreur et le désespoir nous faisaientextravaguer, l’angoisse et la déception nous avaient rendusabsolument fous.

Quand nous poussâmes notre premier hurlementde terreur, quelque chose répondit qui venait du côté du beaupré dunavire étranger, et qui ressemblait si parfaitement au cri d’ungosier humain que l’oreille la plus délicate en aurait tressailliet s’y fût laissé prendre. En ce moment, une autre embardéesoudaine ramena pour quelques minutes le gaillard d’avant sous nosyeux, et du même coup nous aperçûmes la cause du bruit. Nous vîmesle grand et robuste personnage toujours appuyé sur la muraille,faisant toujours aller sa tête de çà de là, mais la face tournéemaintenant de manière que nous ne pouvions plus l’apercevoir. Sesbras étaient étendus sur la lisse, et ses mains tombaient endehors. Ses genoux reposaient sur une grosse manœuvre, tendue roideet allant du pied du beaupré à l’un des bossoirs. Sur son dos, oùune partie de la chemise avait été arrachée et laissait voir le nu,se tenait une mouette énorme, qui se gorgeait activement del’horrible viande, son bec et ses serres profondément enfouis dansle corps, et son blanc plumage tout éclaboussé de sang. Comme lebrick continuait à tourner comme pour nous voir de plus près,l’oiseau retira péniblement du trou sa tête sanglante, et, aprèsnous avoir considérés un moment comme stupéfié, se détachaparesseusement du corps sur lequel il se régalait, puis il pritdroit son vol au-dessus de notre pont et plana quelque temps dansl’air avec un morceau de substance coagulée et quasi vivante dansson bec. À la fin, l’horrible morceau tomba, avec un sinistrepiaffement, juste aux pieds de Parker. Dieu veuille mepardonner ! mais alors, dans le premier moment, une penséetraversa mon esprit, une pensée que je n’écrirai pas, et je mesentis faisant un pas machinal vers la place ensanglantée. Je levailes yeux, et mes regards rencontrèrent ceux d’Auguste qui étaientchargés d’un reproche si intense et si énergique que cela me renditimmédiatement à moi-même. Je m’élançai vivement, et, avec unprofond frisson, je jetai l’horrible chose à la mer.

Le corps d’où le morceau avait été arraché,reposant ainsi sur cette manœuvre, oscillait aisément sous lesefforts de l’oiseau carnassier, et c’était ce mouvement qui nousavait d’abord fait croire à un être vivant. Quand la mouette ledébarrassa de son poids, il chancela, tourna et tomba à moitié, desorte que nous pûmes voir son visage en plein. Non, jamaisspectacle ne fut plus plein d’effroi ! Les yeux n’existaientplus, et toutes les chairs de la bouche rongées laissaient lesdents entièrement à nu. Tel était donc ce sourire qui avaitencouragé notre espérance ! Tel était… mais je m’arrête. Lebrick, comme je l’ai dit, passa à notre arrière, et continua saroute lentement et régulièrement sous le vent. Avec lui et sonterrible équipage s’évanouirent toutes nos heureuses visions dejoie et de délivrance. Comme il mit quelque temps à passer derrièrenous, nous aurions peut-être trouvé le moyen de l’aborder, si notresoudain désappointement et la nature effrayante de notre découverten’avaient pas anéanti toutes nos facultés morales et physiques.Nous avions vu et senti, mais nous ne pûmes penser et agir,hélas ! que trop tard. On pourra juger par ce simple faitcombien cet incident avait affaibli nos intelligences : quandle navire se fut éloigné au point que nous n’apercevions plus quela moitié de sa coque, nous agitâmes sérieusement la propositiond’essayer de l’attraper à la nage !

J’ai, depuis cette époque, fait tous mesefforts pour éclaircir la vague horrible qui enveloppait ladestinée du navire inconnu. Sa coupe et sa physionomie généralenous donnèrent à penser, comme je l’ai déjà dit, que c’était unbâtiment de commerce hollandais, et le costume de son équipage nousconfirma dans cette opinion. Nous aurions facilement pu lire sonnom à son arrière, et prendre aussi d’autres observations qui nousauraient servi à déterminer son caractère ; mais l’émotionprofonde du moment nous aveugla et nous cacha tout indice de cettenature. D’après la couleur safranée de quelques-uns des cadavresqui n’étaient pas tout à fait décomposés, nous dûmes conclure quetout le monde à bord était mort de la fièvre jaune ou de quelqueautre violent fléau d’espèce analogue. Si tel était le cas (et endehors de cela, je ne sais vraiment qu’imaginer), la mort, à enjuger par la position des corps, avait dû les surprendre d’unefaçon tout à fait soudaine et accablante, d’une manière absolumentdistincte de celle qui caractérise même les pestes les plusmortelles avec lesquelles l’humanité a pu jusqu’ici sefamiliariser. Dans le fait, il se peut qu’un poison, introduitaccidentellement dans quelqu’une des provisions du bord, ait amenéce désastre ; peut-être avaient-ils mangé de quelque poissoninconnu, d’une espèce venimeuse, ou d’oiseau océanique ou de toutautre animal marin, que sais-je ? mais il est absolumentsuperflu de former des conjectures sur un cas qui est enveloppétout entier, et qui restera sans doute éternellement enveloppé dansle plus effrayant et le plus insondable mystère.

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