Chapitre 1 De l’Hôtel de la Poste à l’Hôtel de la Lanterne
Le 21 frimaire an II (11 décembre 1793), la diligence de Besançon à Strasbourg s’arrêtait à neuf heures du soir dans l’intérieur de la cour de l’Hôtel de la Poste, situé derrière la cathédrale.
Cinq voyageurs en descendaient ; un seul,le plus jeune des cinq, doit fixer notre attention.
C’était un enfant de treize à quatorze ans,mince et pâle, que l’on eût pu prendre pour une jeune fille habillée en garçon, tant était grande l’expression de douceur et de mélancolie répandue sur son visage ; ses cheveux qu’il portait coupés à la Titus, coiffure que les zélés républicains avaient adoptée, en imitation de Talma, étaient châtain foncé ; des sourcils de la même couleur ombrageaient des yeux d’un bleu clair,s’arrêtant comme deux points d’interrogation, avec une intelligence remarquable, sur les hommes et sur les choses. Il avait les lèvres minces, de belles dents, un charmant sourire, et était vêtu à la mode de l’époque, sinon élégamment, du moins si proprement, qu’il était facile de voir que la main soigneuse d’une femme avait passé par là.
Le conducteur, qui paraissait avoir pour cet enfant des soins tout particuliers, lui remit un paquet, pareil à un sac de soldat, et, grâce à une paire de bretelles, se pouvant porter sur le dos.
Puis, regardant tout autour de lui :
– Holà ! cria-t-il, n’y a-t-il pasquelqu’un ici de l’Hôtel de la Lanterne, attendant un jeunevoyageur de Besançon ?
– Il y a moi, répondit une voix rude etgrossière.
Et une espèce de garçon d’écurie, perdu dansles ténèbres malgré le falot qu’il portait à la main et quin’éclairait que le pavé, s’approcha de l’énorme machine en tournantdu côté où la portière était ouverte.
– Ah ! c’est toi l’Endormi, fit leconducteur.
– Je ne m’appelle pas l’Endormi, jem’appelle Coclès, répondit le valet d’écurie d’un ton rogue, et jeviens chercher le citoyen Charles…
– De la part de la citoyenne Teutch,n’est-ce pas ? demanda la douce voix de l’enfant, formant uncharmant contraste avec la voix rude du garçon d’écurie.
– De la citoyenne Teutch, c’est cela. Ehbien ! es-tu prêt, citoyen ?
– Conducteur, reprit l’enfant, vous direzchez nous…
– Que vous êtes arrivé en bonne santé, etque l’on vous attendait, soyez tranquille, monsieur Charles.
– Oh ! oh ! fit le garçond’écurie d’un ton presque menaçant en s’approchant du conducteur etdu jeune homme ; oh ! oh !
– Eh bien ! que veux-tu avec tes« oh ! oh ! »
– Je veux te dire que la langue que tuparles là est peut-être celle de la Franche-Comté, mais n’est pascelle de l’Alsace.
– Vraiment ! répliqua le conducteurd’un ton goguenard, voilà ce que tu veux me dire ?
– Et te donner le conseil, ajouta lecitoyen Coclès, de laisser dans ta diligence les vous etles monsieur, attendu qu’ils ne sont pas de mise àStrasbourg, surtout depuis que nous avons le bonheur de posséderdans nos murs les citoyens représentants Saint-Just et Lebas.
– Laisse-moi tranquille avec tes citoyensreprésentants, et conduis ce jeune homme à l’auberge de laLanterne.
Et, sans s’inquiéter des conseils du citoyenCoclès, le conducteur entra dans l’Hôtel de la Poste.
L’homme au falot suivit des yeux leconducteur, tout en murmurant ; puis se tournant vers le jeunehomme :
– Allons, viens, citoyen Charles, luidit-il.
Et, marchant le premier, il lui indiqua lechemin.
Strasbourg, dans aucun temps, n’est une villegaie, surtout quand la retraite est battue depuis deuxheures ; mais elle était moins gaie que jamais à l’époque oùs’ouvre ce récit, c’est-à-dire dans la première partie du mois dedécembre 1793 ; l’armée austro-prussienne était littéralementaux portes de la ville ; Pichegru, général en chef de l’arméedu Rhin, après avoir réuni tous les débris de corps qu’il avait putrouver, avait, à force de volonté et d’exemples donnés, rétabli ladiscipline et repris l’offensive le 18 frimaire, c’est-à-dire troisjours auparavant, organisant, dans son impuissance à livrer unegrande bataille, une guerre d’escarmouches et de tirailleurs.
Il succédait à Houchard et à Custine,guillotinés déjà pour cause de revers, et à Alexandre deBeauharnais, qui allait à son tour être guillotiné.
Au reste, Saint-Just et Lebas étaient là, nonseulement ordonnant à Pichegru de vaincre, mais décrétant lavictoire, et les premiers au feu.
La guillotine les suivait, chargée d’exécuterà l’instant même les décrets rendus par eux.
Et trois décrets avaient été rendus le jourmême.
Par le premier, il était ordonné de fermer lesportes de Strasbourg à trois heures de l’après-midi ; il yavait peine de mort pour quiconque retarderait leur clôture, fût-cede cinq minutes.
Par le second, il était défendu de fuir devantl’ennemi. Il y avait peine de mort pour quiconque, tournant le dosau champ de bataille pendant le combat, cavalier, ferait prendre legalop à son cheval, fantassin, marcherait plus vite que le pas.
Par le troisième, il était ordonné, à causedes surprises que ne ménageait pas l’ennemi, de se coucher touthabillé. Il y avait peine de mort contre tout soldat, officier ouchef supérieur qui serait surpris déshabillé.
Ces trois décrets, l’enfant qui entrait dansla ville à cette heure devait, en moins de six jours, en voirl’application.
Nous l’avons dit, toutes ces circonstances,ajoutées aux nouvelles arrivant de Paris, rendaient Strasbourg,ville naturellement triste, plus triste encore.
Ces nouvelles arrivant de Paris étaient lamort de la reine, la mort du duc d’Orléans, la mort deMme Roland, la mort de Bailly.
On parlait bien de la prochaine reprise deToulon sur les Anglais ; mais cette nouvelle n’était encorequ’à l’état de bruit non confirmé.
L’heure non plus n’était pas faite pour égayerStrasbourg aux yeux du nouvel arrivé.
Passé neuf heures du soir, les rues sombres etétroites de la ville étaient abandonnées aux patrouilles de lagarde civique et de la compagnie de la Propagande, qui veillaient àl’ordre public.
Rien n’était plus lugubre, en effet, pour unvoyageur arrivant d’une ville qui n’était ni ville de guerre, niville frontière, que ces bruits de la marche nocturne d’un corpsrégulier, s’arrêtant tout d’un coup, avec un ordre prononcé d’unevoix sourde et un bruit de fer, chaque fois qu’il en rencontrait unautre, et échangeant avec lui le « qui vive ? » etle mot de passe.
Deux ou trois de ces patrouilles avaient déjàcroisé notre jeune arrivant et son conducteur, sans se préoccuperd’eux, lorsqu’une nouvelle patrouille survenant, le mot « quivive ? » retentit.
Il y avait à Strasbourg trois manières derépondre au « qui vive ? » nocturne, qui toutestrois indiquaient d’une façon assez caractéristique les nuancesd’opinion.
Les indifférents répondaient :« Amis. »
Les modérés répondaient :« Citoyens. »
Les fanatiques répondaient :« Sans-culottes. »
– Sans-culotte ! réponditénergiquement Coclès au « qui vive ? » qui lui étaitadressé.
– Avance à l’ordre ! cria une voiximpérative.
– Ah bon ! dit Coclès, je reconnaisla voix, c’est celle du citoyen Tétrell ; laissez-moifaire.
– Qu’est-ce que le citoyen Tétrell ?demanda le jeune homme.
Puis s’avançant du pas d’un homme qui n’a rienà craindre :
– C’est moi, citoyen Tétrell, c’estmoi ! dit-il.
– Ah ! tu me connais, dit le chef dela patrouille, espèce de géant de cinq pieds dix pouces et quipouvait atteindre à la taille de sept pieds avec son chapeau et lepanache dont il était surmonté.
– Bon ! fit Coclès, qui est-ce quine connaît pas à Strasbourg le citoyen Tétrell ?
Puis, comme il avait abordé lecolosse :
– Bonsoir, citoyen Tétrell,ajouta-t-il.
– Tu me connais, c’est bien, répliqua legéant ; mais je ne te connais pas, moi.
– Oh ! que si fait ! tu meconnais ; je suis le citoyen Coclès, qu’on appelait l’Endormi,sous le tyran ; c’était même toi qui m’avais baptisé de cenom-là quand tes chevaux et tes chiens étaient à l’Hôtel de laLanterne. L’Endormi ! comment, tu ne te rappelles pasl’Endormi ?
– Si fait ! et je t’avais baptiséainsi parce que tu étais le plus paresseux coquin que j’aie jamaisconnu. Et ce jeune homme, quel est-il ?
– Ça ? dit Coclès en soulevant sonfalot à la hauteur du visage de l’enfant, ça c’est un morveux queson père envoie à M. Euloge Schneider pour qu’il lui apprennele grec.
– Et que fait ton père, mon petitami ? demanda Tétrell.
– Il est président du Tribunal deBesançon, citoyen.
– Mais, pour apprendre le grec, il fautsavoir le latin.
L’enfant se redressa.
– Je le sais, dit-il.
– Comment, tu le sais ?
– Oui ! quand j’étais à Besançon,nous ne parlions jamais que le latin, mon père et moi.
– Diable ! tu me fais l’effet d’ungaillard avancé pour ton âge. Quel âge as-tu donc ? Onze àdouze ans ?
– Je vais en avoir quatorze.
– Et quelle idée a donc eue ton père det’envoyer au citoyen Euloge Schneider pour apprendre legrec ?
– Parce que mon père n’est pas aussi forten grec qu’en latin. Il m’a appris ce qu’il en savait ; puisil m’a envoyé au citoyen Schneider, qui le parle couramment, ayanttenu la chaire de grec à Bonn. Tenez, voici la lettre que mon pèrem’a donnée pour lui. Et, en outre, il lui a écrit, il y a huitjours, pour le prévenir de mon arrivée, ce soir, et c’est lui quim’a fait préparer une chambre à l’Hôtel de la Lanterne et quim’envoie chercher par le citoyen Coclès !
Et, en parlant ainsi, le jeune homme avaitremis une lettre au citoyen Tétrell, afin de lui prouver qu’iln’avançait rien qui ne fût vrai.
– Allons, l’Endormi, approche ton falot,dit Tétrell.
– Coclès ! Coclès ! insista levalet d’écurie, obéissant néanmoins à l’ordre qui lui était donnésous son ancien nom.
– Mon jeune ami, dit Tétrell, je te feraiobserver que cette lettre n’est point pour le citoyen Schneider,mais pour le citoyen Pichegru.
– Ah ! pardon, je me serai trompé,repartit le jeune homme ; mon père m’avait remis deux lettres,et je vous aurai donné l’une pour l’autre.
Et, reprenant la première lettre, il lui enremit une seconde.
– Ah ! cette fois-ci, dit Tétrell,nous sommes en mesure : « Au citoyen Euloge Schneider,accusateur public. »
– Eloge Schneider, répétaCoclès, corrigeant à sa façon le prénom de l’accusateur public,qu’il croyait estropié par Tétrell.
– Donne donc une leçon de grec à tonguide, dit en riant le chef de la patrouille, et apprends-luiqu’Euloge est un prénom qui signifie… Voyons, jeune homme, quesignifie Euloge ?
– Beau parleur, réponditl’enfant.
– Bien répondu, ma foi ; entends-tu,l’Endormi ?
– Coclès ! répéta obstinément levalet d’écurie, plus difficile à convaincre sur son nom que sur leprénom de l’accusateur public.
Pendant ce temps, Tétrell tirait à partl’enfant, et, courbant sa grande taille de façon à lui parler àl’oreille :
– Tu vas à l’Hôtel de la Lanterne ?lui dit-il tout bas.
– Oui, citoyen, répondit l’enfant.
– Tu y trouveras deux de tes compatriotesde Besançon, venus pour défendre et réclamer l’adjudant généralCharles Perrin, accusé de trahison.
– Oui, les citoyens Dumont et Ballu.
– C’est cela. Eh bien ! dis-leur quenon seulement ils n’ont rien de bon à espérer pour leur protégé enrestant ici, mais rien de bon à attendre pour eux-mêmes. Il s’agittout simplement de leur tête, tu comprends.
– Non, je ne comprends pas, répondit lejeune homme.
– Comment ! tu ne comprends pas queSaint-Just leur fera couper le cou comme à deux poulets, s’ilsrestent ? Donne-leur donc le conseil de filer, et le plus tôtsera le meilleur.
– De la part ?
– Garde-t’en bien ! pour qu’on mefasse payer les pots cassés, ou plutôt non cassés !
Puis, se redressant :
– C’est bien, dit-il, vous êtes de bonscitoyens, continuez votre route ; allons, marche ! vousautres.
Et le citoyen Tétrell s’éloigna à la tête desa patrouille, laissant le citoyen Coclès tout fier d’avoir parlépendant dix minutes avec un homme de son importance, et le citoyenCharles tout troublé de la confidence qui venait de lui êtrefaite.
Tous se remirent silencieusement enchemin.
Le temps était sombre et triste comme il esten décembre dans le nord et dans l’est de la France ; et,quoique la lune fût à peu près dans son plein, de gros nuagesnoirs, courant pressés comme des vagues d’équinoxe, la couvraient àtout moment.
Pour arriver à l’Hôtel de la Lanterne, situédans la ci-devant rue de l’Archevêché, alors rue de laDéesse-Raison, il fallait traverser la place du Marché, àl’extrémité de laquelle s’élevait un échafaudage où, dans sadistraction, le jeune homme fut sur le point de se heurter.
– Prends donc garde, citoyen Charles, luidit le garçon d’écurie en riant, tu vas démolir la guillotine.
Le jeune homme poussa un cri et recula avecterreur.
En ce moment, la lune se montra brillante pourquelques secondes. Pendant un instant, l’horrible instrument futvisible, et un pâle et triste rayon se refléta sur le couperet.
– Mon Dieu ! est-ce que l’on s’ensert ? demanda naïvement le jeune homme en se pressant contreCoclès.
– Comment, est-ce que l’on s’ensert ? s’exclama joyeusement celui-ci. Je le crois bien, ettous les jours même. Aujourd’hui, ç’a été le tour de la mèreRaisin. Malgré ses quatre-vingts ans, elle y a passé. Elle avaitbeau crier au bourreau : « Ça n’est pas la peine de metuer, va, mon fils ; attends un peu, et je mourrai bien touteseule », elle a basculé comme si elle n’avait eu que vingtans.
– Et qu’avait fait la pauvrefemme ?
– Elle avait donné un morceau de pain àun Autrichien affamé. Elle a eu beau dire que, comme il le luiavait demandé en allemand, elle l’avait pris pour un compatriote,on lui a répondu que, depuis je ne sais quel tyran, les Alsaciensn’étaient plus compatriotes des Autrichiens.
Le pauvre enfant, qui pour la première foisquittait la maison paternelle, et qui n’avait jamais eu tantd’émotions diverses dans une seule soirée, se sentait pris defroid. Était-ce la faute du temps ? était-ce la faute du récitde Coclès ? Tant il y a que, jetant un dernier regard surl’instrument de mort, qui, la lune voilée, s’effaçait de nouveaudans la nuit comme un fantôme :
– Sommes-nous encore loin de l’Auberge dela Lanterne ? demanda-t-il en grelottant.
– Ah ! ma foi, non, car la voilà,répondit Coclès en lui montrant une énorme lanterne suspendueau-dessus d’une porte cochère et éclairant la rue à vingt pasalentour.
– Il était temps ! murmura le jeunehomme, dont les dents claquaient.
Et, courant pour achever le reste du chemin,c’est-à-dire les dix ou douze pas qu’il avait encore à faire, ilouvrit la porte de l’hôtel donnant sur la rue et s’élança dans lacuisine, à la cheminée immense de laquelle brûlait un grand feu, enpoussant un cri de satisfaction ; à ce cri répondit, par uncri pareil, Mme Teutch, laquelle, sans l’avoirjamais vu, venait de le reconnaître pour le jeune homme qui luiétait recommandé, à l’aspect de Coclès apparaissant à son tour surle seuil de la porte avec son falot.
La citoyenne Teutch, grosse fraîcheAlsacienne, âgée de trente à trente-cinq ans, avait une affectiontoute maternelle pour les voyageurs que la Providence lui envoyait,affection qui se doublait quand les voyageurs étaient de jeunes etjolis enfants de l’âge de celui qui venait de prendre place au feude sa cuisine, où du reste il était seul.
Aussi accourut-elle près de lui, et, comme ilcontinuait d’étendre, en grelottant toujours, ses pieds et sesmains vers la flamme :
– Ah ! le cher petit, dit-elle,pourquoi grelotte-t-il ainsi, et comment est-il si pâle ?
– Dame citoyenne, dit Coclès en riant deson gros rire, je ne saurais vous dire cela pertinemment ;mais je crois qu’il grelotte parce qu’il a froid, et qu’il est pâleparce qu’il s’est emberlificoté dans la guillotine. Il paraît qu’ilne connaissait pas l’instrument, ça lui a fait de l’effet ;c’est-il bête, les enfants !
– Allons, tais-toi, imbécile !
– Merci, bourgeoise ; c’est monpourboire, n’est-ce pas ?
– Non, mon ami, dit Charles en tirant unpetit écu de sa poche, votre pourboire, le voilà !
– Merci, citoyen, dit Coclès levant sonchapeau d’une main et avançant l’autre. Peste ! de la monnaieblanche ; il y en a donc encore en France ? Je croyaisque tout était parti ; je vois bien maintenant, comme disaitTétrell, que c’est un bruit que les aristocrates font courir.
– Allons, va-t’en à tes chevaux, cria lacitoyenne Teutch, et laisse-nous tranquilles.
Coclès sortit tout en grommelant.
Mme Teutch s’assit, et, malgréune légère opposition de Charles, elle le prit sur ses genoux.
Nous avons dit qu’il avait près de quatorzeans, mais qu’il en paraissait à peine onze ou douze.
– Voyez-vous, mon petit ami, luidit-elle, ce que je vais vous dire, c’est pour le bien que je vousveux ; si vous avez de l’argent, il ne faut pas le montrer,mais en changer une partie contre des assignats ; lesassignats ayant cours forcé et le louis d’or valant cinq centsfrancs, vous y aurez un avantage et ne vous ferez pas soupçonnerd’aristocratie.
Puis, passant à un autre ordred’idées :
– Voyez donc comme ses mains sontfroides, à ce pauvre petit !
Et elle lui prit les mains qu’elle étenditvers le feu comme on fait aux enfants.
– Et maintenant, voilà ce que nous allonsfaire, dit-elle : d’abord un petit souper.
– Oh ! quant à cela, madame, non, etbien merci ; nous avons dîné à Erstein, et je n’ai pas lamoindre faim ; j’aimerais mieux me coucher, je sens que je neme réchaufferai complètement que dans mon lit.
– Eh bien ! alors, on va vous lebassiner, votre lit, et avec du sucre encore ; puis, une foisdans votre lit, on vous donnera une bonne tasse… de quoi ? delait ou de bouillon ?
– De lait, si vous voulez bien.
– De lait, soit ! En effet, pauvrepetit, hier, ça tétait encore, et, aujourd’hui, tenez, cela courtles grands chemins tout seul, comme un homme. Ah ! nous vivonsdans un triste temps !
Et, comme elle eût pris un enfant, elle pritCharles entre ses deux bras et le posa sur une chaise pour allervoir, à la tablette des clés, de quelle chambre elle pouvaitdisposer.
– Voyons, voyons, dit-elle ; le 5,c’est cela… Non, la chambre est trop grande, et la fenêtre fermemal ; il aurait froid, pauvre enfant. Le 9… Non, c’est unechambre à deux lits. Ah ! le 14 ! c’est cela qui luiconvient : un grand cabinet avec une bonne couchette, garniede rideaux pour le garantir des vents coulis, et une jolie petitecheminée qui ne fume pas, avec un Enfant Jésus dessus ; celalui portera bonheur. – Gretchen ! Gretchen !
Une belle Alsacienne, d’une vingtained’années, vêtue de ce gracieux costume qui a quelque analogie aveccelui des femmes d’Arles, accourut à cette appellation.
– Qu’y a-t-il, notre maîtresse ?demanda-t-elle en allemand.
– Il y a qu’il faut préparer le 14 pource chérubin-là, lui choisir des draps bien fins et bien secs,pendant que je vais lui faire, moi, un lait de poule.
Gretchen alluma un bougeoir et s’apprêta àobéir.
La citoyenne Teutch revint alors près deCharles.
– Comprenez-vous l’allemand ? luidemanda-t-elle.
– Non, madame ; mais, si je restelongtemps à Strasbourg, comme c’est probable, j’espèrel’apprendre.
– Savez-vous pourquoi je vous ai donné leN° 14 ?
– Oui, j’ai entendu que vous disiez dansvotre monologue…
– Jésus Dieu ! mon monologue,qu’est-ce que c’est que ça ?
– Madame, c’est un mot français qui vientde deux mots grecs : monos qui veut direseul, et logos qui signifie parler.
– Vous savez le grec à votre âge, cherenfant ! dit Mme Teutch en joignant lesmains.
– Oh ! très peu, madame, et c’estpour l’apprendre beaucoup mieux que je viens à Strasbourg.
– Vous venez à Strasbourg pour apprendrele grec ?
– Oui, avec M. Euloge Schneider.
Mme Teutch secoua la tête.
– Oh ! madame, il sait le grec commeDémosthène, dit Charles, croyant que Mme Teutchniait la science de son futur professeur.
– Je ne dis pas non ; je dis que, sibien qu’il le sache, il n’aura pas le temps de vousl’apprendre.
– Et que fait-il donc ?
– Vous me le demandez ?
– Certainement, je vous le demande.
Mme Teutch baissa la voix.
– Il coupe des têtes, dit-elle.
Charles tressaillit.
– Il coupe… des… têtes ?répéta-t-il.
– Ne savez-vous pas qu’il est accusateurpublic ? Ah ! mon pauvre enfant, votre père vous a choisilà un singulier professeur de grec.
L’enfant resta un instant pensif.
– Est-ce que c’est lui, demanda-t-il, quia fait couper aujourd’hui la tête de la mère Raisin ?
– Non, c’est la Propagande.
– Qu’est-ce que la Propagande ?
– C’est la société pour la propagationdes idées révolutionnaires ; chacun taille de son côté. Lecitoyen Schneider comme accusateur public, le citoyen Saint-Justcomme représentant du peuple, et le citoyen Tétrell comme chef dela Propagande.
– C’est bien peu d’une guillotine pourtout ce monde-là, dit le jeune homme avec un sourire qui n’étaitpas de son âge.
– Aussi chacun a la sienne !
– À coup sûr, murmura l’enfant, mon pèrene savait pas tout cela quand il m’a envoyé ici.
Il réfléchit un instant ; puis, avec unefermeté qui indiquait un courage précoce :
– Mais, puisque j’y suis, ajouta-t-il, jeresterai.
Passant alors à une autre idée :
– Vous disiez donc, madame Teutch, repritl’enfant, que vous m’aviez donné la chambre N° 14 parce qu’elleétait petite, que le lit avait des rideaux, et qu’elle ne fumaitpas ?
– Et puis encore pour un autre motif, mongentil garçon.
– Pour lequel ?
– Parce qu’au 15, vous aurez un bon jeunecamarade un peu plus âgé que vous ; mais ça ne fait rien, vousle distrairez.
– Il est donc triste ?
– Oh ! très triste ; il aquinze ans à peine, et c’est déjà un petit homme. Il est ici, eneffet, pour une fâcheuse besogne ; son père, qui était généralen chef de l’armée du Rhin avant le citoyen Pichegru, est accusé detrahison. Imaginez-vous donc qu’il logeait ici, pauvre cherhomme ! Et que je gagerais bien tout ce que l’on voudraitqu’il n’est pas plus coupable que vous ou moi ; mais c’étaitun ci-devant, et vous savez qu’on n’y a pas confiance. Je disaisdonc que le jeune homme était ici pour copier des pièces quidoivent prouver l’innocence de son père ; c’est un saintenfant, voyez-vous, et qui travaille à cette besogne du matinjusqu’au soir.
– Eh bien ! je l’aiderai, ditCharles ; j’ai une bonne écriture.
– À la bonne heure, voilà qui est d’unbon camarade.
Et, dans son enthousiasme,Mme Teutch embrassa son hôte.
– Comment s’appelle-t-il ? demandaCharles.
– Il s’appelle le citoyen Eugène.
– Eugène n’est que son prénom.
– Oui, en effet, il a un nom et un drôlede nom ; attendez ! son père était marquis… attendezdonc…
– J’attends, madame Teutch, j’attends,dit le jeune homme en riant.
– C’est une manière de parler, vous savezbien que cela se dit… Un nom comme on en met sur le dos deschevaux… des harnais… Beauharnais ; c’est cela, Eugène deBeauharnais ; mais je crois que c’est à cause de sonde qu’on ne l’appelle qu’Eugène tout court.
La conversation remit en mémoire au jeunehomme la recommandation de Tétrell.
– À propos, madame Teutch, dit-il, vousdevez avoir chez vous deux commissaires de la commune deBesançon ?
– Oui, qui viennent réclamer votrecompatriote, M. l’adjudant général Perrin.
– Le leur rendra-t-on ?
– Bon ! il a fait mieux qued’attendre la décision de Saint-Just.
– Qu’a-t-il fait ?
– Il s’est sauvé dans la nuit d’hier àaujourd’hui.
– Et on ne l’a pas rattrapé ?
– Non jusqu’à présent.
– J’en suis bien aise ; c’était unami de mon père, et je l’aimais bien aussi, moi.
– Ne vous vantez pas de cela ici.
– Et mes deux compatriotes ?
– MM. Dumont et Ballu ?
– Oui ; pourquoi sont-ils restés,puisque celui qu’ils venaient réclamer est hors deprison ?
– On va le juger par contumace, et ilscomptent le défendre absent comme ils l’eussent défenduprésent.
– Bon ! murmura l’enfant, jecomprends le conseil du citoyen Tétrell maintenant.
Puis, tout haut :
– Puis-je les voir ce soir ?demanda-t-il.
– Qui ?
– Les citoyens Dumont et Ballu.
– Certainement que vous pouvez les voir,si vous voulez les attendre ; mais, comme ils vont au Club desDroits-de-l’Homme, ils ne rentrent jamais avant deux heures dumatin.
– Je ne puis les attendre, étant tropfatigué, dit l’enfant ; mais vous pouvez leur remettre un motde moi quand ils rentreront, n’est-ce pas ?
– Parfaitement.
– À eux seuls, en main propre ?
– À eux seuls, en main propre.
– Où puis-je écrire ?
– Dans le bureau, si vous êtesréchauffé.
– Je le suis.
Mme Teutch prit la lampe surla table et l’alla porter sur un bureau placé dans un petit cabinetfermé par un grillage, pareil à celui que l’on met auxvolières.
Le jeune homme la suivit.
Là, sur un papier portant le timbre de l’Hôtelde la Lanterne, il écrivit :
Un compatriote qui sait de bonne partque vous devez être arrêtés incessamment, vous invite àrepartir au plus tôt pour Besançon.
Et pliant et cachetant le papier, il le remità Mme Teutch.
– Tiens, vous ne signez pas ?demanda l’hôtesse.
– C’est inutile ; vous pouvez biendire vous-même que le papier vient de moi.
– Je n’y manquerai pas.
– S’ils sont encore ici demain matin,faites qu’ils ne partent pas avant que je ne leur aie parlé.
– Soyez tranquille.
– Là ! c’est fini, dit Gretchen enrentrant et en faisant claquer ses sabots.
– Le lit est fait ? demandaMme Teutch.
– Oui, patronne, répondit Gretchen.
– Le feu allumé ?
– Oui.
– Alors chauffez la bassinoire etconduisez le citoyen Charles à sa chambre. Moi, je vais lui faireson lait de poule.
Le citoyen Charles était si fatigué, qu’ilsuivit sans difficulté aucune Mlle Gretchen et sabassinoire.
Dix minutes après que le jeune homme étaitcouché, Mme Teutch entrait dans la chambre, sonlait de poule à la main, le faisait prendre à Charles à moitiéendormi, lui donnait une petite tape sur chaque joue, bordaitmaternellement son lit, lui souhaitait un bon sommeil et sortait,emportant la lumière.
Mais les souhaits de la bonneMme Teutch ne furent exaucés qu’à moitié, car, àsix heures du matin, tous les hôtes de l’Auberge de la Lanterneétaient réveillés par un bruit de voix et d’armes ; dessoldats faisaient résonner la crosse de leurs fusils en la posantviolemment à terre, tandis que des pas précipités couraient par lescorridors, et que les portes s’ouvraient les unes après les autresavec fracas.
Charles, réveillé, se souleva sur son lit.
Au moment même, sa chambre s’emplit tout à lafois de lumière et de bruit. Des hommes de la police, accompagnésde gendarmes, s’élancèrent dans la chambre, tirèrent brutalementl’enfant hors du lit, lui demandèrent son nom, ses prénoms, cequ’il venait faire à Strasbourg, depuis quand il était arrivé,regardèrent sous le lit, fouillèrent la cheminée, ouvrirent lesarmoires, et sortirent comme ils étaient entrés, laissant l’enfanten chemise et tout étourdi au milieu de la chambre.
Il était évident que l’on opérait, chez lacitoyenne Teutch, une de ces visites domiciliaires si fréquentes àcette époque, mais que le nouvel arrivé n’en était pas l’objet.
Celui-ci jugea donc que ce qu’il avait demieux à faire était de se remettre dans son lit, après avoirrefermé la porte du corridor, et de se rendormir s’il pouvait.
Cette résolution prise et accomplie, il venaità peine de tirer ses draps sur son nez, que, le bruit ayant cessédans la maison, la porte de sa chambre se rouvrit et donna passageà Mme Teutch, coquettement vêtue d’un peignoirblanc et tenant un bougeoir allumé à la main.
Elle marchait doucement, avait ouvert la portesans bruit et faisait signe à Charles – qui, soulevé sur son coude,la regardait d’un air étonné – de ne pas souffler mot.
Lui, déjà fait à cette vie accidentée quicependant n’avait commencé que la veille, suivit en restant muet larecommandation qui lui était faite.
La citoyenne Teutch ferma derrière elle avecsoin la porte du corridor ; puis, posant son bougeoir sur lacheminée, elle prit une chaise et, avec les mêmes précautions, vints’asseoir au chevet du lit du jeune homme.
– Eh bien ! mon petit ami, luidit-elle, vous avez eu grand-peur, n’est-ce pas ?
– Pas trop, madame, répliqua Charles, carje savais bien que ce n’était point à moi que tous ces gens-là envoulaient.
– N’importe, il était temps que vous lesprévinssiez, vos compatriotes !
– Ah ! c’étaient eux que l’oncherchait ?
– Eux-mêmes ; par bonheur, ils sontrentrés à deux heures, je leur ai remis votre billet ; ilsl’ont lu deux fois ; ils m’ont demandé qui me l’avait donné,et je leur ai dit que c’était vous et qui vous étiez ; alorsils se sont consultés un instant, puis ils ont dit :« Allons ! allons ! il faut partir ! » Et,à l’instant même, ils se sont mis à faire leurs malles, en envoyantl’Endormi voir s’il y avait des places à la diligence de Besançonqui partait à cinq heures du matin ; par bonheur, il y enavait deux. L’Endormi les retint, et, pour être sûr qu’on ne lesleur prendrait pas, ils sont partis d’ici à quatre heures ;aussi étaient-ils déjà sur la route de Besançon depuis une heurelorsqu’on est venu frapper à la porte au nom de la loi ;seulement, imaginez-vous qu’ils ont eu la maladresse d’oublier oude perdre le billet que vous leur aviez écrit ; de sorte queles gens de la police l’ont trouvé.
– Oh ! peu m’importe, il n’était passigné de moi et personne à Strasbourg ne connaît mon écriture.
– Oui ; mais comme il était écritsur du papier au timbre de l’Hôtel de la Lanterne, ils se sontretournés sur moi et ont voulu savoir qui avait écrit le billet surmon papier.
– Ah ! diable !
– Vous comprenez bien que je me seraisplutôt fait arracher le cœur que de le leur dire ; pauvre chermignon ! ils vous auraient emmené. Je leur ai répondu quequand les voyageurs demandaient du papier à lettres, on montaitdans leur chambre le papier de l’hôtel ; qu’il y avait à peuprès soixante voyageurs dans la maison, qu’il m’était, parconséquent, impossible de savoir lequel s’était servi de mon papierpour écrire un billet : ils ont parlé alors dem’arrêter ; j’ai répondu que j’étais prête à les suivre, maisque cela ne leur servirait à rien, attendu que ce n’était pas moique le citoyen Saint-Just les avait chargés de conduire enprison ; ils ont reconnu la vérité de l’argument et se sontretirés en disant : « C’est bon, c’est bon ; un jourou l’autre !… » Je leur ai répondu :« Cherchez ! » et ils cherchent ! Seulement jesuis venue vous prévenir de ne pas souffler le mot, et, si vousêtes accusé, de nier comme un beau diable que le billet soit devous.
– Quand nous en serons là je verrai ceque j’ai à faire ; en attendant, grand merci, madameTeutch.
– Ah ! une dernière recommandation,mon cher petit homme ; quand nous sommes entre nous,appelez-moi Mme Teutch, c’est bien ; mais,devant le monde, donnez-moi de la citoyenne Teutch gros comme lebras ; je ne dis pas que l’Endormi soit capable de faire unemauvaise action, mais c’est un zélé, et, quand les imbéciles sontzélés, je ne m’y fie pas.
Et, sur cet axiome, qui indiquait à la fois saprudence et sa perspicacité, Mme Teutch se leva,éteignit le bougeoir qui brûlait sur la cheminée, attendu que,depuis qu’elle était là, le jour était venu, et sortit.
Charles, avant de partir de Besançon, s’étaitfait mettre par son père au courant des habitudes de son futurprécepteur, Euloge Schneider. Il savait que, tous les jours à sixheures, il était levé, qu’il travaillait jusqu’à huit heures, qu’àhuit heures il déjeunait, fumait sa pipe et se remettait au travailjusqu’à l’heure de sa sortie, qui était d’une heure à deuxheures.
Il ne jugea donc point à propos de serendormir ; le jour arrive tard à Strasbourg au mois dedécembre, et, dans ces rues étroites, met longtemps à descendre aurez-de-chaussée. Il devait être à peu près sept heures et demie dumatin ; en supposant qu’il lui fallût une demi-heure pour sevêtir et faire le chemin de l’Hôtel de la Lanterne chez lecommissaire du gouvernement, Charles arriverait juste à l’heure deson déjeuner.
Il achevait de s’habiller le plus élégammentqu’il avait pu, lorsque Mme Teutch rentra.
– Ah ! Jésus ! dit-elle, est-ceque vous allez à la noce ?
– Non, répondit le jeune homme, je vaischez M. Schneider.
– Y pensez-vous, cher enfant ? vousavez l’air d’un aristocrate. Si vous aviez dix-huit ans au lieu detreize, rien que sur cette enseigne, on vous couperait le cou. Àbas cette belle toilette ! et en avant les habits de voyage,les habits d’hier ; c’est assez bon pour le capucin deCologne.
Et la citoyenne Teutch, en un tour de main,eut déshabillé et rhabillé son jeune locataire, qui se laissafaire, tout émerveillé de l’habileté de son hôtesse et rougissantun peu au contact d’une main potelée dont la blancheur accusait lacoquetterie.
– Là ! maintenant, dit-elle, allezvoir votre homme, mais gardez-vous de ne pas le tutoyer et de nepas l’appeler citoyen ou, sans cela, tout recommandé que vous êtes,il pourrait bien vous arriver malheur.
Le jeune homme la remercia de ses bonsconseils et lui demanda si elle n’avait pas encore quelque autrerecommandation à lui faire.
– Non, dit-elle en secouant la tête, non,si ce n’est de revenir le plus tôt possible, attendu que je vaispréparer, pour vous et pour votre voisin du N° 16, un petitdéjeuner dont, tout ci-devant qu’il est, il n’aura pas encore mangéle pareil. Là ! et maintenant, allez !
Avec cet adorable sentiment de la maternitéque la nature a mis dans le cœur de toutes les femmes,Mme Teutch s’était prise de tendresse pour sonnouvel hôte et s’était adjugé la direction de sa conduite ;lui, de son côté, jeune encore et sentant le besoin d’être appuyé àcette douce affection de femme qui rend la vie plus facile, étaittout disposé à obéir à ses recommandations comme aux ordres d’unemère.
Il se laissa donc embrasser sur les deuxjoues, et, après s’être renseigné sur la demeure du citoyen EulogeSchneider, il sortit de l’Hôtel de la Lanterne pour faire, dans levaste monde, comme disent les Allemands, ce premier pasduquel dépend parfois toute la vie.
Il passa devant la cathédrale, où, faute deregarder autour de lui, il faillit être tué ; une tête desaint tomba à ses pieds et fut presque immédiatement suivie dubuste de la Vierge embrassant son fils.
Il se tourna du côté d’où venait le doubleprojectile et aperçut sous le portail du magnifique édifice, àcheval sur les épaules d’un apôtre colossal, un homme qui, unmarteau à la main, faisait au milieu des saints le dégât dont ilvenait d’envoyer deux échantillons à ses pieds.
Une douzaine d’hommes riaient de cetteprofanation et y applaudissaient.
L’enfant traversa le Breuil, s’arrêta devantune maison de modeste apparence, monta trois degrés et frappa à unepetite porte.
Une vieille servante rechignée la lui ouvrit,lui fit subir un interrogatoire, et, lorsqu’il eut répondu à toutesses questions, elle l’introduisit en grommelant dans la salle àmanger, en lui disant :
– Attends là ; le citoyen Schneiderva venir déjeuner, tu lui parleras, puisque tu prétends avoirquelque chose à lui dire.
Resté seul, Charles jeta un regard rapide surla salle à manger ; elle était très simple, lambrissée deplanches et ayant pour tout ornement deux sabres en croix.
Et, en effet, derrière la vieille entrait leterrible rapporteur de la Commission révolutionnaire duBas-Rhin.
Il passa près du jeune homme sans le voir, ou,du moins, sans indiquer d’une façon quelconque qu’il l’eût vu, etalla s’asseoir à table, où il se mit à attaquer bravement unepyramide d’huîtres flanquée d’un plat d’anchois et d’une jatted’olives.
Profitons de ce temps d’arrêt pour faire enquelques lignes le portrait physique et moral de l’homme étrangeprès duquel Charles venait d’être introduit.
Jean-Georges Schneider, qui s’était donné àlui-même ou qui avait pris, comme on aimera mieux, le surnomd’Euloge, était un homme de trente-sept à trente-huit ans,laid, gros, court, commun, aux membres ronds, aux épaules rondes, àla tête ronde. Ce qui frappait tout d’abord dans son étrangephysionomie, c’est qu’il portait les cheveux coupés en brosse touten laissant d’énormes sourcils atteindre la longueur et l’épaisseurqui leur plaisaient. Ces sourcils en broussaille, noirs et touffus,ombrageaient des yeux fauves, bordés de cils roux.
Il avait débuté par être moine ; de làson surnom de capucin de Cologne, que n’avait pu faireoublier son prénom d’Euloge. Né en Franconie, de pauvrescultivateurs, il avait dû aux heureuses dispositions qu’il montradès l’enfance la protection du chapelain de son village, qui luienseigna les premiers éléments de la langue latine ; derapides progrès permirent de l’envoyer à Wurtzbourg suivre lescours du gymnase dirigé par les jésuites, et de se faire admettre,au bout de trois ans, à l’Académie. Chassé pour inconduite del’illustre compagnie, il tomba dans la plus profonde misère, etentra au couvent des franciscains de Bamberg.
Ses études terminées, il fut jugé en état deprofesser l’hébreu et envoyé à Augsbourg. Appelé, en 1786, commeprédicateur à la cour du duc Charles de Wurtemberg, il prêcha avecsuccès, et consacra les trois quarts des appointements que luirapportait sa place au soutien de sa famille. Là, disait-on, ils’était fait affilier à la secte des illuminés, organisée par lefameux Weishaupt, ce qui explique l’ardeur avec laquelle il adoptales principes de la Révolution française ; à cette époque,plein d’ambition, impatient du joug, dévoré de passions ardentes,il publia un catéchisme tellement libéral, qu’il fut forcé depasser le Rhin et de s’établir à Strasbourg, où, le 27 juin 1791,il avait été nommé vicaire épiscopal et doyen de la Faculté dethéologie ; alors, loin de refuser le serment civique, nonseulement il le prêta, mais encore il prêcha à la cathédrale,mêlant, avec une fougue singulière, les incidents politiques auxenseignements religieux.
Avant le 10 août, tout en se défendant d’êtrerépublicain, il demandait la déchéance de Louis XVI. À partir de cemoment, il lutta avec un courage acharné contre le parti royaliste,qui avait à Strasbourg, et surtout dans les provincesenvironnantes, de puissantes attaches. Cette lutte lui valut d’êtreappelé, vers la fin de 1792, aux fonctions de maire à Haguenau.Enfin, nommé le 17 février 1793 accusateur public près du Tribunaldu Bas-Rhin, il fut investi, le 5 mai suivant, du titre decommissaire près le Tribunal révolutionnaire de Strasbourg ;ce fut alors qu’éclata dans Schneider cette terrible luxure du sangà laquelle le poussait sa violence naturelle. Emporté par sonactivité fébrile, quand la besogne lui manquait à Strasbourg, commeaccusateur public, il parcourait les environs avec sa terribleescorte, traînant derrière lui la guillotine et le bourreau.
Alors, sur la moindre dénonciation, ils’arrêtait dans les villes et dans les villages où l’on avait puespérer ne voir jamais l’instrument fatal, instruisait le procèssur lieu, accusait, condamnait, faisait exécuter, ramenant au pair,au milieu de cette sanglante orgie, les assignats, qui perdaientquatre-vingt-cinq pour cent, fournissant à l’armée, qui manquait detout, plus de grain à lui seul que tous les commissaires dudistrict réunis ; enfin, du 5 novembre au 11 décembre, jour del’arrivée de Charles à Strasbourg, il avait envoyé à la mort, tantà Strasbourg qu’à Mutzig, Barr, Obernai, Epfig et Schletstadt,trente et une personnes.
Quoique notre jeune ami ignorât la plupart deces détails et surtout le dernier, ce ne fut pas sans un sentimentde terreur très réel qu’il se trouva en face du terribleproconsul.
Mais, réfléchissant que lui avait, aucontraire des autres, un protecteur dans celui-là par qui lesautres étaient menacés, il reprit bientôt tout son sang-froid, et,cherchant un instant par où entamer la conversation, il crutl’avoir trouvé dans les huîtres que mangeait Schneider.
– Rara concha in terris, dit ensouriant et de sa petite voix flûtée le jeune homme.
Euloge se tourna de son côté.
– Voudrais-tu dire par hasard que je suisun aristocrate, bambin ?
– Je ne veux rien dire du tout, citoyenSchneider ; mais je sais que tu es savant, et j’ai voulu, pourque tu fisses attention à moi, pauvre petit que tu n’avais pasdaigné remarquer, j’ai voulu te faire entendre quelques mots d’unelangue qui t’est familière et en même temps une citation d’unauteur que tu aimes.
– C’est par ma foi bien dit, toutcela.
– Recommandé à Euloge bien plus qu’aucitoyen Schneider, je dois me faire le plus beau parleur possiblepour me montrer digne de la recommandation.
– Et par qui m’es-tu recommandé ?dit Euloge, faisant tourner sa chaise de manière à le regarder enface.
– Par mon père, et voici sa lettre.
Euloge prit la lettre, et, reconnaissantl’écriture :
– Ah ! ah ! dit-il, c’est d’unvieil ami.
Puis il la lut d’un bout à l’autre.
– Ton père, continua-t-il, est biencertainement un des hommes de notre époque qui écrivent le pluspurement en latin.
Puis, tendant la main à l’enfant :
– Veux-tu déjeuner avec moi ?dit-il.
Charles jeta un regard sur la table, et sansdoute sa physionomie trahit le peu de sympathie qu’il avait pour unrepas tout à la fois si luxueux et si frugal.
– Non, je comprends, dit Schneider enriant, à un jeune estomac comme le tien, il faut quelque chose deplus solide que des anchois avec des olives. Viens dîner, je dîneaujourd’hui en petit comité avec trois amis ; si ton pèreétait là, il ferait le quatrième, tu le remplaceras. Un verre debière à la santé de ton père ?
– Oh ! cela avec bonheur, s’écrial’enfant en saisissant le verre et en le choquant à celui dusavant.
Seulement, comme c’était une énorme chope, ilne put en boire que la moitié.
– Eh bien ? lui dit Schneider.
– Nous boirons le reste tout à l’heure ausalut de la République, dit l’enfant ; mais pour que je levide d’un seul coup, le verre est un peu grand pour ma taille.
Schneider le regarda avec une certainetendresse.
– Il est, ma foi, gentil, dit-il.
Puis, comme, en ce moment, la vieille servanteapportait les gazettes allemandes et françaises :
– Sais-tu l’allemand ? demandaSchneider.
– Je n’en sais pas un mot.
– C’est bien, on te l’apprendra.
– Avec le grec ?
– Avec le grec ; tu as doncl’ambition d’apprendre le grec ?
– C’est mon seul désir.
– On tâchera de le satisfaire. Tiens,voilà le Moniteur français ; lis-le, tandis que jevais lire la Gazette de Vienne.
Il se fit un instant de silence pendant lequeltous deux commencèrent de lire.
– Oh ! oh ! dit Euloge tout enlisant : « À cette heure, Strasbourg doit être prise, etnos troupes victorieuses sont probablement en marche surParis. » Ils comptent sans Pichegru, sans Saint-Just et sansmoi, là-bas !
– « Nous sommes maîtres des ouvragesavancés de Toulon, dit Charles lisant à son tour, et trois ouquatre jours ne se passeront pas sans que nous soyons maîtres de laville entière et que la République soit vengée. »
– De quelle date est tonMoniteur ? demanda Euloge.
– Du 8, répondit l’enfant.
– Dit-il encore autre chose ?
– « Robespierre, dans la séance du6, a lu une réponse au manifeste des puissances coalisées. LaConvention en a ordonné l’impression et la traduction dans toutesles langues. »
– Après ? demanda Schneider.
– « Le 7, Billaud-Varennes annonçaque les rebelles de la Vendée, ayant voulu faire une tentative surla ville d’Angers, avaient été battus et chassés par la garnison, àlaquelle s’étaient réunis les habitants. »
– Vive la République ! ditSchneider.
– « Mme Dubarry,condamnée à mort le 7, a été exécutée le même jour, avec lebanquier Van Deniver, son amant ; cette vieille prostituéeavait complètement perdu la tête avant que l’exécuteur la luitranchât. Elle pleurait, elle se débattait, elle appelait ausecours ; mais le peuple n’a répondu à ses appels que par deshuées et des malédictions. Il se rappelait les dilapidations dontelle et ses pareilles avaient été la cause, et que ce sont sesdilapidations qui ont amené la misère publique. »
– L’infâme !… dit Schneider. Aprèsavoir déshonoré le trône, il ne lui manquait plus que de déshonorerl’échafaud.
En ce moment, deux soldats entrèrent, dontl’uniforme familier à Schneider fit, malgré lui, frissonnerCharles.
Et, en effet, ils étaient vêtus de noir,portaient, au-dessous de la cocarde tricolore, deux os en croix surleur shako ; leurs tresses blanches sur leur pelisse et leurdolman noir faisaient l’effet des côtes d’un squelette ; enfinleur sabretache portait un crâne nu surmontant deux os ensautoir.
Ils appartenaient au régiment des hussards dela Mort, où l’on ne s’engageait qu’après vœu de ne pas faire deprisonniers.
Une douzaine de soldats de ce régimentformaient la garde de Schneider et lui servaient de messagers.
En les voyant, Schneider se leva.
– Maintenant, dit-il à son jeunerecommandé, reste ou va-t’en, tu es libre ; moi, je vaisexpédier mes courriers ; seulement, n’oublie pas qu’à deuxheures nous dînons, et que tu dînes avec nous.
Et, saluant Charles d’un petit signe de tête,il entra dans son cabinet avec sa funèbre escorte.
L’offre de rester n’était pas tellementengageante que le jeune homme la saisît au bond. Il s’était levé aumoment de la sortie de Schneider ; il attendit qu’il fût entrédans son cabinet, que ses deux sinistres gardes du corps y fussententrés après lui et que la porte se fût refermée sur eux.
Puis, saisissant aussitôt l’espèce de toquequi lui servait de coiffure, il s’élança hors de la chambre, sautapardessus les trois marches de la porte d’entrée, et, tout courant,il arriva dans la cuisine de la bonne Mme Teutch encriant :
– Je meurs de faim ! mevoilà !
À l’appel de son petit Charles, comme ellel’appelait, Mme Teutch sortit d’une espèce depetite salle à manger donnant sur la cour et apparut dans lacuisine.
– Ah ! dit-elle, vous voilà !Dieu merci ! pauvre Petit Poucet, l’ogre ne vous a donc pasdévoré ?
– Il a été charmant, au contraire, et jene lui crois pas de si longues dents que l’on dit.
– Dieu veuille que vous ne les sentiezjamais ! Mais, si j’ai bien entendu, ce sont les vôtres quisont longues. Entrez ici, et je vais prévenir votre futur ami quitravaille selon son habitude, pauvre enfant.
Et la citoyenne Teutch se mit à escaladerl’escalier avec cette juvénilité qui indiquait chez elle le besoinde dépenser une force exubérante.
Pendant ce temps, Charles examinait lesapprêts d’un des déjeuners les plus appétissants qu’on lui eûtencore servis.
Il fut tiré de son examen par le bruit de laporte qui s’ouvrait.
Elle donnait passage au jeune homme annoncépar la citoyenne Teutch.
C’était un adolescent de quinze ans, aux yeuxnoirs et aux cheveux noirs, bouclés et tombant sur sesépaules ; sa mise était élégante, son linge d’une blancheurextrême. Malgré les efforts que l’on avait faits pour le déguiser,tout en lui respirait l’aristocratie.
Il s’approcha souriant de Charles, et luitendit la main.
– Notre bonne hôtesse m’assure, citoyen,dit-il, que je vais avoir le plaisir de passer quelques jours prèsde vous ; elle ajoute que vous lui avez promis de m’aimer unpeu ; cela m’a fait grand plaisir, car je me sens disposé àvous aimer beaucoup.
– Et moi aussi ! s’écria Charles, etde grand cœur !
– Bravo ! bravo ! ditMme Teutch, qui entrait à son tour ; et,maintenant que vous vous êtes salués comme deux messieurs, ce quiest assez dangereux dans ces temps-ci, embrassez-vous comme deuxcamarades.
– Je ne demande pas mieux, dit Eugène,dans les bras duquel Charles se jeta.
Les deux enfants s’embrassèrent avec lafranchise et la cordialité de la jeunesse.
– Ah ! çà, reprit le plus grand desdeux, je sais que vous vous appelez Charles ; moi, jem’appelle Eugène ; j’espère que, puisque nous savons nos noms,il n’y aura plus entre nous ni monsieur ni citoyen, et, comme laloi nous ordonne de nous tutoyer, que vous ne ferez pas trop dedifficulté pour obéir à la loi ; s’il ne s’agit que de vousdonner l’exemple, je ne me ferai pas prier. Veux-tu te mettre àtable, mon cher Charles ? je meurs de faim, et j’ai entendudire par Mme Teutch que, toi non plus, tu nemanquais pas d’appétit.
– Hein ! fitMme Teutch, comme c’est bien dit, tout cela, monpetit Charles ! Ah ! les ci-devant, les ci-devant !ils avaient du bon.
– Ne dis pas de ces choses-là, citoyenneTeutch, dit Eugène en riant ; une brave auberge comme latienne ne doit loger que des sans-culottes.
– Il faudrait pour cela oublier que j’aieu l’honneur d’héberger votre digne père, monsieur Eugène, et je nel’oublie pas, Dieu le sait, lui, que je prie soir et matin pourlui.
– Vous pouvez le prier en même temps pourma mère, ma bonne dame Teutch, dit le jeune homme en essuyant unelarme ; car ma sœur Hortense m’écrit que notre bonne mère aété arrêtée et conduite à la prison des Carmes : j’ai reçu lalettre ce matin.
– Pauvre ami ! s’écria Charles.
– Et quel âge a votre sœur ? demandaMme Teutch.
– Dix ans.
– Pauvre enfant ! faites-la vitevenir avec vous, nous en aurons bien soin ; elle ne peut pasrester seule à Paris, à cet âge.
– Merci, madame Teutch, merci ; maiselle ne sera pas seule, heureusement ; elle est près de magrand-mère, à notre château de La Ferté-Beauharnais ; maisvoilà que j’ai attristé tout le monde : je m’étais cependantbien promis de garder ce nouveau chagrin pour moi seul.
– Monsieur Eugène, dit Charles, quand ona de ces projets-là, on ne demande pas l’amitié des gens. Ehbien ! pour vous punir, vous ne parlerez que de votre père, devotre mère et de votre sœur pendant tout le déjeuner.
Les deux enfants se mirent à table ;Mme Teutch resta pour les servir. La tâche imposéeà Eugène lui fut facile : il raconta à son jeune camaradequ’il était le dernier descendant d’une noble famille del’Orléanais ; qu’un de ses aïeux, Guillaume de Beauharnais,avait, en 1398, épousé Marguerite de Bourges ; qu’un autre,Jean de Beauharnais, avait témoigné au procès de la Pucelle ;en 1764, leur terre de La Fertain-Aurain avait été érigée enmarquisat sous le nom de La Ferté-Beauharnais ; son oncleFrançois, émigré en 1790, était devenu major à l’armée de Condé ets’était offert au président de la Convention pour défendre le roi.Quant à son père, qui, à cette heure, était arrêté comme prévenu decomplot avec l’ennemi, il était né à la Martinique et y avaitépousé Mlle Tascher de La Pagerie, avec laquelle ilétait venu en France, où il avait été bien accueilli à laCour ; nommé aux états généraux par la noblesse de lasénéchaussée de Blois, il avait, dans la nuit du 4 août, été un despremiers à appuyer la suppression des titres et privilèges.
Élu secrétaire de l’Assemblée nationale etmembre du Comité militaire, on l’avait vu, lors des préparatifs dela Fédération, travailler avec ardeur au nivellement duChamp-de-Mars, attelé à la même charrette que l’abbé Sieyès. Enfinil avait été détaché à l’armée du Nord, en qualité d’adjudantgénéral ; il avait commandé le camp de Soissons, refusé leMinistère de la guerre et accepté ce fatal commandement de l’arméedu Rhin ; on sait le reste.
Mais ce fut surtout lorsqu’il fut question dela bonté, de la grâce et de la beauté de sa mère, que le jeunehomme fut intarissable et laissa échapper de son cœur des flotsd’amour filial ; aussi avec combien plus d’ardeur allait-iltravailler, maintenant qu’en travaillant pour le marquis deBeauharnais, il allait travailler en même temps pour sa bonne mèreJoséphine.
Charles, qui, de son côté, avait pour sesparents la plus tendre affection, trouvait un charme infini àécouter son jeune compagnon, et ne se lassait pas de le questionnersur sa mère et sur sa sœur, quand tout à coup une détonationsourde, qui ébranla toutes les vitres de l’Hôtel de la Lanterne, sefit entendre, suivie de plusieurs autres détonations.
– C’est le canon ! c’est lecanon ! s’écria Eugène, plus habitué que son jeune camarade àtous les bruits de la guerre.
Et, bondissant de sa chaise :
– Alerte ! alerte ! cria-t-il,on attaque la ville.
Et, en effet, on entendait, de trois ou quatrecôtés différents, battre la générale.
Les deux jeunes gens coururent à la porte, oùMme Teutch les avait précédés ; un grandtrouble se manifestait déjà dans la ville, des cavaliers, vêtus dedifférents uniformes, se croisaient en tous sens, allant, selontoute probabilité, porter des ordres, tandis que des gens dupeuple, armés de piques, de sabres et de pistolets, se dirigeaienttous vers la Porte de Haguenau, en criant :
– Patriotes, aux armes ! c’estl’ennemi.
De minute en minute, la voix sourde du canongrondait et, bien mieux encore que les voix humaines, signalait ledanger de la ville et appelait les citoyens à sa défense.
– Viens sur le rempart, Charles, ditEugène en s’élançant dans la rue, et, si nous ne pouvons nousbattre nous-mêmes, nous verrons du moins le combat.
Charles prit son élan à son tour et suivit soncompagnon, qui, plus familier que lui avec la topographie de laville, le conduisait par le plus court chemin à la Porte deHaguenau.
En passant devant la boutique d’un armurier,Eugène s’arrêta court.
– Attends, dit-il, une idée !
Il entra dans la boutique et demanda aumaître :
– Avez-vous une bonne carabine ?
– Oui, répondit celui-ci, mais c’estcher !
– Combien ?
– Deux cents livres.
Le jeune homme tira de sa poche une poignéed’assignats et la jeta sur le comptoir.
– Vous avez des balles de calibre et dela poudre ?
– Oui.
– Donnez.
L’armurier lui choisit une vingtaine de ballesqui entraient forcées à l’aide de la baguette seulement et lui pesaune livre de poudre qu’il mit dans une poudrière, tandis qu’Eugènelui comptait deux cents livres en assignats, plus six livres pourla poudre et les balles.
– Sais-tu te servir d’un fusil ?demanda Eugène à Charles.
– Hélas ! non, répondit celui-ci,honteux de son ignorance.
– N’importe, répliqua en riant Eugène, jeme battrai pour nous deux.
Et il reprit sa course vers l’endroit menacé,tout en chargeant son fusil.
Au reste, il était curieux de voir, quelle quefût son opinion, comme chacun bondissait pour ainsi dire àl’ennemi ; de chaque porte s’élançait un homme armé ; lecri magique : « L’ennemi ! l’ennemi ! »semblait évoquer des défenseurs.
Aux environs de la porte, la foule étaittellement compacte, qu’Eugène comprit que, pour gagner le rempart,il lui fallait faire un détour ; il se jeta à droite et setrouva bientôt avec son jeune ami sur la partie du rempart qui faitface à Schiltigheim.
Un grand nombre de patriotes étaient réunissur ce point et faisaient le coup de feu.
Eugène eut quelque peine à se glisser aupremier rang ; mais enfin il y arriva, et Charles l’ysuivit.
Le chemin et la plaine offraient l’image d’unchamp de bataille dans sa plus effroyable confusion. Français etAutrichiens y combattaient pêle-mêle et avec une furie dont rien nepeut donner une idée. L’ennemi, à la poursuite d’un corps françaisqui semblait avoir été pris d’une de ces paniques que l’Antiquitéattribuait à la fureur d’un dieu, avait failli entrer dans la villeavec les fuyards ; les portes, refermées à temps, avaientlaissé une partie des nôtres dehors, et c’étaient ceux-là qui,acculés aux fossés, se retournaient avec fureur contre lesassaillants, tandis que, du haut des remparts, tonnait le canon etpétillait la fusillade.
– Ah ! fit Eugène en agitantjoyeusement sa carabine, je savais bien que ce devait être beau,une bataille !
Au moment où il disait cela, une balle,passant entre lui et Charles, coupa une boucle de ses cheveux,troua son chapeau et alla tuer roide un patriote qui se trouvaitderrière lui.
Le vent de la balle avait soufflé sur les deuxvisages.
– Oh ! je sais lequel, je l’ai vu,je l’ai vu ! cria Charles.
– Lequel ? Lequel ? demandaEugène.
– Tiens, celui-là, celui qui déchire lacartouche pour recharger sa carabine.
– Attends ! attends ! Tu en essûr, n’est-ce pas ?
– Pardieu !
– Eh bien ! regarde !
Le jeune homme lâcha le coup ; le dragonfit un soubresaut, et le cheval un écart ; sans doute, d’unmouvement involontaire, avait-il piqué son cheval de l’éperon.
– Touché ! touché ! criaEugène.
En effet, le dragon essayait de rattacher sonfusil au porte-mousqueton, mais inutilement ; bientôt l’armelui échappa ; il appuya une main sur son côté, et, essayant deguider son cheval de l’autre, tenta de sortir de la mêlée ;mais, au bout de quelques pas, son long corps se balança d’avant enarrière, et, glissant le long des fontes, il tomba la tête lapremière. Un de ses pieds resta accroché à l’étrier ; lecheval, effrayé, prit le galop et l’entraîna. Les jeunes gens lesuivirent un instant des yeux ; mais bientôt cheval etcavalier se perdirent dans la fumée.
En ce moment, les portes s’ouvrirent, et lagarnison sortit, battant la charge et marchant à la baïonnette.
Ce fut le dernier effort que les patrioteseurent à faire ; l’ennemi ne l’attendit pas. Les claironssonnèrent la retraite, et toute cette cavalerie éparse dans laplaine se massa sur la grande route et reprit au galop le chemin deKilstett et de Gambelheim.
Le canon fouilla encore quelques instantscette masse ; mais la rapidité de la course la mit bientôthors de portée.
Les deux enfants rentrèrent en ville toutglorieux, Charles d’avoir vu un combat, Eugène d’y avoir prispart ; Charles fit bien promettre à Eugène de lui apprendre àse servir de cette carabine qu’il maniait si bien.
Alors seulement on sut quelle était la causede cette alerte.
Le général Eisemberg, soudard allemand del’école du vieux Luckner, qui avait fait la guerre de partisansavec un certain succès, avait été chargé par Pichegru de la défensedu poste avancé de Bischwiller ; soit insouciance, soitopposition aux arrêtés de Saint-Just, au lieu de se garder avec lessoins recommandés par les représentants du peuple, il avait laissésurprendre ses troupes dans les quartiers et s’était laissésurprendre à son tour dans le sien ; si bien que c’était àpeine si, en fuyant, ainsi que son état-major, à grande course dechevaux, il était parvenu à se sauver lui-même.
Au pied des murailles, se sentant soutenu, ils’était retourné, mais trop tard ; l’alerte avait été donnéedans toute la ville ; il était évident aux yeux de chacun quele pauvre diable eût aussi bien fait de se laisser prendre ou de sefaire tuer que de venir demander son salut à la ville où commandaitSaint-Just.
Et, en effet, à peine passé de l’autre côtédes murailles, par ordre du représentant du peuple il avait étéarrêté, lui et tout son état-major.
En rentrant à l’Hôtel de la Lanterne, les deuxjeunes amis trouvèrent la pauvre Mme Teutch dans laplus grande inquiétude ; Eugène commençait à être connu dansla ville, depuis un mois qu’il l’habitait, et on lui avait rapportéqu’on l’avait vu courir du côté de la Porte de Haguenau avec unfusil à la main. Elle n’en avait rien voulu croire d’abord ;mais, en le voyant rentrer encore tout armé, elle avait été prised’une terreur rétrospective, que devaient encore doubler le récitde Charles, enthousiaste comme un conscrit qui vient de voir uncombat pour la première fois, et la vue du chapeau troué par laballe.
Mais tout cet enthousiasme ne devait pas faireoublier à Charles qu’il dînait à deux heures chez le citoyen EulogeSchneider.
À deux heures moins cinq minutes, après avoirmonté les trois marches moins rapidement qu’il ne les avaitdescendues le matin, il frappait à la petite porte à laquelle ellesconduisaient.
Au premier coup de canon qui avait retenti, lasociété de la Propagande s’était réunie et s’était déclarée enpermanence tant que Strasbourg serait en danger.
Si exagéré jacobin que fût Euloge Schneider,qui était à Marat ce que Marat était à Robespierre, il étaitdépassé comme patriotisme par la société de la Propagande.
Il en résulte que, tout accusateur public,tout commissaire extraordinaire de la République qu’il était, ilavait à compter avec deux puissances entre lesquelles force luiétait de se maintenir.
Avec Saint-Just, qui, chose étrange pour deslecteurs de nos jours, et cependant chose incontestable,représentait le parti républicain modéré, et la Propagande, quireprésentait le parti ultrajacobin.
Saint-Just avait le pouvoir matériel ;mais le citoyen Tétrell, chef de la Propagande, avait le pouvoirmoral.
Euloge Schneider n’avait donc pas cru pouvoirse dispenser d’assister à l’assemblée de la Propagande, quidiscutait les moyens de sauver la patrie, tandis que Saint-Just etLebas, sortis les premiers de Strasbourg, à cheval, au milieu dufeu, dénoncés par leur habit de représentants du peuple et leurpanache tricolore, avaient fait fermer les portes derrière eux etse tenaient au premier rang des républicains.
L’ennemi mis en fuite, ils étaient aussitôtrentrés dans Strasbourg et s’étaient rendus à l’Hôtel de Ville,qu’ils habitaient, tandis que les membres de la Propagandecontinuaient de discuter, quoique le péril eût cessé.
Cette circonstance était cause qu’EulogeSchneider, qui savait si bien recommander aux autres d’être exactsà l’heure du dîner, était en retard d’une demi-heure.
Charles avait profité de ce retard pour faireconnaissance avec les trois autres convives qui devaient s’asseoirà la même table que lui.
Eux, de leur côté, prévenus par Schneider,avaient accueilli avec bienveillance l’enfant qu’on leur envoyaitpour en faire un savant, et auquel chacun d’eux avait déjà décidéde donner une éducation selon sa science ou ses principes.
Ces hommes, nous l’avons dit, étaient aunombre de trois.
Ils se nommaient Edelmann, Young etMonnet.
Edelmann était un musicien remarquable, l’égalde Gossec pour les chants d’église. Il avait, en outre, composépour le théâtre une partition sur le poème d’Ariane dans l’Îlede Naxos, partition qui fut jouée en France, autant que jepuis me le rappeler, vers 1818 ou 1820. Il était petit, avait laphysionomie lugubre, ne quittait jamais ses lunettes, quisemblaient être incrustées sur son nez, portait un habit marronconstamment fermé du haut jusqu’en bas par des boutons de cuivre.Il s’était jeté dans le parti révolutionnaire avec toutes lesexagérations et toutes les violences d’un homme d’imagination.Lorsque son ami Dietrich, maire de Strasbourg, accusé demodérantisme par Schneider, succomba dans la lutte, il déposacontre lui en disant :
– Je te pleurerai, parce que tu es monami ; mais tu dois mourir, parce que tu es untraître !
Quant au second, c’est-à-dire Young, c’étaitun pauvre cordonnier, dans l’enveloppe grossière duquel la nature,comme cela lui arrive quelquefois par erreur ou par caprice, avaitcaché une âme de poète. Il savait le latin et le grec, mais necomposait ses odes et ses satires qu’en allemand ; sonrépublicanisme bien connu avait rendu sa poésie populaire. Biensouvent, les hommes du peuple l’arrêtaient dans la rue, et luicriaient : « Des vers, Young ! desvers ! » Alors il s’arrêtait, montait sur une borne, surla margelle d’un puits, sur le premier balcon venu s’il s’entrouvait un dans le voisinage, et, comme des fusées sifflantes etenflammées, lançait au ciel ses vers et ses odes. C’était un de ceshommes rares et honnêtes, un de ces révolutionnaires de bonne foiqui, dévoués aveuglément à la majesté du principe populaire,n’attendant de la Révolution que l’émancipation de l’espècehumaine, mouraient comme les anciens martyrs, sans plaintes et sansregrets, convaincus du triomphe futur de leur religion.
Monnet, le troisième, n’était point unétranger pour Charles, qui poussa un cri de joie en lerevoyant ; c’était un ancien soldat, grenadier dans sapremière jeunesse, qui, en sortant du service militaire, s’étaitfait prêtre et était devenu préfet du collège de Besançon, oùCharles l’avait connu. À l’âge des passions, c’est-à-dire àvingt-huit ans, lorsqu’il regrettait les vœux qu’il avaitprématurément prononcés, la Révolution était venue les briser. Ilétait grand, un peu voûté, plein d’aménité, de politesse et d’unegrâce mélancolique qui, à première vue, attachait à lui ; sonsourire était triste, parfois amer ; on eût cru qu’il cachaitau fond de son cœur quelque mystère douloureux et qu’il demandaitaux hommes ou plutôt à l’humanité tout entière un abri contre ledanger de son innocence, le plus grand de tous les dangers dans unepareille époque ; aussi s’était-il jeté ou plutôt laissétomber dans le parti extrême, auquel appartenait Schneider ;maintenant, tremblant de sa solidarité avec la fureur, de sacomplicité avec le crime, il allait, les yeux fermés, sans savoiroù.
Ces trois hommes, c’étaient les trois amis,les trois inséparables de Schneider. Ils commençaient à s’inquiéterde son retard, car chacun d’eux sentait que Schneider était sonpilier d’airain ; Schneider ébranlé, ils tombaient ;Schneider tombé, ils étaient morts.
Monnet, le plus nerveux et, par conséquent, leplus impatient de tous, se levait déjà pour aller aux nouvelles,lorsqu’on entendit tout à coup le grincement d’une clé dans laserrure et le fracas d’une porte repoussée avec violence.
En même temps, Schneider entra.
La séance avait dû être orageuse ; sur leteint couleur de cendre du citoyen accusateur, les taches de sangétaient devenues plus visibles ; quoiqu’on fût à moitié dedécembre, la sueur ruisselait sur son front, et sa cravate relâchéelaissait voir le gonflement colérique de son cou de taureau.
En entrant, il jeta à l’autre bout de lachambre son chapeau qu’il tenait à la main.
En l’apercevant, les trois hommes s’étaientlevés comme mus par un ressort, et avaient fait un pas au-devant delui ; Charles, au contraire, s’était retranché derrière sachaise comme derrière une barricade.
– Citoyens, dit Schneider en grinçant desdents, citoyens, je vous annonce une bonne nouvelle, une nouvellequi va, sinon vous réjouir, vous étonner du moins. Dans huit jours,je me marie.
– Toi ? s’écrièrent ensemble lestrois hommes.
– Oui. N’est-ce pas, ce sera un grandétonnement pour Strasbourg quand cette nouvelle ira de bouche enbouche : « Vous ne savez pas ? » –« Non ! » – « Le capucin de Cologne semarie ! » – « Oui ? » – « C’est commecela ! » Young, tu feras l’épithalame. Edelmann le mettraen musique, et Monnet, qui est gai comme un catafalque, lechantera. Il faudra par le prochain courrier annoncer cela à tonpère, Charles !
– Et avec qui donc temaries-tu ?
– Je n’en sais, ma foi, encore rien, etcela m’est bien égal ; j’ai envie d’épouser ma vieillecuisinière : ce serait d’un bon exemple pour la fusion desclasses.
– Mais qu’est-il donc arrivé ?Voyons.
– Oh ! presque rien, si ce n’est quej’ai été interpellé, attaqué, accusé, oui, accusé !
– Où cela ?
– À la Propagande.
– Oh ! s’écria Monnet, une sociétéque tu as créée !
– N’as-tu pas entendu dire qu’il y a desenfants qui tuent leur père ?
– Mais par qui as-tu étéattaqué ?
– Par Tétrell. Comprenez-vous cedémocrate, qui a inventé le luxe du sans-culottisme, qui a desfusils de Versailles, des pistolets avec des fleurs de lis dessus,des meutes comme un ci-devant, des haras comme un prince, qui est,on ne sait pourquoi, l’idole de la populace strasbourgeoise ?Peut-être parce qu’il est doré comme un tambour-major, dont il a lataille. Il me semblait cependant que j’avais donné des garanties,moi ; eh bien ! non, l’uniforme du commissaire rapporteurn’a pu faire oublier ni le froc du capucin, ni la soutane duchanoine ; il m’a jeté au visage cette tache infamante dusacerdoce, qui me rend, dit-il, irrémissiblement suspect aux vraisamis de la liberté. Qui lui a donc immolé plus de victimes que moi,à la liberté sainte ? Ne viens-je pas, en moins d’un mois, defaire tomber vingt-six têtes ? Combien en veulent-ils donc, sice n’est point assez ?
– Calme-toi, Schneider,calme-toi !
– C’est qu’en vérité, continua Schneiders’animant de plus en plus, c’est à devenir fou entre la Propagande,qui me dit : « Pas assez ! » et Saint-Just, quime dit : « Trop ! » Hier, j’ai encore faitarrêter six de ces chiens d’aristocrates ; aujourd’hui,quatre. On ne voit dans Strasbourg et les environs que mes hussardsde la Mort ; je dois, dès cette nuit, tenir un émigré qui a eul’audace de passer le Rhin dans une barque de contrebandier et devenir à Plobsheim conspirer avec sa famille. Celui-là, par exemple,il est sûr de son affaire. Ah ! je comprends maintenant unechose, continua-t-il en étendant le bras en signe de menace, c’estque les événements sont bien plus forts que les volontés, et que,s’il est des hommes qui, pareils aux chariots de guerre del’Écriture, brisent les peuples sur leur passage, c’est qu’ils sontpoussés par cette même puissance irrésistible et fatale qui déchireles volcans et précipite les cataractes.
Puis, après cette sortie qui ne manquait pasd’une certaine éloquence, éclatant tout à coup d’un rirenerveux :
– Bah ! dit-il, rien avant la vie,rien après la mort ; un cauchemar éveillé, voilà tout ;est-ce la peine qu’on s’en occupe tant qu’il dure, et, quand ils’en va, qu’on le regrette ? Ma foi non ; allonsdîner ; valeat res ludicra, n’est-ce pas,Charles ?
Et, marchant le premier, il ouvrit à ses amisla porte de la salle à manger, dans laquelle était servi unsplendide dîner.
– Mais enfin, dit Young en s’asseyantcomme les autres à la table, en quoi tout cela te force-t-il à temarier dans huit jours ?
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais leplus beau ! Est-ce que, tout en m’appelant capucin de Cologne,où je n’ai jamais été capucin, et chanoine d’Augsbourg, où je n’aijamais été chanoine, est-ce qu’ils ne me reprochent pas mes orgieset mes débauches ! Mes orgies ! parlons-en ; pendanttrente-quatre ans de ma vie, je n’ai bu que de l’eau et mangé quedes carottes ; c’est bien le moins qu’à mon tour je mange dupain blanc et morde dans de la viande. Mes débauches ! s’ilscroient que c’est pour vivre comme saint Antoine que j’ai jeté lefroc aux orties, ils se trompent. Eh bien ! il y a un termemoyen à tout cela, c’est de me marier. Je serai aussi bien qu’unautre fidèle époux et bon père de famille, que diable ! sitoutefois le citoyen Saint-Just m’en laisse le temps.
– Et as-tu au moins fait choix, demandaEdelmann, de l’heureuse fiancée que tu admets à l’honneur departager ta couche ?
– Bon ! dit Schneider, du moment quec’est une femme, le diable y pourvoira.
– À la santé de la future épouse deSchneider, dit Young, et, puisqu’il a pris le diable pourprocureur, que le diable la lui envoie au moins riche, jeune etbelle !
– Hourra pour la femme deSchneider ! dit tristement Monnet.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et la vieillecuisinière parut sur le seuil de la salle à manger.
– Il y a là, dit-elle, une citoyenne quidemande à parler au citoyen Euloge pour affaire pressée.
– Bon ! dit Euloge, je ne connaispas d’affaire plus pressée pour le moment que d’achever le dînercommencé ; qu’elle revienne demain.
La vieille disparut ; mais presqueaussitôt la porte se rouvrit.
– Elle dit que, demain, ce sera troptard.
– Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt,alors ?
– Parce que cela m’était impossible,citoyen, dit une voix douce et suppliante qui venait del’antichambre ; laisse-moi te voir, laisse-moi te parler, jet’en supplie !
Euloge, avec un mouvement d’impatience, fitsigne à la vieille de tirer la porte et de venir à lui.
Mais aussitôt, réfléchissant à la fraîcheur età la juvénilité de la voix, avec un sourire de satyre :
– Est-elle jeune ? demanda-t-il à lavieille.
– Ça peut avoir dix-huit ans, réponditcelle-ci.
– Est-elle jolie ?
– La beauté du diable !
Les trois hommes se mirent à rire.
– Tu entends, Schneider, la beauté dudiable !
– Eh bien ! dit Young, il ne s’agitplus que de s’assurer qu’elle est riche, et voilà ta fiancée toutetrouvée ; ouvre, la vieille, et sans faire attendre ; labelle enfant doit être de ta connaissance, elle vient de la part dudiable.
– Pourquoi pas de la part de Dieu ?dit Charles d’une voix si douce que les trois hommes entressaillirent.
– Parce que notre ami Schneider estbrouillé avec Dieu, et très bien, au contraire, avec lediable ; je n’en sais pas d’autre raison.
– Et puis, dit Young, parce qu’il n’y aque le diable qui exauce si vite les prières qu’on lui adresse.
– Eh bien ! dit Schneider, qu’elleentre donc !
La vieille démasqua la porte, et aussitôt,dans l’encadrement, on vit apparaître la forme élégante d’une jeunefille vêtue d’un costume de voyage et enveloppée d’un mantelet desatin noir doublé de taffetas rose.
Elle fit un pas dans la salle à manger ;puis s’arrêtant en face de la lumière des bougies et des quatreconvives, qui, par un léger murmure, exprimaient leuradmiration :
– Citoyens, dit-elle, lequel de vous estle citoyen commissaire de la République ?
– Moi, citoyenne, répondit Schneider sansse lever.
– Citoyen, dit-elle, j’ai à te demanderune grâce d’où ma vie dépend.
Et son regard passa avec inquiétude de l’un àl’autre des convives.
– Il ne faut pas que la présence de mesamis t’inquiète, dit Schneider ; ce sont des amis, par goût,et je dirai, presque par état, des admirateurs de la beauté ;voilà mon ami Edelmann, qui est musicien.
La jeune fille fit un mouvement de tête quivoulait dire : « Je connais sa musique. »
– Voici mon ami Young, qui est poète,continua Schneider.
Et le même mouvement de tête se produisit,voulant dire : « Je connais ses vers. »
– Enfin, voilà mon ami Monnet, qui n’estni poète ni musicien, mais qui a des yeux et un cœur, et qui esttout disposé, je le vois dans son regard, à plaider d’office votrecause. Quant à mon jeune ami, ce n’est encore, vous le voyez, qu’unécolier, mais déjà assez savant pour conjuguer le verbe aimer danstrois langues ; vous pouvez donc vous expliquer devant eux, àmoins que ce que vous avez à me dire ne soit assez intime pournécessiter le tête-à-tête.
Et il se souleva, tendant la main à la jeunefille et lui montrant une porte entrouverte par laquelle le regardpénétrait dans un salon solitaire.
Mais la jeune fille :
– Non, dit-elle vivement, non,monsieur.
Schneider fronça le sourcil.
– Pardon, citoyen… Non, citoyen, ce quej’ai à te dire ne redoute ni la lumière ni la publicité.
Schneider se rassit en faisant signe à lajeune fille de prendre un siège.
Mais elle secoua la tête.
– Il convient aux suppliantes d’êtredebout, dit-elle.
– Alors, reprit Schneider, procédonsrégulièrement. Je t’ai dit qui nous étions ; dis-nous qui tues.
– Je m’appelle Clotilde Brumpt.
– De Brumpt, tu veux dire ?
– Il serait inutile de me reprocher uncrime qui précédait de trois ou quatre cents ans ma naissance etdans lequel je ne suis pour rien.
– Tu n’as pas besoin d’en dire davantage,je connais ton histoire, et je sais ce que tu viens faire ici.
La jeune fille fléchit le genou, et, dans lemouvement de supplication qu’elle fit pour porter en avant sa têteet ses mains jointes, le capuchon de son mantelet tomba sur sesépaules et mit en pleine lumière une figure d’une suprêmebeauté ; des cheveux du blond le plus charmant se séparaientau haut de la tête, et, retombant en longues boucles de chaque côtéde ses joues, encadraient un visage d’un ovale parfait. Son front,d’un blanc mat, était rendu plus éclatant encore par des yeux, descils et des sourcils noirs ; le nez, droit et cependantmobile, participait au léger tremblement de ses joues, quigardaient la trace des nombreuses larmes qu’elle avaitversées ; ses lèvres, entrouvertes et prêtes à la prière,semblaient sculptées dans du corail rose et laissaient derrièreelles apercevoir, dans la demi-teinte, des dents blanches comme desperles ; enfin un cou blanc à l’égal de la neige, veloutécomme le satin, se perdait dans une robe noire montant jusqu’aucou, mais à travers les plis de laquelle on devinait la gracieuseondulation du corps qu’elle recouvrait.
Elle était splendide à voir ainsi.
– Oui, oui, dit Schneider, oui, tu esbelle, et tu as surtout la beauté des races maudites, la grâce etla séduction ; mais nous ne sommes point des Asiatiques pournous laisser séduire par des Hélènes ou des Roxelanes ; tonpère conspire, ton père est coupable, ton père mourra.
La jeune fille jeta un cri, comme si cesparoles eussent été un poignard pénétrant jusqu’à son cœur.
– Oh ! non, non, mon père n’est pasun conspirateur, s’écria-t-elle.
– S’il ne conspirait pas, pourquoi a-t-ilémigré ?
– Il a émigré parce que, appartenant auprince de Condé, il a cru devoir suivre son prince dansl’exil ; mais, fils pieux comme il avait été serviteur fidèle,il n’a pas voulu combattre la France, et, depuis deux ans qu’il estproscrit, son épée n’est pas sortie du fourreau.
– Que venait-il faire en France, etpourquoi a-t-il traversé le Rhin ?
– Hélas ! mon deuil te le dit,citoyen commissaire. Ma mère était mourante de l’autre côté dufleuve, à quatre lieues à peine ; l’homme dans les bras duquelelle avait passé vingt années heureuses de sa vie attendait avecanxiété un mot qui lui rendît l’espoir. Chaque message luidisait : « Plus mal ! plus mal ! plus malencore ! » Avant-hier, il n’y put tenir, il se déguisa enpaysan et traversa le fleuve avec le batelier ; sans doute larécompense promise tenta le malheureux, Dieu lui pardonne ! ildénonça mon père, et, cette nuit, mon père fut arrêté. Demande àtes agents à quel moment ? Au moment où ma mère venait demourir. Interroge-les sur ce qu’il faisait ? Il pleurait enlui fermant les yeux. Ah ! si jamais rupture d’exil futpardonnable, c’est celle que commet un mari pour dire un dernieradieu à la mère de ses enfants. Eh ! mon Dieu ! tu mediras que la loi est positive, et que tout émigré qui rentre sur lesol de la France mérite la peine de mort ; oui, s’il y rentrela ruse dans le cœur et les armes à la main pour conspirer, pourcombattre ; mais non pas lorsqu’il y rentre les mains jointespour plier les genoux devant un lit d’agonie.
– Citoyenne Brumpt, dit Schneider ensecouant la tête, la loi n’est pas entrée dans toutes cessubtilités sentimentales, elle a dit : « Dans tel cas,dans telle circonstance, pour telle cause, il y aura peine demort » ; l’homme qui se met dans le cas prévu par la loi,connaissant la loi, est coupable ; or, s’il est coupable, ildoit mourir.
– Non, non, s’il est jugé par des hommes,et si ces hommes ont un cœur.
– Un cœur ! s’écria Schneider ;est-ce que tu crois que l’on est toujours maître d’avoir uncœur ? On voit bien que tu n’as pas entendu ce dont onm’accusait aujourd’hui à la Propagande ; justement d’avoir uncœur trop faible aux sollicitations humaines. Est-ce que tu croisque mon rôle ne serait pas plus facile et plus agréable, voyant unebelle créature comme toi à mes pieds, de la relever et de sécherses larmes, que de lui dire brutalement : « Tout estinutile, et vous perdez votre temps. » Non, par malheur, laloi est là, et les organes de la loi doivent être inflexibles commeelle. La loi n’est point une femme ; la loi, c’est une statuede bronze tenant une épée d’une main et une balance del’autre ; rien ne doit peser dans les plateaux de cettebalance, que l’accusation d’un côté et la vérité de l’autre ;rien ne doit détourner la lame de cette épée de la ligne terriblequi lui est tracée. Sur cette ligne, elle a rencontré la tête d’unroi, la tête d’une reine, la tête d’un prince et ces trois têtessont tombées comme celle d’un mendiant sans aveu, arrêté au coind’un bois après un assassinat ou un incendie. Demain je partiraipour Plobsheim ; l’échafaud et l’exécuteur me suivront ;si ton père n’était pas émigré, s’il n’a point furtivement traverséle Rhin, si l’accusation est injuste enfin, ton père sera mis enliberté ; mais si l’accusation que ta bouche confirme estvraie, après-demain sa tête tombera sur la place publique dePlobsheim.
La jeune fille releva la tête, et faisant uneffort sur elle-même :
– Ainsi, dit-elle, tu ne me laisses aucunespoir ?
– Aucun.
– Alors, un dernier mot, dit-elle en serelevant tout à fait.
– Dis.
– Non, à toi seul.
– Alors, viens.
La jeune fille marcha la première et d’un pasferme vers le salon, où elle entra sans hésiter.
Schneider entra à son tour et ferma la portederrière lui.
À peine seuls, il voulut étendre les bras pourenvelopper sa taille ; mais simplement, dignement, de la mainelle repoussa son bras.
– Pour que tu me pardonnes la dernièretentative que je vais faire près de toi, citoyen Schneider,dit-elle, il faut que tu te dises que j’ai attaqué ton cœur partous les moyens honnêtes et que tu les as repoussés ; il fautque tu te dises que je suis au désespoir, et que, voulant sauver lavie de mon père, n’ayant point réussi à te fléchir, il est de mondevoir de te dire : « Les larmes et les prières ont étéimpuissantes… l’argent… »
Schneider fit un mouvement dédaigneux desépaules et des lèvres, mais la jeune fille ne se laissa pointinterrompre.
– Je suis riche, continua-t-elle ;ma mère morte, j’hérite d’une fortune immense, qui est à moi, à moiseule, citoyen Schneider : je puis disposer de deuxmillions ; j’en aurais quatre que je te les offrirais ;je n’en ai que deux, les veux-tu ? Prends-les et sauve monpère !
Schneider lui posa la main sur l’épaule ;son œil était devenu pensif, et les sourcils touffus le dérobaientpresque à l’ardente investigation de la jeune fille.
– Demain, lui dit-il, j’irai comme je tel’ai annoncé, à Plobsheim ; tu viens de me faire uneproposition ; là, je t’en ferai une autre.
– Tu dis ? s’écria la jeunefille.
– Je dis que, si tu veux, tout pourras’arranger.
– Si cette proposition tache en un pointquelconque mon honneur, il est inutile de la faire.
– Non, en rien.
– Alors, tu seras le bienvenu àPlobsheim.
Et, saluant sans espérance encore, mais déjàsans larmes, elle rouvrit la porte, traversa la salle à manger,s’inclina légèrement et disparut.
Au reste, ni les trois hommes, ni l’enfant, nepurent voir le visage de Clotilde, caché qu’il était entièrementpar la coiffe de son mantelet.
Le commissaire de la République lasuivait ; il regarda la porte de la salle à manger jusqu’à cequ’elle se fût refermée derrière elle, il écouta jusqu’à ce qu’ileût entendu le roulement de la voiture qui l’emportait.
Puis, alors, se rapprochant de la table etversant, dans les verres de ses convives et dans le sien, unebouteille tout entière de Liebfrauenmilch :
– Avec ce vin généreux, dit-il, buvons àla citoyenne Clotilde Brumpt, fiancée de Jean-Georges-EulogeSchneider.
Il leva son verre ; et, jugeant inutilede lui demander une explication, que probablement il ne donneraitpas, ses quatre convives lui firent raison.
L’impression de cette scène fut profonde, etchacun ressentit cette impression selon son caractère ; maiscelui qui en fut le plus ému fut notre écolier ; certes, ilavait déjà vu des femmes, mais c’était la première foisque la femme se révélait à lui.Mlle de Brumpt, nous l’avons dit, était d’unemerveilleuse beauté, et cette beauté était apparue au jeune hommedans toutes les conditions qui pouvaient la faire valoir.
Aussi éprouva-t-il une étrange commotion,quelque chose comme une morsure douloureuse au cœur, lorsque, lajeune fille sortie, Schneider, élevant son verre, annonça queMlle de Brumpt était sa fiancée, et seraitbientôt sa femme.
Que s’était-il donc passé dans le salon ?par quelles paroles persuasives Schneider avait-il pu déterminerchez elle un si rapide consentement ? Car le jeune homme nedoutait point, d’après le ton d’assurance de son hôte, qu’il n’yeût consentement de la part de la jeune fille.
C’était donc pour s’offrir à lui qu’elle avaitdemandé ce tête-à-tête d’un instant ?
Oh ! alors, il fallait le dévouementsuprême de l’amour filial pour avoir déterminé ce lis pur, cetterose parfumée, à s’allier à ce houx épineux, à ce chardon grossier,et il lui semblait, à lui, Charles, que, s’il était le père decette céleste enfant, il aimerait mieux mourir cent fois que deracheter sa vie au prix du bonheur éternel de sa fille.
De même que c’était la première fois qu’ilappréciait la beauté dans la femme, c’était la première fois aussiqu’il mesurait l’abîme que la laideur peut mettre entre deuxpersonnes de sexe différent.
Et quelle laideur que celle d’Euloge, dontpour la première fois Charles s’apercevait ! la plus laide detoutes : celle que rien ne saurait effacer, parce qu’elle secomplique de la laideur morale, la laideur fétide de ces facesmonacales, qui, jeunes, ont subi la pression du cachet del’hypocrisie.
Charles, plongé dans ses réflexions et tournédu côté où la jeune fille avait disparu, par la même attraction quiincline l’héliotrope du côté où le soleil s’est couché, semblait,la bouche ouverte, les narines mouvantes, recueillir les atomesparfumés qu’elle avait répandus sur son passage. Les nerveusestitillations de la jeunesse venaient de s’éveiller en lui, et,comme en avril la poitrine se dilate à respirer les premièresbouffées du printemps, à lui aussi, son cœur se dilatait enrespirant les premières brises de l’amour.
Ce n’était pas encore le jour, c’étaitl’aube ; ce n’était pas encore l’amour, c’était le héraut quil’annonçait.
Il allait se lever, il allait suivre lecourant magnétique, aller sans savoir où, comme vont les jeunescœurs troublés, lorsque Schneider sonna.
Le timbre le fit tressaillir et le fitredescendre des hauteurs qu’il était en train d’escalader.
La vieille parut.
– Ai-je des hussards de planton ?demanda-t-il.
– Deux, répondit la vieille.
– Que l’un des deux monte à cheval etaille me chercher maître Nicolas, dit Schneider.
La vieille femme referma la porte sansrépondre, preuve qu’elle savait de qui il était question.
Charles ne le savait pas, mais il étaitévident que le toast s’enchaînait à la sortie deMlle de Brumpt, le coup de sonnette au toast,et l’ordre que venait de donner Schneider au coup desonnette ; il allait encore apprendre quelque chose denouveau.
Il était évident aussi que les trois autresconvives savaient ce que c’était que Nicolas, puisque eux, silibres avec Schneider, n’avaient pas fait la moindre question.
Charles l’eût bien demandé à son voisinMonnet ; mais il n’osa le faire, de peur que ce ne fût Eulogequi entendît la question et qui y répondît.
Il se fit un instant de silence pendant lequelun certain malaise sembla peser sur les convives d’Euloge ;l’attente du café, cette liqueur joyeuse du dessert, sa venue mêmen’eut pas la puissance de déchirer un coin du voile de crêpe quecet ordre d’Euloge, si simple en somme, avait secoué dansl’air.
Dix minutes s’écoulèrent ainsi.
Au bout de dix minutes, trois coups mesurésd’une certaine façon se firent entendre.
Les convives tressaillirent ; Edelmannreboutonna son habit un instant entrouvert, Young toussa, Monnetdevint aussi pâle que le col de sa chemise.
– C’est lui ! dit Euloge en fronçantle sourcil et d’une voix que la préoccupation de Charles lui fitparaître altérée.
La porte se rouvrit et la vieilleannonça :
– Le citoyen Nicolas !
Puis elle se rangea pour laisser passer celuiqu’elle venait d’annoncer, prenant grand soin qu’il ne la touchâtpoint en passant.
Un petit homme maigre, pâle et sérieuxentra.
Il était vêtu comme tout le monde, etcependant, sans que l’on pût dire quoi, il y avait dans sa mise,dans sa tournure, dans l’ensemble de sa personne, quelque chosed’étrange et qui faisait rêver.
Edelmann, Young et Monnet reculèrent leurchaise ; Euloge seul avança la sienne.
Le petit homme fit deux pas dans l’intérieurde la salle, salua Euloge sans s’inquiéter des autres, et resta lesyeux fixés sur lui.
– Demain, à neuf heures, lui dit Euloge,nous partons.
– Pour quel pays ?
– Pour Plobsheim.
– Nous nous y arrêtons ?
– Deux jours.
– Combien d’aides ?
– Deux. Ta mécanique est enétat ?
Le petit homme sourit et fit un mouvementd’épaules qui signifiait : « Bellequestion ! »
Puis, tout haut :
– Attendrai-je à la Porte de Kehl, ouviendrai-je te prendre ici ?
– Tu viendras me prendre ici.
– À neuf heures précises, jet’attendrai.
Le petit homme fit un mouvement poursortir.
– Attends, dit Schneider, tu ne sortiraspas sans que nous buvions ensemble au salut de la République.
Le petit homme accepta en s’inclinant.
Schneider sonna, la vieille parut.
– Un verre pour le citoyen Nicolas, ditSchneider.
Schneider prit la première bouteille venue etla pencha doucement sur le verre pour n’en pas troubler laliqueur ; quelques gouttes de vin rouge tombèrent dans leverre.
– Je ne bois pas de vin rouge, dit lepetit homme.
– C’est vrai ! dit Schneider.
Puis, en riant :
– Tu es donc toujours nerveux, citoyenNicolas ?
– Toujours.
Schneider prit une seconde bouteille devin : celle-là était de Champagne.
– Tiens, dit-il en la lui présentant,guillotine-moi cette citoyenne-là.
Et il se mit à rire.
Edelmann, Young et Monnet essayèrent, maisinutilement, de l’imiter.
Le petit homme resta sérieux.
Il prit la bouteille, tira de sa ceinture uncouteau droit, large et pointu, le passa plusieurs fois sur leverre de la bouteille, au-dessus du rebord de son orifice ;puis, d’un coup sec de ce même couteau, il fit sauter le col, lebouchon et les fils de fer de la bouteille.
La mousse s’en élança, comme s’élance le sangdu cou tranché, mais Schneider, qui tenait son verre prêt, la reçutdans son verre.
Le petit homme versa à tout le monde, mais ilse trouva qu’il n’y eut que cinq verres pleins, au lieu de six.
Le verre de Charles resta vide, et Charles segarda bien de réclamer.
Edelmann, Schneider, Monnet et Youngchoquèrent leur verre contre celui du petit homme.
Soit choc trop rude, soit présage, celui deSchneider se brisa dans le choc.
Tous cinq crièrent :
– Vive la République !
Mais quatre seulement purent boire à sasanté : il ne restait rien dans le verre de Schneider.
Quelques gouttes de vin restaient dans labouteille ; Schneider la saisit d’une main fiévreuse et enporta vivement le goulot à sa bouche.
Mais plus vivement encore il le retira :les aspérités du verre brisé venaient de lui percer les lèvresjusqu’aux dents.
Un blasphème sortit de sa bouche sanglante, etil brisa la bouteille à ses pieds.
– C’est toujours pour demain à la mêmeheure ? demanda tranquillement maître Nicolas.
– Oui, et va-t’en au diable ! ditSchneider en portant son mouchoir à sa bouche.
Maître Nicolas salua et sortit.
Schneider, devenu très pâle et près des’évanouir à la vue de son sang qui coulait en abondance, s’étaitlaissé tomber sur sa chaise.
Edelmann et Young allèrent à lui, pour luiporter secours ; Charles tira Monnet par le pan de sonhabit.
– Qu’est-ce donc que maîtreNicolas ? lui demanda-t-il tout frémissant d’émotion àl’étrange scène qui venait de se passer devant lui.
– Tu ne le connais pas ? demandaMonnet.
– Comment veux-tu que je leconnaisse ? Je suis à Strasbourg depuis hier seulement.
Monnet ne répondit point, mais passa la main àla hauteur de son cou.
– Je ne comprends pas, dit Charles.
Monnet baissa la voix.
– Tu ne comprends pas que c’est lebourreau ?
Charles tressaillit.
– Mais, alors, la mécanique, c’estdonc…
– Pardieu !
– Mais que va-t-il faire avec laguillotine, à Plobsheim ?
– Il te l’a dit, il va semarier !
Charles serra la main froide et humide deMonnet, et s’élança hors de la salle à manger.
Comme à travers une vapeur de sang, il venaitd’entrevoir la vérité !
Charles revint tout courant chezMme Teutch ; comme le lièvre à son gîte, commele renard à son terrier, c’était son lieu d’asile à lui ;arrivé là, il se croyait sauvé ; une fois qu’il touchait leseuil de l’Auberge de la Lanterne, il lui semblait qu’il n’avaitplus rien à craindre.
Il demanda où était son jeune camarade ;son jeune camarade était dans sa chambre, où il faisait des armesavec un sergent-major d’un régiment en garnison à Strasbourg.
Ce sergent-major avait servi sous son père, lemarquis de Beauharnais, qui avait eu deux ou trois fois l’occasionde le remarquer à cause de son excessive bravoure.
Au moment où il avait su que son fils partaitpour Strasbourg, afin d’y faire la recherche des papiers quipouvaient lui être utiles, le prisonnier avait recommandé à sonfils de ne point interrompre les exercices qui font partie del’éducation d’un jeune homme de bonne famille et lui avait dit des’informer si le sergent Pierre Augereau était toujours àStrasbourg ; en ce cas, il l’invitait à faire de temps entemps des armes avec lui.
Eugène s’était informé, avait retrouvé lesergent Pierre Augereau ; seulement il l’avait retrouvésergent-major et ne faisant plus d’escrime que pour sonplaisir ; mais, aussitôt qu’il avait su que celui qui venaitlui demander des leçons était le fils de son ancien général, PierreAugereau avait déclaré que son plaisir était de faire assaut avecEugène à l’Hôtel de la Lanterne.
Ce qui était cause surtout de l’assiduité dusergent-major, c’est qu’il avait trouvé dans son jeune élève nonpas un écolier, mais presque un maître, qui se défendait àmerveille contre le jeu rude et incohérent du vieux praticien, etpuis aussi, chose qui valait bien la peine d’être mise en ligne decompte, chaque fois que le sergent-major faisait assaut avec sonélève, l’élève invitait le maître à dîner, et le dîner de lacitoyenne Teutch valait mieux que celui de la caserne.
Pierre Augereau faisait partie du régiment quiétait sorti de la ville pour donner le matin la chasse auxAutrichiens, et il avait vu sur le rempart son élève le fusil à lamain. Il lui avait fait toutes sortes de politesses avec sonsabre ; mais celui-ci était si occupé à envoyer de son côtédes balles à la poursuite des Autrichiens, qu’il ne vit point lessignes télégraphiques que lui adressait le brave sergent-major.
Par la citoyenne Teutch, il avait su qu’Eugèneavait manqué d’être tué ; elle lui avait montré le feutretroué par la balle et elle lui avait raconté comment le jeune hommeavait rendu coup pour coup ; riposte fatale au dragonautrichien.
De sorte qu’Augereau était entré en faisantforce compliments à son élève, lequel avait, selon son habitude,invité Augereau à ce repas qui, en Allemagne, tient le milieu entrele grand déjeuner de midi, qui est un véritable dîner, et lesouper, qui a lieu d’habitude à dix heures du soir.
Lorsque Charles arriva, l’élève et le maîtrese faisaient le salut des armes ; l’assaut étaitterminé ; Eugène avait été plein de vigueur, d’adresse et delégèreté ; de sorte qu’Augereau en était doublement fier.
La table était mise dans le même petit cabinetoù les jeunes gens avaient déjeuné le matin.
Eugène présenta son nouvel ami ausergent-major, qui, le voyant si pâle et si chétif, conçut uneassez pauvre idée de lui, et pria Mme Teutch demettre un couvert de plus. Mais Charles n’avait pas faim, ilsortait de table ; il déclara donc qu’il se contenterait deboire à l’avancement du sergent-major, mais que, quant à manger, iln’y songeait guère.
Et pour expliquer, non pas son manqued’appétit, qui était expliqué en deux mots : « J’aidîné », mais sa préoccupation, il raconta la scène dont ilvenait d’être le témoin.
Pierre Augereau, de son côté, raconta savie ; comment il était né au faubourg Saint-Marceau, d’unouvrier maçon et d’une fruitière ; dès son enfance, il avaitun goût décidé pour l’escrime, qu’il avait apprise comme le gaminde Paris apprend tout ; sa vie aventureuse l’avait conduit àNaples, où il avait pris du service dans les carabiniers du roiFerdinand ; puis il s’était fait maître d’armes, en ayant soin– ce qui rendait son jeu extrêmement dangereux – de combiner l’artnapolitain avec l’art français ; mais, en 1792, l’ordre ayantété donné à tous nos compatriotes de quitter la ville, il revint enFrance, où il arriva quelques jours après le 2 septembre, encoreassez à temps pour prendre place parmi les volontaires que Dantonpoussait du Champ-de-Mars aux armées, et qui eurent une sibrillante part à la bataille de Jemmapes. Augereau y avait reçu sonpremier grade ; puis il était passé à l’armée du Rhin, où lemarquis de Beauharnais l’avait fait sergent, et où il venait depasser sergent-major. Il avait trente-six ans, et sa grandeambition était d’arriver au grade de capitaine.
Eugène n’avait rien à raconter, mais ilproposa une chose qui fut accueillie avec enthousiasme :c’était d’aller au spectacle pour distraire Charles de samélancolie.
La troupe du citoyen Bergère jouait justementce jour-là, à là salle du Breuil, Brutus, de Voltaire, etL’Amour filial ou la jambe de Bois, du citoyenDemoustiers.
On abrégea le dîner, et, à six heures, lestrois convives, protégés par le sergent-major, qui avait la tête deplus qu’eux, et deux vigoureux poignets, non seulement à sonservice, mais encore à celui de ses amis, entraient dans la salle,déjà encombrée de spectateurs, et trouvaient à grand-peine troisplaces au septième ou huitième banc de l’orchestre.
À cette époque, les fauteuils étaient encoreinconnus.
L’heureuse issue du combat de la matinée avaitpresque fait de la journée un jour de fête, et la tragédie deBrutus, que l’on jouait par hasard ce jour-là, semblait unhommage rendu à la courageuse conduite de la population. Onmontrait dans la salle quelques-uns des héros de la journée, etl’on savait que le jeune acteur qui jouait le rôle de Titus avaitcombattu aux premiers rangs et avait été blessé.
Au milieu de ce bruit qui précède toujours lareprésentation, quand les spectateurs dépassent le nombre de placesque contient la salle, le régisseur frappa les trois coups, et, àl’instant même, comme par enchantement, le silence se fit.
Il est vrai que, secondant les trois coups durégisseur, le silence fut commandé par la voix toute-puissante deTétrell, tout fier de l’espèce de triomphe qu’il avait remporté àla Propagande sur Schneider.
Charles reconnut son protecteur nocturne et lemontra à Eugène, sans lui parler, bien entendu, de sa rencontreavec lui et du conseil qu’il lui avait donné.
Eugène le connaissait pour l’avoir vu dans lesrues de Strasbourg ; il avait entendu dire que c’était un desdénonciateurs de son père, ce qui le lui faisait regarder d’assezmauvais œil.
Quant à Pierre Augereau, il le voyait pour lapremière fois, et, gouailleur comme un véritable enfant dufaubourg, ce qui l’avait d’abord frappé, c’était le nez gigantesquede Tétrell, dont les narines s’écartaient d’une façon exorbitantesur les deux joues, et qui semblait un de ces immenses éteignoirsque les sacristains portent au bout d’un bâton pour étouffer laflamme des grands cierges auxquels ils ne peuvent atteindre avec lesouffle.
Le petit Charles était placé presqueau-dessous de Tétrell ; Augereau, qui en était éloigné detoute l’épaisseur d’Eugène, lui proposa de changer de place aveclui.
– Pourquoi ? lui demandaCharles.
– Parce que tu es juste dans la colonned’air du citoyen Tétrell, lui répondit-il, et j’ai peur qu’enrespirant il ne te renifle.
Tétrell était plus craint qu’il n’étaitaimé ; le mot, quoique d’assez mauvais goût, fit rire.
– Silence ! cria Tétrell.
– Plaît-il ? demanda Augereau, de ceton narquois particulier à l’enfant de Paris.
Et, comme il se levait tout debout pourregarder en face celui qui l’avait apostrophé, on reconnut sur sondos l’uniforme du régiment qui avait fait une sortie lematin ; et les applaudissements éclatèrent accompagnés decris.
– Bravo, le sergent-major ! Vive lesergent-major !
Augereau fit le salut militaire, se rassit,et, comme en ce moment la toile se levait, l’attention de la salletout entière se porta sur le théâtre, et l’on ne pensa plus, ni aunez de Tétrell, ni à l’interruption du sergent-major.
La toile se lève, on se le rappelle, sur uneséance du Sénat romain, dans laquelle Junius Brutus, premier consulde Rome avec Publicola, annonce que Tarquin, qui assiège Rome,envoie un ambassadeur.
Dès le commencement, on put voir de quelesprit les spectateurs étaient animés, lorsque, après lestrente-huit premiers vers, Brutus prononça ceux-ci :
Rome sait à quel point sa liberté m’estchère ;
Mais, plein du même esprit, mon sentimentdiffère.
Je vois cette ambassade, au nom dessouverains,
Comme un premier hommage aux citoyensromains.
Accoutumons des rois la fiertédespotique
À traiter en égale avec laRépublique,
Attendant que du ciel, remplissant lesdécrets,
Quelque jour avec elle ils traitent ensujets !
Un tonnerre d’applaudissements éclata ;on eût dit que la France, comme Rome, avait le présage de sa hautedestinée ; Brutus, interrompu au milieu de sa tirade, fut prèsde dix minutes sans pouvoir continuer.
Il fut interrompu une seconde fois, et avecplus de chaleur encore, lorsqu’il arriva à ces vers :
Sous un sceptre de fer tout ce peupleabattu,
À force de malheurs, a repris savertu,
Tarquin nous a remis dans nos droitslégitimes ;
Le bien public est né de l’excès de sescrimes,
Et nous donnons l’exemple à ces mêmesToscans
S’ils pouvaient à leur tour être las destyrans.
Ici, les acteurs faisaient une pause ;les consuls se rendant à l’autel avec le Sénat, toute leur marchefut accompagnée de cris et de bravos ; puis on fit silencepour écouter l’invocation.
L’acteur qui jouait le rôle de Brutus laprononça à voix haute :
Ô Mars ! dieu des héros, de Rome etdes batailles,
Qui combats avec nous, qui défends cesmurailles,
Sur ton autel sacré, Mars, reçois nosserments,
Pour ce Sénat, pour moi, pour tes dignesenfants.
Si dans le sein de Rome il se trouvait untraître
Qui regrettât les rois et qui voulût unmaître,
Que le perfide meure au milieu destourments :
Que sa cendre coupable, abandonnée auxvents,
Ne laisse ici qu’un nom plus odieuxencore
Que le nom des tyrans que Rome entièreabhorre !
Dans les époques d’effervescence politique, onne s’inquiète point, pour les applaudir, de la valeur des vers,mais seulement de leur correspondance à nos sentiments. Rarementplus plates tirades étaient sorties de la bouche d’un acteur, etjamais les plus splendides vers de Corneille ou de Racine ne furentaccueillis par un pareil enthousiasme.
Mais cet enthousiasme, qui paraissait nepouvoir s’augmenter, ne connut plus de bornes lorsque, la toile selevant pour le second acte, on vit le jeune artiste chargé du rôlede Titus, et qui était le frère de Mlle Fleury, duThéâtre-Français, entrer avec le bras en écharpe. Une balleautrichienne lui avait traversé le biceps.
On crut que la pièce s’arrêteraitlà !
Les quelques vers qui faisaient allusion auxvictoires de Titus et à son patriotisme furent bissés, et lorsque,repoussant les offres de Porsenna, Titus dit :
Né parmi les Romains, je périrai poureux !
J’aime encor mieux, seigneur, ce Sénatrigoureux,
Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’ilpeut être,
Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’unmaître.
Je suis fils de Brutus, et je porte en moncœur
La liberté gravée et les rois enhorreur ;
enfin, quand dans la scène suivante ils’écrie, renonçant à son amour :
Bannissons un espoir sifrivole ;
Rome entière m’appelle aux murs duCapitole.
Le peuple rassemblé sous ses arcstriomphaux,
Tout chargés de ma gloire et pleins de mestravaux,
M’attend pour commencer les sermentsredoutables,
De notre liberté garantsinviolables !
les jeunes gens les plus enthousiastess’élancèrent sur la scène, afin de l’embrasser et de lui serrer lamain, tandis que les dames agitaient leurs mouchoirs et luijetaient des bouquets.
Rien ne manqua au triomphe de Voltaire et deBrutus, et surtout à celui de Fleury, qui eut les honneurs de lasoirée.
Nous avons dit que la seconde pièce était denotre compatriote Demoustiers, et qu’elle avait pour titreL’Amour filial ou la Jambe de Bois. C’était une de cesidylles comme en fournissait la musede la République ; car il y a cela de remarquable,que jamais la littérature dramatique ne fut plus à l’eau de roseque celle des années 92,93 et 94 ; c’est de là que datentLa Mort d’Abel, Le Conciliateur, Les Femmes, La BelleFermière ; on eût dit qu’après les émotions sanglantes dela rue, on avait besoin de toutes ces fadeurs pour rétablirl’équilibre.
Néron se couronnait de fleurs, après avoir vubrûler Rome.
Mais un événement, qui se rapportait encore aucombat du matin, devait mettre un obstacle à la représentation decette berquinade. Mme Fromont, qui jouait le rôlede Louise, c’est-à-dire de la seule femme qu’il y eût dans lapièce, avait eu son père et son mari tués dans l’échauffourée dumatin. Il était donc à peu près impossible qu’elle jouât, dans unesemblable situation, un rôle d’amoureuse, et même un rôle quelqu’il fût.
La toile se leva entre les deux pièces, etTitus-Fleury reparut.
On commença par l’applaudir, puis on fitsilence, car on comprit qu’il avait quelque communication à faireau public.
Et, en effet, il venait, les larmes aux yeux,demander, au nom de Mme Fromont, que le publicvoulût bien permettre à l’administration de remplacer l’opéra deL’Amour filial par celui de Rose et Colas,Mme Fromont pleurant son père et son mari tués pourla République.
Des cris de « oui !oui ! » mêlés à des bravos unanimes retentirent de toutesles parties de la salle, et Fleury faisait déjà son salut deretraite, lorsque Tétrell, se levant, fit signe qu’il voulaitparler.
Aussitôt plusieurs voix crièrent :
– C’est Tétrell, l’ami du peuple !c’est Tétrell, la terreur des aristocrates ! Qu’ilparle ! Vive Tétrell !
Tétrell était, ce soir-là, plus élégant quejamais ; il avait un habit bleu à grands revers et à boutonsd’or, un gilet de piqué blanc dont les revers couvraient presqueceux de l’habit ; une ceinture tricolore, bordée d’une franged’or, lui serrait la taille, et dans cette ceinture étaient passésdes pistolets au bois incrusté d’ivoire et au canon damasquinéd’or ; son sabre à fourreau de maroquin rouge, jetéinsolemment en dehors du balcon, pendait sur le parterre comme uneautre épée de Damoclès.
Tétrell commença par frapper sur la galerie dubalcon, et, faisant jaillir la poussière du velours :
– Que se passe-t-il donc ici,citoyens ? dit-il avec l’accent de la colère. Je croyais êtreà Lacédémone : il paraît que je me trompais et que nous sommesà Corinthe ou à Sybaris. Est-ce devant des républicains qu’unerépublicaine ose se couvrir d’une pareille excuse ? Nous nousconfondons avec ces misérables esclaves de l’autre rive, avec ceschiens d’aristocrates qui, lorsque nous les avons fouettés,s’époumonent à hurler des libera ! Deux hommes sontmorts pour la patrie, gloire immortelle à leur mémoire ! Lesfemmes de Sparte, en présentant les boucliers à leurs fils et àleurs époux, leur disaient ces trois mots : « Avec oudessus. » Et, lorsqu’ils revenaient dessus, c’est-à-diremorts, elles se paraient de leurs plus beaux habits. La citoyenneFromont est jolie. Les amants ne lui manqueront pas ! Tous lesbeaux garçons n’ont pas été tués à la Porte de Haguenau ;quant à son père, il n’y a pas un vieux patriote qui ne réclamel’honneur de lui en tenir lieu ; n’espère donc pas, citoyenFleury, nous attendrir sur le prétendu malheur d’une citoyennefavorisée par le destin des combats, qui vient d’acquérir, d’unseul coup de canon, une couronne pour son douaire et un grandpeuple pour sa famille. Va donc lui dire de paraître, va donc luidire de chanter ; dis-lui surtout de nous épargner seslarmes ; c’est aujourd’hui fête populaire, les larmes sontaristocrates !
Tout le monde se tut. Tétrell, nous l’avonsdit, était la troisième puissance de Strasbourg, plus à craindrepeut-être que les deux autres. Le citoyen Fleury se retira àreculons, et, cinq minutes après, la toile se levait sur lapremière scène de L’Amour filial ; ce qui prouvaitqu’on avait obéi à Tétrell.
Il faut qu’il y ait nécessité absolue, pourl’intelligence complète de la scène qui va suivre, de donnerl’analyse de cette pitoyable pastorale, pour que nous ayons prisl’ennui de la relire, et que nous prenions la peine de la mettre enquelques lignes sous les yeux du lecteur.
La pièce s’ouvre par ces vers et cette musiquesi connus :
Jeunes amants, cueillez des fleurs
Pour le front de votre bergère ;
L’amour par de tendres faveurs
Vous en promet le doux salaire.
Un vieux soldat est retiré dans une chaumièreau pied des Alpes, sur le champ de bataille de Nefeld, où il a étéblessé et où la vie lui a été sauvée par un autre soldat qu’il n’ajamais revu depuis.
Il vit avec son fils, qui, après avoir chantéles quatre premiers vers, chante les quatre suivants, quicomplètent l’idée :
Plein d’un espoir encor plus doux,
Dès que le soleil nous éclaire,
Je cueille des fleurs comme vous
Pour parer le front de mon père !
occupation d’autant plus niaise pour un grandgarçon de vingt-cinq ans, que le vieux soldat se réveille avant quela couronne soit finie et qu’on ne voit pas comment lui vont lesnymphéas et les myosotis dont le bouquet est formé ; mais, enéchange, on jouit d’un duo dans lequel le fils repousse toutes lesidées d’amour et de mariage que son père essaie de faire naîtredans son esprit, en lui disant :
Je crois que l’amour le plus doux
Est celui que je sens pour vous.
Mais il va bientôt changer d’avis ;tandis qu’après avoir cueilli des fleurs pour le front de son père,il va cueillir des fruits pour son déjeuner, une jeune fille seprécipite en scène en chantant :
Ah ! bon vieillard,
Ah ! prenez part
À ma douleur…
Avez-vous vu passer un voyageur ?
Ce voyageur, après lequel court la jeunefille, c’est son père. Le vieillard ne l’a pas vu ; et, commeelle est très inquiète, elle déjeune d’abord, s’endortensuite ; puis tout le monde se met à la recherche du pèreégaré, qu’Armand, le jeune homme qui cueille des fleurs pour lefront paternel, retrouve d’autant plus facilement que celui qu’oncherche a soixante ans et une jambe de bois.
On comprend le bonheur qu’éprouve Louise à lavue de ce père retrouvé ; bonheur d’autant plus grand,qu’après une courte explication, le père d’Armand reconnaît dans lepère de Louise ce même soldat qui lui a sauvé la vie à la bataillede Nefeld, et qui a perdu, en lui rendant ce service, une jambe,que la munificence royale a remplacée par une jambe de bois,péripétie inattendue qui justifie le double titre si pittoresque del’ouvrage : L’Amour filial ou la Jambe de Bois.
Tant que la pauvre Mme Fromonteut à demander son père aux échos des Alpes et à se désoler del’avoir perdu, ses larmes et sa douleur la servirent àmerveille ; mais, alors qu’elle le retrouve, le contraste desa situation théâtrale avec la sienne, à elle qui avait perdu sonpère pour toujours, lui apparut dans toute sa désespérante vérité.L’effroyable réalité l’emporta sur le fard joyeux du mensonge.L’actrice cessa d’être actrice et redevint véritablement fille,véritablement femme. Elle jeta un cri douloureux, repoussa son pèrede théâtre et tomba renversée et évanouie dans les bras du jeunepremier, qui l’emporta hors de la scène.
Le rideau tomba.
Alors un effroyable tumulte éclata dans lasalle.
La majeure portion des spectateurs prit partipour la pauvre Mme Fromont, l’applaudissant avecfrénésie et criant : « Assez ! assez ! »l’autre criant : « La citoyenne Fromont ! lacitoyenne Fromont ! » mais autant dans l’intention de larappeler comme ovation que pour l’obliger de continuer son rôle.Quelques rares malveillants ou quelques Catons endurcis, et Tétrellétait du nombre, crièrent :
– La pièce ! la pièce !
Au bout de cinq minutes de cet effroyablebrouhaha, le rideau se leva de nouveau, le silence se rétablit, et,pâle, toute baignée de larmes, vêtue de deuil, la pauvre veuve,appuyée au bras de Fleury, dont la blessure semblait lui faire uneprotection, reparut, se traînant à peine et venant en même tempsremercier les uns des marques d’intérêt qu’ils lui donnaient etdemander grâce aux autres.
À sa vue, toute la salle éclata en bravos eten applaudissements, et l’on eût pu croire ces applaudissements etces bravos unanimes, si un coup de sifflet, partant du balcon,n’eût protesté contre l’avis général.
Mais à peine le coup de sifflet fut-il lâché,qu’une voix lui répondit du parterre en criant :
– Misérable !
Tétrell fit un soubresaut, et, se penchant endehors du balcon :
– Qui a dit misérable ?hurla-t-il.
– Moi ! dit la même voix.
– Et qui as-tu appelémisérable ?
– Toi !
– Tu te caches dans les rangs duparterre, mais ose te montrer.
Un jeune homme de quinze ans à peine monta surun banc d’un seul bond, et, dépassant de tout le torse les autresspectateurs :
– Me voilà, dit-il ; je me montre,comme tu vois.
– Eugène Beauharnais ! le fils dugénéral Beauharnais ! dirent quelques voix de spectateurs quiavaient connu le père pendant qu’il était à Strasbourg, et quireconnaissaient l’enfant, qui y était déjà depuis un certaintemps.
Le général Beauharnais était fort aimé ;un certain groupe se forma autour de l’enfant, qu’Augereau d’uncôté, et Charles de l’autre, s’apprêtaient à soutenir.
– Louveteau d’aristocrate ! criaTétrell en voyant à quel adversaire il avait affaire.
– Bâtard de loup ! répondit le jeunehomme sans que le poing et le regard menaçant du chef de laPropagande pussent lui faire baisser les yeux.
– Si tu me fais descendre jusqu’à toi,cria Tétrell en grinçant des dents, prends garde, je tefouetterai.
– Si tu me fais monter jusqu’à toi,répondit Eugène, prends garde, je te souffletterai.
– Tiens, voilà pour toi, morveux, ditTétrell en s’efforçant de rire et en lui envoyant unepichenette.
– Tiens, voilà pour toi, lâche !répliqua le jeune homme en lui jetant à la face son gant, danslequel il avait glissé deux ou trois balles de plomb.
Et le gant, lancé avec une adresse toutescolaire, alla frapper Tétrell en plein visage.
Tétrell poussa un cri de rage et porta la mainà sa joue, qui se couvrit de sang.
C’eût été trop long pour Tétrell, dans la soifde vengeance qui le possédait, de faire le tour par les corridors.Il tira un pistolet de sa ceinture et ajusta l’enfant, autourduquel un grand vide se fit, chacun craignant d’être atteint par leprojectile dont la main tremblante de Tétrell menaçait aussi bienles voisins que lui-même.
Mais, au même instant, un homme portantl’uniforme des volontaires de Paris, et sur cet uniforme les galonsde sergent, se jeta entre Tétrell et l’enfant, couvrant ce dernierde son corps et se croisant les bras :
– Tout beau, citoyen ! dit-il, mais,quand on porte un sabre au côté, l’on n’assassine pas.
– Bravo, le volontaire ! bravo, lesergent ! cria-t-on de toutes les parties de la salle.
– Sais-tu, continua le volontaire,sais-tu ce que cet enfant, ce louveteau d’aristocrate, ce morveux,comme tu l’appelles, faisait, lui, tandis que tu faisais, toi, debeaux discours à la Propagande ? Eh bien ! il se battaitpour empêcher l’ennemi d’entrer à Strasbourg ; tu demandais latête de tes amis, lui frappait à mort les ennemis de la France.Maintenant, remets à ta ceinture ton pistolet, qui ne me fait paspeur, et écoute ce qui me reste à te dire.
Le silence le plus profond régnait dans lasalle, et, sur le théâtre, dont le rideau était toujours levé,s’amassaient les artistes, les machinistes, les soldats degarde.
Ce fut au milieu de ce silence pleind’angoisses curieuses que le volontaire continua, sans forcer savoix, ce qui n’empêcha pas qu’il fût entendu de tous lesspectateurs :
– Ce qui me reste à te dire, reprit lesergent en démasquant le jeune homme et en appuyant la main sur sonépaule, c’est que cet enfant, qui n’est ni un louveteaud’aristocrate, ni un morveux, mais un homme que la victoire abaptisé aujourd’hui républicain sur le champ de bataille, aprèst’avoir insulté, te défie, après t’avoir appelé misérable,t’appelle lâche, et qu’il t’attend avec ton second à quelque armequ’il te plaira de te battre, à moins que, selon ton habitude, tonarme ne soit la guillotine et ton second le bourreau ; etc’est moi qui te dis cela, entends-tu, en son nom et au mien ;c’est moi qui te réponds de lui, moi, Pierre Augereau,sergent-major au premier régiment des volontaires de Paris !Et maintenant, va te faire pendre où tu voudras ! Viens,citoyen Eugène.
Et, soulevant l’enfant entre ses bras, il lereposa à terre, mais en même temps il le leva assez haut pour quetoute la salle pût voir et l’applaudir frénétiquement.
Et, au milieu des cris, des hourras, desbravos, il sortit de la salle avec les deux jeunes gens, que lamoitié des spectateurs reconduisit à l’Hôtel de la Lanterne encriant :
– Vive la République ! vivent lesvolontaires de Paris ! à bas Tétrell !
En entendant un bruit qui allait croissant etqui s’approchait de l’Hôtel de la Lanterne, la bonneMme Teutch apparut sur sa porte, et de loin ellereconnut, à la lueur des torches dont s’étaient munis quelques-unsdes plus enthousiastes, ses deux hôtes et le sergent-major PierreAugereau, qu’on lui ramenait en triomphe.
La crainte qu’avait semée Tétrell parmi toutela population portait ses fruits ; la moisson étaitmûre ; il récoltait la haine.
Une trentaine d’hommes de bonne volontéproposèrent à Pierre Augereau de veiller à la sûreté de son élève,regardant comme très possible que le citoyen Tétrell profitât desténèbres pour se porter à quelque mauvais coup contre lui.
Mais le sergent-major les remercia en leurdisant qu’il veillerait lui-même à la sûreté du jeune homme etqu’il répondait de lui.
Seulement, pour entretenir ces bonnesdispositions dont on pouvait avoir besoin plus tard, lesergent-major fut d’avis d’offrir aux chefs de l’escorte un verrede punch ou de vin chaud.
La proposition était à peine faite, que lacuisine de l’Auberge de la Lanterne était envahie et que l’onprocédait, dans un immense chaudron, à la cuisson du vin, à lafonte du sucre et au mélange de l’alcool.
On ne se quitta qu’à minuit, aux cris de« Vive la République ! » et après avoir échangéforce poignées de main et force serments d’alliance offensive etdéfensive.
Mais lorsque le dernier des buveurs de vinchaud fut parti, lorsque la porte se fut refermée derrière lui, etque les contrevents fermés avec soin eurent fait disparaîtrejusqu’à la dernière trace de lumière, Augereau redevint sérieux,et, s’adressant à Eugène :
– Maintenant, dit-il, mon jeune élève, ils’agit de songer à votre sûreté.
– Comment, à ma sûreté ? s’écria lejeune homme. N’avez-vous pas dit que je n’avais rien à craindre etque vous répondiez de moi ?
– Certainement que je réponds de vous,mais à la condition que vous ferez ce que je voudrai.
– Que tu feras ce que jevoudrai, dit la bonne citoyenne Teutch en passant près du groupe dumaître d’armes et des deux jeunes gens.
– C’est juste, dit le maîtred’armes ; seulement, il me semble drôle de tutoyer le fils demon général, qui est marquis gros comme le bras. N’importe, on s’yfera. Je disais donc que je répondais de toi, mais à la conditionque tu feras tout ce que je voudrai.
– Et que veux-tu que je fasse,voyons ? Tu ne vas pas me conseiller quelque lâcheté,j’espère ?
– Eh ! monsieur le marquis, ditAugereau, pas de ces soupçons-là, ou, mille tonnerres deRépublique, nous nous brouillons.
– Voyons, mon bon Pierre, ne te fâchepas ; que me proposes-tu ? Dis vite.
– Je ne me fie pas plus que de raison àun homme qui met un faux nez de cette taille-là pour se déguiserquand on n’est plus en carnaval. D’abord, il ne se battra pas.
– Et pourquoi ne se battra-t-ilpas ?
– Parce qu’il a tout l’air d’un grandlâche !
– Oui, mais s’il se bat ?
– S’il se bat, il n’y a rien à dire, eton ne risque plus que de recevoir un coup d’épée ou uneballe ; mais s’il ne se bat pas…
– Eh bien, s’il ne se bat pas ?
– C’est bien autre chose ! S’il nese bat pas, le danger est plus grand ; s’il ne se bat pas, turisques d’avoir le cou coupé, et c’est ce que je veuxt’épargner.
– En quoi faisant ?
– En t’emmenant avec moi à la caserne desvolontaires de Paris ; il ne viendra pas te chercher là, jet’en réponds.
– Me cacher ? Jamais !
– Chut ! mon jeune ami, dit lesergent-major en fronçant le sourcil, ne disons pas de ceschoses-là devant Pierre Augereau, qui se connaît en courage ;non, tu ne te cacheras pas, tu attendras là : voilà tout.
– Qu’attendrai-je là ?
– Les témoins du citoyen Tétrell.
– Ses témoins ? Il les enverra ici,et je ne saurai pas qu’il les a envoyés, puisque je n’y seraipas.
– Eh bien ! et le petit Charles, quine risque rien, lui, est-ce qu’il n’a pas été créé et mis au mondepour rester ici et venir nous avertir de ce qui se passera ?Mille dieux ! quel mauvais caractère vous avez, et comme vousvoyez des difficultés…
– Comme tu vois, dit lacitoyenne Teutch en passant une seconde fois près du groupe.
– Tu vois ! tu vois !elle a pourtant raison, la mère Teutch, dit le sergent en répétantles deux mots comme pour se les imposer à lui-même. Allons, c’estdécidé, tu viens chez moi ?
– Et, au premier événement, si petitqu’il soit, tu accours à la caserne, n’est-ce pas,Charles ?
– Je t’en donne ma parole d’honneur.
– Et maintenant, dit Augereau, demi-tourà gauche.
– Où allons-nous ?
– À la caserne.
– Par la cour ?
– Par la cour.
– Et pourquoi pas par la porte ?
– Parce que, par la porte, un curieuxpeut nous voir sortir et nous suivre pour savoir, par purefantaisie, où nous allons, tandis que, par la cour, je connais unecertaine porte donnant sur une ruelle où il ne passe pas un chattoutes les vingt-quatre heures ; de ruelle en ruelle, nousarriverons à la caserne, et personne ne saura où les dindonsperchent.
– Tu te souviens de ce que tu m’aspromis, Charles ?
– Quoique j’aie deux ans de moins quetoi, j’ai une parole comme toi, Eugène ; d’ailleurs, lajournée d’aujourd’hui m’a vieilli et m’a fait de ton âge ;adieu, et dors tranquille ; Augereau veillera sur toi, et,moi, je veille sur ton honneur.
Les deux jeunes gens échangèrent une poignéede main ; le sergent-major pensa briser les doigts de Charles,en les lui serrant dans les siens, puis il entraîna Eugène dans lacour, tandis que Charles, avec une légère grimace de douleur,essayait de les décoller les uns des autres.
Cette opération terminée, le jeune homme prit,selon son habitude, sa clé et son bougeoir, gagna sa chambre et secoucha.
Mais à peine était-il dans son lit, qu’il vitsa porte s’ouvrir et Mme Teutch entrer sur lapointe du pied en lui faisant signe de la main qu’elle avaitquelque chose d’important à lui dire.
Le jeune homme connaissait assez maintenantles mystérieuses allures de Mme Teutch pour ne pass’inquiéter outre mesure de son apparition dans sa chambre, fût-ceà une heure indue.
Elle s’approcha de son lit enmurmurant :
– Pauvre chérubin, va !
– Eh bien ! citoyenne Teutch,demanda en riant Charles, qu’y a-t-il encore, mon Dieu ?
– Il y a qu’il faut que je vous dise cequi s’est passé, au risque de vous inquiéter.
– Quand cela ?
– Pendant que vous étiez auspectacle.
– Il s’est donc passé quelquechose ?
– Ah ! je le crois bien ! ilsont fait une visite ici.
– Qui donc ?
– Les gens qui étaient déjà venus pourles citoyens Dumont et Ballu.
– Eh bien ! ils les ont encore moinstrouvés que la première fois, je présume.
– Ils ne venaient pas pour eux, monbijou.
– Pour qui venaient-ils donc ?
– Ils venaient pour toi.
– Pour moi ? Ah ! Et que mevaut l’honneur de leur visite ?
– Il paraît que l’on cherche l’auteur dupetit billet, vous savez ?
– Par lequel je les prévenais dedéguerpir au plus vite ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien ! ils ont visité votrechambre et fouillé tous vos papiers.
– Je suis tranquille sur ce point-là, ilsn’ont rien trouvé contre la République.
– Non, mais ils ont retrouvé un acte detragédie.
– Ah ! de ma tragédie deThéramène.
– Ils l’ont emporté.
– Les malheureux ! heureusement, jele sais par cœur.
– Mais savez-vous pourquoi ils l’ontemporté ?
– Parce qu’ils en auront trouvé les versà leur goût, je présume.
– Non, mais parce qu’ils ont reconnu quel’écriture du manuscrit était la même que celle du billet.
– Ah ! voilà qui devient plusgrave.
– Tu connais la loi, mon pauvreenfant ; pour quiconque donne asile à un suspect ou l’aide às’évader…
– Oui, il y a peine de mort.
– Voyez donc comme il vous dit cela, cepetit diable, comme il vous dirait : « Oui, il y a unetartine de confiture. »
– Je dis cela ainsi, ma chère madameTeutch, parce que cela ne me regarde pas.
– Qu’est-ce qui ne vous regardepas ?
– La peine de mort.
– Pourquoi cela ne vous regarde-t-ilpas ?
– Parce qu’il faut être âgé de seize anspassés pour avoir les honneurs de la guillotine.
– Tu en es sûr, mon pauvreenfant ?
– Vous comprenez que je m’en suisinformé ; au reste, j’ai lu hier sur les murailles un nouvelarrêté du citoyen Saint-Just qui défend qu’aucun mandat d’amenersoit mis à exécution, sans que les pièces lui aient étécommuniquées, et sans qu’il ait interrogé le prévenu…Cependant…
– Quoi ? demandaMme Teutch.
– Attendez ; oui, donnez-moi del’encre, une plume et du papier.
Charles prit la plume et écrivit :
Citoyen Saint-Just, je viens d’être arrêtéillégalement, et, croyant à ta justice, je demande à être conduitdevant toi.
Et il signa.
– Voilà, dit-il àMme Teutch. Dans le temps où nous vivons, il fauttout prévoir. Si je suis arrêté, vous ferez parvenir ce billet aucitoyen Saint-Just.
– Jésus Dieu ! pauvre cher petit, siun pareil malheur arrivait, je te promets bien de le portermoi-même, et quand je devrais faire antichambre vingt-quatreheures, de ne le remettre qu’à lui.
– C’est tout ce qu’il faut, et, sur ce,citoyenne Teutch, embrassez-moi et dormez en paix ; je vaistâcher d’en faire autant.
Mme Teutch embrassa son hôteet s’éloigna en murmurant :
– En vérité Dieu, il n’y a plusd’enfants ; en voilà un qui provoque le citoyen Tétrell, etl’autre qui demande à être conduit devant le citoyenSaint-Just !
Mme Teutch referma laporte ; Charles souffla sa bougie et s’endormit.
Le lendemain matin, vers huit heures, il étaitoccupé à mettre un peu d’ordre dans ses papiers, tant soit peu endésarroi, à la suite de la perquisition de la veille, lorsque lacitoyenne Teutch s’élança dans sa chambre en criant :
– Les voilà ! les voilà !
– Qui ? demanda Charles.
– Les gens de la police qui viennent pourt’arrêter, pauvre cher enfant !
Charles fourra vivement dans sa poitrine,entre sa chair et sa chemise, la seconde lettre de son père,c’est-à-dire celle qui était adressée à Pichegru ; ilcraignait qu’elle ne lui fût prise et non rendue.
Les gens de la police entrèrent etsignifièrent leur mandat au jeune homme, qui déclara être prêt àles suivre.
En passant près de la citoyenne Teutch, il luijeta un coup d’œil qui voulait dire : « N’oubliezpas. »
La citoyenne Teutch répondit par un mouvementde tête qui signifiait : « Soistranquille !… »
Les sbires emmenèrent Charles à pied.
Il fallait passer devant la maison d’EulogeSchneider pour aller à la prison. Il eut un instant l’intention dese faire conduire chez l’homme à qui il était recommandé et aveclequel il avait dîné la veille ; mais, voyant devant sa portela guillotine, près de la guillotine une voiture vide, et sur leperron, maître Nicolas, il se souvint de la scène de la veille etsecoua la tête avec dégoût en murmurant :
– PauvreMlle de Brumpt ! Dieu la garde !
L’enfant était encore de ceux qui croyaient enDieu ; il est vrai que c’était un enfant.
À peine Charles et les hommes qui leconduisaient étaient-ils passés, que la porte d’Euloge Schneiders’ouvrit, et que le commissaire extraordinaire de la Républiqueparut sur le seuil, jeta un coup d’œil de tendresse surl’instrument de mort, proprement démonté et couché dans sacharrette, fit un petit signe d’amitié à maître Nicolas, et montadans la voiture vide.
Là, restant un instant debout :
– Et toi ? demanda-t-il à maîtreNicolas.
Celui-ci lui montra une espèce de cabrioletqui se hâtait avec deux hommes.
Ces deux hommes étaient ses deux aides ;ce cabriolet, sa voiture à lui.
On était au complet : l’accusateur, laguillotine et le bourreau.
Le cortège se mit en marche à travers les ruesqui conduisaient à la Porte de Kehl, à laquelle aboutit le cheminde Plobsheim.
Partout où il passait, on sentait passer enmême temps la terreur aux ailes glacées. Les gens qui étaient surleur porte rentraient chez eux ; ceux qui passaient secollaient contre les murailles en désirant de disparaître autravers. Quelques fanatiques seulement agitaient leurs chapeaux etcriaient : « Vive la guillotine ! »c’est-à-dire « Vive la mort ! » mais, il faut ledire en l’honneur de l’humanité, ceux-là étaient rares.
À la porte attendait l’escorte habituelle deSchneider : huit hussards de la Mort.
Dans chaque village que Schneider trouvait sursa route, il faisait une halte, et la terreur se répandait.Aussitôt que le lugubre cortège était arrêté sur la place,Schneider faisait annoncer qu’il était prêt à écouter lesdénonciations qui lui seraient faites. Il écoutait cesdénonciations, interrogeait le maire et les conseillers municipauxtremblants, ordonnait les arrestations et laissait derrière lui levillage triste et désolé, comme s’il venait d’être visité par lafièvre jaune ou la peste noire.
Le village d’Eschau était un peu en dehors etsur la droite du chemin.
Il espérait donc être sauvegardé du terriblepassage. Il n’en fut rien.
Schneider s’engagea dans un chemin de traversedéfoncé par les pluies, d’où se tirèrent facilement sa voiture etcelle de maître Nicolas, grâce à leur légèreté ; mais lacharrette qui portait la rouge machine y resta embourbée.
Schneider envoya quatre hussards de la Mortchercher des hommes et des chevaux.
Les chevaux et les hommes tardèrent unpeu ; l’enthousiasme pour cette funèbre besogne n’était pasgrand. Schneider était furieux ; il menaçait de rester enpermanence à Eschau et de guillotiner tout le village.
Et il l’eût fait, si la chose lui eût convenu,tant était suprême l’omnipotence de ces terribles dictateurs.
Cela explique les massacres de Collotd’Herbois à Lyon, et de Carrier à Nantes ; le vertige du sangleur montait à la tête, comme, dix-huit cents ans auparavant, àcelle des Néron, des Commode et des Domitien.
On finit, à force d’hommes et de chevaux, partirer la charrette de son ornière, et l’on entra dans levillage.
Le maire, l’adjoint et le Conseil municipalattendaient, pour haranguer Schneider, à l’extrémité de la rue.
Schneider les fit entourer par ses hussards dela Mort, sans vouloir écouter un mot de ce qu’ils avaient à luidire.
C’était jour de marché. Il s’arrêta sur lagrande place, fit dresser l’échafaud aux yeux terrifiés de lapopulation.
Puis il donna l’ordre d’attacher le maire àl’un des poteaux de la guillotine et l’adjoint à l’autre, tandisque tout le Conseil municipal se tiendrait debout sur laplateforme.
Il avait inventé cette sorte de pilori pourtous ceux qui, à son avis, n’avaient pas mérité la mort.
Il était midi, l’heure du dîner. Il entra dansune auberge qui se trouvait en face de l’échafaud, fit mettre satable sur le balcon et, gardé par quatre hussards de la Mort, il sefit servir son repas.
Au dessert, il se leva, haussa son verreau-dessus de sa tête, et cria :
– Vive la République et à mort lesaristocrates !
Et, quand tous les spectateurs eurent répétéson cri, même ceux qui le regardaient avec crainte du haut del’échafaud, ne sachant pas ce qu’il allait ordonnerd’eux :
– C’est bien, dit-il, je vouspardonne.
Et il fit détacher le maire et l’adjoint, etil permit au corps municipal de descendre, leur ordonna d’aider,pour donner un exemple d’égalité et de fraternité, le bourreau etses aides à démonter la guillotine et à la charger sur lacharrette, puis il se fit triomphalement reconduire par eux jusqu’àl’autre extrémité du village.
On arriva à Plobsheim vers trois heures del’après-midi. À la première maison, Schneider demanda la demeure ducomte de Brumpt.
On la lui enseigna.
Il demeurait dans la rue du Rhin, la plusbelle et la plus large de la ville ; Schneider, en passantdevant la maison, ordonna d’y dresser la guillotine, puis il laissaquatre hussards à la garde de l’échafaud et emmena les quatreautres avec lui.
Il s’arrêta à l’Hôtel du Bonnet-Phrygien,autrefois l’Hôtel de la Croix-Blanche.
De là, il écrivit :
Au citoyen Brumpt, à la prison deville.
Sur ta parole d’honneur, par écrit, de nepas chercher à fuir, tu es libre.
Seulement, tu m’inviteras à dîner demain àmidi, attendu que j’ai à causer avec toi d’affairesimportantes.
Euloge Schneider.
Et, par un des hussards, il envoya cettelettre au comte de Brumpt. Dix minutes après, le hussard rapportaitcette réponse :
Je donne ma parole au citoyen Schneider derentrer chez moi, et de ne point en sortir qu’il ne m’en ait donnél’autorisation.
J’aurai grand plaisir à le recevoir àdîner demain, à l’heure qu’il m’indique.
Brumpt.
À la vue de l’horrible machine qui se dressaitdevant sa maison, Mlle de Brumpt avaitaussitôt fait fermer les fenêtres de la façade donnant sur larue.
Lorsque le comte de Brumpt, sortant de prisonsans autre gardien de lui-même que son honneur engagé, arriva envue de sa maison, il la vit fermée comme un sépulcre, avecl’échafaud devant elle.
Il se demanda ce que cela voulait dire et s’ildevait aller plus avant.
Mais cette hésitation ne dura qu’unmoment : ni échafaud ni tombe ne devaient le fairereculer ; il marcha droit à la porte et frappa selon sonhabitude trois coups, les deux premiers l’un sur l’autre, letroisième un peu plus éloigné.
Clotilde s’était retirée avecMme Gérard, sa dame de compagnie, dans une chambresituée tout au fond de l’appartement et donnant sur le jardin.
Elle était renversée sur les coussins d’unsofa et pleurait, tant lui paraissait claire la réponse deSchneider à sa prière. Lorsqu’elle entendit les deux premiers coupsde marteau, elle jeta un cri ; au troisième, elle se dressatout debout.
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle.
Mme Gérard pâlit.
– Si le comte n’était point prisonnier,dit-elle, on jurerait que c’est lui qui rentre.
Clotilde se précipita vers l’escalier.
– C’est son pas, murmura-t-elle.
On entendit une voix qui demandait :
– Clotilde, où es-tu ?
– Mon père ! mon père ! s’écriala jeune fille en se jetant par les degrés.
Le comte l’attendait au bas del’escalier ; il la reçut dans ses bras.
– Ma fille, mon enfant, balbutia lecomte, que veut dire ceci ?
– Le sais-je moi-même ?
– Mais que veut dire cet échafaud dressédevant la porte ? Que veulent dire ces fenêtresfermées ?
– C’est Schneider qui a dressél’échafaud, c’est moi qui ai fermé les fenêtres ; c’était pourne pas vous voir mourir que je les ai fermées.
– Mais c’est Schneider qui vient d’ouvrirma prison et qui m’en a laissé sortir sur parole, en s’invitant àdîner pour demain.
– Mon père, dit Clotilde, j’ai peut-êtreeu tort ; mais la faute en est à mon amour pour vous :lorsque je vous ai vu arrêté, j’ai couru à Strasbourg et j’aidemandé votre grâce.
– À Schneider ?
– À Schneider.
– Malheureuse ! Et à quel prix tel’a-t-il accordée ?
– Mon père, le prix est encore à faireentre nous, et sans doute demain nous apportera-t-il sesconditions.
– Attendons.
Clotilde prit son livre de prières, sortit etalla s’enfermer dans une petite église de village, si humble qu’onn’avait point pensé à en déposséder Dieu.
Elle y pria jusqu’au soir.
La machine passa la nuit toute dressée sur laplace.
Le lendemain, à midi, Schneider se présentachez le comte de Brumpt.
Malgré l’époque avancée de la saison, lamaison était jonchée de fleurs ; on eût dit un jour de fête,si le deuil de Clotilde n’eût protesté contre ces apparences dejoie, comme la neige de la rue protestait contre les apparences deprintemps.
Schneider fut reçu par le comte et safille ; Schneider n’avait pas pris pour rien le surnomd’Euloge. Au bout de dix minutes, Clotilde se demanda si c’étaitbien le même homme qui l’avait si brutalement reçue àStrasbourg.
Le comte, rassuré, sortit pour donner quelquesordres.
Schneider offrit son bras à la jeune fille etla conduisit à une fenêtre qu’il ouvrit.
La guillotine était en face de la fenêtre,toute parée de fleurs et de rubans.
– À votre choix, dit-il, un échafaud ouun autel.
– Que voulez-vous dire ? demandaClotilde toute frémissante.
– Demain, vous serez ma femme, ou,demain, le comte sera mort.
Clotilde devint pâle comme le mouchoir debatiste qu’elle tenait à la main.
– Mon père aimera mieux mourir,dit-elle.
– Aussi, répliqua Schneider, est-ce vousque je charge de lui transmettre mon désir.
– Vous avez raison, dit-elle, c’est leseul moyen.
Schneider referma la fenêtre et reconduisitMlle de Brumpt à sa place.
Clotilde tira de sa poche un flacon de sels,qu’elle respira. Par un suprême effort de volonté, sa physionomieresta triste, mais reprit son calme, et les roses de son teint, quel’on eût crues disparues à jamais, s’étendirent de nouveau sur sonvisage.
Il était évident qu’elle avait pris sarésolution.
Le comte rentra. Un domestique le suivait,annonçant que le dîner était servi.
Clotilde se leva, prit le bras de Schneider,avant même que celui-ci le lui eût offert, et le conduisit à lasalle à manger.
Un splendide repas était servi, des courriersavaient été envoyés pendant la nuit à Strasbourg et en avaientrapporté le plus rare gibier et les plus beaux poissons que l’onavait pu y trouver.
Le comte, à peu près rassuré, faisait, avectoute la délicatesse d’un grand seigneur, les honneurs de sa tableau commissaire de la République ; on buvait tour à tour lesmeilleurs vins du Rhin, d’Allemagne et de Hongrie. La pâle fiancéeseule mangeait à peine et trempait de temps en temps ses lèvresdans un verre d’eau.
Mais, à la fin du repas, elle tendit son verreau comte, qui, tout étonné, le lui remplit de vin de Tokay.
Alors elle se leva, et, haussant sonverre :
– À Euloge Schneider, dit-elle, à l’hommegénéreux auquel je dois la vie de mon père ; heureuse et fièresera la femme qu’il choisira pour épouse.
– Belle Clotilde, s’écria Schneider, aucomble de la joie, n’avez-vous pas deviné que c’était vous, etai-je besoin de vous dire que je vous aime ?
Clotilde choqua lentement, doucement son verreà celui d’Euloge, et, allant s’agenouiller devant son père aucomble de l’étonnement :
– Mon père, dit-elle, je vous supplie dem’accorder pour époux l’homme bienfaisant à qui je dois votre vie,attestant le Ciel que je ne me relèverai pas que vous ne m’ayezaccordé cette faveur.
Le comte regardait alternativement Schneider,dont le visage rayonnait de joie, et Clotilde, sur le front delaquelle rayonnait la douce auréole des martyrs.
Il comprit qu’il se passait, à cette heure,quelque chose de si grand et de si sublime, qu’il n’avait pas ledroit de s’y opposer.
– Ma fille, dit-il, tu es la maîtresse deta main et de ta fortune ; fais à ton gré, ce que tu ferassera bien fait.
Clotilde se releva et tendit la main àSchneider.
Celui-ci se précipita sur la main qui luiétait offerte, tandis que Clotilde, la tête renversée en arrière,semblait chercher Dieu et s’étonner que de pareilles infamiespussent s’accomplir sous son regard sacré.
Mais, lorsque Schneider releva la tête, laphysionomie de la jeune fille reprit l’expression de sérénité quis’en était exilée un instant, dans ce recours à Dieu qui n’avaitpoint été entendu.
Puis, comme Schneider la pressait de fixer lejour de son bonheur, elle sourit, et, lui pressant les deuxmains :
– Écoute, Schneider, lui dit-elle,j’exige de ta tendresse une de ces grâces qu’on ne refuse pas à safiancée ; il se mêle un peu d’orgueil à mon bonheur. Ce n’estpoint à Plobsheim, c’est-à-dire dans un pauvre village de l’Alsace,que le premier de nos citoyens doit accorder son nom à la femmequ’il aime et qu’il a choisie : je veux que le peuple mereconnaisse pour l’épouse de Schneider, et ne me prenne pas pour saconcubine. Il n’est point de ville où l’on ne t’ait vu paraîtresans être suivi d’une maîtresse ; on pourrait aisément s’ytromper. Il n’y a que cinq lieues d’ici à Strasbourg. J’ai desmesures à prendre pour ma toilette de noces, car je veux qu’ellesoit digne de l’époux. Demain, à telle heure que tu voudras, nouspartirons seuls ou accompagnés, et je te donnerai la main devantles citoyens, les généraux et les représentants [1].
– Je le veux bien, s’écria Schneider, jeveux tout ce que tu voudras, mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que ce n’est point demain quenous partirons, mais aujourd’hui.
– Impossible, dit en pâlissant Clotilde.Il est une heure et demie, et les portes de la ville ferment àtrois.
– Elles fermeront à quatre alors.
Puis, appelant deux hussards, de peur, s’ilenvoyait un seul, qu’un accident quelconque ne luiarrivât :
– Ventre à terre, dit-il aux deuxhussards, ventre à terre jusqu’à Strasbourg et que la Porte de Kehlne se ferme pas avant quatre heures. Vous veillerez à cette porte àl’exécution de mes ordres.
– Il faut faire tout ce que vous voulez,dit Clotilde laissant tomber sa main dans celle de Schneider.Décidément, mon père, je crois que je serai une femme bienheureuse !
La nuit s’était passée, comme on l’a vu, sansqu’on reçût aucune nouvelle de Tétrell ; la journée se passade même.
À cinq heures de l’après-midi, voyant que lesnouvelles ne venaient pas, Eugène et Augereau résolurent d’en allerchercher. Ils revinrent à l’Hôtel de la Lanterne.
Et, en effet, là, ils en apprirent.
Mme Teutch, toute désespérée,leur raconta que son pauvre petit Charles avait été arrêté à huitheures du matin et conduit à la prison.
Toute la journée, elle avait attendu pourparler à Saint-Just ; mais elle n’avait pu le voir qu’à cinqheures du soir.
Elle lui avait remis le billet de Charles.
– C’est bien, avait dit Saint-Just. Si ceque vous me racontez est vrai, demain il sera en liberté.
Mme Teutch s’était retiréeavec quelque espoir ; le citoyen Saint-Just ne lui avait pointparu aussi féroce qu’on le lui avait dit.
Charles, quoique bien sûr de son innocence,n’ayant dans toute sa vie d’écolier aucun souvenir qui se rattachâtà la politique, n’était pas sans une certaine impatience en voyanttoute la journée s’écouler sans nouvelles ; cette impatiencese changea en inquiétude lorsqu’il vit, le lendemain, la matinée sepasser sans que le représentant du peuple le fît appeler.
Il n’y avait pas de la faute de Saint-Just,l’un des hommes les plus exacts à tenir la parole donnée. On avaitdécidé, pour le lendemain, au point du jour, une grande tournéedans les quartiers français qui entouraient la ville, afin des’assurer que les ordres de surveillance émanés de Saint-Justétaient scrupuleusement exécutés.
Il ne fut de retour à l’Hôtel de Ville qu’àune heure de l’après-midi, et aussitôt, se rappelant la promessequ’il avait faite à Mme Teutch, il fit donner à laprison l’ordre de lui amener le petit Charles.
Saint-Just avait, dans son excursion, ététrempé de la tête aux pieds, et, quand le jeune homme entra dansson cabinet, il achevait sa toilette et en était à sa cravate.
La cravate, on le sait, était le pointessentiel de la toilette de Saint-Just.
C’était tout un échafaudage de mousseline, delaquelle sortait une assez belle tête, et qui était surtout destinéà dissimuler cet immense développement de mâchoires qui serencontre chez les animaux de proie et chez les conquérants. Cequ’il y avait surtout de remarquable dans ce visage, c’étaient degrands yeux limpides, fixes, profonds, interrogateurs, ombragés pardes sourcils dessinés, non pas en arc, mais en ligne droite, setouchant au-dessus du nez, chaque fois que, sous l’empire d’uneimpatience ou d’une préoccupation quelconque, ils sefronçaient.
Il avait le teint pâle et d’une teintegrisâtre, comme tous ces travailleurs laborieux de la Révolution,qui, ayant le sentiment d’une mort précoce, ajoutaient les nuitsaux jours pour avoir le temps d’achever l’œuvre terrible dont legénie qui veille à la grandeur des nations, et que nous n’osonsnommer la Providence, les avait chargés ; ses lèvres étaientmolles et charnues, celles de l’homme sensuel qui avait débuté enlittérature par un livre obscène, mais qui, par un effort devolonté prodigieux, en était arrivé à vaincre son tempérament et às’imposer, à l’endroit des femmes, une vie de cénobite ; et,tout en ajustant les plis de sa cravate, tout en rejetant enarrière les bouts soyeux de sa magnifique chevelure, il dictaitd’un seul jet à un secrétaire des ordres, des arrêtés, des lois,des jugements qui, sans appel ni cassation, s’en allaient, dans lesdeux langues, l’allemand et le français, couvrir les murs desplaces, des carrefours et des rues les plus fréquentées deStrasbourg.
Et, en effet, telle était la puissancesouveraine, absolue, aristocratique des représentants du peuple enmission aux armées, qu’ils ne devaient pas plus compte des têtesqu’ils abattaient que les faucheurs des herbes qu’ilscoupent ; mais ce qu’il y avait de remarquable surtout dans lestyle de ces arrêts ou de ces proscriptions dictés par Saint-Just,c’était leur concision, et la voix brève, sonore et vibrante aveclaquelle ils étaient dictés ; la première fois qu’il parla àla Convention, ce fut pour demander la mise en accusation du roi,et, aux premiers mots de son discours froid, aigu, tranchant commel’acier, il n’y eut pas un auditeur qui ne comprît, en frissonnantsous une sensation étrange, que le roi était perdu.
Tout à coup, sa cravate mise, il se retournatout d’une pièce pour passer son habit, et aperçut le jeune hommequi attendait.
Son regard se fixa sur lui, appelantvisiblement la mémoire à son aide ; puis tout à coup,allongeant la main vers la cheminée :
– Ah ! c’est toi, dit-il, que l’on aarrêté hier matin et qui m’as écrit par la maîtresse de l’aubergeoù tu loges ?
– Oui, citoyen, répondit Charles, c’estmoi.
– Les gens qui t’ont arrêté ont doncpermis que tu m’écrives ?
– Je t’avais écrit d’avance.
– Comment cela ?
– Je savais que je devais êtrearrêté.
– Et tu ne t’es point caché ?
– Pour quoi faire ?… J’étaisinnocent, et l’on dit que tu es juste.
Saint-Just regarda un instant l’enfant ensilence ; lui-même paraissait très jeune ainsi, dans sachemise de toile la plus blanche et la plus fine, aux largesmanches, dans son gilet blanc à grands revers, dans sa cravateartistement nouée.
– Tes parents sont-ils émigrés ?demanda-t-il enfin.
– Non, citoyen, mes parents ne sont pointdes aristocrates.
– Que sont-ils ?
– Mon père préside le Tribunal deBesançon, mon oncle est chef de bataillon.
– Quel âge as-tu ?
– Un peu plus de treize ans.
– Approche.
Le jeune homme obéit.
– C’est ma foi vrai, ditSaint-Just ; il a l’air d’une petite fille. Mais enfin tuavais fait quelque chose pour que l’on t’arrêtât ?
– Deux de mes compatriotes, les citoyensDumont et Ballu, étaient venus à Strasbourg pour réclamerl’élargissement de l’adjudant général Perrin. J’ai su qu’ilsdevaient être arrêtés dans la nuit ou le lendemain ; je les aiprévenus par un petit billet ; ce petit billet a été reconnude mon écriture ; j’ai cru bien faire. J’en appelle à toncœur, citoyen Saint-Just.
Saint-Just posa l’extrémité de sa main blancheet soignée comme une main de femme sur l’épaule du jeune homme.
– Tu es encore enfant, lui dit-il, je mecontenterai donc de te dire ceci : Il y a un sentiment plussaint que le compatriotisme, c’est le patriotisme ; avantd’être citoyens de la même ville, on est enfants de la même patrie.Un jour viendra, et la raison aura fait un grand pas, où l’humanitépassera avant la patrie, où tous les hommes seront frères, oùtoutes les nations seront sœurs, où il n’y aura d’ennemis que lestyrans. Tu as cédé à un sentiment honorable, l’amour de tonprochain que recommande l’Évangile ; mais, en y cédant, tu asoublié un sentiment plus élevé, plus sacré, plus sublime, ledévouement au pays, qui doit passer avant tout. Si ces hommesétaient des ennemis de leur pays, s’ils avaient transgressé la loi,il ne fallait pas te mettre entre eux et le glaive de la loi ;je ne suis pas de ceux qui ont le droit de prêcher l’exemple, étantun des plus humbles serviteurs de la liberté ; je la serviraidans la mesure de mes moyens, je la ferai triompher dans la mesurede ma force, ou je mourrai pour elle ; c’est toute monambition. Pourquoi suis-je aujourd’hui si calme et si fier demoi-même ? C’est que j’ai, au prix du sang de mon cœur, donnéune grande preuve de mon respect pour la loi que j’ai moi-mêmerendue.
Il s’arrêta une seconde pour s’assurer quel’enfant écoutait attentivement ; l’enfant ne perdait pas unmot ; mais, au contraire, comme pour les transmettre àl’avenir, il recueillait une à une toutes les paroles qui tombaientde cette bouche puissante.
Saint-Just reprit :
– Depuis la honteuse panique d’Eisemberg,j’ai rendu un arrêté par lequel il est ordonné à tout soldat,officier inférieur ou officier supérieur, de se coucher touthabillé. Eh bien ! dans ma tournée de ce matin, je me faisaisune fête de revoir un enfant de mon pays, comme moi du départementde l’Aisne, comme moi de Blérancourt, comme moi élevé au collège deSoissons, dont le régiment est arrivé hier au village deSchiltigheim. Je dirigeai donc ma course vers ce village, et jem’informai dans quelle maison était logé Prosper Lenormand ;on m’indiqua la maison, j’y courus ; sa chambre était aupremier, et, quelle que soit ma puissance sur moi-même, mon cœur,en montant l’escalier, battait du plaisir de revoir un ami aprèscinq ans de séparation. J’entre dans la première chambre etcrie :
– Prosper ! Prosper ! oùes-tu ? C’est moi, ton camarade, Saint-Just.
Je n’avais pas plus tôt fait cet appel, que laporte s’ouvre et qu’un jeune homme en chemise se précipite dans mesbras en criant de son côté :
– Saint-Just, mon cherSaint-Just !
Je le pressai sur mon cœur en pleurant, car cecœur venait d’être frappé d’un coup terrible.
L’ami de mon enfance, celui que je revoyaisaprès cinq ans de séparation, celui que j’étais venu chercher, tantj’avais hâte de le revoir, celui-là avait violé la loi que j’avaisrendue trois jours auparavant, celui-là avait mérité la mort.
Alors mon cœur se plia sous la puissance de mavolonté, et, me tournant vers les témoins de cette scène :
– Le Ciel soit loué doublement, dis-jed’une voix calme, puisque je t’ai revu, mon cher Prosper, et que jepuis donner dans un homme qui m’est si cher une leçon mémorable dediscipline et un grand exemple de justice en t’immolant au salutpublic.
Me tournant alors vers ceux quim’accompagnaient :
– Faites votre devoir, leur dis-je.
J’embrassai encore une dernière fois Prosper,et sur un signe de moi, ils l’entraînèrent hors de la chambre.
– Pourquoi faire ? demandaCharles.
– Pour le fusiller. N’était-il pasdéfendu sous peine de mort de se déshabiller en secouchant ?
– Mais tu lui as fait grâce ?demanda Charles, ému jusqu’aux larmes.
– Dix minutes après, il était mort.
Charles jeta un cri de terreur.
– Tu as encore le cœur faible, pauvreenfant ; mais lis Plutarque, et tu deviendras un homme.Ah ! çà, que fais-tu à Strasbourg ?
– J’étudie, citoyen, réponditl’enfant ; j’y suis arrivé il y a trois jours seulement.
– Et qu’étudies-tu àStrasbourg ?
– Le grec.
– Il me paraîtrait plus logique d’yétudier l’allemand ; d’ailleurs, à quoi bon le grec, puisqueles Lacédémoniens n’ont point écrit ?
Puis, après un instant de silence pendantlequel il continuait de regarder l’enfant avec curiosité :
– Et quel est le savant qui se mêle dedonner des leçons de grec à Strasbourg ?
– Euloge Schneider, répondit Charles.
– Comment ! Euloge Schneider sait legrec ? demanda Saint-Just.
– C’est un des premiers hellénistes del’Allemagne, il a traduit Anacréon.
– Le capucin de Cologne ! s’écriaSaint-Just ; Euloge Schneider anacréontique ! Ehbien ! soit ! va apprendre le grec d’Euloge Schneider… Sije croyais, continua-t-il d’une voix vibrante, que tu dusses enapprendre autre chose, je te ferais étouffer.
Tout étourdi de cette sortie, l’enfant restaimmobile et muet, collé à la muraille comme une figure detapisserie.
– Oh ! s’écria Saint-Just ens’excitant de plus en plus, ce sont des marchands de grec comme luiqui perdent la cause sainte de la Révolution ; ce sont eux quilancent des mandats d’amener contre des enfants de treize ans, etcela, parce qu’ils logent dans la même auberge où la police asignalé deux voyageurs suspects ; et c’est ainsi que cesmisérables se flattent de faire aimer la Montagne. Ah ! j’enjure par la République, je ferai bientôt justice de ces attentatsqui mettent tous les jours nos plus précieuses libertés en danger…Une justice exemplaire et terrible est urgente ; je la ferai.Ils osent me reprocher de ne pas leur donner assez de cadavres àdévorer, je leur en donnerai. La Propagande veut du sang, elle enaura ! Et, pour commencer, je la baignerai dans celui de seschefs. Qu’une occasion me fournisse un prétexte, que la justicesoit de mon côté, et ils verront.
Saint-Just, sortant de sa froide tranquillité,devenait terrible de menace ; ses sourcils se touchaient, sesnarines étaient gonflées comme celles d’un lion en chasse ;son teint était devenu couleur de cendre ; on eût dit qu’ilcherchait autour de lui quelque chose, homme ou meuble, pour lebriser.
En ce moment, un messager qui descendait decheval, chose facile à voir aux éclaboussures dont il étaitsouillé, entra précipitamment, et, s’approchant de Saint-Just, luidit quelques mots tout bas.
À ces mots, le visage de Saint-Just laissatransparaître une expression de joie mêlée de doute ; on eûtdit que la nouvelle que venait de lui annoncer le cavalier luiétait si agréable, qu’il n’osait y croire tout à fait.
Saint-Just regarda l’homme de la tête auxpieds, comme s’il eût craint d’avoir affaire à un fou.
– Et vous venez, dites-vous…demanda-t-il.
– De la part de votre collègue Lebas.
– Pour me dire…
L’homme baissa de nouveau la voix, de manièreque Charles ne pût entendre ce qu’il disait ; quant ausecrétaire, il était depuis longtemps sorti, emportant àl’imprimerie tous les arrêtés de Saint-Just.
– Impossible ! dit le proconsul,passant de l’espérance au doute, tant la chose lui paraissaitincroyable.
– Cela est pourtant ainsi, répliqua lemessager.
– Mais il n’oserait jamais, ditSaint-Just serrant les dents et faisant jaillir un éclair de hainede ses yeux.
– Ce sont les hussards de la Morteux-mêmes qui se sont emparés de la porte, et qui ont empêché de lafermer.
– De la Porte de Kehl ?
– De la Porte de Kehl.
– Justement de celle-là qui est en facede l’ennemi ?
– Oui, justement de celle-là.
– Malgré mon ordre formel ?
– Malgré ton ordre formel.
– Et quel motif les hussards ont-ilsdonné pour empêcher cette porte d’être fermée à trois heures, quandil y a ordre formel de fermer toutes les portes de Strasbourg àcette heure, et peine de mort pour le contrevenant ?
– Ils ont dit que le commissaire de laRépublique rentrait en ville par cette porte avec sa fiancée.
– La fiancée d’Euloge Schneider ! lafiancée du capucin de Cologne !
Saint-Just regarda autour de lui, cherchantévidemment Charles des yeux, au milieu des ténèbres quicommençaient à envahir la chambre.
– Si c’est moi que tu cherches, citoyenSaint-Just, me voilà, dit le jeune homme en se rapprochant delui.
– Oui, approche ; as-tu entendu direque ton maître de grec allait se marier ?
L’histoire deMlle de Brumpt se présenta à l’instant même àl’esprit du jeune homme.
– Ce que je suppose serait trop long à teraconter.
– Non, raconte, dit en riant Saint-Just,nous avons le temps.
Charles raconta le dîner chez Euloge, avecl’épisode de la jeune fille et celui du bourreau.
En écoutant ce récit, la tête de Saint-Justrestait immobile, mais le reste de son corps était en proie à laplus vive agitation.
Tout à coup, une grande rumeur s’éleva dansl’une des rues qui conduisent de la Porte de Kehl à l’Hôtel deVille.
Sans doute devina-t-il quelle était la causede cette rumeur, car, s’adressant à Charles :
– Si tu veux te retirer, mon enfant, luidit-il, tu es libre, mais si tu veux assister à un grand acte dejustice, reste.
La curiosité clouait Charles aux côtés deSaint-Just ; il resta.
Le messager alla à la fenêtre, écarta lerideau.
– Eh ! tenez, dit-il, la preuve queje ne m’étais pas trompé, c’est que le voilà !
– Ouvre la fenêtre, dit Saint-Just.
Le messager obéit ; la fenêtre donnaitsur un balcon s’avançant au-dessus de la rue.
Saint-Just y monta, et, sur son invitation,Charles et le messager y montèrent après lui.
La pendule sonnait, Saint-Just seretourna : il était quatre heures.
Le cortège débouchait sur la place.
Quatre coureurs revêtus des couleursnationales précédaient la calèche de Schneider, traînée par sixchevaux et découverte malgré les menaces du temps ; lui et safiancée, richement vêtue, éblouissante de jeunesse et de beauté,étaient assis au fond ; son escorte habituelle, ses cavaliersnoirs, ses hussards de la Mort, caracolaient autour de la voiture,le sabre nu et écartant à coups de plat de sabre, au nom del’égalité et de la fraternité, les curieux qui s’approchaient tropprès des fiancés ; derrière eux venait immédiatement unecharrette basse à larges roues, peinte en rouge, traînée par deuxchevaux tout enrubannés aux trois couleurs, portant des planches,des poteaux, des marches, peints en rouge comme tout le reste, etconduite par deux hommes à mine sinistre, en blouse noire, coiffésdu bonnet rouge à large cocarde, échangeant avec les hussards de laMort de lugubres lazzi. Enfin le cortège se terminait par unepetite carriole dans laquelle était assis un homme maigre, pâle etsérieux, que l’on se montrait curieusement du doigt sans autredésignation que ces deux mots dits d’une voix basse etcraintive : « Maître Nicolas ! »
Le tout était éclairé par une double haied’hommes à pied portant des torches.
Schneider venait présenter sa fiancée àSaint-Just, qui, de son côté, comme on l’a vu, s’avançait sur lebalcon pour le recevoir.
Saint-Just, calme, rigide et froid comme lastatue de la Justice, n’était point populaire. Il était craint etrespecté ; de sorte que, lorsqu’on le vit sur le balcon avecson costume de représentant du peuple, avec son chapeau à panache,sa ceinture tricolore, et à son côté le sabre qu’il savait tirer aubesoin, quand il se trouvait en face de l’ennemi, il n’y eut nicris ni bravos, mais un froid chuchotement et un mouvement de reculdans la foule qui laissait vide un grand cercle éclairé, danslequel entraient la calèche portant les deux fiancés, la charretteportant la guillotine, et la carriole portant le bourreau.
Saint-Just fit, de la main, signe que l’ons’arrêtât, et la foule, comme nous l’avons dit, non seulements’arrêta, mais encore recula.
Tout le monde croyait que Saint-Just allaitparler le premier ; et, en effet, après ce geste impératifqu’il avait fait avec une suprême dignité, il allait parler,lorsque, au grand étonnement des spectateurs, ce fut la jeune fillequi, d’un mouvement rapide ouvrit la portière de la voiture,s’élança à terre, la referma, et, tombant à genoux sur le pavé,cria tout d’un coup au milieu de ce silence solennel :
– Justice, citoyen ! j’en appelle àSaint-Just et à la Convention !
– Contre qui ? demanda Saint-Just desa voix vibrante et incisive.
– Contre cet homme, contre EulogeSchneider, contre le commissaire extraordinaire de laRépublique.
– Parle ; qu’a-t-il fait ?répondit Saint-Just. La justice t’écoute.
Et, alors, d’une voix émue, mais forte,indignée, menaçante, la jeune fille raconta tout ce hideux drame,la mort de sa mère, son père arrêté, l’échafaud dressé devant samaison, l’alternative offerte, et, à chaque terrible péripétie, quesemblait avoir peine à croire celui qui l’écoutait, elle appelaiten témoignage soit le bourreau, soit ses aides, soit les hussardsde la Mort, soit enfin Schneider lui-même ! Chaque interpellérépondait :
– Oui, c’est vrai !
Excepté Schneider, qui, atterré, ramassé surlui-même comme un jaguar qui va s’élancer, répondit oui, lui aussi,par son silence.
Saint-Just, mordant son poing, laissa toutdire ; puis, quand la jeune fille eut fini :
– Tu as demandé justice, citoyenneClotilde Brumpt, et tu vas l’avoir ; mais qu’aurais-tu fait situ ne m’eusses point trouvé disposé à te la rendre ?
Elle tira un poignard de sapoitrine :
– Ce soir, au lit, dit-elle, je l’eussepoignardé ; les Charlotte Corday nous ont appris comment ontraite les Marat ! Et maintenant, ajouta-t-elle, maintenantque me voilà libre d’aller pleurer ma mère et consoler mon père, jete demande sa grâce.
À ce mot « sa grâce », Saint-Justtressaillit, comme mordu par un serpent.
– Sa grâce ? s’écria-t-il enfrappant du poing la traverse du balcon ; la grâce de cethomme exécrable ? la grâce du capucin de Cologne ? Turis, jeune fille ; si je faisais cela, la Justice déploieraitses ailes et s’envolerait pour ne plus revenir. Sa grâce !
Et, avec une explosion terrible, d’une voixqui fut entendue à une incroyable distance :
– À la guillotine !s’écria-t-il.
L’homme pâle, maigre et sérieux descendit desa carriole, vint jusque sous le balcon, ôta son chapeau ets’inclina.
– Couperai-je la tête, citoyenSaint-Just ? demanda-t-il humblement.
– Par malheur, je n’en ai pas le droit,dit Saint-Just ; sans quoi, dans un quart d’heure, l’humanitéserait vengée ; non, commissaire extraordinaire de laRépublique, il relève du Tribunal révolutionnaire et non de moi.Non, appliquez-lui le supplice qu’il a inventé : qu’onl’attache à la guillotine ; la honte ici, la mortlà-bas !
Et, avec un geste d’une suprême puissance, ilétendit le bras dans la direction de Paris.
Puis, comme si tout ce qu’il avait à fairedans ce drame était fait, poussant devant lui le messager qui étaitvenu lui apporter la nouvelle de la violation de ses ordres et lepetit Charles, que, par un autre acte de justice, il venait derendre à la liberté, il ferma la fenêtre, et, posant la main surl’épaule de l’enfant :
– N’oublie jamais ce que tu viens devoir, lui dit-il, et, si jamais on dit devant toi que Saint-Justn’est pas l’homme de la Révolution, de la liberté et de la justice,dis hautement que cela n’est pas vrai. Et, maintenant, va où tuvoudras, tu es libre !
Charles, dans un transport d’admirationjuvénile, voulut prendre la main de Saint-Just et la luibaiser ; mais lui la retira vivement, et, approchant sa têtede ses lèvres en même temps qu’il se penchait vers lui, ill’embrassa au front.
Quarante ans après, Charles, devenu homme, medisait, en me racontant cette histoire et en m’excitant à enfaire un livre, qu’il sentait encore sur son front, ensouvenir, l’impression que lui avait faite le baiser deSaint-Just.
Ô cher Charles ! chaque fois que vousm’avez fait une recommandation pareille, je l’ai suivie, et votregénie qui planait sur moi m’a porté bonheur.
Au moment où Charles descendait, il put, duhaut du perron de l’Hôtel de Ville, embrasser d’un coup d’œil toutela scène.
Mlle de Brumpt, presséede se mettre en sûreté et sans doute aussi de rassurer son père,avait disparu.
Les deux hommes à bonnet rouge et à blousenoire dressaient l’échafaud avec une promptitude qui indiquaitl’habitude qu’ils avaient de cette besogne.
Maître Nicolas tenait par le bras Schneider,qui refusait de descendre de la voiture ; ce que voyant, lesdeux hussards de la Mort contournèrent la calèche, et, passant ducôté opposé à la portière ouverte, se mirent à le piquer de lapointe de leur sabre.
Il tombait une pluie froide, un givre quipénétrait à travers les habits comme des aiguilles, et cependantSchneider s’essuyait le front avec son mouchoir ; la sueur endécoulait.
À moitié chemin de la voiture à la guillotine,on lui avait enlevé son chapeau d’abord, à cause de la cocardenationale, ensuite son habit, parce que c’était un habitmilitaire ; le froid et la terreur, tout à la fois, s’étaientemparés du malheureux, qui grelottait en montant les marches del’échafaud.
Alors un immense cri qui semblait poussé d’uneseule voix se fit entendre par toute la place, poussé par dix millevoix :
– Sous le couteau ! sous lecouteau !
– Mon Dieu, murmurait Charles, appuyé àla muraille, tout frissonnant d’angoisse et cependant retenu parune invincible curiosité, vont-ils le tuer ? vont-ils letuer ?
– Non, sois tranquille, lui répondit unevoix, cette fois, il en sera quitte pour la peur ; etcependant il n’y aurait pas grand mal à en finir tout de suite.
Cette voix était connue de Charles ; iltourna la tête du côté d’où elle venait et reconnut le sergentAugereau.
– Ah ! s’écria-t-il, joyeux commes’il eût échappé personnellement à un danger ; ah ! c’esttoi, mon brave ami ! Et Eugène ?
– Sain et sauf comme toi ; noussommes revenus hier soir à l’hôtel, où nous avons appris tonarrestation. J’ai couru à la prison, tu y étais encore ; j’ysuis retourné à une heure, tu y étais toujours. À trois heures,j’ai su que Saint-Just t’avait envoyé chercher ; alors j’airésolu de rester sur la place jusqu’à ce que tu sortisses, j’étaisbien sûr qu’il ne te mangerait pas, que diable ! Tout à coupje t’ai vu près de lui à la fenêtre ; vous paraissiez au mieuxl’un avec l’autre, et j’ai été rassuré. Enfin te voilàlibre !
– Comme l’air.
– Rien ne te retient plus ici ?
– Je voudrais n’y être pas venu.
– Je ne suis pas de ton avis. Il meparaît toujours bon d’être l’ami de Saint-Just, et cela me paraîtmeilleur même que d’être celui de Schneider, attendu que, pour lemoment, il est incontestable que c’est Saint-Just qui est le plusfort. Quant à Schneider, tu n’avais pas eu le temps de prendre pourlui une amitié bien tendre ; il est donc probable que tu nedemeureras pas inconsolable de sa perte ; ce qui arrive cesoir sera une leçon pour Tétrell, qui, d’ailleurs, n’a pas bougé,mais auquel il ne faut pas laisser le temps de prendre sarevanche.
De grands cris, des hourras et des bravosretentissaient en ce moment.
– Oh ! mon Dieu, qu’est-ceencore ? demanda Charles en cachant sa tête dans la poitrinedu maître d’armes.
– Rien, dit Augereau en se haussant surla pointe des pieds ; rien, on l’attache au-dessous ducouperet comme il a fait hier au maire et à l’adjointd’Eschau ; chacun à son tour ! Trop heureux, mon bon ami,ceux qui descendent d’où tu es monté avec leur tête sur lesépaules.
– Terrible ! terrible ! murmuraCharles.
– Terrible, oui, mais c’est encore ce quenous voyons tous les jours, et pis encore ; dis donc tout basadieu à ton digne professeur, que tu ne reverras probablementjamais, attendu qu’en descendant de son estrade il partira pourParis, où je ne lui souhaite pas de faire ascension. Et allonssouper, tudieu ! tu dois mourir de faim, pauvregarçon !
– Je n’y pensais pas, dit Charles ;mais, en effet, du moment que tu m’y fais penser, je dois avouerque mon déjeuner est loin.
– Raison de plus pour regagner vitel’Hôtel de la Lanterne.
– Allons donc.
Charles jeta un dernier regard sur laplace.
– Adieu, pauvre ami de mon père,murmura-t-il ; lorsqu’il m’a adressé et recommandé à toi, ilte croyait toujours le bon et savant moine qu’il avait connuautrefois. Il ignorait que tu fusses devenu le faune sanglant quim’est apparu, et que l’esprit du Seigneur se fût retiré de toi.Quos vult perdere Jupiter dementat… Allons.
Et ce fut l’enfant, à son tour, qui tiraPierre Augereau du côté de l’Hôtel de la Lanterne.
Deux personnes attendaient Charles avecanxiété.
Mme Teutch et Eugène.
Mme Teutch, usant de sondouble droit de femme et d’hôtesse, commença par s’emparer deCharles, et ce ne fut qu’après l’avoir bien regardé en face pours’assurer que c’était lui, bien embrassé et réembrassé pours’assurer que ce n’était pas son ombre, qu’elle le rendit àEugène.
Les amitiés des deux jeunes gens furent moinsbruyantes, mais aussi tendres ; rien ne lie vite comme lesdangers courus en communauté, et, Dieu merci, depuis que les deuxamis avaient fait connaissance, les événements n’avaient pas manquépour amener leur amitié au diapason des plus vives amitiésantiques. Cette amitié s’exaltait encore chez les deux jeunes gensà l’idée qu’ils allaient se quitter. Il était imprudent pourEugène, qui, d’ailleurs, avait à peu près achevé toutes sesrecherches, de rester plus longtemps à Strasbourg sous le poids dela vengeance de Tétrell, qui pouvait couver un certain tempsl’insulte qu’il avait reçue, mais qui, à coup sûr, ne l’oublieraitpas.
Quant à Charles, son séjour à Strasbourg étaitsans objet du moment qu’Euloge Schneider ne l’habitait plus,puisqu’il était spécialement venu pour étudier sous sadirection.
Eugène allait donc retourner à Paris, où samère et sa sœur poursuivaient la mise en liberté de son père,tandis que Charles, utilisant la seconde lettre qu’il avait reçuedu sien, allait faire auprès de Pichegru son apprentissage desoldat, au lieu de faire, près d’Euloge Schneider, sonapprentissage de savant.
Il fut convenu que les deux jeunes gens semettraient le lendemain, au point du jour, en route chacun de soncôté.
Cette résolution désespérait la bonneMme Teutch, qui s’était improvisé une petitefamille, et qui les aimait, disait-elle, comme ses enfants ;mais elle était trop raisonnable pour essayer, non pas d’empêcher,mais même de retarder un départ qu’elle regardait commeindispensable et surtout comme urgent.
Elle entra donc dans tous les projets desjeunes gens ; la seule condition qu’elle mit à sonconsentement fut que ce serait elle qui leur offrirait le dernierrepas qu’ils prendraient chez elle.
Non seulement le repas fut accepté, mais labonne Mme Teutch, que les deux jeunes gensregardaient, sinon comme une mère, du moins comme une amie, futinvitée à en faire les honneurs ; invitation qui lui fut sisensible, que non seulement elle donna immédiatement au chef lesordres les plus précis pour un excellent souper, mais encorequ’elle monta à sa chambre pour choisir dans sa garde-robe sa plusélégante toilette.
Or, comme les apprêts du souper et surtoutl’exécution de la toilette de Mme Teutchnécessitaient un retard d’une demi-heure, il fut décidé que ceretard serait employé par les jeunes gens à faire tous leurspréparatifs de départ.
La diligence de Paris, où la place d’Eugèneétait retenue, partait au point du jour ; Charles comptaitconduire son ami à la diligence, et, de là, se mettre en route pourAuenheim, où Pichegru avait son quartier général.
Auenheim était situé à huit lieues deStrasbourg.
C’était une des huit ou dix forteresses qui,pareilles à des sentinelles avancées, veillaient autour deStrasbourg à la sûreté de nos frontières.
Pour préparer Charles à une journée sifatigante, il lui fallait une bonne nuit.
Et c’était pour que cette nuit fût complèteque les jeunes gens étaient invités par Mme Teutchà ranger leurs papiers et à faire leurs malles avant de se mettre àtable.
Pendant ce temps, Augereau allait prévenir àson quartier que, soupant en ville, il ne savait point à quelleheure de la nuit il rentrerait, et même s’il rentrerait.
Augereau, comme maître d’armes, avait bien desavantages que n’avaient point les autres volontaires de Paris, qui,en cette qualité, avaient encore des immunités que n’avaient pasles autres soldats.
Les deux jeunes gens avaient laissé ouverte laporte par laquelle on communiquait d’une chambre à l’autre, desorte que la conversation continuait d’aller son train, quoiquechacun fût chez soi.
Chacun d’eux, au moment où il allait seséparer de l’autre, rêvait son avenir et le taillait à la façondont il l’entendait.
– Moi, disait Eugène en classant tous sespapiers de guerre, ma route est tracée d’avance. Je ne serai jamaisqu’un soldat ; je sais à peine le latin, pour lequel j’ai unesainte répugnance ; à plus forte raison le grec, dont je neconnais pas un traître mot ; en échange, qu’on me donne lepremier cheval venu, je le monterai ; à vingt pas, je faismouche à tout coup ; Augereau t’a dit qu’à l’épée et au sabreje ne craignais personne. Aussitôt que j’entends le tambour ou latrompette, le cœur me bat et le sang me monte au visage. Je serai àcoup sûr soldat comme mon père. Qui sait, peut-être général commelui. C’est beau, d’être général !
– Oui, répondit Charles ; mais tuvois où cela mène : regarde ton père, tu es sûr de soninnocence, n’est-ce pas ?
– Certainement que j’en suis sûr.
– Eh bien ! il court danger d’exilet même de mort, m’as-tu dit ?
– Bah ! est-ce que Thémistocle, quiavait participé à la bataille de Marathon et qui avait gagné cellede Salamine, n’est point mort en exil ? L’exil, quand il n’estpas mérité, fait du général un héros ; la mort, quand ellefrappe un innocent, fait du héros un demi-dieu. Est-ce que tu nevoudrais pas être Phocion, au risque de boire la ciguë commelui ?
– Ciguë pour ciguë, dit Charles,j’aimerais mieux celle de Socrate ; c’est mon héros à moi.
– Ah ! je ne le repousse pas nonplus ; il a commencé par être soldat ; à Potidée, il asauvé la vie à Alcibiade, et, à Delium, à Xénophon. Sauver la vie àson semblable, Charles, c’est l’action pour laquelle les Romainsvotaient leur plus belle couronne, la couronne de chêne.
– Sauver la vie à deux hommes et en fairepérir soixante mille peut-être, comme Phocion, dont tu parlais toutà l’heure, dans les quarante-cinq batailles qu’il a livrées,trouves-tu que ce soit une compensation suffisante ?
– Ma foi, oui, quand ces deux hommesdoivent être Alcibiade et Xénophon.
– Moi, je n’ai pas tant d’ambition quetoi, dit Charles en soupirant : tu veux être un Alexandre, unScipion ou un César ; moi, je me contenterais, je ne dirai pasd’être Virgile – il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Virgile –mais un Horace, un Longin et même un Apulée. Il te faut, à toi, uncamp, une armée, des chevaux, des tentes, des uniformes éclatants,des tambours, des clairons, des trompettes, la musique militaire,le pétillement de la fusillade, le retentissement du canon ; àmoi l’aurea medio-critas du poète suffit : une petitemaison pleine d’amis, une grande bibliothèque pleine de livres, unevie de travail et de rêves ; la mort du juste au bout de tout,et Dieu aura fait pour moi plus que je ne lui demande. Ah ! siseulement je savais le grec !
– Mais, si tu vas auprès de Pichegru,c’est pour devenir un jour son aide de camp !
– Non, c’est pour être tout de suite sonsecrétaire ; là, voilà mon sac bouclé.
– Et moi, ma malle faite.
Eugène passa dans la chambre de Charles.
– Ah ! dit-il, tu es bien heureux,toi, de savoir borner tes désirs ; tu as au moins chanced’arriver à ton but, tandis que moi…
– Crois-tu donc que mon ambition ne soitpas aussi grande que la tienne, mon cher Eugène, et qu’il ne soitpas aussi difficile d’être Diderot que le maréchal de Saxe, ouVoltaire que M. de Turenne ? Il est vrai que je n’ail’ambition d’être ni Diderot ni Voltaire.
– Ni moi le maréchal de Saxe.
– N’importe, souhaitons-nous-le.
En ce moment, on entendit la voix de PierreAugereau qui criait du bas de l’escalier :
– Allons, les jeunes gens ! La tableest servie !
– Venez, monsieur le savant, ditEugène.
– Viens, citoyen général ! ditCharles.
Chose rare, chacun des deux avait désiré ceque Dieu lui destinait et s’était souhaité ce que lui réservait laProvidence.
Un dernier mot pour en finir avec lesterribles événements de cette journée ; après quoi nousreviendrons à nos jeunes amis.
À six heures, une chaise de poste tout attelées’approcha de la guillotine aux poteaux de laquelle était attachéEuloge Schneider. Elle contenait deux gendarmes, qui descendirent,allèrent détacher Schneider, le firent monter dans la voiture, l’yfirent asseoir et s’assirent à ses côtés.
Puis la chaise de poste prit au grand galop lechemin de Paris.
Le 12 germinal an II (1er avril1794), Euloge Schneider, de Vipefeld, fut, aux termes du jugementdu Tribunal révolutionnaire, décapité pour avoir, par desconcussions et vexations immorales et cruelles, par l’abus le plusrévoltant et le plus sanguinaire du nom et des pouvoirs d’unecommission révolutionnaire, opprimé, volé, assassiné, ravil’honneur, la fortune et la tranquillité à des famillespaisibles.
Sur le même échafaud que lui moururent,quelques jours après, le poète cordonnier Young, le musicienEdelmann et l’ex-préfet du Collège de Besançon, Monnet.
Des cinq têtes qui, le jour du fameux dîner oùMlle de Brumpt était venue solliciter la grâcede son père, dépassaient la table d’Euloge Schneider, au bout dequatre mois, la tête de Charles était la seule qui n’eût point étéséparée des épaules.
Le souper fut excellent, la nuit meilleure,et, soit pour ne pas déranger ses camarades de chambrée, soit pourêtre sûr de ne pas manquer le départ des deux amis, Augereau nerentra point à la caserne.
Le lendemain matin, à six heures, une carriolestationnait à la porte de l’Auberge de la Lanterne.
Mme Teutch avait déclaré queson pauvre petit Charles n’était pas assez vigoureux pour fairehuit lieues en un jour, et que, par conséquent, elle et lesergent-major Augereau iraient lui faire la conduite, jusqu’àBischwiller, c’est-à-dire à plus des deux tiers du chemin.
À Bischwiller, on déjeunerait, et, comme decette petite ville à Auenheim il n’y avait que deux lieues etdemie, Charles ferait ces deux lieues et demie à pied.
Nous avons déjà dit que c’était à Auenheimqu’était le quartier général.
La carriole, en passant, devait déposer Eugèneà la diligence de Paris, qui, à cette époque, mettait quatre jourset deux nuits pour aller de Strasbourg à la capitale.
Mme Teutch et Augereaumontèrent au fond, Charles et Eugène sur le devant, l’Endormi surla banquette, et toute la caravane se mit en chemin.
La carriole, comme il était convenu, s’arrêtaau bureau de la diligence, qui était attelée et allait partir –Eugène descendit ; mais, comme Charles,Mme Teutch et le sergent-major ne voulaient lequitter qu’au dernier moment, ils descendirent avec lui ; cinqminutes après, le conducteur faisait l’appel ; Eugèneembrassait et était embrassé tour à tour.Mme Teutch lui fourrait des gâteaux dans sespoches, Charles lui serrait la main en pleurant ; Augereau luiexpliquait pour la centième fois une botte secrète qu’il tenait dumeilleur maître d’armes de Naples ; enfin il fallut sequitter ; Eugène disparut dans les flancs de l’immensemachine ; la portière se referma ; les chevaux, placés enface de la grande porte, partirent ; on vit la silhouetted’Eugène qui se dessinait en profil à la portière, on entendit savoix qui criait : « Adieu ! » puis la diligences’enfonça dans une rue où elle disparut ; on entendit quelquessecondes encore le grondement des roues, le chevrotement desgrelots, le claquement du fouet du postillon qui allait diminuant,puis tout fut dit.
Rien n’est triste comme un départ ; ceuxqui restent n’ont pas l’air d’être restés volontairement, maisd’avoir été oubliés ; Mme Teutch, Augereau etCharles se regardèrent tristement.
– Le voilà parti, dit Charles ens’essuyant les yeux.
– Et, dans deux heures, ce sera ton tour,pauvre petit Charles, dit la citoyenne Teutch.
– Bah ! fit Augereau, quireprésentait le courage, les montagnes ne se rencontrent pas, ditle proverbe, mais les hommes se rencontrent.
– Hélas ! fitMme Teutch, le proverbe dit les hommes, il ne parlepas des femmes.
On remonta dans la carriole. Malgré la défensehéroïque qu’il essaya, la citoyenne Teutch prit Charles sur sesgenoux, l’embrassant à la fois pour lui et Eugène ; Augereaubourra sa pipe et l’alluma ; et on réveilla Coclès, qui, pourne pas perdre complètement ses droits à son ancien surnom, s’étaitendormi.
La carriole partit ; seulement, à laporte, l’itinéraire fut changé ; le portier interrogé sur laquestion de savoir quelle était, pour aller à Auenheim, la route laplus courte et la meilleure, de celle de Bischwiller ou de celled’Offendorf, répondit qu’il n’y avait même pas à hésiter ; quela route de Bischwiller était une route provinciale, tandis quecelle d’Offendorf était une route royale.
On prit donc celle d’Offendorf.
La route d’Offendorf est charmante ; oncôtoie le Rhin et l’on a constamment la vue des îles si variées deforme, du fleuve si majestueux de largeur ; à Offendorf, on letouche.
Les voyageurs s’y arrêtèrent un instant, pourfaire souffler le cheval et s’informer d’un endroit où l’on pûtconvenablement déjeuner ; l’air vif du matin, la brise quisecouait la gelée blanche de ses ailes, avaient aiguisé l’appétitdes trois voyageurs.
On leur enseigna Rohwiller.
Une heure après, on s’arrêtait à l’Auberge duLion-d’Or et l’on s’informait de la distance qui séparait Rohwillerd’Auenheim.
Il y avait trois petites lieues, qu’un bonmarcheur pouvait faire en deux heures un quart.
Charles déclara qu’il ne permettrait pointqu’on allât plus loin, et qu’il serait déjà honteux de dire, enarrivant chez Pichegru, qu’il n’avait fait que trois lieues àpied.
Que serait-ce donc si l’on poussait jusqu’àAuenheim ! il en mourrait de honte.
Peut-être, si elle eût été seule,Mme Teutch eût-elle insisté ; mais lesergent-major, qui avait sans doute de bonnes raisons pour désirerse trouver en tête à tête avec Mme Teutch, serangea à l’avis de Charles.
Il était dix heures et demie, on commanda ledéjeuner, et il fut arrêté qu’à midi on se séparerait, le voyageurpour continuer sa route vers Auenheim, Pierre Augereau, lacitoyenne Teutch et l’Endormi pour revenir à Strasbourg.
Le déjeuner fut triste d’abord ; maisl’esprit du sergent-major n’avait aucune tendance à la mélancolie,et peu à peu les vins du Rhin et de la Moselle égayèrent lesconvives.
On but à l’avancement d’Augereau, à lacontinuation de la bonne santé de Mme Teutch, à quil’on ne pouvait en souhaiter une meilleure que celle qu’elle avait,au bon voyage d’Eugène, à l’heureuse issue du procès de son père, àl’avenir de Charles, et il résulta de ce toast que la tristessedisparut pour faire place à une confiance illimitée dans laProvidence.
On ne croyait plus à l’ancien Dieu, qui avaitété destitué, ni au nouveau, qui venait d’être proclamé ; lePère éternel était trop vieux, l’Être suprême était trop jeune.
La Providence, à qui les destructeurs d’autelsn’avaient point songé, conciliait tout.
Midi sonna.
Le sergent-major se leva le premier.
– Les honnêtes gens n’ont qu’une parole,dit-il ; nous avons décidé qu’à midi nous nous dirions adieu,voilà midi ; d’ailleurs, quand nous resterions ensemble uneheure encore, et même deux heures, il faudrait toujours finir parnous quitter ; quittons-nous donc tout de suite. Allons,Charlot, mon enfant, fais voir que tu es un homme.
Charles, sans répondre, chargea son petit sacsur ses épaules, prit son bâton de voyage d’une main, son chapeaude l’autre, embrassa le maître d’armes, puisMme Teutch, voulut lui faire ses remerciements,mais la voix lui manqua.
Il ne put que lui crier : « Aurevoir », glisser dans la main de Coclès un assignat de vingtfrancs et s’élancer sur la grande route.
Au bout de cinquante pas, il se retourna etvit que, comme la rue faisait un coude, la citoyenne Teutch et lesergent Augereau étaient montés dans une chambre au premier étage,dont la fenêtre, en retour, donnait sur la route d’Auenheim.
Se défiant de sa faiblesse, la bonne hôtessede l’Hôtel de la Lanterne était appuyée au bras dusergent-major.
De la main qui restait libre, elle faisait dessignes à Charles avec son mouchoir.
Charles tira son mouchoir de sa poche etrépondit aux signes de Mme Teutch.
Un autre mouvement de la rue le mit hors de lavue de la fenêtre. Il revint sur ses pas pour faire un derniersigne à ses deux bons amis avec son mouchoir.
Mais la fenêtre était refermée et le rideau siexactement tiré, que l’on ne pouvait voir à travers la vitre s’ilsétaient encore dans la chambre ou s’ils étaient déjà descendus.
Charles poussa un gros soupir, doubla le pas,et se trouva bientôt hors du village.
On était à la moitié de décembre ;l’hiver était rigoureux. Pendant trois jours, chose dont on nes’aperçoit guère dans la ville, la neige était tombée, et avaitfondu au fur et à mesure qu’elle tombait. Mais, dans la solitude dela campagne, où nul que quelques rares passants ne la foulaient auxpieds, elle s’était amassée et durcie sous un froid de dixdegrés ; la route était resplendissante : on eût dit quela nuit avait étendu sous les pieds des voyageurs un tapis develours blanc, semé de paillettes d’argent. Les arbres, avec leursstalactites de glace pendantes, semblaient d’immenses lustres deverre. Les oiseaux voletaient le long de la route, cherchant avecquiétude cette nourriture accoutumée que Dieu leur donne et qui,depuis trois jours, était devenue si rare ; tout frileux dansleurs plumes hérissées, ils paraissaient du double de leur grosseurordinaire, et, quand ils se posaient sur les branches flexibles, oules quittaient pour s’envoler, ils en faisaient tomber, dans lebalancement qu’ils leur imprimaient, une pluie de diamants.
Charles, qui plus tard devait être siaccessible aux beautés de la nature, et les peindre avec une sigrande supériorité, avait vu se fondre ses pensées tristes aumilieu de cette nature pittoresque, et, tout fier de cette premièreliberté de corps et d’esprit avec laquelle il entrait dans lemonde, marchait sans s’apercevoir du chemin ni de la fatigue.
Il avait déjà fait à peu près les trois quartsde la route, lorsque au-delà de Sessersheim il fut rejoint par unepetite escouade de fantassins d’une vingtaine d’hommes à peu prèscommandés par un capitaine à cheval et fumant un cigare.
Ces vingt hommes marchaient sur deuxfiles.
Au milieu de la route, comme Charles, marchaitun cavalier démonté, ce qui était facile à voir à ses bottes arméesd’éperons. Un grand manteau blanc le couvrait des pieds aux épauleset ne laissait voir qu’une tête jeune, intelligente, et dontl’expression habituelle paraissait être l’insouciance et la gaieté.Il était coiffé d’un bonnet de police d’une forme inusitée dansl’armée française.
Le capitaine, qui vit Charles marchant côte àcôte avec le jeune homme au manteau blanc, le regarda un instant,puis s’apercevant de sa jeunesse, lui adressa bienveillamment laparole :
– Où vas-tu comme cela, mon jeunecitoyen ? lui demanda-t-il.
– Capitaine, répondit l’enfant, croyantdevoir donner l’explication plus étendue qu’on ne la lui demandait,je viens de Strasbourg et je vais au quartier général du citoyenPichegru, à Auenheim ; en suis-je encore bien loin ?
– À deux cents pas, à peu près, luirépondit le jeune homme au manteau blanc ; tenez, au bout decette avenue d’arbres dans laquelle nous venons d’entrer, ce sontles premières maisons d’Auenheim.
– Merci, répondit Charles s’apprêtant àdoubler le pas.
– Par ma foi, mon jeune ami, continua lejeune homme au manteau blanc, si vous n’êtes pas trop pressé, vousdevriez bien faire route avec nous : j’aurais le temps de vousdemander des nouvelles du pays.
– De quel pays, citoyen ? luidemanda Charles, étonné et regardant pour la première fois sa belleet noble physionomie légèrement voilée de tristesse.
– Allons donc ! lui répondit-il,vous êtes de Besançon ou tout au moins Franc-Comtois ; est-ceque notre accent national se déguise ? Moi aussi, je suisFranc-Comtois, et je m’en fais gloire.
Charles réfléchit ; cette reconnaissancede la nationalité par l’accent éveillait en lui un souvenir decollège.
– Eh bien ! demanda le jeune homme,est-ce que vous teniez à rester inconnu ?
– Non pas, citoyen ; je me rappelaisseulement que Théophraste, qui s’appelait primitivement Tyrtame, etque les Athéniens, comme l’indique son nom, avaient surnommé lebeau parleur, fut, après cinquante ans de séjour àAthènes, reconnu à son accent pour Lesbien par une marchanded’herbe.
– Vous êtes lettré, monsieur, répondit lejeune homme en souriant, c’est du luxe par le temps qui court.
– Non pas, car je vais rejoindre legénéral Pichegru, qui est fort lettré lui-même ; j’ail’ambition, grâce à une recommandation pressante, d’entrer chez luicomme secrétaire. Et toi, citoyen, tu fais partie del’armée ?
– Non, pas tout à fait.
– Alors, dit Charles, tu esattaché à l’administration ?
– Attaché ! dit-il enriant, c’est le mot ! Seulement, je ne suis pas attaché àl’administration, je suis attaché à moi-même.
– Mais, continua Charles en baissant lavoix, vous me dites « vous », et vous m’appelez« monsieur », tout haut ; ne craignez-vous pas quecela ne vous fasse perdre votre place ?
– Ah ! dites donc, capitaine,s’écria le jeune homme en riant, voilà un jeune citoyen qui craintqu’en lui disant « vous » et qu’en l’appelant« monsieur », je ne me fasse du tort et ne perde maplace ! Savez-vous quelqu’un qui en veuille, de maplace ? Je lui en fais l’hommage à l’instant même, àcelui-là !
Le capitaine répondit par un sourire triste eten haussant les épaules ; et il parut à Charles qu’ilmurmurait : « Pauvre diable ! »
– Dites-moi, reprit le jeune homme aumanteau blanc, puisque vous êtes de Besançon… il est convenu,n’est-ce pas, que vous en êtes ?
– Je ne m’en cache pas, réponditCharles.
– Vous devez y connaître une famille deSainte-Hermine.
– Oui, une mère veuve, dont le mari a étéguillotiné, il y a huit mois.
– C’est bien cela, répondit le jeunehomme au manteau en levant les yeux au ciel.
– Et trois fils.
– Trois fils, oui… Ils sont encoretrois ! murmura-t-il avec un soupir.
– L’aîné, le comte de Sainte-Hermine, quiest émigré, et deux frères plus jeunes que lui ; l’un âgé devingt ans à peu près, l’autre de quatorze ou quinze.
– Merci ; combien y a-t-il que vousavez quitté Besançon ?
– Huit jours à peine.
– Alors, vous pouvez m’en donner desnouvelles fraîches, de toute cette bonne famille ?
– Oui, mais tristes.
– Dites toujours.
– La veille de mon départ, nous avons,mon père et moi, été à l’enterrement de la comtesse.
– Ah ! fit le jeune homme comme s’ilrecevait un coup inattendu ; alors, la comtesse estmorte ?
– Oui.
– Ah ! tant mieux ! dit-il avecun soupir, en levant au ciel ses yeux, d’où coulèrent deux grosseslarmes.
– Comment, tant mieux ? s’écriaCharles.
– Oui, répliqua le jeune homme ;mieux vaut qu’elle soit morte de maladie que de douleur enapprenant que son fils a été fusillé !
– Comment, le comte de Sainte-Hermine aété fusillé ?
– Non, mais il va l’être.
– Quand cela ?
– Mais quand nous serons arrivés à laforteresse d’Auenheim ; c’est là que d’habitude se font lesexécutions, je crois.
– Et le comte de Sainte-Hermine est doncà la forteresse d’Auenheim ?
– Non, mais on l’y conduit.
– Et on le fusillera ?
– Aussitôt que je serai arrivé.
– C’est donc vous qui êtes chargé del’exécution ?
– Non ; mais on me permettra decommander le feu, je l’espère ; cette faveur ne se refuse pasà un brave soldat pris les armes à la main, fût-ilémigré !
– Ô mon Dieu ! s’écria Charles,commençant à entrevoir la vérité ; est-ce que…
– Justement, mon jeune ami ; voilàpourquoi je riais quand vous me recommandiez la prudence, et voilàpourquoi j’offrais ma place à qui la voudrait prendre ; car jen’avais pas peur de la perdre : comme vous le disiez, je suisattaché !
Et, secouant son manteau, qu’il écarta d’undouble mouvement d’épaules, il montra au jeune homme qu’il avaitles deux mains liées par-devant et les deux bras attachéspar-derrière.
– Alors, s’écria Charles avec unmouvement d’effroi, c’est vous qui êtes…
– Le comte de Sainte-Hermine, jeunehomme. Vous voyez que j’avais raison en vous disant que ma pauvremère avait bien fait de mourir.
– Oh ! fit Charles.
– Par bonheur, continua-t-il les dentsserrées, mes frères vivent !
Charles regarda l’émigré avec un étonnementqui allait jusqu’à la stupéfaction.
Comment ! cet officier si jeune, si beau,si calme, allait mourir !
Il y avait donc des hommes qui allaient à lamort en riant !
Il n’avait jamais vu qu’un homme se croyantprès de mourir : c’était Schneider, lorsque Saint-Just l’avaitfait attacher à la guillotine.
Il était hideux de terreur ; ses jambespliaient sous lui, et il avait fallu le porter pour lui fairemonter les marches de l’échafaud.
Le comte de Sainte-Hermine, au contraire,semblait, au moment de mourir, avoir, pour l’instant suprême, réunitoutes les puissances de la vie ; il marchait d’un pas léger,le rire aux lèvres.
Charles se rapprocha de lui.
– Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de voussauver ? lui demanda-t-il à voix basse.
– Je vous avouerai franchement que jen’en connais pas ; si j’en connaissais un, jel’emploierais.
– Mais, mon Dieu, excusez montrouble ; j’étais si loin de m’attendre…
– À faire route en si mauvaisecompagnie.
– Je voudrais vous demander…
Le jeune homme hésita.
– Me demander quoi ?
Charles baissa encore la voix d’undemi-ton :
– Si je puis vous être bon à quelquechose.
– Certainement que vous pouvez m’être bonà quelque chose ; depuis que je vous ai vu, je rumine uneidée.
– Dites.
– Il y a peut-être un peu de danger, etj’ai peur que cela ne vous effraie.
– Je suis prêt à tout pour vous rendreservice : depuis trois ou quatre jours que je suis àStrasbourg, j’ai vu tant de choses, que je ne m’effraie plus derien.
– Je voudrais faire passer de mesnouvelles à mon frère.
– Je me charge de lui en donner.
– Mais c’est une lettre.
– Je la lui remettrai.
– Vous ne vous effrayez pas dudanger ?
– Je vous ai déjà dit que je nem’effrayais plus de rien.
– Je pourrais la donner, je le sais bien,au capitaine ; il est probable qu’il la ferait passer àdestination.
– Avec le capitaine, ce n’est queprobable ; avec moi, c’est sûr.
– Alors, écoutez-moi bien.
– Je vous écoute.
– La lettre est cousue dans mon bonnet depolice.
– Bien.
– Vous allez demander au capitaine àassister à mon exécution.
– Moi ?
– N’en faites pas fi ; c’est unechose curieuse. Il y a beaucoup de gens qui vont voir lesexécutions pour le plaisir seulement.
– Je n’aurai jamais ce courage.
– Bah ! c’est si vitefait !
– Oh ! jamais, jamais !
– N’en parlons plus, fit leprisonnier.
Et il se mit à siffler : Vive HenriIV.
Le cœur de Charles parut se retourner dans sapoitrine ; mais sa résolution était prise.
Il se rapprocha de l’émigré.
– Pardonnez-moi, dit-il, je ferai tout ceque vous voudrez.
– Allons, vous êtes un gentilgarçon ; merci !
– Seulement…
– Quoi ?
– C’est vous qui demanderez au capitaineque j’assiste… Je ne me consolerais jamais de cette idée qu’onpuisse croire que c’est par plaisir que…
– C’est bien, je le lui demanderai ;comme pays, cela ira tout seul. Oh ! et puis les soldats, ilsne font pas tant de simagrées que les bourgeois ; ce sont debraves gens qui accomplissent un devoir rigoureux et qui y mettenttous les adoucissements qu’ils peuvent. Où enétions-nous ?
– Vous disiez que j’assisterais à votreexécution.
– Oui, c’est cela, je demanderai àlaisser à mon frère un objet m’ayant appartenu, mon bonnet depolice par exemple, ça se fait tous les jours ; d’ailleurs,vous comprenez, un bonnet de police, cela n’est pas suspect.
– Non.
– Au moment de commander le feu, je lejetterai de côté ; n’ayez pas l’air trop pressé de leramasser : on pourrait se douter de quelque chose ;seulement, quand je serai mort…
– Oh ! fit Charles frissonnant detout son corps.
– Qui a une goutte d’eau-de-vie à donnerà mon jeune compatriote ? demanda le prisonnier. Il afroid.
– Viens ici, mon gentil garçon, dit lecapitaine.
Et il présenta une gourde à l’enfant.
Charles but une gorgée d’eau-de-vie ; nonpas qu’il eût froid, mais ne voulant pas laisser voir ce qui sepassait en lui.
– Merci, capitaine, dit-il.
– À ton service, garçon, à ton service.Une gorgée, citoyen Sainte-Hermine ?
– Mille grâces, capitaine, répondit leprisonnier, je n’en bois jamais.
Charles revint près du prisonnier.
– Seulement, continua celui-ci, quand jeserai mort, ramassez-le sans avoir l’air d’attacher plusd’importance que n’en mérite un pareil objet ; mais, au fond,vous saurez, n’est-ce pas, que mon dernier vœu – le vœu d’unmourant est sacré ! – seulement, vous saurez que mon derniervœu est que la lettre soit remise à mon frère. Si le bonnet vousembarrasse, tirez-en la lettre et jetez-le dans le premier fosseque vous rencontrerez ; mais la lettre, n’est-ce pas, lalettre, vous ne la laisserez pas perdre ?
– Non.
– Vous ne l’égarerez pas ?
– Non, non, soyez tranquille.
– Et si vous la remettez vous-même à monfrère…
– Oui, moi-même.
– Tâchez-y… Eh bien ! alors, vouslui raconterez comment je suis mort, et il dira :« J’avais un brave frère ; quand mon tour viendra, jemourrai comme lui » ; et, si son tour vient, il mourracomme moi !
On était arrivé à l’embranchement de deuxchemins ; la grande route conduisait à Auenheim, le chemin detraverse montait à la citadelle.
– Citoyen, dit le capitaine, si tu vas,comme tu nous l’as dit, au quartier général du citoyen Pichegru,voici ta route ! Bon voyage, et tâche de devenir un bonsoldat : tu seras, au reste, à bonne école.
Charles essaya de parler ; mais les motsne purent sortir de sa bouche.
Il regarda le prisonnier d’un œilsuppliant.
– Capitaine, dit le prisonnier, unefaveur ?
– Si elle est en mon pouvoir.
– Elle ne dépend absolument que devous.
– Laquelle ?
– Eh bien ! c’est une faiblessepeut-être, mais elle restera entre nous, n’est-ce pas ? Aumoment de mourir, je voudrais embrasser un compatriote : noussommes tous les deux des enfants du Jura, ce jeune garçon etmoi : nos familles habitent Besançon et sont amies. Un jour,il retournera chez nous et racontera comment nous nous sommesrencontrés par hasard, comment il m’a accompagné jusqu’au derniermoment, comment je suis mort, enfin !
Le capitaine interrogea l’enfant duregard.
Il pleurait.
– Dame, dit-il, si cela peut vous faireplaisir à tous les deux…
– Je ne crois pas, dit en riant leprisonnier, que cela lui fasse grand plaisir, à lui ; maiscela me fera plaisir, à moi.
– Je n’y vois pas d’inconvénient ;alors, du moment que c’est vous-même, c’est-à-dire la personne laplus intéressée à la chose, qui la demande…
– Ainsi, accordé ? fit lecondamné.
– Accordé, répondit le capitaine.
Le cortège, qui s’était arrêté un instant àl’embranchement de la route, se remit en marche par le chemin de latraverse.
Au haut de la colline, on voyait la citadelled’Auenheim.
C’était là le but du funèbre voyage.
Charles se rapprocha du prisonnier.
– Vous le voyez, lui dit celui-ci,jusqu’à présent, cela va à merveille.
On monta la rampe assez rapide encore,quoiqu’elle contournât la colline. On se fit reconnaître, et l’ons’engouffra dans la porte à pont-levis.
L’escorte, le prisonnier et Charles furentlaissés dans la cour de la forteresse, tandis que le capitainerapporteur, commandant la petite escouade avec laquelle nous venonsde faire route, allait rendre compte au colonel commandant laforteresse.
Pendant ce temps, le comte de Sainte-Hermineet Charles achevaient de faire connaissance, Charles donnant à sontour au comte des renseignements sur lui et sur sa famille.
Au bout de dix minutes, le capitainerapporteur reparut sur le seuil de la porte.
– Es-tu prêt, citoyen ? demanda lecapitaine au prisonnier.
– Quand vous voudrez, capitaine, réponditcelui-ci.
– As-tu quelques observations àfaire ?
– Non ; mais j’ai quelques faveurs àdemander.
– Je t’ai déjà dit que tout ce quidépendrait de moi te serait accordé.
– Merci, capitaine.
Le capitaine s’approcha du comte.
– On peut servir sous des drapeauxopposés, dit-il, mais on est toujours Français, et les braves sereconnaissent au premier coup d’œil. Parle donc, quedésires-tu ?
– D’abord, que l’on m’ôte ces cordes quime donnent l’air d’un galérien.
– C’est trop juste, dit le capitaine.Déliez le prisonnier.
Deux hommes s’avancèrent ; mais Charless’était déjà élancé sur les mains du comte et leur avait rendu laliberté.
– Ah ! fit le comte en étendant lesbras et en se secouant sous son manteau, cela fait du bien, d’êtrelibre !
– Et maintenant ? demanda lecapitaine.
– Je voudrais commander le feu.
– Tu le commanderas. Ensuite ?
– Je voudrais faire parvenir un souvenirde moi à ma famille.
– Tu sais qu’il nous est défendu derecevoir des lettres des condamnés politiques ; toute autrechose, oui.
– Je ne veux point vous donner cesouci ; voici mon jeune compatriote Charles qui va, comme vousle lui avez permis, m’accompagner au lieu de l’exécution, et qui sechargera de remettre à ma famille non pas une lettre, mais un objetquelconque m’ayant appartenu, mon bonnet de police, parexemple !
Le comte avait nommé son bonnet de police avecla même insouciance qu’il eût nommé toute autre pièce de sonvêtement, de sorte que le capitaine ne fit pas plus de difficultépour admettre cette demande que pour les autres.
– C’est tout ? demanda-t-il.
– Ma foi oui, répondit le comte. Il étaittemps ; je commence à avoir froid aux pieds, et le froid auxpieds est ce que je déteste le plus au monde. En route donc,capitaine, en route ; car vous venez avec nous, jeprésume.
– C’est mon devoir.
Le comte salua, serra en riant la main dupetit Charles, et interrogea des yeux le capitaine pour savoir dequel côté il fallait se diriger.
Le capitaine prit la tête de colonne endisant :
– Par ici.
On le suivit.
On passa sous une poterne, puis on entra dansune seconde cour, sur les remparts de laquelle on voyait sepromener des sentinelles.
Au fond se dressait un grand mur qui, àhauteur d’homme, semblait criblé de mitraille.
– Ah ! voilà ! dit leprisonnier.
Et il se dirigea de lui-même vers le mur.
À quatre pas du mur, il s’arrêta.
– Nous y sommes, dit le capitaine.Greffier, lisez au condamné son jugement.
Après la lecture, le comte fit un signe detête comme pour en reconnaître la justice.
Puis :
– Pardon, capitaine, dit-il, j’ai deuxmots à me dire à moi-même.
Les soldats et le capitaine lui-mêmes’éloignèrent de lui.
Il mit le coude de son bras droit dans sa maingauche, appuya son front dans sa main droite, ferma les yeux etresta immobile, remuant les lèvres, mais sans que l’on entendîtaucune parole sortir de sa bouche.
Il priait.
Il y a autour de l’homme qui va mourir et quiprie une espèce d’émanation sainte que les plus incrédulesrespectent. Pas un mot, pas une plaisanterie, pas un rire netroubla donc ce dernier entretien du comte avec Dieu.
Puis il redressa son front, son visage étaitsouriant ; il embrassa son jeune compatriote, et, commeCharles Ier, sa dernière recommandation fut :
– Souviens-toi !
Charles inclina la tête en pleurant.
Alors, d’une voix ferme :
– Attention ! dit le condamné.
Les soldats prirent leur place sur deux rangs,à dix pas de lui, Charles et le capitaine se rangeant chacun d’uncôté.
Le condamné, comme s’il n’eût point voulucommander le feu la tête couverte, prit son bonnet de police et lejeta comme au hasard.
Il tomba aux pieds de Charles.
– Vous y êtes ? demanda lecomte.
– Oui, répondirent les soldats.
– Apprêtez armes !… En joue !…Feu !… Vive le r… !
Il n’eut pas le temps d’achever ; unedétonation se fit entendre ; sept balles lui avaient traverséla poitrine.
Il tomba la face contre terre.
Charles ramassa le bonnet de police, le mitsur sa poitrine et boutonna sa veste par-dessus.
En le mettant sur sa poitrine, il s’étaitassuré que la lettre y était toujours.
Un quart d’heure après, le soldat de plantonl’introduisait dans le cabinet du citoyen général Pichegru.
Pichegru va tenir une place si importante dansla première partie de l’histoire que nous racontons, que nousdevons fixer les yeux de nos lecteurs sur lui avec plus d’attentionque nous ne l’avons fait jusqu’ici sur les personnages secondairesque les besoins de notre exposition nous ont forcé de mettre enscène.
Charles Pichegru était né le 16 février 1761,au village des Planches, près d’Arbois.
Sa famille était pauvre et rustique ;connus depuis trois ou quatre cents ans pour d’honnêtesjournaliers, ses aïeux tiraient leur nom du travail qu’ilsaccomplissaient. Ils tiraient le gru ou la graine avec lepic ou le hoyau ; de ces deux noms pic etgru, on en avait fait un seul, Pichegru.
Pichegru, chez lequel on avait reconnu lesprécoces dispositions qui font l’homme distingué, commença sonéducation aux Minimes d’Arbois, qui, voyant ses progrès rapides enmathématiques surtout, l’envoyèrent avec le Père Patrault, l’un deleurs professeurs, au Collège de Brienne. Pichegru y fit de telsprogrès, qu’au bout de deux ans il était nommé répétiteur. À cetteépoque, toute son ambition était d’être moine ; mais le PèrePatrault, qui devina Napoléon, vit clair dans Pichegru ; il leforça en quelque sorte de se tourner vers l’état militaire.
Cédant à son conseil, Pichegru s’engagea, en1783, dans le premier régiment d’artillerie à pied, où, grâce à sonincontestable mérite, il devint promptement adjudant, grade danslequel il fit la première guerre d’Amérique.
De retour en France, il embrassa avec ardeurles principes de 1789, et il présidait la Société populaire deBesançon, lorsque passa par la ville un bataillon de volontaires duGard, qui le choisit pour son commandant.
Deux mois après, Pichegru était général enchef de l’armée du Rhin.
M. de Narbonne, ministre de laGuerre en 1789, l’ayant vu disparaître tout à coup, demanda un jouren parlant de lui :
– Qu’est donc devenu ce jeune officierdevant lequel les colonels étaient tentés de parler chapeaubas ?
Ce jeune officier était devenu commandant enchef de l’armée du Rhin, ce qui ne l’avait pas rendu plus fier.
Et, en effet, l’avancement rapide de Pichegru,sa haute éducation, le rang élevé qu’il occupait dans l’armée,n’avaient absolument rien changé à la simplicité de son cœur.Sous-officier, il avait eu une maîtresse et l’avait toujoursgardée ; elle se nommait Rose, elle avait trente ans, elleétait ouvrière en robes, peu jolie et boitait.
Elle habitait Besançon.
Une fois par semaine, elle écrivait augénéral, n’oubliant jamais sa condition inférieure, et, malgré laloi qui ordonnait aux bons citoyens de se tutoyer, si bonnecitoyenne qu’elle fût, lui ayant toujours dit« vous ».
Ces lettres étaient pleines de bons conseilset de tendres avis ; elle conseillait au général en chef de nepas se laisser éblouir par la fortune et de resterCharlot, comme il était à son village ; elle luiconseillait l’économie, non pas pour elle, Dieu merci, son état lanourrissait : elle avait fait six robes pour la femme d’unreprésentant, elle en coupait six autres pour celle d’un général,elle avait devant elle trois pièces d’or qui représentaient quinzeou seize cents francs en assignats ; mais pour ses parents àlui, qui étaient pauvres. Pichegru, à quelque affaire qu’il fûtoccupé, lisait toujours ses lettres en les recevant, les serraitsoigneusement dans son portefeuille et disait, d’un airattendri :
– Pauvre et excellente fille, c’estcependant moi qui lui ai appris l’orthographe.
Que l’on nous permette de nous étendre sur cesdétails ; nous allons avoir à mettre en scène et à faire agirdes hommes qui ont fixé plus ou moins longtemps sur eux les yeux del’Europe ; qui ont été loués ou calomniés selon le besoin queles partis avaient de les élever ou de les abaisser ; ceshommes, les historiens les ont jugés eux-mêmes avec une certainelégèreté, grâce à l’habitude qu’ils ont d’accepter des opinionstoutes faites ; mais il n’en est pas de même pour leromancier, contraint de descendre aux moindres détails, parce quedans le moindre détail il trouve quelquefois le fil qui doit leguider dans le plus inextricable de tous les labyrinthes, celui ducœur humain ; nous oserons donc dire qu’en les faisant vivre àla fois de la vie privée que négligent complètement les historiens,et de la vie publique sur laquelle ceux-ci s’appesantissent trop,quoiqu’elle ne soit souvent que le masque de l’autre, nous feronspasser pour la première fois sous les yeux de nos lecteurs cesillustres morts que les passions politiques jettent aux mains de laCalomnie en la chargeant de les ensevelir.
Ainsi nous avons vu, dans les historiens,Pichegru trahir la France pour le gouvernement de l’Alsace, lecordon rouge, le château de Chambord, son parc et sesdépendances ; douze pièces de canon ; un million d’argentcomptant ; deux cent mille francs de rente, réversibles parmoitié sur la tête de sa femme, et cinq mille sur celle de chacunde ses enfants ; enfin, pour la terre d’Arbois, portant le nomde Pichegru, et qui serait exemptée d’impôts pendant dix ans.
La première réponse matérielle à cetteaccusation est d’abord que Pichegru, n’ayant jamais été marié, n’aeu, par conséquent, ni femme ni enfants de l’avenir desquels il aiteu à s’occuper ; la réponse morale est de montrer Pichegrudans sa vie privée, afin que l’on voie quels étaient ses besoins etson ambition.
Rose, on l’a vu, faisait à son amant deuxrecommandations : de faire des économies pour sa famille et derester le bon et simple Chariot qu’il avait toujours été.
Pichegru recevait en campagne une sommequotidienne de cent cinquante francs en assignats ; lesappointements du mois arrivaient tous les premiers du mois engrandes feuilles divisées par compartiments. On mettait le cahierd’assignats sur la table avec des ciseaux à côté ; chaquejour, on coupait pour les besoins du jour, et coupait quivoulait ; rarement le cahier durait autant que le mois ;quand il finissait le 24 ou le 25, ce qui arrivait souvent, chacuns’arrangeait comme il pouvait pour les derniers jours.
Un de ses secrétaires écrivait en parlant delui : « Ce grand mathématicien de Brienne était incapablede régler en monnaie courante le compte d’une blanchisseuse. »Et il ajoutait : « Un empire aurait été trop petit pourson génie ; une métairie trop grande pour sonindolence. »
Quant à rester le bon Chariot, commele lui recommandait Rose, on va juger s’il avait besoin de cetterecommandation.
Deux ou trois ans après l’époque que nousessayons de peindre, Pichegru, au comble de sa popularité, rentrantdans sa Franche-Comté bien-aimée pour revoir son village dePlanches, fut arrêté à l’entrée d’Arbois, sous un arc de triomphe,par une députation qui venait le complimenter et l’inviter à undîner d’apparat et à un grand bal.
Pichegru écouta l’orateur en souriant, et,quand il eut fini :
– Mon cher compatriote, dit-il auprésident de la députation, je n’ai qu’un très petit nombred’heures à passer dans mon pays natal, et je les dois presquetoutes à mes parents des villages voisins ; si l’amitié quinous lie m’entraînait à trahir mes devoirs de famille, vous m’enblâmeriez les premiers, et vous auriez raison ; vous venezcependant me proposer un dîner et un bal ; quoique j’aie perdudepuis longtemps l’habitude de ces plaisirs, j’y participeraisvolontiers. Je serais heureux de vider en si bonne compagniequelques verres de notre excellent vin nouveau et de voir danserles jeunes filles d’Arbois, qui doivent être bien jolies si ellesressemblent à leurs mères. Mais un soldat n’a que sa parole, et jevous jure sur l’honneur que je suis retenu ; j’ai promis il ya longtemps, à Barbier le vigneron, de faire avec lui mon premierrepas quand je reviendrais au pays, et, en conscience, d’ici aucoucher du soleil, je n’en puis faire deux.
– Mais, répondit le président, il mesemble, mon général, qu’il y aurait un moyen de concilier leschoses.
– Lequel ?
– Ce serait d’inviter Barbier à dîneravec vous.
– En faisant ainsi, et s’il y consent, jene demande pas mieux, dit Pichegru, mais je doute qu’il y consente.À-t-il toujours cet air mélancolique et farouche qui lui avait faitdonner le nom de Barbier le Désespéré ?
– Plus que jamais, mon général.
– Eh bien ! je vais le cherchermoi-même, dit Pichegru, car je pense qu’il ne faudra pas moins quemon influence sur lui pour le déterminer à être des nôtres.
– Eh bien ! général, nous voussuivons, dirent les députés.
– Venez, dit Pichegru.
Et l’on se mit à la recherche de Barbier leDésespéré, pauvre vigneron qui, pour toute fortune, possédait unecentaine de ceps de vigne, et qui arrosait de leurs produits unemauvaise croûte de pain noir.
On prit la promenade de la ville. Au bout dela promenade, le général s’arrêta devant un vieux tilleul.
– Citoyens, dit-il, conservez bien cetarbre et ne permettez jamais qu’on l’abatte. Là, un héros qui, aveccent cinquante hommes, avait défendu votre ville contre Biron ettoute l’armée royale, a subi le martyre. Ce héros s’appelait ClaudeMorel. Là, cette bête brute, nommée Biron, qui finit par mordre lamain qui l’avait nourri, le fit pendre. Quelques années après,c’était Biron, l’assassin de Claude Morel, qui, après avoir trahila France, chicanait sa vie au bourreau, et dont le bourreau étaitobligé de faire, par un miracle de force et d’adresse, sauter latête, en prenant, sans que le condamné le vît, son épée aux mainsdu valet.
Et, saluant l’arbre glorieux, il continuaitson chemin aux battements de mains de la foule quil’accompagnait.
Quelqu’un qui connaissait le gisement de lavigne de Barbier le Désespéré le découvrit au milieu des échalas etl’appela.
– Qui me demande ? cria-t-il.
– Charlot ! réponditl’interlocuteur.
– Quel Charlot ?
– Charlot Pichegru.
– Vous vous moquez de moi, dit levigneron.
Et il se remit à sarcler sa vigne.
– On se moque si peu de toi, que le voilàen personne.
– Eh ! Barbier ! cria Pichegruà son tour.
À cette voix bien connue, Barbier le Désespérése redressa, et, voyant un uniforme de général au milieu dugroupe :
– Ouais ! dit-il, est-ce que ceserait vraiment lui ?
Et, courant à travers les échalas, il arrivaau bord de la vigne, s’y arrêta pour s’assurer qu’il n’était pas lejouet d’une hallucination, et, ayant définitivement reconnu legénéral, accourut au-devant de lui et se jeta dans ses bras encriant :
– C’est donc toi, Charlot ! mon cherCharlot !
– C’est donc toi, mon chercamarade ! répondit Pichegru en le pressant sur son cœur.
Et tous deux, paysan et général, pleuraient àqui mieux mieux.
Tout le monde s’était écarté pour laisser cesdeux vieux amis pleurer du bonheur de se revoir.
Les premières tendresses échangées, leprésident s’approcha et exposa à Barbier le Désespéré le motif decette visite cérémonieusement faite au milieu des champs,c’est-à-dire dans la véritable maison du vendangeur.
Barbier regarda Pichegru pour savoir s’ildevait accepter. Pichegru fit signe de la tête que oui.
Le vigneron voulut au moins rentrer chez luipour mettre ses habits des dimanches ; mais le président, quiavait lu dans le poème de Berchoux l’opinion de ce fameuxgastronome sur les dîners réchauffés, ne lui en voulut pas laisserle temps, et l’on conduisit Pichegru et Barbier le Désespéré à lamairie, où le dîner attendait.
Pichegru plaça le président à sa droite, maisBarbier le Désespéré à sa gauche, ne parla en particulier qu’à lui,et ne le quitta qu’à son départ.
Que l’on nous pardonne cette longueparenthèse, ouverte à l’endroit d’un des hommes les plusremarquables de la Révolution. Ce regard jeté sur sa vie privéenous aidera à comprendre et à juger plus impartialement qu’on nel’a fait peut-être jusqu’aujourd’hui, l’homme politique qui va êtreun des personnages importants de cette première partie de notrelivre.
C’était à cet homme, destiné, si les divinitésfatales ne s’en mêlaient pas, à un immense avenir, que le jeuneCharles était recommandé.
C’était donc avec une émotion peut-être encoreplus grande que celle qu’il avait éprouvée en entrant chezSchneider et chez Saint-Just qu’il entrait dans la maison vaste,mais de simple apparence, où Pichegru avait établi son quartiergénéral.
– Le général est dans son cabinet, latroisième porte à droite, avait dit le soldat de service à la ported’une espèce de corridor.
Charles entra dans le corridor d’un pas assezferme, qui se ralentit, et dont le bruit diminua au fur et à mesurequ’il approchait de la porte à lui désignée.
Arrivé au seuil de cette porte entrouverte, ilput voir le général, les deux mains appuyées sur une grande tableet étudiant une carte d’Allemagne, bien sûr qu’il était qu’il netarderait pas à porter les hostilités de l’autre côté du Rhin.
« Pichegru paraissait plus vieux qu’iln’était, et sa conformation prêtait à cette erreur ; sataille, au-dessus de la moyenne, était solidement plantée sur deshanches vigoureuses. Il n’avait d’autre élégance que celle qui siedà la force. Il était large et ouvert de poitrine, quoique ayant ledos un peu voûté. Ses vastes épaules, qui soutenaient un cou ample,court et nerveux, lui donnaient quelque chose d’un athlète commeMilon, ou d’un gladiateur comme Spartacus. Son visage participait àcette forme quadrangulaire qui est assez propre aux Francs-Comtoisde bonne race. Ses os mandibulaires étaient énormes, son frontimmense et très épanoui vers les tempes dégarnies de cheveux. Sonnez était bien proportionné, coupé de la base à l’extrémité par unplan uni, qui formait une longue arête. Rien n’égalait la douceurde son regard, quand il n’avait pas de raison de le rendreimpérieux ou redoutable.
Si un grand artiste voulait exprimer sur unvisage humain l’impassibilité d’un demi-dieu, il faudrait qu’ilinventât la tête de Pichegru.
» Son mépris profond pour les hommes etpour les événements, sur lesquels il n’exprimait jamais son opinionqu’avec une ironie dédaigneuse, ajoutait encore à ce caractère.Pichegru servait loyalement l’ordre social qu’il avait trouvéétabli, parce que c’était sa mission ; mais il ne l’aimait paset ne pouvait pas l’aimer. Son cœur ne s’émouvait qu’à la penséed’un village où il espérait passer sa vieillesse. « Remplir satâche et se reposer, disait-il souvent, c’est toute la destinée del’homme. » [2]
Un mouvement que fit Charles dénonça saprésence ; Pichegru avait ce coup d’œil rapide et cetteoreille inquiète de l’homme dont la vie dépend souvent de l’ouïe oude la vue.
Il releva rapidement la tête et fixa sesgrands yeux sur l’enfant, mais avec une expression de bienveillancequi l’enhardit.
Il entra, et, en s’inclinant, lui remit salettre.
– Pour le citoyen général Pichegru, luidit-il.
– Tu m’as donc reconnu ? lui demandale général.
– Tout de suite, général.
– Mais tu ne m’as jamais vu.
– Mon père m’avait fait votreportrait.
Pendant ce temps, Pichegru avait ouvert lalettre.
– Comment ! lui dit-il, tu es lefils de mon brave et cher ami…
L’enfant ne le laissa point achever.
– Oui, citoyen général, dit-il.
– Il me dit qu’il te donne à moi.
– Reste à savoir si vous acceptez cecadeau.
– Que veux-tu que je fasse detoi ?
– Ce que vous voudrez.
– Je ne puis faire de toi un soldat, enconscience ; tu es trop jeune et trop faible.
– Général, je ne devais pas avoir lebonheur de vousvoir si tôt. Mon père m’avait donné une lettre pourun autre de ses amis qui devait me tenir au moins un an àStrasbourg et m’y faire apprendre le grec.
– Ce ne serait pas EulogeSchneider ? dit en riant Pichegru.
– Si fait.
– Eh bien ?
– Eh bien ! il a été arrêtéhier.
– Par quel ordre ?
– Par l’ordre de Saint-Just, et expédiéau Tribunal révolutionnaire de Paris.
– Encore un, en ce cas, à qui tu peuxfaire tes adieux. Et comment la chose est-elle arrivée ?
Charles lui raconta toute l’histoire deMlle de Brumpt. Pichegru écouta le jeune hommeavec le plus grand intérêt.
– En vérité, dit-il, il y a des créaturesqui déshonorent l’humanité : Saint-Just a bien fait. Et tun’as eu aucune éclaboussure au milieu de tout cela ?
– Oh ! moi, dit Charles, tout fierd’être à son âge le héros d’une aventure, j’étais en prison quandcela est arrivé.
– Comment ! en prison ?
– Oui, j’avais été arrêté la veille.
– Ils en sont arrivés à arrêter desenfants !
– C’est justement ce qui a mis Saint-Justsi fort en colère.
– Mais pourquoi as-tu étéarrêté ?
– Pour avoir donné avis à deux députés deBesançon qu’ils couraient des risques en restant à Strasbourg.
– À Dumont et à Ballu ?
– Justement.
– Ils sont à mon état-major, tu lesverras.
– Je les croyais retournés àBesançon ?
– En route, ils se sont ravisés.Ah ! c’est à toi qu’ils doivent l’avertissement qui leur aprobablement sauvé la tête ?
– Il paraît que j’ai eu tort, ditl’enfant en baissant les yeux.
– Tort ! Et qui t’a dit que tu avaistort de faire une bonne action en sauvant la vie de tonsemblable ?
– Saint-Just ! Mais il a ajoutéqu’il me pardonnait, attendu que la pitié était une vertu d’enfant,et il m’a cité son exemple ; le matin même, il avait, m’a-t-ildit, fait fusiller son meilleur ami.
Le visage de Pichegru se rembrunit.
– C’est vrai, dit-il, le trait a été misà l’ordre du jour de l’armée, et je dois même dire que, de quelquefaçon qu’on le juge, il a influé en bien sur le moral du soldat.Dieu me garde d’avoir à donner un pareil exemple ; car, je ledis hautement, je ne le donnerais pas. Eh ! que diable !nous sommes des Français, et non des Lacédémoniens. On pourra nousmettre un temps un masque sur le visage ; mais, un jour oul’autre, on lèvera le masque, et le visage sera le même ; ilaura quelques rides de plus, voilà tout.
– Eh bien ! général, pour en revenirà la lettre de mon père…
– C’est convenu, tu restes avecnous ; je t’attache comme secrétaire à l’état-major. Sais-tumonter à cheval ?
– Général, je dois avouer que je ne suispas un écuyer de première force.
– Tu apprendras. Tu es venu àpied ?
– Oui, de Bischwiller à ici.
– Et de Strasbourg àBischwiller ?
– Je suis venu en carriole avecMme Teutch.
– L’hôtesse de l’Auberge de laLanterne ?
– Et le sergent-major PierreAugereau.
– Et comment diable as-tu fait laconnaissance de Pierre Augereau, de ce brutal ?
– Il était le maître d’armes d’EugèneBeauharnais.
– Du fils du généralBeauharnais ?
– Oui.
– Encore un qui va expier ses victoiressur l’échafaud, dit Pichegru avec un soupir ; ils trouvent quela mitraille ne va pas assez vite. Mais alors, mon pauvre enfant,tu dois mourir de faim ?
– Oh ! quant à cela, dit Charles, jeviens de voir un spectacle qui m’a ôté l’appétit.
– Qu’as-tu vu ?
– J’ai vu fusiller un pauvre émigré denotre pays, que vous devez connaître.
– Le comte de Sainte-Hermine ?
– Justement.
– Ils ont guillotiné son père il y a huitmois, ils ont fusillé le fils aujourd’hui ; il reste deuxfrères.
Pichegru haussa les épaules.
– Que ne les fusillent-ils tous tout desuite ? continua-t-il. La famille entière y aura passé. As-tujamais vu guillotiner ?
– Non.
– Eh bien ! demain, si cela t’amuse,tu pourras t’en donner le plaisir : nous en avons une fournéede vingt-deux. Il y aura de tout, depuis les grosses épaulettesjusqu’aux palefreniers. Maintenant, occupons-nous de tonorganisation : elle ne sera pas longue.
Il montra à l’enfant un matelas étendu àterre.
– Voici mon lit, dit-il.
Il lui en montra un autre.
– Voici, continua-t-il, celui du citoyenReignac, secrétaire en chef de l’état-major.
Il sonna, le planton parut.
– Un matelas ! demanda legénéral.
Cinq minutes après, le planton rentrait,apportant un matelas.
Pichegru lui montra de la main où il devaitl’étendre.
– Et voilà le tien, dit-il.
Puis, ouvrant une armoire :
– Cette armoire est à toi, personne n’ymettra rien ; ne mets rien dans celles des autres ; commeton paquet n’est pas gros, elle te suffira, je l’espère. Si tu asquelque chose de précieux, porte-le sur toi, c’est le plussûr : non pas que tu risques d’être volé, mais tu risques del’oublier lorsque sonnera l’heure de quelque départ trop prompt,soit pour aller en avant, soit pour aller en arrière.
– Général, dit naïvement le jeune homme,je n’avais rien de précieux que la lettre de mon père pour vous, etje vous l’ai donnée.
– Alors, embrasse-moi, déballe toutes tespetites affaires ; moi, je retourne à ma carte.
Et comme, en effet, il se rapprochait de latable, il vit deux personnes qui causaient en face de la porte,dans le corridor.
– Eh ! dit-il, viens donc, citoyenBallu ! viens donc, citoyen Dumont ! je veux vous fairefaire connaissance avec un nouvel hôte qui m’arrive.
Et il leur désigna Charles ; mais, commetous les deux le regardaient sans le reconnaître :
– Chers compatriotes, leur dit-il,remerciez cet enfant ; c’est lui qui vous a fait passer l’avisgrâce auquel vous avez encore ce soir votre tête sur lesépaules.
– Charles ! s’écrièrent-ils tousdeux en même temps en l’embrassant et en le serrant sur leur cœur,nos femmes et nos enfants sauront ton nom pour l’aimer et lebénir.
Pendant que Charles répondait de son mieux àcette étreinte, un jeune homme de vingt à vingt-deux ans entrait,qui demandait en excellent latin à Pichegru s’il pouvait luiaccorder un quart d’heure d’entretien.
Pichegru, étonné de cette façon de l’aborder,lui répondit dans la même langue qu’il était tout à sadisposition.
Ouvrant la porte d’une petite chambre donnantdans la grande, il lui fit signe d’y entrer, et, lorsqu’il y futentré, l’y suivit ; devinant alors que cet homme avait uneconfidence importante à lui faire, il referma la porte derrièrelui.
Pichegru jeta un regard rapide etinvestigateur sur le nouveau venu ; mais, quelles que fussentl’acuité et la perspicacité de ce regard, il ne lui apprit pas mêmed’une façon positive à quelle nation il pouvait appartenir.
Sa mise était celle d’un voyageur pauvre qui abeaucoup marché et qui vient de faire une longue route. Il portaitun bonnet de poil de renard, une espèce de peau de chèvre, passéeau cou comme une blouse et serrée à la taille par une ceinture decuir ; les manches d’une chemise de laine rayée passaient parles ouvertures pratiquées à l’extrémité supérieure de cettecuirasse, dont le poil était tourné en dedans, et de longuesbottes, dont les semelles étaient en mauvais état, remontaientjusqu’au-dessus du genou.
Il n’y avait dans tout cela aucune indicationde nationalité.
Cependant, à ses cheveux blonds, à son œilbleu clair ferme jusqu’à la férocité, à sa moustache couleur delin, à son menton fortement accentué, à l’élargissement de sesmâchoires, Pichegru comprit qu’il devait se rattacher aux races duNord.
Le jeune homme se laissait regarder en silenceet semblait mettre au défi la perspicacité de Pichegru.
– Hongrois ou Russe ? demandaPichegru en français.
– Polonais ! lui réponditlaconiquement le jeune homme dans la même langue.
– Alors, exilé ? dit Pichegru.
– Pis que cela !
– Pauvre peuple ! si brave et simalheureux ! Et il tendit la main au banni.
– Attendez, dit le jeune homme ;avant de me faire cet honneur, il s’agit de savoir…
– Tout Polonais est brave ! ditPichegru ; tout exilé a droit à la poignée de main d’unpatriote.
Mais le Polonais semblait mettre un certainamour-propre à n’accepter cette courtoisie que lorsqu’il auraitprouvé qu’il en était digne.
Il tira un petit sachet de cuir qu’il portaitsur sa poitrine, comme les Napolitains portent leurs amulettes,l’ouvrit et en fit sortir un papier plié en quatre.
– Connaissez-vous Kosciusko ? dit lejeune homme.
Et ses yeux lancèrent un double éclair.
– Qui ne connaît pas le héros duDubienka ? fit Pichegru.
– Alors, lisez, fit le Polonais.
Et il lui remit le billet.
Pichegru le prit et lut :
Je recommande à tous les hommes luttantpour l’indépendance et la liberté de leur pays, ce brave, fils debrave, frère de brave.
Il était avec moi à Dubienka.
T. Kosciusko.
– Vous avez là un beau brevet de courage,monsieur, dit Pichegru ; voulez-vous me faire l’honneur d’êtremon aide de camp ?
– Je ne vous rendrais pas assez deservices et je me vengerais mal ; or, ce qu’il me faut, c’estla vengeance.
– Et quels sont ceux dont vous avez àvous plaindre ; sont-ce les Russes, les Autrichiens ou lesPrussiens ?
– De tous trois, puisque tous troisoppriment et dévorent la malheureuse Pologne ; mais j’en veuxplus particulièrement à la Prusse.
– D’où êtes-vous ?
– De Dantzig ; je suis du sang decette vieille race polonaise qui, après l’avoir perdue en 1308, lareconquit en 1454 et la défendit contre Étienne Battori en 1575.Depuis ce jour, Dantzig renferma un parti polonais toujours prêt àse soulever, et qui se souleva au premier appel de Kosciusko ;mon frère, mon père et moi saisîmes un fusil et nous rangeâmes sousses ordres.
» C’est ainsi que nous nous trouvâmes,mon frère, mon père et moi, faire partie des quatre mille hommesqui défendirent pendant cinq jours, contre seize mille Russes, lefort de Dubienka, que nous n’avions eu que vingt-quatre heures pourfortifier.
» Quelque temps après, Stanislas céda àla volonté de Catherine. Kosciusko, ne voulant pas se faire lecomplice de l’amant de la tsarine, donna sa démission, et monfrère, mon père et moi revînmes à Dantzig, où je repris mesétudes.
» Un matin, nous apprîmes que Dantzigétait cédée à la Prusse.
» Nous étions deux ou trois millepatriotes qui protestâmes d’une main et qui reprîmes nos fusils del’autre ; cet écartèlement de notre patrie, cette chèrePologne démembrée, nous paraissaient devoir appeler, après laprotestation morale, la protestation matérielle, cette protestationdu sang dont il faut de temps en temps arroser les nationalitéspour que les nationalités ne meurent pas ; nous allâmesau-devant du corps prussien qui venait pour s’emparer de laville ; il était de dix mille hommes, et nous étions dix-huitcents.
» Mille de nous restèrent sur le champ debataille.
» Dans les trois jours qui suivirent,trois cents moururent de leurs blessures.
» Cinq cents restaient.
» Tous étaient aussi coupables les unsque les autres, mais c’étaient de généreux adversaires que nosennemis.
» On nous divisa en trois catégories.
» La première avait le droit d’êtrefusillée.
» La deuxième était pendue.
» La troisième avait la vie sauve aprèsavoir reçu cinquante coups de baguette.
» On nous avait divisés selon nosforces.
» Les plus blessés avaient droit à lafusillade.
» Ceux dont les blessures étaient pluslégères devaient être pendus.
» Ceux qui étaient demeurés sains etsaufs devaient recevoir cinquante coups de bâton, afin qu’ilsconservassent toute leur vie le souvenir du châtiment qu’a méritétout ingrat qui refuse de se jeter dans les bras que lui ouvre laPrusse.
» Mon père mourant fut fusillé.
» Mon frère, qui avait seulement unecuisse cassée, fut pendu.
» Moi, qui n’avais qu’une égratignure àl’épaule, je reçus cinquante coups de bâton.
» Au quarantième, j’étais évanoui ;mais mes bourreaux étaient gens de conscience ; quoique je nesentisse plus les coups, ils en complétèrent le nombre et melaissèrent couché sur le lieu de l’exécution sans plus s’occuper demoi ; mon jugement portait que, les cinquante coups de bâtonreçus, j’étais libre.
» L’exécution avait eu lieu dans une descours de la citadelle ; quand je revins à moi, il étaitnuit ; je vis autour de moi beaucoup de corps inanimés quiressemblaient à des cadavres, et qui, comme je l’étais un instantauparavant, n’étaient probablement qu’évanouis. Je retrouvai meshabits ; mais, à l’exception de ma chemise, je ne pus lesremettre sur mes épaules sanglantes. Je les jetai sur mon bras etm’orientai. Une lumière brillait à cent pas de moi ; je pensaique c’était celle de l’officier gardien de la porte : jem’acheminai vers elle.
» L’officier gardien était sur le seuilde son guichet.
» – Votre nom ? me demanda-t-il.
» Je lui dis mon nom.
» Il consulta une liste.
» – Tenez, fit-il, voici votre feuille deroute.
» Je jetai les yeux dessus.
» Elle portait : Bon pour lafrontière.
» – Et je ne puis rentrer dansDantzig ? lui demandai-je.
» – Sous peine de mort.
» Je pensai à ma mère, déjà deux foisveuve, veuve de son mari, veuve de son enfant ; je poussai unsoupir, la recommandai à Dieu et me mis en chemin.
» Je n’avais pas d’argent ; mais parbonheur, dans une espèce de secret de mon portefeuille, j’avaissauvé le mot que Kosciusko m’avait donné en me quittant, et que jevous ai montré.
» Je pris ma route par Custrin,Francfort, Leipzig. Comme les marins voient l’étoile Polaire et seguident sur elle, moi, à l’horizon, je voyais la France, ce pharede la liberté, et je marchais à elle. Six semaines de faim, defatigues, de misères, d’humiliations, tout a été oublié quand,avant-hier, j’ai touché la terre sainte de l’indépendance, tout,excepté la vengeance.
» Je me suis jeté à genoux, et j’ai béniDieu de me sentir aussi fort que le crime dont j’ai été victime.Dans tous vos soldats, je voyais des frères, non pas en marchant àla conquête du monde, mais à la délivrance des peuplesopprimés ; un drapeau passa ; je m’élançai, demandant àl’officier la permission d’embrasser ce haillon sacré, symbole dela fraternité universelle ; l’officier hésitait.
» – Ah ! lui dis-je, je suisPolonais, je suis proscrit, je viens de faire trois cents lieuespour me joindre à vous. Ce drapeau, c’est le mien aussi ; j’aidroit de le presser contre mon cœur, d’y appuyer mes lèvres.
» Et, presque de force, je le pris et lebaisai en disant :
» – Sois toujours pur, resplendissant etglorieux, drapeau des vainqueurs de la Bastille, drapeau de Valmy,de Jemmapes et de Bercheim !
» Ô général, un instant je ne sentis plusla fatigue ; j’oubliai mes épaules meurtries sous l’ignoblebâton, mon frère suspendu au gibet infâme, mon père fusillé !…J’oubliai tout, même la vengeance.
» Aujourd’hui me voilà, je viens à vous,je suis instruit dans toutes les choses de science ; je parlecinq langues comme le français, je puis tour à tour me faire passerpour Allemand, Anglais, Russe ou Français. Je puis pénétrer soustous les déguisements dans les villes, dans les forteresses, dansles quartiers généraux ; je puis vous rendre compte de tout,sachant lever un plan ; aucun obstacle matériel nem’arrêtera : dix fois, étant enfant, j’ai traversé la Vistuleà la nage ; en somme, je ne suis pas un homme, je suis unechose ; je ne m’appelle plus Stephan Moïnjski, je m’appelle laVengeance !
– Et tu veux être espion ?
– Appelez-vous espion l’homme sans peurqui, par son intelligence, peut faire le plus de mal àl’ennemi ?
– Oui.
– Alors, je veux être espion.
– Tu risques, si tu es pris, d’êtrefusillé ; tu le sais ?
– Comme mon père.
– Ou pendu ?
– Comme mon frère.
– Le moins qui puisse t’arriver, c’estd’être bâtonné ; tu le sais encore ?
D’un mouvement rapide, Stephan ouvrit sonjustaucorps, en tira son bras, abaissa sa chemise et montra son doscouvert de sillons bleuâtres.
– Comme je l’ai été, dit-il en riant.
– Rappelle-toi que je t’offre une placedans l’armée comme lieutenant, ou près de moi comme officierinterprète !
– Et vous, citoyen général, rappelez-vousque, me trouvant indigne, je la refuse. En me condamnant, ils m’ontmis au-dessous de l’homme. Eh bien ! c’est d’en bas que je lesfrapperai !
– Soit ! maintenant, quedésires-tu ?
– De quoi acheter d’autres vêtements, etvos ordres.
Pichegru étendit la main et prit sur unechaise un cahier d’assignats et des ciseaux.
C’était la somme qu’il recevait tous les moispour ses dépenses au pied de guerre.
On n’était pas encore à moitié du mois, et lecahier était largement entamé.
Il y coupa la dépense de trois jours,c’est-à-dire quatre cent cinquante francs, et les donna àl’espion.
– Achète-toi des habits avec cela, luidit-il.
– C’est beaucoup trop, dit lePolonais ; les habits dont j’ai besoin sont des habits depaysan.
– Peut-être, du jour au lendemain,seras-tu obligé d’adopter un autre déguisement.
– C’est bien ! Vos ordres,maintenant ?
– Écoute bien ceci, dit Pichegru en luiposant la main sur l’épaule.
Le jeune homme écouta, l’œil fixé surPichegru ; on eût dit qu’il ne lui suffisait pas d’entendreses paroles, et qu’il voulait aussi les voir.
– Je suis prévenu, continua Pichegru, quel’armée de la Moselle, commandée par Hoche, va faire sa jonctionavec la mienne. Cette jonction faite, nous attaquerons Wœrth,Frœschwiller et Reichshoffen. Eh bien ! il me faut le chiffredes hommes et des canons qui défendent ces places, ainsi que lespositions les meilleures pour les attaquer ; tu seras aidé parla haine que nos paysans et nos bourgeois alsaciens portent auxPrussiens.
– Vous rendrai-je ces renseignementsici ? Les attendrez-vous ? Ou vous mettrez-vous encampagne pour aller au-devant de l’armée de la Moselle ?
– Dans trois ou quatre jours, il estprobable que tu entendras le canon du côté de Marschwiller, du côtéde Dawendorf ou d’Uberack ; viens me rejoindre où jeserai.
En ce moment, la porte de la grande chambres’ouvrit, et un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, portantl’uniforme de colonel, entra.
À ses cheveux blonds, à ses moustachesblondes, à son teint rose, il était facile de reconnaître un de cesIrlandais qui venaient prendre du service en France, et qui étaientd’autant plus nombreux que nous faisions ou que nous allions fairela guerre en Angleterre.
– Ah ! c’est vous, mon cherMacdonald, dit Pichegru en faisant un signe au jeune homme ;j’allais vous faire demander ; voici un de vos compatriotes,Anglais ou Écossais.
– Ni les Anglais ni les Écossais ne sontmes compatriotes, général, dit Macdonald : je suisIrlandais.
– Pardon, colonel, dit Pichegru en riant,je ne voulais pas vous blesser, je voulais dire qu’il ne parlaitqu’anglais, et que, comme je le parle fort mal, je voudrais savoirce qu’il désire.
– Rien de plus facile, dit Macdonald.
Et, s’adressant au jeune homme, il lui fitplusieurs questions auxquelles celui-ci répondit à l’instant mêmeet sans hésitation aucune.
– Il vous a dit ce qu’il désirait ?demanda Pichegru.
– Oui, parfaitement, réponditMacdonald : il désire une place dans les charrois ou dans lesvivres.
– Alors, dit Pichegru au Polonais, commec’est tout ce que je désirais savoir, faites ce que vous avez àfaire, et n’oubliez pas mes recommandations. – Voulez-vous luitraduire ces quelques mots que je viens de lui dire, mon cherMacdonald, vous me rendrez service.
Macdonald répéta en anglais, mot à mot, cequ’avait dit le général ; le faux Irlandais salua etsortit.
– Eh bien ! continua Pichegru,comment trouvez-vous qu’il parle anglais ?
– Admirablement, réponditMacdonald ; il a bien un petit accent qui me fait croire qu’iln’est né ni à Londres ni à Dublin, mais en province. Seulement, ilfaut être Anglais ou Irlandais pour s’en apercevoir.
– C’est tout ce que je voulais savoir,dit Pichegru en riant.
Et il rentra dans la grande chambre, suivi deMacdonald.
La plupart des officiers attachés au servicede Pichegru étaient en mission ou en reconnaissance lors del’arrivée de Charles au quartier général.
Le lendemain seulement, tous les ordres étantdonnés pour un prochain départ, et chacun étant de retour de samission, la table du déjeuner se trouva complète.
À cette table, outre le colonel Macdonald quenous avons déjà vu paraître, étaient assis quatre généraux debrigade, les citoyens Lieber, Boursier, Michaux et Hermann ;deux officiers d’état-major, les citoyens Gaume et Chaumette, etdeux aides de camp, les citoyens Doumerc et Abbatucci. Doumercétait capitaine de cavalerie. Il pouvait avoir de vingt-deux àvingt-trois ans ; il était né aux environs de Toulon ;c’était, sous le rapport physique, un des plus beaux hommes del’armée.
Quant au courage, il était de cette époque oùce n’était pas même un mérite d’être brave.
C’était, en outre, un de ces esprits charmantsqui égayaient la sérénité calme, mais froide, de Pichegru, lequelprenait rarement part à la conversation, et souriait pour ainsidire, de l’âme seulement.
Quant à Abbatucci, il était Corse ;envoyé à quinze ans à l’École militaire de Metz il était devenulieutenant d’artillerie en 1789 et capitaine en 1792. C’est avec cegrade qu’il était aide de camp de Pichegru.
C’était, lui aussi, un beau jeune homme devingt-trois ans, d’une intrépidité à toute épreuve. Svelte, adroitet vigoureux, au teint couleur de bronze, qui donnait à sa beautégrecque un cachet numismatique, lequel contrastait d’une étrangefaçon avec sa gaieté ingénue, expansive, presque enfantine, mais depeu de verve et d’éclat.
Rien de plus gai que ces repas de jeunes gens,quoique la table ressemblât fort aux tables de Lacédémone :malheur à ceux qui, retenus par quelque escarmouche de guerre oud’amour, arrivaient trop tard ; ceux-là trouvaient les platsnettoyés et les bouteilles vides, et mangeaient leur pain sec aumilieu des rires et des plaisanteries de leurs camarades.
Seulement, il n’y avait pas de semaine où uneplace ne restât pas vide au banquet. Le général la marquait, enpassant, d’un froncement de sourcils, et, d’un geste, faisaitdisparaître le couvert de l’absent.
L’absent était mort pour la patrie. On buvaità sa mémoire, et tout était dit.
Il y avait quelque chose d’une grandeursouveraine dans cette insouciance de la vie et jusque dans cerapide oubli de la mort.
La question qui préoccupait depuis quelquesjours tous Ces jeunes gens presque autant que celle danslaquelle ils étaient acteurs, c’était celle, infiniment grave, dusiège de Toulon.
Toulon, on se le rappelle, avait été livréeaux Anglais par l’amiral Trogoff, dont nous regrettons de neretrouver le nom dans aucun dictionnaire ; les noms destraîtres mériteraient pourtant d’être conservés.
M. Thiers, par patriotisme sans doute, enfaisait un Russe.
Hélas ! il était Breton.
Les premières nouvelles n’étaient pasrassurantes, et les jeunes gens, surtout les officiersd’artillerie, avaient ri de bon cœur du plan du général Cartaux,qui consistait dans les trois lignes suivantes : « Legénéral d’artillerie foudroiera Toulon pendant trois jours, au boutdesquels je l’attaquerai sur trois colonnes etl’enlèverai. »
Puis la nouvelle était arrivée que le généralDugommier avait remplacé Cartaux ; celui-là inspirait un peuplus de confiance ; mais, arrivé, il y a deux ans, de laMartinique, nommé général depuis dix-huit mois seulement, il étaitencore à peu près inconnu.
Puis enfin, la dernière nouvelle venue étaitque le siège avait commencé selon toutes les règles de lascience ; que l’artillerie surtout, conduite par un officierde mérite, rendait de grands services ; il en résultait quel’on attendait tous les jours Le Moniteur avecimpatience.
Il arriva vers la fin du déjeuner.
Le général le prit des mains du soldat deplanton, et, le jetant par-dessus la table à Charles :
– Tiens, citoyen secrétaire, lui dit-il,ceci rentre dans tes attributions ; cherche s’il y a quelquechose à l’endroit de Toulon.
Charles rougit jusqu’aux yeux, feuilletaLe Moniteur et s’arrêta à ces mots : Lettre dugénéral Dugommier, datée du quartier général d’Ollioules, 10frimaire, an II.
« Citoyen ministre, cette journée a étéchaude, mais heureuse ; depuis deux jours, une batterieessentielle faisait feu sur Malbousquet et inquiétait beaucoup ceposte et ses environs. Ce matin, à cinq heures, l’ennemi a fait unesortie vigoureuse qui l’a rendu maître d’abord de tous nosavant-postes de la gauche de cette batterie. À la premièrefusillade, nous nous sommes transportés avec célérité à l’ailegauche.
» Je trouvai presque toutes nos forces endéroute. Le général Garnier se plaignant de ce que ses troupesl’avaient abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de sereporter à la reprise de notre batterie. Je me mis à la tête dutroisième bataillon de l’Isère, pour me porter par un autre cheminà la même batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir :bientôt ce poste fut repris ; les ennemis, vivement repoussés,se replient de tous côtés, en laissant sur le terrain un grandnombre de morts et de blessés. Cette sortie enlève à leur arméeplus de douze cents hommes, tant tués que blessés et faitsprisonniers ; parmi ces derniers, plusieurs officiers d’ungrade supérieur, et enfin leur général en chef, O’Hara, blessé d’uncoup de feu au bras droit.
» Les deux généraux devaient être touchésdans cette action, car j’ai reçu deux fortes contusions, dont uneau bras droit et l’autre à l’épaule, mais sans danger. Après avoirrenvoyé vivement l’ennemi d’où il venait, nos républicains, par unélan courageux mais désordonné, ont marché vers Malbousquet, sousle feu vraiment formidable de ce fort. Ils ont enlevé les tentesd’un camp qu’ils avaient fait évacuer par leur intrépidité. Cetteaction, qui est un véritable triomphe pour les armes de laRépublique, est d’un excellent augure pour nos opérationsultérieures ; car que ne devons-nous pas attendre d’uneattaque concertée et bien mesurée, lorsque nous faisons si bien àl’improviste ?
» Je ne saurais trop louer la bonneconduite de tous ceux de nos frères d’armes qui ont voulu sebattre ; parmi ceux qui se sont le plus distingués et quim’ont le plus aidé à rallier et pousser en avant, ce sont lescitoyens Buona-Parte, commandant l’artillerie ; Aréna etCervoni, adjudants généraux.
» Dugommier, général en chef. »
– Buona-Parte ! ditPichegru, ce doit être un jeune Corse dont j’ai été le répétiteur,et qui annonçait de grandes dispositions pour lesmathématiques.
– En effet, dit Abbatucci, il y a àAjaccio une famille Buonaparte, dont le chef, Charles deBuonaparte, a été aide de camp de Paoli ; ils doivent mêmeêtre nos cousins d’assez près, ces Buonaparte.
– Pardieu ! vous êtes tous cousinsen Corse ! dit Doumerc.
– Si c’est mon Buonaparte à moi, repritPichegru, ce doit être un jeune homme de cinq pieds un ou deuxpouces, tout au plus, aux cheveux plats collés aux tempes, qui nesavait pas un mot de français quand il est arrivé à Brienne, un peumisanthrope, solitaire, grand ennemi de la réunion de la Corse à laFrance, grand admirateur de Paoli, et qui en deux ou trois ansavait appris du Père Patrault… – tiens, Charles, le même qui fut leprotecteur de ton ami Euloge Schneider !… – tout ce que lePère Patrault pouvait savoir et, par conséquent, apprendre.
– Seulement, continua Abbatucci, le nomne s’écrit pas comme l’écrit Le Moniteur, qui le coupe parla moitié ; il s’écrit tout simplementBuonaparte.
On en était là de la conversation, lorsqu’unebruyante rumeur s’éleva, et que l’on vit courir tout le monde ducôté de la rue de Strasbourg.
On était si près de l’ennemi, que l’ons’attendait à tout moment à une surprise. Chacun commença d’abordpar sauter sur son sabre. Doumerc, plus rapproché que les autres dela fenêtre, sauta, non seulement sur son sabre, mais dans la rue,et courut jusqu’à une courbe, de laquelle il pouvait apercevoir cequi se passait dans toute sa longueur ; mais, arrivé là, ilfit de la tête et des épaules un signe de désappointement, etrevint vers ses compagnons, à pas lents, la tête basse.
– Qu’y a-t-il ? demandaPichegru.
– Rien, mon général, c’est ce malheureuxEisemberg et son état-major que l’on va guillotiner.
– Mais, dit Pichegru, ne vont-ils pasdirectement à la citadelle ? Jusqu’à présent, on nous avaitépargné ce spectacle !
– C’est vrai, général ; mais on arésolu de frapper un coup qui retentisse jusqu’au cœur de l’armée.Le massacre d’un général et d’un état-major sont d’un si bonexemple pour un autre général et un autre état-major, qu’on a jugéà propos de vous faire, ainsi qu’à nous, les honneurs de cespectacle instructif.
– Mais, hasarda timidement Charles, ce nesont pas des cris que j’entends, ce sont des éclats de rire.
Un soldat passait, venant du côté ducortège ; le général le connaissait comme étant du villaged’Arbois. C’était un chasseur au 8e régiment, nomméFalou.
Le général l’appela par son nom.
Le chasseur s’arrêta court, regardant quil’appelait, pivota vers son général et porta la main à soncolback.
– Viens ici, dit le général.
Le chasseur s’approcha.
– Qu’ont-ils donc à rire ? demandaPichegru. Est-ce que la populace insulte les condamnés ?
– Bien au contraire, mon général, on lesplaint.
– Mais, alors, que signifient ces éclatsde rire ?
– C’est pas leur faute, mon général, ilferait rire une borne, quoi !
– Qui cela ?
– Le chirurgien Figeac qu’on vaguillotiner ; il leur dit du haut de la charrette tant defarces que les condamnés eux-mêmes se tordent de rire.
Le général et les convives se regardèrent.
– Le moment me paraît cependant assez malchoisi pour être gai, dit Pichegru.
– Eh bien ! il paraît qu’il a trouvéun côté risible à la mort.
Et, en effet, en ce moment, on commençait àapercevoir l’avant-garde du funèbre cortège, qui s’en donnait àcœur joie de rire ; non pas d’un rire insultant et sauvage,mais naturel et même sympathique.
Presque aussitôt on aperçut l’immensecharrette qui conduisait à la mort les vingt-deux condamnésattachés deux à deux. Pichegru fit un pas en arrière ; maisEisemberg l’appela d’une voix forte et par son nom.
Pichegru resta cloué à sa place.
Figeac, voyant qu’Eisemberg voulait parler, setut ; les rires qui l’escortaient s’éteignirent. Eisemberg sefit faire place, traînant avec lui celui auquel il était attaché,et, du haut de la charrette :
– Pichegru ! dit-il, reste etécoute-moi.
Ceux des jeunes gens qui avaient leur chapeauou le bonnet de police sur la tête se découvraient ; Falou secolla contre la fenêtre, la main fixée à son colback.
– Pichegru ! dit le malheureuxgénéral, je vais à la mort et te laisse avec plaisir au faîte deshonneurs où ton courage t’a porté ; je sais que ton cœur rendjustice à ma loyauté trahie par le sort de la guerre, et que tu assecrètement pitié de mon malheur. Je voudrais pouvoir te prédire,en te quittant, une fin meilleure que la mienne ; maisgarde-toi de cette espérance. Houchard, Custine sont morts, je vaismourir. Beauharnais va mourir, tu mourras comme nous. Le peupleauquel tu as dévoué ton bras n’est pas avare du sang de sesdéfenseurs, et si le fer de l’étranger t’épargne, sois tranquille,tu n’échapperas point à celui des bourreaux. Adieu, Pichegru !le Ciel te préserve de la jalousie des tyrans et de la faussejustice des assassins ; adieu, ami ! Marchez, vousautres !
Pichegru le salua de la main, ferma lafenêtre, rentra dans sa chambre, les bras croisés, la têteinclinée, comme si les paroles d’Eisemberg eussent pesé sur sonfront.
Puis, tout à coup, redressant la tête ets’adressant au groupe de jeunes gens qui, silencieux et immobiles,le regardaient :
– Qui de vous sait le grec ?demanda-t-il. Je donne ma plus belle pipe de Cummer à celui qui medit quel est l’auteur grec qui parle des prophéties desmourants.
– Je sais un peu le grec, général, ditCharles, mais je ne fume pas du tout.
– Eh bien ! alors, sois tranquille,je te donnerai autre chose qui te fera plus de plaisir qu’unepipe.
– Eh bien ! général, c’estAristophane, répondit Charles, dans un passage qui, je crois, peutse traduire ainsi : « Les moribonds chenus ont l’espritdes sibylles. »
– Bravo ! dit Pichegru en luicaressant la joue de la main ; demain ou après, tu auras ceque je t’ai promis.
Puis, se retournant vers ses aides de camp etses officiers d’ordonnance :
– Allons, enfants, dit-il, je suis lasd’assister à toutes ces tueries ; nous quitterons Auenheimdans deux heures, nous tâcherons de porter nos avant-postes jusqu’àDrusenheim ; la mort est peu de chose partout, c’est unplaisir sur le champ de bataille. Battons-nous donc !
Au même moment, on remit à Pichegru unedépêche du gouvernement.
C’était l’ordre de faire sa jonction avecl’armée de la Moselle, et de regarder Hoche, qui commandait cettearmée, comme son supérieur.
Les deux armées, aussitôt la jonction faite,devaient ne point laisser de relâche à l’ennemi qu’elles n’eussentrepris les lignes de Wissembourg.
Il n’y avait rien à changer aux ordres donnés.Pichegru mit la dépêche dans sa poche, et, sachant que l’espionStephan l’attendait dans son cabinet pour recevoir ses dernièresinstructions, il y passa, en disant :
– Citoyens, tenez-vous prêts à partir àla première fanfare de la trompette et au premier roulement detambour.
Ce que venait de proposer Pichegru, c’était dereconquérir le terrain perdu par son prédécesseur, au combatd’Haguenau, qui avait suivi l’évacuation des lignes de Wissembourg.C’était alors que le général Carles avait été obligé de reporterson quartier général derrière la rivière, de Souffel àSchiltigheim, c’est-à-dire aux portes de Strasbourg.
C’était là que Pichegru, choisi surtout àcause de sa naissance plébéienne, avait repris l’armée et avait, àla suite de quelques opérations heureuses, porté son quartiergénéral jusqu’à Auenheim.
Par la même raison de naissance plébéienne,Hoche venait d’être nommé à l’armée de la Moselle, et il lui avaitété recommandé de combiner ses mouvements avec ceux dePichegru.
Le premier combat de quelque importance qu’illivra fut celui de Bercheim ; c’est là qu’avait été pris lecomte de Sainte-Hermine, dans une charge où son cheval avait ététué sous lui. Le prince de Condé avait son quartier général àBercheim, et Pichegru, voulant tâter les colonnes ennemies, tout enrefusant un combat général, avait fait attaquer cette position.
Repoussé d’abord, le lendemain il avaitrenouvelé l’attaque en envoyant contre le prince de Condé un corpsde tirailleurs divisé en petits pelotons. Ces tirailleurs, aprèsavoir longtemps inquiété les émigrés, se réunirent tout à coup à unsignal convenu, et, se formant en colonne, tombèrent sur le villagede Bercheim et s’en emparèrent ; mais les combats entreFrançais ne finissent pas ainsi. Le prince de Condé se tenait enarrière du village, avec les bataillons nobles composantl’infanterie de son corps d’armée ; il s’élance aussitôt àleur tête, attaque les républicains dans Bercheim et se rend maîtredu village. Pichegru envoie alors sa cavalerie pour soutenir sestirailleurs ; le prince ordonne à la sienne de charger, lesdeux corps s’abordent avec toute la violence de la haine ;mais l’avantage reste à la cavalerie émigrée, mieux montée que lanôtre ; les républicains se replient, abandonnant sept canonset neuf cents morts.
De leur côté, les émigrés ont perdu troiscents cavaliers et neuf cents fantassins. Le duc de Bourbon, filsdu prince de Condé, est atteint d’une balle au moment où ilattaquait Bercheim à la tête de sa cavalerie, et ses aides de campsont presque tous tués ou dangereusement blessés ; maisPichegru ne se tient point pour battu ; le surlendemain, ilfait attaquer les troupes du général Kleneau, qui occupent despostes voisins de Bercheim. Les ennemis plient au premierchoc ; mais le prince de Condé leur envoie un renfortd’émigrés, cavalerie et infanterie.
Le combat reprend plus acharné et se maintientquelque temps sans avantage ; enfin l’ennemi plie une secondefois, les troupes républicaines l’emportent ; l’ennemi seretire derrière Haguenau, le corps des émigrés français reste àdécouvert ; le prince de Condé juge qu’il serait imprudent decontinuer à tenir la position, il fait sa retraite en bon ordre, etderrière lui les républicains entrent dans Bercheim.
La nouvelle du succès arrive en même temps quecelle de l’échec ; l’impression de l’une fait oublier celle del’autre. Pichegru respire ; la ceinture de fer qui étouffaitStrasbourg s’est encore relâchée d’un cran.
Cette fois, Pichegru l’a dit, c’est plutôtpour s’éloigner d’Auenheim que pour accomplir une manœuvrestratégique que Pichegru s’est mis en marche. Cependant, comme, unjour ou l’autre, il faudra reprendre Haguenau, qui est au pouvoirdes Autrichiens, on attaquera en passant le village deDawendorf.
Une espèce de forêt en fer à cheval s’étendd’Auenheim à Dawendorf ; à huit heures du soir, par une sombremais belle nuit d’hiver, Pichegru donna l’ordre du départ ;Charles, sans être excellent cavalier, montait à cheval ; ille plaça paternellement au milieu de son état-major et lerecommanda à tous ses officiers ; on partit sans bruit ;il s’agissait de surprendre l’ennemi.
Le bataillon de l’Indre formaitl’avant-garde.
Dans la soirée, Pichegru avait fait explorerle bois, et il lui avait été répondu que le bois n’était pasgardé.
À deux heures du matin, on arriva dans le fonddu fer à cheval creusé par la plaine. Une épaisseur de forêt d’unelieue à peu près séparait les républicains du village deDawendorf.
Pichegru ordonna de faire halte et debivaquer.
Il était impossible de laisser les hommes sansfeu par une pareille nuit ; au risque d’être découvert,Pichegru autorisa les soldats à allumer des bûchers autour desquelson se groupa. Au reste, on n’avait que quatre heures à passerainsi.
Pendant toute la route, il avait eu l’œil surCharles, auquel on avait donné un cheval de trompette dont la selleau troussequin et aux fontes élevés, recouverte d’une schabraque depeau de mouton, offrait une base solide, même à un mauvaiscavalier ; mais il avait vu avec plaisir que son jeunesecrétaire s’était mis en selle sans hésiter et avait manœuvré soncheval avec une certaine aisance. Arrivé au campement, il luiapprit lui-même comment on dessellait son cheval, comment on lemettait au piquet, et comment de la selle on se faisait unoreiller.
Une bonne houppelande, que le général avait eule soin de faire mettre dans le portemanteau, servit à la fois àl’enfant de matelas et de couverture.
Charles, resté religieux au milieu de cetteépoque d’irréligion, fit sa prière muette et s’endormit avec lamême quiétude juvénile que lorsqu’il était dans sa chambre, àBesançon.
Des avant-postes placés dans le bois, dessentinelles placées sur les flancs, et qu’on relevait de demi-heureen demi-heure, veillaient à la sûreté de la petite armée.
Vers quatre heures, on fut réveillé par uncoup de feu tiré par une des sentinelles ; en un instant, toutle monde fut debout.
Pichegru jeta un regard du côté deCharles ; Charles avait couru à son cheval, avait tiré lespistolets des fontes et se tenait bravement à la droite du général,debout et un pistolet à chaque main.
Le général envoya une vingtaine d’hommes ducôté où le coup de fusil avait été tiré ; la sentinelle nes’étant pas repliée, il était probable qu’elle était tuée.
Mais, en approchant au pas de course du posteoù elle était placée, les vingt hommes entendirent les cris de lasentinelle qui les appelait à son aide ; ils doublèrent le paset virent, à leur approche, non pas des hommes, mais des animauxqui s’enfuyaient.
La sentinelle avait été attaquée par une bandede cinq ou six loups affamés qui avaient commencé par l’inquiéteren tournant autour d’elle, et qui, voyant son immobilité, s’étaientenhardis de plus en plus. Pour ne point être surpris par-derrière,le factionnaire s’était appuyé à un arbre, et, là, s’était défenduquelque temps en silence en dardant des coups de baïonnette ;mais, un loup ayant saisi la baïonnette avec ses dents, le soldatavait lâché le coup et lui avait brisé la tête.
Les loups, effrayés par la détonation,s’étaient d’abord éloignés ; mais, pressés par la faim, ilsétaient revenus autant peut-être pour manger leur camarade que pourattaquer la sentinelle. Leur mouvement de retour avait été sirapide, que le soldat n’avait pas eu le temps de recharger sonfusil. Il se défendait donc comme il pouvait et avait déjà étéatteint de deux ou trois morsures, lorsque ses camarades arrivèrentà son secours et firent fuir cet ennemi inattendu.
Le sous-lieutenant qui commandait les vingthommes laissa un poste de quatre hommes à la place de la sentinelleet revint au camp, ramenant comme trophée deux loups, un tué par laballe, l’autre d’un coup de baïonnette. Leurs peaux, admirablementfourrées à cause du grand froid, étaient destinées à faire destapis de pied au général.
On conduisit le soldat à Pichegru, qui lereçut avec un visage sévère, croyant que le coup de fusil étaitparti par maladresse ; mais son front se rembrunit biendavantage lorsqu’il apprit que c’était en se défendant contre desloups que le soldat avait fait feu.
– Sais-tu, lui dit-il, que je devrais tefaire fusiller pour avoir fait feu sur autre chose quel’ennemi ?
– Que devais-je donc faire,général ? lui demanda le pauvre diable, si naïvement que legénéral ne put s’empêcher de sourire.
– Tu devais te laisser manger jusqu’audernier morceau par les loups, plutôt que de tirer un coup de fusilqui pût donner l’éveil à l’ennemi, et qui, en tout cas, a donnél’alerte à l’armée.
– J’y ai bien pensé, mon général, et vousvoyez qu’ils avaient commencé, les gredins ! (Il montra sajoue et son bras ensanglantés.) Mais je me suis dit :« Faraud (c’est mon nom, général), si l’on t’a placé là, c’estde peur que l’ennemi n’y passe, et qu’on a compté sur toi pourl’empêcher de passer. »
– Eh bien ? demanda Pichegru.
– Eh bien ! moi mangé, général, rienn’empêchait plus l’ennemi de passer ; c’est ce qui m’adéterminé à faire feu ; la question de sûreté personnellen’est venue qu’après, parole d’honneur.
– Mais ce coup de feu, malheureux, il apu être entendu des avant-postes ennemis !
– Ne vous inquiétez pas de cela, mongénéral : ils l’auront pris pour un coup de fusil debraconnier !
– Tu es Parisien ?
– Oui, mais je fais partie du premierbataillon de l’Indre ; je me suis engagé volontairement à sonpassage à Paris.
– Eh bien ! Faraud, si j’ai unconseil à te donner, c’est de ne te représenter à moi qu’avec lesgalons de caporal, pour me faire oublier la faute de discipline quetu viens de commettre.
– Et que faut-il faire pour cela, mongénéral ?
– Il faut amener demain, ou plutôtaujourd’hui, à ton capitaine deux prisonniers prussiens.
– Soldats ou officiers, mongénéral ?
– Mieux vaudrait des officiers ;mais on se contentera de deux soldats.
– On fera son possible, mon général.
– Qui a de l’eau-de-vie ? demandaPichegru.
– Moi, dit Doumerc.
– Eh bien ! donne un coup à boire àce poltron, qui nous promet deux prisonniers pour demain.
– Et si j’allais n’en faire qu’un, mongénéral ?
– Tu ne serais caporal qu’à moitié, et tune porterais qu’un galon.
– Non, ça me ferait loucher ! Demainsoir, mon général, j’aurai les deux, ou vous pourrez dire :« Faraud est mort ! » À votre santé, mongénéral !
– Général, dit Charles à Pichegru, c’estavec ces mots-là que César a fait faire à ses Gaulois le tour dumonde !
L’armée était éveillée et demandait àmarcher ; il était près de cinq heures du matin ; legénéral donna l’ordre du départ, en faisant dire aux soldats quel’on déjeunerait à Dawendorf et qu’on aurait double rationd’eau-de-vie.
Les éclaireurs furent jetés en avant etenlevèrent en passant les sentinelles ; puis on déboucha dubois sur trois colonnes, dont l’une s’empara en passant deKaltenhausen, tandis que les deux autres, à droite et à gauche duvillage, traînant après elles leur artillerie légère, serépandirent dans la plaine et marchèrent droit sur Dawendorf.
L’ennemi avait été surpris dans Kaltenhausen,aussi son extrême avant-poste avait-il fait peu derésistance ; cependant, les quelques coups de fusil tirésavaient donné l’éveil à ceux de Dawendorf, que l’on vit de loinsortir et se ranger en bataille.
Une colline s’élevait à une demi-portée decanon du village ; le général mit son cheval au galop, et,suivi de son état-major, gagna le sommet du monticule, d’où ilpouvait embrasser le combat dans tous ses détails.
En partant, il donna l’ordre au colonelMacdonald de prendre le commandement du premier bataillon del’Indre, qui faisait tête de colonne, et de dégager l’ennemi deDawendorf.
Il garda près de lui le 8echasseurs pour se lancer au besoin sur l’ennemi, puis à ses piedsil fit établir une batterie de six pièces de huit.
Le bataillon de l’Indre, suivi du reste del’armée, stratégiquement espacé, marcha droit à l’ennemi. Desretranchements avaient été élevés en avant du village. Lorsque lesrépublicains n’en furent plus qu’à deux cents pas, Pichegru fit unsigne, et ses artilleurs couvrirent les ouvrages avancés del’ennemi d’une pluie de mitraille. Les Prussiens, de leur côté,répondirent par un feu bien nourri qui coucha par terre unecinquantaine d’hommes. Mais le brave bataillon qui formait lacolonne d’attaque prit le pas de course et, précédé de tamboursbattant la charge, aborda l’ennemi à la baïonnette.
Déjà troublé par la mitraille que faisaitpleuvoir sur lui le général, il abandonna les retranchementsextérieurs, et l’on vit nos soldats entrer presque pêle-mêle avecles Prussiens dans le village. Mais en même temps, de chaque côtéde ce même village, on vit paraître deux troupesconsidérables : c’était la cavalerie et l’infanterie desémigrés, commandées, la cavalerie par le prince de Condé, etl’infanterie par le duc de Bourbon. Ces deux troupes menaçaient deprendre en flanc le petit corps d’armée, rangé en bataille derrièrele bataillon de l’Indre, et dont une partie s’élançait déjà pour lesuivre.
Aussitôt Pichegru lança le capitaine Gaume, unde ses aides de camp, pour ordonner au général Michaud, quicommandait le centre, de se former en carré et de recevoir lacharge du prince de Condé sur ses baïonnettes.
Puis d’un autre côté, appelant Abbatucci, illui ordonna de se mettre à la tête du 2e régiment dechasseurs et de charger à fond l’infanterie des émigrés quand iljugerait que la mitraille de la batterie aurait mis un désordresuffisant dans ses lignes.
Du haut de la colline, où il se tenait ferme àcôté du général, Charles voyait à ses pieds Pichegru et le princede Condé, c’est-à-dire la République et la Contre-Révolution, jouerà ce terrible jeu d’échecs qu’on appelle la guerre.
Il vit le capitaine Gaume traverser au grandgalop l’espace vide qui s’étendait à gauche de la colline occupéepar Pichegru, pour aller porter l’ordre du général en chef àl’adjudant général Michaud, qui venait à l’instant même des’apercevoir que sa gauche était menacée par le prince de Condé, etqui ouvrait la bouche pour donner de son propre chef l’ordre quelui transmettait le capitaine Gaume.
D’un autre côté, c’est-à-dire à droite, il vitle capitaine Abbatucci prendre le commandement du 8e dechasseurs et descendre au trot la pente inclinée, tandis que troisbordées d’artillerie lâchées l’une sur l’autre fouillant la massed’infanterie qui s’apprêtait à nous attaquer.
Il y eut un mouvement d’hésitation dansl’infanterie émigrée ; Abbatucci en profita. Il ordonna demettre les sabres hors du fourreau, et, à l’instant même, six centslames étincelèrent aux premiers rayons du soleil levant.
Le duc de Bourbon ordonna à ses hommes de seformer en carré ; mais le désordre était trop grand, oul’ordre avait été donné trop tard. La charge arrivait comme unetrombe, et l’on vit tout à coup cavaliers et fantassins, mêlés,combattre corps à corps, tandis qu’au contraire, du côté opposé,l’adjudant général Michaud commandait le feu quand la cavalerieémigrée n’était plus qu’à vingt-cinq pas.
Il est impossible de rendre l’effet queproduisit cette décharge faite à bout portant ; plus de centcavaliers et autant de chevaux s’abattirent ; quelques-uns,emportés par leur course, vinrent rouler jusqu’au premier rang ducarré.
Le prince alla reformer sa cavalerie hors dela portée de la fusillade.
Au même instant, on vit reparaître, battant enretraite lentement, et cependant battant en retraite, le bataillonde l’Indre. Accueilli dans l’intérieur du village par une fusilladepartie de toutes les fenêtres des maisons, et par le feu de deuxpièces de canon en batterie sur la place, il avait été obligé derétrograder.
Le général envoya son quatrième aide de campChaumette s’informer, au triple galop, de ce qui se passait, enordonnant à Macdonald de s’arrêter et de tenir où il était.
Chaumette traversa le champ de bataille sousle double feu des républicains et de l’ennemi, et vint, à cent pasdes retranchements, accomplir la mission dont l’avait chargé legénéral en chef.
Macdonald répondit que non seulement il nebougerait pas d’où il était, mais qu’aussitôt que ses hommesallaient avoir repris haleine, il ferait une nouvelle tentativepour s’emparer de Dawendorf. Seulement, il eût désiré que, pourfaciliter cette rude tâche, on opérât sur le village une diversionquelconque.
Chaumette revint près du général ; ilétait si près du champ de bataille, qu’il fallait à peine quelquesminutes pour porter ses ordres et les rapporter.
– Prends vingt-cinq chasseurs et quatretrompettes à Abbatucci, lui dit Pichegru, tourne le village avectes vingt-cinq hommes, entre dans la rue opposée par laquellechargera Doumerc, fais sonner tes trompettes de toute leur force,pendant que Macdonald chargera ; ils se croiront pris entredeux feux et se rendront.
Chaumette redescendit la pente de la colline,pénétra jusqu’à Abbatucci, échangea deux mots avec lui, pritvingt-cinq hommes, en envoya un vingt-sixième donner l’ordre àMacdonald de charger, en le prévenant qu’il allait attaquerl’ennemi par-derrière. Au même instant, Macdonald leva son sabre,les tambours battirent la charge, et, au milieu d’une fusilladeterrible, il rentra tête baissée dans la place.
Presque en même temps, on entendit lestrompettes de Chaumette qui retentissaient à l’autre bout duvillage.
En ce moment la mêlée était générale ; leprince de Condé revenait sur Michaud et son bataillon carré ;l’infanterie émigrée battait en retraite devant le 8e dechasseurs et Abbatucci ; enfin Pichegru lançait la moitié desa réserve, quatre ou cinq cents hommes à peu près, à la suite dubataillon de l’Indre, et, pour le soutenir, gardait les quatre oucinq cents autres sous sa main en cas d’événement inattendu ;mais, en battant en retraite, l’infanterie des émigrés envoyait unedernière décharge non plus sur Abbatucci et ses chasseurs, mais surle groupe de la colline, dans lequel il était facile de reconnaîtrele général à son panache et à ses épaulettes d’or.
Deux hommes tombèrent ; le cheval dugénéral, frappé au poitrail, fit un bond. Charles poussa un soupiret se laissa aller sur la croupe de son cheval.
– Ah ! pauvre enfant, s’écriaPichegru. – Larrey ! Larrey !
Un jeune chirurgien de vingt-six à vingt-septans s’approcha. On soutint l’enfant sur son cheval, et, comme entombant il avait porté la main à sa poitrine, on ouvrit la veste.L’étonnement du général fut grand quand, entre le gilet et lachemise, on trouva un bonnet de police.
On secoua le bonnet de police, une balle entomba.
– Il est inutile de chercher plus loin,dit le chirurgien, la chemise est intacte, et il n’y a pas de sang.L’enfant est faible, la violence du coup a déterminél’évanouissement. Voilà, par ma foi, un bonnet de police qui n’eûtservi à rien s’il eût été à sa place, et qui sur la poitrine lui asauvé la vie ; donnez-lui une goutte d’eau-de-vie, celacessera.
– C’est étrange, dit Pichegru, c’est unbonnet de police de chasseur de l’armée de Condé.
En ce moment, Charles, à qui l’on avait appuyéune gourde sur la bouche, revenait à lui, et son premier mouvementen revenant à lui fut de chercher son bonnet de police. Il ouvraitla bouche pour le réclamer lorsqu’il l’aperçut aux mains dugénéral.
– Ah ! général, dit-il,pardonnez-moi !
– Sapristi ! tu as raison, car tunous as fait une belle peur.
– Oh ! pas de ceci, dit Charles ensouriant et en montrant d’un mouvement de tête le bonnet de policequi était entre ses mains.
– En effet, dit Pichegru, vousm’expliquerez cela.
Charles s’approcha du général et, à voixbasse :
– C’est celui de ce comte deSainte-Hermine, lui dit-il, du jeune émigré que j’ai vu fusiller,et qui, au moment de mourir, me l’a donné pour le remettre à safamille.
– Mais, dit Pichegru en le tâtant, il y aune lettre dans ce bonnet.
– Oui, général, pour son frère ; lepauvre garçon craignait qu’en la confiant à un étranger, ellen’arrivât pas à sa famille.
– Tandis qu’au contraire, en la confiantà un compatriote franc-comtois, il n’y avait rien à craindre,n’est-ce pas ?
– Ai-je eu tort, mon général ?
– On n’a jamais tort quand on remplit levœu d’un mourant, et surtout quand ce vœu est honorable. Je diraiplus, c’est un devoir sacré qu’il faut accomplir le plus tôtpossible.
– Mais comme cela, je ne retourne point àBesançon.
– En cherchant bien, peut-êtretrouverai-je un moyen de t’y envoyer.
– Ce n’est point parce que vous êtesmécontent de moi, n’est-ce pas, général, que vous m’enverrez àBesançon ? dit l’enfant les larmes aux yeux.
– Non, c’est une mission que je tedonnerai et qui prouvera à nos compatriotes que le Jura a un enfantde plus au service de la République. Maintenant, embrasse-moi etvoyons ce qui se passe là-bas.
Au bout de quelques instants, Charles,oubliant son propre accident, les yeux ramenés sur le champ debataille et sur la ville, haletant sous l’intérêt d’un pareilspectacle, toucha le général du bras, en lui montrant avec uneexclamation d’étonnement des hommes courant sur les toits, sautantpar les fenêtres et enjambant les murs des jardins pour gagner laplaine.
– Bon ! dit Pichegru, nous sommesmaîtres de la ville, et la journée est à nous.
Puis à Lieber, le seul qui restât près de luide tous ses officiers :
– Mets-toi à la tête de la réserve,dit-il, et empêche ces gens-là de se rallier.
Lieber se mit à la tête des quatre ou cinqcents hommes d’infanterie qui restaient, et descendit vers levillage au pas de course.
– Quant à nous, continua Pichegru, avecson calme ordinaire, allons voir dans la ville ce qui s’ypasse.
Et, accompagné seulement des vingt-cinq outrente hommes de cavalerie qui restaient de l’arrière-garde du8e de chasseurs, du général Boursier et de Charles, ilprit au grand trot le chemin de Dawendorf.
Charles jeta un dernier regard sur laplaine : l’ennemi fuyait de tous côtés.
C’était la première fois qu’il voyait uncombat ; il lui restait à voir un champ de bataille.
Il avait vu le côté poétique, le mouvement, lefeu, la fumée ; mais, d’où il était, la distance lui avaitcaché les détails.
Il allait voir le côté hideux, l’agonie,l’immobilité, la mort ; il allait entrer enfin dans lasanglante réalité.
Pendant les cinq ou six cents pas que lapetite troupe avait encore à faire, la plaine était complètementdémasquée.
Seulement, dans ce même espace, restaient lesblessés, les mourants et les morts.
À peine si le combat avait duré une heure etdemie, et plus de quinze cents hommes, amis ou ennemis, jonchaientle champ de bataille.
Charles approchait de la ligne tracée par lesmorts, avec une certaine appréhension ; au premier cadavre queson cheval rencontra, il renâcla et fit un écart qui faillitdésarçonner l’enfant ; le cheval de Pichegru, plus fermementmené, ou plus habitué peut-être à ce genre d’obstacle, sautaitpar-dessus ; mais il vint un moment où force fut au cheval deCharles d’imiter celui de Pichegru, et de passer par-dessus lesmorts.
Mais bientôt ce ne furent plus les cadavresqui impressionnèrent le plus vivement Charles ; ce furent lesmourants, qui, avec un effort suprême, essayaient, les uns des’écarter de la ligne suivie par les chevaux du général et de sonescorte, tandis que d’autres, horriblement mutilés, murmuraient enrâlant :
– Camarade, par pitié, achevez-moi,achevez-moi !
D’autres enfin, c’étaient les moins blessés,se soulevaient et, avec un reste de fierté, saluaient Pichegru et,agitant leur chapeau, criaient :
– Vive la République !
– Est-ce la première fois que tu vois unchamp de bataille ? demanda Pichegru.
– Non, général, répondit l’enfant.
– Et où l’as-tu donc vu ?
– Dans Tacite : celui de Teutbergavec Germanicus et Cécina.
– Ah ! oui, dit Pichegru, je merappelle : c’est avant d’arriver à la forêt que Germanicusretrouve l’aigle de la 19e légion perdue avec Varus.
– Et vous rappelez-vous encore, général,ce passage que je comprends parfaitement à cette heure ?« Toute l’armée fut saisie de pitié en songeant aux parents,aux amis, aux hasards de la guerre, à la destinée deshommes. »
– Oui, reprit Pichegru. « C’étaient,dit Tacite, au milieu de la clairière immense, des ossementsblanchissants, épars là où l’on avait fui, amoncelés là où l’onavait combattu ! » Oh ! s’écria Pichegru, jevoudrais me souvenir du texte latin qu’aucune traduction ne peutrendre ; attends ; Medio…
– Je me le rappelle, général, ditCharles : Medio campi albentia ossa ut fugerant, utresisterant.
– Bravo ! Charles, ditPichegru ; ton père m’a fait un véritable cadeau en t’envoyantà moi.
– Général, dit Charles, est-ce que vousn’allez pas donner des ordres pour que l’on porte du secours à cesmalheureux blessés ?
– Et ne vois-tu pas les chirurgiens quivont des uns aux autres avec ordre de ne faire aucune différenceentre les Prussiens et les Français ? Au moins, nous avonsgagné cela à dix-huit cents ans de civilisation, qu’on n’égorgeplus, comme aux temps d’Arnin et de Marbod, les prisonniers sur lesautels de Teutatès.
– Et, continua Charles, que les générauxvaincus ne sont point forcés, comme Varus, de se frapper eux-mêmes,infelice dextra.
– Trouves-tu, dit Pichegru en riant, quecela vaille beaucoup mieux pour eux d’être envoyés au Comitérévolutionnaire comme le pauvre Eisemberg, dont j’ai toujours latête devant les yeux et les paroles dans l’esprit ?
Tout en parlant ainsi, on était entré dans laville.
Là, peut-être, le spectacle était plusterrible encore, étant resserré ; on avait combattu de maisonen maison ; avant de fuir par les toits et par les fenêtres,les Prussiens et un bataillon d’émigrés surtout, restés dans laville, avaient fait une défense désespérée ; quand lescartouches avaient manqué, on avait fait arme de tout, et l’onavait jeté, par les fenêtres du premier et du second étage, sur lesassaillants, les armoires, les commodes, les canapés, chaises etjusqu’aux marbres des cheminées ; quelques-unes de ces maisonsbrûlaient, et, comme il n’y avait plus rien à brûler dedans, lespropriétaires ruinés, jugeant inutile d’éteindre le feu, lesregardaient brûler.
Pichegru donna des ordres pour que le feu fûtéteint partout où il pouvait l’être ; puis il s’achemina versla mairie, où d’habitude, en campagne, il prenait son logement.
Là, il reçut les rapports.
D’abord, en entrant dans la cour de la mairie,il aperçut un caisson soigneusement gardé ; ce caisson portaitl’écusson bleu aux trois fleurs de lis de France, et il avait étépris au logement de M. le prince de Condé.
L’ayant jugé d’importance, on l’avait conduità la mairie, où, comme nous l’avons dit, devait loger legénéral.
– C’est bien, dit Pichegru, le fourgonsera ouvert devant l’état-major.
Il descendit de cheval, monta l’escalier ets’établit dans la grande salle des délibérations.
Les officiers qui avaient pris part au combatarrivaient chacun à son tour.
Ce fut d’abord le capitaine Gaume ;désirant prendre part au combat, il était entré dans le carré formépar le général Michaud, et là, après trois charges aussivigoureuses qu’inutiles, il avait vu le prince de Condé se retirerpar un grand détour du côté de Haguenau, après avoir laissé deuxcents hommes environ sur le champ de bataille.
Le général Michaud veillait à la rentrée et aucasernement de ses soldats, et donnait des ordres pour que desrations de pain fussent confectionnées à Dawendorf et apportées desvillages voisins.
Puis Chaumette ; il avait, selon l’ordredu général, pris les vingt-cinq chasseurs et les quatre trompettes,et était entré par l’autre extrémité du village, sonnant la charge,comme s’il eût été à la tête de six cents hommes. La ruse avaitréussi. Les Prussiens et le petit corps d’émigrés qui défendaientla ville s’étaient crus attaqués en tête et en queue, et il enétait résulté cette fuite par les toits et par les fenêtresqu’avait vue Charles, et qu’il avait fait remarquer au général.
Puis Abbatucci, blessé à la joue d’un coup desabre et l’épaule démise. Le général avait pu voir avec quelmerveilleux courage il avait chargé à la tête de seschasseurs ; mais, arrivé au centre des Prussiens, là le combats’était engagé corps à corps, et les détails s’étaientconfondus.
Le cheval d’Abbatucci avait été tué d’uneballe dans la tête et s’était abattu. Pris sous lui, Abbatucciavait eu l’épaule démise et avait été blessé d’un coup de sabre. Uninstant, il s’était cru perdu, mais un gros de chasseurs l’avaitdégagé. Seulement, démonté au milieu de cette effroyable mêlée, ilcourait les plus grands dangers, lorsque ce même chasseur Falou,que les jeunes gens avaient interrogé l’avant-veille, à proposd’Eisemberg, lui avait amené un cheval qu’il venait de prendre à unofficier tué par lui. On n’a pas le temps de se faire de longscompliments en pareille circonstance ; d’une main Abbatuccis’était mis en selle et de l’autre avait offert sa bourse auchasseur. Celui-ci avait repoussé la main de son officier, et,entraîné par un flot de combattants, Abbatucci lui avaitcrié :
– Nous nous reverrons !
En conséquence, en entrant à la mairie, ildonna l’ordre qu’on cherchât de tous côtés le chasseur Falou.
Le jeune aide de camp avait tué à peu prèsdeux cents hommes à l’ennemi, et pris un drapeau.
Il avait eu huit ou dix hommes hors decombat.
Macdonald attendait qu’Abbatucci eût fait sonrapport pour commencer le sien.
À la tête du bataillon de l’Indre, c’était luiqui avait supporté le grand effort de la journée ; accueillid’abord par le feu des retranchements, il avait, les retranchementsfranchis, abordé la ville. Là, on sait comment il avait été reçu.Chaque maison s’était enflammée comme un volcan ; malgré lagrêle de balles qui décimait ses hommes, il avait continué demarcher en avant ; mais, en débouchant sur la grande rue, deuxpièces de canon en batterie les avaient couverts de mitraille à ladistance de cinq cents pas.
C’est alors que le bataillon de l’Indre avaitbattu en retraite et avait reparu en dehors de la ville.
Selon la parole qu’il avait donnée, Macdonald,après avoir fait souffler ses hommes, était rentré au pas decharge, et, animé par les trompettes du 8e de chasseursqui sonnaient à l’autre extrémité de la ville, il avait pénétréjusqu’à la grande place dans le dessein d’enclouer lespièces ; mais les chasseurs s’en étaient déjà emparés.
Dès lors, le village de Dawendorf fut ànous.
Outre les deux pièces de canon, un caisson auxfleurs de lis de France était, nous l’avons dit, tombé entre nosmains.
On sait que le général, dans la prévoyancequ’il contenait le trésor du prince de Condé, avait donné l’ordrequ’il ne fût ouvert que devant l’état-major.
Lieber arriva le dernier ; secondé deschasseurs d’Abbatucci, il avait poursuivi l’ennemi à plus d’unelieue et lui avait fait trois cents prisonniers.
La journée était bonne : on avait tué àl’ennemi mille hommes, et on lui avait fait cinq ou six centsprisonniers.
Larrey avait remis à Abbatucci son épauledémise.
L’état-major était au complet, on descenditdans la cour et l’on envoya chercher un serrurier.
Il y en avait un sur la place même de lamairie.
Il vint avec ses instruments.
En un instant, le couvercle du fourgonsauta : un de ses compartiments était plein de rouleaux quisimulaient de longues cartouches.
On en brisa une, ces cartouches étaient del’or.
Chaque rouleau contenait cent guinées ;deux mille cinq cents francs, à l’effigie du roi George. Il y avaittrois cent dix rouleaux, sept cent soixante-quinze millefrancs.
– Ma foi, dit Pichegru, cela tombe àmerveille, nous allons mettre la solde au courant. Vous êtes là,Estève ?
Estève était le payeur de l’armée du Rhin.
– Vous avez entendu ; combien est-ildû à nos hommes ?
– Cinq cent mille francs à peuprès ; d’ailleurs, je vous rendrai mes comptes.
– Prends cinq cent mille francs, citoyenEstève, dit en riant Pichegru, car je m’aperçois que la vue seulede l’or me rend mauvais citoyen, et que je te dis« vous » au lieu de « tu », et fais la paie àl’instant même. Tu prendras pour tes bureaux lerez-de-chaussée ; moi, je prends le premier étage.
On compta les cinq cent mille francs aucitoyen Estève.
– Maintenant, dit Pichegru, il y avingt-cinq mille francs à répartir dans le bataillon de l’Indre,qui a le plus souffert.
– C’est à peu près trente-neuf francs parhomme, dit le citoyen Estève.
– Tu garderas cinquante mille francs pourles besoins de l’armée.
– Et les deux cent mille francsrestants ?…
– Abbatucci les portera à la Conventionavec le drapeau que nous avons pris ; il est bon de montrer aumonde que les républicains ne se battent point pour de l’or.
» Montons, citoyens, continua Pichegru,et laissons Estève faire sa besogne !
Le valet de chambre de Pichegru, qui avait eule bon esprit de ne pas changer son titre de valet de chambrecontre celui d’officieux, et son nom de Leblanc contre celui deLerouge, avait, pendant ce temps, dressé la table du déjeuner etl’avait couverte de provisions apportées avec lui, précautionsqu’il n’était point inutile de prendre pour les cas assez fréquentsoù l’on passait, comme ce jour-là, du combat à la table.
Nos jeunes gens, fatigués, altérés, affamés,quelques-uns blessés même, n’étaient point insensibles à l’aspectde ce déjeuner dont ils avaient le plus grand besoin. Mais leshourras de satisfaction éclatèrent lorsqu’ils s’aperçurent qu’aunombre des bouteilles placées sur la table et dont la simplicité decostume dénonçait l’origine démocratique, se trouvaient sixbouteilles au collet d’argent, indiquant qu’elles appartenaient auxmeilleures maisons de Champagne.
Pichegru lui-même en fit la remarque, et, setournant vers le valet de chambre :
– Ah ! çà, Leblanc, lui dit-il avecsa familiarité militaire, c’est donc aujourd’hui ma fête ou latienne ? ou est-ce simplement pour fêter la victoire que nousvenons de remporter, que je trouve un pareil luxe de vin sur matable ? Sais-tu qu’il suffirait d’un rapport au Comité desalut public pour me faire couper le cou !
– Citoyen général, dit le valet dechambre, ce n’est rien de tout cela, quoique au bout du comptevotre victoire vaille bien la peine d’être célébrée, et que, lejour où vous avez pris sept cent cinquante mille francs à l’ennemi,vous pourriez bien, sans faire tort au gouvernement, boire pour unevingtaine de francs de vin de Champagne ; non, mettez-vous laconscience en repos, citoyen général, le vin de Champagne que vousboirez aujourd’hui ne coûte rien à vous ni à la République.
– J’espère bien, drôle, dit en riantPichegru, qu’il n’a pas été volé chez quelque marchand, ni pillédans quelque cave ?
– Non, général, c’est un donpatriotique.
– Un don patriotique ?
– Oui, du citoyen Fenouillot.
– Qu’est-ce que c’est que cela, lecitoyen Fenouillot ? Ce n’est pas l’avocat de Besançon ;il y a un Fenouillot, avocat à Besançon, n’est-ce pas,Charles ?
– Oui, répondit le jeune homme, c’estmême un grand ami de mon père.
– Il ne s’agit ni de Besançon, nid’avocat, dit Leblanc, qui, lui aussi, avait son franc-parler avecle général, mais du citoyen Fenouillot, commis voyageur de lamaison Fraissinet, de Châlons, lequel, en reconnaissance du serviceque vous lui avez rendu en le délivrant des mains de l’ennemi, vousenvoie, ou plutôt vous offre par mes mains, ces six bouteilles devin pour que vous les buviez à votre santé et au salut de laRépublique.
– Il était donc ici en même temps quel’ennemi, ton citoyen Fenouillot ?
– Certainement, puisqu’il étaitprisonnier, lui et ses échantillons.
– Vous entendez, général ? ditAbbatucci.
– Peut-être pourrait-il nous donner desrenseignements utiles, dit Doumerc.
– Et où loge-t-il, ton citoyenFenouillot ? demanda Pichegru à Leblanc.
– Ici, à l’hôtel qui touche à lamairie.
– Mets un couvert de plus… là, bien enface de moi, et va dire au citoyen Fenouillot que je le prie de mefaire l’honneur de venir déjeuner avec nous. Mettez-vous à vosplaces habituelles, messieurs, en l’attendant.
Les officiers se placèrent comme de coutume.Pichegru prit Charles à sa gauche.
Leblanc mit le couvert et sortit pour exécuterl’ordre du général.
Cinq minutes après, Leblanc rentrait ; ilavait trouvé le citoyen Fenouillot, la serviette au cou et prêt àse mettre à table ; mais le citoyen Fenouillot avait acceptéavec empressement l’invitation dont l’honorait le général.
En conséquence, il suivait le messager quil’était venu quérir.
Et, en effet, un instant après le retour deLeblanc, on frappa à la manière des francs-maçons.
Leblanc courut à la porte et l’ouvrit.
On vit alors paraître sur le seuil un homme detrente à trente-cinq ans, portant le costume civil de l’époque,sans exagération d’aristocratie ou de sans-culottisme ;c’est-à-dire avec le chapeau pointu à larges bords, la cravatelâche, le gilet à grands revers, l’habit brun à longs pans, laculotte serrée, de couleur claire, et les bottes à retroussis. Ilétait blond, avait les cheveux bouclés naturellement, les sourcilset les favoris bruns, se perdant sous le col de la cravate, desyeux d’une grande hardiesse, le nez large et les lèvres minces.
Au moment d’entrer dans la salle à manger, lenouveau venu eut comme un moment d’hésitation.
– Mais viens donc, citoyenFenouillot ! dit Pichegru, à qui ce mouvement, si faible qu’ilfût, n’échappa point.
– Ma foi, général, dit celui-ci d’un airdégagé, la chose en vaut si peu la peine, que j’ai hésité à croireque c’était à moi que s’adressait votre gracieuse invitation.
– Comment, la peine ? Savez-vousqu’avec mes cent cinquante francs par jour de solde en assignats,je serais trois jours sans manger si je me passais la fantaisie defaire une pareille débauche ? Asseyez-vous donc là en face demoi, citoyen, c’est votre place.
Les deux officiers qui devaient être lesvoisins du commis voyageur firent un mouvement pour reculer leurschaises et lui indiquer la sienne.
Le citoyen Fenouillot s’assit, le général jetaun coup d’œil rapide sur son linge très blanc et sur ses mains trèssoignées.
– Et vous dites donc que vous étiezprisonnier quand nous sommes entrés à Dawendorf ?
– Prisonnier ou à peu près,général ; je ne savais pas que la route de Haguenau fût aupouvoir de l’ennemi quand je fus arrêté par un parti de Prussiensqui s’apprêtait à vider mes échantillons sur la grande route ;par bonheur, un officier arriva qui me conduisit au général enchef ; je croyais n’avoir pas autre chose à craindre que laperte de mes cent cinquante bouteilles d’échantillons, et j’enétais d’avance consolé, lorsque le mot d’espion commença decirculer ; à ce mot-là, vous comprenez, général, que jecommençai de mon côté à dresser l’oreille, et, ne me souciant pasle moins du monde d’être fusillé, je me réclamai du chef desémigrés.
– Du prince de Condé ?
– Je me serais réclamé du diable, vouscomprenez bien ; on me conduisit au prince ; je luimontrai mes papiers, je répondis franchement à ses questions ;il goûta mon vin, il vit que ce n’était pas du vin de malhonnêtehomme et déclara à ses alliés, MM. les Prussiens, qu’en maqualité de Français, il me retenait comme son prisonnier.
– Et votre prison fut dure ? demandaAbbatucci, tandis que Pichegru regardait son hôte avec uneattention qui prouvait qu’il n’était pas loin de partager sur luil’opinion du général en chef prussien.
– Pas le moins du monde, répondit lecitoyen Fenouillot ; le prince et son fils avaient trouvé monvin bon, et ces messieurs me traitèrent avec une bienveillancepresque égale à la vôtre, quoique, je l’avoue, quand hier lanouvelle de la prise de Toulon est arrivée, n’ayant pu, comme bonFrançais, cacher ma joie, le prince, avec lequel j’avais l’honneurde causer en ce moment, me congédia de fort mauvaise humeur.
– Ah ! ah ! fit Pichegru,Toulon est donc définitivement repris aux Anglais ?
– Oui, général.
– Et quel jour Toulon a-t-il étépris ?
– Le 19.
– Nous sommes aujourd’hui le 21 ;impossible, que diable ! le prince de Condé n’a pas letélégraphe à sa disposition.
– Non, répondit le commis voyageur ;mais il a la poste aux pigeons, et les pigeons font seize lieues àl’heure ; en somme, la nouvelle est arrivée de Strasbourg,pays des pigeons, et j’ai vu aux mains du prince de Condé le petitbillet attaché à l’aile de l’oiseau, et qui contenait la nouvelle.Le billet était petit, mais écrit très fin, de sorte qu’il pouvaitrenfermer quelques détails.
– Et ces détails, lesconnaissez-vous ?
– Le 19, la ville s’était rendue ;le même jour, une partie de l’armée assiégeante y étaitentrée ; le même soir par ordre d’un commissaire de laConvention, l’on avait fusillé deux cent treize personnes.
– C’est tout ? il n’est pas questiond’un certain Buonaparte ?
– Si fait, on dit que c’est à lui que laprise de la ville est due.
– Toujours mon cousin ! ditAbbatucci en riant.
– Et mon élève, dit Pichegru. Ma foi,tant mieux ! la République a besoin d’hommes de génie pourfaire le contrepoids de misérables comme ce Fouché.
– Fouché ?
– N’est-ce point Fouché qui est entré àLyon à la suite des armées françaises et qui a fait fusiller deuxcent treize personnes, le premier jour de son entrée enfonctions ?
– Ah ! oui, à Lyon ; mais, àToulon, c’est le citoyen Barras.
– Et qu’est-ce que le citoyenBarras ?
– Mais un député du Var qui a pris dansl’Indre, où il a servi, des habitudes de nabab, et qui siège à laConvention avec les montagnards. En tout cas, il paraît que l’on vafusiller toute la population et raser la ville.
– Qu’ils rasent, qu’ils fusillent, ditPichegru ; plus ils raseront, plus ils fusilleront, plus viteils arriveront à la fin. Oh ! par ma foi, je préféreraisencore notre ancien Bon Dieu à l’Être suprême qui laisse faire depareilles horreurs !
– Et mon cousin Buonaparte, que dit-on delui ?
– On dit, reprit le citoyen Fenouillot,que c’est un jeune officier d’artillerie, ami de Robespierrejeune.
– Allons, général, dit Abbatucci, s’ilest si bien que cela en cour de jacobin, il fera son chemin et nousprotégera.
– À propos de protection, demanda lecitoyen Fenouillot, est-ce que c’est vrai, citoyen général, ce queme disait le duc de Bourbon en faisant un grand éloge devous ?
– Il est bien aimable, M. le duc deBourbon ! dit en riant Pichegru ; et que vousdisait-il ?
– Il me disait que c’était son père, leprince de Condé, qui vous avait donné votre premier grade.
– C’est vrai ! dit Pichegru.
– Comment cela ? demandèrentensemble trois ou quatre voix.
– Je servais comme simple soldat au corpsroyal d’artillerie, lorsqu’un jour le prince, qui était présent auxexercices du polygone de Besançon, s’approcha de la pièce qui luisemblait la mieux servie ; mais, dans le moment où lecanonnier l’écouvillonnait, le coup partit et lui emporta un bras.Le prince m’attribua cet accident en m’accusant d’avoir mal ferméla lumière avec le pouce. Je le laissai dire ; puis, pourtoute réponse, je lui montrai ma main ensanglantée. J’avais lepouce renversé, déchiré, presque détaché de la main. Tenez,continua Pichegru étendant la main, voici la cicatrice… Le prince,en effet, me fit sergent.
Le petit Charles, qui était près du général,lui prit la main comme s’il voulait regarder la blessure, et, d’unmouvement rapide, baisa la cicatrice.
– Eh bien ! que fais-tu donc ?lui demanda Pichegru en retirant vivement sa main.
– Moi ? Rien, dit Charles, je vousadmire !
En ce moment, la porte s’ouvrit et le chasseurFalou parut, conduit par deux de ses camarades.
– Pardon, mon capitaine, dit à Abbatucciun des deux soldats qui avaient amené Falou, mais vous avez dit quevous vouliez le voir, n’est-ce pas ?
– Sans doute, que j’ai dit que je voulaisle voir !
– Là, est-ce vrai ? dit lesoldat.
– Il faut bien que cela soit, puisque lecapitaine le dit.
– Imaginez-vous qu’il ne voulait pasvenir ; nous l’avons amené de force, quoi !
– Pourquoi ne voulais-tu pas venir ?demanda Abbatucci.
– Eh ! mon capitaine, parce que jeme doutais que c’était encore pour me dire des bêtises !
– Comment, pour te dire desbêtises ?
– Tenez, dit le chasseur, je vous en faisjuge, mon général.
– J’écoute, Falou.
– Tiens ! vous savez monnom !
Puis, se tournant vers ses deuxcamarades :
– Eh ! le général qui sait monnom !
– Je t’ai dit que j’écoutais ;voyons, reprit le général.
– Eh bien ! mon général, voilà ceque c’est : nous chargions, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Mon cheval fait un écart pour ne paspiétiner sur un blessé ; c’est intelligent comme tout, cesanimaux-là, vous savez.
– Oui, je sais.
– Le mien surtout… Je me trouve en faced’un émigré ; ah ! un beau garçon, tout jeune, vingt-deuxans au plus ; il me porte un coup de tête, je pare prime…
– Certainement !
– Et je riposte par un coup depointe ; pas autre chose à faire, n’est-ce pas ?
– Pas autre chose.
– Faut pas être prévôt pour lesavoir ; il tombe, le ci-devant ; il avait avalé plus desix pouces de lame.
– En effet, c’était plus qu’il n’enfallait.
– Dame, mon général, dit Falou en riantd’avance de la plaisanterie qu’il allait faire, on n’est pastoujours le maître de donner la mesure juste.
– Je ne te fais pas de reproches,Falou.
– Il tombe donc ; je vois un chevalmagnifique qui n’avait plus de maître ; je l’empoigne par labride ; en même temps, je vois le capitaine qui n’a plus decheval, je me dis : « Voilà bien l’affaire ducapitaine. » Je pique sur lui, il se débattait comme un diabledans un bénitier au milieu de cinq ou six aristocrates ; j’entue un, j’en blesse un autre. « Allons, capitaine, que je luicrie, le pied à l’étrier. » Une fois le pied à l’étrier, lederrière a été vite en selle, et tout a été dit, quoi !
– Non, tout n’a pas été dit ; car tune peux pas me faire cadeau d’un cheval.
– Pourquoi donc que je ne peux pas vousfaire cadeau d’un cheval ? Vous êtes trop fier pour rienrecevoir de moi ?
– Non, et la preuve, mon brave, c’estque, si tu veux me faire l’honneur de me donner une poignée demain…
– Tout l’honneur sera pour moi, moncapitaine, dit Falou en s’avançant vers Abbatucci.
L’officier et le soldat se serrèrent lamain.
– Me voilà payé, dit Falou, et même jedevrais vous rendre… mais pas de monnaie, mon capitaine.
– C’est égal, tu as exposé ta vie pourmoi, et…
– Exposé ma vie pour vous ? s’écriaFalou. Ah ben ! oui je l’ai défendue, voilà tout ;voulez-vous voir comment il y allait, ce ci-devant ?Tenez !
Falou tira son sabre et montra la lameébréchée dans une profondeur de deux centimètres.
– Pas de main morte, je vous enréponds ; et puis, d’ailleurs, nous sommes gens de revue, vousme rendrez cela à la première occasion, mon capitaine ; maisvous vendre un cheval, moi, Falou ? Jamais !
Et Falou regagnait déjà la porte lorsque legénéral, à son tour, lui dit :
– Viens ici, mon brave !
Falou se retourna, tressaillit d’émotion ets’approcha du général, la main au colback.
– Tu es Franc-Comtois ? lui demandaPichegru.
– Un peu, général.
– De quelle partie de laFranche-Comté ?
– De Boussière.
– Tu as encore tes parents ?
– Une vieille mère, ça peut-il s’appelerdes parents ?
– Oui… Et que fait ta vieillemère ?
– Dame, pauvre chère femme, elle me filedes chemises et me tricote des bas.
– Et de quoi vit-elle ?
– De ce que je lui envoie. Mais, comme laRépublique est en débine, et que j’ai cinq mois de solde arriérés,elle doit mal vivre ; par bonheur, on dit que, grâce aufourgon du prince de Condé, nous allons être mis au courant ;brave prince ! c’est ma mère qui va le bénir !
– Comment ! ta mère va bénir unennemi de la France ?
– Est-ce qu’elle s’y connaît ! LeBon Dieu verra bien qu’elle radote.
– Alors tu vas lui envoyer tasolde ?
– Oh ! on gardera bien un petit écupour boire la goutte.
– Garde tout.
– Et la vieille ?
– Je m’en charge.
– Mon général, dit Falou en secouant latête, cela n’est pas clair.
– Voyons ton sabre.
Falou déboucla le ceinturon de son sabre et leprésenta à Pichegru.
– Oh ! dit Falou, il est dans untriste état !
– C’est-à-dire, fit le général en letirant du fourreau, qu’il est hors de service ; prends lemien.
Et Pichegru, débouclant son sabre, le luidonna.
– Mais, général, dit le chasseur, quevoulez-vous que je fasse de votre sabre ?
– Tu pareras prime avec et tu riposteraspar un coup de pointe.
– Je n’oserai jamais m’en servir, devotre sabre.
– Alors, tu te laisseras prendre.
– Moi ! avec ma vie, etencore !
Puis, portant la poignée du sabre à sa bouche,il la baisa.
– C’est bien, quand le sabre d’honneurque j’ai demandé pour toi sera arrivé, tu me rendras celui-là.
– Heu !… dit Falou, si ça vous étaitégal, mon général, j’aime autant garder le vôtre.
– Eh bien ! garde, animal, et nefais pas toutes ces façons-là.
– Oh ! les amis ! s’écria Falouen s’élançant hors de la chambre, le général m’a appeléanimal ! et m’a donné son sabre ! Vive laRépublique !
– Eh bien ! eh bien ! dit unevoix dans le corridor, ce n’est pas une raison pour bousculer lesamis, ça : surtout quand ils sont délégués comme ambassadeursprès du général.
– Oh ! oh ! fit Pichegru, queveut dire cela ? Va voir, Charles, et reçois MM. lesambassadeurs.
Charles, enchanté d’avoir un rôle actif dansla pièce qui se jouait, s’élança vers la porte et, rentrant presqueaussitôt :
– Général, dit-il, ce sont les déléguésdu régiment de l’Indre qui viennent au nom de leurs camarades, lecaporal Faraud en tête.
– Qu’est-ce que c’est que cela, lecaporal Faraud ?
– L’homme aux loups de la nuitdernière.
– Mais, la nuit dernière, il était simplesoldat !
– Eh bien ! maintenant, général, ilest caporal ; il est vrai qu’il n’a que des galons depapier !
– Des galons de papier ! fit legénéral en fronçant le sourcil.
– Dame, je ne sais pas, fit Charles.
– Faites entrer les citoyens délégués dubataillon de l’Indre.
Deux soldats entrèrent derrière Faraud, quimarchait le premier, avec des galons de papier aux manches.
– Qu’est-ce à dire ? demandaPichegru.
– Mon général, dit Faraud portant la mainà son shako, ce sont les délégués du bataillon de l’Indre.
– Ah ! oui, dit Pichegru, quiviennent me remercier, au nom du bataillon, de la gratification queje lui ai fait donner.
– Au contraire, général, ils viennentvous refuser !
– Me refuser ! et pourquoi ?demanda Pichegru.
– Dame, mon général ! dit Faraudavec un mouvement de cou qui n’appartenait qu’à lui, ils disentcomme cela qu’ils se battent pour la gloire, pour la grandeur de laRépublique, pour le maintien des droits de l’homme, et voilàtout ! Quant à ce qu’ils ont fait, ils disent qu’ils n’ont pasplus fait que leurs camarades, et que, par conséquent, ils nedoivent pas avoir plus qu’eux. Ils ont entendu dire comme cela,continua Faraud avec ce mouvement de cou à l’aide duquel ilexprimait toutes les sensations gaies ou tristes qu’il éprouvait,ils ont entendu dire qu’ils n’avaient qu’à passer chez le citoyenEstève, et que leur solde, ce qu’ils ne peuvent pas croire dureste, va être alignée ; si cette nouvelle fabuleuse estvraie, général, elle leur suffit.
– Ainsi, dit Pichegru, ilsrefusent ?
– Oh ! carrément, dit Faraud.
– Et les morts ? dit Pichegru,refusent-ils aussi ?
– Qui cela ? demanda Faraud.
– Les morts.
– On ne les a pas consultés, mongénéral.
– Eh bien ! tu diras à ceux quit’envoient que je ne reprends pas ce que j’ai donné ; lagratification que j’avais accordée aux vivants sera donnée auxpères et mères, frères et sœurs, fils et filles des morts ;avez-vous quelque chose à dire contre cela ?
– Pas la moindre chose, mon général.
– C’est bien heureux ! Etmaintenant, viens ici.
– Moi, mon général ? demanda Farauden se tordant le cou.
– Oui, toi.
– Me voici, mon général.
– Qu’est-ce que c’est que cessardines-là ? demanda Pichegru.
– Ce sont mes galons de caporal,citoyen.
– Pourquoi en papier ?
– Parce que nous n’en avions pas delaine.
– Et qui t’a fait caporal ?
– Mon capitaine.
– Comment s’appelle-t-il, toncapitaine ?
– René Savary.
– Je le connais, un garçon de dix-neuf àvingt ans.
– Qui tape dur tout de même, allez, mongénéral.
– Et pourquoi t’a-t-il nommécaporal ?
– Vous le savez bien, dit Faraud avec songeste accoutumé.
– Mais non, je ne le sais pas.
– Vous m’avez dit de faire deuxprisonniers.
– Eh bien ?
– Je les ai faits ; deuxPrussiens.
– C’est vrai cela ?
– Lisez plutôt sur mon galon.
Et il leva le bras pour mettre en effet à laportée de l’œil de Pichegru son galon sur lequel on pouvaitdistinguer deux lignes d’écriture.
Il lut :
Le fusilier Faraud, de la deuxièmecompagnie du bataillon de l’Indre, a fait deux prisonniersprussiens ; en raison de quoi, sauf la ratification du généralen chef, je l’ai nommé caporal.
René Savary.
– J’en ai même fait trois, desprisonniers, dit Faraud en se rapprochant du général.
– Eh bien ! où est letroisième ?
– Le troisième, c’était un beau jeunehomme, un émigré, un ci-devant ; le général aurait été obligéde le fusiller, ce qui lui aurait fait de la peine, ou del’épargner, ce qui l’aurait compromis.
– Ah ! et alors ?
– Alors, je l’ai laissé… Je l’ai laisséaller, quoi !
– C’est bien, dit Pichegru, une larmedans les yeux, je te fais sergent.
Le chasseur Falou et le sergent Faraud ne vousont pas fait oublier, je l’espère, le citoyen Fenouillot, commisvoyageur en vins pour la maison Fraissinet, de Châlons, ni les sixbouteilles de vin de Champagne que sa reconnaissance avait offertesà Pichegru.
Une de ces six bouteilles restait encore àvider lorsque le général reprit sa place à table.
Le citoyen Fenouillot la déboucha, ou plutôtessaya de la déboucher avec une inhabileté dont sourit le général,qui, la prenant des mains du commis voyageur, se contenta d’encouper les ficelles et, avec le pouce de la main gauche,c’est-à-dire avec celui qui avait conservé toute sa force, il enbrisa les fils de fer.
– Allons, citoyen, dit-il, ce dernierverre à la prospérité des armes de la République.
Le commis voyageur leva son verre plus hautqu’aucun des convives.
– Et puisse, dit-il, le général acheverglorieusement ce qu’il a si glorieusement commencé !
Tous les officiers se réunirent bruyamment autoast porté par le citoyen Fenouillot.
– Et maintenant, dit Pichegru, comme jesuis de l’avis du citoyen qui vient de porter le toast auquel vousvous êtes empressés de vous joindre, nous n’avons pas un instant àperdre. Notre combat d’hier n’est que la préface de deux luttesplus sérieuses ; car il nous faut deux combats encore pourreconquérir les lignes de Wissembourg, perdues par monprédécesseur ; après-demain, nous attaqueronsFrœschwiller ; dans quatre jours, les lignes ; dans cinq,nous serons à Wissembourg, et, dans six, nous aurons débloquéLandau.
Puis s’adressant à Macdonald :
– Mon cher colonel, vous êtes, vous lesavez, mon œil droit, lui dit-il ; c’est vous que je charge devisiter tous les postes et de désigner à chaque corps celui qu’ildoit occuper. Vous commanderez l’aile gauche, Abbatucci l’ailedroite, moi le centre ; veillez à ce que rien ne manque ausoldat : pas de superflu, mais nous lui devons aujourd’hui unpeu plus que le nécessaire.
Puis, s’adressant aux autresofficiers :
– Vous connaissez tous, citoyens, lesrégiments avec lesquels vous avez l’habitude de combattre ;vous savez ceux sur lesquels vous pouvez compter. Rassemblez leursofficiers à l’ordre, et dites-leur que j’écris aujourd’hui auComité de salut public qu’après-demain nous coucherons àFrœschwiller, et, dans huit jours, au plus tard, à Landau ;qu’ils songent à une chose, c’est que ma tête répond de maparole.
Les officiers se levèrent, et chacun seprépara, en rebouclant son sabre et en prenant son chapeau, à allerexécuter les ordres donnés par le général en chef.
– Quant à toi, Charles, continuaPichegru, va dans la chambre qu’on nous a préparée, veille à ce queles trois matelas soient rangés comme d’habitude ; tutrouveras sur une chaise un petit paquet à ton adresse ; tul’ouvriras, et, si ce qu’il contient te plaît, tu utiliseras soncontenu à l’instant même, car le contenu est à toi ; si, à lasuite de la contusion que tu as reçue, tu éprouves quelque douleurdans la poitrine, plains-toi à moi, et non au chirurgien-major.
– Merci, général, dit Charles ; maisje n’ai pas besoin d’y mettre d’autre compresse que celle qui adéjà amorti la balle ; quant à la balle elle-même, continua lejeune homme en la tirant de sa poche, je la garde pour la donner àmon père.
– Et tu la rouleras dans le certificatque je t’écrirai ; va, mon enfant, va.
Charles sortit ; Pichegru jeta les yeuxsur le citoyen Fenouillot, qui était resté assis à sa place, allafermer au verrou les deux portes qui donnaient accès dans la salleà manger, et revint s’asseoir en face de son convive, assez étonnédes mouvements du général.
– Là ! dit celui-ci ; à nousdeux maintenant, citoyen !
– À nous deux, général ! répéta lecommis voyageur.
– Jouons cartes sur table.
– Je ne demande pas mieux.
– Vous ne vous nommez pas Fenouillot,vous n’êtes point parent de l’avocat de Besançon, vous n’étiez pasprisonnier du prince de Condé ; vous êtes son agent.
– C’est vrai, général.
– Et vous êtes resté, par son ordre, pourme faire des propositions royalistes, et cela, au risque d’êtrefusillé.
– C’est encore vrai.
– Mais vous vous êtes dit :« Le général Pichegru est un brave ; il comprendra qu’ily a un certain courage à faire ce que je fais ; il refuserames propositions, ne me fera peut-être pas fusiller et me renverraau prince avec son refus. »
– C’est toujours vrai ; cependant,j’espère qu’après m’avoir entendu…
– Après vous avoir entendu, il y a un casoù je vous ferai fusiller, je vous en préviens d’avance.
– Lequel ?
– C’est celui où vous oseriez mettre unprix à ma trahison.
– Ou à votre dévouement.
– Ne discutons pas sur les mots, mais surla chose. Êtes-vous disposé à me répondre sur tous lespoints ?
– Sur tous les points, oui, général, j’ysuis disposé.
– C’est un interrogatoire, je vous enpréviens, que je vais vous faire subir.
– Interrogez.
Pichegru tira ses pistolets de sa ceinture etles posa de chaque côté de son assiette.
– Général, dit en riant le faux commisvoyageur, je vous préviens que ce ne sont point vos cartes que vousabattez.
– Ayez l’obligeance de poser mespistolets sur la cheminée, dont vous êtes plus proche que moi, ditPichegru ; ils me gênaient à ma ceinture.
Et il poussa ses pistolets à portée de la mainde son interlocuteur, qui les prit, se leva, alla les porter sur lacheminée et revint s’asseoir.
Pichegru fit, de la tête, un salut que luirendit l’inconnu.
– Maintenant, dit Pichegru,commençons.
– J’attends.
– Comment vous nommez-vous ?
– Fauche-Borel.
– D’où êtes-vous ?
– De Neuchâtel. Seulement, j’eusse pum’appeler Fenouillot et être né à Besançon, attendu que ma familleest de la Franche-Comté et ne l’a quittée qu’à la révocation del’Édit de Nantes.
– Dans ce cas, je vous eusse reconnu pourun compatriote à l’accent.
– Mais pardon, général, à quoi avez-vousvu que je n’étais pas commis voyageur en vins deChampagne ?
– À votre manière de déboucher lesbouteilles ; citoyen, une autre fois, choisissez un autreétat.
– Lequel ?
– Celui de libraire, par exemple.
– Vous me connaissez donc ?
– J’ai entendu parler de vous.
– Dans quel sens ?
– Comme ennemi acharné de la Républiqueet comme auteur de brochures royalistes… Excusez-moi si je croisdevoir continuer à vous interroger.
– Continuez, général, je suis à vosordres.
– Comment êtes-vous devenu agent duprince de Condé ?
– Mon nom avait frappé une première foisM. le régent [3] au basd’une brochure royaliste de M. d’Antraigues, intituléeMémoires sur la régence de Louis-Stanislas-Xavier, fils deFrance, oncle du roi, et régent de France, il le frappa uneseconde fois lorsque je fis signer l’acte d’union auxhabitants de Neuchâtel.
– En effet, dit Pichegru, je sais qu’àpartir de ce moment votre maison devint le rendez-vous des émigréset le foyer de la Contre-Révolution.
– Le prince de Condé le sut comme vous etm’envoya un certain Montgaillard pour savoir si je voulaism’attacher à lui.
– Vous savez que ce Montgaillard est unintrigant ? dit Pichegru.
– J’en ai peur, réponditFauche-Borel.
– Il agit pour le prince sous deuxnoms : sous ceux de Roques et de Pinaud.
– Vous êtes bien informé, général, maisM. de Montgaillard n’a rien à faire avec moi ; nousservons tous deux le même prince, voilà tout.
– Revenons donc à lui, alors. Vous enétiez au moment où il vous envoyait M. de Montgaillardpour savoir si vous vouliez vous attacher à lui.
– C’est cela, il m’annonçait que leprince avait son quartier général à Dawendorf et me recevrait avecplaisir ; je me mis en route à l’instant même ; je gagnaiWissembourg afin de dérouter vos espions et de leur faire croireque j’allais en Bavière. Je descendis alors vers Haguenau, et, deHaguenau, gagnai Dawendorf.
– Depuis combien de jours yêtes-vous ?
– Depuis deux jours.
– Et comment le prince a-t-il abordé laquestion avec vous ?
– De la façon la plus simple : jelui fus présenté par le chevalier de Contye.
» – M. Fauche-Borel, lui dit monintroducteur.
» Le prince se leva et vint à moi.
» Vous désirez, n’est-ce pas, général,que je vous répète exactement ses paroles ?
– Exactement.
– « Mon cher monsieur Fauche, medit-il, je vous connais par tous mes compagnons d’armes, qui m’ontdit et redit vingt fois combien vous avez été hospitalier pour eux.J’ai donc désiré vous voir pour vous offrir une mission qui voussera aussi honorable qu’avantageuse. Depuis longtemps, j’ai reconnuqu’il n’y avait pas à compter sur les étrangers. Remettre notrefamille sur le trône de France n’est pas un but, c’est unprétexte ; les ennemis sont les ennemis, ils feront tout dansleurs intérêts, rien dans ceux de la France ; non, c’est parl’intérieur qu’il faut arriver à une restauration, et,continua-t-il, en m’appuyant la main sur le bras, j’ai jeté lesyeux sur vous pour porter la parole du roi au général Pichegru. LaConvention, en ordonnant la jonction de l’armée du Rhin à celle dela Moselle, le subordonne à Hoche. Il va être furieux :profitez de ce moment pour le déterminer à servir la cause de lamonarchie, en lui faisant comprendre que la République n’est qu’unechimère. »
Pichegru avait écouté toute cette tirade avecle plus grand calme, et la fin avec un sourire. Fauche-Borels’attendait à une réponse quelconque, et il avait ménagé pour lafin cette intervention de Hoche comme général en chef ; mais,on l’a vu, Pichegru n’avait répondu à cette partie du discours del’ambassadeur que par son plus bienveillant sourire.
– Continuez, dit-il.
Fauche-Borel reprit :
– J’eus beau dire au prince combien je mecroyais indigne d’un pareil honneur ; je lui affirmai que jen’avais d’autre ambition que de le servir dans la mesure de mesmoyens, c’est-à-dire comme un homme actif et zélé ; le princesecoua la tête et me dit :
» – Monsieur Fauche, vous oupersonne.
» Et, me mettant la main sur lecœur :
» – Vous avez là, continua-t-il, et pources sortes de missions, de quoi faire le premier diplomate dumonde.
» Je n’eusse point été royaliste, j’eussecombattu et trouvé, selon toute probabilité, d’excellentes raisonsà mon refus ; mais j’étais royaliste, mon ambition était deservir la cause royale d’une façon quelconque, je cédai.
» Je vous ai dit, citoyen général,comment j’étais venu à Wissembourg, de Wissembourg à Haguenau, etde Haguenau à Dawendorf ; il ne s’agissait pour moi qued’aller de Dawendorf à Auenheim, votre quartier général, lorsque cematin on signala votre avant-garde.
» – Pichegru nous épargne le chemin, ditle prince, c’est de bon augure.
» Alors, il fut convenu que, si vousétiez battu, j’irais à vous, et vous savez le sort que réserve laConvention à ses généraux battus ; si vous étiez vainqueur, jevous attendais, et, à l’aide de la petite fable que je vous aidébitée, je m’introduisais auprès de vous.
» Vous avez été vainqueur, vous avezdécouvert la ruse ; je suis à votre merci, général, etn’évoquerai qu’une excuse en ma faveur : ma profondeconviction que j’agis pour le bonheur de la France, et mon immensedésir d’épargner le sang.
» J’attends avec confiance ce quedécidera de moi votre justice.
Fauche-Borel se leva, salua et se rassit aussicalme, en apparence du moins, que s’il venait de porter un toast aubonheur du pays dans un banquet patriotique.
– Monsieur, répondit Pichegru en seservant de l’ancienne locution abolie en France depuis un an, sivous étiez un espion, je vous ferais fusiller ; si vous étiezun embaucheur ordinaire qui met sa vie pour l’enjeu de sa fortune,je vous enverrais au Tribunal révolutionnaire, qui vousguillotinerait. Vous êtes un homme de confiance qui base sonopinion plutôt, je le crois, sur des sympathies que sur desprincipes, je vous répondrai froidement, sérieusement et vousenverrai porter ma réponse au prince :
» Je suis du peuple ; mais manaissance n’influe en rien sur mes opinions ; elles sont lerésultat non pas de la caste où je suis né, mais des étudeshistoriques que j’ai faites.
» Les nations sont de grands corpsorganisés, soumis aux maladies humaines ; tantôt il y aémaciation, et il faut les traiter par les toniques ; tantôtil y a pléthore, et il faut les traiter par des saignées. Vous medites que la République est une chimère, je suis de votre avis,pour ce moment-ci du moins ; mais là est votre erreur,monsieur. Nous ne sommes pas en république, nous sommes enrévolution. Depuis cent cinquante ans, les rois nous ruinent ;depuis trois cents ans, les grands seigneurs nous oppriment ;depuis neuf siècles, les prêtres nous tiennent en esclavage ;le moment est venu où le fardeau a été plus lourd que n’étaientforts les reins qui devaient le porter, et 89 a proclamé les droitsde l’homme, assimilé le clergé aux autres sujets du royaume, etaboli les privilèges quels qu’ils fussent.
» Restait le roi, aux droits duquel onn’avait pas encore touché.
» On lui a dit :
» – Acceptez-vous la France telle quenous venons de la refaire avec ses trois ordres, tiers, clergé,noblesse, se pondérant l’un l’autre ; acceptez-vous laConstitution avec les privilèges qu’elle vous laisse, la listecivile qu’elle vous accorde, les devoirs qu’elle vous impose ?Réfléchissez mûrement. Si vous refusez, dites non, et retirez-vous.Si vous acceptez, dites oui, et jurez.
» Le roi a dit oui et a juré.
» Le lendemain il a quitté Paris, et,dans la conviction où il était, tant ses précautions étaient bienprises, de dépasser la frontière, il a envoyé dire auxreprésentants de la nation, qui, la veille avaient reçu sonserment :
» – J’ai juré contraint et forcé, monserment a été fait des lèvres et non du cœur ; j’abdique mesdevoirs, je reprends mes droits et mes privilèges, et je reviensavec l’ennemi pour vous punir de vous être révoltés.
– Vous oubliez, général, ditFauche-Borel, que ce que vous appelez l’ennemi, c’est safamille !
– Eh bien ! dit Pichegru, voilàjustement le malheur, mon cher monsieur, c’est que la famille duroi de France soit l’ennemi de la France ; mais, quevoulez-vous ! il en est ainsi ; Louis XVI, fils d’uneprincesse de Saxe et d’un fils de Louis XV, n’a pas même une moitiéde sang français dans les veines : il épouse unearchiduchesse, et voilà le blason de la royauté, qui est au premieret au troisième de Lorraine, au deuxième d’Autriche et au quatrièmeseulement de France. Il en résulte, comme vous dites, que, quand leroi Louis XVI se brouille avec son peuple, il en appelle à safamille ; mais que, comme sa famille est l’ennemi, il enappelle à l’ennemi, et que, comme à sa voix l’ennemi entre enFrance, le roi commet un crime de lèse-nation, qui est juste l’égaldu crime de lèse-royauté, si toutefois il n’est pas plus grand.
» Alors il arrive cette chose terrible,que, tandis que le roi prie pour le succès des armes de sa famille,c’est-à-dire pour la honte des armes de la France, que la reine,voyant les Prussiens à Verdun, compte dans combien de jours lesPrussiens seront à Paris ; il arrive cette chose terrible quela France, affolée de haine et de patriotisme, se lève en masse,et, pour ne pas avoir l’ennemi devant elle, Autrichiens etPrussiens, l’ennemi au milieu d’elle, le roi et la reine, l’ennemiderrière elle, les nobles et les aristocrates ; il arrive quela France confond tous ses ennemis les uns avec les autres, canonneles Prussiens à Valmy, fusille les Autrichiens à Jemmapes,poignarde les aristocrates à Paris, et tranche le cou au roi et àla reine sur la place de la Révolution. Moyennant cette convulsionterrible, elle se croit guérie et respire.
» Elle se trompe ; la famille quifaisait la guerre sous prétexte de mettre Louis XVI sur le trône,continue à faire la guerre sous prétexte d’y mettre Louis XVII,mais en réalité pour entrer en France et morceler la France.L’Espagne veut reprendre le Roussillon ; l’Autriche, l’Alsaceet la Franche-Comté ; la Prusse, les margraviats d’Anspach etde Bayreuth. Les nobles se séparent en trois classes : les unscombattent sur le Rhin et sur la Loire, les autresconspirent ; guerre extérieure ! guerre civile !Lutte à l’intérieur, lutte à l’extérieur. De là des milliersd’hommes couchés sur les champs de bataille ; de là desmilliers d’hommes massacrés dans les prisons ; de là desmilliers d’hommes traînés à la guillotine. Pourquoi ? Parceque le roi, après avoir fait un serment, ne l’a pas tenu, et, aulieu de se jeter dans les bras de son peuple, c’est-à-dire de laFrance, s’est jeté dans les bras de sa famille, c’est-à-dire del’ennemi.
– Mais, alors, vous approuvez lesmassacres de septembre ?
– Je les déplore. Mais que voulez-vousfaire contre le peuple ?
– Vous approuvez la mort duroi ?
– Je la trouve terrible. Mais le roin’avait qu’à tenir son serment.
– Vous approuvez les exécutionspolitiques ?
– Je les trouve abominables. Mais le roin’avait qu’à ne point appeler l’ennemi.
– Oh ! vous avez beau dire, général,l’année 93 est une année fatale.
– Pour la royauté, oui ! Pour laFrance, non !
– Mais laissons de côté la guerre civile,la guerre étrangère, les massacres, les exécutions ; cesmilliards d’assignats émis, c’est la banqueroute !
– Je le veux bien.
– Moi aussi, dans ce sens que la royautéaura la gloire d’avoir raffermi le crédit.
– Le crédit se raffermira par la divisiondes propriétés.
– Comment cela ?
– N’avez-vous pas vu que la Convention adécrété « biens nationaux » tous les biens des émigrés ettous les biens des couvents ?
– Oui ; après ?
– N’avez-vous pas vu encore qu’un autredécret de la Convention autorise à acheter les biens nationaux avecdes assignats, qui, pour ces sortes d’acquisitions, remontent aupair et ne subissent pas de dépréciation ?
– Sans doute.
– Eh bien ! mon cher monsieur, toutest là ! avec un assignat de mille francs, insuffisant pouracheter un pain de dix livres chez le boulanger, le pauvre achèteraun arpent de terre qu’il labourera lui-même, et qui fournira dupain à lui et à sa famille.
– Qui osera acheter des biensvolés ?
– Confisqués, ce n’est pas tout à fait lamême chose.
– N’importe, nul ne voudra se faire lecomplice de la Révolution.
– Savez-vous pour combien on en a venducette année ?
– Non.
– Pour plus d’un milliard. L’annéeprochaine on en vendra le double.
– L’année prochaine ! Maiscroyez-vous donc que la République puisse durer un anencore ?
– La Révolution…
– Soit ! la Révolution… Mais,Vergniaud l’a dit, la Révolution est comme Saturne, elle mangeratous ses enfants.
– Elle a beaucoup d’enfants, etquelques-uns sont de digestion difficile.
– Mais, enfin, voilà déjà les girondinsdévorés !
– Restent les cordeliers.
– Un jour ou l’autre, les jacobins n’enferont qu’une bouchée.
– Alors, resteront les jacobins.
– Bon ! est-ce qu’ils ont des hommescomme Danton, comme Camille Desmoulins, pour être un partisérieux ?
– Ils ont des hommes comme Robespierre etcomme Saint-Just, et c’est le seul parti qui soit dans le vrai.
– Et plus loin qu’eux ?
– Plus loin qu’eux, je n’y vois plusclair, et j’ai bien peur qu’avec eux la Révolution ne soitfinie.
– Mais, d’ici là, des flots de sangcouleront !
– Les révolutions sontaltérées !
– Mais ce sont des tigres, ceshommes-là !
– Ce que je crains, en révolution, ce nesont pas les tigres, ce sont les renards.
– Et vous consentirez à lesservir ?
– Oui, parce qu’eux encore seront leshommes de la France ; ce ne sont pas les Sylla et les Mariusqui épuisent les nations, ce sont les Caligula et les Néron qui lesénervent.
– Alors, chacun de ces partis que vousavez nommés, selon vous, s’élèvera et succombera tour àtour ?
– Si le génie de la France est logique,cela sera ainsi.
– Expliquez-vous.
– Chaque parti qui se succédera aupouvoir fera de grandes choses, dont la reconnaissance de nosenfants le récompensera, et commettra de grands crimes, dont sescontemporains le puniront, et il arrivera de chacun d’eux ce quiest arrivé des girondins : les girondins ont tué le roi –remarquez bien que je ne dis pas la royauté – et voilà qu’ilsviennent d’être tués par les cordeliers ; les cordeliers onttué les girondins, et, selon toute probabilité, ils seront tués parles jacobins ; enfin les jacobins, cette dernière expressionde la Révolution, seront tués à leur tour, par qui ? je vousl’ai dit, je n’en sais rien. Quand ils seront tués, venez mechercher, monsieur Fauche-Borel, car alors nous n’en serons plus ausang.
– Et à quoi en serons-nous ?
– Nous en serons probablement à lahonte ! Or je puis servir un gouvernement que je hais, je neservirai jamais un gouvernement que je méprise ; ma devise estcelle de Thraséas : Non sibi deesse(ne pas se manquerà soi-même).
– Et votre réponse ?
– La voici : le moment serait malchoisi pour entreprendre quelque chose contre la Révolution, quiprouve sa force en égorgeant tant à Nantes qu’à Toulon, à Lyon et àParis, cinq cents personnes par jour. Il faut attendre qu’elle sefatigue.
– Et alors ?
– Alors, continua Pichegru grave et lesourcil froncé, comme il ne faut pas que, fatiguée de l’action, laFrance s’épuise dans la réaction ; comme je n’ai pas plus deconfiance dans la clémence des Bourbons que dans la tempérance despeuples, le jour où je prêterai les mains à la rentrée de l’un oul’autre membre de cette famille, ce jour-là j’aurai dans ma pocheune charte dans le genre de celle de l’Angleterre ou uneconstitution dans le genre de celle de l’Amérique, charte ouconstitution dans laquelle seront garantis les droits du peuple etconsignés les devoirs du souverain ; ce sera une conditionsine qua non !… Je veux bien être un Monk, mais unMonk du XVIIIe siècle, un Monk de 93 préparant laprésidence de Washington, et non la royauté de Charles II.
– Monk avait fait ses conditions,général, dit Fauche-Borel.
– Je me contenterai de faire celles de laFrance.
– Eh bien ! général, Son Altesse apris les devants, et, dans le cas où vous vous décideriez, voici unpapier écrit de sa main et contenant des offres qui, j’en suis sûr,dépasseront de beaucoup les conditions que vous eussiezimposées.
Pichegru, qui, en sa qualité de Franc-Comtois,était fumeur, avait pendant la fin de sa conversation avecFauche-Borel bourré sa pipe, et cette opération si importante étaitterminée lorsque Fauche-Borel lui présenta le papier dans lequelétaient enfermées les offres du prince de Condé.
– Mais, lui dit en riant Pichegru, jecroyais vous avoir fait comprendre que, si je me décidais, ceserait dans deux ou trois ans seulement.
– Soit ! mais rien ne vous empêchede prendre toujours, en attendant, connaissance de ce papier,répliqua Fauche-Borel.
– Bon ! dit Pichegru, quand nous enserons là, il sera temps de nous en occuper.
Et, sans avoir jeté un regard dessus, sansl’avoir même déplié, approchant le papier de la flamme du poêle,qui s’y communiqua, il en alluma sa pipe et ne le lâcha que lorsquele feu l’eut entièrement dévoré.
Fauche-Borel, croyant à une distraction, fitd’abord un mouvement pour arrêter le bras de Pichegru.
Mais, ayant reconnu, au contraire, que c’étaitacte d’homme réfléchi, il le laissa faire en se découvrant malgrélui.
En ce moment, le bruit d’un cheval entrant augalop dans la cour fit tourner la tête aux deux hommes.
C’était Macdonald qui rentrait ; à soncheval couvert de sueur, on pouvait deviner qu’il était porteurd’une nouvelle importante.
Pichegru, qui avait poussé les verrous, allavivement à la porte et les tira. Il ne voulait pas qu’on le trouvâtenfermé avec le faux commis voyageur, dont on pouvait plus tardconnaître la vraie mission et le nom réel.
Presque aussitôt, la porte s’ouvrit, etMacdonald parut.
Ses joues, naturellement colorées, étaientplus rouges encore que d’habitude, fouettées qu’elles avaient étépar la bise et par une pluie fine.
– Général, dit-il, l’avant-garde del’armée de la Moselle est à Pfaffenhoffen ; l’armée toutentière la suit, et je ne précède que de quelques secondes legénéral Hoche et tout son état-major.
– Ah ! dit Pichegru avec uneexpression de franche satisfaction, vous m’annoncez là une bonnenouvelle, Macdonald ; je disais que, dans huit jours, nousaurions repris les lignes de Wissembourg, je me trompais :avec un général comme Hoche, avec des hommes comme ceux de l’arméede la Moselle, nous les aurons reprises dans quatre.
Il achevait à peine, que tout ce jeuneétat-major qui accompagnait Hoche s’engouffra pour ainsi dire dansla cour, dont le pavé disparut sous les chevaux, les hommes, lesplumets, les écharpes flottantes.
La vieille mairie en trembla jusque dans sesfondations ; on eût dit qu’une marée de vie, de jeunesse, decourage, de patriotisme et d’honneur venait de battre sesmurailles.
En un instant tous les cavaliers eurent mispied à terre et rejeté leurs manteaux.
– Général, dit Fauche-Borel, je croisqu’il est bon que je me retire.
– Non, restez, au contraire, ditPichegru, vous pourrez dire au prince de Condé que la devise desgénéraux de la République est bien véritablementFraternité !
Pichegru se plaça en face de la porte pourrecevoir celui que le gouvernement lui envoyait comme général enchef. Un peu en arrière de lui se tenaient, à sa gaucheFauche-Borel, à sa droite le colonel Macdonald.
On entendait le flot des jeunes officiersmonter l’escalier avec les rires joyeux de la bonne humeur et del’insouciance ; mais, au moment où Hoche, qui était à leurtête, ouvrit la marche et où l’on aperçut Pichegru, le silence sefit. Hoche mit le chapeau à la main, et tous, tête nue, entrèrentaprès lui et se formèrent en cercle dans la chambre.
Puis, alors, s’approchant de Pichegru et lesaluant profondément :
– Général, dit-il, la Convention a commisune erreur : elle m’a nommé, moi soldat de vingt-cinq ans,général en chef des deux armées du Rhin et de la Moselle, oubliantque c’était un des plus grands hommes de guerre de notre époque quicommandait celle du Rhin ; cette erreur, je viens la réparer,général, en me mettant sous vos ordres et en vous priant dem’apprendre le rude et difficile métier de la guerre. J’ail’instinct, vous avez la science ; j’ai vingt-cinq ans, vousen avez trente-trois ; vous êtes Miltiade, je suis à peineThémistocle ; les lauriers sur lesquels vous êtes couchém’empêchent de dormir, je vous demande une part de votre lit.
Puis, se tournant vers ses officiers, qui setenaient inclinés et le chapeau à la main :
– Citoyens, leur dit-il, voilà notregénéral en chef ; au nom du salut de la République et de lagloire de la France, je vous prie et, au besoin, je vous ordonne delui obéir comme je lui obéirai moi-même.
Pichegru écoutait en souriant, Hochecontinua :
– Je ne viens pas vous enlever la gloirede reconquérir les lignes de Wissembourg, œuvre que vous avez sibien commencée hier ; votre plan doit être fait, jel’adopterai ; trop heureux, dans cette œuvre glorieuse, devous servir d’aide de camp.
Puis, étendant la main versPichegru :
– Je jure, dit-il, obéissance, pourtoutes les choses de la guerre, à mon aîné, à mon maître, à monmodèle, à l’illustre général Pichegru. À votre tour,citoyens !
Tout l’état-major de Hoche, d’un seul geste,étendit la main ; d’une seule voix, jura.
– Votre main, général ! ditHoche.
– Dans mes bras, répondit Pichegru.
Hoche se jeta dans les bras de Pichegru, quile pressa sur son cœur.
Puis, se tournant vers Fauche-Borel, tout enlaissant son bras passé au cou de son jeune collègue :
– Dis au prince ce que tu as vu, citoyen,et annonce-lui que nous l’attaquerons demain à sept heures dumatin ; on se doit de ces politesses-là entrecompatriotes.
Fauche-Borel salua.
– Le dernier de vos compatriotes,citoyen, lui dit-il, est mort avec ce Thraséas dont vous citieztout à l’heure la devise ; vous êtes des Romains de la vieilleRome.
Et il sortit.
Le même jour, vers quatre heures del’après-midi, les deux généraux étaient courbés sur une grandecarte militaire du département du Bas-Rhin.
À quelques pas d’eux, Charles écrivait, vêtud’un charmant frac bleu national, à collet et à parements bleu deciel, et coiffé de la toque rouge des secrétairesd’état-major ; c’était ce qu’il avait trouvé dans le paquetdésigné par le général.
Les deux généraux venaient de décider que lajournée du lendemain 21 décembre serait employée à décrire, enmarchant, la courbe qui sépare Dawendorf des hauteurs deReichshoffen, de Frœschwiller et de Wœrth, où les Prussiens étaientretranchés ; ces hauteurs prises, les communications avecWissembourg étaient coupées, et Haguenau, isolé, était contraint dese rendre.
L’armée, au reste, marchera en troiscolonnes ; deux seront destinées à attaquer de front ; latroisième filera à travers les bois et, se ralliant au canon,prendra les Prussiens en flanc.
Au fur et à mesure que ces décisions étaientprises, Charles les écrivait, et Pichegru les signait ; puison appelait les chefs de corps qui se tenaient dans une chambre àcôté, et le chef de corps partait pour rejoindre son régiment et setenir prêt à exécuter l’ordre donné.
Sur ces entrefaites, on vint dire à Hoche quele bataillon d’arrière-garde, n’ayant plus trouvé de place dans levillage, se refusait à bivaquer dans les champs et donnait dessignes de mutinerie. Hoche s’informa du numéro du bataillon ;on lui répondit que c’était le troisième.
– C’est bien, dit Hoche ; allez direde ma part au troisième bataillon qu’il n’aura pas l’honneur decombattre à la première rencontre.
Et il se remit tranquillement à donner desordres.
Un quart d’heure après, quatre soldats dubataillon mutiné venaient, au nom de leurs camarades, solliciter lepardon du général et le supplier de permettre au bataillon rebelle,qui allait camper au lieu désigné, de marcher le premier àl’ennemi.
– Le premier, cela ne se peut pas, ditPichegru ; j’avais une récompense à accorder au bataillon del’Indre, il marchera en tête ; le troisième bataillon marcherale second.
Les derniers ordres venaient d’être expédiéslorsqu’on entendit sous la fenêtre du général un joueur d’orgue quicommençait sur son instrument l’air de l’hymne patriotique :Allons, enfants de la patrie !
Hoche ne donna aucune attention à la sérénadequi lui était offerte ; mais Pichegru, au contraire, auxpremiers sons de l’instrument mélodieux, prêta l’oreille et alla àla fenêtre, qu’il ouvrit.
Un joueur d’orgue tournait, en effet, avec uneprodigieuse persistance, la manivelle de l’espèce de caisse qu’ilportait devant lui ; mais, comme la nuit était déjà venue,Pichegru ne put distinguer le visage du musicien.
D’un autre côté, comme la cour était pleine degens qui allaient et venaient, Pichegru craignit sans douted’échanger une parole avec lui.
Il se retira donc et referma la fenêtre malgréles points d’orgue réitérés du musicien.
Mais, se tournant vers le jeunesecrétaire :
– Charles, dit-il, descends ;approche-toi du joueur d’orgue : dis-lui Spartacus,et, s’il te répond Kosciusko, fais-le monter. S’il ne terépond rien, c’est que je me trompe ; laisse-le où il est.
Charles, sans faire une question, se leva etsortit.
L’orgue continuait de jouer sans relâche laMarseillaise,courant d’un couplet à un autre sans laisserà son instrument le temps de respirer.
Pichegru écoutait avec attention.
Hoche regardait Pichegru en attendant que cemystère lui fût expliqué.
Tout à coup, au milieu d’une mesure, l’orgues’arrêta.
Pichegru fit, en souriant, un signe de tête àHoche.
Un instant après, la porte se rouvrit, etCharles parut, suivi du joueur d’orgue.
Pichegru fut un instant à le regarder, sanslui adresser la parole ; il ne le reconnaissait pas.
Celui que venait d’introduire Charles était unhomme d’une taille au-dessous de la moyenne, vêtu du costume depaysan alsacien. Il avait de longs cheveux noirs qui lui tombaientjusque sur les yeux, ombragés en outre par un chapeau à largesbords ; il paraissait avoir de quarante à quarante-cinqans.
– Mon ami, dit Pichegru s’adressant aumusicien, je crois que cet enfant s’est trompé, et ce n’est pas àtoi que j’avais affaire.
– Général, il n’y a pas à se tromper à unmot d’ordre échangé, répondit le joueur d’orgue, et, si vous aviezaffaire à Stephan Moïnjski, vous l’avez trouvé.
Et, en disant ces mots, il enleva son chapeau,rejeta ses cheveux en arrière et se redressa de toute sataille ; et, moins les cheveux et la barbe noire, Pichegrureconnut le Polonais qui était venu le trouver à Auenheim.
– Eh bien ! Stephan ? luidemanda Pichegru.
– Eh bien ! général, lui réponditl’espion, je sais à peu près ce que vous désirez savoir.
– C’est bien, déposez votre orgue etvenez ici. – Écoutez, Hoche ; ce sont des renseignements surl’ennemi. – J’ai peur, continua-t-il en revenant à Stephan, que tun’aies pas eu le temps de les prendre bien complets.
– Pas sur Wœrth, attendu qu’un habitantde la ville se chargera de vous les donner quand nous serons àFrœschwiller ; mais sur Frœschwiller, et Reichshoffen, je puisvous dire tout ce que vous désirez savoir.
– Parlez.
– L’ennemi a abandonné Reichshoffen pourse concentrer sur Frœschwiller et Wœrth ; il sait la jonctiondes deux armées et a réuni toutes ses forces sur deux points, qu’ilcompte défendre à toute extrémité ; ces deux points, qui sonttrès fortifiés par la nature, viennent d’être couverts de nouveauxouvrages, retranchements, redoutes, bastions ; l’ennemi, tantau pont de Reichshoffen, qu’il compte défendre, que sur leshauteurs de Frœschwiller et de Wœrth, peut avoir vingt-deux millehommes et une trentaine de canons, dont cinq ont été détachés pourdéfendre le pont. Maintenant, continua Stephan, comme c’estprobablement par Frœschwiller que vous commencerez, voici le plandu terrain occupé par l’ennemi. Ce sont les soldats du prince deCondé qui tiennent la ville ; à ceux-là, je ne leur en veuxpas, ce sont des Français. Au reste, une fois maître des hauteurs,général, vous dominez la ville, et la ville par conséquent est àvous. Quant à Wœrth, je ne vous affirme rien encore mais, je vousl’ai dit, j’espère vous la faire prendre sans combat.
Les deux généraux se passèrent le plan l’un àl’autre ; il était fait avec la précision d’un excellentingénieur.
– Ma foi, mon cher général, dit Hoche,vous êtes heureux d’avoir des espions dont on pourrait faire desofficiers du génie.
– Mon cher Hoche, dit Pichegru, lecitoyen est Polonais ; il n’espionne pas, il se venge.
Puis, se tournant vers Stephan :
– Merci, lui dit Pichegru, tu m’as tenuparole, et largement ; mais ton œuvre n’est qu’à moitiéaccomplie. Te charges-tu de nous trouver deux guides quiconnaissent les environs de manière à ne pas se tromper par la nuitla plus noire ? Tu marcheras près de l’un et tu lui casserasla tête à la première hésitation de sa part. Je marcherai près del’autre ; et, comme tu n’as probablement pas de pistolets, envoici.
Et le général présenta à Stephan une paire depistolets que celui-ci reçut avec une joie mêlée d’orgueil.
– Je trouverai des guides sûrs, ditStephan avec son laconisme ordinaire ; combien de temps medonnez-vous ?
– Une demi-heure ; trois quartsd’heure au plus.
Le faux musicien rechargea son orgue ets’avança vers la porte ; mais, avant qu’il eût touché lebouton, le Parisien Faraud glissa sa tête gouailleuse parl’ouverture de cette porte.
– Oh ! pardon, mon général !dit-il ; foi de sergent, je croyais que vous étiez seul ;mais je puis sortir si vous l’exigez et gratter doucement comme onfaisait à la porte de l’ancien tyran.
– Non, répondit Pichegru, inutile ;puisque tu es là, tu es le bienvenu.
Puis, se tournant vers le généralHoche :
– Mon cher général, lui dit-il, je vousprésente un de mes braves ; il a peur des loups, c’est vrai,mais il n’a pas peur des Prussiens ; il a fait ce matin deuxprisonniers, et c’est pour cette prise que je lui ai cousu desgalons de sergent sur la manche.
– Peste ! dit Faraud, plus que çades généraux, ça fait que j’aurai deux témoins au lieu d’un.
– Je te ferai observer, Faraud, ditPichegru avec ce ton bienveillant qu’il prenait avec le soldat dansses jours de bonne humeur, que c’est la seconde fois aujourd’huique j’ai le plaisir de te voir.
– Oui, mon général, dit Faraud, il y acomme cela des jours de bonheur, de même qu’il y en a d’autres deguignon, où l’on ne peut pas voir le feu sans attraper unatout.
– Je présume, dit Pichegru en riant, quetu n’es pas venu me voir pour me faire de la philosophietranscendante.
– Mon général, je viens vous voir pourvous prier d’être mon témoin.
– Ton témoin ! dit Pichegru ;est-ce que tu te bats ?
– Pis que cela, mon général, je memarie !
– Bon ! avec qui ?
– Avec la déesse Raison.
– Tu n’es pas malheureux, coquin !dit Pichegru ; la plus belle et la plus honnête fille del’armée. Comment cela s’est-il fait ? Voyons, raconte-nouscela.
– Oh ! c’est bien simple, mongénéral ; je n’ai pas besoin de vous dire que je suisParisien, n’est-ce pas ?
– Non, je le sais.
– Eh bien ! la déesse Raison estParisienne aussi ; nous sommes du même quartier ; jel’aimais, et elle ne m’était pas défavorable, quand voilà que laprocession de la patrie en danger passe avec ses drapeauxnoirs et ses roulements de tambours ; puis le citoyen Dantonqui vient dans nos faubourgs en criant : « Auxarmes ! l’ennemi est à quatre jours de marche deParis. » J’étais garçon menuisier, tout cela mebouleverse ; l’ennemi est à quatre jours de la capitale !la patrie est en danger ! « Il faut que tu sauves lapatrie, Faraud, et que tu repousses l’ennemi ! » Je jettele rabot à tous les diables, j’empoigne le fusil, et je vaism’enrôler au drapeau de la Municipalité. Le même jour, je viensraconter à la déesse Raison que, ses doux yeux m’ayant poussé audésespoir, je me suis fait soldat pour en finir plus vite ;alors, Rose me dit – elle s’appelle Rose… Rose Charleroi – alors,Rose Charleroi, qui était blanchisseuse de fin, me dit :
» – Aussi vrai qu’il n’y a qu’un Dieuqu’on va détrôner aussi, à ce qu’il paraît, si ma pauvre mèren’était pas malade, je m’engagerais aussi.
» – Ah ! je lui dis, Rose, lesfemmes ne s’engagent pas.
» – Si fait, comme vivandière, merépondit-elle.
» – Rose, je lui dis, je t’écrirai tousles quinze jours, afin que tu saches où je suis ; et, si tut’engages, engage-toi dans mon régiment.
» – Convenu, me répondit Rose.
» Nous nous donnâmes la main, nous nousembrassâmes, et en avant Faraud ! Après Jemmapes, où monrégiment fut écharpé, on nous réunit aux volontaires de l’Indre, eton nous achemina sur le Rhin. Qui est-ce que je vois arriver, il ya six semaines ou deux mois ?… Rose Charleroi ! Sa pauvremère était morte, elle avait été choisie comme la plus belle etplus honnête fille du quartier pour faire, je ne sais plus dansquelle fête, la déesse Raison ; après quoi, ma foi, ellem’avait tenu parole et n’était descendue de son estrade que pours’engager. J’apprends la nouvelle de son arrivée, je cours à elle,je veux l’embrasser.
» – Fainéant, me dit-elle, pas mêmecaporal ?
» – Que veux-tu, déesse ! je ne suispas ambitieux.
» – Eh bien ! je suis ambitieuse,moi, dit-elle ; ainsi donc ne viens pas me trouver que tu nesois sergent, à moins que ce ne soit pour boire la goutte.
» – Mais enfin, le jour où je seraisergent, seras-tu ma femme ?
» – Sur le drapeau du régiment, je te lejure !
» Elle m’a tenu parole, mongénéral : dans dix minutes nous nous marions.
– Où cela ?
– Dans la cour, sous vos fenêtres, mongénéral.
– Et quel est le prêtre qui vousmarie ?
– Le tambour du régiment.
– Ah ! vous vous mariez autambour ?
– Oui, mon général ; Rose veut faireles choses régulièrement.
– À la bonne heure, dit Pichegru enriant, je reconnais là la déesse Raison ; annonce-lui que,puisqu’elle m’a choisi pour son témoin, je la dote.
– Vous la dotez, mon général ?
– Oui, d’un âne, avec deux barils pleinsd’eau-de-vie.
– Ah ! mon général, vous êtes lacause que je n’ose plus rien vous demander.
– Dis toujours.
– Il est vrai que ce que j’avais à vousdemander, ce n’est plus en mon nom, c’est au nom des camarades… Ehbien ! mon général, il faut, sauf votre permission, que lajournée finisse comme elle a commencé, par un bal.
– Alors, dit Hoche, comme second témoin,c’est moi qui paierai le bal.
– Et la mairie fournira le local !reprit Pichegru ; mais que tout le monde le sache : qu’àdeux heures du matin le bal finisse, et qu’à deux heures et demieon se mette en route ; nous avons quatre lieues à faire avantle jour ; vous voilà prévenus ; que ceux qui voudrontdormir dorment, que ceux qui voudront danser dansent. Nousassisterons au mariage du haut du balcon ; lorsque tout seraprêt, un roulement de tambour nous donnera le signal !
Riche de toutes ces promesses, Faraud seprécipita par les escaliers, et l’on entendit bientôt dans la courla rumeur qui était la suite de cette apparition.
Les deux généraux, restés seuls, arrêtèrentdéfinitivement le plan de la bataille du lendemain.
Une colonne, qui partirait à l’instant sousles ordres du colonel René Savary, ferait marche forcée, de manièreà se trouver vers midi au village de Neschwiller, en arrière deFrœschwiller ; au premier coup de canon qu’elle entendrait,elle marcherait sur Frœschwiller et attaquerait les Prussiens enflanc.
Une seconde colonne, sous les ordres deMacdonald, passera la Zeuzel à Niederbronn. Les deux générauxmarcheront avec cette colonne.
La troisième fera une démonstration sur lepont de Reichshoffen et essaiera de le forcer. S’il tient, elle secontentera d’occuper l’ennemi, tandis que les deux autres colonnesle tourneront.
Cette troisième colonne sera commandée parAbbatucci.
À peine ces dispositions étaient-elles prises,qu’un roulement de tambour se fit entendre et annonça au général,ou plutôt aux généraux, que l’on n’attendait plus qu’eux pour lacérémonie nuptiale.
Ils ne se firent point attendre et parurent aubalcon.
À leur vue, un immense vivat retentit ;Faraud salua à sa manière, la déesse Raison devint rouge comme unecerise. Tout l’état-major entourait les deux futursconjoints ; c’était la première fois que cette singulièrecérémonie, qui tant de fois se répéta pendant le cours de troisgrandes années révolutionnaires, avait lieu à l’armée du Rhin.
– Allons, dit Faraud, à ton poste,Spartacus.
Le tambour, apostrophé par un sergent, montasur une table devant laquelle vinrent se placer Faraud et safuture.
Spartacus fit entendre un roulement ;puis, d’une voix vigoureuse, de manière qu’aucun des assistants neperdît un mot de ce qu’il allait dire :
– Écoutez la loi ! – Attendu qu’aubivac il ne se trouve pas toujours un municipal avec du papiertimbré et une écharpe pour ouvrir les portes de l’hyménée, moi,Pierre-Antoine Bichonneau, dit Spartacus, tambour-maître dubataillon de l’Indre, je vais procéder à l’union légitime dePierre-Claude Faraud et de Rose Charleroi, vivandière au24e régiment.
Spartacus s’interrompit et fit entendre unroulement qu’imitèrent tous les tambours du bataillon de l’Indre etdu 24e.
Puis, le roulement terminé :
– Approchez, les conjoints, ditSpartacus.
Les deux époux firent encore un pas vers latable.
– En présence des citoyens générauxLazare Hoche et Charles Pichegru, assistés du bataillon de l’Indre,du 24e régiment et de tous ceux qui ont pu tenir dans lacour de la mairie, au nom de la République une et indivisible, jevous unis et je vous bénis !
Spartacus exécuta un nouveau roulement,pendant lequel deux sergents du bataillon de l’Indre étendirentau-dessus de la tête des deux époux un tablier de sapeur, destiné àremplacer le poêle ; après quoi, Spartacus reprit :
– Citoyen Pierre-Claude Faraud, tupromets à ta femme protection et amour, n’est-ce pas ?
– Parbleu ! répondit Faraud.
– Citoyenne Rose Charleroi, tu promets àton mari constance, fidélité et petits verres àdiscrétion ?
– Oui, répondit Rose Charleroi.
– Au nom de la loi, vous êtes mariés. Lerégiment adoptera vos nombreux enfants. Attendez donc, ne vouséloignez pas ! Un dernier roulement !
Un roulement de vingt-cinq tambours se fitentendre, et, à un geste de Spartacus, cessa tout à coup.
– Sans ça, vous n’étiez pas heureux,dit-il.
Les deux généraux applaudirent en riant. Etl’on n’entendit plus que les vivats et les hourras, suivis, au boutd’un instant, du bruit des verres.
À six heures du matin, c’est-à-dire au momentoù le soleil disputait à d’épais brouillards le droit d’éclairer lemonde, au moment où la première colonne, partie à neuf heures dusoir de Dawendorf, arrivait, conduite par Savary, à Jægerthal, oùelle prenait cinq ou six heures de repos ; au moment oùcommençait de gronder le canon du pont de Reichshoffen attaqué parla troisième colonne, conduite par Abbatucci, la seconde colonne,la plus forte des trois, ayant Hoche et Pichegru en tête,traversait le torrent qui passe à Niederbronn et s’emparait duvillage sans coup férir.
Cette première étape de quatre lieues faite,on donna un instant de repos aux soldats ; on déjeuna, on fitpasser la déesse Raison, son âne et ses deux barils d’eau-de-viedans les rangs ; une barrique y resta au cri de « Vive laRépublique ! » et l’on se remit en marche vers huitheures, pour Frœschwiller, située à trois quarts de lieue à peine.On entendait tonner, sans relâche, le canon de Reichshoffen.
Au bout d’un quart d’heure, le bruit del’artillerie s’éteignit tout à coup. Le passage était-il forcé, ouAbbatucci avait-il été contraint de reculer ?
Le général appela Doumerc.
– Avez-vous un bon cheval,capitaine ? lui demanda-t-il.
– Excellent.
– Vous pouvez avec lui sauter fossés etbarrières ?
– Je puis tout sauter.
– Mettez-le au galop ; pointez dansla direction du pont de Reichshoffen, venez me donner desnouvelles, ou faites-vous tuer.
Doumerc partit ; dix minutes après, de ladirection qu’il avait prise, on vit revenir deux cavaliers augalop.
C’étaient Doumerc et Falou.
Aux deux tiers du chemin, le capitaine avaitrencontré le digne chasseur envoyé par Abbatucci pour annoncerqu’il avait forcé le pont et qu’il marchait sur Frœschwiller. Falouavait fait prisonnier un officier prussien, et Abbatucci l’avaitnommé brigadier.
Abbatucci priait le général de confirmer sanomination.
Falou repartit brigadier, reportant àAbbatucci l’ordre verbal de marcher sur Frœschwiller, et de menacerla ville, pendant que lui attaquerait les hauteurs, tout en setenant prêt à lui apporter des secours, si l’on en avaitbesoin.
Tout cela s’était fait sans que la colonneralentît sa marche ; on commençait à découvrir les hauteurs deFrœschwiller, et, comme on marchait à travers plaine sans routetracée, Pichegru, craignant que le petit bois ne cachât uneembuscade, ordonna à vingt hommes et à un sergent de fouiller lebois.
– Bon ! dit Doumerc, ce n’est pas lapeine, mon général, de déranger un peloton tout entier pour sipeu.
Et, mettant son cheval au galop, il perça lebois d’outre en outre, le retraversa pour revenir à trois cents pasplus loin, et, s’adressant à Pichegru :
– Il n’y a personne, général, dit-il.
Le bois fut dépassé.
Mais tout à coup, en arrivant au bord d’unravin, l’avant-garde fut saluée par une vigoureuse fusillade.
Trois ou quatre cents tirailleurs étaientéparpillés dans les sinuosités du ravin et dans des touffes de boisdont le terrain était semé.
Les deux généraux formèrent leur troupe encolonne d’attaque.
Le général ordonna à Charles de rester àl’arrière-garde ; mais celui-ci le pria si instamment de lelaisser faire partie de l’état-major, que le général yconsentit.
Frœschwiller était situé au pied d’une collinehérissée de redoutes et de canons ; on voyait sur la droite, àtrois quarts de lieue à peu près, la colonne d’Abbatucci, quis’avançait vers la ville, chassant devant elle les troupes quiavaient essayé de défendre le pont.
– Camarades, dit Pichegru,attendrons-nous, pour attaquer les redoutes, nos compagnons, quiont déjà leur part de victoires et d’honneurs, puisqu’ils ont forcéle pont ? Ou garderons-nous, nous aussi, pour nous seuls, lagloire d’avoir enlevé les redoutes que nous avons devantnous ? Cela sera dur, je vous en préviens.
– En avant, en avant ! cria d’uneseule voix le bataillon de l’Indre, qui formait tête decolonne.
– En avant ! crièrent les hommes deHoche qui, la veille, s’étaient mutinés, et qui, après leursoumission, avaient obtenu l’honneur de marcher les seconds.
– En avant ! cria le général Dubois,qui faisait partie de l’armée de la Moselle, et qui, commandantl’arrière-garde, se trouvait, par le mouvement de conversion quis’était fait, commander l’avant-garde.
Et, en même temps, tambours et claironsbattirent et sonnèrent la charge ; les premiers rangs semirent à entonner la Marseillaise ;le pas de charge,emboîté par trois ou quatre mille hommes, ébranla la terre, et latrombe humaine prit sa course tête basse et baïonnette enavant.
À peine avait-elle fait cent pas, que lacolline s’enflamma comme un volcan ; alors, on vit sur cettemasse épaisse s’ouvrir des sillons sanglants comme si une charrueinvisible les eût creusés ; mais ces sillons étaient aussitôtrefermés qu’ouverts.
La Marseillaise et les cris de« en avant ! » continuèrent, et la distance quiséparait les premières lignes françaises des retranchementscommençait à disparaître, lorsqu’un second tonnerre d’artillerieéclata et que les boulets firent dans les rangs de nouvellesdéchirures.
Les rangs se refermèrent comme la premièrefois ; mais, une rage sombre succédant à l’enthousiasme, leschants commencèrent de s’éteindre, la musique continuad’accompagner le peu de voix qui chantaient encore, et le pas decharge devint le pas de course.
Au moment où le premier rang allait atteindreles retranchements, une troisième canonnade éclata ; cettefois, l’artillerie, chargée à mitraille, envoya sur toute lacolonne d’attaque un véritable ouragan de feu.
Toute la masse assaillante plia d’avant enarrière sous le vent des biscaïens. Cette fois, la mort ne fauchapoint par longues lignes ; elle frappa comme une grêle frappeparmi les blés ; les chants s’éteignirent, la musique cessa dejouer, la marée humaine qui montait, non seulement s’arrêta, maisencore fit un pas en arrière.
La musique reprit l’hymne victorieux ; legénéral Dubois, qui, comme nous l’avons dit, commandait l’attaque,avait eu son cheval tué sous lui, on l’avait cru mort ; il sedégagea de dessous son cheval, se releva, mit son chapeau au boutde son sabre et cria :
– Vive la République !
Ce cri de : « Vive laRépublique ! » fut poussé à la fois par tous lessurvivants et par les blessés qui avaient encore la force de lefaire entendre. Le moment d’hésitation qui s’était fait ressentircessa, la charge battit de nouveau, les baïonnettes s’abaissèrent,et un hurlement de lions succéda aux chants et aux cris.
Les premiers rangs enveloppaient déjà laredoute, les grenadiers se cramponnaient déjà aux aspérités pourl’escalade, quand trente pièces de canon tonnèrent à la fois d’unseul coup et avec un bruit pareil à celui d’une poudrière qui eûtsauté.
Cette fois, le général Dubois tomba pour neplus se relever ; un boulet l’avait coupé en deux ; tousles premiers rangs disparurent dans un tourbillon de feu commeengloutis dans un abîme.
Cette fois, la colonne non seulement plia,mais recula, et, en un instant, entre la redoute et la premièreligne, il se fit, sans que l’on sût comment, un intervalle d’unequarantaine de pas, couvert de morts et de blessés.
Alors on vit une chose héroïque : avantque Pichegru, qui expédiait deux de ses aides de camp à la colonneAbbatucci, pour lui dire de se hâter, eût pu deviner son dessein,Hoche, jetant son chapeau à terre pour être bien reconnu de tous,s’élança les cheveux au vent, le sabre à la main, faisant bondirson cheval par-dessus ces morts et ces mourants, et, se dressantdebout sur ses étriers dans cet intervalle vide :
– Soldat ! cria-t-il, à six centsfrancs la pièce, les canons prussiens !
– Adjugés ! crièrent les soldatsd’une seule voix.
La musique, éteinte une seconde fois, repritavec une nouvelle ardeur, et, au milieu de la canonnade crachantles boulets et la mitraille, de la fusillade éparpillant dans lesrangs pressés une grêle de balles dont chacune portait, on vitHoche, suivi de toute cette foule affolée de haine et de vengeance,qui ne gardait plus ses rangs, aborder la première redoute, s’yaccrocher, et s’aidant de son cheval comme d’un tremplin, s’élancerau milieu de l’ennemi.
Pichegru posa la main sur l’épaule de Charles,qui regardait ce terrible spectacle, les yeux fixes, la bouchehaletante.
– Charles, lui dit-il, as-tu jamais vu undemi-dieu ?
– Non, mon général, dit l’enfant.
– Eh bien ! dit Pichegru, regardeHoche ; jamais Achille, fils de Thétis, n’a été plus grand niplus beau !
Et, en effet, entouré d’ennemis qu’il sabrait,ses longs cheveux flottant au vent de la mort, le front pâle, lalèvre dédaigneuse, Hoche, avec sa belle figure, sa haute taille,offrait l’image la plus complète du héros, tout à la fois donnantla mort et la méprisant.
Comment les soldats montèrent-ils derrièrelui ? comment franchirent-ils ces parapets de huit ou dixpieds de haut ? à quelles aspérités s’accrochèrent-ils pourarriver au sommet ? C’est ce qu’il est impossible de raconter,de peindre, de décrire ; mais ce qui arriva, c’est que cinqminutes à peine après que Hoche l’avait abordée, la redoute setrouva pleine de soldats français foulant aux pieds les cadavres decent cinquante Prussiens.
Alors Hoche bondit sur le parapet, et,comptant les canons de la redoute :
– Quatre canons adjugés pour deux millequatre cents francs aux premiers rangs de la colonned’attaque !
Il resta un instant debout, se montrant ainsià toute l’armée comme un drapeau vivant de la Révolution, exposé àtoutes les balles, auxquelles il servait de cible, et dont pas unene l’atteignit.
Puis, d’une voix formidable :
– Aux autres ! cria-t-il. Vive laRépublique !
Et, au milieu des cris, des chants guerriers,de la vibration des instruments de cuivre, du roulement destambours, général, officiers, soldats, tous pêle-mêle se ruèrentsur les retranchements.
Au premier coup de canon, les émigrés, qui setenaient prêts, avaient fait leur sortie ; mais ils avaientrencontré l’avant-garde d’Abbatucci, qui arrivait au pas de courseet avec laquelle il fallait compter, de sorte qu’ils n’avaient puporter secours aux Prussiens, ayant bien assez de se défendreeux-mêmes ; Abbatucci, selon l’ordre de Pichegru, avait mêmepu détacher quinze cents hommes, que Pichegru vit bientôt arriver àbride abattue, précédés de ses deux aides de camp.
Pichegru se mit à leur tête, et, voyantqu’Abbatucci pouvait parfaitement se défendre avec les quinze centshommes qui lui restaient, accourut à l’aide du corps principalacharné à la redoute ; ces quinze cents hommes de troupesfraîches, animées par la victoire du matin, bondirent de leurpremier élan jusqu’au-delà du second rang de la batterie.
Les canonniers furent tués sur leurs pièces,et les canons, qu’il était impossible de tourner sur les Prussiens,encloués.
Au milieu du feu, les deux généraux seretrouvèrent et tous deux en même temps arrivés à un point de lacolline d’où l’on découvrait toute la plaine deNeschwiller, jetèrent un cri de triomphe : unemasse noire, épaisse, aux fusils reluisants, aux panachestricolores, aux drapeaux penchés comme des mâts dans une tempête,arrivait à marche forcée : c’étaient Macdonald et la premièrecolonne, fidèles au rendez-vous qui arrivaient à temps, non paspour décider la victoire, elle était décidée, mais pour y prendrepart.
À cette vue, la déroute se mit parmi lesPrussiens : chacun ne s’occupa plus que de fuir ; ilss’élancèrent pardessus les parapets des redoutes, sautèrent du hauten bas des retranchements et se laissèrent rouler plutôt qu’ils nedescendirent sur une pente si rapide, qu’on n’avait pas même songéà la fortifier.
Mais Macdonald, par une manœuvre prompte,avait enveloppé la montagne et reçut les fuyards sur la pointe deses baïonnettes.
Les émigrés, qui tenaient seuls avecl’acharnement de Français combattant contre des Français,comprirent, en voyant les fuyards, que la journée était perdue.
L’infanterie se mit en retraite à petits pas,protégée par la cavalerie, dont les charges successives et pleinesd’audace faisaient l’admiration de ceux qui combattaient contreeux.
Pichegru, sous le prétexte qu’ils devaientêtre las, envoya à leurs vainqueurs l’ordre de les laisser seretirer, tandis qu’au contraire il faisait poursuivre, par tout cequ’il y avait de cavalerie, les Prussiens, qui ne se rallièrentqu’au-delà de Wœrth.
Puis, ayant hâte d’arriver au sommet de lacolline, afin je de jeter un regard sur le champ de bataille, tousdeux prirent leur course, et chacun d’eux l’atteignit par le côtéqu’il avait attaqué.
Et là, se jetant dans les bras l’un del’autre, l’un levant son sabre tout sanglant, l’autre son chapeautroué de deux balles, à travers les flots de fumée qui achevaientde monter au ciel comme d’un volcan refroidi, grandis aux yeux del’armée par la glorieuse atmosphère qui les enveloppait, ilsapparurent, ces deux victorieux, pareils aux statues de deuxgéants.
À cette vue, un immense cri de « Vive laRépublique ! » retentit de tous les degrés de la montagneet alla, s’abaissant toujours, se perdre et s’éteindre dans laplaine, en se mêlant aux douloureux gémissements des blessés et auxderniers souffles des mourants.
Il était midi, et la victoire étaitentièrement à nous. Les Prussiens, battus, abandonnaient un champde bataille couvert de morts et de blessés, vingt-quatre caissonset dix-huit canons.
Les canons furent traînés devant les deuxgénéraux et payés à ceux qui s’en étaient emparés, au prix auquelils avaient été mis au commencement de l’action, c’est-à-dire à sixcents francs.
Le bataillon de l’Indre en avait prisdeux.
Les soldats étaient horriblement fatigués,d’abord de leur marche de nuit, ensuite de trois grandes heures decombat.
Les deux généraux ordonnèrent, tandis qu’unbataillon irait prendre possession de la ville de Frœschwiller, defaire halte sur le champ de bataille et d’y déjeuner.
Les clairons sonnèrent, et les tamboursbattirent la halte ; les fusils furent mis en faisceaux.
Les Français, en un instant, eurent ralluméles feux des Prussiens, qui n’avaient pas eu le temps des’éteindre : on leur avait distribué, en partant de Dawendorf,pour trois jours de vivres, et, comme ils avaient, la veille,touché leur solde arriérée, chacun avait jugé à propos de joindre àl’ordinaire du gouvernement, soit un saucisson, soit une languefumée, soit un poulet rôti, soit une tranche de jambon.
Tous avaient leur bidon plein.
S’il en était par hasard de moins bienapprovisionnés et qui n’eussent que leur pain sec, ceux-làouvraient les sacs de leurs camarades morts et y trouvaientabondamment ce qui leur manquait.
Pendant ce temps-là, les chirurgiens et leursaides parcouraient le champ de bataille, faisaient transporter àFrœschwiller les blessés qui pouvaient supporter le transport etattendre le pansement, tandis qu’ils opéraient les autres sur lelieu du combat.
Les deux généraux, à demi-hauteur de lamontagne, s’étaient établis dans la redoute occupée, une heureauparavant, par le général Hodge. En sa qualité de premièrecantinière de l’armée du Rhin, n’ayant point de rivale dans l’arméede la Moselle, la déesse Raison, devenue la citoyenne Faraud, avaitdéclaré se charger du repas des deux généraux.
Dans une espèce de casemate, on avait trouvéune table, des chaises, des assiettes, des fourchettes, descouteaux en état parfait de service ; sur une planche à côtéde la première, des verres et des serviettes. Quant au reste, oncomptait le trouver dans le fourgon du général, mais un bouletégaré avait mis en morceaux le caisson et tout ce qu’ilcontenait : mauvaise nouvelle que Leblanc, qui n’exposait pasinutilement ses jours, vint annoncer à son maître, au moment où lacitoyenne Faraud achevait de placer sur la table les douzeassiettes, les douze verres, les douze serviettes, les douzecouverts et autour de la table les douze chaises.
Mais toute espèce de nourriture brillait parson absence.
Pichegru s’apprêtait à demander à ses soldatsune dîme volontaire de fumaison, quand une voix, qui semblaitsortir des entrailles de la terre comme celle du père d’Hamlet,cria :
– Victoire ! victoire !
C’était celle de Faraud, qui venait dedécouvrir une trappe, de descendre un escalier et de trouver dansun caveau tout un garde-manger au complet.
Dix minutes après, les généraux étaientservis, et les principaux officiers de leur état-major étaientassis à la même table qu’eux.
Rien ne donnera une idée de ces agapesfraternelles, où soldats, officiers, généraux, brisaient ensemblele pain du bivac, véritable pain de l’égalité et de la fraternité.Tous ces hommes qui devaient faire le tour du monde, et qui étaientpartis de la Bastille comme les soldats de César du milled’or, commençaient à sentir en eux cette confiance suprême quifait la supériorité morale et qui donne la victoire ! Ils nesavaient pas où ils devaient aller, mais ils étaient prêts à allerpartout. Ils avaient le monde devant eux, la France derrière, laFrance, cette terre maternelle entre toutes, la seule qui palpite,qui vive, qui aime ses enfants, qui ait un cœur, et qui tressaillede plaisir sous leurs pieds lorsqu’ils sont triomphants, detristesse quand ils sont vaincus, de reconnaissance lorsqu’ilsmeurent pour elle.
Oh ! celui-là qui sait la prendre, cetteCornélie des nations, celui-là qui sait caresser son orgueil,celui-là qui lui met sur la tête une couronne de laurier et à lamain le glaive de Charlemagne, de Philippe Auguste, de FrançoisIer ou de Napoléon, celui-là seul sait ce qu’on peuttirer de lait de son sein, de larmes de ses yeux, de sang de soncœur !
Il y avait, dans cette genèse duXIXe siècle, les pieds encore pris dans la boue duXVIIIe, et cependant élevant déjà sa tête dans les nues,il y avait dans ces premiers combats où un seul peuple, au nom dela liberté et du bonheur de tous les peuples, jetait le gant aureste du monde, il y avait quelque chose de grand, d’homérique, desublime que je me sens impuissant à peindre, et cependant c’estpour le peindre que j’ai entrepris ce livre, et ce n’est pas unedes moindres tristesses du poète que de sentir grand, et,haletant, essoufflé, mécontent de lui-même, de rester au-dessous dece qu’il sent.
À part les cinq cents hommes envoyés pourprendre possession de Frœschwiller, le reste de l’armée, comme nousl’avons dit, était demeuré à bivaquer sur le champ de bataille,joyeux de la victoire, et ayant déjà oublié le prix qu’ellecoûtait ; la cavalerie qu’on avait envoyée à la poursuite desPrussiens revenait avec douze cents prisonniers, six piècesd’artillerie, et voici ce qu’elle racontait :
Un peu en arrière de Wœrth, le 2erégiment de carabiniers, le 3e de hussards et le30e de chasseurs avaient heurté un gros de Prussiensenveloppant un régiment français de la colonne d’Abbatucci, qui,s’étant perdu, avait été donner au milieu de l’ennemi ;attaqué de tous côtés par des forces décuplées, le régiment s’étaitmis en carré, et là, sur ses quatre faces, les soldats faisaient cefeu de mousqueterie qui avait attiré l’attention de leurscamarades.
Les trois régiments n’hésitèrent pas ;par une charge à fond, ils entamèrent le terrible cercle de fer quienveloppait leurs compagnons ; ceux-ci, se sentant secourus,se formèrent en colonne et tombèrent la tête basse et la baïonnetteen avant sur l’ennemi. Cavalerie et infanterie commencèrent alorsleur retraite vers l’armée française ; mais un corpsconsidérable sorti de Wœrth vint se mettre en travers et leurfermer la route, et le combat avait recommencé avec plusd’acharnement que jamais. Les Français se battaient un contrequatre et peut-être allaient-ils succomber quand un régiment dedragons fondit à son tour, le sabre haut, sur toute cette mêlée,s’ouvrit un passage jusqu’à l’infanterie, qu’il dégagea ;elle, à son tour, pouvant recommencer un feu régulier, put opérerun vide autour d’elle. La cavalerie s’élança dans ce vide etl’élargit encore. Tous alors, d’un élan unanime, cavaliers etfantassins, s’élancèrent à la fois, sabrant, pointant, chantant laMarseillaise, gagnant du terrain, se resserrant autour descanons qu’ils ramenaient au bivac, au milieu des cris de« Vive la République ! »
Les deux généraux montèrent à cheval etentrèrent dans la ville pour y régler toutes les conditions dedéfense nécessaires au cas où les Prussiens voudraient, par unretour offensif, essayer d’y rentrer et pour y visiter leshôpitaux.
Tous les paysans des environs et une centained’ouvriers de Frœschwiller avaient été mis en réquisition pourenterrer les morts ; sept ou huit cents travailleurscommencèrent de creuser au bas de la plaine d’immenses fossés dedeux mètres de large, de trente mètres de long et de deux mètres deprofondeur, où l’on rangea, l’un à côté de l’autre, Prussiens etFrançais, le matin encore vivants et ennemis, le soir réconciliéspar la mort et couchés dans la même tombe.
Quand les deux généraux revinrent de leurvisite à la ville, toutes les victimes de cette victorieuse journéedormaient non plus sur, mais sous le champ de bataille, sans ylaisser d’autres traces que huit ou dix ondulations de terrain quivenaient, comme les dernières vagues mourantes du reflux, battre lepied de la colline.
La ville était trop petite pour loger toutel’armée ; mais, avec l’intelligence et la rapidité d’exécutiondes soldats français, un village de paille s’éleva comme parenchantement sur cette plaine que, le matin, sillonnaient lesboulets et la mitraille, tandis que le reste de l’armée se logeaitdans les retranchements abandonnés par les Prussiens. Dans lagrande redoute s’étaient établis les deux généraux ; une mêmetente les abritait tous les deux.
Vers cinq heures du soir, comme la nuit venaitde tomber, et comme ils achevaient de dîner, Pichegru, placé entreCharles, que le spectacle de cette terrible journée, où il avait vuen réalité la guerre de près pour la première fois, avait rendurêveur, et Doumerc, que ce spectacle avait rendu au contraire plusloquace encore que d’habitude, Pichegru, ayant cru sans douteentendre quelque bruit lointain qui était un signal, posa vivementune de ses mains sur le bras de Doumerc pour le faire taire, etportant un doigt de l’autre main à sa bouche, il fit signed’écouter.
Le silence s’établit.
Alors, on entendit dans le lointain lespremiers sons d’un orgue qui jouait la Marseillaise.
Pichegru sourit et regarda Hoche.
– C’est bien, messieurs, dit-il. Je terends la parole, Doumerc !
Doumerc reprit son récit.
Deux personnes seulement avaient comprisl’interruption de Pichegru et remarqué les sons de l’orgue.
Cinq minutes après, les sons de l’instrumentse rapprochant toujours, Pichegru se leva, gagna sans affectationla porte de la tente et s’arrêta sur la plate-forme, près del’escalier couvert qui y donnait entrée.
Les sons de l’orgue se rapprochaienttoujours ; il était évident que le musicien gravissait lacolline ; au milieu des feux qui l’étoilaient, il l’aperçutbientôt lui-même se dirigeant droit sur la grande redoute, mais,lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de pas de la porte, le« qui vive ? » de la sentinelle l’arrêta. Comme lemusicien n’avait pas le mot d’ordre, il se contenta de reprendre laMarseillaise,un instant interrompue ; mais auxpremières mesures, la voix du général cria du haut del’épaulement :
– Laissez passer !
La sentinelle reconnut le général, qui sepenchait en dehors du parapet, et s’effaça pour laisser passer lemusicien comme l’ordre lui en était donné.
Cinq minutes après, Pichegru et l’espion setrouvaient en face l’un de l’autre.
Pichegru fit signe à Stephan de lesuivre ; du moment que le musicien s’était vu reconnu, l’orgueavait cessé de jouer.
Par les soins de Leblanc, une table et deuxchaises avaient été apportées, et sur cette table se trouvaient unelampe, de l’encre, du papier, des plumes.
Leblanc fut mis de garde à la porte, avecordre de ne laisser entrer, et même approcher, que le général Hocheet le citoyen Charles.
Six heures du soir sonnaient successivementaux clochers de tous les villages des environs, quelquefois deuxsonnaient ensemble, mais c’était rare.
Stephan écouta le bruit du timbre et comptales heures.
– Bien, dit-il, nous avons devant nousdouze heures de nuit.
– Est-ce que nous ferons quelque chosecette nuit ? demanda vivement Pichegru.
– Mais, répondit Stephan, nous prendronsWœrth, s’il plaît à Dieu.
– Stephan ! s’écria Pichegru, si tume tiens parole, que te donnerai-je ?
– Votre main, dit Stephan.
– La voilà, dit Pichegru en luisaisissant la sienne et en la secouant fortement.
Puis, s’asseyant et lui faisant signe des’asseoir :
– Et maintenant, dit-il, que te faut-ilpour cela ?
Stephan déposa son orgue dans un coin, maisresta debout.
– Il me faudrait, dit-il, dix charrettesde paille et dix charrettes de foin avant deux heures.
– Rien de plus facile, réponditPichegru.
– Soixante hommes résolus et prêts à toutrisquer, dont la moitié au moins parlât allemand.
– J’ai un bataillon de volontairesalsaciens.
– Trente uniformes de soldatsprussiens ?
– On les prendra aux prisonniers.
– Il faudrait que trois mille hommes,bien commandés, partissent d’ici à dix heures et passant parEnashausen, se trouvassent à minuit à cent pas de la Porte deHaguenau.
– Je les commanderai moi-même.
– Il faudrait que le premier corps setînt immobile et silencieux jusqu’au moment où il entendra crier« Au feu ! » et verra une grande lueur, mais qu’à cemoment, au contraire, il se précipitât vers la ville, dont iltrouvera la porte ouverte.
– C’est bien, dit Pichegru, jecomprends ; mais comment feras-tu ouvrir à dix heures du soirles portes d’une ville de guerre à tes dix charrettes ?
Stephan tira un papier de sa poche.
– Voilà la réquisition, dit-il.
Et il mit sous les yeux de Pichegru l’ordre aucitoyen Bauer, aubergiste du Lion-d’Or, de livrer dans lesvingt-quatre heures dix voitures de paille et dix voitures de foinpour le service des chasseurs de Hohenlohe.
– Tu as réponse à tout, dit Pichegru enriant.
Puis, appelant Leblanc :
– Fais souper de ton mieux le citoyenStephan, et dis à Hoche et à Charles de me venir trouver ici.
Le même jour, vers huit heures du soir, vingtvoitures, dont dix chargées de paille et dix chargées de foin,sortaient de Frœschwiller par la rue d’Enashausen.
Chacune était conduite par un charretier qui,en vertu de cet axiome que le français est fait pour être parlé auxhommes, l’italien aux femmes, l’allemand aux chevaux, parlait auxsiens une langue accentuée de ces merveilleux jurons que Schiller,douze ans auparavant, mettait dans la bouche de ses brigands.
Une fois sorties de Frœschwiller, les voituressuivirent silencieusement la chaussée conduisant au villaged’Enashausen, situé à l’angle du chemin qui, par un retour subtil,remonte directement à Wœrth.
Elles ne s’arrêtèrent dans le village que pourpermettre aux conducteurs de boire un coup d’eau-de-vie à la ported’un cabaret, et elles continuèrent leur route sur Wœrth.
Arrivé à cent pas de la porte, le premiercharretier arrêta sa voiture et s’avança seul vers la ville ;au bout de dix pas, il fut arrêté par un factionnaire, auquel il secontenta de répondre :
– Je conduis des voitures de réquisitionet vais me faire reconnaître au poste.
Le premier factionnaire le laissa passer,ainsi le deuxième, ainsi le troisième.
Arrivé à la porte, il passa son papier par leguichet et attendit.
Le guichet se referma, et, un instant après,la petite porte pratiquée dans la grande s’ouvrit.
Le sergent de poste sortit.
– C’est toi, mon garçon ?dit-il ; où sont tes voitures ?
– À cent pas d’ici, mon sergent.
Inutile de dire que cette demande et cetteréponse furent faites en allemand.
– C’est bien, continua le sergent, enallemand toujours ; je vais aller les reconnaître et les faireentrer.
Et, en effet, il sortit, recommandant au postela surveillance la plus absolue.
Le charretier et le sergent dépassèrent lestrois lignes de sentinelles et arrivèrent aux voitures quiattendaient sur la grande route. Le sergent jeta sur elles unregard superficiel et leur ordonna de continuer leur chemin.
Charretiers et charrettes se remirent enmarche, dépassèrent, conduites par le sergent, les trois lignes desentinelles, franchirent la porte, qui se referma derrière eux.
– Maintenant, dit le sergent, connais-tula caserne des chasseurs de Hohenlohe, ou veux-tu que je te fasseaccompagner ?
– Inutile, dit le maître charretier, nousallons conduire les charrettes au Lion-d’Or, et demain matin, pourne pas faire de trouble pendant la nuit, on conduira les fourragesà la caserne.
– Ça va bien, dit le sergent en rentrantau corps de garde. Bonne nuit, camarades.
– Bonne nuit, répondit le charretier.
L’Hôtel du Lion-d’Or était à cent pas à peinede la porte de Haguenau, par laquelle on était entré. Le maîtrecharretier frappa au carreau, et, comme il était dix heures àpeine, le maître de l’hôtel sortit sur le seuil de sa porte.
– Ah ! ah ! c’est vous,Stephan ? dit-il en jetant un regard sur la longue file decharrettes dont la première touchait sa porte, et dont la dernièreétait à quelques pas à peine de la porte de la ville.
– Oui, monsieur Bauer, en personne,répondit le maître charretier.
– Et tout va bien ?
– À merveille.
– Pas de difficultés pourentrer ?
– Pas la moindre… Et ici ?
– Nous sommes prêts.
– La maison ?
– Une allumette suffira pour y mettre lefeu.
– Alors, il faudrait faire entrer lescharrettes dans la cour ; nos hommes doivent étouffer.
Par bonheur, la cour était immense, et lesvingt charrettes parvinrent à s’y caser.
Puis on referma la grande porte, et l’on seretrouva chez soi.
Alors, à un signal donné, c’est-à-dire à troiscoups frappés dans la main par chacun des charretiers, on vit seproduire un singulier phénomène.
Les bottes de paille ou de foin de chaquecharrette s’agitèrent ; puis, au milieu de chacune d’elles,c’est-à-dire de l’endroit le plus agité, on vit sortir d’abord deuxtêtes, puis deux torses, puis, enfin, deux hommes tout entiers,revêtus de l’uniforme prussien.
Puis, de chaque charrette, on tira un uniformepareil aux autres, que l’on jeta aux conducteurs, qui, sedépouillant de leurs blouses et de leurs pantalons de charretier,revêtirent l’uniforme qu’ils venaient de recevoir.
Puis, enfin, pour couronner l’œuvre, chaquesoldat, debout sur la charrette, s’arma de son fusil, tandis qu’untroisième fusil était passé au charretier devenu soldat ; desorte qu’au moment où neuf heures sonnaient, Stephan, avec unecapote à galons de sergent, avait sous ses ordres les soixantehommes résolus et parlant allemand qu’il avait demandés àPichegru.
On les rangea dans une grande écurie que l’onferma sur eux, en leur donnant l’ordre de charger les fusils que,par précaution, on avait tenus déchargés dans les voitures.
Puis Bauer et Stephan sortirent bras dessus,bras dessous, Bauer conduisant Stephan, qui ne connaissait pas laville.
Bauer le conduisit d’abord à la maison dontStephan lui avait dit un mot ; elle était bâtie sur le pointle plus élevé de la ville, à l’extrémité opposée à la Porte deHaguenau, à cent pas à peine de la poudrière.
La maison, qui avait quelques rapports avecles chalets du grand-duché de Bade et de la Suisse, était toute debois.
Bauer lui montra une chambre bourrée dematières combustibles et de bois résineux.
– À quelle heure faudra-t-il mettre lefeu à la maison ? lui demanda Bauer, comme s’il se fût informéde la chose la plus simple.
– À onze heures et demie, réponditStephan. Il était près de dix heures.
– Et tu es sûr qu’à onze heures et demiele général sera à son poste ?
– En personne.
– Tu comprends, continua Bauer, quand lesPrussiens vont savoir que le feu est à la maison voisine de lapoudrière, ils vont se précipiter du côté du feu pour l’empêcher degagner le parc des caissons et la poudrière. Pendant ce temps-là,toute la rue de Haguenau sera libre ; ce sera le moment des’emparer de la porte et d’entrer dans la ville. Le généralpénétrera jusqu’à la grande place sans tirer un coup defusil ; au premier coup tiré, cinq cents patriotes ouvrirontleurs fenêtres et feront feu sur les Prussiens.
– Avez-vous des hommes pour sonner letocsin ? demanda Stephan.
– J’en ai deux dans chaque église,répondit Bauer.
– Alors, tout va bien, dit Stephan ;jetons un coup d’œil à la poudrière et rentrons.
Tous deux revinrent alors sur lesremparts ; la poudrière et le parc des caissons, comme l’avaitdit Bauer, étaient à peine à cent cinquante pas de la maison debois qui devait, en s’enflammant, servir de signal à l’intérieur età l’extérieur.
À onze heures, ils rentraient à l’Hôtel duLion-d’Or.
Les soixante hommes se tenaient prêts ;ils avaient eu chacun leur ration de pain, de viande et de vin, letout préparé par les soins de Bauer. Ils étaient pleinsd’enthousiasme et comprenaient qu’ils étaient chargés d’une grandeentreprise. Ils en étaient à la fois heureux et fiers.
À onze heures un quart, Bauer serra la main deStephan, s’assura qu’il avait son briquet dans la poche et que sonbriquet contenait une pierre à feu, de l’amadou, des allumettes, ets’achemina vers la maison de bois.
Stephan, resté avec ses soixante hommes, lesréunit et leur expliqua son plan ; chacun comprit ce qu’ilavait à faire, et tous jurèrent de faire de leur mieux.
On attendit.
Onze heures et demie sonnèrent.
Stephan, à la plus haute fenêtre de la maison,attendait les premières lueurs de l’incendie.
À peine la vibration de la demie s’était-elleéteinte dans l’air, qu’une lueur rougeâtre commença de colorer lestoits des maisons de la haute ville.
Puis on entendit cette rumeur sourde secomposant de ce murmure de voix qui, dans les villes, annonce unaccident.
Puis un clocher jeta au-dessus de cetteclameur la note lugubre du tocsin, qui fut à l’instant même répétéepar tous les autres clochers de la ville.
Stephan descendit ; il était temps.
Les hommes se disposèrent en trois pelotons devingt dans la cour. Stephan entrebâilla la porte de la rue ;tout le monde courait du côté de la ville haute.
Stephan ordonna à ses hommes de se mettre enmarche de patrouille et de s’avancer au pas vers la porte.
Lui courut devant, criant enallemand :
– Au feu ! dans la haute ville,camarades ; au feu ! du côté de la poudrière ; aufeu ! pour sauver les caissons ; au feu ! pourempêcher la poudrière de sauter.
Stephan accourut au corps de garde devingt-quatre hommes qui gardait la porte ; la sentinelle, quise promenait en long et en large devant le corps de garde, nesongea pas même à l’arrêter, le prenant pour le sergent duposte.
Il se précipita dans le corps de garde, encriant :
– Tout le monde dans la ville haute,sauvez les caissons et la poudrière ; au feu ! aufeu !
Des vingt-quatre hommes qui gardaient le corpsde garde, pas un ne resta.
Seule la sentinelle, enchaînée par laconsigne, resta à son poste.
Mais sa curiosité, vivement excitée, la fitpasser par dessus les convenances, et, adressant la parole ausergent, elle lui demanda ce qui se passait.
Le sergent, plein d’aménité pour sesinférieurs, lui raconta alors comment, par l’imprudence d’undomestique, le feu avait pris à la maison tout en bois del’aubergiste du Lion-d’Or.
Pendant ce temps, la patrouille approchaitpar-derrière.
– Qu’est-ce que cela ? demanda lasentinelle.
– Rien, dit Stephan, unepatrouille !
Et, en disant ces mots, il appuyait unmouchoir sur la bouche de la sentinelle et la poussait vers lesdeux premiers hommes de la patrouille, qui tenaient des cordesprêtes et l’eurent garrottée et bâillonnée en une seconde.
Puis on la porta dans le corps de garde ;on l’enferma dans le cabinet du chef de poste, dont on retira laclé.
Un des hommes de Stephan prit la faction.
Il s’agissait de savoir le mot d’ordre.Stephan s’en chargea.
Il prit la clé du cabinet du chef de poste,d’une main, de l’autre un poignard affilé qu’il tira de sapoitrine, et entra dans le cabinet.
De quel moyen usa Stephan, nousl’ignorons ; mais, malgré son bâillon, la sentinelle avaitparlé.
Le mot d’ordre était Stettin etStrasbourg.
Il fut donné au factionnaire.
Puis on fit irruption dans la geôle du gardiende la porte ; lui aussi fut pris, garrotté, bâillonné, etenfermé dans un caveau.
Stephan s’empara des clés.
Puis il disposa cinquante-cinq de ses hommesdans le corps de garde, dans la geôle du portier, avec quatre centscoups de fusil à tirer, leur recommandant de se faire tuer jusqu’audernier s’il le fallait, mais de garder la porte.
Enfin, il sortit avec ses cinq hommes afind’aller relever les sentinelles extérieures.
Au bout de dix minutes, deux étaient mortes,et la troisième était prisonnière.
Trois de ses cinq hommes remplacèrent les deuxPrussiens morts et le Prussien prisonnier.
Puis, avec les deux autres, il prit sa coursedu côté d’Enashausen.
Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’il seheurta dans l’ombre à une masse compacte et sombre.
C’étaient les trois mille hommes dePichegru.
Il se trouva en face du général.
– Eh bien ? demanda celui-ci.
– Pas un instant à perdre, général,marchons.
– La Porte de Haguenau ?…
– Est à nous.
– Allons, enfants, dit Pichegru, quicomprenait que ce n’était pas le moment des longues explications,pas accéléré, marche !
On obéit avec cette joyeuseté et cet entrainque donne l’espérance.
On recueillit les unes après les autres lessentinelles placées extérieurement. Arrivés à la troisième,Pichegru et Stephan, qui marchaient en tête, entendirent une vivefusillade du côté de la porte où Stephan avait laissé seshommes.
– Hâtons-nous, général, dit Stephan, noshommes sont attaqués.
La colonne prit le pas de course. À sonapproche, la herse se leva et la porte s’ouvrit ; lesrépublicains, quoique attaqués par une force triple de la leur,avaient tenu bon ; la porte était toujours à nous. La colonnes’y engouffra aux cris de « Vive la République ! »Les hommes de Stephan, que leur costume désignait aux coups de tousceux qui n’étaient pas au courant de la ruse de guerre employée parPichegru, se collèrent à la muraille, entrèrent dans le corps degarde, se réfugièrent chez l’officier de poste. Comme le sanglier,donnant le coup de boutoir et renversant tout ce qui se trouvedevant lui, la colonne s’élança alors dans la rue et culbuta toutce qu’elle trouva devant elle.
Comme elle marchait à la baïonnette, et que lepetit corps prussien qui avait attaqué la porte fuyait devant ellesans même essayer de se défendre, pressé qu’il était de se rallierà un corps plus considérable, et surtout d’annoncer que lesFrançais étaient maîtres de la Porte de Haguenau, on commençad’entendre la fusillade pétiller à deux ou trois endroits de laville. C’étaient Bauer et ses hommes qui faisaient feu desfenêtres.
En arrivant sur la place principale de laville, Pichegru put apprécier le degré de terreur où en étaientvenus les Prussiens. Ils couraient éperdus çà et là, ne sachant oùaller. Il fit aussitôt déployer la colonne en bataille et fit feusur les fugitifs, tandis qu’une colonne d’un millier d’hommes à peuprès s’élançait vers la ville haute, c’est-à-dire là où lerassemblement était le plus considérable.
En un instant, le combat fut engagé sur vingtpoints différents ; les Prussiens, surpris, n’essayaient pasde se rallier à un centre commun, tant l’attaque avait été rapide,tant l’incendie, le tocsin, les coups de fusil tirés des fenêtresavaient jeté le trouble parmi eux, et, quoiqu’ils fussent dans laville seulement un nombre à peu près égal aux hommes de Pichegru etde Macdonald, le combat ne fut pas disputé comme il aurait pul’être si tous les avantages n’eussent point été du côté desFrançais.
À minuit, les Prussiens avaient abandonné laville, éclairée par les dernières flammes de la maison del’aubergiste Bauer.
À dix heures du matin seulement, Pichegru s’enfut rendre compte par lui-même de la retraite complète de l’ennemi.Il laissa des postes partout, fit garder les portes avec la plusgrande vigilance, et ordonna aux soldats de bivaquer dans les rues.Comme c’était une fête pour toute la ville, chacun, par tous lesmoyens possibles, voulut contribuer au bien-être deslibérateurs.
En conséquence, chacun apporta sontribut : les uns de la paille, les autres du foin, celui-ci dupain, celui-là du vin ; toutes les maisons s’ouvrirent, etl’on vit s’allumer du feu et devant ce feu tourner la broche, dansces immenses cheminées si fort à la mode à la fin du derniersiècle, et dont on rencontre encore de nos jours quelques raresspécimens.
Puis aussitôt une espèce de procession, commeles villes du Nord ont l’habitude d’en faire à l’approche ducarnaval, s’organisa ; les uniformes prussiens qui avaientservi aux soldats de Pichegru pour surprendre la Porte de Haguenaufurent livrés aux hommes du peuple pour en faire des mannequins.Alors la ville s’illumina spontanément ; du haut en bas,chaque maison eut ses lampions, ses lanternes ou ses chandelles. Enoutre, tous les marchands de vin et autres restaurateurs dressèrentdes tables dans la rue, chaque bourgeois prit un soldat par le braset l’invita au banquet fraternel.
Pichegru n’eut garde de s’opposer à cettedémonstration patriotique. Homme du peuple, il appuyait tout ce quipouvait faire du peuple et de l’armée un double corps, mais uneseule âme. Il savait bien, lui, l’homme intelligent par excellence,que toute la force de la France était là.
Seulement, craignant que l’ennemi ne profitâtà son tour de quelque imprudence, il ordonna de doubler les postes,et, pour que chacun pût avoir sa part de la fête, il réduisit lesfactions à une heure au lieu de deux.
Il y avait à Wœrth une vingtained’aristocrates qui avaient illuminé comme les autres etquelques-uns même plus splendidement que les autres, craignant sansdoute qu’on ne les accusât de froideur envers le gouvernement, etque, le jour des représailles étant arrivé, ils n’eussent àsouffrir dans leurs personnes ou dans leurs biens. Ceux-làcraignaient sans raison : toute leur punition se borna à voirélever des autodafés devant leurs portes et, à ces autodafés, devoir brûler des hommes de paille dans des uniformes prussiens.
Ce fut même devant ces maisons que la joie futplus complète, sinon plus sincère ; cette même crainte quiavait contraint leurs propriétaires et leurs habitants à unedépense d’illumination plus grande, leur fit faire unedémonstration plus complète. Autour des autodafés, on dressa destables, et, sur ces tables, les aristocrates, heureux d’en êtrequittes à si bon marché, firent servir de véritables festins.
Pichegru était resté sur la place le sabre àla main, au milieu d’un millier d’hommes à peu près, pour porter dusecours où besoin serait ; mais, aucune résistance sérieusen’ayant été faite, il demeura où il était, écoutant les rapports etdonnant des instructions. Lorsqu’il vit que l’ordre donné par luide bivaquer dans les rues servait de prétexte à une démonstrationpopulaire, il y poussa, comme nous l’avons dit, et, laissantMacdonald commander à sa place, il prit, conduit par Stephan, lechemin de la haute ville, où l’on s’était plus particulièrementbattu.
Au moment où Pichegru arrivait en face de lamaison de Bauer, qui avait servi de signal en s’enflammant, leplancher supérieur s’abîmait et faisait jaillir jusqu’au ciel desmillions d’étincelles ; puis, le plancher étant de bois commetout le reste, en touchant le cratère du volcan, s’enflamma avecune telle ardeur et une telle clarté que, de la hauteur où l’on setrouvait, on voyait au loin les deux branches de la Soubach, et,sur l’amphithéâtre des hauteurs, l’armée prussienne en batailleassistant, honteuse et confuse, au spectacle de ces fêtes et de cesilluminations. Vers trois heures du matin, Pichegru rentra. Baueravait demandé comme faveur que le général logeât chez lui, ce quele général avait accordé. Les plus beaux appartements de l’hôtelavaient été préparés, et, tandis que Pichegru parcourait la ville,l’escalier avait été orné de drapeaux, de couronnes et dedevises ; les fenêtres de la salle à manger avaient étégarnies d’arbres verts et de fleurs ; enfin une table devingt-cinq couverts avait été dressée pour le général et sonétat-major.
Pichegru était, comme nous l’avons vu à proposdu dîner qu’on lui avait offert à Arbois, fort indifférent à cessortes de manifestations triomphales. Mais, cette fois c’était biendifférent, il l’appréciait comme une agape républicaine.
Le général ramenait avec lui les autorités dela ville, qui avaient été les premières non seulement à se rendre àlui, mais encore à lancer les habitants dans cette voie defraternité où ils étaient entrés.
À la porte, au moment où Stephan, après luiavoir servi de guide, se préparait à s’éloigner de lui sans qu’ils’en aperçût, le général l’arrêta par le bras.
– Stephan, lui dit-il, j’ai toujourspratiqué le proverbe qui dit que les bons comptes font les bonsamis. Or, j’ai un double compte à régler avec vous.
– Oh ! ce sera bientôt fait,général, dit Stephan : vous acquiescerez à deux prières que jevous adresserai.
– Avec plaisir.
– Je vous demanderai une invitation àsouper.
– Pour vous ?
– Oh ! général, vous savez bien queje ne suis qu’un espion, moi.
– Aux yeux de tout le monde, mais auxmiens…
– Que je sois moi aux vôtres,cela me suffit, général : je resterai aux autres ce que jeparais être. Mon ambition va plus loin que la considération, elleva jusqu’à la vengeance.
– C’est bien ; et la secondeprière ?
– C’est que vous portiez un toast.
– À qui ?
– Vous le verrez en le portant.
– Mais il faut encore que pour leformuler…
– Le voilà tout écrit. Pichegru voulutlire, Stephan l’arrêta.
– En le portant, dit-il, vous lelirez.
Pichegru mit le papier dans sa poche.
– Et qui faut-il que j’invite ?
– Un grand citoyen : ProsperBauer.
– Le maître de cet hôtel ?
– Oui.
– Qu’a-t-il donc fait de sibeau ?
– Vous le verrez en lisant le toast.
– Tu seras donc toujoursmystérieux ?
– C’est dans le mystère qu’est maforce.
– Tu sais que, demain, nous attaquonsl’ennemi ?
– Avez-vous besoin de quelquesrenseignements sur ses positions ?
– Tu dois être fatigué.
– Je ne le suis jamais.
– Fais ce que tu voudras ; ce que tuferas sera bien, excepté si tu te laisses prendre.
– À quelle heure puis-je vous faire monrapport ?
– Toujours. Si tu n’es jamais fatigué,j’ai une autre qualité, moi, je ne dors jamais.
– Au revoir, général.
– Au revoir.
Puis se retournant vers le groupe qui s’étaittenu à l’écart, tandis qu’il causait avec Stephan, et y cherchantvainement le maître de l’Hôtel du Lion-d’Or :
– Charles, dit-il, fais-moi le plaisir dechercher et de trouver notre hôte, le citoyen Prosper Bauer, et dele prier de ma part de me faire l’honneur de souper avec nous. Tun’écouteras aucun refus ; tu n’admettras aucune excuse.
Charles s’inclina et se mit à la recherche ducitoyen Prosper Bauer.
Pichegru monta l’escalier. Tous lesuivirent.
Il prit à sa droite le maire, à sa gauchel’adjoint de Wolts, et laissa en face de lui une place libre.
Cette place était pour l’hôte duLion-d’Or.
Il arriva timide et embarrassé, presque traînépar Charles.
– Général, dit-il en s’adressant àPichegru, je me rends non pas à votre invitation, dont je ne metrouve pas digne, mais à votre ordre.
– C’est bien, citoyen, dit Pichegru enlui montrant la chaise vacante en face de lui ; mettez-vous làd’abord, et nous compterons ensuite à la fin du souper.
Le souper fut joyeux, la victoire et ladélivrance trinquaient ensemble ; les haines sont profondesentre nos braves habitants de l’Alsace et les Prussiens. Or, depuisdeux mois que les Prussiens avaient forcé les lignes deWissembourg, les Alsaciens avaient eu force occasions de les haïrencore davantage.
Cette fois, ils espéraient en être débarrassésà tout jamais. Vingt-cinq ans après, ils devaient revoir cetteinsatiable aigle noire qui, après avoir dévoré un tiers de l’aigleblanche de Pologne et le lion de Hanovre, vient encore récemmentd’arracher une des têtes de l’aigle bicéphale d’Autriche.
Le souper était splendide, et les meilleursvins de France et d’Allemagne en faisaient les frais. Enfin onarriva au vin de Champagne, le vin pétillant des toasts. Alors legénéral se rappela sa parole donnée à Stephan.
Il se leva, prit son verre d’une main etdéplia le papier de l’autre. Tout le monde se leva, comme legénéral, et, au milieu du plus profond silence, il lut :
– « À l’éminent patriote, au grandcitoyen Prosper Bauer, qui seul a conçu le plan qui devait rendre àla France la ville de Wœrth ; qui a risqué sa vie en recevantet en abritant chez lui les soixante braves qui, sous l’habitprussien, se sont emparés de la Porte de Haguenau ; qui a lepremier donné le signal de la fusillade, à cinq cents autrespatriotes, en tirant d’une fenêtre sur l’ennemi, et qui, enfin,pour retenir les Prussiens dans la haute ville et faire unediversion à l’attaque de la Porte d’Haguenau, a mis lui-même le feuà sa maison ; c’est-à-dire à l’homme qui, en un jour, a risquésa vie et donné sa fortune. »
En ce moment, Pichegru fut forcé des’arrêter ; les applaudissements éclataient à triple reprise.Mais, comme il fit signe qu’il lui restait quelque chose à dire, lesilence se rétablit, et il continua d’une voix vibrante :
– « Qu’à la lueur de ce phare allumépar le patriotisme le plus pur et le dévouement le plus filial, laFrance et l’étranger lisent sur nos drapeaux victorieux ;Haine aux tyrans !– Nationalité despeuples ! – Liberté du monde ! Honneur àl’éminent patriote, au grand citoyen ProsperBauer ! »
Et, au milieu des hourras, des bravos et desapplaudissements, Pichegru alla à lui et l’embrassa au nom de laFrance.
Trois jours après, la prise de Wœrth étaitannoncée au Moniteur,et le toast de Pichegru y étaitrapporté en entier.
Ce fut la seule indemnité que le brave Bauerconsentit à recevoir.
Quelle que soit notre volonté de ne pas nousperdre dans des récits de sièges et de batailles, force nous estmaintenant de suivre Hoche et Pichegru dans leur coursetriomphale ; un ou deux chapitres d’ailleurs suffiront à nousmener à la fin de cette première partie, que nous tenons à conduirejusqu’au moment où, sur ce point du moins, l’ennemi est rejeté horsdes frontières de France.
Au reste, comme on va le voir, après les troisvictoires de Dawendorf, de Frœschwiller et de Wœrth, l’ennemilui-même en reprenait la route.
À quatre heures du matin, Stephan venaitannoncer à Pichegru que les Prussiens, étourdis et émerveillés à lafois de la façon dont ils avaient été chassés de Wœrth,abandonnaient leurs positions et battaient en retraite, à traversles gorges des Vosges, en deux colonnes, se dirigeant l’une surDrakenbrœnn et l’autre sur Lembach.
Aussitôt la ville tombée en notre pouvoir, unaide de camp avait été envoyé par Pichegru à Hoche, pour luiannoncer l’heureux résultat de la journée et le prévenir que, lelendemain, ou plutôt le jour même, à cinq heures du matin, ilferait une sortie sur trois colonnes et attaquerait l’ennemi deface, tandis qu’il invitait Hoche à sortir de ses retranchementset, en marchant sur Gœrsdorf à l’attaquer en flanc.
La retraite des Prussiens rendait cettemanœuvre inutile ; Doumerc, réveillé, sauta à cheval et courutdire à Hoche de poursuivre vivement l’ennemi, tandis que Pichegrurabattrait sur Haguenau et reprendrait la ville.
Mais, au moment où Pichegru arrivait avec satête de colonne à la hauteur de Spachbach, il vit venir à lui unmessager envoyé par le maire de Haguenau, qui lui faisait direqu’en apprenant la triple victoire qu’il venait de remporter et quila séparait complètement des corps d’armée de Hodge et de Wurmser,la garnison de Haguenau avait évacué la ville pendant la nuit,s’était rendue à travers le bois à Soufflenheim et avait passé leRhin à la hauteur du fort Vauban.
Pichegru détacha mille hommes, dont il donnale commandement à Lieber, qu’il envoya occuper Haguenau ;puis, revenant sur ses pas, il traversa Wœrth, prit le chemin dePruschdorf, et s’en alla coucher le même soir à Lobsam.
Stephan fut chargé de prévenir Hoche de ceretour inattendu et de l’inviter à faire plus grande diligence pourreprendre, conjointement avec lui, les lignes de Wissembourg.
La route présentait le spectacle d’une de cesémigrations pareilles à celles qui sillonnaient le monde au tempsdes Huns, des Vandales ou des Burgondes ; les Autrichiens,obligés de quitter la ligne de la Moder, s’étaient retirés sur laligne même de Wissembourg en avant de la Lauter, où ils comptaientlivrer bataille ; ils étaient conduits par le maréchalWurmser.
Les Prussiens en avaient fait autant, enremontant la Sauerbach, conduits par Hodge ; ils avaient passéla rivière à Lembach et avaient fait leur jonction avec lesAutrichiens à Wissembourg.
Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est quecette retraite rapide des deux armées entraînait avec elle tous lesémigrés, tous les nobles alsaciens venus à la suite des armées avecleurs familles et fuyant aujourd’hui avec elles. Les routes étaientcouvertes de chariots, de voitures, de chevaux, formantd’inextricables embarras, au milieu desquels nos soldatss’ouvraient un passage sans avoir l’air de s’apercevoir qu’ilstraversaient une population ennemie, laquelle, une fois dépasséepar nous, avait l’air de suivre l’armée qu’elle fuyait.
Les deux généraux français firent à leur tourleur jonction à Roth ; en ce moment, ils entendirent de grandscris de « Vive la République ! », les rangs dessoldats s’ouvrirent, et les deux représentants en mission,Saint-Just et Lebas, apparurent.
Ils avaient pensé que l’ennemi tiendraiténormément aux lignes, et que leur présence ne serait pas inutilepour encourager le soldat.
Les deux représentants du peuple et leur suitevinrent se mêler à l’état-major des deux généraux, auxquels ilsfirent force compliments sur les trois combats successifs quiavaient si complètement et si promptement nettoyé la route.
Charles, un des premiers, avait reconnu ledéputé du département de l’Aisne et s’était écrié :
– Ah ! c’est le citoyenSaint-Just !
Pichegru se pencha à son oreille, et, enriant :
– Ne lui parle pas du bonnet de police,dit-il.
– Oh ! je n’ai garde ! fitCharles ; depuis qu’il m’a raconté qu’il avait fait fusillerson meilleur ami, j’ai défiance.
– Tu fais bien.
Saint-Just s’approcha de Pichegru et lefélicita par quelques paroles brèves et incisives.
Puis, reconnaissant Charles :
– Ah ! dit-il, il paraît qu’entre latoge et les armes tu as décidément choisi les armes. – Ne le laissepas tuer, citoyen Pichegru ; c’est un honnête enfant quipromet un honnête homme, c’est rare.
Puis, prenant Pichegru à part :
– Ma police m’a dit, et je n’en ai riencru, fit-il, que tu t’étais abouché à Dawendorf avec un émissairedu ci-devant prince de Condé ; je n’en ai rien cru.
– C’est cependant la vérité, citoyenSaint-Just.
– Et que venait-il faire ?
– Des propositions de trahison.
– Quelles étaient cespropositions ?
– Je n’en sais rien ; ma pipes’étant éteinte pendant notre conversation, je l’ai rallumée avecla lettre du prince de Condé, sans avoir pris la peine de lalire.
– Et tu as fait fusiller lemessager ?
– Je m’en suis bien gardé.
– Pourquoi cela ?
– Une fois mort, il n’eût pas pu dire àson prince le cas que je faisais de ses propositions.
– Pichegru, tu ne cachais pas quelquearrière-pensée derrière cette clémence ?
– Si fait, celle de battre l’ennemi àFrœschwiller le lendemain ; de prendre Wœrth le surlendemain,et celle de forcer les lignes aujourd’hui.
– Alors, Hoche et toi, vous êtes prêts àmarcher à l’ennemi ?
– Nous le sommes toujours, citoyenreprésentant, surtout quand tu nous honores de ta compagnie.
– Alors, en avant ! ditSaint-Just.
Et il envoya Lebas donner à Hoche l’ordred’attaquer de son côté.
Les tambours et les fanfares retentirent surtout le front de l’armée, qui se porta en avant.
Le hasard avait fait que, ce même jour, 26décembre, les Autrichiens et les Prussiens avaient résolu dereprendre l’offensive ; si bien que tout à coup, en arrivantau haut d’une colline, l’armée française les aperçut rangés enbataille en avant de la hauteur, depuis Wissembourg jusqu’auRhin.
La position était bonne pour l’offensive, maisnon pourla défensive ; la Lauter était, dans ce dernier cas,un gouffre où l’on risquait fort d’être jeté.
Aussi, en marchant à eux, Pichegru et Hochetrouvèrent-ils leur avant-garde en marche.
Présumant que l’effort du combat se porteraitau centre, les deux généraux y poussèrent une masse de trente-cinqmille hommes, tandis que trois divisions de l’armée de la Mosellemenaçaient la droite des alliés par les gorges des Vosges, et quedeux divisions commandées par un aide de camp du général Broglie,qui allait ce même jour faire ses premières armes à l’armée duRhin, s’avançaient pour attaquer par Lauterbourg. Le jeune aide decamp, âgé de vingt-six à vingt-sept ans à peine, se nommait AntoineDesaix.
Tout à coup Saint-Just et Lebas, quimarchaient tous deux, l’un sur le front de bataille de Pichegru,l’autre sut le front de bataille de Hoche, firent entendre le mot« Halte ! »
On n’était qu’à une portée de canon del’ennemi, et il était évident qu’avant une demi-heure les deuxarmées allaient en venir aux mains.
– Citoyen Pichegru, dit Saint-Just,tandis que Lebas en disait autant à Hoche, fais venir tous lesofficiers à l’ordre ; j’ai une communication à leur faireavant le combat.
– À l’ordre tous les officiers !cria Pichegru.
Les généraux de brigade, les colonels, lesaides de camp, les capitaines répétèrent le cri du général, qui futporté comme un écho sur toute la ligne.
Aussitôt tous les officiers de tous lesgrades, jusqu’aux sous-lieutenants, sortirent des rangs et vinrentse presser en un immense cercle autour de Saint-Just et dePichegru, sur le front de bataille du centre et de l’aile droite,et autour de Hoche et de Lebas, sur le front de bataille de l’ailegauche.
Ce mouvement prit une dizaine de minutes,pendant lesquelles les officiers seuls se mirent enmouvement ; les soldats restèrent immobiles.
Les Prussiens et les Autrichiens avançaienttoujours et l’on commençait à entendre leurs tambours et leursclairons battant et sonnant la charge.
Saint-Just tira une feuille imprimée de sapoche, c’était Le Moniteur.
– Citoyens, dit-il de cette voixstridente qui avait une si grande puissance, qu’à cinq cents pas dedistance on pouvait l’entendre, j’ai voulu, avant que vous envinssiez aux mains, vous apprendre une bonne nouvelle.
– Laquelle ? laquelle ?crièrent tous les officiers d’une seule voix.
Au même moment, une batterie ennemie gronda,et les projectiles vinrent choisir leurs victimes au milieu desrangs français.
Un officier, la tête emportée par un boulet,tomba aux pieds de Saint-Just, qui ne parut pas s’en apercevoir, etqui, de la même voix continua :
– Les Anglais sont chassés de Toulon, laville infâme ! le drapeau tricolore flotte sur les remparts.Voici, continua-t-il, Le Moniteur qui contient nonseulement la nouvelle officielle, mais les détails que je vouslirais si nous n’étions sous le feu de l’ennemi.
– Lis, dit Pichegru.
– Lis, citoyen représentant du peuple,lis ! crièrent tous les officiers.
Les soldats, dans les rangs desquels lapremière décharge avait creusé quelques sillons, regardaient avecimpatience du côté du cercle des officiers.
Une seconde décharge se fit entendre, etaussitôt un second ouragan de fer passa en sifflant.
D’autres vides s’ouvrirent.
– Serrez les rangs, cria Pichegru auxsoldats.
– Serrez les rangs ! répétèrent lesofficiers. Et les vides disparurent.
Au milieu du cercle, un cheval s’étaitaffaissé, tué par un biscaïen, sous son cavalier.
Le cavalier se dégagea des étriers ets’approcha de Saint-Just pour mieux entendre.
Saint-Just lut :
28 frimaire, an II de la République
une et indivisible, onze heures du soir.
Le citoyen Dugommier à la Conventionnationale.
Citoyens représentants,
Toulon est en notre pouvoir.
Hier, nous avons pris le fort Mulgrave etle petit Gibraltar.
Ce matin, les Anglais ont évacué les fortset incendié la flotte française et l’arsenal. Le magasin de lamâture est en feu ; vingt bâtiments de guerre sont brûlés,dont onze vaisseaux de ligne et six frégates ; quinze sontemmenés, trente-huit sont sauvés.
À dix heures du soir, le colonel Cervoniest entré dans la place.
Demain, je vous écrirai pluslonguement,
Vive la République !
– Vive la République ! crièrent àleur tour les officiers.
– Vive la République ! répétèrenttout le centre et toute l’aile droite.
Une troisième canonnade se fit entendre etplus d’un cri de « Vive la République ! » commencéne s’acheva point.
– Voici maintenant, continua Saint-Just,une lettre de notre collègue Barras, chargé de punir la ville deToulon ; elle est adressée à la Conventionnationale :
Citoyens représentants,
La majeure partie des infâmes Toulonnaiss’est embarquée sur les vaisseaux de Hood et de Sidney Smith, et,par conséquent, la justice nationale ne sera pas assouvie commeelle devait l’être ; mais, par bonheur, les maisonsn’ont pas pu s’arracher de leurs fondements ; la ville estrestée, afin qu’elle puisse disparaître sous la vengeance de laRépublique, comme ces villes maudites dont l’œil cherche en vain laplace. On avait d’abord ouvert l’avis de détruire la ville par lesmines ; mais on ne le pouvait sans risquer de brûler lesmagasins et l’arsenal. Il a été décidé alors que tous les maçonsdes six départements environnants seront requis d’accourir avecleurs outils pour démolition générale et prompte. Avec une armée dedouze mille maçons, la besogne ira grand train, et Toulon doit êtrerasée en quinze fours.
Demain, les fusillades commenceront etdureront jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traîtres !
Salut et fraternité !
Vive la République !
L’ennemi continuait d’avancer ; onentendait les roulements des tambours, les éclats des trompettes,et, de temps en temps, quand le vent portait, la voix harmonieusede la musique militaire.
Tout se perdit dans le grondement ducanon ; une grêle de mitraille s’abattit sur les rangsfrançais et particulièrement dans le corps des officiers.
Pichegru se dressa sur les étriers, et, commeil voyait un certain désordre :
– À vos rangs ! cria-t-il.
– À vos rangs ! répétèrent lesofficiers.
Les lignes se redressèrent.
– Arme au pied ! cria Pichegru.
Et l’on entendit le bruit de dix mille crossesde fusil frappant la terre avec une régularité admirable.
– Maintenant, reprit Saint-Just, sans quela moindre altération se remarquât dans sa voix, voici unecommunication du Ministère de la guerre ; elle m’est adressée,mais pour être transmise aux généraux Hoche et Pichegru :
Citoyen représentant,
Je reçois cette lettre du citoyen Dutheille cadet :« Toulon est au pouvoir de laRépublique ; la lâcheté et la perfidie de ses ennemis sont àleur comble ; l’artillerie a été splendide ; c’est à elleque l’on doit la victoire ; il n’est aucun soldat qui n’aitété un héros ; les officiers leur en donnèrentl’exemple ; je manque d’expressions pour te peindre le méritedu colonel Bonaparte. Beaucoup de science, beaucoup d’intelligence,trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rareofficier ; c’est à toi, ministre, de le conserver à la gloirede la République… J’ai nommé le colonel Bonaparte général debrigade, et te prie d’inviter les généraux Hoche et Pichegru àmettre son nom à l’ordre du jour de l’armée du Rhin. Le mêmehonneur sera fait au premier brave dont ils m’enverront le nom, etqui aura franchi le premier les lignes deWissembourg. »
– Vous entendez, citoyens, dit Pichegru,le nom du colonel Bonaparte est à l’ordre du jour de l’armée !Que chacun retourne à son poste et communique ce nom aux soldats.Maintenant que les Anglais sont battus, au tour des Prussiens etdes Autrichiens !… En avant ! Vive laRépublique !
Le nom de Bonaparte, qui venait de jaillir siglorieusement à la lumière, courut de rang en rang ; unimmense cri de « Vive la République ! » poussé parquarante mille voix lui succéda, les tambours battirent la charge,les trompettes sonnèrent, les musiques jouèrent laMarseillaise, et toute l’armée, si longtemps contenue, sejeta d’un seul élan au-devant de l’ennemi.
Le but de la campagne, qui était dereconquérir les lignes de Wissembourg, était accompli ; à dixjours de distance, au midi et au nord, à Toulon et à Landau,l’ennemi était rejeté hors de France ; on allait donc pouvoirdonner aux soldats un repos dont ils avaient grand besoin ; enoutre, on avait trouvé à Kaiserslautern, à Guermesheim et à Landau,des magasins de drap, des magasins de souliers, desapprovisionnements de vivres et de fourrages ; dans un seulmagasin de Kaiserslautern, on trouva mille couvertures delaine.
L’heure était venue pour Pichegru d’accomplirles promesses qu’il avait faites à chacun.
Les comptes d’Estève étaient faits, lesvingt-cinq mille francs alloués au bataillon de l’Indre étaientdéposés chez le général et avaient reçu pour complément les douzecents francs, prix des deux canons enlevés par le bataillon del’Indre.
Cette somme de vingt-six mille deux centsfrancs était énorme, étant toute en or ; le louis d’or, àcette époque, où il y avait six milliards d’assignats encirculation, valait sept cent douze francs en assignats.
Le général donna l’ordre qu’on lui amenâtFaraud et les deux soldats qui l’avaient accompagné chaque foisqu’il était venu porter la parole au nom de son bataillon.
Tous trois arrivèrent, Faraud avec ses galonsde sergent-major, et l’un des deux soldats avec ceux de caporal,qu’il avait conquis depuis sa première entrevue avec legénéral.
– Me voilà, mon général, dit Faraud, etvoilà les deux camarades, le caporal Groseiller et le fusilierVincent.
– Vous êtes les bienvenus tous lestrois.
– Vous êtes bien bon, mon général,répondit Faraud avec le mouvement de cou qui lui étaitparticulier.
– Vous savez qu’il a été alloué une sommede vingt-cinq mille francs pour les veuves et les orphelins desmorts du bataillon de l’Indre.
– Oui, mon général, répondit Faraud.
– À laquelle somme le bataillon en aajouté une de douze cents francs.
– Oui, mon général, à telle enseigne quec’était un imbécile nommé Faraud qui la portait dans son mouchoir,qui l’a laissé tomber de satisfaction quand il a appris qu’il étaitnommé sergent-major.
– Tu me donnes ta parole pour lui qu’iln’en fera plus autant ?
– Foi de sergent-major, mon général,quand même vous le feriez colonel.
– Nous n’en sommes pas là.
– Tant pis, mon général.
– Je vais cependant te donner del’avancement.
– À moi ?
– Oui.
– Encore ?
– Je te fais payeur.
– À la place du citoyen Estève ? ditFaraud avec son mouvement de tête. Merci, mon général, la place estbonne.
– Non, pas tout à fait, dit Pichegru,souriant à cette familiarité fraternelle qui fait la force desarmées et que la Révolution a introduite dans la nôtre.
– Tant pis, tant pis, dit Faraud.
– Je te fais payeur dans le départementde l’Indre, jusqu’à concurrence de la somme de vingt-six mille deuxcents francs, c’est-à-dire que je te charge, toi et tes deuxcamarades, en récompense de la satisfaction que m’a donnée votreconduite, de répartir la somme entre toutes les familles dont voiciles noms.
Et le général présenta à Faraud la listedressée par les fourriers.
– Ah ! général, dit Faraud, en voilàune récompense ! Quel malheur qu’on ait destitué le BonDieu.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que les prières de tous cesbraves gens nous eussent envoyés tout droit en paradis.
– Bon, dit Pichegru, il est probable qu’àl’époque où vous serez disposés à y entrer, il y aura eurestauration. Maintenant, comment allez-vous allerlà-bas ?
– Où, général ?
– Dans l’Indre ; il n’y a pas mal dedépartements à traverser avant d’arriver à celui-là.
– À pied, général ? Nous y mettronsle temps, voilà tout.
– Je voulais vous le faire dire, bravescœurs que vous êtes ! Tenez, voilà une bourse pour lesdépenses communes : il y a neuf cents francs dedans, troiscents francs par personne.
– Nous irions au bout du monde aveccela.
– Il ne faudrait pas vous arrêter àchaque lieue pour boire la goutte.
– Nous ne nous arrêterons pas.
– Jamais ?
– Jamais ! J’emmène la déesse Raisonavec moi.
– Alors, il faut ajouter trois centsfrancs pour la déesse Raison ; tiens, voici un bon sur lecitoyen Estève.
– Merci, mon général ; et quandfaudra-t-il partir ?
– Le plus tôt possible.
– Aujourd’hui.
– Eh bien ! allez, mes braves !et bon voyage ! Mais, au premier coup de canon…
– Solides au poste, mongénéral !
– C’est bien ! Allez et dites qu’onm’envoie le citoyen Falou.
– Il sera ici dans cinq minutes.
Les trois messagers saluèrent etsortirent.
Cinq minutes après, le citoyen Falou seprésentait, portant à son côté le sabre du général, avec unemerveilleuse majesté.
Depuis que le général l’avait vu, il s’étaitfait un petit changement dans sa physionomie.
Une balafre, qui commençait à l’oreille etfinissait à la lèvre supérieure, lui fendait toute la jouedroite ; la blessure était retenue par une bande desparadrap.
– Ah ! ah ! dit Pichegru, ilparaît que tu es arrivé trop tard à prime.
– Ce n’est pas ça, mon général, ditFalou ; mais ils étaient trois après moi, et, avant que j’aieeu le temps d’en tuer deux, le troisième m’a donné un coup derasoir. Ce ne sera rien : s’il faisait du vent, ça serait déjàséché ; par malheur, le temps est humide.
– Eh bien ! parole d’honneur, je nesuis pas fâché que cela te soit arrivé.
– Merci, mon général ; une bellebalafre comme celle-là, ça ne nuit pas au physique d’unchasseur.
– Ce n’est pas pour cela.
– Et pourquoi donc ?
– Ça va me faire une occasion de tedonner un congé.
– Un congé, à moi ?
– Oui, à toi.
– Dites, mon général, pas defarces ; j’espère bien que ce n’est pas un congédéfinitif ?
– Non, un congé de quinze jours.
– Pour quoi faire ?
– Mais pour aller voir la mère Falou.
– Tiens, pauvre vieille, c’est vrai.
– N’as-tu pas ta paie arriérée à luiporter ?
– Ah ! mon général, vous n’avez pasidée de la quantité de compresses d’eau-de-vie qu’il faut mettresur ces blessures-là ; ça correspond avec la bouche, et çaboit, ça boit, qu’on ne s’en fait pas une idée.
– C’est-à-dire que ta paie estentamée ?
– Pis que mon sabre ne l’était quand vousavez jugé à propos de m’en donner un autre.
– Aussi, je ferai pour ta paie comme pourton sabre.
– Vous m’en donneriez uneautre ?
– Tiens !… c’est le prince de Condéqui en fait les frais.
– De l’or ! oh ! quel malheurque la vieille n’y voie plus : ça lui aurait rappelé le tempsoù il y en avait, de l’or.
– Bon, elle y verra assez pour te coudresur ta pelisse les galons de maréchal des logis que les Prussienst’ont déjà cousus sur le visage.
– Maréchal des logis, mon général !je suis maréchal des logis ?
– Tiens, c’est du moins le grade qu’ilsont mis sur ton congé.
– Ma foi, oui, dit Falou, ça y est entoutes lettres.
– Tiens-toi prêt à partir.
– Aujourd’hui ?
– Aujourd’hui.
– À pied ou à cheval ?
– En voiture.
– Comment, en voiture ? je vaismonter en voiture ?
– Et en voiture de poste, encore.
– Comme les chiens du roi quand ilsallaient à la chasse ! Et peut-on savoir ce qui me vaut cethonneur-là ?
– Mon secrétaire Charles, qui part pourBesançon, t’emmène avec lui et te ramènera.
– Mon général, dit Falou en rapprochantles talons et en mettant la main droite à son colback, il me resteà vous remercier.
Pichegru lui fit un signe de la main et de latête ; Falou pirouetta sur ses talons et sortit.
– Charles ! Charles ! appelaPichegru.
Une porte s’ouvrit, et Charles, qui était dansune chambre voisine, accourut.
– Me voilà, mon général, dit-il.
– Sais-tu où est Abbatucci ?
– Avec nous, général. Il fait la noticeque vous lui avez demandée.
– Sera-t-elle bientôt prête ?
– C’est fini, général, dit Abbatucciparaissant à son tour avec un papier à la main.
Charles voulait se retirer ; le généralle retint par le poignet.
– Attends, lui dit-il ; toi aussi,j’ai à te parler.
Puis, à Abbatucci :
– Combien de drapeaux ?demanda-t-il.
– Cinq, général.
– De canons ?
– Vingt-huit !
– De prisonniers ?
– Trois mille !
– Combien d’hommes tués àl’ennemi ?
– Vous pouvez dire hardiment septmille !
– Combien en avons-nous perdu ?
– Deux mille cinq cents à peine.
– Vous allez partir pour Paris avec legrade de colonel, que je demande pour vous au gouvernement ;vous présenterez, au nom du général Hoche et au mien, les cinqdrapeaux à la Convention, et vous lui remettrez le rapport que legénéral Hoche doit être en train de rédiger. Estève vous donneramille francs pour vos frais de voyage. Le choix que je fais devotre personne pour porter à la Convention les drapeaux pris àl’ennemi, ainsi que le grade que je demande pour vous au ministère,prouvent mon estime pour votre talent et votre courage. Si vousvoyez votre parent Bonaparte, rappelez-lui que j’ai été sonrépétiteur à l’école de Brienne.
Abbatucci serra la main que lui présentait legénéral, salua et sortit.
– Et, maintenant, à nous deux, mon petitCharles, dit Pichegru.
Pichegru jeta un regard autour de la sallepour voir s’ils étaient bien seuls ; puis, ramenant ses yeuxsur Charles et lui prenant les mains dans la sienne :
– Charles, mon cher enfant, lui dit-il,tu as pris à la face du Ciel un engagement sacré qu’il fautaccomplir. S’il y a au monde une promesse inviolable, c’est cellequi a été faite à un mourant. Je t’ai dit que je te donnerais lesmoyens de la remplir. J’acquitte vis-à-vis de toi ma parole. Tu astoujours le bonnet de police du comte ?
Charles ouvrit deux boutons de son frac et lemontra au général.
– Bien. Je t’envoie avec Falou àBesançon, tu l’accompagneras au village de Boussière, tu remettrasau bourgmestre la gratification destinée à sa mère, et, comme je neveux pas que l’on croie que cet argent vient de quelque maraude oude quelque pillage, ce que l’on ne manquerait pas de dire si sonfils le lui donnait de la main à la main, ce sera le bourgmestrequi le lui remettra ; une lettre de moi restera en outre à lacommune, comme une attestation de courage de notre maréchal deslogis. Je vous donne, à Falou et à toi, huit jours de congé àpartir du jour où tu seras arrivé à Besançon ; tu dois avoirenvie d’y montrer ton uniforme neuf.
– Et vous ne me donnerez rien pour monpère ?
– Une lettre au moment de partir.
En ce moment, Leblanc annonça que le généralétait servi.
Le général, en entrant dans la salle à manger,jeta sur la table un regard inquiet ; elle était au complet etmême plus qu’au complet, le général ayant invité Desaix à venirdîner avec lui, Desaix ayant amené un de ses amis qui servait dansl’armée de Pichegru, et dont il avait fait son aide de camp, RenéSavary, le même qui, sur les galons de caporal, avait écrit lecertificat de Faraud.
Le dîner fut gai comme de coutume, personnen’y manquait, et les deux ou trois blessés en étaient quittes pourdes égratignures.
Après dîner, l’on monta à cheval, et legénéral, avec tout son état-major, visita les avant-postes.
En rentrant dans la ville, le général mit piedà terre, dit à Charles d’en faire autant, et, confiant les deuxchevaux au chasseur de service près de lui, il emmena Charles dansla rue marchande de Landau.
– Charles, mon enfant, lui dit-il, outreles missions officielles ou secrètes dont tu es chargé, je voudraisbien te charger, moi, d’une commission particulière ;veux-tu ?
– Avec bonheur, mon général, dit Charlesse pendant au bras de Pichegru ; laquelle ?
– Je n’en sais encore rien ; j’ai àBesançon une bonne amie à moi, appelée Rose ; elle demeure ruedu Colombier, N° 7.
– Ah ! dit Charles, je laconnais : c’est la couturière de la maison, une bonne fille detrente ans, qui boite un peu.
– Justement, dit en souriantPichegru : elle m’a envoyé l’autre jour six belles chemises detoile faites par elle. Je voudrais lui envoyer quelque chose à montour.
– Ah ! voilà une bonne idée,général.
– Mais que lui envoyer ? Je ne saisquelle chose pourrait lui faire plaisir.
– Tenez, général, suivez le conseil quele temps lui-même vous donne : achetez-lui un bon parapluie,nous en userons pour rentrer. Je lui dirai qu’il vous a servi, etil lui en sera plus précieux.
– Tu as raison, c’est ce qui lui sera leplus utile pour faire ses courses. Pauvre Rose, elle n’a pas devoiture, elle. Entrons.
On se trouvait justement en face d’un grandmarchand de parapluies. Pichegru en ouvrit et en referma dix oudouze, et s’arrêta enfin à un magnifique parapluie bleu deciel.
Il le paya trente-huit francs en assignats aupair. C’était le cadeau que le premier général de la Républiqueenvoyait à sa meilleure amie.
On comprend que je n’eusse point raconté cedétail, s’il n’était strictement historique.
Le soir, on rentra, et Pichegru se mit à sacorrespondance, invitant Charles, qui partait le lendemain au pointdu jour, à faire une bonne nuit.
L’enfant était à cet âge où le sommeil estvéritablement ce fleuve du repos où l’on puise non seulement lesforces du jour, mais encore l’oubli de la veille et l’insouciancedu lendemain.
C’est ce soir-là justement qu’arrival’anecdote curieuse que je vais raconter, et qui m’a été redite àmoi par ce même petit Charles, devenu grand, arrivé à l’âge dequarante-cinq ans, et, selon ses souhaits accomplis, savantécrivain, passant sa vie au milieu d’une grande bibliothèque.
Charles, selon l’ordonnance de Saint-Just,s’était jeté tout habillé sur son lit. Il portait d’habitude, commetous ceux qui revêtent l’uniforme, une cravate noire serrée au coude très près ; c’était la coutume de Pichegru lui-même, ettout l’état-major avait adopté cette méthode, d’abord pour fairecomme faisait le général, et ensuite pour protester contre lavolumineuse cravate de Saint-Just ; Charles, en outre, pourressembler en tout au général, faisait un petit nœud sur le côtédroit, mode qu’il continua de suivre, et que je lui vis pratiquerjusqu’à sa mort.
Au bout d’une demi-heure à peu près, Pichegru,qui travaillait, entendit Charles se plaindre. Il n’y fit pasgrande attention, attribuant cesplaintes à un cauchemar ;mais, ces plaintes étant devenues plus douloureuses et dégénéranten râle, Pichegru se leva, alla à l’enfant, et, lui voyant la faceinjectée, il glissa sa main sous son col, et, lui soulevant latête, il lui relâcha le nœud qui l’étranglait.
Le jeune homme s’éveilla, et, reconnaissantPichegru penché sur lui :
– C’est vous, général ? dit-il.Avez-vous besoin de moi ?
– Non, répondit le général en riant,c’est toi, au contraire, qui avais besoin de moi. Tu souffrais, tute plaignais, je me suis approché et n’ai pas eu de peine àconnaître le motif de ton indisposition. Quand on porte comme nousune cravate serrée, il faut avoir le soin de lui donner du jeuavant de dormir. Je t’expliquerai plus tard comment l’oubli decette précaution peut être suivi d’apoplexie et de mort subite.C’est un moyen de suicide !
Et nous verrons, en effet, celui qu’employaplus tard Pichegru !
Le lendemain, Abbatucci partit pourParis ; Faraud et ses deux compagnons partirent pourChâteauroux, et Charles et Falou pour Besançon. Quinze jours après,il vint des nouvelles de Faraud, qui annonçait au général que larépartition avait été faite dans tout le département del’Indre.
Mais le général avait déjà reçu, au bout dedix jours, une lettre d’Abbatucci, qui lui racontait qu’au cri de« Vive la République ! » poussé à la fois par tousles membres de la Convention et par les spectateurs des tribunes,les cinq drapeaux avaient été remis au président, qui lui avaithautement confirmé son grade.
Et, le quatrième jour après le départ deCharles et avant d’avoir eu des nouvelles de personne, Pichegruavait, à la date du 14 nivôse (3 janvier), reçu cette petitelettre :
Mon cher général,
Le nouveau calendrier m’avait fait oublierune chose, c’est que, parvenu le 31 décembre à Besançon, j’y étaisarrivé tout juste pour souhaiter la bonne année le lendemain à lafamille.
Vous ne l’aviez pas oublié, vous, et lepère a été bien sensible à cette attention de votre part, dont ilvous remercie de grand cœur.
Le 1er janvier (vieux style),tous les vœux de bonne année faits, et toute la famille embrassée,nous sommes partis, Falou et moi, pour le village de Boussière. Là,nous avons, selon vos intentions, fait arrêter la voiture à laporte du bourgmestre, auquel votre lettre a été remise ; àl’instant, il a appelé le tambour du village, qui a l’habituded’annoncer aux habitants de Boussière les grandes nouvelles. Il luia fait lire trois fois votre lettre pour qu’il ne fît pas de fauteen la lisant, et l’a envoyé battre son premier ban devant la portede la vieille mère Falou, laquelle, au premier roulement detambour, est arrivée sur le seuil de sa porte ens’appuyant sur son bâton.
Falou et moi, nous nous tenions à quelquespas d’elle.
Le roulement fini, la proclamation acommencé.
En entendant le nom de son fils, la pauvrevieille, qui n’avait pas bien compris, a poussé des cris endemandant :
– Est-ce qu’il est mort ? est-cequ’il est mort ?
Un juron à fendre le ciel, qui luiaffirmait que son fils était vivant, la fit retourner, et voyantvaguement un uniforme, elle cria : « Le voilà,le voilà ! » et finit par tomber dans les brasde son fils, lequel l’a embrassée comme du pain au milieu desapplaudissements de tout le village !
Puis, comme la proclamation, interrompuepar cette péripétie filiale, avait été mal entendue, le tambour larecommença.
Aux dernières paroles, le bourgmestre, quiavait voulu ménager son effet, parut, une couronne de laurier d’unemain et la bourse de l’autre. Il a posé alors la couronne delaurier sur la tête de Falou et la bourse dans les mains de samère.
J’ai appris, ne pouvant rester jusqu’à lafin, qu’il y avait eu fête dans le village de Boussière,illuminations, bal, pétards et fusées, et qu’au milieu de sesconcitoyens, Falou, jusqu’à deux heures du matin, s’était promenécomme César avec sa couronne de laurier sur la tête.
Quant à moi, mon général, j’étais revenu àBesançon pour m’acquitter de la triste commission que vous savez,et sur laquelle je vous donnerai des nouvelles à mon retour àl’état-major.
Jusque-là, je n’avais pas eu le temps dem’occuper de votre commission ; je courus jusqu’à la rue duColombier, je m’arrêtai au N° 7 et montai au troisièmeétage.
Rose me reconnut et me fit fête comme à unpetit ami ; mais, quand elle sut que je venais de la part deson grand ami, oh ! alors, je dois vous le dire, général, lapauvre Rose n’y tint plus : elle me prit dans ses bras etm’embrassa en pleurant.
– Comment ! il a pensé àmoi ?
– Oui, mademoiselle Rose.
– Comme cela, delui-même ?
– Je vous en réponds.
– Et c’est lui qui m’a choisi ce beauparapluie ?
– C’est lui qui vous l’achoisi.
– Et il s’en est servi pour rentrer àl’hôtel ?
– C’est-à-dire nous nous en sommesservis ; mais c’est lui qui le tenait.
Et, sans rien dire, elle a regardé lemanche, l’a baisé et s’est mise à pleurer. Vous comprenez, je n’aipas essayé de la consoler, je pleurais avec elle ; d’ailleurs,c’étaient des larmes de joie, et cela lui aurait fait de la peine,si je lui eusse dit : « Assez ! »Alors je lui ai dit combien vous avez trouvé ses chemisesbelles, et que vous n’en portiez pas d’autres. Ça été bienpis ! Alors nous nous en sommes donné tous les deux à dire dumal de vous ; elle va vous écrire pour vous remercier, maiselle m’a chargé, en outre, de vous dire toutes sortes debonnes choses.
J’en ai aussi à vous dire de la part demon père, à qui il faut que vous ayez fait de bien gros mensongessur M. son fils ; car, tout en lisant votre lettre, il meregardait de côté, et il a secoué une larme qui tremblait aux cilsde sa paupière. Comme Mlle Rose, il vous écrira deson côté.
Je crois vous avoir plus occupé de moi queje ne vaux ; mais c’est vous qui avez fait de moi unpersonnage d’importance en me confiant trois messages ; aussij’espère que vous pardonnerez son long bavardage à votre petitami.
Charles Nodier.
Près de deux ans se sont écoulés depuis lesévénements que nous avons racontés.
Pour que nos lecteurs comprennent clairementceux qui vont suivre, il faut que, rapidement, nous passions à vold’oiseau sur ces deux terribles et cependant inévitables années1794 et 1795.
Comme Vergniaud l’avait prophétisé, et commePichegru l’avait répété d’après lui, la Révolution avait dévoré sesenfants.
Voyons à l’œuvre cette terrible marâtre.
Le 5 avril 1795, les cordeliers ont étéexécutés.
Danton, Camille Desmoulins, Bazire, Chabot,Lacroix, Héraut de Séchelles, et le pauvre poète martyr Fabred’Églantine, l’auteur de la plus populaire de nos chansonspopulaires : Il pleut, il pleut bergère, sont mortsensemble, sur le même échafaud où les ont poussés Robespierre,Saint-Just, Merlin (de Douai), Couthon, Collot d’Herbois, Fouché(de Nantes) et Vadier.
Puis est arrivé le jour des jacobins.
Vadier, Tallien, Billaud, Fréron accusentRobespierre d’avoir usurpé la dictature, et Robespierre, lamâchoire brisée d’un coup de pistolet, Saint-Just, la tête haute,Couthon, les deux jambes broyées, Lebas, leurs amis, tous ensemble,au nombre de vingt-deux, sont exécutés le lendemain de cettetumultueuse journée qui dans l’histoire porte la date fatale du 9thermidor.
Le 10 thermidor, la Révolution vivaittoujours, parce que la Révolution était immortelle, et qu’iln’appartient pas à un parti qui s’élève ou qui tombe de latuer ; la Révolution vivait toujours, mais la République étaitmorte !
Avec Robespierre et Saint-Just, la Républiquea été décapitée.
Le soir de l’exécution, les enfants criaient àla porte des spectacles :
– Une voiture ! Qui veut unevoiture ? faut-il une voiture, notrebourgeois ?
Le lendemain et le surlendemain,quatre-vingt-deux jacobins suivirent Robespierre, Saint-Just etleurs amis sur la place de la Révolution.
Pichegru apprit cette sanglanteréaction ; il commandait en chef l’armée du Nord. Il jugea quel’heure du sang était passée, qu’avec les Vadier, les Tallien, lesBillaud et les Fréron, l’heure de la boue allait venir.
Il fit un signe à Mulheim, et Fauche-Borel,messager du prince, accourut.
Pichegru avait prévu juste, la périodeascendante de la Révolution était passée. On en était à la périoderéactionnaire ou descendante : on continuait à verser le sang,mais c’était le sang des représailles.
Le 17 mai 1795, un décret fermaitdéfinitivement la salle des Jacobins, berceau de la Révolution,soutien de la République.
Fouquier-Tinville, l’accusateur public, lecollègue de la hache du bourreau, qui n’était pas plus coupablequ’elle, puisqu’il n’avait fait qu’obéir aux ordres du Tribunalrévolutionnaire, comme la hache lui avait obéi à lui-même,Fouquier-Tinville est guillotiné avec quinze juges ou jurés duTribunal révolutionnaire.
Pour que la réaction soit complète,l’exécution a lieu en place de Grève.
L’ingénieuse invention de M. Guillotin arepris sa première place ; seulement, les gibets ontdisparu : l’égalité de la mort est consacrée.
Le 1er prairial, Paris s’aperçoitque décidément il meurt de faim. La famine pousse les faubourgs surla Convention. Hâves, déguenillés, affamés, ils envahissent lasalle des séances ; le député Féraud est tué en voulantdéfendre le président Boissy d’Anglas.
Vu le trouble que cet événement a porté dansl’assemblée, Boissy d’Anglas s’est couvert.
On lui présente la tête de Féraud au boutd’une pique. Il se découvre pieusement, salue etremet son chapeau sur sa tête.
Seulement, pendant ce salut, dedemi-révolutionnaire qu’il était, Boissy d’Anglas est devenu àmoitié royaliste.
Le 16 du même mois, Louis-Charles de France,duc de Normandie, prétendant au trône sous le nom de Louis XVII,celui-là dont le duc d’Orléans a dit dans un souper : Lefils de Coigny ne sera pas mon roi ! meurt scrofuleux auTemple, à l’âge de dix ans, deux mois et douze jours.
Mais, même pour qu’en temps de république levieil axiome de la monarchie française ne périclite pas – « Leroi est mort, vive le roi ! » – immédiatement, Louis, ducde Provence, se proclame, de son autorité privée, roi de France etde Navarre, sous le nom de Louis XVIII.
Puis vient la terrible journée de Quiberon,pendant laquelle, au dire de Pitt, le sang anglais ne coulapoint ; mais pendant laquelle, au dire de Sheridan,l’honneur anglais coula par tous les pores.
Pendant ce temps, les victoires de Hoche et dePichegru ont porté leurs fruits ; à la suite de cette reprisedes lignes de Wissembourg, à laquelle nos lecteurs ont assisté, àla vue du drapeau tricolore franchissant la frontière aux mains deSaint-Just et flottant victorieusement sur la terre de Bavière,Frédéric-Guillaume, qui, le premier envahit nos frontières,Frédéric-Guillaume reconnaît la République française et fait lapaix avec elle.
Ne s’étant rien pris comme territoire, lesdeux puissances n’ont rien à se rendre.
Seulement, quatre-vingt mille Prussiensdorment dans les plaines de la Champagne et de l’Alsace, et cettegrande querelle est commencée que ne termineront ni Iéna niLeipzig.
Pendant ce temps encore, l’armée desPyrénées-Orientales avait envahi la Biscaye, puis Vittoria etBilbao. Déjà maîtres de la partie des frontières dont l’accès estle plus difficile, les Français, que leurs derniers succès avaientrapprochés de Pampelune, pouvaient s’emparer de cette capitale dela Navarre et ouvrir une route facile à l’invasion des deuxCastilles et de l’Aragon.
Le roi d’Espagne proposa la paix.
C’était la seconde tête couronnée quireconnaissait l’existence de la République française, et qui, en lareconnaissant, s’inclinait devant la condamnation de ses deuxparents, Louis XVI et Marie-Antoinette.
La paix fut signée. Devant les nécessités dela guerre, la famille disparaît.
La France abandonna ses conquêtes d’au-delàdes Pyrénées, et l’Espagne céda à la France la partie de l’île deSaint-Domingue qui était espagnole.
Mais, nous venons de le dire, la question dela paix vis-à-vis de l’Espagne ne devait point être appréciée aupoint de vue des avantages matériels.
Non, de ce côté, la question était toutemorale.
Le lecteur l’a déjà compris. C’était un pasimmense que cette défection de Charles IV à la cause des rois,défection bien autrement importante que celle deFrédéric-Guillaume.
Frédéric-Guillaume ne tenait par aucun lienaux Bourbons de France, tandis que Charles IV, signant le 4 août lapaix avec la Convention, ratifie tout ce que la Convention adécrété.
Quant à l’armée du Nord, qui opère contre lesAutrichiens, elle a pris Ypres et Charleroi, gagné la bataille deFleurus, reconquis Landrecies, occupé Namur, Trêves, reprisValenciennes, enlevé le fort de Crève-Cœur, Ulrick, Gorcomm,Amsterdam, Dordrecht, Rotterdam, La Haye.
Enfin, chose inouïe, qui ne s’était point vuejusque-là, qui manquait aux annales pittoresques des guerresfrançaises, les vaisseaux de guerre hollandais, pris au milieu desglaces, avaient été enlevés par une charge de hussards àcheval.
Cet étrange fait d’armes, qui semblait uncaprice de la Providence en notre faveur, avait amené lacapitulation de la Zélande.
Tous ces succès de nos armées avaient leurretentissement à Paris ; Paris, ville à la courte vue, qui n’ajamais embrassé que des horizons bornés excepté quand quelque grandélan national la pousse en dehors de ses intérêts matériels ;Paris, fatigué de voir couler le sang, s’élançait avec ardeur versles plaisirs, et ne demandait pas mieux que de détourner sesregards du théâtre de la guerre, si glorieux que fût pour la Francele drame que l’on y jouait.
La plupart des artistes de laComédie-Française et de Feydeau, emprisonnés comme royalistes,étaient, après la journée du 9 thermidor, sortis de prison.
Larive, Saint-Prix, Mole, Dazincourt,Mlle Contat, Mlle Devienne,Saint-Phar et Elleviou avaient été applaudis avec rage à laComédie-Française et à Feydeau. On se ruait au spectacle, où l’oncommençait à chanter la Marseillaise et à demander leRéveil du Peuple.
Enfin, la jeunesse dorée de Fréron commençaità paraître.
Nous prononçons tous les jours ces noms deFréron et de jeunesse dorée, sans nous faire une idée bien exactede ce que c’était que la jeunesse dorée et Fréron.
Disons-le.
Il y a eu deux Fréron en France.
L’un honnête homme, critique intègre etsévère, qui se trompait peut-être, mais qui, tout au moins, setrompait de bonne foi.
C’était Fréron père, Elie-CatherineFréron.
L’autre, qui n’eut ni foi ni loi, dont laseule religion fut la haine, le seul mobile la vengeance, le seuldieu l’intérêt.
Ce fut Fréron fils, Louis-StanislasFréron.
Le père vit passer devant lui tout leXVIIIe siècle.
Adversaire de toutes les innovations en art,il attaqua toutes les innovations littéraires, au nom de Racine etde Boileau.
Adversaire de toutes les innovationspolitiques, il les attaqua au nom de la religion et de laroyauté.
Il ne recula devant aucun des colosses duphilosophisme moderne [4]. Il attaquaDiderot, arrivé de sa petite ville de Langres, en sabots et enveste, demi-abbé, demi-philosophe.
Il attaqua Jean-Jacques, arrivé de Genève,sans habits et sans argent.
Il attaqua d’Alembert, enfant trouvé sur lesmarches d’une église, et longtemps appelé Jean Lerond, du nom del’église sur les marches de laquelle il avait été trouvé.
Il attaqua ces grands seigneurs appelésMontesquieu et M. de Buffon.
Enfin, survivant à la colère de Voltaire, quiavait essayé de le blesser dans ses épigrammes, de le tuer dans sasatire du Pauvre Diable, de l’écraser dans sa comédie del’Écossaise, il se trouva debout pour lui crier au milieude son triomphe : Souviens-toi que tu esmortel !
Il mourut avant ses deux antagonistes,Voltaire et Rousseau ; il mourut, en 1776, d’un accès degoutte remontée, qui lui fut occasionné par la suppression de sonjournal, L’Année littéraire.
C’était l’arme de cet homme de lutte, lamassue de cet Hercule ; son arme brisée, il ne voulut plusvivre.
Le fils, qui avait pour parrain le roiStanislas et pour condisciple Robespierre, but le reste de la lieversée par l’opinion publique dans la coupe paternelle.
Tant d’injures accumulées depuis trente annéessur la tête du père retombèrent comme une avalanche de honte sur latête du fils ; et comme ce cœur était sans croyance et sansfidélité, il ne put les supporter.
Ce qui avait fait son père invincible, c’étaitla croyance d’un devoir noblement rempli.
Lui, n’ayant point ce contrepoids au méprisqui l’accablait, devint féroce ; méprisé à tort, puisqu’il nerépondait pas des actes de son père, il voulut se faire haïr à bondroit. Les lauriers que Marat cueillait en rédigeant L’Ami duPeuple empêchaient Fréron de dormir. Il fonda L’Orateur duPeuple.
D’un caractère timide, Fréron ne savait pass’arrêter dans sa cruauté, ne sachant point s’arrêter dans safaiblesse. Envoyé à Marseille, il en fut l’épouvante. Carlier avaitnoyé à Nantes, Collot d’Herbois avait fusillé à Lyon ; àMarseille, Fréron fit mieux : il mitrailla.
Un jour qu’il supposait, après une décharged’artillerie, que quelques-uns des condamnés s’étaient laisséstomber en même temps que ceux qui avaient été atteints, etcontrefaisaient les morts, le temps lui manquant pour passer larevue des survivants, il cria :
– Que ceux qui ne sont pas morts serelèvent, la patrie leur pardonne.
Les malheureux qui étaient restés sains etsaufs crurent à cette parole, et se relevèrent.
– Feu ! cria Fréron.
Et l’artillerie recommença ; seulement,cette fois, la besogne était bien faite, personne ne se relevaplus.
Quand il revint à Paris, Paris avait fait unpas vers la clémence ; l’ami de Robespierre se fit son ennemi,le jacobin fit un pas en arrière et se trouva être cordelier. Ilflairait le 9 thermidor.
Il se fit thermidorien avec Tallien et Barras,dénonça Fouquier-Tinville, sema, comme Cadmus, les dents de ceserpent que l’on appelait la Révolution, et l’on vit aussitôtpousser, au milieu du sang de l’ancien régime et de la boue dunouveau, la jeunesse dorée dont il se fit le chef et qui prit sonnom.
Cette jeunesse dorée – en opposition avec lessans-culottes qui avaient porté les cheveux courts, la veste ronde,des pantalons et le bonnet rouge – portait soit de longues tressesde cheveux, mode renouvelée du temps de Louis XIII, et qu’onappelait cadenettes, du nom de son inventeur Cadenet,cadet de Luynes, soit des cheveux retombant de côté sur lesépaules, qu’on appelait oreilles de chien.
Ils avaient repris la poudre, et la portaientabondante sur leurs cheveux, retroussés avec un peigne.
En costume du matin, ils portaient desredingotes très courtes, avec des culottes de velours noir ouvert.
En grande toilette, la redingote étaitremplacée par un habit de couleur claire, coupé carrément et seboutonnant au creux de l’estomac, tandis que les basquesdescendaient battre les mollets.
La cravate de mousseline était haute etempesée avec des pointes énormes.
Le gilet était de piqué ou de basin blanc,avec de grands revers et des franges ; deux chaînes de montrese balançaient sur une culotte de satin gris perle, ou vert pomme,descendant jusqu’à la moitié du mollet, où elle se boutonnait, avectrois boutons, à la suite desquels venait un flot de rubans.
Des bas de soie rayés en travers de jaune, derouge ou de bleu, avec des escarpins d’autant plus élégants qu’ilsétaient plus découverts et plus minces ; un chapeau à claquesous le bras et un énorme gourdin au poignet complétaient lecostume d’un incroyable.
Maintenant, pourquoi les railleurs quis’attaquent à toute nouveauté appelaient-ils les individuscomposant la jeunesse dorée des incroyables ?
Nous allons vous le dire.
Ce n’était point assez de changer le costumepour ne pas être confondu avec les révolutionnaires.
Il fallait aussi changer le langage.
Au patois grossier de 93 et au tudémocratique, il fallait substituer un idiome tout miel : enconséquence, au lieu de vibrer,comme les élèves duConservatoire moderne, on supprima les r, qui, dans cecataclysme philologique, faillirent être perdues à tout jamais,comme le datif des Grecs.
On désossa la langue pour lui enlever sonénergie, et au lieu de se donner, comme autrefois en appuyant surles consonnes, sa parrole d’honneur, on se contenta dedonner sa paole d’honneu.
On avait, selon la circonstance, sa gandepaole d’honneu,ou sa petite paole d’honneu ; et,quand l’une ou l’autre de ces paoles d’honneur étaitdonnée, pour appuyer une chose difficile ou même impossible àcroire, l’interlocuteur, trop poli pour démentir celui avec lequelil dialoguait, se contentait de dire : « C’estincoyable ! »
Et l’autre se contentait de répondre :« Ma paole d’honneu panachée. »
Et alors, il ne restait plus de doute.
De là, la désignation d’incroyables,et, par altération d’inc’oyables, donnée àMM. de la jeunesse dorée.
L’incoyable, cet hybride de laréaction, avait sa femelle, née comme lui, et dans la mêmeépoque.
On l’appelait la meiveilleuse.
Celle-ci empruntait sa toilette, non pas à unemode nouvelle, comme les incroyables, mais aux costumesgrecs et corinthiens des Aspasies et des Phrynés.
Tunique, manteau, péplum, tout était taillésur le patron antique.
Plus une femme trouvait le moyen de montrer lenu, plus elle était élégante.
Les vraies meiveilleuses, oumerveilleuses, car on comprend que c’était là la racine dumot, portaient les bras nus, les jambes nues. Souvent la tunique,taillée sur celle de Diane chasseresse, était fendue sur le côté,sans autre attache qu’un camée réunissant les deux parties fenduesun peu au-dessus du genou.
Ce n’était point assez.
Les dames profitèrent des chaleurs de l’été etse montrèrent au bal et dans les promenades publiques avec un nuagemoins épais que celui qui enveloppait Vénus conduisant son filschez Didon.
Aussi Énée ne reconnut-il sa mère quelorsqu’elle sortit du nuage. Incessu patuit dea, ditVirgile ; à son pas, on reconnut la déesse.
Ces dames n’avaient pas besoin de sortir deleur nuage pour être reconnues, on les voyait parfaitement autravers, et ceux qui les eussent prises pour des déesses y eussentmis de la bonne volonté.
Cet air tissu, dont parle Juvénal, devint toutà fait à la mode.
Outre les soirées particulières, il y avaitdes bals publics. On se réunissait au Lycé-Bal et à l’HôtelThélusson, pour mettre en commun, tout en dansant, ses deuils, seslarmes et ses projets de vengeance.
Ces bals s’appelaient les bals desvictimes.
Et, en effet, pour y être admis, il fallaitavoir eu un parent guillotiné par Robespierre, noyé par Carlier,fusillé par Collot d’Herbois ou mitraillé par Fréron.
Horace Vernet, forcé de faire des costumespour vivre, a laissé un cahier de modes de cette époque, exécutéd’après nature avec ce charmant esprit qu’il avait reçu duCiel.
Rien n’est plus amusant que cette collectionde grotesques, et chacun doit se demander comment unincroyable et une merveilleuse pouvaient serencontrer sans se rire au nez.
Disons tout de suite que quelques-uns descostumes adoptés par les muscadins fréquentant le bal desvictimes étaient quelquefois d’un caractère assezterrible. Le vieux général Piré m’a vingt fois raconté qu’il avaitrencontré, dans ces bals, des incroyables portant desgilets et des pantalons collants de peau humaine.
Ceux qui n’avaient à regretter la perte que dequelque parent éloigné, comme un oncle ou une tante, secontentaient de tremper leur petit doigt dans une liqueur couleursang ; dans ce cas, ils coupaient le doigt de leur gant ;et, pour renouveler cette parure, on emportait au bal son pot desang, comme les femmes emportaient leur pot de rouge.
Tout en dansant, on conspirait contre laRépublique. C’était d’autant plus facile que la Convention, quiavait une police générale, n’avait point de police parisienne.
Chose étrange, le meurtre public avait tué lemeurtre privé, et jamais peut-être il ne se commit en France moinsde crimes que dans les années 93, 94 et 95.
Les passions avaient d’autres dérivatifs.
Le moment, au reste, approchait où laConvention, cette terrible Convention qui, le 21 septembre 1792,jour de son entrée en fonctions, abolit, au bruit du canon deValmy, la royauté, et proclama la République, le moment approchaitoù la Convention allait déposer ses pouvoirs.
Elle avait été mère cruelle.
Elle avait dévoré les girondins, lescordeliers et les jacobins, c’est-à-dire les plus éloquents, lesplus énergiques, les plus intelligents de ses enfants.
Mais elle a été fille dévouée.
Elle a combattu à la fois avec succès, lesennemis du dehors et les ennemis du dedans.
Elle a mis quatorze armées sur pied ;elle les a mal nourries, c’est vrai ; mal habillées, c’estvrai ; mal chaussées, c’est vrai ; plus mal payéesencore. Qu’importe ! ces quatorze armées ont non seulementpartout repoussé l’ennemi hors de la frontière, mais elles ont prisle comté de Nice, la Savoie, fait une pointe en Espagne et mis lamain sur la Hollande.
Elle a créé le grand-livre de la dettenationale, l’Institut, l’École polytechnique, l’École normale, leMusée du Louvre et le Conservatoire des arts et métiers.
Elle a rendu huit mille trois centsoixante-dix décrets, la plupart révolutionnaires.
Elle a donné aux hommes et aux choses uncaractère excessif. La grandeur était gigantesque, le couragetéméraire, le stoïcisme impassible.
Jamais plus froid dédain n’a été professé pourle bourreau, jamais le sang n’a été répandu avec moins deremords.
Veut-on savoir, pendant ces deux ans,c’est-à-dire de 93 à 95, combien il y a eu de partis enFrance ?
Il y en a eu trente-trois.
Veut-on connaître les noms donnés à chacund’eux ?
Ministériels. – Partisans de la vie civile. –Chevaliers du poignard. – Hommes du 10 août. – Septembriseurs. –Girondins. – Brissotins. – Fédéralistes. – Hommes d’État. – Hommesdu 31 mai. – Modérés. – Suspects. – Hommes de la plaine. – Crapaudsdu marais. – Montagnards.
Voilà pour 1793 seulement.
Passons à 1794 et à 1795 :
Alarmistes. – Apitoyeurs. – Endormeurs. –Émissaires de Pitt et Cobourg. – Muscadins. – Hébertistes. –Sans-culottes. – Contre-révolutionnaires. – Habitants de la crête.– Terroristes. – Maratistes. – Égorgeurs. – Buveurs de sang. –Thermidoriens. – Patriotes de 1789. – Compagnons de Jéhu. –Chouans.
Ajoutons-y la jeunesse dorée de Fréron, etnous en serons au 22 août 1795 – jour où la nouvelle Constitution,dite de l’an III, après avoir été discutée article par article,vient d’être adoptée par la Convention.
Le louis d’or vaut douze cents francs enassignats.
C’est dans cette dernière période qu’est mortAndré Chénier, frère de Marie-Joseph Chénier. Il fut exécuté le 25juillet 1794, c’est-à-dire le 7 thermidor, deux jours avant la mortde Robespierre, à huit heures du matin. Ses compagnons de charretteétaient MM. de Montalembert, de Créquy, de Montmorency,de Loiserolles, ce sublime vieillard qui avait répondu à l’appel dubourreau à la place de son fils, et qui allait mourir avec joiepour lui ; enfin, Roucher, l’auteur des Mois, quiignorait qu’il allait mourir avec André Chénier et qui, en lereconnaissant sur la charrette fatale, poussa un cri de bonheur ets’assit près de lui, en disant ces beaux vers de Racine :
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle,
Et déjà son courroux semble être adouci,
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Un ami de Roucher et d’André Chénier qui eutle courage, au risque de sa vie, de suivre la charrette pourprolonger son dernier adieu, entendit, pendant toute la route, lesdeux poètes parler de poésie, d’amour, d’avenir.
André Chénier dit, pendant ce trajet, àRoucher, les derniers vers qu’il était en train de faire, lorsquele bourreau l’appela. Il en avait sur lui le manuscrit au crayon,et, après les avoir lus à Roucher, il les donna à ce troisième amiqui ne voulait le quitter qu’au pied de l’échafaud.
C’est ainsi qu’ils furent conservés, et que deLatouche, à qui nous devons la seule édition d’André Chénier quiexiste, put les mettre dans le volume que chacun de nous sait parcœur.
Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre
Animent la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaie encore ma lyre !
Peut-être est-ce bientôt mon tour !
Peut-être, avant que l’heure, en cercle promenée,
Ait posé, sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière ;
Avant que de ses deux moitiés,
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être, en ces murs effrayés,
Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
Escorté d’infâmes soldats
Remplira de mon nom, ces longs corridors sombres…
Au moment de monter sur l’échafaud, André sefrappa le front et dit en soupirant :
– J’avais pourtant quelque choselà !
– Tu te trompes, lui cria celui qui nedevait pas mourir en lui montrant son cœur ; c’étaitlà !
André Chénier, pour qui nous nous sommesécarté de notre sujet, et dont le souvenir nous a arraché ceslignes, a planté le premier le drapeau de la poétique nouvelle.
Nul n’avait fait avant lui des vers commeceux-là. Et disons plus : nul probablement n’en fera aprèslui.
Le jour où la Convention proclama laConstitution dite de l’an III, chacun s’écria : « LaConvention vient de signer son testament de mort. »
Et, en effet, on avait cru que, pareille à laConstituante, par une abnégation mal entendue, elle interdirait àses membres sortants l’entrée de l’Assemblée qui luisuccéderait.
Elle n’en fit rien.
La Convention comprenait très bien que ledernier souffle républicain était en elle. Chez un peuple aussimobile que l’est le peuple français, qui, dans un momentd’enthousiasme, avait renversé une monarchie de huit siècles, laRépublique ne pouvait pas, en trois ans de révolution, êtretellement entrée dans les mœurs qu’on pût en abandonnerl’établissement au cours naturel des choses.
La Révolution ne pouvait être bien défendueque par ceux qui l’avaient faite, et qui avaient intérêt à laperpétuer.
Or, quels étaient ceux-là ?
Les conventionnels qui avaient aboli laConstitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789 ; quiavaient renversé le trône le 10 août 1792 ; qui, le 21janvier, avaient fait tomber la tête du roi ; et qui, du 21janvier, jusqu’au jour où l’on était arrivé, avaient lutté contrel’Europe, avaient lassé la Prusse et l’Espagne, au point de leurfaire demander la paix, et avaient repoussé l’Autriche au-delà denos frontières.
Aussi, le 5 fructidor (22 août), la Conventiondécréta-t-elle que le nouveau corps législatif, composé de deuxconseils, le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens, lepremier, composé de cinq cents membres, ayant la proposition deslois, le second, de deux cent cinquante, ayant leur sanction, secomposerait d’abord des deux tiers de la Convention, et qu’il neserait élu qu’un nouveau tiers.
Restait à savoir qui serait chargé de cechoix.
La Convention nommerait-elle, elle-même, ceuxde ses membres qui devaient faire partie du Conseil des Cinq-Centset du Conseil des Anciens, ou seraient-ce les assembléesélectorales qui seraient chargées de ce soin ?
Le 13 fructidor (30 août), après une séancedes plus orageuses, il fut décidé que ce choix serait délégué auxassemblées électorales.
Ce fut là ce que l’on appela les décrets des 5et 13 fructidor.
Nous nous étendons peut-être un peu plus qu’iln’est nécessaire sur cette partie purement historique ; maisnous marchons à grands pas vers la terrible journée du 13vendémiaire – la première où les Parisiens entendirent gronder lecanon dans les rues de Paris – et nous voudrions faire retomber lecrime sur ceux qui en furent les principaux fauteurs.
Paris, dès cette époque, comme aujourd’hui,quoique la centralisation fût moins grande et ne datât que dequatre ou cinq années, Paris était déjà le cerveau de la France. Ceque Paris acceptait, la France le sanctionnait.
La chose avait été visible lorsque lesgirondins, sans y réussir, avaient tenté de fédéraliser laprovince.
Or, Paris était divisé en quarante-huitsections.
Ces sections n’étaient pas royalistes ;elles protestaient, au contraire, de leur attachement pour laRépublique et, à part deux ou trois dont les opinionsréactionnaires étaient connues, aucune ne serait tombée dans cetteabsurde contradiction, d’avoir versé tant de sang, d’avoir immolétant de si grands citoyens à un principe, et de renier ce principeavant qu’il eût porté ses fruits.
Seulement, Paris, effrayé en se voyant du sangjusqu’aux genoux, s’était arrêté aux trois quarts du chemin,s’était animé à combattre les terroristes, qui voulaient que l’oncontinuât les exécutions, tandis qu’il voulait, lui, qu’ellescessassent. De sorte que, sans déserter le drapeau de laRévolution, il se montrait prêt à suivre ce drapeau, mais pas plusloin que les girondins et les cordeliers n’avaient voulu leporter.
Ce drapeau deviendrait donc le sien, du momentqu’il abriterait les restes des deux partis que nous venons denommer ; il serait désormais celui de la République modérée,et porterait pour devise : Mort auxjacobins !
Eh bien ! les précautions que prenait laConvention avaient au contraire pour but de sauvegarder cesquelques jacobins échappés au 9 thermidor et entre les seules mainsdesquels la Convention voulait remettre l’arche sainte de laRépublique.
Mais, sans s’en douter, les sections, toujourssous le coup de la crainte que leur inspirait le retour de laTerreur, servaient les royalistes mieux que n’eussent pu faire lescomplices les plus dévoués.
Jamais on n’avait vu tant d’étrangers àParis.
Les hôtels garnis étaient remplis jusque dansles combles. Le faubourg Saint-Germain, désert il y avait six mois,s’encombrait d’émigrés, de chouans, de prêtres réfractaires,d’employés dans les charrois, et de femmes divorcées.
Le bruit courait que Tallien et Hoche étaientpassés aux royalistes. Ce qu’il y avait de réel, c’est qu’ilsavaient fait la conquête de Rovère et de Saladin, et qu’ilsn’avaient pas eu besoin de faire celle de Lanjuinais, de Boissyd’Anglas, de Henry de Larivière et de Lesage, qui avaient toujoursété royalistes et qui avaient porté un masque les jours où ilsavaient paru républicains.
On disait que des offres merveilleuses avaientété faites à Pichegru ; que, repoussées d’abord, ellesl’avaient trouvé depuis plus sensible, et que moyennant un millioncomptant, deux cent mille livres de rente, le château de Chambord,le duché de l’Artois et le gouvernement de l’Alsace, la choses’arrangerait.
On s’étonnait de la quantité d’émigrés quirentraient, les uns avec de faux passeports et avec des nomssupposés, les autres avec leurs vrais noms et demandant leurradiation ; d’autres, avec de faux certificats de résidence,prouvaient qu’ils n’étaient pas sortis de France.
On eut beau décréter que tout émigré rentrédevait retourner dans sa commune et y attendre la décision duComité de sûreté générale, les émigrés trouvaient le moyen d’éluderle décret et de rester à Paris.
On sentait, non sans une certaine inquiétude,que ce n’était pas le hasard qui amenait tant de gens de la mêmeopinion sur le même point.
On comprenait qu’il se tramait quelque chosede grave et qu’à un moment donné la terre s’ouvrirait sous lespieds d’un des nombreux partis qui sillonnaient les rues deParis.
On voyait passer un grand nombre d’habits grisà collet noir et vert, et l’on se retournait à chaque habit quipassait.
C’était la couleur des chouans.
Presque toujours à la suite de ces jeunes gensportant publiquement la livrée royale s’élevaient des rixes qui,jusque-là, avaient conservé la couleur des rixes particulières.
Dussault et Marchenna, les deux plus fameuxpamphlétaires du temps, tapissaient les murailles d’affichesappelant les Parisiens à l’insurrection.
Le vieux La Harpe, ce prétendu élève deVoltaire, qui commença par lui vouer un culte de latrie et finitpar le renier, le vieux La Harpe, après avoir été un furieuxdémagogue, était, pendant une captivité de quelques mois devenu unréactionnaire enragé, et insultait la Convention qui l’avaithonoré.
Un nommé Lemaistre tenait à Paris un atelierpublic de royalisme, auquel correspondaient plusieurs maisons deprovince ; il espérait, grâce à des ramifications habilementétablies, faire de toute la France une Vendée.
Il y avait à Mantes une maison secondaire,recevant ses ordres de Paris. Or, Lemaistre, on le savait, avaitdonné aux électeurs de Mantes un dîner splendide, à la fin duquell’amphitryon, renouvelant le souper des gardes de Versailles, avaitfait servir un plat de cocardes blanches.
Chaque convive en avait pris une et l’avaitmise à son chapeau.
Pas un jour sans que l’on signalât quelqueassassinat, commis à coups de massue sur les patriotes. L’assassinétait toujours, soit un incroyable,soit un jeune homme àl’habit gris.
C’était particulièrement dans les cafés, dansla rue de la Loi, ancienne rue de Richelieu, chez le restaurateurGarchi, au Théâtre Feydeau ou sur le boulevard des Italiensqu’avaient lieu ces attentats.
Il était visible que ce qui entretenait cestroubles, c’était l’opposition que les sections faisaient auxdécrets des 5 et 13 fructidor, qui recomposaient d’avance leConseil des Cinq-Cents avec les deux tiers des membres sortant dela Convention.
Il est vrai, comme nous l’avons déjà dit, queces deux tiers étaient nommés, non point par la Conventionelle-même, comme les sections l’avaient craint d’abord, mais parles assemblées primaires.
Les sections avaient espéré mieux quecela : elles avaient espéré un renouvellement complet, et,dans ce cas-là, une chambre toute réactionnaire.
On parla d’abord de nommer un président.
Mais la tendance monarchique était si visible,qu’au moment où l’on faisait cette proposition à la Convention,Louvet, l’un des échappés au massacre des girondins,s’écria :
– Bien trouvé ! pour qu’un jour onvous nomme un Bourbon !
Ce fut sur cette observation qu’une présidencepouvait être un acheminement à la royauté, que l’on proposa undirectoire exécutif, composé de cinq membres délibérant à lamajorité, se renouvelant par cinquièmes, et ayant des ministresresponsables.
Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manièresuivante – car jamais, même aux jours les plus progressifs de laRévolution, l’élection ne fut assise sur une aussi large basequ’aujourd’hui.
Le vote avait lieu à deux degrés.
Tous les citoyens âgés de vingt et un ans seréunissaient de droit à l’assemblée primaire, tous les1er prairial, et nommaient des assembléesélectorales.
Ces assemblées électorales se rassemblaient le20 prairial pour nommer les deux conseils.
Les deux conseils, à leur tour, nommaient ledirectoire.
Comme on ne pouvait pas attendre le1er prairial, attendu que le 1er prairialétait passé, le 20 fructidor fut désigné pour le jour del’élection.
On avait espéré que le premier acte desFrançais, réunis après de si terribles commotions, serait commecelui de la Fédération au Champ-de-Mars, un acte de fraternité, unhymne à l’oubli des injures.
Ce fut un sacrifice à la vengeance.
Tous les patriotes purs, désintéressés,énergiques furent chassés des sections, qui commencèrent des’occuper à organiser l’insurrection.
Les patriotes chassés accoururent à laConvention, ils encombrèrent les tribunes, racontèrent ce qui sepassait, mirent la Convention en garde contre les sections,demandèrent qu’on leur rendît leurs armes et déclarèrent qu’ilsétaient prêts à les employer à la défense de la République.
Le lendemain et les jours suivants, on comprittout le danger de la situation lorsque l’on vit que, surquarante-huit sections qui formaient l’ensemble de la populationparisienne, quarante-sept avaient accepté la Constitution etrepoussé les décrets.
Seule la section des Quinze-Vingts avait toutadopté, décrets et Constitution.
Tout au contraire, nos armées, dont deuxétaient réduites à l’inaction par la paix avec la Prusse et avecl’Espagne, votèrent sans restriction et avec des crisd’enthousiasme.
De son côté, l’armée de Sambre-et-Meuse, laseule qui restât en activité, avait vaincu à Wattignies, débloquéMaubeuge, triomphé à Fleurus, donné la Belgique à la France, passéle Rhin à Düsseldorf, bloqué Mayence, et venait, par les victoiresde l’Ourthe et de la Roër, de nous assurer la ligne du Rhin.
Elle s’arrêta sur le champ de bataille même oùelle venait de vaincre, et, sur les cadavres des Français mortspour la liberté, jura fidélité à la Constitution nouvelle, qui,tout en mettant fin à la Terreur, maintenait la République etcontinuait la Révolution.
Ce fut une grande joie pour la Convention etpour tout ce qui restait de vrais patriotes en France, que lanouvelle de ce vote enthousiaste de nos armées.
Le 1er vendémiaire de l’an IV (23septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.
La Constitution était acceptée partout.
Les décrets, de leur côté, l’étaient à uneimmense majorité. Dans quelques localités, on avait été mêmejusqu’à voter pour un roi, ce qui prouvait le degré de libertéauquel on était arrivé, deux mois après le 9 thermidor.
Cette nouvelle produisit à Paris la plus vivesensation, sensation double et opposée :
De joie, chez les patriotesconventionnels.
De fureur, chez les sectionnairesroyalistes.
Alors, la section Le Peletier, connue, pendanttout le cours de la Révolution, sous le nom de section desFilles-Saint-Thomas, la plus réactionnaire de toutes les sections –celle dont les grenadiers, le 10 août, dans la cour du château,résistèrent aux Marseillais – mit en avant ce principe :« Les pouvoirs de tout corps constitué cessent devant lepeuple assemblé. »
Ce principe, mis aux voix par la section, futconverti en arrêté, et cet arrêté envoyé aux quarante-sept autressections, qui l’accueillirent avec faveur.
C’était tout simplement proclamer ladissolution de l’Assemblée.
La Convention ne se laissa pointintimider : elle répondit par une déclaration et par undécret.
Elle déclarait que, si son pouvoirétait menacé, elle se retirerait dans une ville de province, oùelle continuerait à fonctionner.
Elle décrétait que tous les paysconquis en deçà du Rhin, ainsi que la Belgique, l’État de Liège etde Luxembourg, étaient réunis à la France.
C’était répondre à la menace de sa chute parla proclamation de sa grandeur.
La section Le Peletier, traitant alors depuissance à puissance avec la Convention, envoya son président à latête d’une députation de six membres, pour signifier à l’Assembléece qu’elle appelait l’acte de garantie ; c’est-à-dire ledécret rendu par elle, établissant qu’en face du peuple assemblé,les pouvoirs de tout corps constitué cessaient.
Le président était un jeune homme devingt-quatre à vingt-cinq ans, et, quoiqu’il fût vêtu sansprétention, une suprême élégance, qui était bien plus dans satournure que dans ses habits, émanait de toute sa personne.
Suivant la mode, mais sans exagération, ilportait une redingote de velours grenat foncé, avec des boutons dejais, taillés à facettes, et des boutonnières brodées de soienoire.
Une cravate de foulard blanc, avec des boutslâches et flottants, ondoyait autour de son cou.
Un gilet de piqué blanc, avec des fleurs d’unbleu très clair, un pantalon de tricot gris perle, des bas de soieblancs, des escarpins, et un feutre noir à larges bords et à formebasse et pointue, complétaient sa toilette.
Il avait le teint blanc et les cheveux blondsde l’homme du Nord ou de l’Est, des yeux vifs et profonds à lafois, enfin des dents blanches et fines sous des lèvres rouges etcharnues. Une ceinture tricolore, pliée de manière qu’on n’envoyait presque que le blanc, serrait sa taille, admirablementprise ; à cette ceinture pendait un sabre et étaient passésdeux pistolets.
Il s’avança seul vers la barre, laissantderrière lui ses compagnons, et, avec cet air de hauteimpertinence, qui n’était point encore descendu jusqu’à labourgeoisie, ou que la bourgeoisie n’avait pas encoreatteint :
– Citoyens représentants, dit-il d’unevoix forte et s’adressant à Boissy d’Anglas, président de laConvention, je viens vous annoncer, au nom de la section mère dontj’ai l’honneur d’être le président, et au nom des quarante-septautres sections, la section des Quinze-Vingts seule nous faisantdéfaut, je viens vous annoncer que vos pouvoirs vous sont retirés,et que votre règne est fini. Nous approuvons la Constitution, maisnous repoussons les décrets : vous n’avez pas le droit de vousnommer vous-mêmes. Méritez nos choix, ne les commandez pas.
– La Convention ne reconnaît le pouvoirni de la section mère, ni des autres sections, répondit Boissyd’Anglas, et elle traitera en rebelle quiconque n’obéira point àses décrets.
– Et nous, reprit le jeune homme, noustraiterons en oppresseur tout pouvoir qui voudra nous imposer unevolonté illégale !
– Prends garde, citoyen ! réponditd’une voix pleine de menace, mais calme, Boissy d’Anglas. Nul n’ale droit d’élever ici la voix plus haut que le président de cetteassemblée.
– Excepté moi, lui dit le jeuneprésident, excepté moi, qui suis au-dessus de lui.
– Qui donc es-tu ?
– Je suis le peuple souverain.
– Et qui sommes-nous donc, nous, qu’il aélus ?
– Vous n’êtes plus rien, du moment qu’ils’assemble de nouveau et vous retire les pouvoirs qu’il vous avaitconfiés. Nommés depuis trois ans, vous êtes affaiblis, fatigués,usés par trois ans de lutte ; vous représentez les besoinsd’une époque passée et déjà loin de nous. Pouvait-on, il y a troisans, prévoir tous les événements qui sont arrivés ? Nommédepuis trois jours, moi, je représente la volonté d’hier, celled’aujourd’hui, celle de demain. Vous vous êtes les élus du peuple,soit ! mais du peuple de 92, qui avait la royauté à détruire,les droits de l’homme à consolider, l’étranger à chasser de laFrance, les factions à comprimer, les échafauds à dresser, lestêtes trop hautes à abattre, les propriétés à diviser ; maisvotre œuvre est faite : bien ou mal, peu importe, elle estfaite, et le 9 thermidor vous a donné à tous votre démission.Aujourd’hui, hommes des jours orageux, vous voulez perpétuer votrepouvoir, quand aucune des causes qui vous ont fait nommer n’existeplus, quand la royauté est morte, quand l’ennemi a repassé nosfrontières, quand les factions sont comprimées, que les échafaudssont devenus inutiles, quand, enfin, les biens sont divisés ;vous voulez, pour vos intérêts privés, pour vos ambitionspersonnelles, vous perpétuer au pouvoir, nous commander nos choix,vous imposer au peuple ! Le peuple ne veut pas de vous. À uneépoque pure, il faut des mains pures ; il faut que la Chambresoit purgée de tous ces terroristes dont les noms sont inscritsdans l’histoire sous les titres de septembriseurs et deguillotineurs ; il le faut, parce que c’est la logique de lasituation, parce que c’est l’expression de la conscience du peuple,parce que c’est enfin la volonté de quarante-sept sections deParis, c’est-à-dire du peuple de Paris.
Ce discours, écouté au milieu du silence del’étonnement, fut à peine interrompu par une pause volontaire del’orateur, qu’un tumulte effroyable éclata dans l’assemblée et dansles tribunes.
Le jeune président de la section Le Peletiervenait de dire tout haut ce que, depuis quinze jours, le Comitéroyaliste, les émigrés et les chouans disaient tout bas à chaquecarrefour de la ville.
Pour la première fois, la question étaitnettement posée entre les monarchistes et les républicains.
Le président de l’Assemblée agita violemmentsa sonnette, et, voyant que son tintement était inutile, il secouvrit. Pendant ce temps, l’orateur de la section Le Peletier, unemain posée sur la crosse de ses pistolets, avait conservé le plusgrand calme, attendant que le silence permît au président de laConvention de lui répondre.
Le silence fut longtemps à se faire, maiscependant il se fit.
Boissy d’Anglas fit signe qu’il allaitparler.
C’était bien l’homme qu’il fallait pourrépondre à un pareil orateur.
La hauteur menaçante de l’un allait se heurterà l’orgueil dédaigneux de l’autre. L’aristocrate monarchique avaitparlé, l’aristocrate libéral allait lui répondre.
Quoique le sourcil fût froncé, l’œil sombre etpresque sinistre, la voix était calme.
– À la patience de la Convention, dit-il,reconnaissez sa force, vous tous qui avez entendu l’orateur quivient de parler. Si quelque chose de pareil à ce que vient de nousdire le citoyen président de la section Le Peletier avait étéhasardé il y a quelques mois, dans cette enceinte, le discoursrebelle n’eût point été écouté jusqu’à la fin. L’arrestation del’orateur eût été décrétée séance tenante, et, le lendemain, satête fût tombée sur l’échafaud. C’est que, dans les jourssanglants, on doute de tout, même de son droit, et que, pour neplus douter, on anéantit l’objet du doute. Aux jours de calme et deforce, nous n’agirons point ainsi, certains que nous sommes denotre droit, attaqué par les sections, mais maintenu par la Franceentière et par nos invincibles armées. – Nous t’avons écouté sansimpatience, et nous te répondons sans colère : Retourne versceux qui t’ont envoyé ; dis-leur que nous leur donnons troisjours pour revenir de leur égarement, et que si, dans trois jours,ils n’ont pas volontairement obéi aux décrets, nous les ycontraindrons par la force.
– Et vous, dit le jeune homme avec lamême fermeté, si, dans trois jours, vous n’avez pas déposé votremandat ; si, dans trois jours, vous n’avez pas rapporté lesdécrets ; si, dans trois jours, vous n’avez pas proclamé laliberté des élections, nous vous déclarons que Paris tout entiermarchera contre la Convention, et que la colère du peuple passerasur elle.
– C’est bien, dit Boissy d’Anglas, noussommes aujourd’hui au 10 vendémiaire…
Le jeune homme ne le laissa point achever.
– Au 13 vendémiaire, alors !répondit-il ; ce sera une date de plus, je vous en réponds, àajouter aux dates sanglantes de votre histoire.
Et, rejoignant ses compagnons, il sortit aumilieu d’eux, menaçant l’assemblée entière de son dernier geste,sans que personne sût son nom ; car depuis trois joursseulement, il avait été, sur la recommandation de Lemaistre, nomméprésident de la section Le Peletier.
Seulement, chacun se disait : « Cen’est ni un homme du peuple ni un bourgeois, c’est unci-devant. »
Le même soir, la section Le Peletier s’établiten son comité central, s’assura de la coopération des sections dela Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, duThéâtre-Français, de la rue Poissonnière, de Brutus et duTemple.
Puis elle sillonna les rues de Paris degroupes de muscadins (muscadin est le synonyme d’incroyable, dansune expression plus étendue), groupes qui allaientcriant :
– À bas les deux tiers !
De son côté, la Convention réunit tout cequ’elle put de soldats au camp des Sablons, cinq ou six millehommes à peu près, et les plaça sous le commandement du généralMenou, qui, en 1792, avait été mis à la tête du second camp forméprès de Paris, puis envoyé en Vendée, où il avait été battu.
Recommandé par cet antécédent, il avait, au 2prairial, été nommé général de l’intérieur et avait sauvé laConvention.
Quelques groupes de jeunes gens criant :« À bas les deux tiers ! » rencontrèrent lespatrouilles de Menou, et, au lieu de se disperser lorsque lasommation leur en fut faite, ils répondirent à cette sommation pardes coups de pistolet ; les soldats répondirent aux coups depistolet par des coups de fusil ; le sang coula.
Pendant ce temps, c’est-à-dire pendant cettemême soirée du 10 vendémiaire, le jeune président de la section LePeletier, qui siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, lequels’élevait à cette époque juste à l’endroit où est bâtie la Bourse,remit la présidence de l’assemblée à son vice-président, et,sautant dans une voiture qu’il rencontra au coin de la rueNotre-Dame-des-Victoires, il se fit conduire dans une grande maisonde la rue des Postes, appartenant aux jésuites.
Toutes les fenêtres de la maison étaientfermées, et pas un rayon de lumière ne filtrait au-dehors.
Le jeune homme fit arrêter sa voiture devantla grande porte, paya le cocher ; puis, quand la voiture euttourné le coin de la rue de Puits-qui-parle, et qu’il eut entendule bruit décroissant des roues, il fit quelques pas encore, dépassala façade de la maison, et, voyant la rue bien solitaire, il frappad’une façon particulière à une petite porte de jardin, laquelles’ouvrit assez vite pour faire comprendre qu’il y avait derrièreelle une personne chargée de veiller à ce que les visiteursn’attendissent point.
– Moïse ! dit l’affiliéchargé d’ouvrir la porte.
– Manou ! répondit lenouvel arrivant.
Moyennant cette réponse du législateur desIndous au législateur des Hébreux, la porte se referma, et lepassage fut livré au jeune président de la section Le Peletier.Celui-ci contourna la maison.
Les fenêtres étaient aussi exactement ferméessur le jardin que sur la rue ; seulement, la porte du perronétait ouverte, mais gardée par un second affilié. À celui-là, cefut le nouvel arrivant qui le premier dit :
– Moïse !
Et ce fut à lui qu’on riposta par le nom deManou.
Le gardien de la porte s’effaça pour laisserpasser le jeune président, qui, n’étant plus arrêté par aucunobstacle, alla droit à une troisième porte qu’il ouvrit et qui luidonna entrée dans la chambre où se tenaient ceux à qui il avaitaffaire.
C’étaient les présidents des sections de laButte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Luxembourg, de la ruePoissonnière, de Brutus et du Temple, qui venaient annoncer qu’ilsétaient prêts à suivre la fortune de la section mère et à se mettreen rébellion avec elle.
À peine le nouvel arrivant eut-il ouvert laporte, qu’un homme de quarante-cinq ans à peu près, en costume degénéral, vint à lui et lui tendit la main.
C’était le citoyen Auguste Danican, qui venaitd’être nommé général en chef des sections. Il avait servi dans laVendée contre les Vendéens ; mais, soupçonné de connivenceavec Georges Cadoudal, il avait été rappelé, avait échappé parmiracle à la guillotine, grâce au 9 thermidor, et venait de prendreplace dans les rangs de la Contre-Révolution.
Les sections avaient d’abord songé à nommer lejeune président de la section Le Peletier, fort recommandé parl’agence royaliste de Lemaistre, et que l’on avait fait venir troisou quatre jours auparavant de Besançon. Mais celui-ci, ayant apprisque des ouvertures avaient été faites à Danican, et qu’on se feraitun ennemi de cet homme puissant parmi les sections, si on luienlevait le commandement promis, déclara qu’il se contentait de laseconde place, et même de la troisième, à la condition qu’on lemettrait à même de prendre une part aussi active que possible aucombat, qui, un jour ou l’autre, ne pouvait manquer d’avoirlieu.
Danican, pour venir causer avec lui, avaitquitté un homme de petite taille, à la figure basse, à la bouchetordue, à l’œil sinistre. C’était Fréron, Fréron, répudié par laMontagne qui l’avait abandonné aux acres morsures de Moïse Bayle,Fréron, républicain enragé d’abord, mais repoussé avec dégoût parles girondins, qui l’abandonnèrent aux imprécations foudroyantesd’Isnard, Fréron qui, dépouillé de son faux patriotisme, demeurétout nu et tout couvert de la lèpre du crime, avait eu besoin de seretrancher derrière la bannière d’une faction, et qui alors s’étaitdonné au parti royaliste, lequel, comme tous les partis perdus,était peu difficile sur le choix de ceux qu’il recrutait.
Nous avons vu beaucoup de révolutions, et pasun de nous n’est capable d’expliquer certaines antipathies qui,dans les temps de troubles, poursuivent tels ou tels hommespolitiques, comme aussi certaines alliances tellement illogiquesque l’on ne parvient pas à les comprendre.
Fréron n’était rien, ne s’était distingué enrien ; il n’avait ni esprit, ni caractère, ni considérationpolitique ; comme journaliste, c’était un de ces journalierslittéraires qui travaillent pour le pain quotidien, vendant aupremier venu les débris de l’honneur et de la réputationpaternels.
Envoyé comme représentant du peuple enprovince, il était revenu de Marseille et de Toulon, couvert desang royaliste.
Eh bien ! expliquez cela.
Fréron se trouva tout à coup à la tête d’unparti puissant de jeunesse, d’énergie, de vengeance, brûlant de cespassions du temps qui, au milieu du silence des lois, mènent àtout, excepté à ce que l’honnête homme vous donne la main.
Fréron venait de raconter avec beaucoupd’emphase ce que faisaient ces jeunes gens qui, à cette heure,comme nous l’avons dit, échangeaient des coups de feu avec lessoldats de Menou.
Le jeune président, au contraire, raconta avecune extrême simplicité ce qui s’était passé à la Convention, etdéclara qu’il n’y avait plus à reculer.
La guerre était ouverte entre lesreprésentants et les sectionnaires.
La victoire resterait incontestablement, àcette heure, à ceux-là qui seraient le plus tôt prêts aucombat.
Si pressante que fût la situation, Danican fitobserver que l’on ne pouvait rien arrêter sans Lemaistre et lapersonne avec laquelle il était sorti.
À peine avait-il achevé, que le chef del’agence royaliste rentra suivi d’un homme de vingt-quatre àvingt-cinq ans, à la figure ronde et franche, aux cheveux blonds etcrépus, couvrant presque entièrement le front, aux yeux bleus àfleur de tête, au cou rentré dans les épaules, à la poitrine large,aux membres herculéens.
Il était vêtu du costume des riches paysans duMorbihan.
Seulement, un galon d’or, large d’un doigt,bordait le collet et les boutonnières de son habit, ainsi que lesextrémités de son chapeau.
Le jeune président s’avança au-devant delui.
Le chouan, de son côté, lui tendit lamain.
Il était évident que les deux conspirateurssavaient devoir se rencontrer, et, sans se connaître, sedevinaient.
Lemaistre les présenta l’un à l’autre.
– Le général Tête-Ronde, dit-il endésignant le chouan. Le citoyen Morgan, chef des compagnons deJéhu, ajouta-t-il en s’inclinant devant le président de la sectionLe Peletier.
Les mains des deux jeunes gens seserrèrent.
– Bien que le hasard nous ait fait naîtreaux deux extrémités de la France, dit Morgan, une même opinion nousréunit. Seulement, quoique nous soyons du même âge, vous, général,vous êtes déjà célèbre, tandis que je suis encore ignoré, ou connuseulement par les malheurs de ma famille. C’est à ces malheurs etau désir de les venger que je dois la recommandation du Comitéroyaliste du Jura et la position que m’a faite la section LePeletier, en me nommant son président, sur la présentation deM. Lemaistre.
– Monsieur le comte, répondit le généralroyaliste en s’inclinant, je n’ai pas l’honneur d’appartenir ainsique vous à la noblesse de France. Non, je suis tout simplement unenfant du chaume et de la charrue ; quand on est appelé, commenous, à risquer sa tête sur le même échafaud, il est bon de seconnaître ; on n’aime point à mourir en compagnie de qui l’onn’eût pas voulu vivre.
– Tous les enfants du chaume et de lacharrue ont-ils chez vous, général, cette élégante manière des’exprimer ? En ce cas, vous n’avez pas de regrets à garder den’être point né au sein de cette noblesse à laquelle le hasard mefait appartenir.
– Je dois dire, monsieur le comte, repritle jeune général, que mon éducation n’a pas été tout à fait celledu paysan breton. Aîné de dix enfants, j’ai été envoyé de bonneheure au collège de Vannes, et j’y ai fait de solides études.
– Puis j’ai entendu dire, ajouta ensouriant celui que le chouan avait désigné sous le titre de comte,que vous êtes un enfant prédestiné, et qu’une prédiction vous avaitété faite, qui vous réservait à de grandes choses.
– Je ne sais si je dois me vanter decette prédiction, accomplie déjà en partie. J’étais au sein de mamère, qui, elle-même, était assise au seuil de notre maisonlorsqu’un mendiant passa, s’appuya sur son bâton et se mit à nousregarder.
» Ma mère, selon son habitude, lui fitcouper un morceau de pain et lui mit un sou dans la main.
» Le mendiant secoua la tête, et,touchant mon front de son doigt décharné :
» – Voilà un enfant, dit-il, quiapportera de grands changements dans sa famille et de grandstroubles dans l’État !
» Puis, après m’avoir contemplé avec unecertaine tristesse :
» – Il mourra jeune ! ajouta-t-il,mais ayant plus fait que tel vieillard centenaire !
» Et il continua son chemin.
» L’année dernière, la prédictions’accomplit pour ma famille.
» J’ai pris part, vous le savez, àl’insurrection vendéenne de 93 et de 94.
– Et glorieusement ! interrompitMorgan.
– J’ai fait de mon mieux…
» L’an dernier, au moment où j’organisaisle Morbihan, les gendarmes et les soldats entrèrent de nuit àKerliano et enveloppèrent notre maison. Père, mère, oncle, enfants,nous fûmes tous pris, et conduits dans les prisons de Brest.
» C’est alors que la prédiction quim’avait été faite, quand j’étais enfant, revint à la mémoire de mamère. La pauvre femme, tout en pleurs, me reprocha d’être la causedu malheur de ma famille. J’essayai de la consoler et de lafortifier en lui disant qu’elle souffrait pour Dieu et pour sonroi. Que voulez-vous ! les femmes ne savent pas toute lavaleur de ces deux mots. Ma mère continua de pleurer et mourut dansles prisons de Brest en donnant le jour à un nouvel enfant.
» Mon oncle, un mois après, expira dansla même prison.
» À son lit de mort, il me dit le nomd’un de ses amis à qui il avait prêté une somme de neuf millefrancs, avec promesse, de la part de celui-ci, de la lui rendre àsa première réquisition. Mon oncle mort, je n’eus plus qu’uneidée : m’enfuir de la prison, venir réclamer la somme etl’appliquer à la cause de l’insurrection. J’y parvins.
» L’ami de mon oncle habitait Rennes. Jeme présentai chez lui. Il était à Paris.
» Je pris son adresse et l’y suivis. Jeviens de le voir, et, en fidèle loyal Breton qu’il est, il m’arendu en or la somme qu’il avait empruntée en or. Je l’ai là dansma ceinture, continua le jeune homme en frappant sur sa hanche.Neuf mille francs en or en valent deux cent mille aujourd’hui.
» Bouleversez Paris de votre côté ;dans quinze jours, tout le Morbihan sera en feu.
Les deux jeunes gens s’étaient éloignésinsensiblement du groupe et se trouvaient isolés dans l’embrasured’une fenêtre.
Le président de la section Le Peletier regardaautour de lui, et, se voyant assez éloigné des autres conspirateurspour qu’on n’entendît point ce qu’il allait dire, il appuya la mainsur le bras du général :
– Vous m’avez parlé de vous et de votrefamille, général. Je vous dois les mêmes éclaircissements sur mafamille et sur moi-même.
» Morgan est mon nom de guerre. Je menomme Édouard de Sainte-Hermine ; mon frère, le comte Prosperde Sainte-Hermine, a été guillotiné ; ma mère est morte dedouleur ; mon frère, Léon de Sainte-Hermine, a étéfusillé.
» De même que mon père avait légué savengeance à mon frère aîné, mon frère m’a légué celle de mon pèreet la sienne. Un enfant de notre pays, qui assistait à sonexécution, m’a apporté son bonnet de police, seul et dernier legsfraternel qu’il ait pu me faire. C’était me dire : « Àton tour !… »
» Je me suis mis à l’œuvre. Ne pouvantfaire révolter le Jura et l’Alsace, qui sont essentiellementpatriotes, j’ai, avec mes amis, les jeunes nobles des environs deLyon, organisé des bandes pour enlever l’argent du gouvernement etle faire passer à vous et à vos amis dans le Morbihan et laVendée.
» Voilà pourquoi j’ai désiré vous voir.Nous sommes destinés à nous donner la main aux deux bouts de laFrance.
– Seulement, dit en riant le général, jevous tends la mienne vide et vous me donnez la vôtre pleine.
– C’est une petite compensation de lagloire que vous acquérez tous les jours, et qui nous manquera, ànous. Mais, que voulez-vous ! Il faut que chacun opère pour lacause de Dieu, sur le terrain où Dieu l’a placé. C’est pour celaque j’ai eu hâte de faire quelque chose qui en valût la peinependant les jours qui vont s’écouler. Quel sera le résultat de cequi va se passer ici ? Nul ne le peut savoir. S’ils n’ont pasd’autre homme à nous opposer que Menou, la Convention est perdueet, le lendemain du jour où elle est dissoute, la monarchie estproclamée et Louis XVIII monte sur le trône.
– Comment, Louis XVIII ? fit lechouan.
– Oui… Louis XVII, mort en prison, aucompte de la royauté, n’a point cessé de régner. Vous connaissez lecri de la monarchie française : Le roi est mort :vive le roi ! Le roi Louis XVI est mort : vive leroi Louis XVII ! Le roi Louis XVII est mort : vive le roiLouis XVIII ! Le régent ne succède pas à son frère, il succèdeà son neveu.
– Singulier règne, dit le chouan enhaussant les épaules, que celui de ce pauvre enfant. Règne pendantlequel on a guillotiné son père, sa mère et sa tante, règne pendantlequel il a été prisonnier au Temple et a eu pour professeur unsavetier ! Je vous l’avouerai, mon cher comte, le parti auquelje me suis donné corps et âme a parfois des aberrations quim’épouvantent. Ainsi, supposez – Dieu nous en garde ! – que SaMajesté Louis XVIII ne monte sur le trône que dans douze ou quinzeans, il aura donc régné, ces douze ou quinze années-là, sur laFrance, quel que soit le coin du monde qu’il aura habité ?
– Parfaitement !
– C’est absurde ! Mais pardon, jesuis un paysan. Je n’ai pas besoin de comprendre. La royauté est maseconde religion, et, pour celle-là, comme pour la première, j’aila foi.
– Vous êtes un brave cœur, général, ditMorgan, et, que nous nous revoyions ou que nous ne nous revoyionspas, je vous demande votre amitié. Si nous ne nous revoyons pas,c’est que j’aurai été tué, fusillé ou guillotiné. Dans ce cas-là,de même que mon frère aîné a hérité de la vengeance de mon père, demême que j’ai hérité de la vengeance de mon frère aîné, mon jeunefrère héritera de ma vengeance, à moi… Si la royauté, grâce ausacrifice que nous lui aurons fait, est sauvée, nous serons deshéros. Si, malgré ce sacrifice, elle est perdue, nous serons desmartyrs. Vous voyez que, dans l’un ou l’autre cas, nous n’auronsrien à regretter.
Le chouan resta un instant muet.
Puis, plongeant profondément son regard dansles yeux du jeune noble :
– Monsieur le comte, lui dit-il, quanddes hommes comme vous et moi se rencontrent et ont le bonheur de setrouver au service de la même cause, ils doivent se jurer, je nedirai pas une amitié éternelle, car peut-être le gentilhommehésiterait-il à descendre jusqu’au paysan, mais une inaltérableestime. Monsieur le comte, recevez l’assurance de la mienne.
– Général, dit Morgan, les larmes auxyeux, j’accepte l’estime, et je vous offre plus que l’amitié, jevous offre la fraternité.
Les deux jeunes gens se jetèrent dans les brasl’un de l’autre et se pressèrent mutuellement sur le cœur, commeils eussent fait dans l’étreinte d’une vieille amitié.
Tous les assistants les avaient regardés etécoutés de loin, sans les interrompre, reconnaissant qu’ils avaientdevant les yeux l’expression de deux puissantes personnalités.
Le chef de l’agence royaliste rompit lepremier le silence :
– Messieurs, dit-il, il n’y a jamais riende perdu à ce que deux chefs d’un même parti, dussent-ils seséparer pour aller combattre, l’un à l’ouest, l’autre à l’est de laFrance, dussent-ils ne se revoir jamais, échangent une de cesfraternités d’armes comme faisaient, au Moyen Âge, nos ancienschevaliers. Vous êtes tous témoins du serment que viennent de faireces deux chefs d’une même cause, qui est la nôtre. Ce sont de ceshommes qui tiennent plus qu’ils ne promettent. Mais l’un a besoinde retourner dans le Morbihan, pour relier son mouvement à celuique nous allons faire ici. L’autre a besoin de préparer, de suivreet de diriger notre mouvement à nous. Prenons donc congé dugénéral, qui a fini ses affaires à Paris, et mettons-nous auxnôtres qui sont si bien commencées.
– Messieurs, dit le chouan, je vousoffrirais bien de rester ici, pour faire avec vous le coup defusil, demain, après-demain, le jour où on le fera ; mais jevous l’avoue en toute humilité, je n’entends pas grand-chose à laguerre des rues ; ma guerre, à moi, c’est celle des ravins,des fossés, des buissons, des forêts épaisses. Ici, je serais unsoldat de plus, mais je serais un chef de moins là-bas, et, depuisQuiberon, de funeste mémoire, nous ne sommes que deux :Mercier et moi.
– Allez, mon cher général, lui ditMorgan, vous êtes bien heureux de combattre au grand air et de nepas avoir à craindre que la cheminée d’une maison vous tombe sur latête. Dieu me conduise de votre côté, ou vous amène dumien !
L’officier chouan prit congé de tout le monde,et plus particulièrement, peut-être, de son nouvel ami que desanciens.
Puis, sans bruit, à pied, comme le dernier desofficiers royalistes, il gagna la barrière d’Orléans, tandis que legénéral Danican, Lemaistre et le jeune président de la section LePeletier arrêtaient le plan de la journée du lendemain, tout enmurmurant :
– C’est un rude compagnon que ceCadoudal !…
Vers la même heure où celui dont nous venonsde trahir l’incognito prenait congé du citoyen Morgan, ets’acheminait du côté de la barrière d’Orléans, un de ces groupes dejeunes gens, dont nous avons déjà parlé dans un de nos chapitresprécédents, passait de la rue de la Loi dans la rue Feydeau, encriant :
– À bas la Convention ! à bas lesdeux tiers ! Vivent les sections !
Au coin de cette dernière rue, il se trouvaface à face avec une patrouille de soldats patriotes, à qui lesderniers ordres reçus de la Convention commandaient la plusimplacable sévérité pour ces tapageurs nocturnes.
Le groupe était au moins en nombre égal à lapatrouille, de sorte que les trois sommations voulues par la loifurent reçues par des ricanements et des huées, et que la seuleréponse qui fut faite à la troisième fut un coup de pistolet partidu groupe, et qui blessa un des soldats.
Ceux-ci ripostèrent par une décharge qui tuaun des jeunes gens et en blessa deux autres.
Les fusils déchargés, les armes étaient à peuprès égales ; grâce à leurs énormes gourdins qui, dans desmains habituées à les manier, devenaient des massues, lessectionnaires écartaient les baïonnettes comme ils eussent fait dela pointe d’une épée dans un duel, rendaient des coups droits qui,pour ne pas pénétrer dans la poitrine, n’en étaient pas moinsdangereux, et des coups de tête qui, quand ils n’étaient pointparés, assommaient un homme de même qu’un coup de masse assomme unbœuf.
Comme toujours, cette rixe, qui, d’ailleurs, àcause de la quantité de personnes qui s’y trouvaient engagées,prenait des proportions effrayantes, avait mis en émoi tout lequartier. La rumeur et le trouble étaient d’autant plus grands,qu’il y avait ce soir-là première représentation au ThéâtreFeydeau, le théâtre aristocratique de l’époque.
On y jouait Toberne ou le Pêcheursuédois, paroles de Patras, musique de Bruni, et Le BonFils, paroles de Louis Hennequin, musique de Lebrun.
Or, la place Feydeau était encombrée devoitures, et le passage Feydeau de futurs spectateurs faisant laqueue.
Aux cris de « À bas la Convention !à bas les deux tiers ! », au bruit de la fusillade quiles suivit, aux vociférations qui suivirent la fusillade, lesvoitures partirent comme un trait, s’accrochant les unes lesautres ; les spectateurs craignant d’être pris, étouffés dansles étroits couloirs, brisèrent les barrières ; enfin lesfenêtres s’ouvrirent, et les imprécations commencèrent à pleuvoirsur les soldats de la part des hommes, tandis que des voix plusdouces encourageaient la jeunesse sectionnaire, composée, commenous l’avons dit, des plus beaux, des plus élégants et des plusriches jeunes gens de Paris.
Les lanternes suspendues sous les arcadeséclairaient cette scène.
Tout à coup, une de ces voix criadistinctement avec l’accent de l’angoisse :
– Citoyen à l’habit vert, prendsgarde à toi !
Le citoyen à l’habit vert, qui faisait face àdeux soldats, comprit qu’il était en outre menacépar-derrière : il fit un bond de côté, déchargea un coup debâton au hasard, mais avec tant de bonheur qu’il brisa le bras dusoldat qui, en effet, le menaçait de sa baïonnette, allongea dansle visage un coup de son gourdin ferré à celui qui brandissaitdéjà, pour l’assommer, la crosse de son fusil au-dessus de sa tête,leva les yeux vers la fenêtre d’où était venu l’avis, envoya unbaiser à une blanche et gracieuse forme qui se penchait sur labarre du balcon, et arriva encore à temps à la parade pour écarterla baïonnette d’un fusil qui effleurait sa poitrine.
Mais, presque en même temps, un secoursarrivait aux soldats de la Convention. C’était une douzained’hommes sortis du corps de garde qui accouraient encriant :
– Mort aux muscadins !
Le jeune homme à l’habit vert se trouvaenveloppé ; mais, grâce à un vigoureux moulinet qu’ildécrivait autour de lui, en manière d’auréole, il parvint àmaintenir les assaillants à distance, tout en battant en retraiteet en essayant de se rapprocher des arcades.
Cette retraite, non moins savante, mais à coupsûr plus difficile à exécuter que celle de Xénophon, avait pour butde gagner une porte à panneaux de fer, artistement travaillés,qu’il venait de voir tomber dans l’obscurité, le concierge ayantéteint la lanterne qui l’éclairait.
Mais, avant que la lanterne fût éteinte, lejeune homme, avec le coup d’œil rapide du partisan, avait remarquéque la porte n’était pas close, qu’elle était seulement poussée.S’il atteignait cette porte, il la franchissait rapidement, larefermait contre les assaillants et était sauvé ; à moinscependant que le portier ne fût assez patriote pour refuser unlouis d’or qui, à cette époque, valait plus de douze cents francsd’assignats, patriotisme qui n’était pas probable.
Mais, comme si les adversaires eussent devinéson but, au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la porte,l’attaque devenait plus vive ; puis, si adroit et si vigoureuxque fût le jeune homme, le combat, qui durait depuis plus d’unquart d’heure, avait lassé son adresse et épuisé ses forces. Mais,comme il n’y avait plus que deux pas à faire pour atteindre ce portde salut, il fit un dernier appel à son énergie, renversa un de sesadversaires d’un coup de tête, écarta le second d’un coup de poingdans la poitrine, toucha enfin la porte… mais, au moment où il lapoussait en arrière, il ne put empêcher la crosse d’un fusil des’abattre, à plat heureusement, sur son front.
Le coup était violent ; des milliersd’étincelles jaillirent autour des yeux du jeune homme, tandis queson sang battait comme un torrent dans ses artères. Mais, toutaveuglé qu’il était, sa présence d’esprit ne lui échappapoint : il bondit en arrière, s’arc-bouta à la porte qu’ilreferma violemment, jeta, comme il se l’était promis, un louis auportier, que le bruit avait attiré au seuil de sa loge, et, voyantun escalier éclairé par une lanterne, il s’élança rapidement,saisit la rampe, monta en trébuchant une dizaine de marches… Mais,arrivé là, il lui sembla que les murs de la maison vacillaient, queles marches tremblaient sous lui, que l’escalier s’abîmait, etqu’il roulait dans un précipice.
Par bonheur, il ne faisait que s’évanouir et,en s’évanouissant, se couchait tout doucement sur l’escalier.
Une sensation de fraîcheur le rappela à lui.Son regard, d’abord vague et indécis, se fixa sur l’endroit où ilétait.
L’endroit n’avait rien d’inquiétant.
C’était un boudoir, servant en même temps decabinet de toilette, tout tendu de satin glacé couleur gris perle,avec des semis de bouquets de roses. Il était couché sur un sofa dela même étoffe que la tenture.
Une femme, debout derrière lui, soutenait satête avec un oreiller ; une autre, à genoux près de lui, luilavait le front avec une éponge parfumée.
De là cette douce sensation de fraîcheur quil’avait fait revenir à lui.
La femme, ou plutôt la jeune fille qui lavaitle front du blessé était jolie et élégamment vêtue ; maisc’était l’élégance et la beauté d’une soubrette.
Les yeux du jeune homme ne s’arrêtèrent doncpas sur elle, mais se levèrent sur l’autre femme, qui ne pouvaitêtre que la maîtresse de la première.
Le blessé poussa une exclamation de joie. Ilvenait de reconnaître en elle la même personne qui lui avait criépar la fenêtre de prendre garde à lui. Il fit un mouvement pour sesoulever vers elle, mais deux mains blanches s’appuyèrent sur sesépaules et le maintinrent sur le sofa.
– Tout beau, citoyen Coster deSaint-Victor ! dit la jeune femme ; il s’agit d’abord depanser votre blessure ; puis nous verrons après jusqu’où ilsera permis à votre reconnaissance d’aller.
– Ah ! tu me connais, citoyenne, ditle jeune homme avec un sourire qui découvrait des dents d’uneblancheur éblouissante, et un regard dont peu de femmes pouvaientsoutenir l’éclat.
– D’abord, je vous ferai observer,répondit la jeune femme, que, pour un homme qui suit la mode avectant de soin, il commence à être de mauvais goût de diretu, et surtout aux femmes.
– Hélas ! dit le jeune homme, c’estvis-à-vis d’elles surtout que l’ancienne mode avait quelque raisond’être. Le tu, brutal et ridicule adressé à un homme, estcharmant adressé à une femme, et j’ai toujours plaint les Anglaisde n’avoir pas de mot dans leur langue pour dire tu.Maisje vous suis trop reconnaissant pour ne pas vous obéir,madame ; permettez-moi seulement d’en revenir à ma question,tout en changeant la forme… Vous me connaissez donc,madame ?
– Qui ne connaît le beau Coster deSaint-Victor, qui serait le roi de l’élégance et de la mode, si letitre de roi n’était pas aboli ?
Coster de Saint-Victor fit un mouvementinattendu et se trouva en face de la jeune femme.
– Obtenez que ce titre de roi soitrétabli, madame, et j’en saluerai reine la belle Aurélie deSaint-Amour.
– Ah ! vous me connaissez, citoyenCoster ? dit à son tour, en riant, la jeune femme.
– Bon ! qui ne connaît l’Aspasiemoderne ? C’est la première fois que j’ai l’honneur de vousvoir de près, madame, et…
– Et… vous dites ?
– Je dis que Paris n’a rien à envier àAthènes, ni Barras à Périclès.
– Allons, allons, le coup que vous avezreçu sur la tête n’est pas si dangereux que je le croyaisd’abord !
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que je vois qu’il ne vous anullement enlevé l’esprit.
– Non, dit Coster en prenant la main dela belle courtisane et en la lui baisant ; mais il pourraitbien m’enlever la raison.
En ce moment, la sonnette retentit d’une façonparticulière. La main que tenait Coster tressaillit ; lacamériste d’Aurélie se redressa, et, regardant sa maîtresse avecinquiétude :
– Madame, dit-elle, c’est le citoyengénéral !
– Oui, répliqua celle-ci, je l’ai reconnuà sa manière de sonner.
– Que va-t-il dire ? demanda lacamériste.
– Rien.
– Comment, rien ?
– Non, je n’ouvrirai pas.
La courtisane secoua la tête d’un airmutin.
– Vous n’ouvrirez pas au citoyen généralBarras ? s’écria la femme de chambre terrifiée.
– Comment ! s’écria Coster deSaint-Victor en éclatant de rire, c’est le citoyen Barras quisonne ?
– Lui-même, et vous voyez, ajouta enriant Mlle de Saint-Amour, qu’il s’impatientecomme un simple mortel.
– Cependant, madame… insista lacarriériste.
– Je suis maîtresse chez moi, dit lacapricieuse courtisane : il me plaît de recevoirM. Coster de Saint-Victor, il ne me plaît pas de recevoirM. Barras. J’ouvre ma porte au premier, je la ferme, ou plutôtje ne l’ouvre pas au second, voilà tout.
– Pardon, pardon, ma généreusehôtesse ! dit Coster de Saint-Victor, mais ma délicatesses’oppose à ce que vous fassiez un pareil sacrifice ; souffrez,je vous prie, que votre femme de chambre ouvre au général ;pendant qu’il sera au salon, je sortirai.
– Et si je ne lui ouvre qu’à la conditionque vous ne sortiez pas ?
– Oh ! je resterai, dit Coster, etbien volontiers même, je vous jure.
On sonna une troisième fois.
– Allez ouvrir, Suzette, dit Aurélie.
Suzette s’empressa de courir à la porte del’appartement.
Aurélie poussa derrière sa femme de chambre leverrou de celle du boudoir, éteignit les deux bougies qui brûlaientà la psyché, chercha Coster de Saint-Victor dans l’ombre, le trouvaet appuya ses lèvres sur son front, en disant :
– Attends-moi !
Puis elle entra dans le salon par la porte duboudoir, juste au même moment où le citoyen général Barras yentrait par la porte de la salle à manger.
– Eh ! que me dit-on, ma toutebelle ! demanda Barras en allant au-devant d’Aurélie, que l’onvient de s’égorger sous vos fenêtres ?
– À ce point, mon cher général, que cettesotte de Suzette n’osait point aller vous ouvrir et que j’ai eubesoin de lui en renouveler l’ordre par trois fois, tant elle avaitpeur que ce ne fût un des combattants qui vînt nous demander asile.J’avais beau lui dire : « Mais c’est le coup de sonnettedu général, ne l’entendez-vous pas ? » J’ai cru que jeserais obligée d’aller vous ouvrir moi-même. Mais qui me procure leplaisir de vous voir ce soir ?
– Il y a une première représentation àFeydeau, et je vous enlève, si vous voulez venir avec moi.
– Non, merci ; tous ces coups defusil, ces cris, ces vociférations m’ont émotionnée aupossible : je suis souffrante, je resterai chez moi.
– Soit ; mais, aussitôt la piècejouée, je viens vous demander à souper.
– Ah ! vous ne m’avez pas prévenue,de sorte que je n’ai absolument rien à vous offrir.
– Ne vous inquiétez pas, ma chère belle,je vais passer chez Garchi, qui vous enverra une bisque, unebéchamelle, un faisan froid, quelques écrevisses, un fromage à laglace et des fruits… la moindre chose enfin.
– Mon cher ami, vous feriez bien mieux deme laisser coucher ; je vous jure que je serai abominablementmaussade.
– Je ne vous empêche pas de vous coucher.Vous souperez dans votre lit, et vous serez maussade tout à votreaise.
– Vous le voulez absolument ?
– C’est-à-dire que je vous ensupplie : vous savez, madame, qu’il n’y a ici de maîtresse quevous, que chacun y reçoit vos ordres, et que je ne suis que lepremier de vos serviteurs.
– Comment voulez-vous qu’on refusequelque chose à un homme qui parle comme cela ? Allez àFeydeau, monseigneur, et votre humble servante vous attendra.
– Ma chère Aurélie, vous êtes toutsimplement adorable, et je ne sais à quoi tient que je ne fassegriller vos fenêtres comme celles de Rosine.
– À quoi bon ? Vous êtes le comteAlmaviva.
– Il n’y a pas quelque Chérubin cachédans votre cabinet ?
– Je ne vous dirai pas :« Voici la clé » ; je vous dirai : « Elleest à la porte. »
– Eh bien ! voyez comme je suismagnanime : s’il y est, je vais lui laisser le temps de sesauver. Donc, au revoir ma belle déesse d’amour. Attendez-moi dansune heure.
– Allez ! À votre retour, vous meraconterez la pièce ; cela me fera plus de plaisir que del’avoir vue jouer.
– Soit ; seulement, je ne me chargepas de vous la chanter.
– Quand je veux entendre chanter, mon bonami, j’envoie chercher Garat.
– Et, soit dit en passant, ma chèreAurélie, il me semble que vous l’envoyez chercher bien souvent.
– Oh ! soyez tranquille, vous êtessauvegardé par Mme Krüdner, qui ne le quitte pasplus que son ombre.
– Ils font un roman ensemble.
– Oui, en action.
– Seriez-vous méchante, parhasard ?
– Ma foi, non ; ça ne rapporte pasassez ; je laisse la chose aux femmes du monde qui sont laideset riches.
– Encore une fois, vous ne voulez pasvenir avec moi à Feydeau ?
– Merci !
– Eh bien ! au revoir.
– Au revoir.
Aurélie conduisit le général jusqu’à la portedu salon, et Suzette le conduisit jusqu’à la porte del’appartement, qu’elle referma sur lui à triple tour. Lorsque labelle courtisane se retourna, elle vit Coster de Saint-Victor surle seuil de la porte du boudoir.
Elle poussa un soupir. Il étaitmerveilleusement beau !
Coster de Saint-Victor n’avait pas repris lamode de la poudre, il portait ses cheveux sans peigne nicadenettes, mais tout simplement flottants et bouclés ; ilsétaient du plus beau noir de jais, ainsi que ses sourcils et sescils, qui encadraient de grands yeux bleu saphir, lesquels, selonl’expression qu’on leur voulait donner, étaient pleins de puissanceou de douceur. Le teint, un peu pâli par le sang perdu, était de lamate blancheur du lait ; le nez fin et droit étaitirréprochable ; les lèvres fortes et vermeilles couvraient desdents magnifiques, et le reste du corps, grâce au costume que l’onportait à cette époque et qui en faisait valoir les avantages,semblait moulé sur l’Antinoüs.
Les deux jeunes gens se regardèrent un instanten silence.
– Vous avez entendu ? ditAurélie.
– Hélas ! oui, dit Coster.
– Il soupe avec moi, et c’est votrefaute.
– Comment cela ?
– Vous m’avez forcée de lui ouvrir maporte.
– Et cela vous contrarie, qu’il soupeavec vous ?
– Sans doute !
– Bien vrai ?
– Je vous le jure ! Je ne suis pasen train d’être aimable ce soir pour les gens que je n’aimepas.
– Mais pour celui que vousaimeriez ?
– Ah ! pour celui-là, je seraischarmante, dit Aurélie.
– Voyons, dit Coster, si je trouve unmoyen de l’empêcher de souper avec vous ?
– Après ?
– Qui soupera à sa place ?
– La belle demande ! Celui qui auratrouvé un moyen qu’il ne soupe pas.
– Et, avec celui-là, vous ne serez pasmaussade ?
– Oh ! non !
– Un gage !
La belle fille d’amour lui tendit sa joue.
Il y appuya ses lèvres.
En ce moment, la sonnette retentit denouveau.
– Ah ! je vous préviens, cette fois,dit Coster de Saint-Victor, que, si c’est lui à qui il a pris lastupide envie de revenir, je ne m’en vais pas.
Suzette parut.
– Dois-je ouvrir, madame ? dit-elletout effarouchée.
– Eh ! mon Dieu, oui, mademoiselle,ouvrez !
Suzette ouvrit.
Et un homme portant un grand panier plat surla tête entra en disant :
– Le souper du citoyen généralBarras.
– Vous entendez ? dit Aurélie.
– Oui, répondit l’incroyable ; mais,foi de Coster de Saint-Victor, il ne le mangera pas.
– Faudra-t-il mettre la table tout demême ? demanda en riant Suzette.
– Oui, répondit le jeune homme ens’élançant de la chambre ; car, s’il ne le mange pas, un autrele mangera.
Aurélie le suivit des yeux jusqu’à laporte.
Puis, quand la porte se fut refermée, setournant vers sa camériste :
– À ma toilette, Suzette ! dit-elle,et fais-moi plus belle que tu pourras.
– Et pour lequel des deux Madameveut-elle être belle ?
– Je n’en sais rien encore ; mais,en attendant, fais-moi belle… pour moi.
Suzette se mit à la besogne.
Nous avons dit quel était le costume desélégantes de l’époque, et Aurélie de Saint-Amour était uneélégante.
Issue d’une bonne famille de Provence, ayantjoué, à l’époque où nous l’introduisons en scène, le rôle que nouslui distribuons, nous avons cru devoir lui laisser le nom qu’elleportait et avec lequel elle nous apparaît dans les archives de lapolice de l’époque.
Son histoire était celle de presque toutes lesfemmes de cette classe dont la réaction thermidorienne fut letriomphe. Jeune fille sans fortune, séduite en 1790 par un jeunenoble qui lui fit quitter sa famille, l’emmena à Paris, émigra,s’engagea dans l’armée de Condé et s’y fit tuer en 1793, elle restaseule sans autre bien que ses dix-neuf ans, sans autre appui que sabeauté. Recueillie par un fermier général, elle retrouva bientôt,sous le rapport du luxe, beaucoup plus qu’elle n’avait perdu.
Mais arriva le procès des fermiers généraux.Le protecteur de la belle Aurélie fut au nombre des vingt-septpersonnes qui furent exécutées avec Lavoisier, le 8 mai 1794.
En mourant, il lui donna la propriété d’unesomme assez considérable dont jusque-là elle n’avait eu que larente. De sorte que, sans jouir d’une grande fortune, la belleAurélie était au-dessus du besoin.
Barras entendit parler de sa beauté et de sadistinction, se présenta chez elle, et, après un surnumérariatconvenable, fut accueilli.
Barras était alors un très bel homme dequarante ans à peu près, d’une famille noble de Provence, noblessecontestée quoique incontestable pour ceux qui savent que l’ondisait : Vieux comme les rochers de Provence, noble commeles Barras.
Sous-lieutenant à dix-huit ans dans lerégiment du Languedoc, il l’avait quitté pour aller rejoindre sononcle, gouverneur de l’île de France. Il faillit périr dans unnaufrage sur la côte de Coromandel, s’empara par bonheur à temps dela manœuvre, et, grâce à son courage et à son sang-froid, il étaitparvenu à aborder dans une île habitée par les sauvages. Lui et sescompagnons y étaient restés un mois. Ayant enfin été secourus, ilsfurent transportés à Pondichéry. Il rentrait, en 1788, en France,où l’attendait une grande fortune.
Lors de la convocation des états généraux, àl’exemple de Mirabeau, Barras n’avait pas hésité : il s’étaitprésenté comme candidat du tiers et avait été nommé. Le 14 juillet,il avait été remarqué au milieu des vainqueurs de laBastille ; membre de la Convention, il avait voté la mort duroi, et, comme député, avait été envoyé à Toulon, lors de lareprise de cette ville sur les Anglais. On connaît le rapport faitpar lui à ce sujet.
Il proposait tout simplement de démolirToulon.
Rentré à la Convention, il avait pris une partactive à toutes les grandes journées de la Révolution etparticulièrement à la journée du 9 thermidor ; si bien que,dans la nouvelle Constitution proposée, il paraissait destiné àdevenir infailliblement un des cinq directeurs.
Nous avons dit son âge et constaté sa beautéd’ensemble.
C’était un homme de cinq pieds six pouces,avec de beaux cheveux qu’il poudrait pour effacer leur précocegrisonnement, des yeux admirables, un nez droit, de grosses lèvresdessinant une bouche sympathique. Sans adopter les modes exagéréesde la jeunesse dorée, il les suivait dans la mesure d’une élégancerelative à son âge.
Quant à la belle Aurélie de Saint-Amour, ellevenait d’avoir vingt et un ans, entrant en même temps dans samajorité et dans la période de la beauté de la femme qui est, ànotre avis, de vingt et un à trente-cinq ans.
C’était une nature extrêmement distinguée,extrêmement sensuelle, extrêmement impressionnable. Elle avait toutà la fois, en elle, de la fleur, du fruit, de la femme :parfum, saveur et plaisir.
Elle était grande, ce qui la faisait paraîtreau premier coup d’œil un peu mince ; mais, grâce au costumeque l’on portait alors, il était facile de voir qu’elle était minceà la manière de la Diane de Jean Goujon ; elle était blonde,avec ces reflets d’un fauve foncé qui se retrouvent dans lescheveux de la Madeleine du Titien. Coiffée à la grecque, avec desbandelettes de velours bleu, elle était superbe ; maislorsque, vers la fin du dîner, elle dénouait ses cheveux, leslaissait tomber sur ses épaules, secouait la tête pour s’en faireune auréole, quand ses joues, qui avaient la fraîcheur du caméliaet de la pêche, dessinaient leur ovale sur cette fauve chevelurequi faisait valoir des sourcils noirs, des yeux pervenche, deslèvres de carmin, des dents de perle, quand, à chacune de sesoreilles roses, pendait une gerbe de diamants, c’est-à-dired’éclairs, elle était splendide.
Or, cette luxuriante beauté s’était développéedepuis deux ans seulement. Ce qu’elle avait donné à son premieramant, c’est-à-dire au seul homme qu’elle eût aimé, c’était lajeune fille pleine d’hésitations et de retours sur elle-même, quicède, mais ne se livre pas.
Puis, tout à coup, elle avait senti monter etabonder en elle la sève de la vie : ses yeux s’étaientouverts, ses narines s’étaient dilatées ; elle avait respirépar tous les pores l’amour de cette seconde jeunesse qui succède àl’adolescence, qui abaisse son regard sur soi-même, qui sourit à sabeauté croissant chaque jour, et qui cherche en haletant à qui elledonnera les trésors de volupté amassés en elle.
C’était alors que la nécessité l’avait forcée,non plus à se donner, mais à se vendre, et elle l’avait fait avecl’arrière-pensée du bonheur qu’elle aurait un jour à rentrer,riche, dans cette liberté du cœur et de la personne qui est ladignité de la femme.
Deux ou trois fois, aux soirées de l’hôtel deThélusson, à l’Opéra ou à la Comédie-Française, elle avait aperçuCoster de Saint-Victor faisant sa cour aux femmes, les plus belleset les plus distinguées de l’époque, et, chaque fois, son cœursemblait avoir fait un effort pour se détacher de sa poitrine etvoler à lui. Elle sentait bien qu’un jour ou l’autre, dût-ellefaire les avances, cet homme lui appartiendrait, ou plutôt elleappartiendrait à cet homme. Mais elle en était tellementconvaincue, grâce à cette voix qui, parfois, nous dit un mot dugrand secret de l’avenir, qu’elle attendait l’occasion sans tropd’impatience, certaine qu’un jour l’objet de ses rêves passeraitassez près d’elle, ou elle assez près de lui, pour qu’ils sejoignissent l’un à l’autre par cette loi irrésistible du fer et del’aimant.
Ce soir-là enfin, ouvrant sa fenêtre pourassister au tumulte qui se faisait dans la rue, elle avait reconnuau milieu de la mêlée ce beau démon de ses nuits solitaires, et,malgré elle, elle s’était écriée :
– Citoyen à l’habit vert, prends garde àtoi !
Aurélie de Saint-Amour eût bien appelé Costerde Saint-Victor par son nom, puisqu’elle l’avait reconnu ;mais, à cet homme si beau, qui avait tant de rivaux, et parconséquent tant d’ennemis, jeter son nom, c’était peut-être jeterla mort.
Coster, de son côté, en revenant à lui,l’avait reconnue, car, déjà célèbre depuis quelque temps par sabeauté, elle commençait à l’être par son esprit, ce complémentindispensable de toute beauté qui veut être reine.
Au reste, l’occasion avait passé à la portéed’Aurélie et, comme la belle courtisane se l’était promis, elleavait saisi l’occasion au passage.
Coster, d’autre part, la trouvaitmerveilleusement belle ; mais Coster ne pouvait lutter avecBarras de magnificence et de générosité. Son élégance, sa beautéremplaçaient la fortune ; souvent il réussissait avec detendres paroles là où les puissants de l’époque réussissaient àgrand-peine par des moyens plus matériels.
Mais Coster savait tous les mystères honteuxde la vie parisienne, et il était incapable de sacrifier laposition d’une femme à un moment d’égoïsme et à un éclair deplaisir.
Peut-être la belle Aspasie, maîtressemaintenant d’elle-même par une fortune suffisant à ses désirs,fortune qu’avec la célébrité qu’elle avait acquise elle était sûre,d’ailleurs, de voir aller se continuant et s’augmentant sans cesse,peut-être la belle courtisane eût-elle préféré dans le jeune hommeun peu moins de délicatesse et un peu plus de passion.
Mais, en tout cas, elle voulait être belle,pour qu’à son retour il l’aimât plus, s’il demeurait, et laregrettât davantage, s’il était forcé de partir.
Quoi qu’il en fût, Suzette lui obéissait à lalettre, joignant tous les mystères de l’art à toutes les merveillesde la nature, et la faisant belle, pour nous servir del’expression de sa maîtresse, dans ce même boudoir où nous avonsintroduit le lecteur au commencement d’un des chapitresprécédents.
L’Aspasie moderne, sur le point de revêtir lecostume de l’Aspasie antique, était couchée sur le même sofa oùl’on avait déposé Coster de Saint-Victor. Seulement, on avaitchangé le meuble de place, et on l’avait tiré entre une petitecheminée chargée de figurines de vieux Sèvres et une psyché à cadrerond formant une immense couronne de roses en porcelaine deSaxe.
Enveloppée d’un nuage de mousselinetransparente, Aurélie avait livré sa tête à Suzette, qui lacoiffait à la grecque, c’est-à-dire à la mode amenée par lesréminiscences politiques, et surtout par les tableaux de David,alors dans toute la force de son talent et dans toute la fleur desa renommée.
Un ruban étroit de velours bleu, parseméd’étoiles de diamants, prenant son point d’appui au-dessus dufront, après s’être croisé sur le sommet du crâne, enveloppait labase du chignon, à l’extrémité duquel retombaient de petitesboucles si légères, que le moindre souffle suffisait à les faireflotter.
Grâce à cette fleur de jeunesse épanouie surson teint, grâce à ce velouté de la pêche qui couvrait sa peautransparente, la belle Aurélie pouvait se passer de toutes cespoudres et de tous ces badigeonnages dont les femmes, alors commeaujourd’hui, s’empâtaient le visage.
Elle y eût perdu, en effet, car la peau de soncou et de sa poitrine avait des reflets de nacre et d’argent, rosesdont le moindre cosmétique eût terni la fraîcheur.
Ses bras, qui semblaient taillés dansl’albâtre et légèrement teintés par les rayons du jour naissant,s’harmonisaient à merveille avec le buste. Tout son corps, en ledétaillant, semblait un défi porté aux plus beaux modèles del’Antiquité et de la Renaissance.
Seulement, la nature, sculpteur merveilleux,paraissait avoir pris à tâche de fondre la sévérité de l’artantique avec la grâce et la morbidezza de l’art moderne.
Cette beauté était si réelle, que celle qui lapossédait semblait elle-même n’y point être habituée encore, etque, chaque fois que Suzette lui enlevait une pièce de sonvêtement, mettait une partie de son corps à nu, elle se souriait àelle-même avec complaisance, mais sans orgueil Elle restait parfoisdes heures entières dans cette chaude atmosphère de son boudoir,couchée sur son sofa, comme l’Hermaphrodite de Farnèse ou la Vénusdu Titien.
Cette contemplation d’elle-même, partagée parSuzette, qui ne pouvait s’empêcher de regarder sa maîtresse avecles yeux ardents d’un jeune page, fut abrégée cette fois par letimbre vibrant de la pendule et par Suzette, qui s’approcha de samaîtresse avec une chemise de cette étoffe transparente qui ne setisse qu’en Orient.
– Allons, maîtresse, dit Suzette, je saisque vous êtes bien belle, et personne ne le sait mieux que moi.Mais voilà neuf heures et demie qui sonnent ; il est vrai que,quand Madame est coiffée, le reste est l’affaire d’un instant.
Aurélie secoua ses épaules, comme une statuequi rejette son voile, en murmurant ces deux questions, adressées àcette suprême puissance qu’on appelle l’amour.
– Que fait-il à cette heure ? –Réussira-t-il ?
Ce que faisait Coster de Saint-Victor – car onne fera pas à la belle Aurélie l’injure de croire qu’elle pensait àBarras – ce que faisait Coster de Saint-Victor, nous allons vousl’apprendre.
On donnait, comme nous l’avons déjà dit, àFeydeau, la première représentation de Toberne ou le Pêcheursuédois, précédé du Bon Fils, c’est-à-dire d’un petitopéra en un acte.
Barras, en quittantMlle de Saint-Amour, n’avait eu que la rue desColonnes à traverser.
Il était arrivé vers la moitié de la petitepièce ; et, comme il était connu pour un des conventionnelsqui avaient le plus énergiquement appuyé la Constitution et commedevant être un des futurs directeurs, son entrée fut saluée dequelques murmures, suivis des cris :
– À bas les décrets ! à bas les deuxtiers ! Vivent les sections !
Le Théâtre Feydeau était le théâtre de Parisréactionnaire par excellence. Cependant, ceux qui étaient venusvoir le spectacle l’emportèrent sur ceux qui voulaient letroubler.
Les cris « À bas lesinterrupteurs ! » prirent le dessus, et le calme serétablit.
La petite pièce finit donc asseztranquillement ; mais à peine la toile était-elle tombée qu’unjeune homme monta sur un fauteuil d’orchestre, et, désignant lebuste de Marat, qui faisait pendant au buste de Lepeletier deSaint-Fargeau, s’écria :
– Citoyens, souffrirons-nous pluslongtemps que le buste de ce monstre à face humaine que l’on nommeMarat souille cette enceinte, quand à la place qu’il usurpe etqu’il salit nous pouvons voir celui du citoyen de Genève, del’illustre auteur d’Émile, du Contrat social etde la Nouvelle Héloïse ?
À peine l’orateur avait-il achevé cetteapostrophe, que, des balcons, des galeries, des loges, del’orchestre, du parterre, mille voix s’élevèrent, criant :
– C’est lui, c’est lui, c’est Coster deSaint-Victor ! Bravo, Coster ! Bravo !
Et une trentaine de jeunes gens, débris de latroupe dispersée par la patrouille, se levèrent, agitant leurschapeaux et brandissant leurs cannes.
Coster se grandit encore, et, posant un piedsur la traverse de l’orchestre, il continua :
– À bas les terroristes ! cria-t-il.À bas Marat, ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent milletêtes ! Vive l’auteur d’Émile, du Contratsocial, de la Nouvelle Héloïse !
Tout à coup, une voix cria :
– Voilà un buste de Jean-JacquesRousseau.
Et deux mains élevèrent un buste au-dessus duparterre. Comment le buste de Rousseau se trouvait-il justement làau moment où on en avait besoin ?
Nul n’en savait rien, mais son apparition n’enfut pas moins accueillie avec des cris d’enthousiasme.
– À bas le buste de Marat ! ViveCharlotte Corday ! À bas le terroriste ! à basl’assassin ! Vive Rousseau !
C’était cette manifestation qu’attendaitCoster de Saint-Victor ; il se cramponna aux moulures descariatides qui soutenaient les avant-scènes, appuya son pied surune corniche des baignoires, et parvint, poussé, aidé, soulevé parvingt personnes, à l’avant-scène de Barras.
Barras, qui ne savait pas ce que lui voulaitCoster, et qui, tout en ignorant ce qui venait de se passer chez labelle Aurélie de Saint-Amour, ne tenait pas le jeune homme pour unde ses meilleurs amis, fit rouler son fauteuil d’un pas enarrière.
Coster vit le mouvement.
– Excusez-moi, citoyen général Barras,lui dit-il en riant, ce n’est point à vous que j’ai affaire ;mais, comme vous, je suis député, député pour jeter à bas de sonsocle le buste que voici.
Et, montant debout sur le balcond’avant-scène, il souffleta de son bâton le buste de Marat, quivacilla sur sa base, tomba sur le théâtre et se brisa en millemorceaux au milieu des applaudissements presque unanimes de lasalle.
En même temps, même exécution se faisait surle buste plus innocent de Lepeletier de Saint-Fargeau, tué le 20janvier par le garde du corps Pâris.
Les mêmes acclamations accueillirent sa chuteet son anéantissement.
Puis deux mains élevèrent un buste au-dessusde l’orchestre en disant :
– Voilà un buste de Voltaire !
Cette offre était à peine faite, que le bustevolait de main en main, et, par une espèce d’échelle de Jacob,montait à la hauteur du socle vide.
Le buste de Rousseau suivait de l’autre côtéun trajet pareil et les deux bustes s’installaient sur leur socleau milieu des applaudissements, des hourras et des bravos de toutela salle.
Cependant Coster de Saint-Victor, debout surle balcon de l’avant-scène de Barras, retenu d’une main au cou d’ungriffon qui faisait saillie, attendait que le silence fûtrétabli.
Il eût attendu longtemps, s’il n’eût faitsigne qu’il voulait parler.
Les cris « Vive l’auteurd’Émile, du Contrat social, de la NouvelleHéloïse », et ceux de : « Vive l’auteur deZaïre, de Mahomet et de laHenriade » s’éteignirent enfin, et, comme tout lemonde criait : « Coster veut parler ! Parle,Coster ! nous écoutons ! Chut ! chut !silence ! » Coster fit un second signe, et, jugeant quesa voix pouvait être entendue, il dit :
– Citoyens, remerciez le citoyen Barras,ici présent dans cette loge.
Tous les yeux se tournèrent vers Barras.
– L’illustre général a la bonté de merappeler que le même sacrilège dont nous venons de faire justiceici existe dans la salle des séances de la Convention. En effet,les tableaux expiatoires, représentant la mort de Marat et celle deLepeletier de Saint-Fargeau, dus au pinceau du terroriste David,sont pendus aux murailles.
Un cri sortit de toutes les bouches :
– À la Convention, amis ! à laConvention !
– Le citoyen, l’excellent citoyen Barrasse chargera de nous en faire ouvrir les portes. – Vive le citoyenBarras !
Et toute la salle, qui avait hué Barras à sonarrivée, cria :
– Vive Barras !
Quant à celui-ci, tout étourdi du rôle queCoster de Saint-Victor lui faisait jouer dans ses comédies, rôledans lequel il n’était pour rien, bien entendu, il se leva, saisitson pardessus, sa canne et son chapeau, et, s’élançant hors de saloge, se précipita dans les escaliers pour gagner sa voiture.
Mais, quelque rapidité qu’il mît à sortir duthéâtre, Coster, qui avait sauté du balcon sur la scène, qui avaitdisparu par le manteau d’Arlequin en criant : « À laConvention, mes amis ! » Coster, qui était descendu parl’escalier des artistes, sonnait à la porte d’Aurélie avant queBarras eût fait appeler sa voiture.
Suzette accourut, quoiqu’elle n’eût pasreconnu la manière de sonner du général, et peut-être même parcequ’elle ne l’avait pas reconnue.
Coster se glissa rapidement par la porteentrouverte.
– Cache-moi dans le boudoir, Suzette,dit-il. Le citoyen Barras va venir dire lui-même à ta maîtresse quec’est moi qui mange son souper.
À peine avait-il prononcé ces mots, que l’onentendit le bruit d’une voiture qui s’arrêtait à la porte de larue.
– Eh ! vite ! vite ! ditSuzette ouvrant celle du boudoir. Coster de Saint-Victor s’yprécipita.
Un pas pressé retentit dans l’escalier.
– Eh ! venez donc, citoyengénéral ! dit Suzette. J’avais deviné que c’était vous, et,vous le voyez, je vous tenais la porte ouverte. Ma maîtresse vousattend avec impatience.
– À la Convention ! à laConvention ! criait une troupe de jeunes gens qui passaientdans la rue, en frappant les colonnes avec leurs bâtons.
– Ah ! mon Dieu ! qu’est-ceencore ? demanda Aurélie en apparaissant à son tour, belled’impatience et d’inquiétude.
– Vous le voyez, chère amie, réponditBarras, une émeute qui me prive du bonheur de souper avec vous. Jeviens vous le dire moi-même, afin que vous ne doutiez pas de mesregrets.
– Ah ! quel malheur ! s’écriaAurélie. Un si beau souper !…
– Et un si doux tête-à-tête ! ajoutaBarras en essayant de pousser un soupir mélancolique. Mais mondevoir d’homme d’État avant tout.
– À la Convention ! hurlaitl’émeute.
– Au revoir, ma belle amie, dit Barras enbaisant respectueusement la main d’Aurélie. Je n’ai pas un instantà perdre si je veux arriver avant eux.
Et, fidèle à son devoir, comme il le disait,le futur directeur ne prit que le temps de récompenser la fidélitéde Suzette, en lui fourrant une poignée d’assignats dans lamain.
Après quoi il descendit rapidementl’escalier.
Suzette referma la porte derrière lui, et,comme elle donnait un double tour de clé et poussait lesverrous :
– Eh bien ! dit sa maîtresse, quefais-tu ?
– Vous le voyez, madame, je ferme laporte.
– Et Coster, malheureuse ?
– Tournez-vous donc, madame, ditSuzette.
Aurélie poussa un cri de surprise et dejoie.
Coster, sorti du boudoir sur la pointe dupied, se tenait derrière elle, à demi incliné, et le coudearrondi.
– Citoyenne, lui dit-il, me ferez-vousl’honneur d’accepter mon bras pour passer dans la salle àmanger ?
– Mais comment avez-vous fait ?Comment vous y êtes-vous pris ? Qu’avez-vousinventé ?
– On vous racontera cela, dit Coster deSaint-Victor, en mangeant le souper du citoyen Barras.
Une des résolutions prises à l’agenceroyaliste de la rue des Postes, après le départ de Cadoudal,c’est-à-dire à la fin de la séance que nous avons racontée, avaitété de se réunir le lendemain au Théâtre-Français.
Dans la soirée, un flot de peuple, conduit parune cinquantaine de membres de la jeunesse dorée, s’était porté,comme nous l’avons vu, à la Convention ; mais leur chef Costerde Saint-Victor, ayant disparu comme s’il avait passé par unetrappe, peuple et muscadins vinrent se briser aux portes de laConvention, prévenue au reste par le général Barras du mouvementque l’on tentait contre elle.
Au point de vue de l’art, il eût été àdéplorer que les deux tableaux contre lesquels s’irritait la foule,fussent détruits.
L’un de ces tableaux surtout, La Mort deMarat, est un des chefs-d’œuvre de David.
Cependant la Convention, voyant de quelsdangers elle était entourée, et comprenant qu’à toute heure unnouveau volcan pouvait s’ouvrir dans Paris, la Convention sedéclara en permanence.
Les trois représentants Gillet, Aubry etDelmas, qui, depuis le 4 prairial, avaient reçu le commandement dela force armée, furent mis en demeure de prendre toutes les mesuresnécessaires pour la sûreté de la Convention.
Ce fut surtout lorsque l’on apprit, par lerapport d’un de ceux qui avaient assisté aux préparatifs dulendemain, qu’une réunion de citoyens armés devait avoir lieu auThéâtre-Français, que l’inquiétude fut à son comble.
Le lendemain, 3 octobre, c’est-à-dire 11vendémiaire, était consacré par la Convention à une fête funèbrequi devait avoir lieu dans la salle même de ses séances enl’honneur des girondins.
Plusieurs proposaient de la remettre à unautre jour ; mais Tallien prit la parole et déclara qu’ilétait indigne de l’Assemblée de ne point, même au milieu despérils, vaquer à ses travaux comme en pleine tranquillité.
Séance tenante, la Convention rendit un décretordonnant à toute réunion illégale d’électeurs de se séparer.
La nuit se passa au milieu de rixes de toutenature dans les quartiers les plus retirés de Paris ; descoups de fusil furent tirés, des gens assommés. Partout oùconventionnels et sectionnaires se rencontraient, des horionsétaient échangés à l’instant même.
Les sections, de leur côté, en vertu du droitde souveraineté qu’elles s’étaient arrogé, rendaient desdécrets.
C’était en vertu d’un décret de la section LePeletier que la réunion avait été fixée pour le 11 au Théâtre del’Odéon.
On apprenait à tout moment les nouvelles lesplus désastreuses des villes environnant Paris, et dans lesquellesl’agence royaliste avait des comités. Il y avait eu des mouvementsinsurrectionnels à Orléans, à Dreux, à Verneuil et àNonancourt.
À Chartres, le représentant Tellier avaitvoulu empêcher l’émeute, et, n’ayant pu y réussir, il s’était brûléla cervelle.
Les chouans avaient coupé partout les arbresdu 14 juillet, glorieux symboles du triomphe du peuple ; ilsavaient traîné la statue de la Liberté dans la boue, et, enprovince comme à Paris, on assommait les patriotes dans la rue.
Pendant que la Convention délibérait contreles conjurés, les conjurés agissaient contre la Convention.
Dès onze heures du matin, les électeurss’acheminaient vers le Théâtre de l’Odéon ; mais les plusaventureux seuls s’y étaient rendus.
Si les électeurs se fussent comptés, à peinefussent-ils arrivés au chiffre de mille.
Au milieu d’eux, quelques jeunes gensfaisaient grand bruit et, lançant force bravades, allaient etvenaient avec de grands sabres, dont ils raclaient le parquet etheurtaient les banquettes. Mais le nombre des chasseurs et desgrenadiers envoyés par toutes les sections ne dépassait pas quatrecents.
Il est vrai que plus de dix mille personnesenvironnant le monument, lieu du rendez-vous, encombraient lesissues de la salle et les rues environnantes.
Si dès ce jour-là la Convention, bienrenseignée, eût voulu agir avec rigueur, elle se fût renduemaîtresse de l’insurrection ; mais, une fois encore, ellevoulut user des moyens conciliants.
Elle ajouta, au décret qui déclarait laréunion illégale, un article portant que ceux qui rentreraientimmédiatement dans le devoir seraient exemptés de poursuites.
Aussitôt ce décret rendu, des officiers depolice, escortés de six dragons, partirent des Tuileries, siège dela Convention, pour aller faire les sommations.
Mais les rues étaient encombrées de curieux.Ces curieux voulurent savoir ce qu’allaient faire les officiers depolice et les dragons ; ils les enveloppèrent et lesobsédèrent de telle façon que, partis vers trois heures du palais,ce ne fut que vers sept heures qu’au milieu des cris, des huées etdes provocations de toute espèce ils arrivèrent à la place del’Odéon.
De loin, on les avait vus venir sur leurschevaux, par la rue de l’Égalité, qui faisait face aumonument ; ils semblaient des barques soulevées au-dessus dela foule, et naviguant sur un océan orageux.
Ils gagnèrent enfin la place. Les dragons serangèrent devant les marches du théâtre ; les huissierschargés de la proclamation montèrent sous les portiques, desporte-flambeaux les entourèrent et la proclamation commença.
Mais, aux premiers mots sortis de leur bouche,les portes du théâtre s’ouvrirent avec fracas, lessouverains (c’était le nom qu’on donnait auxsectionnaires) sortirent brusquement, entourés desélectorales ; ils précipitèrent les huissiers du haut en basdes degrés, tandis que les gardes électorales marchaient auxdragons, la baïonnette en avant.
Au milieu des huées de la populace, leshuissiers disparurent, engloutis dans la foule, les dragons sedispersèrent, les torches s’éteignirent, et, du milieu de ce chaosimmense, s’élevèrent de grands cris de « Vivent lessectionnaires ! mort à la Convention ! »
Ces cris, se prolongeant de rue en rue, eurentleur écho jusque dans la salle des séances. Et, tandis que lessectionnaires victorieux rentraient à l’Odéon, et, enthousiastescomme on l’est après un premier succès, faisaient serment de nedéposer les armes que sur les ruines de la salle des Tuileries, lespatriotes, ceux mêmes qui avaient à se plaindre de la Convention,ne doutant plus du danger que courait la liberté dont l’Assembléeétait le dernier tabernacle, accoururent en foule pour offrir leursbras et demander des armes.
Les uns sortaient des cachots, les autresvenaient d’être exclus des sections ; un grand nombre étaientdes officiers rayés par le chef du Comité de la guerre ; Aubryse joignit à eux. La Convention hésitait à accepter leurs services.Mais Louvet, cet infatigable patriote, qui était resté debout aumilieu des ruines de tous les partis, Louvet, qui, depuislongtemps, voulait réarmer les faubourgs et rouvrir le Club desJacobins, insista tellement, qu’il emporta le vote.
Alors on ne perdit plus une minute, on réunittous les officiers sans emploi, on leur donna le commandement deces soldats sans chefs, et, officiers et soldats, on mit le toutsous les ordres du brave général Berruyer.
Cet armement se fit dans la soirée du 11, aumoment où l’on apprenait la déroute des huissiers et des dragons,et où la Convention décidait que l’on ferait évacuer l’Odéon par laforce armée.
En vertu de cet ordre, le général Menou fitavancer une colonne et deux pièces de canon du camp des Sablons.Mais, en arrivant, à douze heures du soir, sur la place de l’Odéon,elle la trouva vide, ainsi que le théâtre.
Toute la nuit se passa à armer les patrioteset à recevoir défi sur défi de la section Le Peletier, des sectionsde la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, de laComédie-Française, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutuset du Temple.
Le matin du 12 vendémiaire, les murs étaientcouverts d’affiches qui enjoignaient à tous les gardes nationaux dese rendre chacun à leurs sections, menacées par les terroristes,c’est-à-dire par la Convention. À neuf heures, la section LePeletier se constituait en permanence, et proclamait sa révolte enfaisant battre le rappel dans tous les quartiers de Paris. LaConvention, provoquée, en fit autant.
Des espèces de hérauts sillonnèrent toutes lesrues pour rassurer les citoyens et affermir le patriotisme de ceuxà qui on avait rendu les armes.
On sentait courir dans l’air ces étrangesfrissons qui accusent la fièvre des grandes villes, et qui sont lessymptômes des graves événements. On comprenait que, de la part dessections, la mesure de la rébellion était dépassée, et qu’il nes’agissait plus de convaincre et de ramener les sectionnaires, maisde les écraser.
Aucun des jours révolutionnaires ne s’étaitencore levé avec de si terribles avant-coureurs : ni le 14juillet, ni le 10 août, ni même le 2 septembre.
Vers onze heures du matin, on sentit que lemoment était arrivé, et qu’il s’agissait de prendrel’initiative.
La Convention, voyant que la section LePeletier était le quartier général des rebelles, résolut sondésarmement, et ordonna au général Menou de marcher contre elleavec un corps de troupes suffisant et des canons.
Le général vint des Sablons et traversaParis.
Mais alors il vit ce dont il ne se doutaitpas.
C’est-à-dire qu’il allait avoir affaire à lanoblesse, à la bourgeoisie riche, à la classe enfin qui,d’habitude, fait l’opinion.
Ce n’était pas les faubourgs, comme il l’avaitcru, qu’il s’agissait de mitrailler.
C’était la place Vendôme, la rue Saint-Honoré,les boulevards, le faubourg Saint-Germain.
L’homme du 1er prairial hésita le13 vendémiaire.
Il marcha, toutefois, mais tard, maislentement.
On fut obligé de lui envoyer le représentantLaporte pour le pousser en avant.
Cependant, tout Paris était dans l’attente durésultat de ce grand duel.
Par malheur, la section Le Peletier avait pourprésident l’homme que sa visite à la Convention et sa conférenceavec le général chouan nous ont appris à connaître, et qui étaitaussi rapide dans ses décisions que Menou était faible et hésitantdans les siennes.
Il était donc déjà huit heures du soir quandle général Verdières reçut du général Menou le commandement deprendre soixante grenadiers de la Convention, cent hommes dubataillon de l’Oise et vingt hommes de cavalerie, pour former lacolonne de gauche et marcher sur la section Le Peletier.
Il lui était enjoint de s’emparer du côtégauche de la rue des Filles-Saint-Thomas et d’y attendre desordres.
À peine débouchait-il à l’entrée de la rueVivienne, que Morgan, paraissant sur la porte du couvent desFilles-Saint-Thomas, où la section Le Peletier tenait ses séances,faisait sortir cent grenadiers sectionnaires, et leur ordonnait decharger les armes.
Les grenadiers de Morgan obéirent sanshésitation.
Verdières donna le même ordre à sestroupes ; mais des murmures se firent entendre.
– Amis, cria Morgan aux soldats de laConvention, nous ne tirerons pas les premiers ; mais le feuune fois engagé, il n’y aura plus de quartier à attendre de nous,et, puisque la Convention veut la guerre, elle l’aura.
Les grenadiers de Verdières veulent répondre.Verdières crie :
– Silence dans les rangs !
Le silence se fait.
Il ordonne aux cavaliers de tirer le sabre dufourreau, aux fantassins de mettre l’arme au pied.
On obéit.
Pendant ce temps, la colonne du centrearrivait par la rue Vivienne et celle de droite par la rueNotre-Dame-des-Victoires.
L’assemblée tout entière était convertie enforce armée ; près de mille hommes sortirent du couvent et serangèrent devant le portique.
Morgan, l’épée à la main, vint se placer à dixpas en avant.
– Citoyens, dit-il en s’adressant auxsectionnaires sous ses ordres, vous êtes pour la plupart des hommesmariés, pères de famille ; j’ai donc responsabilitéd’existences, et, quelque envie que j’éprouve de rendre la mortpour la mort à ces tigres conventionnels qui ont guillotiné monpère, fusillé mon frère, je vous ordonne, au nom de vos femmes etde vos enfants, de ne pas commencer le feu ! Mais, s’il y a unseul coup de fusil tiré du côté de nos ennemis… vous le voyez, jesuis à dix pas en avant de vous, le premier qui tirera dans leursrangs périra de ma main.
Ces mots avaient été prononcés au milieu duplus profond silence ; car, avant de les prononcer, Morganavait levé son épée en signe qu’il voulait parler. De sorte que niles sectionnaires ni les patriotes n’en perdirent une syllabe.
Rien n’était plus facile que de répondre à cesparoles, qui alors n’eussent plus été qu’une vaine bravade, par unetriple décharge, l’une du côté droit, l’autre du côté gauche, latroisième de la rue Vivienne.
Exposé aux coups comme une cible, Morgantombait nécessairement.
L’étonnement fut donc grand quand, au lieu dumot feu !que chacun s’attendait à entendre prononcer,suivi d’une fusillade, on vit le représentant Laporte, après s’êtreconsulté avec le général Menou, s’avancer vers Morgan, tandis quele général criait à ses hommes qui avaient déjà apprêté leursarmes :
– Arme au pied !
Cet ordre fut exécuté aussi ponctuellement laseconde fois que la première.
Mais l’étonnement fut plus grand encore quand,après quelques paroles échangées avec le représentant Laporte,Morgan s’écria :
– Je ne suis ici que pour la guerre, etparce que j’ai cru que l’on se battrait. Du moment que les chosesse passent en compliments et en concessions, cela regarde levice-président : je me retire.
Et, remettant son épée au fourreau, il alla seconfondre avec les sectionnaires.
Le vice-président s’avança à sa place.
Au bout d’une conférence de dix minutes entreles citoyens de Lalau, Laporte et Menou, on vit un mouvements’effectuer.
Une partie des troupes sectionnaires se mit enmarche, contournant le couvent des Filles-Saint-Thomas pourregagner la rue Montmartre.
Tandis que les troupes républicaines, de leurcôté, se retiraient sur le Palais-Royal.
Mais à peine les troupes de la Conventionavaient-elles disparu, que, ramenés par Morgan, les sectionnairesrentrèrent en scène, criant d’une seule voix :
– À bas les deux tiers ! à bas laConvention !
Ce cri, parti cette fois du couvent desFilles-Saint-Thomas, gagna à l’instant même tous les quartiers deParis.
Deux ou trois églises qui avaient conservéleurs cloches se mirent à sonner le tocsin.
Ce bruit sinistre, qu’on n’avait plus entendudepuis trois ou quatre ans, produisit un effet plus terrible quecelui du canon.
C’était la réaction religieuse et politiquequi arrivait sur l’aile du vent.
Il était onze heures du soir, lorsque, à cebruit inaccoutumé, la nouvelle de l’expédition du général Menou etdu résultat qu’elle avait eu pénétra dans la salle de laConvention.
La séance, sans être suspendue, étaitinoccupée.
Tous les députés rentrèrent, s’interrogeant etne voulant pas croire que cet ordre si positif d’entourer et dedésarmer la section Le Peletier, se fut transformé en uneconversation amicale, à la suite de laquelle chacun s’était retiréde son côté.
Mais, lorsqu’on sut qu’au lieu de rentrer chezeux, les sectionnaires étaient revenus sur leurs pas, et que, deleur couvent, comme d’une forteresse, ils défiaient et insultaientla Convention, Chénier s’élança à la tribune.
Aigri par la cruelle accusation, qui l’apoursuivi jusqu’à la mort, et même au-delà, d’avoir laissé mourirpar jalousie son frère André, Marie-Joseph était toujours pour lesmesures les plus âpres et les plus expéditives.
– Citoyens ! s’écria-t-il, je nepuis croire à ce qu’on nous rapporte ! La retraite devantl’ennemi est un malheur, la retraite devant les rebelles est unetrahison. Je désire, avant de descendre de cette tribune, savoir sila majorité du peuple français est et sera respectée, ou s’il nousfaut plier sous l’autorité des sectionnaires, nous qui sommesl’autorité nationale. Je demande que le gouvernement soit tenu derendre compte à l’instant même à l’Assemblée de ce qui se passedans Paris.
Des cris d’approbation répondent à cet appelénergique.
La motion de Chénier est adoptée àl’unanimité.
Delaunay (d’Angers), membre du gouvernement,monte à la tribune pour répondre en son nom.
– Citoyens, dit-il, on m’annonce àl’instant même que la section Le Peletier est cernée de toutesparts.
Les applaudissements retentissent.
Mais, au milieu des applaudissements, unevoix, qui les domine, crie.
– Cela n’est pas vrai !
– Et moi, continue Delaunay, j’affirmeque la section est investie.
– Cela n’est pas vrai ! répète lamême voix avec plus de force ; j’arrive de la section :nos troupes se sont retirées, et les sectionnaires sont maîtres deParis !
En ce moment, on entend un grand bruit dansles corridors, des pas, des cris, des vociférations. Un flot depeuple s’engouffre dans la salle, terrible et bruyant comme unemarée qui monte. Les tribunes sont envahies. Le flux arrivejusqu’au pied de la tribune. Les cent voix de cette foulecrient :
– Des armes ! des armes ! Noussommes trahis ! À la barre, le général Menou !
– Je demande, dit Chénier de sa place eten montant sur son banc, je demande qu’on arrête le général Menou,qu’on le juge séance tenante, et, s’il est reconnu coupable, qu’onle fusille dans la cour du château.
Les cris : « Le général Menou à labarre ! » redoublent.
Chénier continue :
– Je demande que des armes et descartouches soient distribuées de nouveau aux patriotes qui enréclameront. Je demande qu’il soit formé un bataillon de patriotes,qui prendra le titre de bataillon sacré de 89, et qui jurera de sefaire tuer sur les marches de la salle des séances.
Alors, comme s’ils n’eussent attendu que cettemotion, trois ou quatre cents patriotes envahissent la salle endemandant des armes. Ce sont les vétérans de la Révolution,l’histoire vivante des six années qui viennent de s’écouler ;ce sont les hommes qui se sont battus sous les murs de la Bastille,qui ont foudroyé, au 10 août, ce même château qu’ils demandent àdéfendre aujourd’hui, ce sont des officiers généraux couverts decicatrices ; ce sont les héros de Jemappes et de Valmy,proscrits parce que les actions éclatantes appartenaient à des nomsobscurs, parce qu’ils avaient vaincu les Prussiens sans méthode, etbattu les Autrichiens sans savoir les mathématiques etl’orthographe.
Tous accusent la faction aristocratique deleur renvoi de l’armée. C’est le réacteur Aubry qui leur a arrachéleur épée des mains et leurs épaulettes des épaules.
Ils baisent les fusils et les sabres qu’onleur distribue, et ils les pressent sur leur cœur encriant :
– Nous sommes donc libres, puisque nousallons mourir pour la patrie !
En ce moment, un huissier entra, annonçant unedéputation de la section Le Peletier.
– Voyez-vous, cria Delaunay (d’Angers),je savais bien ce que je disais ; ils viennent accepter lesconditions imposées par Menou et Laporte.
L’huissier sortit et rentra cinq minutesaprès.
– Le chef de la députation demande,dit-il, s’il y a sûreté pour lui et pour ceux qui l’accompagnent,quelque chose qu’il ait à dire à la Convention.
Boissy d’Anglas étendit la main :
– Sur l’honneur de la nation, dit-il,ceux qui entreront ici en sortiront sains et saufs, comme ils yseront entrés.
L’huissier alors retourna vers ceux quil’avaient envoyé. Il se fit un grand silence dans l’assemblée.
On espérait encore, grâce à cette nouvelledémarche, sortir du dédale où l’on se trouvait, par les voies de laconciliation.
Au milieu de ce silence, on entendit des pasqui s’approchaient ; tous les yeux se tournèrent vers laporte.
Un frémissement courut par toutel’assemblée.
Le chef de la députation était ce même jeunehomme qui, la veille, avait parlé à la Convention avec tant dehauteur.
On pouvait juger à sa mine qu’il ne venait pasfaire amende honorable.
– Citoyen président, dit Boissy d’Anglas,vous avez demandé à être entendu, nous vous écoutons ; vousavez demandé garantie de la vie et de la liberté, nous vousl’accordons. Parlez !
– Citoyens, articula le jeune homme, mondésir est que vous refusiez les dernières offres que la section LePeletier vous adresse, car mon désir est que nous combattions.L’heure la plus heureuse de ma vie sera celle où j’entrerai danscette enceinte les pieds dans le sang, le fer et le feu à lamain.
Un murmure menaçant partit des bancs desconventionnels, une espèce de frisson d’étonnement sortit destribunes et des groupes de patriotes amoncelés dans les angles dela salle.
– Continuez, dit Boissy d’Anglas ;enflez vos menaces jusqu’à l’insolence ; vous savez que vousn’avez rien à craindre, et que nous vous avons garanti la vie et laliberté.
– C’est pour cela, reprit le jeune homme,que je serai simple et vous dirai simplement ce qui m’amène. Ce quim’amène, c’est le sacrifice de ma vengeance personnelle au biengénéral et même au vôtre. Je ne me suis pas cru le droit de vouslaisser faire par un autre cette dernière sommation que je vousapporte. Si demain, au point du jour, les murs de Paris ne sont pascouverts d’affiches dans lesquelles vous annoncerez que laConvention en masse donne sa démission, que Paris et le reste de laFrance sont libres de choisir leurs représentants, sans conditionaucune, nous regarderons la guerre comme déclarée et nousmarcherons contre vous. Vous avez cinq mille hommes, nous en avonssoixante mille, et le bon droit en plus pour nous.
Il tira de son gousset une montre enrichie debrillants.
– Il est minuit moins un quart,poursuivit-il. Demain à midi, c’est-à-dire dans douze heures, siParis en se réveillant n’a pas eu satisfaction, la salle qui vousabrite dans ce moment-ci sera démolie pierre à pierre, et le feusera mis aux quatre coins des Tuileries pour purifier la demeureroyale du séjour que vous y avez fait. J’ai dit.
Un cri de vengeance et de menace s’élança detoutes les poitrines ; les patriotes, à qui on venait derendre leurs armes, voulaient se jeter sur cet insolentorateur ; mais Boissy d’Anglas étendit la main :
– J’ai engagé votre parole en même tempsque la mienne, citoyens, dit-il. Le président du club Le Peletierpeut se retirer comme il est entré, sain et sauf. Voilà commentnous tenons notre parole ; nous verrons comment il tiendra lasienne.
– Alors, c’est la guerre ! s’écriaMorgan avec un cri de joie.
– Oui, citoyen, et la guerre civile,c’est-à-dire la pire de toutes, répondit Boissy d’Anglas. Allez, etne vous représentez plus devant nous, car, cette fois, je nepourrais pas répondre de votre sûreté.
Morgan se retira le sourire sur leslèvres.
Il avait ce qu’il était venu chercher,c’est-à-dire la certitude d’un combat auquel rien ne pourrait pluss’opposer le lendemain.
Mais à peine fut-il sorti, qu’un tumulteeffroyable retentit à la fois sur les bancs des députés, dans lestribunes et dans les groupes des patriotes.
Minuit sonna.
On entrait dans la journée du 13vendémiaire.
Laissons la Convention aux prises avec lessections, puisque nous avons six ou huit heures avant que la lutteéclate, et entrons dans un de ces salons mixtes où les hommes desdeux partis étaient reçus, et où, par conséquent, les nouvellesarrivaient plus certaines qu’à la Convention ou chez lessectionnaires.
Aux deux tiers à peu près de la rue du Bac,entre la rue de Grenelle et la rue de la Planche, s’élève unbâtiment massif, que l’on peut aujourd’hui encore reconnaître auxquatre colonnes d’ordre ionique accouplées deux par deux quisoutiennent un lourd balcon de pierre.
C’était l’hôtel de l’ambassade de Suède habitépar la célèbre Mme de Staël, fille deM. Necker, femme du baron de Saint-Holstein.
Mme de Staël est siconnue, qu’il serait presque inutile de faire son portraitphysique, intellectuel et moral. Nous en dirons cependant quelquesmots.
Née en 1766, Mme de Staëlétait en ce moment dans tout l’éclat de son talent, nous ne dironspas de sa beauté, elle ne fut jamais belle. Admiratrice passionnéede son père, homme médiocre, quoi qu’on en ait pu dire, elle avaitsuivi sa fortune et avait émigré avec lui, bien que la position deson mari comme ambassadeur, en même temps que la liberté de sesopérations, assurât leur impunité.
Mais bientôt elle revint à Paris, rédigea unplan d’évasion pour Louis XVI, et, en 1793, elle adressa augouvernement révolutionnaire une défense de la reine au moment oùla reine fut mise en jugement.
La déclaration de guerre de Gustave IV à laRussie et à la France fut suivie du rappel à Stockholm de sonambassadeur, lequel demeura absent de Paris depuis le jour de lamort de la reine jusqu’au jour de la mort de Robespierre.
Après le 9 thermidor, M. de Staëlrentra en France, toujours à titre d’ambassadeur de Suède ; etMme de Staël, qui ne pouvait se passer de lavue de son ruisseau de la rue du Bac, qu’elle préférait àcelle du Lac Léman, y rentra avec lui.
À peine rentrée, elle avait ouvert son salonet y recevait naturellement tout ce qu’il y avait d’hommes dedistinction soit en France, soit à l’étranger. Mais quoique ralliéeune des premières aux idées de 1789, soit que la marche desévénements, soit que la voix de son cœur eût modifié ses idées,elle poussait de toutes ses forces au retour des émigrés, etdemandait si ostensiblement leur radiation, particulièrement cellede M. de Narbonne, que le fameux boucher Legendre l’avaitdénoncée à la tribune.
Son salon et celui deMme Tallien se partageaient Paris. Seulement, celuide Mme de Staël était monarchiqueconstitutionnel, c’est-à-dire dans une nuance intermédiaire entreles cordeliers et les girondins.
Ce soir-là, c’est-à-dire pendant la nuit du 12au 13 vendémiaire, le salon de Mme de Staëlentre onze heures et minuit, au moment où le plus grand troublerégnait à la Convention, le salon deMme de Staël regorgeait de monde.
La soirée était on ne peut plus brillante, et,à voir les toilettes des femmes et la désinvolture des hommes, oneût été loin de se douter qu’on était sur le point de s’égorgerdans les rues de Paris.
Et cependant, au milieu de toute cette gaietéet de tout cet esprit qui n’est jamais si vif et si excité, enFrance, qu’aux heures du danger, on voyait, comme dans les joursorageux de l’été, passer tout à coup un de ces nuages qui jettentleur ombre sur les prés et sur les moissons.
Chaque personne qui entrait était accueilliepar des cris de curiosité et des questions pressantes, quiindiquaient l’intérêt que chacun prenait à la situation.
Pour un instant alors les deux ou trois femmesqui, dans le salon de Mme de Staël, separtageaient les honneurs avec elle, soit par leur beauté, soit parleur esprit, étaient abandonnées.
On se précipitait sur le nouveau venu, on entirait tout ce qu’il savait et l’on revenait à son cercle, où l’ondiscutait ce que l’on venait d’apprendre.
Par une espèce de convention tacite, chaquefemme qui avait droit par sa beauté ou par son esprit à cettedistinction dont nous venons de parler, tenait, dans le vasteappartement du rez-de-chaussée de l’hôtel de Suède, une cour àpart ; de sorte que, outre le salon deMme de Staël, il y avait ce soir-là, chezMme de Staël, le salon deMme de Krüdner et le salon deMme Récamier.
Mme de Krüdner était plusjeune de trois ans que Mme de Staël ;elle était Courlandaise, née à Riga. Fille du baron de Wiftinghof,riche propriétaire, à quatorze ans elle avait épousé le baron deKrüdner, qu’elle avait suivi à Copenhague et à Venise, où il avaitrempli les fonctions de ministre russe. Séparée de son mari en1791, elle était rentrée dans sa liberté, un instant aliénée auprofit du mariage. C’était une très charmante et très spirituellepersonne, parlant et écrivant le français à merveille.
La seule chose que l’on pût lui reprocher àcette époque peu sentimentale, c’était une grande tendance à lasolitude et à la rêverie.
Sa mélancolie, toute septentrionale, et quilui donnait l’aspect d’une de ces héroïnes des antiques chantsScandinaves, lui faisait, au milieu de ce monde insouciant etjoyeux, un caractère tout particulier qui tendait aumysticisme.
On était tenté de lui en vouloir de cesespèces d’extases qui la prenaient tout à coup au milieu d’unesoirée. Mais quand on pouvait s’approcher d’elle dans ces momentsde surexcitation et contempler ses beaux yeux levés au ciel, onoubliait sainte Thérèse pour Mme de Krüdner,et la femme du monde pour l’inspirée.
Au reste, on assurait que ces beaux yeux, sisouvent levés au ciel, daignaient s’abaisser immédiatement sur laterre aussitôt que le beau chanteur Garat entrait dans le salon oùelle se trouvait.
Un roman qu’elle était en train d’écrire etqui portait le titre de Valérie ou Lettres de Gustave de Linardà Ernest de G., n’était rien autre chose que l’histoire deleurs amours.
C’était une femme de vingt-cinq ans ouvingt-six ans, avec des cheveux de ce blond particulier aux femmesdes froides latitudes. Dans ses moments d’extase, sa figureprésentait un aspect de rigidité marmoréenne à laquelle sa peau,blanche comme du satin, donnait un grand caractère de vérité.
Ses amis – et elle en avait beaucoup, enattendant qu’elle eût des disciples – disaient que, dans cesinstants où son âme communiquait avec les esprits supérieurs, ellelaissait échapper des paroles sans suite, qui cependant, commecelles des pythonisses antiques, avaient un sens.
En somme, Mme de Krüdnerétait un précurseur du spiritisme moderne. De nos jours, on eût ditqu’elle était médium.Le mot n’étant point inventé encore,on se contentait de dire qu’elle était inspirée.
Mme Récamier, la plus jeune detoutes les femmes à la mode de l’époque, était née à Lyon en 1777et se nommait Jeanne-Françoise-Julie-Adélaïde Bernard. Elle avaitépousé, en 1793, Jacques-Rose Récamier, qui avait vingt-six ans deplus qu’elle. Sa fortune provenait de l’exploitation d’une immensemaison de chapellerie, fondée à Lyon par son père.
Tout jeune, il s’était fait voyageur de cettemaison, après avoir reçu une éducation classique qui lui permettaitde citer au besoin Horace et Virgile. Il parlait espagnol, soncommerce l’ayant particulièrement conduit en Espagne. Il étaitbeau, grand, blond, vigoureusement constitué, facile à émouvoir,généreux et léger à la fois, peu attaché à ses amis, quoiqu’il neleur eût jamais refusé un service d’argent.
Un de ses meilleurs amis, qu’il avait obligémaintes fois, mourut ; il se contenta de dire ensoupirant :
– Encore un tiroir fermé !
Marié en pleine Terreur, le 24 avril 1793, ilalla, le jour de son mariage, assister aux exécutions, ainsi qu’ilavait fait la veille, ainsi qu’il devait faire le lendemain.
Il avait vu mourir le roi, il avait vu mourirla reine, il avait vu mourir Lavoisier et les vingt-sept fermiersgénéraux, Laborde, son ami intime, enfin presque tous ceux aveclesquels il était en relations d’affaires ou de société, et, quandon lui demandait d’où lui venait une pareille assiduité à un sitriste spectacle :
– C’est pour me familiariser avecl’échafaud, répondait-il.
En effet, ce fut presque un miracle queM. Récamier échappât à la guillotine ; mais enfin il yéchappa, et l’espèce de surnumérariat qu’il avait fait de la mortlui fut inutile.
Est-ce cette contemplation journalière dunéant qui lui fit oublier la beauté de sa femme, à ce point de nel’avoir jamais aimée que d’une affection paternelle ? est-ceune de ces imperfections, dont la capricieuse nature se plaîtparfois à stériliser ses plus beaux ouvrages ? Tant il y a quecette immaculation de l’épouse demeurera un mystère, sans demeurerun secret.
Et cependant, à seize ans, c’est-à-dire àl’époque où Mlle Bernard devint sa femme, ellevenait, dit son biographe, de passer de l’enfance à la splendeur dela jeunesse.
Une taille souple et élégante, des épaulesdignes de la déesse Hébé, un cou de la plus admirable forme et dela plus parfaite proportion, une bouche petite et vermeille, desdents de perle, des bras charmants, quoiqu’un peu minces, descheveux châtains, naturellement bouclés, le nez délicat etrégulier, mais bien français, un éclat de teint incomparable, unephysionomie pleine de candeur et parfois de malice, quel’expression de la bonté rendait irrésistiblement attrayante,quelque chose d’indolent et de fier à la fois, la tête la mieuxattachée qu’il y eût au monde, c’était bien d’elle qu’on avait ledroit de dire ce que le duc de Saint-Simon disait deMme la duchesse de Bourgogne : que sadémarche était celle d’une déesse sur les nuées !
Les salons semblaient aussi indépendants l’unde l’autre que s’ils eussent été dans des hôtels séparés ;seulement, le salon principal, celui par lequel on pénétrait dansles autres, était tenu par la maîtresse de la maison.
La maîtresse de la maison, qui venaitd’atteindre sa vingt-neuvième année, était, nous l’avons dit, lacélèbre Mme de Staël, déjà connue en politiquepar l’influence qu’elle avait prise sur la nomination deM. de Narbonne au Ministère de la guerre, et enlittérature par ses lettres enthousiastes sur Jean-JacquesRousseau.
Elle n’était pas belle, et cependant il étaitimpossible que l’on passât près d’elle sans la remarquer et sanscomprendre que l’on coudoyait une de ces puissantes organisationsqui sèment la parole dans le champ de la pensée comme un laboureurprodigue ses menus grains dans le sillon.
Elle était vêtue, ce soir-là, d’une robe develours rouge, tombant, ouverte par les côtés, sur une robe desatin paille ; elle portait un turban de satin jaune, couronnéd’un oiseau de paradis, et, entre deux grosses lèvres montrant debelles dents, elle mordait une tige de bruyère en fleur ; lenez était un peu fort, les joues étaient un peu bistrées, mais lesyeux, le sourcil et le front étaient merveilleusement beaux.
Matière ou divinité, il y avait là unepuissance.
Adossée à la cheminée, sur laquelle elleappuyait une main, tandis qu’elle gesticulait de l’autre à lamanière d’un homme, tout en tenant sa bruyère, d’où elle arrachaitde temps en temps une fleur avec ses dents, elle disait,s’adressant à un beau jeune homme blond, son ardent adorateur, dontles cheveux bouclés encadraient le visage et tombaient presque surles épaules :
– Non, vous vous trompez, je vous jure,mon cher Constant, non, je ne suis pas contre la République ;tout au contraire, ceux qui me connaissent savent avec quelleardeur j’adoptai les principes de 89. Mais j’ai horreur dusans-culottisme et des amours vulgaires. Du moment qu’il a étéreconnu que la liberté, au lieu d’être la plus belle, la pluschaste des femmes, était une courtisane passant des bras de Maratdans ceux de Danton, et des bras de Danton dans ceux deRobespierre, j’ai tiré ma révérence à votre liberté. Qu’il n’y aitplus de princes, plus de ducs, plus de comtes, plus de marquis, jel’admets encore. C’est un beau titre que celui de citoyen quand ils’adresse à Caton : c’est une noble appellation que celle decitoyenne quand elle s’adresse à Cornélie. Mais les tu,mais les toi avec ma blanchisseuse, mais le brouetlacédémonien dans la même gamelle que mon cocher ?… Non, jen’admettrai jamais cela. L’égalité, c’est une belle chose, mais ilfaudrait s’entendre sur ce que signifie le mot égalité. Sicela signifie que toutes les éducations seront égales, aux frais dela patrie… bien ! que tous les hommes seront égaux devant laloi… très bien ! Mais si cela signifie que tous les citoyensfrançais seront de la même taille au physique et au moral, c’est laloi de Procuste et non pas la proclamation des droits de l’homme.Ayant à choisir entre la Constitution de Lycurgue et celle deSolon, entre Sparte et Athènes, je choisis Athènes, et encore,l’Athènes de Périclès, et non celle de Pisistrate.
– Eh bien ! reprit avec son finsourire le beau jeune homme blond auquel elle venait d’adressercette boutade sociale et qui n’était autre que celui qui fut depuisBenjamin Constant, vous avez tort, ma chère baronne, vous prenezAthènes à son déclin au lieu de la prendre à son commencement.
– À son déclin ! à Périclès !il me semble que je la prends dans toute sa splendeur, aucontraire.
– Oui ; mais aucune chose, madame,ne commence par la splendeur. La splendeur, c’est le fruit, et,avant le fruit, les bourgeons, les feuilles, la fleur.
– Vous ne voulez pas de Pisistrate ?Vous avez tort. C’est lui qui, en se mettant à la tête des classespauvres, a préparé les futures destinées d’Athènes. Quant à sesdeux fils, Hipparque et Hippias, je vous les abandonne. – MaisAclystène, qui porte le nombre des sénateurs à cinq cents, comme laConvention vient de le faire, c’est lui qui ouvre la grande périodedes guerres contre les Perses. Miltiade bat les Perses àMarathon : Pichegru vient de battre les Prussiens et lesAutrichiens. Thémistocle anéantit leur flotte à Salamine :Moreau vient d’enlever celle des Hollandais par une décharge decavalerie. C’est une originalité de plus. – La liberté de la Grècesortit de cette lutte qui semblait devoir la détruire, comme lanôtre est sortie de notre lutte avec les royautés étrangères. C’estalors que les droits furent étendus ; c’est alors que lesarchontes et les magistrats furent choisis dans toutes les classes.Puis vous oubliez que c’est dans cette période féconde que vientEschyle ; illuminé par la divination insouciante du génie, ilcrée Prométhée, c’est-à-dire la révolte de l’homme contre latyrannie ; Eschyle, ce frère cadet d’Homère, et qui a l’aird’être son aîné !
– Bravo ! bravo ! dit une voix.Vous faites de la littérature fort belle, par ma foi. Pendant cetemps-là, on s’égorge dans le quartier Feydeau et à la section LePeletier. – Tenez, entendez-vous les cloches ? Elles sontrevenues de Rome.
– Ah ! c’est vous, Barbé-Marbois,dit Mme de Staël s’adressant à un homme d’unequarantaine d’années, fort beau, mais de cette beauté majestueuseet vide, comme on en rencontre au palais et dans la diplomatie,fort honnête homme, du reste, gendre de William Moore, président etgouverneur de la Pennsylvanie. D’où venez-vous commecela ?
– De la Convention en ligne droite.
– Qu’y fait-on ?
– On s’y dispute. On met lessectionnaires hors la loi, arme les patriotes. Quant auxsectionnaires, vous les entendez, ils ont déjà retrouvé lescloches, preuve que ce sont des monarchistes déguisés. Demain, ilsauront retrouvé leurs fusils, et nous aurons un joli tapage, jecrois.
– Que voulez-vous ! dit un homme auxcheveux plats, aux tempes creuses, au teint livide, à la bouche detravers, laid de la double laideur humaine et animale, je leur distous les jours à la Convention : « Tant que vous n’aurezpas un Ministère de la police bien organisé et un ministre de laPolice exerçant, non point parce que c’est son état, mais parce quec’est sa vocation, les choses iront à la diable. » Enfin, moiqui ai une douzaine de gaillards pour mon plaisir, moi qui fais dela police en amateur, parce que ça m’amuse de faire de la police…eh bien ! je suis mieux renseigné que le gouvernement.
– Et que savez-vous, monsieurFouché ? demanda Mme de Staël.
– Ah ! ma foi, madame la baronne, jesais que les chouans ont été convoqués de toutes les parties duroyaume, et qu’avant-hier, chez Lemaistre… Vous connaissezLemaistre, baronne ?
– N’est-ce pas l’agent desprinces ?
– Lui-même. Eh bien ! le Jura et leMorbihan s’y donnaient la main.
– Ce qui veut dire ?… demandaBarbé-Marbois.
– Ce qui veut dire que Cadoudal yrenouvelait son serment de fidélité, et le comte de Sainte-Hermineson serment de vengeance.
Les autres salons avaient afflué dans lepremier et se pressaient autour de trois ou quatre derniers venus,porteurs des nouvelles que nous avons dites.
– Nous savons bien ce que c’est queCadoudal, répondit Mme de Staël ; c’estun chouan qui, après avoir combattu dans la Vendée, a repassé laLoire ; mais qu’est-ce que le comte deSainte-Hermine ?
– Le comte de Sainte-Hermine est un jeunehomme noble d’une des meilleures familles du Jura. C’était lesecond de trois fils. Son père a été guillotiné, sa mère est mortede douleur, son frère a été fusillé à Auenheim, et il a juré devenger son frère et son père. Le mystérieux président de la sectionLe Peletier, le fameux Morgan qui est venu insulter la Conventionjusque dans la salle des séances, savez-vous qui c’est ?
– Non.
– Eh bien ! c’est lui !
– En vérité, monsieur Fouché, ditBenjamin Constant, vous avez manqué votre vocation. Vous ne devriezêtre ni marin, ni prêtre, ni professeur, ni député, ni représentanten mission. Vous devriez être ministre de la Police.
– Et si je l’étais, dit Fouché, Parisserait plus tranquille qu’il ne l’est à cette heure. Je vousdemande si ce n’est pas profondément absurde de reculer devant lessections. Menou devrait être fusillé.
– Citoyen, ditMme de Krüdner, qui affectait les formesrépublicaines, voici le citoyen Garat qui nous arrive ; ilsait peut-être quelque chose. – Garat, que savez-vous ?
Et elle poussa dans le cercle un homme detrente à trente et un ans, mis avec une élégance parfaite.
– Il sait qu’une blanche vaut deuxnoires, dit la voix railleuse de Benjamin Constant.
Garat se haussa sur la pointe des pieds, pourchercher l’auteur de la mauvaise plaisanterie qu’il venaitd’entendre.
Il était fort sur la blanche, Garat ;c’était le chanteur le plus étonnant qui eût jamais existé, et, deplus, un des incroyables les plus complets que nous ait conservésle spirituel pinceau d’Horace Vernet. Il était neveu duconventionnel Garat, qui lut en pleurant à Louis XVI sa sentence demort.
Fils d’un avocat distingué, qui voulait fairede lui un avocat, la nature et l’éducation en firent unchanteur.
La nature lui avait octroyé une merveilleusevoix de ténor.
Un Italien, nommé Lamberti, lui donna,conjointement avec François Beck, directeur du Théâtre de Bordeaux,des leçons qui lui inspirèrent un tel entraînement pour la musique,que, venu à Paris pour y faire son cours de droit, il y fit uncours de chant. Ce que voyant, son père lui supprima sapension.
Le comte d’Artois le nomma alors sonsecrétaire particulier, et le fit entendre à la reineMarie-Antoinette, qui l’admit immédiatement à ses concertsparticuliers.
Garat était donc complètement brouillé avecson père, car rien ne brouille les pères avec les enfants comme lasuppression d’une pension. Le comte d’Artois partait pourBordeaux ; il proposa à Garat de l’emmener. Celui-ci hésita uninstant, mais le désir de se faire voir à son père dans cetteposition nouvelle l’emporta.
À Bordeaux, il rencontra son ancien maîtreBeck dans la misère, il eut l’idée d’organiser un concert à sonbénéfice.
La curiosité d’entendre un de leurscompatriotes, qui s’était déjà fait une certaine réputation commechanteur, poussa les Bordelais au spectacle.
La recette fut énorme, et le succès de Garattel, que son père, qui assistait à la représentation, quittant saplace, alla se jeter dans ses bras.
Moyennant cette amende honorable corampopulo, Garat lui pardonna.
Jusqu’à la Révolution, Garat restaamateur ; mais la perte de sa fortune en fit un artiste. En1793, il voulut passer en Angleterre ; son navire, emporté parle vent, alla aborder à Hambourg. Sept ou huit concerts donnés avecle plus grand succès lui permirent de revenir en France avec unmillier de louis dont chacun valait sept ou huit mille francs enassignats. Ce fut à son retour qu’il rencontraMme de Krüdner, et se lia avec elle.
La réaction thermidorienne adopta Garat, et, àl’époque où nous sommes arrivés, il n’y avait pas un grand concert,une grande représentation, un salon élégant, où Garat ne figurât entête des artistes, des chanteurs ou des invités.
Cette haute fortune rendait Garat, comme nousl’avons dit, très susceptible. Aussi n’y avait-il rien d’étonnantqu’il se haussât sur la pointe des pieds pour savoir quel étaitcelui qui avait borné sa science à ce principe musical,incontestable, qu’une blanche vaut deux noires.
On se rappelle que c’était Benjamin Constant,autre incroyable, non moins susceptible sur le point d’honneur queGarat.
– Ne cherche point, citoyen, lui dit-ilen lui tendant la main, c’est moi qui ai avancé cette opinionhasardée. Si tu sais autre chose, dis-nous-le.
Garat serra franchement la main qui lui étaitofferte.
– Ma foi, non, répondit-il. Je sors de laSalle Cléry ; ma voiture n’a pas pu passer au Pont-Neuf, quiest gardé ; j’ai été obligé de longer les quais, où lestambours font un bruit de tous lesdiables ; j’ai pris le pontde l’Égalité. – Il pleuvait à verse. – Mme Todi etMara ont chanté à merveille deux ou trois morceaux de Gluck et deCimarosa.
– Quand je vous le disais ! repritBenjamin Constant.
– Ce n’est pas le bruit des tambours quel’on entend ? fit une voix.
– Si fait, reprit Garat ; mais ilssont détendus par la pluie, et rien n’est plus lugubre que le sond’un tambour mouillé.
– Ah ! voici Boissy d’Anglas !s’écria Mme de Staël ; il vientprobablement de la Convention, à moins qu’il n’ait donné sadémission de président.
– Oui, baronne, dit Boissy d’Anglas avecson sourire mélancolique, j’arrive de la Convention ; mais jevoudrais vous apporter de meilleures nouvelles.
– Bon ! fit Barbé-Marbois ; unautre prairial ?
– Si ce n’était que cela ! repritBoissy d’Anglas.
– Qu’est-ce donc ?
– Ou je me trompe fort, ou, demain, Paristout entier sera en feu. Cette fois, c’est de la vraie guerrecivile. Aux dernières sommations, la section Le Peletier arépondu : « La Convention a cinq mille hommes, lessections en ont soixante mille ; nous donnons jusqu’au pointdu jour aux conventionnels pour vider la salle des séances. Sinonnous nous chargeons de les en chasser. »
– Et que comptez-vous faire,messieurs ? demanda Mme Récamier de sa douceet charmante voix.
– Mais, madame, dit Boissy d’Anglas, nouscomptons faire ce que firent les sénateurs romains, quand lesGaulois s’emparèrent du Capitole : mourir sur nos sièges.
– Comment pourrait-on voir cela ?demanda M. Récamier avec le plus grand sang-froid. J’ai vu lemassacre de la Convention en détail, je serais curieux de le voiren masse.
– Venez demain, de midi à une heure,répliqua Boissy d’Anglas, avec le même sang-froid ; il estprobable que c’est le moment où la chose commencera.
– Eh bien ! pas du tout, dit unnouvel arrivant, vous n’aurez pas la gloire du martyre, et vousêtes tous sauvés.
– Voyons ! pas de plaisanterie,Saint-Victor, dit Mme de Staël.
– Madame, je ne plaisante jamais,repartit Coster en s’inclinant, et en saluant d’une mêmeinclination de tête la baronne de Staël, la baronne de Krüdner,Mme Récamier et les autres femmes qui se trouvaientlà.
– Mais, enfin, qu’y a-t-il de nouveau,qui vous fait croire à ce sauvetage général ? demanda BenjaminConstant.
– Il y a, messieurs et mesdames – je metrompe, citoyens et citoyennes – il y a que, sur la proposition ducitoyen Merlin (de Douai), la Convention nationale vient dedécréter que le général de brigade Barras est nommé commandant dela force armée, et cela, en souvenir de thermidor. Il a une grandetaille, il a une voix forte, il ne peut pas faire de longsdiscours, c’est vrai, mais il excelle à improviser quelques phrasesénergiques et véhémentes. Vous voyez bien que, du moment que c’estle général Barras qui défend la Convention, la Convention estsauvée. Et maintenant que j’ai rempli mon devoir, madame labaronne, en vous rassurant, vous et ces dames, je rentre chez moiet je vais me préparer.
– À quoi ? demandaMme de Staël.
– À me battre contre lui demain, madamela baronne, et de tout cœur, je vous en réponds.
– Ah ! çà, vous êtes donc royaliste,Coster ?
– Mais oui, répondit le jeune homme, jetrouve que c’est le parti dans lequel il y a le plus de joliesfemmes. Et puis… et puis… j’ai encore d’autres raisons qui ne sontconnues que de moi seul.
Et, saluant une seconde fois avec son éléganceaccoutumée, il sortit, laissant tout le monde commenter la nouvellequ’il apportait, et qui, il faut le dire, ne rassurait pas tout lemonde, quoi qu’en dît Coster de Saint-Victor.
Mais comme le tocsin redoublait, comme lestambours ne cessaient pas de battre, comme la pluie ne cessait pasde tomber, comme il n’y avait point de chance, après cettecommunication, d’en recevoir de nouvelles, comme enfin quatreheures sonnaient à la pendule de bronze représentant un Marius surles ruines de Carthage, chacun appela sa voiture, et se retira encachant une inquiétude réelle sous une fausse sécurité.
Comme l’avait annoncé Coster de Saint-Victor,Barras, vers une heure du matin, avait été nommé commandant de laforce armée de Paris et de l’intérieur.
Les autorités civiles et militaires étaienttenues de lui obéir.
Ce choix ne méritait pas le ton dérisoire aveclequel l’avait annoncé Coster de Saint-Victor : Barras étaitbrave, plein de sang-froid, tout dévoué à la cause de la liberté,et il avait donné à Toulon des preuves irrécusables de son courageet de son patriotisme.
Il ne se dissimula point tout le danger de sasituation et la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.
Cependant il resta parfaitement calme.Lorsqu’il avait poussé lui-même à sa nomination, il se savait unauxiliaire, inconnu à tous, mais sur lequel il comptait.
Il quitta donc le palais des Tuileriesaussitôt après sa nomination, s’enveloppa d’une grande redingotecouleur de muraille, hésita un instant pour voir s’il prendrait unevoiture ; mais, pensant que sa voiture fixerait l’attention etpourrait être arrêtée, il se contenta de tirer de sa poche unepaire de pistolets qu’il passa à sa ceinture de député, et quidisparurent sous sa redingote.
Puis il sortit par le guichet de l’Échelle,prit la rue Traversière, longea le Palais-Royal, suivit un instantla rue Neuve-des-Petits-Champs, et se trouva en face de la rue desFossés-Montmartre.
Il pleuvait à verse.
Tout était dans un désordre effrayant, et cedésordre, Barras le connaissait. Il savait que l’artillerie deposition était encore au camp des Sablons et n’était gardée que parcent cinquante hommes.
Il savait qu’il n’y avait que quatre-vingtmille cartouches en magasin, point de vivres, pointd’eau-de-vie.
Il savait que la communication avecl’état-major, établi boulevard des Capucines, était interrompue parles sectionnaires du Club Le Peletier, qui poussaient leurssentinelles, par la rue des Filles-Saint-Thomas, jusqu’à la placeVendôme et à la rue Saint-Pierre-Montmartre.
Il connaissait l’orgueilleuse exaspération dessectionnaires, qui, ainsi qu’on l’a vu, avaient publiquement levél’étendard de la révolte, l’expédition de la veille, si mal dirigéepar Menou, si vigoureusement reçue par Morgan, ayant doublé leurforce réelle et décuplé leur force morale.
En effet, de tous côtés on répétait que cettesection, cernée par trente mille conventionnels, leur avait imposépar son courage et les avait, par les plus savantes dispositions,forcés à une retraite honteuse. On ne parlait que de l’audace aveclaquelle Morgan avait été se placer entre les deux troupes, de songrand air, de la hauteur avec laquelle il avait apostrophé legénéral Menou et le représentant Laporte.
On disait tout bas que c’était un grand, maistrès grand personnage, arrivé depuis quatre jours seulement del’émigration, et accrédité près du Comité royaliste de Paris par leComité royaliste de Londres.
La Convention n’inspirait déjà plus de haine,mais seulement du mépris.
Et, en effet, que craindre d’elle ? –Toutes les sections, épargnées par sa faiblesse, s’étaient fédéréespendant la nuit du 11, et, pendant la nuit du 12, avaient envoyédes détachements pour soutenir la section mère.
On regardait donc la Convention nationalecomme anéantie, et c’était à qui chanterait le Deprofundis sur le cadavre de la pauvre défunte.
Aussi, dans sa route, Barras rencontrait-il àchaque pas quelqu’un de ces détachements venus au secours de lasection Le Peletier, qui lui criaient : « Quivive ? » et auxquels il répondait :« Sectionnaire ! »
Aussi, à chaque pas, était-il croisé par un deces tambours battant lamentablement le rappel ou la générale, surla peau détendue de leur instrument, dont les sons lugubres etsinistres semblaient accompagner un convoi funèbre.
En outre, des hommes se glissaient dans lesrues comme des ombres, frappaient aux portes, appelaient lescitoyens par leur nom, les conjuraient de s’armer et de se réunir àla section pour protéger leurs femmes et leurs enfants, que lesterroristes avaient juré d’égorger.
Peut-être, en plein jour, ces manœuvreseussent-elles eu moins d’influence ; mais le côté mystérieuxdes actions qui s’accomplissent dans la nuit, mais cessupplications prononcées à voix basse, comme si l’on craignait queles assassins ne les entendissent, cette lugubre et incessanteplainte des tambours, ces élans de cloche, éclatant tout à coupdans les airs, tout cela jetait un trouble immense dans la ville,et annonçait que planait au-dessus d’elle un danger encoreindéfini, mais terrible.
Barras voyait et entendait tout cela. Cen’était plus un simple rapport qui lui rendait compte de lasituation de Paris, c’était lui qui la touchait du doigt. Aussi, àpartir de la rue Neuve-des-Petits-Champs, avait-il doublé le pas,traversé presque en courant la place des Victoires ; puiss’élançant rue des Fossés-Montmartre, et se glissant le long desmaisons, il était arrivé enfin à la porte du petit Hôtel desDroits-de-l’Homme.
Là il s’arrêta, fit quelques pas en arrièrepour lire, à la lueur douteuse d’un réverbère, l’enseigne qu’ilcherchait, et, se rapprochant de la porte, il frappa vigoureusementavec le marteau.
Un garçon de service veillait, et, comme ilmesurait probablement l’importance de celui qui frappait à samanière de frapper, il ne le fit pas attendre.
La porte s’ouvrit avec précaution.
Barras se glissa par l’entrebâillement etreferma l’huis derrière lui.
Puis sans attendre que le garçon s’informâtdes causes de cette précaution, que motivait d’ailleurs lasituation de la ville :
– Le citoyen Bonaparte, demanda-t-il, illoge ici, n’est-ce pas ?
– Oui, citoyen.
– Il est chez lui ?
– Il est rentré, il y a une heure à peuprès.
– Où est sa chambre ?
– Au quatrième, au bout du corridor,N° 47.
– À droite ou à gauche ?
– À gauche.
– Merci.
Barras s’élança rapidement dans l’escalier,franchit les quatre étages, prit le corridor à gauche, et s’arrêtadevant la porte du N° 47.
Une fois là, il frappa trois coups.
– Entrez ! dit une voix brève et quisemblait faite pour le commandement.
Barras tourna la clé et entra.
Il se trouva alors dans une chambre meubléed’un lit sans rideaux, de deux tables, l’une grande, l’autrepetite, de quatre chaises et d’un globe terrestre.
Un sabre et une paire de pistolets étaientsuspendus à la muraille.
À la petite table, un jeune homme,complètement vêtu, à l’exception de son habit d’uniforme, jeté surune chaise, étudiait, à la lueur d’une lampe, un plan de Paris.
Au bruit qu’avait fait Barras en heurtant à laporte, il s’était à demi retourné sur sa chaise pour voir quellevisite inattendue lui arrivait à une pareille heure.
Placé comme il l’était, sa lampe éclairait lestrois quarts de son visage, laissant le reste dans l’ombre.
C’était un jeune homme de vingt-cinq àvingt-six ans à peine, au teint olivâtre, s’éclaircissantlégèrement aux tempes et au front, aux cheveux noirs, plats,séparés par une raie tracée au milieu du crâne, et descendantjusqu’au-dessous des oreilles.
Ses yeux d’aigle, son nez droit, son mentonvigoureusement dessiné, sa mâchoire inférieure, s’élargissant en serapprochant des oreilles, ne laissaient aucun doute sur sesaptitudes. C’était un homme de guerre appartenant à la raceconquérante.
Vu ainsi, éclairé de cette façon, son visageavait quelque chose d’une médaille de bronze ; sa maigreur enrendait toute l’ossature visible.
Barras referma la porte et entra dans lecercle de lumière projeté par la lampe. Seulement alors le jeunehomme le reconnut.
– Ah ! c’est vous, citoyenBarras ? lui dit-il sans se lever.
Barras se secoua, car il était tout trempé, etjeta son chapeau tout ruisselant sur une chaise.
Le jeune homme le regarda bien.
– Oui, c’est moi, dit-il, citoyenBonaparte.
– Quel vent vous amène à cette heure dansla cellule d’un pauvre soldat mis en disponibilité ? siroccoou mistral ?
– Mistral, mon cher Bonaparte, mistral,et des plus violents même !
Le jeune homme se mit à rire d’un rire sec,mais strident, qui montra de petites dents fines, aiguës etblanches.
– J’en sais quelque chose, dit-il, j’aifait le tour de Paris, ce soir.
– Et votre avis ?…
– Est, comme la section Le Peletier en amenacé la Convention, que la tempête sera pour demain.
– Que faisiez-vous là, enattendant ?
Le jeune homme se leva seulement alors, et,appuyant le bout de l’index sur la table :
– Vous le voyez, dit-il montrant à Barrasun plan de Paris, je m’amusais à calculer, si j’étais général del’intérieur à la place de cet imbécile de Menou, de quelle façon jem’y prendrais pour en finir avec tous ces bavards.
– Et comment vous y prendriez-vous ?demanda en riant Barras.
– Je tâcherais de me procurer unedouzaine de canons qui parleraient plus haut qu’eux.
– Eh ! en effet, ne me disiez-vouspas un jour, à Toulon, que, de la terrasse du bord de l’eau, vousaviez été témoin de l’émeute du 20 juin ?
Le jeune homme haussa les épaules avecmépris.
– Oui, dit-il, j’ai vu votre pauvre roiLouis XVI se coiffer du bonnet rouge, ce qui n’a pas empêché satête de tomber, mais ce qui l’a fait tomber avilie. Et je disaismême à Bourrienne, qui était ce jour-là avec moi :« Comment a-t-on pu laisser entrer toute cette canaille auchâteau ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec ducanon, le reste courrait encore. »
– Par malheur, reprit Barras, ce n’estpas quatre ou cinq cents qu’il faudrait balayer aujourd’hui, c’estquatre ou cinq mille.
Le jeune homme fit avec ses lèvres unmouvement insoucieux.
– Différence dans le chiffre, voilà tout,répliqua-t-il ; mais qu’importe, pourvu que le résultat soitle même ? Le reste est du détail.
– Si bien que vous étiez en train debattre les insurgés, quand je suis venu vous déranger ?
– J’y tâchais.
– Et vous avez fait votre plan ?
– Oui.
– Et quel serait-il ?
– C’est selon : de combien desoldats pouvez-vous disposer ?
– De cinq ou six mille, en y comprenantle bataillon sacré des patriotes.
– Avec cela, il ne faut pas compter fairela guerre des rues contre quarante-cinq ou cinquante mille hommes,je vous en préviens.
– Évacueriez-vous Paris ?
– Non, mais je ferais de la Convention uncamp retranché. J’attendrais l’attaque des sections, et je lesfoudroierais dans la rue Saint-Honoré, sur la place duPalais-Royal, sur les ponts et sur les quais.
– Eh bien ! j’adopte votre plan, ditBarras. Vous chargerez-vous de l’exécuter ?
– Moi ?
– Oui, vous !
– Et en quelle qualité ?
– En qualité de général en second del’intérieur.
– Et quel est le général enpremier ?
– Le général en premier ?
– Oui.
– C’est le citoyen Barras.
– J’accepte, dit le jeune homme en luitendant la main, mais à une condition.
– Ah ! ah ! vous faites desconditions, vous ?
– Pourquoi pas ?
– Dites.
– Si nous réussissons, si demain soirtout est rentré dans l’ordre, si l’on se décide à fairesérieusement la guerre à l’Autriche, je pourrai compter sur vous,n’est-ce pas ?
– Si nous réussissons demain, d’abord, jevous laisse toute la gloire de la journée, et je demande pour vousle commandement en chef de l’armée du Rhin ou de l’armée de laMoselle.
Bonaparte secoua la tête.
– Je ne vais, dit-il, ni en Hollande nien Allemagne.
– Pourquoi cela ?
– Parce qu’il n’y a rien à y faire.
– Où voulez-vous donc aller ?
– En Italie… Il n’y a qu’en Italie, surles champs de bataille d’Annibal, de Marius et de César, qu’il yait quelque chose à faire.
– Si l’on fait la guerre en Italie, c’estvous qui conduirez cette guerre, je vous en donne ma paroled’honneur.
– Merci. Occupons-nous d’abord dedemain ; il n’y a pas de temps à perdre.
Barras tira sa montre.
– Je crois bien, dit-il, il est troisheures du matin.
– Combien avez-vous de pièces de canonaux Tuileries ?
– Six pièces de quatre, mais sanscanonniers.
– On en trouvera. La chair est moins rareque le bronze. Combien de coups de fusil à tirer ?
– Eh !… quatre-vingt mille tout auplus.
– Quatre-vingt mille ? Il y a justede quoi tuer quatre-vingts hommes, en supposant encore qu’un coupporte sur mille. Par bonheur, il nous reste trois heures de nuit.Il faut envoyer prendre au camp des Sablons tout ce qu’il y a depièces, d’abord pour que l’ennemi ne s’en empare pas, ensuite pourles avoir. Il faut tirer de la gendarmerie et du bataillon de 89des canonniers pour servir ces pièces. Il faut faire venir descartouches de Meudon et de Marly, et en commander un million. Puisenfin il faut trouver des chefs sur lesquels nous puissionscompter.
– Nous avons, dans le bataillon sacré,tous ceux qui, comme nous, ont été destitués par Aubry.
– À merveille ! Ce ne sont pas deshommes de tête, ce sont des hommes d’exécution ; mais c’esttout ce qu’il nous faut.
Et le jeune officier se leva, boucla sonsabre, boutonna son habit, éteignit sa lampe enmurmurant :
– Ô fortune ! fortune ! est-ceque je te tiendrais ?
Tous deux descendirent et se dirigèrent versla Convention.
Barras remarqua que le jeune officiern’emportait pas la clé de sa chambre, ce qui prouvait qu’il n’yavait pas grand-chose à voler chez lui.
Cinq heures après, c’est-à-dire à huit heuresdu matin, voici où l’on en était : on était arrivé à temps aucamp des Sablons pour faire filer l’artillerie sur Paris ; onavait établi une fabrique de cartouches à Meudon ; des piècesavaient été placées à toutes les issues, et des feux masquésétaient établis pour le cas où quelques-uns des débouchés seraientforcés.
Deux pièces de huit et deux obusiers avaientété mis en batterie sur la place du Carrousel, tant pour suivre lescolonnes que pour foudroyer les fenêtres des maisons d’où l’onvoudrait tirer sur la place.
Le général Verdier commandait au palaisNational ; en cas de blocus, la subsistance de la Conventionet de ses cinq mille hommes était assurée pour quelques jours.
L’artillerie et les troupes étaient doncdistribuées tout autour de la Convention, dans le cul-de-sac duDauphin, dans les rues de Rohan et Saint-Nicaise, au palaisÉgalité, au pont de la Révolution, sur la place de la Révolution etsur la place Vendôme.
Un petit corps de cavalerie et deux millehommes d’infanterie furent mis en réserve au Carrousel et dans lejardin des Tuileries.
Ainsi, cette grande Convention nationale deFrance, qui avait renversé une monarchie de huit siècles, qui avaitfait chanceler tous les trônes, qui avait fait trembler l’Europe,qui avait chassé les Anglais de la Hollande, les Prussiens et lesAutrichiens de la Champagne et de l’Alsace, repoussé l’Espagne àsoixante lieues au-delà des Pyrénées, écrasé deux Vendées, cettegrande Convention nationale de France qui venait de réunir à laFrance, Nice, la Savoie, la Belgique et le Luxembourg, dont lesarmées, débordant sur l’Europe, avaient franchi le Rhin comme unruisseau et menaçaient de poursuivre jusqu’à Vienne l’aigle de lamaison de Habsbourg, la Convention ne possédait plus à Paris que lecours de la Seine, de la rue Dauphine à la rue du Bac, et, del’autre côté de la rivière, que le terrain compris entre la placede la Révolution et la place des Victoires, n’ayant pour ladéfendre contre tout Paris que cinq mille hommes et un général àpeu près inconnu.
Sur quelques points et particulièrement auPont-Neuf, les sentinelles des sections et celles de la Conventionétaient si rapprochées, qu’elles pouvaient causer les unes avec lesautres.
Quelques escarmouches sans importance eurentlieu dans la matinée.
La section Poissonnière arrêta l’artillerie etles hommes dirigés vers la section des Quinze-Vingts.
Celle du Mont-Blanc enleva un convoi desubsistances envoyé pour les Tuileries.
Un détachement de la section Le Peletiers’empara de la banque.
Enfin, Morgan, avec un corps de cinq centshommes, presque tous émigrés ou chouans, tous portant le collet del’habit et le pompon verts, s’avança vers le Pont-Neuf, tandis quela section de la Comédie-Française descendait par la rueDauphine.
Vers quatre heures de l’après-midi, cinquantemille hommes à peu près entouraient la Convention.
On sentait dans l’air comme des bouffées dechaudes haleines et des menaces furieuses.
Pendant la journée, les conventionnels avaienteu plusieurs pourparlers avec les sectionnaires. Des deux parts, ons’était tâté.
Ainsi, vers midi, le représentant du peupleGarat avait été chargé de porter un arrêté du gouvernement à lasection de l’Indivisibilité.
Il prit une escorte de trente cavaliers,moitié dragons, moitié chasseurs. Les bataillons du Muséum et desgardes-françaises qui s’étaient réunis à la Convention, et quistationnaient sur les terrains du Louvre, lui portèrent lesarmes.
Quant au Pont-Neuf, il était gardé par lesrépublicains, commandés par ce même général Carteaux qui avait euBonaparte sous ses ordres à Toulon, et qui était bien étonné de setrouver à son tour sous les siens.
Au Pont-au-Change, Garat trouva un bataillonde sectionnaires qui l’arrêta. Mais Garat était un hommed’exécution ; il prit un pistolet dans ses fontes et commandaà ses trente cavaliers de tirer le sabre hors du fourreau.
À la vue du pistolet et au cliquetis du fer,les sectionnaires le laissèrent passer.
Garat était chargé d’entraîner la section del’Indivisibilité au parti de la Convention. Mais malgré sesinstances, elle déclara être décidée à garder la neutralité.
Il devait, de là, s’informer auprès desbataillons de Montreuil et de Popincourt si leur intention était desoutenir les sectionnaires ou la Convention.
En conséquence, il s’achemina vers lefaubourg. À l’entrée de la grande rue, il trouva le bataillon deMontreuil sous les armes.
D’une seule voix, à la vue du représentant dupeuple, le bataillon cria :
– Vive la Convention !
Garat voulut l’emmener avec lui.
Mais il attendait le bataillon de Popincourt,qui, lui aussi, s’était déclaré pour la Convention. Seulement, onlui annonça que deux cents hommes du bataillon des Quinze-Vingtsrestés en arrière demandaient à marcher au secours du château.
Garat s’informe de leur position, va à eux, etles interroge.
– Marche à notre tête, lui disent-ils, etnous te suivons.
Garat met à leur tête ses quinze dragons, àleur queue ses quinze chasseurs, marche en avant de la petitetroupe, le pistolet au poing, et les deux cents hommes, dontcinquante seulement sont armés, prennent le chemin de laConvention.
On passa devant le bataillon deMontreuil ; Popincourt n’était pas encore arrivé. Montreuilvoulait marcher seul, mais son commandement exigeait un ordre deBarras.
De retour aux Tuileries, Garat le lui envoyapar un aide de camp.
Le bataillon se mit aussitôt en marche etarriva d’assez bonne heure pour prendre part à l’action.
Pendant ce temps, Carteaux venait prendre lecommandement du détachement avec lequel il devait garder lePont-Neuf. Il n’avait que trois cent cinquante hommes et deuxpièces de canon.
Il fit dire à Bonaparte qu’il ne pouvait teniravec ce peu de forces.
Il reçut pour toute réponse cette ligne écriteen caractères presque illisibles :
Vous tiendrez cependant jusqu’à ladernière extrémité.
Bonaparte.
Ce fut le premier ordre écrit donné par lejeune général : on peut y reconnaître son style et sanetteté.
Mais, vers deux heures de l’après-midi, unecolonne de mille à douze cents hommes bien armés, composée dessections de l’Unité et de la Fontaine-de-Grenelle, s’avança sur lapartie du Pont-Neuf qui touche à la rue Dauphine. Là, elle futarrêtée par les avant-postes de cavalerie.
Alors, un citoyen sectionnaire, porteur d’unmagnifique bouquet noué avec un ruban tricolore, sortit desrangs.
Carteaux envoya son aide de camp pour défendreà la colonne d’avancer, à moins que son commandant ne fût porteurd’un ordre du Comité de salut public ou du général en chefBarras.
L’aide de camp revint accompagné du chef debrigade de l’Unité, lequel déclara, au nom des deux sections, qu’ilapportait la branche d’olivier et voulait fraterniser avec legénéral et les troupes qu’il avait sous ses ordres.
– Allez dire à votre président, réponditCarteaux, que ce n’est point à moi, que c’est à la Conventionnationale qu’il faut offrir la branche d’olivier ; qu’unedéputation de quatre citoyens sans armes se détache, et je la feraiconduire à la Convention, qui seule peut recevoir ce symbole depaix et de fraternité.
Ce n’était point là la réponse qu’attendait lechef de brigade ; aussi fit-il répondre de son côté qu’onallait délibérer, et qu’après la délibération on se reverrait deplus près et plus fraternellement.
Le chef de brigade se retira et les deuxsections se rangèrent en bataille le long du quai Conti et du quaiMalaquais.
Cette disposition annonçait des projetshostiles, qui furent bientôt confirmés.
Vers trois heures, Carteaux vit s’avancer parla rue de la Monnaie une colonne si forte, que le front enremplissait toute la rue, et que, quoique placé sur le pointculminant du Pont-Neuf, le général ne put en voir la fin.
Une troisième colonne arrivait en même tempspar le quai de la Ferraille, tandis qu’une quatrième filait par lesderrières pour couper le poste du Pont-Neuf par le quai del’École.
Malgré l’ordre reçu de tenir jusqu’à ladernière extrémité, le général Carteaux comprit qu’il n’y avait pasune minute à perdre pour battre en retraite, et cela sans laisservoir sa faiblesse à l’ennemi.
L’ordre fut donné immédiatement aux canonniersde mettre les avant-trains à leurs pièces.
Deux pelotons ouvrirent immédiatement lechemin jusqu’au jardin de l’Infante ; les deux piècesmarchaient ensuite.
Le reste de la troupe était divisé en quatrepelotons : un qui faisait face aux sectionnaires venant par larue de la Monnaie ; un autre qui menaçait la colonne du quaide la Ferraille ; les derniers autres enfin qui protégeaientla retraite de l’artillerie.
La cavalerie resta formée au milieu duPont-Neuf pour arrêter la colonne de l’Unité et masquer lamanœuvre.
À peine le général eut-il pris position aujardin de l’Infante, qu’il rappela à lui les deux pelotons faisantface à la rue de la Monnaie et au quai de la Ferraille, ainsi quela cavalerie.
Le mouvement se fit dans le plus grand ordre,mais le poste abandonné fut aussitôt occupé par les troupessectionnaires.
Pendant ce temps, Garat revenait avec sesquinze dragons, ses quinze chasseurs et ses deux cents hommes de lasection des Quinze-Vingts, dont cinquante seulement étaientarmés.
Le Pont-Neuf était hérissé de baïonnettes. Ilcrut que c’étaient celles des républicains qu’il y avait laissés.Mais, lorsque sa colonne fut engagée, il reconnut, aux collets etaux pompons verts, qu’il se trouvait, non seulement au milieu d’uncorps de sectionnaires, mais d’un corps de chouans.
Au même instant, le commandant de la troupe,qui n’était autre que Morgan, s’avança vers lui, en lereconnaissant pour l’avoir vu à la Convention.
– Pardon, monsieur Garat, lui dit-il enmettant le chapeau à la main et en lui faisant un salut, il mesemble que vous êtes dans l’embarras, je voudrais vous être bon àquelque chose ; que désirez-vous ?
Garat le reconnut de son côté, et comprit laplaisanterie.
Mais, désirant le prendre sur un autreton ;
– Je désire, monsieur le président,dit-il, en armant un pistolet, que vous me livriez passage, à moiet à mes hommes.
Mais Morgan continua de prendre la chose enplaisantant.
– Rien de plus juste, dit-il, et nousvous le devons bien, quand ce ne serait que pour répondre àl’honnêteté du général Carteaux, qui vient de nous livrer, sanscoup férir, le poste que nous occupons. Seulement, désarmez votrepistolet. Un malheur est si vite arrivé. Supposez que le coup partepar accident, on croirait que vous avez tiré sur moi, et mes hommesvous mettraient en morceaux, vous et votre petite troupe, qui est àmoitié désarmée, comme vous voyez ; ce qui me serait trèsdésagréable, attendu que l’on dirait que nous avons abusé de lasupériorité du nombre.
Garat désarma son pistolet.
– Mais enfin, demanda-t-il, dans quel butêtes-vous ici ?
– Vous le voyez bien, dit en riantMorgan, nous venons au secours de la Convention.
– Commandant, dit Garat, plaisantant àson tour, il faut convenir que vous avez une singulière façon desecourir les gens.
– Allons, je vois bien que vous ne mecroyez pas, dit Morgan, et je m’aperçois qu’il faut vous dire toutela vérité. Eh bien ! nous sommes cent mille à Paris, et unmillion en France, n’est-ce pas, Coster ?
Le jeune muscadin auquel il s’adressait, etqui était armé jusqu’aux dents, se contenta de faire un signegoguenard de la tête, et de laisser échapper d’une voix flûtée lemot :
– Plus !
– Vous voyez, continua Morgan, voilà monami Saint-Victor, qui est un homme d’honneur, et qui affirme ce queje viens de dire. Eh bien ! nous sommes plus de cent mille àParis, et plus d’un million en France, qui avons jurél’extermination des conventionnels, et l’anéantissement du monumentoù le jugement contre le roi a été rendu, et d’où sont parties,comme des vols d’oiseaux funèbres, tant de condamnations à mort. Ilfaut non seulement que les hommes soient punis, mais encore quel’expiation s’étende jusqu’aux pierres. Demain, pas unconventionnel ne sera vivant ; demain, le palais où siège laConvention sera rasé. Nous sèmerons du sel à la place où ils’élevait, et le terrain sur lequel il était bâti sera voué àl’exécration de la postérité.
– Si vous êtes si sûr du résultat de lajournée, commandant, dit Garat reprenant le ton de la plaisanterieque Morgan avait quitté, il doit vous être indifférent d’avoir àcombattre deux cents hommes de plus ou de moins.
– Complètement indifférent, réponditMorgan.
– En ce cas, pour la seconde fois,laissez-moi passer ; je désire mourir avec mes collègues etavoir pour tombeau cette Convention que vous devez renverser sureux.
– Alors descendez de cheval, donnez-moile bras et marchons en tête. – Messieurs, dit Morgan avec cetteinflexion de voix qui, sans désigner l’incroyable, dénonçaitl’aristocrate, soyons beaux joueurs. Le citoyen Garat demande àaller défendre avec ses deux cents hommes, dont cinquante seulementsont armés, la Convention nationale. Sa demande me paraît si juste,et la pauvre Convention me semble si malade, que je ne crois pasque nous devions nous opposer à ce bon sentiment.
Des éclats de rire ironiques accueillirentcette motion, qui n’eut pas même besoin, pour être adoptée, d’êtremise aux voix. Chacun s’écarta, et, Morgan et Garat en tête, lacolonne passa.
– Bon voyage ! leur criaSaint-Victor.
Morgan fit semblant de ne pas s’apercevoirqu’il dépassait les avant-postes des sectionnaires. Seul des siens,tout en causant, donnant toujours le bras à Garat, il s’avançajusqu’à la colonnade.
Morgan était un de ces hommes de loyautésincère qui ont confiance même dans leurs ennemis, et qui sontconvaincus qu’en France surtout, ce qu’il y a de plus prudent,c’est le courage.
Arrivé à la colonnade du Louvre, Morgan setrouvait à vingt pas du front des conventionnels et à dix pas dugénéral Carteaux, qui, magnifiquement vêtu et coiffé d’un chapeauorné d’un panache tricolore, dont les plumes en retombant venaientlui tourmenter l’œil, se tenait debout, appuyé sur son sabre.
– Vous avez là un bien beautambour-major, dit Morgan à Garat, et je vous en fais moncompliment.
Garat sourit.
Ce n’était pas la première fois que,volontairement ou involontairement, la méprise était faite.
– Ce n’est point notre tambour-major,reprit-il, c’est notre commandant, le général Carteaux.
– Ah ! diable ! c’est lui quiaurait pu prendre Toulon, et qui a préféré le laisser prendre à unpetit officier d’artillerie, nommé… comment l’appelez-vousdonc ?… nommé Buonaparte, je crois… Ah ! présentez-moidonc à cet honnête citoyen ; j’adore les beaux hommes etsurtout les beaux uniformes.
– Volontiers, dit Garat.
Et tous deux s’avancèrent vers Carteaux.
– Général, dit Garat au colosse enuniforme, j’ai l’honneur de te présenter le citoyen président de lasection Le Peletier, qui non seulement vient de me livrer galammentpassage au milieu de ses hommes, mais qui, encore, de peur qu’il nem’arrivât malheur, a voulu m’accompagner jusqu’ici.
– Citoyen, dit Carteaux en se redressantpour ne pas perdre un pouce de sa taille, je me joins au citoyenconventionnel Garat pour te faire mes remerciements.
– Il n’y a pas de quoi, général, réponditMorgan avec sa courtoisie accoutumée. Je vous voyais de loin ;j’éprouvais le besoin de faire votre connaissance ; puis jevoulais vous demander s’il ne vous plairait pas de nous céder sanseffusion de sang le poste que voici, comme vous nous avez cédél’autre.
– Est-ce une raillerie ou uneproposition ? demanda Carteaux en grossissant encore sa grossevoix.
– C’est une proposition, répondit Morgan,et même une des plus sérieuses.
– Vous me paraissez trop homme de guerre,citoyen, reprit Carteaux, pour ne pas comprendre la différencequ’il y a entre cette position et l’autre.
» L’autre était attaquable de quatrecôtés, et celle-ci n’est abordable que de deux seulement. Or, vousvoyez, citoyen, deux pièces de canon prêtes à recevoir ceux quiviendront par le quai, et deux autres pièces en mesure d’accueillirceux qui viendront par la rue Saint-Honoré.
– Mais pourquoi ne commencez-vous pas lefeu, général ? demanda insoucieusement le jeune président. Ily a une belle portée de canon des jardins de l’Infante auPont-Neuf, une centaine de pas à peine.
– Le général, qui veut laisser toute laresponsabilité du sang versé aux sectionnaires, nous a positivementdéfendu de tirer les premiers.
– Quel général ? Barras ?
– Non. Le général Bonaparte.
– Tiens ! tiens ! tiens !votre petit officier de Toulon ? Il a donc fait son chemin, etle voilà général comme vous ?
– Plus général que moi, dit Carteaux,puisque je suis sous ses ordres.
– Ah ! comme ça doit vous êtredésagréable, citoyen, et quelle injustice ! vous qui avez prèsde six pieds, obéir à un jeune homme de vingt-quatre ans, et quin’a, à ce qu’on dit, que cinq pieds un pouce !
– Vous ne le connaissez pas ?demanda Carteaux.
– Non, je n’ai pas cet honneur.
– Eh bien ! commencez le feu, et, cesoir…
– Ce soir ?
– Ce soir vous aurez fait connaissanceavec lui, je ne vous dis que cela.
En ce moment, on entendit battre aux champs,et, par la porte du Louvre, on vit sortir un élégant état-major, aumilieu duquel Barras se distinguait par une élégance plus grande etBonaparte par une extrême simplicité.
Il était maigre, petit comme nous l’avons dit,et, comme de l’endroit d’où le voyait Morgan on ne pouvaitdistinguer les admirables lignes de son visage, il paraissait sansimportance, marchant, d’ailleurs, le second après Barras.
– Ah ! ah ! fit Morgan, voilàdu nouveau !
– Oui, dit Garat. Tenez ! c’estjustement le général Barras et le général Bonaparte qui vontvisiter les avant-postes.
– Et lequel des deux est le généralBonaparte ? demanda Morgan.
– Celui qui monte le cheval noir.
– Mais c’est un enfant qui n’a pas euencore le temps de grandir, dit Morgan avec un haussementd’épaules.
– Sois tranquille, dit Carteaux en luiposant la main sur l’épaule, il grandira.
Barras, Bonaparte et le reste de l’état-majors’avancèrent alors vers le général Carteaux.
– Je reste, dit Morgan à Garat, je veuxvoir ce Buonaparte de plus près.
– Alors, cachez-vous derrière moi,répliqua Garat, ou derrière Carteaux, il y a plus de place.
Morgan s’effaça et la cavalcade s’approcha dugénéral.
Barras s’arrêta à la hauteur du généralCarteaux, mais Bonaparte fit faire trois pas de plus à son chevalet se trouva seul au milieu du quai.
Il était à demi-portée de mousquet.
Quelques fusils s’abaissèrent vers lui dansles rangs des sectionnaires.
Morgan se jeta aussitôt en avant et d’un bondse trouva en avant du cheval sur lequel Bonaparte était monté.Puis, d’un geste de son chapeau, il fit relever les mousquets.
Bonaparte se haussa sur ses étriers sansparaître avoir remarqué ce qui venait de se passer devant lui.
Le Pont-Neuf, la rue de la Monnaie, le quai dela Vallée, la rue de Thionville et le quai Conti jusqu’à l’Institutregorgeaient d’hommes armés ; aussi loin que la vue pouvaits’étendre, sur le quai de l’École, le quai de la Mégisserie, lequai des Morfondus, on ne voyait que fusils reluisant au soleil,pressés comme des épis dans un champ de blé.
– Combien estimez-vous que vous avezd’hommes devant vous, citoyen Carteaux ? demandaBonaparte.
– Je ne saurais trop dire, général,répondit Carteaux. En rase campagne, je ne me tromperais pas demille hommes ; mais, au milieu de ces rues, de ces quais, deces carrefours, je ne saurais apprécier sûrement.
– Général, si tu veux avoir un chiffrejuste, dit en riant Garat, demande au citoyen qui vient d’empêcherqu’on ne tire sur toi. Il pourra te répondre pertinemment.
Bonaparte abaissa les yeux sur le jeune homme,et, comme s’il l’apercevait pour la première fois :
– Citoyen, dit-il en faisant un légersalut de tête, te plaît-il de me donner le renseignement que jedésire ?
– Je crois que vous avez demandé,monsieur, dit Morgan affectant de donner cette qualité au généralrépublicain, je crois que vous avez demandé le chiffre des hommesqui vous sont opposés ?
– Oui, dit Bonaparte en fixant un œilincisif sur son interlocuteur.
– Devant vous, monsieur, reprit Morgan,vous pouvez voir, visibles ou invisibles, de trente-deux àtrente-quatre mille hommes ; du côté de la rue Saint-Roch, dixmille hommes ; de la place des Filles-Saint-Thomas jusqu’à labarrière des Sergents, dix autres mille hommes : cinquante-sixmille hommes environ.
– C’est tout ? demandaBonaparte.
– Trouvez-vous que ce ne soit point assezpour faire face à vos cinq mille combattants ?
– Et tu dis que tu es sûr duchiffre ? répondit Bonaparte sans répondre à la question.
– Parfaitement sûr. Je suis un de leursprincipaux chefs.
Un éclair jaillit de l’œil du jeune général,qui regarda fixement Carteaux.
– Comment le citoyen sectionnaire est-ilici ? demanda-t-il. Est-il ton prisonnier ?
– Non, citoyen général, réponditCarreaux.
– Est-il venu en parlementaire ?
– Pas davantage.
Bonaparte fronça le sourcil.
– Mais il est dans vos rangs pour unecause quelconque cependant ? poursuivit-il.
– Citoyen général, dit Garat s’avançant,je suis tombé avec cent cinquante hommes sans armes, que j’étaisallé recruter au faubourg Saint-Antoine, au milieu de la troupe ducitoyen Morgan. Pour qu’il ne m’arrivât malheur, ni à moi ni à mescent cinquante hommes, il m’a accompagné jusqu’ici, avec uneloyauté et une générosité qui méritent nos remerciements. CitoyenMorgan, je te remercie donc du service que tu m’as rendu, et jedéclare que non seulement sous aucun prétexte nous n’avons le droitde te retenir, mais encore qu’en te retenant nous ferions uneaction contraire à la loyauté et au droit des gens. Citoyen généralBonaparte, je te demande donc pour le citoyen la permission de seretirer.
Et Garat, s’avançant vers Morgan, lui donnaune poignée de main, tandis que le général Bonaparte, étendant lebras vers les avant-postes sectionnaires, faisait signe à Morgan deregagner les siens.
Ce que celui-ci, après avoir saluécourtoisement Bonaparte, fit en marchant à petits pas et ensifflant l’air de la Belle Gabrielle.
Lorsque Morgan eut rejoint les sectionnaireset fait face au général, qui le salua cette fois en tirant son épéedu fourreau, Bonaparte se retourna vers Carteaux et luidit :
– Tu as bien fait, général, malgrél’ordre que j’avais donné, d’abandonner le Pont-Neuf. Tu ne pouvaispas, avec trois cents hommes, tenir contre trente-quatremille ; mais, ici, tu as plus de mille hommes ; ici, cesont les Thermopyles de la Convention, et il s’agit de t’y fairetuer, toi et tes mille hommes, plutôt que de reculer d’un pas. –Venez, Barras.
Barras salua le général Carteaux et suivitBonaparte, comme s’il était déjà accoutumé à recevoir des ordres delui.
Suivant alors le quai, le jeune généralordonna de mettre, un peu au-dessous du balcon de Charles IX, deuxpièces de canon en batterie pour fouetter le flanc du quai Conti.Puis, continuant de suivre le quai, il rentra dans la cour duCarrousel.
Il était sorti par le pont tournant, situé àl’extrémité des Tuileries, avait traversé la place de la Révolutionoù se trouvait une forte réserve d’hommes et d’artillerie, avaitsuivi la ligne des Feuillants, de la place Vendôme, du cul-de-sacdu Dauphin, de la rue Saint-Honoré, puis il était ressorti par leLouvre et était rentré par le Carrousel.
Au moment où Bonaparte et Barrasdisparaissaient dans le Carrousel par la porte du quai, on leuramenait, avec tout le cérémonial des villes de guerre, unparlementaire par la porte opposée, c’est-à-dire par le guichet del’Échelle.
Le parlementaire marchait précédé d’untrompette.
Interrogé sur sa mission, il déclara êtreporteur des propositions du citoyen Danican, général en chef dessectionnaires.
Le parlementaire fut conduit par les deuxgénéraux à la salle de la Convention.
On lui enleva le bandeau qui lui couvrait lesyeux, et alors, d’une voix pleine de menaces, il offrit la paix,mais à condition qu’on désarmerait le bataillon des patriotes, etque les décrets de fructidor seraient rapportés.
À ce moment, on vit s’opérer à la Conventionune de ces défaillances comme en éprouvent parfois, à leur honte,les grandes assemblées.
Et la chose étrange fut que la faiblesseéclata justement chez ceux où l’on croyait trouver la force.
Boissy d’Anglas, si grand, si ferme, siantique au 1er prairial, monta à la tribune et proposad’accorder à Danican non pas ce qu’il demandait, mais uneconférence où l’on pourrait s’entendre.
Un autre proposa de désarmer tous lespatriotes de 89 dont la conduite, dans le cours de la Révolution,aurait été répréhensible.
Enfin, un troisième proposa, ce qui était bienpis, de se livrer à la loyauté des sections.
Lanjuinais, l’homme qui avait si résolumentlutté contre les jacobins, Lanjuinais, qui avait osé s’élevercontre les massacres de septembre, Lanjuinais eut peur et futd’avis d’accueillir les réclamations des bonscitoyens.
Les bons citoyens, c’étaient lessectionnaires.
Un conventionnel alla plus loin encore, ils’écria :
– On m’a dit que, dans le bataillon despatriotes de 89, il s’était glissé des assassins. Je demande qu’onles décime.
Mais alors Chénier s’élance à la tribune.
Le poète, au milieu de toutes ces têtes, lèveson front, inspiré, cette fois, non plus par la muse du théâtre,mais par le génie de la patrie.
– En vérité, dit-il, je suis émerveilléqu’on ose vous entretenir de ce que demandent les sections enrévolte. Il n’y a point de milieu pour la Convention. La victoireou la mort ! Quand elle aura vaincu, elle saura séparer lesgens égarés des coupables. On parle d’assassins, s’écrie Chénier,les assassins sont parmi les révoltés.
Lanjuinais monta à la tribune endisant :
– Je vois la guerre civile.
Vingt voix répondent en même temps :
– La guerre civile, c’est toi qui lafais !
Lanjuinais veut répliquer.
Les cris « À bas ! àbas ! » partent de tous les coins de la salle.
Il est vrai qu’on vient de voir apporter augénéral Bonaparte des faisceaux de fusils.
– Pour qui ces armes ? crie unevoix.
– Pour la Convention, si elle en estdigne, répond Bonaparte.
Le souffle du jeune général passe dans tousles cœurs.
– Des armes ! donnez-nous desarmes ! crient les conventionnels ! Nous mourrons encombattant.
La Convention, un instant abaissée, serelève.
La vie n’est pas sauve encore, mais l’honneurest sauf. Bonaparte profite de cet éclair d’enthousiasme qu’il aallumé. Chaque député reçoit un fusil et un paquet decartouches.
Barras s’écrie :
– Nous allons mourir dans la rue pourdéfendre la Convention ; c’est à vous, au besoin, de mouririci pour la liberté.
Chénier, qui a été le héros de la séance,monte à la tribune, et, avec cette emphase qui n’est pas exempted’une certaine grandeur, les bras levés au ciel :
– Ô toi ! dit-il, qui depuis sixans, au milieu des plus affreuses tempêtes, as conduit le vaisseaude la République à travers les écueils de tous les partis !…toi, par qui nous avons vaincu l’Europe avec un gouvernement sansgouvernants, des armées sans généraux, des soldats sans paie, géniede la Liberté, veille sur nous, tes derniers défenseurs !
En cet instant, comme si les vœux de Chénierétaient exaucés, les premiers coups de feu se font entendre.
Chaque député saisit son fusil, et, debout àsa place, déchire la cartouche et le charge.
Ce fut un moment solennel que celui où l’onn’entendit plus que le froissement de la baguette de fer dans lecanon du mousquet.
Depuis le matin, les républicains, provoquéspar les injures les plus grossières, et de temps en temps même parquelques coups de fusil isolés, obéissaient avec une héroïquepatience à l’ordre qui défendait de faire feu.
Mais, attaqués cette fois par des coups de feuqui étaient partis d’une cour dont les sectionnaires s’étaientemparés, voyant un républicain tomber mort dans leurs rangs, voyantplusieurs blessés chanceler en demandant vengeance, ils avaientrépondu par une décharge de peloton.
Bonaparte, aux premiers coups de fusil,s’était élancé dans la cour des Tuileries.
– Qui a commencé le feu ?s’écria-t-il.
– Les sectionnaires ! luirépondit-on de tous côtés.
– Alors, tout va bien ! dit-il. Etce ne sera pas ma faute si nos uniformes sont rougis de sangfrançais.
Il écoute.
Il lui semble alors que c’est vers Saint-Rochque le feu est le plus vif.
Il met son cheval au galop, trouve auxFeuillants deux pièces, qu’il a ordonné d’y mettre en batterie, etarrive avec elles au haut de la rue du Dauphin.
La rue du Dauphin est une fournaise.
Les républicains tiennent la rue et s’ydéfendent.
Mais les sectionnaires, maîtres de toutes lesfenêtres, groupés en amphithéâtre sur les marches de l’égliseSaint-Roch, les sectionnaires les couvrent d’une grêle deballes.
C’est alors que Bonaparte arrive, précédé deses deux pièces et suivi du bataillon de 89.
Il donne l’ordre aux deux commandants dedéboucher dans la rue Saint-Honoré, sous la fusillade et malgré lafusillade, par un demi-tour, l’un à droite, l’autre à gauche.
Ceux-ci enlèvent leurs hommes, opèrent lamanœuvre commandée, font feu dans la direction, un du Palais-Royal,l’autre de la place Vendôme, et au même instant entendent passerderrière eux un ouragan de fer.
Ce sont les deux pièces du général Bonapartequi tonnent à la fois et qui couvrent de mitraille les marches del’église Saint-Roch encombrées de cadavres, inondées desang !
Quand la fumée des canons fut dissipée, ce quiétait resté debout des sectionnaires sur les marches de l’égliseSaint-Roch put voir, à cinquante pas d’eux, Bonaparte à cheval aumilieu des canonniers qui rechargeaient.
Ils répondirent à la mitraille par unefusillade ardente. Sept ou huit canonniers tombèrent ; lecheval noir de Bonaparte s’affaissa, tué roide d’une balle aufront.
– Feu ! cria Bonaparte entombant.
Les canons tonnèrent une seconde fois.
Bonaparte avait eu le temps de se relever.
Il avait embusqué le bataillon 89 dans lecul-de-sac du Dauphin, où celui-ci avait pénétré par lesécuries.
– À moi les volontaires ! cria-t-ilen tirant son épée.
Et le bataillon des volontaires arriva labaïonnette en avant.
C’étaient des hommes éprouvés, qui avaient vutoutes les premières batailles de la Révolution.
Bonaparte avise un vieux tambour qui se tenaitdans un coin.
– Arrive ici, lui dit-il, et bats lacharge.
– La charge, mon fiston ! dit levieux tambour qui voit qu’il a affaire à un jeune homme devingt-cinq ans, tu veux la charge ? Tu vas l’avoir, mais çasera chaud.
Et il se met à la tête du régiment de 89 etbat la charge. Le régiment marche droit aux degrés de Saint-Roch etcloue de ses baïonnettes contre les portes de l’église tout ce quireste de sectionnaires encore debout.
– Au galop, et à la rueSaint-Honoré ! crie Bonaparte.
Les pièces obéissent comme si ellescomprenaient le commandement.
Pendant que le bataillon des volontairesmarchait sur Saint-Roch, elles ont rechargé.
– Tourne à droite ! crie Bonaparte àl’une de ses pièces. – Tourne à gauche ! crie-t-il àl’autre.
Et à toutes deux en même temps :
– Feu !
Et dans toute sa longueur il balaie, avec deuxcoups de canon à mitraille, la rue Saint-Honoré.
Les sectionnaires, foudroyés avant de pouvoirse rendre compte de quel côté leur vient la foudre, se réfugientdans l’église Saint-Roch, dans le Théâtre de la République,aujourd’hui le Théâtre-Français, et dans le palais Égalité.
Il les a mis en fuite, dispersés, brisés. Auxautres à les débusquer de leurs derniers retranchements.
Il monte sur un cheval qu’on lui amène et crieau régiment des patriotes de 89 :
– Patriotes de 89, l’honneur de lajournée est à vous ! Achevez ce que vous avez si biencommencé.
Ces hommes, qui ne le connaissent pas,s’étonnent d’être commandés par un enfant. Mais ils viennent de levoir à l’œuvre, et ils sont éblouis de son calme au milieu dufeu.
À peine savent-ils comment on l’appelle ;à coup sûr, ils ne savent pas qui il est. Ils mettent leurschapeaux au bout de leurs fusils et crient :
– Vive la Convention !
Les blessés couchés le long des maisons sesoulèvent sur les marches des portes, se soutiennent aux grillesdes fenêtres, en criant :
– Vive la République !
Les rues sont jonchées de morts. Le sang couledans les rues comme d’un abattoir, mais l’enthousiasme planeau-dessus des cadavres.
– Je n’ai plus rien à faire ici, dit lejeune général.
Il enfonce les éperons dans le ventre de soncheval, et, par la place Vendôme devenue libre, presque au milieudes fuyards qu’il a l’air de poursuivre, il arrive à la rueSaint-Florentin et, de là, à la place de la Révolution.
Là, il donne au général Montchoisy, quicommande la réserve, l’ordre de former une colonne, de prendre deuxpièces de 12, de se porter par le boulevard à la Porte Saint-Honorépour tourner la place Vendôme, d’opérer sa jonction avec le piquetqui est à l’état-major, rue des Capucines, et, avec ce piquet, deredescendre la place Vendôme et d’en chasser tout ce qu’il ytrouvera de sectionnaires.
En même temps, le général Brune, selon l’ordrequ’il en a reçu de Bonaparte, débouche par les rues Saint-Nicaiseet Saint-Honoré.
Tout ce qu’il y a de sectionnaires, de labarrière des Sergents à la place Vendôme, attaqué par troisendroits différents, est tué ou fait prisonnier.
Ceux qui se sauvèrent, par la rue de la Loi,ancienne rue de Richelieu, élevèrent une barricade à la hauteur dela rue Saint-Marc.
C’était le général Danican qui avait fait ceteffort avec une dizaine de mille hommes qu’il avait réunis sur lepoint le plus proche de la Convention, espérant qu’il n’aurait quele guichet de l’Échelle à forcer pour arriver jusqu’àl’Assemblée.
Voulant se réserver tout l’honneur de lajournée, il avait défendu à Morgan, qui commandait au Pont-Neuf, età Coster de Saint-Victor, qui commandait au quai Conti, de faire unseul pas.
Tout à coup, Morgan le vit redescendre, avecles débris de ses dix mille hommes, par les Halles et par la placedu Châtelet.
L’impulsion qu’il donne s’étend à la fois auquai du Louvre et au quai Conti.
C’est ce mouvement qu’a prévu Bonaparte,lorsqu’il a quitté Saint-Roch.
De la place de la Révolution, où il se trouve,il les voit s’avancer en colonnes serrées, d’un côté, vers lesjardins de l’Infante, de l’autre, vers le quai Malaquais.
Il envoie deux batteries prendre position surle quai des Tuileries, et leur ordonne de commencer leur feu enécharpe à l’instant même en traversant diagonalement larivière.
Quant à lui, il remonte au galop jusqu’à larue du Bac, fait tourner trois pièces de canon toutes chargées versle quai Voltaire, et crie : « Feu ! » au momentoù la colonne débouche par l’Institut.
Obligés de se masser pour passer entre lemonument et le parapet du quai, les sectionnaires présentent unemasse étroite mais profonde ; c’est alors que l’artillerieéclate, que la mitraille fouille les rangs, et littéralement coupeles bataillons comme une faux.
La batterie est de six canons, dont troisseulement font feu, pendant que les trois autres sont rechargés ettonnent à leur tour.
C’est un double tiroir qu’on ramène à soi etque l’on repousse, de sorte que le feu est incessant.
Les sections hésitent et reculent.
Coster de Saint-Victor se met à leur tête, lesrallie, et, le premier, franchit l’étroit passage.
Ses hommes le suivent.
Le canon retentit en flanc et en face.
Tout tombe autour de Coster, qui reste deboutà dix pas en avant de la colonne mutilée, dont le tronçon se retireen arrière.
Le jeune chef monte sur le parapet du pont,et, de là, exposé à tous les coups, appelle à lui ses hommes, lesencourage, les insulte.
Sensibles à ses sarcasmes, les sectionnairestentent encore une fois le passage.
Coster descend du parapet et se remet à leurtête.
L’artillerie fait rage, la mitraille plongedans les rangs, chaque biscaïen tue ou blesse trois ou quatrehommes ; le chapeau de Coster, qu’il tient à la main, estemporté. Mais l’ouragan de fer passe autour de lui sans letoucher.
Coster regarde autour de lui, se voit seul,reconnaît l’impossibilité de rendre le courage à ses hommes, jetteles yeux sur le quai du Louvre, voit que Morgan y livre un combatacharné à Carteaux, s’élance par la rue Mazarine, joint en courantla rue Guénégaud, par la rue Guénégaud, se retrouve au sommet duquai Conti, tout jonché de morts, exposé qu’il est aux pièces enbatterie sur le quai des Tuileries, rallie sur sa route un millierd’hommes, traverse avec eux le Pont-Neuf et débouche, à leur tête,par le quai de l’École.
Et, en effet, de ce côtéaussi le combat était terrible.
À peine Morgan, qui bouillait d’impatience,eut-il entendu la voix de Danican, qui, bien loin derrière luiencore, criait : « En avant ! » qu’il seprécipita avec la rapidité d’une avalanche sur les troupes deCarteaux.
Le mouvement fut si rapide, que celles-cin’eurent point le temps de porter l’arme à l’épaule et de fairefeu. Elles lâchèrent leurs coups de fusil au hasard, et reçurentMorgan et ses hommes sur leurs baïonnettes.
La batterie du balcon de Charles IX faillitêtre prise, tant le mouvement fut inattendu.
Les sectionnaires n’étaient pas à dix pas del’embouchure des pièces, lorsque les canonniers abaissèrent lesmèches et firent feu instinctivement.
Il est impossible de peindre la trouéehorrible et sanglante que firent, au milieu de ces hommes pressésles uns par les autres, les trois pièces d’artillerie éclatant à lafois.
Ce fut comme une brèche dans la muraille.
L’élan des sectionnaires était si rapide, que,malgré cette brèche, ils ne se fussent pas arrêtés. Mais, au mêmeinstant, la colonnade du Louvre se couvrit de tirailleurs, dont lefeu plongea dans les rangs des sectionnaires.
Une lutte corps à corps avait lieu pendant cetemps-là sur toute la place du Louvre.
Les sectionnaires, en effet, étaient prisentre deux feux : toutes les maisons de la rue des Poulies, dela rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois et de la rue desPrêtres, donnant sur les jardins de l’Infante, vomissaient lamort.
Morgan s’était promis à lui-même de faireCarteaux prisonnier ; il était arrivé jusqu’à lui, maisCarteaux s’était mis à l’abri derrière les baïonnettes de sessoldats.
Pendant un instant, ce fut comme un duel àmort sur toute la ligne.
Les sectionnaires, repoussés par lesbaïonnettes, reculaient d’un pas, rechargeaient leurs fusils,faisaient feu à bout portant, prenaient leur arme par le canon, etfrappaient à coups de crosse pour ouvrir cette ceinture de fertendue vers eux.
Rien ne put la rompre.
Tout à coup Morgan sentit que quelque chosefaiblissait derrière lui.
L’artillerie, qui continuait de tonner, avaitcoupé en deux sa colonne, qui était obligée d’incliner à droitepour le soutenir place du Louvre.
Il s’était fait un grand jour entre la rue dela Monnaie et le Pont-Neuf, les sectionnaires n’osant plus sehasarder à aborder le quai du Louvre, et s’abritant derrière lesmaisons dans la rue de la Monnaie, derrière le parapet sur lePont-Neuf.
Force fut à Morgan de reculer.
Mais, au moment où il arrivait lui-même à lahauteur du Pont-Neuf, Coster de Saint-Victor, à la tête de sesmille hommes, accourait au pas accéléré par la rue Guénégaud.
Les deux jeunes gens se reconnurent,poussèrent un cri de joie, et, entraînant leurs soldats parl’exemple, redescendirent avec une nouvelle furie ce quai du Louvrequ’ils avaient été obligés d’abandonner.
Mais alors se renouvelle la mêmeboucherie.
Les mesures ont été si admirablement prisespar Bonaparte, que le Louvre est inabordable.
L’artillerie, la fusillade, les grenades fontpleuvoir la mort de tous côtés.
La folie seule pourrait désormais s’acharner àune pareille lutte.
De son côté, Carteaux, qui voit l’hésitationse mettre parmi les sectionnaires, lesquels ne sont, en réalité,soutenus que par le courage de deux hommes, ordonne à ses soldatsde faire feu une dernière fois, de se former en colonne et demarcher au pas de charge sur les assaillants.
Les sectionnaires sont anéantis !
Plus de la moitié est couchée sur le pavé, et,au dernier rang, Morgan, n’ayant plus à la main qu’un tronçon deson épée brisée, Coster de Saint-Victor, bandant avec son mouchoirla blessure que vient de lui faire une balle en traversant leschairs de la cuisse, se retirent, comme deux lions forcés dereculer devant les chasseurs.
À six heures et demie, tout étaitfini !
Toutes les colonnes étaient rompues, brisées,dispersées. Deux heures avaient suffi pour consommer cette immensedéfaite.
Des cinquante mille sectionnaires qui avaientpris part à l’action, mille à peine, disséminés dans l’égliseSaint-Roch, dans le palais Égalité, derrière la barricade de la ruede la Loi, aux fenêtres des maisons, tiennent encore, et, comme lanuit venue ne permet point de brusquer le dénouement, Bonaparteordonne, pour ne pas frapper l’innocent à la place du coupable, depoursuivre les sectionnaires jusqu’au Pont-au-Change et jusqu’auxboulevards, mais avec des canons chargés à poudre seulement.
La terreur est si grande, que le bruit suffiraà les faire fuir.
À sept heures, Barras et Bonaparte rentrent àla Convention, au milieu des députés qui déposent leurs armes etleurs fusils pour battre des mains.
– Pères conscrits, dit Barras, vosennemis ne sont plus ! vous êtes libres et la patrie estsauvée !
Les cris de « Vive Barras ! »éclatent de tous côtés.
Mais lui, secouant la tête et commandant lesilence :
– Ce n’est point à moi, citoyensreprésentants, dit-il, que la victoire est due : c’est auxdispositions promptes et savantes de mon collègue Bonaparte.
Et, comme toute la salle éclatait en hourrasde reconnaissance, d’autant plus vive que la terreur avait été plusgrande, un rayon de soleil couchant, glissant à travers la voûte dela Chambre, vint, autour de la tête bronzée et impassible du jeunevictorieux, faire une auréole de pourpre et d’or.
– Vois-tu ? dit Chénier à Tallien enlui serrant le bras, et en attribuant cette lumière à un présage.Si Brutus était là !
Le même soir, Morgan, sain et sauf parmiracle, passait la barrière sans être arrêté et prenait la routede Besançon, tandis que Coster de Saint-Victor, pensant que nullepart il ne pourrait être mieux caché que chez la maîtresse deBarras, allait demander un asile à la belle Aurélie deSaint-Amour.
À la suite d’événements semblables à ceux quenous venons de raconter, quand le canon a tonné dans lescarrefours, quand le sang a coulé dans les rues d’une capitale, ilse fait toujours dans les sociétés un grand trouble, dont ellessont quelque temps à se remettre.
Quoique la journée du 14 vendémiaire eût suffià enlever les cadavres et à faire disparaître les traces les plusvisibles du combat, on continua, pendant quelques jours encore, às’entretenir des détails de cette foudroyante journée, qui avaitsuffi pour rendre à la Convention menacée, c’est-à-dire à laRévolution et à ses auteurs, l’autorité dont ils avaient besoinpour l’établissement de ces institutions nouvelles dont la crainteavait produit l’événement que nous avons raconté.
La Convention comprit si bien, dès le 14 aumatin, qu’elle était rentrée dans la plénitude de son pouvoir,qu’elle s’inquiéta à peine de ce qu’étaient devenus lessectionnaires, qui, au reste, avaient disparu sans laisser d’autretrace de leur passage que ce sang, qu’un jour avait suffi poureffacer, sinon dans la mémoire des citoyens, du moins sur les pavésdes rues.
On se contenta de destituer l’état-major de lagarde nationale, de dissoudre les grenadiers et les chasseurs, quiétaient presque tous des jeunes gens à cadenettes, de mettre lagarde nationale sous les ordres de Barras, ou plutôt de soncollègue Bonaparte, auquel il avait abandonné toute la partieactive de la besogne, d’ordonner le désarmement de la section LePeletier et de la section du Théâtre-Français, et de former enfintrois commissions pour juger les chefs des sectionnaires, quiavaient presque tous disparu.
On se raconta pendant quelque temps lesanecdotes relatives à cette journée, qui devait laisser dansl’esprit des Parisiens un si long et si sanglant souvenir. Ces motssplendides qui sortent de la bouche des blessés ou plutôt de labouche des blessures, dans cette grande journée patriotique,étaient répétés et exaltés. On disait comment les blessés,transportés à la Convention, dans la salle dite des Victoires,transformée en ambulance, y avaient été soignés par les doucesmains des femmes et des filles des conventionnels transformées ensœurs de charité.
On faisait la part de Barras, qui avait sibien su choisir du premier coup d’œil son second, et la part de cesecond, qui, inconnu la veille, avait éclaté tout à coup comme unemajesté au milieu du tonnerre et des éclairs.
Descendu de ce piédestal enflammé, Bonaparteétait resté général de l’intérieur, et, pour être à portée del’état-major, situé boulevard des Capucines, où était l’ancienMinistère des affaires étrangères, il avait pris deux chambres rueNeuve-des-Capucines, Hôtel de la Concorde.
Ce fut dans celle de ces chambres qui luiservait de cabinet qu’un matin on lui annonça la visite d’un jeunehomme se présentant sous le nom d’Eugène Beauharnais.
Quoique déjà assiégé de solliciteurs,Bonaparte n’en était point encore à faire un choix sévère entreceux qu’il recevait.
D’ailleurs, ce nom d’Eugène Beauharnais nerappelait que des souvenirs sympathiques.
Il ordonna donc de laisser entrer le jeunehomme.
Pour ceux de nos lecteurs qui l’ont déjà vuapparaître, il y a trois ans, à Strasbourg, il n’est pas besoin dedire que c’était un beau et élégant jeune homme de seize à dix-septans.
Il avait de grands yeux, de grands cheveuxnoirs, des lèvres rouges et charnues, des dents blanches, des mainset des pieds aristocratiques, distinction que remarquaimmédiatement le jeune général, et, au milieu de l’embarrasinséparable d’une première entrevue, cette timidité sympathique quisied si bien à la jeunesse, surtout lorsqu’elle sollicite.
Depuis son entrée, Bonaparte l’avait suivi desyeux avec la plus grande attention, ce qui n’avait pas peucontribué à intimider Eugène.
Mais tout à coup, comme s’il eût secoué cettetimidité indigne de lui, il releva la tête, et, seredressant :
– Au bout du compte, dit-il, je ne voispas pourquoi j’hésiterais à vous faire une demande qui est à lafois loyale et pieuse.
– J’écoute, dit Bonaparte.
– Je suis le fils du vicomte deBeauharnais.
– Du citoyen général, reprit doucementBonaparte.
– Du citoyen général, si vous voulez, ousi tu veux, reprit le jeune homme, dans le cas où vous tiendriezabsolument à la forme de langage adoptée par le gouvernement de laRépublique…
– Je ne tiens à rien, répondit Bonaparte,qu’à ce qui est clair et précis.
– Eh bien ! répliqua le jeune homme,je viens vous demander, citoyen général, l’épée de mon père,Alexandre de Beauharnais, général comme vous. J’ai seize ans, monéducation de soldat est à peu près faite. C’est à mon tour deservir la patrie. J’espère un jour porter à mon côté cette épée queportait mon père. Voilà pourquoi je viens vous la demander.
Bonaparte, qui désirait des réponses claireset précises, s’était laissé prendre à ce langage ferme etintelligent.
– Si je vous demandais, citoyen, quelquesdétails plus complets sur vous et sur votre famille, dit-il aujeune homme, attribueriez-vous cette demande à la curiosité ou àl’intérêt que vous m’inspirez ?
– J’aimerais mieux, répondit Eugène,croire que le bruit de nos malheurs est arrivé jusqu’à vous, et quec’est à l’intérêt que je dois la bienveillance avec laquelle vousm’accueillez.
– Votre mère n’a-t-elle pas étéprisonnière aussi ? demanda Bonaparte.
– Oui, et c’est par miracle qu’elle a étésauvée. Nous devons sa vie à la citoyenne Tallien et au citoyenBarras.
Bonaparte réfléchit un instant.
– Et comment l’épée de votre père setrouve-t-elle entre mes mains ? demanda-t-il.
– Je ne dis pas précisément qu’elle soitentre vos mains, général, mais je dis que vous pouvez me la fairerendre. La Convention a ordonné le désarmement de la section LePeletier. Nous habitons notre ancien hôtel de la rueNeuve-des-Mathurins, que le général Barras nous a fait rendre. Deshommes se sont présentés chez ma mère, pour qu’on leur remît toutesles armes que pouvait renfermer l’hôtel. Ma mère ordonna qu’on leurremît un fusil de chasse à deux coups, à moi, une carabine à uncoup, que j’avais achetée à Strasbourg et avec laquelle j’avaiscombattu contre les Prussiens, et enfin l’épée de mon père. Je n’airegretté ni le fusil à deux coups ni la carabine, quoiqu’il s’yrattachât pour moi un souvenir d’orgueil : mais j’ai regrettéet je regrette, je l’avoue, cette épée qui a combattu glorieusementen Amérique et en France.
– Si on vous mettait en face des objetsqui vous ont appartenu, demanda Bonaparte, vous les reconnaîtriezprobablement ?
– Sans aucun doute, répondit Eugène.
Bonaparte sonna.
Un sous-officier entra pour prendre sesordres.
– Accompagnez le citoyen Beauharnais, ditBonaparte, dans les chambres où ont été déposées les armes dessections. Vous lui laisserez prendre celles qu’il désignera commelui appartenant.
Et il tendit au jeune homme cette main quidevait le conduire si haut. Dans son ignorance de l’avenir, Eugènes’élança vers elle, et la serra avec reconnaissance.
– Ah ! citoyen ! dit-il, mamère et ma sœur sauront combien vous avez été bon pour moi, et,croyez-le bien, elles vous en auront la même reconnaissance que jevous en ai.
En ce moment, la porte s’ouvrit, et Barrasparut sans être annoncé.
– Tiens ! dit-il, me voilàdoublement en pays de connaissance.
– J’ai déjà dit au général Bonaparte ceque je vous devais, répliqua Eugène, et je suis heureux de répéterdevant vous que, sans votre protection, la veuve et les enfants deBeauharnais seraient probablement morts de faim.
– Morts de faim ! répondit Bonaparteen riant. Il n’y a que les chefs de bataillon mis à la retraite parle citoyen Aubry qui soient exposés à ce genre de mort.
– J’ai tort, en effet, dit Eugène ;car tandis que notre mère était en prison, j’étais chez unmenuisier où je gagnais ma nourriture, et ma sœur était chez unelingère, où, par pitié, on lui en accordait autant.
– Bon ! dit Barras, les joursmauvais sont partis, les bons sont revenus. Qui t’amène donc ici,mon jeune ami ?
Eugène raconta à Barras le motif de savisite.
– Et pourquoi ne t’es-tu pas adressé àmoi, demanda Barras, au lieu de venir déranger moncollègue ?
– Parce que je voulais connaître lecitoyen général Bonaparte, répondit Eugène. L’épée de mon père, àmoi rendue par lui, m’a paru un augure favorable.
Et, saluant les deux généraux, il sortit avecle fourrier, beaucoup moins embarrassé de sa sortie qu’il nel’avait été de son entrée.
Les deux généraux restèrent seuls. Tous deux,avec un intérêt différent, avaient suivi des yeux le jeune homme,jusqu’à ce que la porte se fût refermée derrière lui.
– C’est un cœur d’or que celui de cetenfant, dit Barras. Imaginez-vous qu’à treize ans et demi – je nele connaissais pas encore à cette époque – il est parti seul pourStrasbourg dans l’espoir d’y trouver des pièces qui justifiassentson père devant le Tribunal révolutionnaire. Mais le Tribunalrévolutionnaire était pressé. En attendant les pièces querecueillait le fils, il fit tomber la tête du père. Il était temps,au reste, qu’Eugène revînt, car, sans Saint-Just qu’il rencontralà-bas, je ne sais trop ce qui serait arrivé de lui. Il était allés’attaquer en plein spectacle à l’un des meneurs de Strasbourg, unprésident de club nommé Tétrell, qui avait le buste de plus quelui. Si le peuple, qui l’avait vu dans la journée faire le coup defeu avec les Prussiens, n’avait pas pris hautement son parti, lepauvre enfant était flambé.
– Je présume, dit Bonaparte, toujoursprécis, que vous n’avez pas pris la peine de vous déranger, citoyenBarras, pour me parler de ce jeune homme, puisque vous ignoriez quej’eusse reçu sa visite ?
– Non, répondit Barras, je venais vousfaire un cadeau.
– À moi ?
– Oui, à vous, dit Barras.
Et, allant à la porte de l’antichambre, ill’ouvrit et fit un signe. Deux hommes entrèrent. Ils portaientchacun sur une épaule, comme deux charpentiers portent une poutre,une immense toile roulée et ficelée.
– Bon Dieu ! qu’est-ce quecela ? demanda Bonaparte.
– Vous m’avez parlé de votre désir defaire la guerre en Italie, général ?
– Vous voulez dire, interrompitBonaparte, de la nécessité où sera la France, un jour ou l’autre,d’y trancher la question autrichienne.
– Eh bien ! depuis longtemps,Carnot, qui est du même avis que vous, s’occupe de faire relever lacarte d’Italie la plus complète qui existe au monde. Je l’aidemandée au Ministère de la guerre, où l’on avait bonne envie de mela refuser, mais enfin ils me l’ont donnée, et, moi, je vous ladonne.
Bonaparte saisit la main de Barras.
– C’est un vrai cadeau, cela !dit-il, surtout si cette carte m’est donnée comme à celui qui doits’en servir. Ouvrez-la, dit Bonaparte s’adressant aux hommes qui laportaient.
Ceux-ci s’agenouillèrent, dénouèrent lescordons, essayèrent d’étendre la carte, mais il s’en fallait demoitié que la chambre fût assez grande pour la contenirdéployée.
– Bon ! reprit Bonaparte, vous allezme forcer de faire bâtir une maison pour mettre cette carte.
– Oh ! répliqua Barras, lorsque letemps de vous en servir sera venu, peut-être habiterez-vous unemaison assez grande pour la faire clouer entre deux fenêtres.Voyez, en attendant, ce qu’il y a de déployé ; pas unruisseau, pas un torrent, pas une colline n’y manque.
Les porteurs, autant qu’il était en leurpouvoir, entrouvrirent la carte. La portion qu’ils mirent àdécouvert s’étendait en avant du golfe de Gênes, d’Ajaccio àSavone.
– À propos ! demanda Bonaparte,c’est là que doivent être Schérer, Masséna, Kellermann, àCervoni ?
– Oui, dit Barras ; justement, nousavons reçu cette nuit de leurs nouvelles ; comment oubliais-jede vous dire cela ? Augereau a été complètement battu àLoano ; Masséna et Joubert, que Kellermann a conservés àl’armée malgré la destitution du Comité de salut public, y ont étésplendides de courage.
– Ce n’est pas là, ce n’est pas là,murmura Bonaparte. Qu’est-ce que les coups portés dans lesmembres ? Rien. C’est au cœur qu’il faut frapper. C’est àMilan, c’est à Mantoue, c’est à Vérone. Ah ! si jamais…
– Quoi ? demanda Barras.
– Rien ! dit Bonaparte.
Puis, se retournant brusquement versBarras :
– Êtes-vous sûr d’être nommé un des cinqdirecteurs ? lui demanda-t-il.
– Hier, répondit Barras en baissant lavoix, les conventionnels se sont réunis pour se concerter sur lechoix des membres du Directoire. On a discuté quelque temps ;enfin les noms sortis de cette première épreuve sont : lemien, puis celui de Rewbell, Sieyès en troisième, enfinLarevellière-Lépeaux et Letourneur ; mais, à coup sûr, un descinq n’acceptera pas.
– Quel est cet ambitieux ? demandaBonaparte.
– Sieyès.
– Parle-t-on de celui qui leremplacera ?
– Selon toute probabilité, ce seraCarnot.
– Vous n’y perdrez rien. Mais pourquoin’avoir pas introduit, parmi ces noms, tous civils, un de ces nomsqui représentait l’armée, comme Kléber, Pichegru, Hoche ouMoreau ?
– On a craint de donner trop d’influenceaux militaires.
Bonaparte se mit à rire.
– Bon ! dit-il, quand César s’emparade Rome, il n’était ni tribun ni consul ; il revenait desGaules, où il avait gagné quatre-vingts batailles et soumis troiscents peuples. C’est comme cela que se font les dictateurs.Seulement, aucun des hommes que nous venons de nommer n’est detaille à jouer le rôle de César. Si les cinq hommes que vous ditessont nommés, les choses pourront marcher. Vous avez de lapopularité, de l’initiative et de l’action ; vous sereznaturellement le chef du Directoire. Rewbell et Letourneur sont destravailleurs qui feront la besogne, tandis que vous représenterez.Larevellière-Lépeaux est sage et honnête, et vous moralisera tous.Quant à Carnot, je ne sais pas trop de quelle besogne vous lechargerez.
– Il continuera de faire des plans etd’organiser la victoire, dit Barras.
– Qu’il en fasse tant qu’il voudra, desplans. Si je deviens quelque chose, ne vous donnez jamais la peinede m’en envoyer un seul.
– Pourquoi cela ?
– Parce que ce n’est pas avec une carte,un compas et des épingles à tête de cire rouge, bleue ou verte quel’on gagne des batailles. C’est avec l’instinct, le coup d’œil, legénie. Je voudrais bien savoir si l’on envoyait de Carthage àAnnibal les plans des batailles de la Trébia, du lac de Trasimèneet de Cannes. Vous me faites hausser les épaules avec vosplans ! Savez-vous ce que vous devriez faire ? Vousdevriez me donner les détails que vous avez reçus sur la bataillede Loano, et, puisque la carte est découverte à cet endroit-là, çam’intéresserait de suivre les mouvements de nos troupes et destroupes autrichiennes.
Barras tira de sa poche une note écrite avecle laconisme d’une dépêche télégraphique et la tendit àBonaparte.
– Patience, lui dit-il, vous avez déjà lacarte ; le commandement viendra peut-être.
Bonaparte lut avidement la dépêche.
– Bien ! dit-il. Loano c’est la cléde Gênes, et Gênes est le magasin de l’Italie.
Puis, continuant de lire la dépêche :
– Masséna, Kellermann, Joubert, quelshommes ! et que ne peut-on faire avec eux ?… Celui quipourrait les réunir et les tordre entre eux serait le véritableJupiter olympien tenant la foudre.
Puis il murmura les noms de Hoche, de Kléberet de Moreau, et, un compas à la main, se coucha sur cette grandecarte dont un coin seulement était découvert.
Là, il se mit à étudier les marches et lescontremarches qui avaient amené cette fameuse bataille deLoano.
Quand Barras prit congé de lui, à peine fit-ilattention à son départ, tant il était plongé dans ses combinaisonsstratégiques.
– Ce ne doit pas être Schérer, dit-il,qui a combiné et exécuté ce plan. Ce ne peut être Carnot non plus…il y a trop d’imprévu dans l’attaque. Ce doit être un homme depremière force… Masséna sans doute.
Il était, depuis une demi-heure à peu près,couché sur cette carte qui ne devait plus le quitter, lorsque laporte s’ouvrit et qu’on lui annonça :
– La citoyenne Beauharnais !
Dans sa préoccupation, Bonaparteentendit : « Le citoyen Beauharnais », et crut quec’était le jeune homme qu’il avait déjà vu, qui venait le remercierde la faveur qu’il lui avait accordée.
– Qu’il entre, dit-il, qu’ilentre !
À l’instant même parut à la porte, non pas lejeune homme qu’il avait déjà vu, mais une femme charmante, devingt-sept à vingt-huit ans. Étonné, il se releva à moitié, et cefut un genou en terre que Bonaparte vit pour la première foisapparaître à ses yeux Marie-Rose-Joséphine Tascher de La Pagerie,veuve Beauharnais.
Bonaparte resta frappé d’admiration.
Mme de Beauharnais était,nous venons de le dire, à l’heure où nous sommes arrivés, une femmede vingt-huit ans, d’une beauté incontestable et d’une grâcecharmante dans les manières, exhalant de toute sa personne cequelque chose de suave qui ressemble au parfum que Vénus donnait àses élues pour commander l’amour.
Elle avait les cheveux et les yeux noirs, lenez droit, la bouche souriante, l’ovale du visage irréprochable, lecou gracieusement attaché, quelque chose de flexible et d’ondoyantdans la taille, un bras parfait, une main admirable.
Rien de plus aimable que son accent créoledont il ne restait de traces que juste assez pour constater sanaissance tropicale.
Comme on l’a vu par son nom de jeune fille,Mme de Beauharnais était de famille noble. Néeà la Martinique, son éducation avait été celle de toutes lescréoles, c’est-à-dire abandonnée à elle-même ; mais demerveilleuses dispositions d’esprit et de cœur avaient fait deMme Tascher de La Pagerie une des femmes les plusdistinguées qui se pussent voir. Son cœur excellent lui avaitappris de bonne heure que, quoiqu’ils eussent de la laine au lieud’avoir des cheveux, les nègres étaient des hommes plus à plaindreque les autres puisque la force et la cupidité des Blancs lesavaient arrachés à leur patrie pour les transporter sur un sol quitoujours les tourmente, et quelquefois les égorge.
Le premier spectacle qui avait frappé ses yeuxétait celui de ces malheureux, désunis comme famille, mais groupéscomme travailleurs, offrant à un soleil presque vertical un corpstoujours courbé sous le rotin du commandeur et fouillant une terreque leur sueur et leur sang ne fertilisent pas pour eux-mêmes.
Elle s’était demandé, dans sa jeuneintelligence, pourquoi ces hommes étaient retranchés de la loicommune du genre humain ; pourquoi ils végétaient nus, sansasile, sans propriété, sans honneur, sans liberté ; et elles’était répondu que c’était pour enrichir des maîtres avides,qu’ils étaient, dès l’enfance et pour la vie, condamnés sans espoirà un supplice éternel. Aussi la pitié de la jeune Joséphineavait-elle fait de l’habitation de ses parents un paradis pour lesesclaves.
C’étaient encore des Noirs et desBlancs ; mais, à leur liberté près, les Noirs partageaienttous les avantages des sociétés et quelques-uns des plaisirs de lavie, et, lorsque nulle part dans l’île un nègre n’était sûrd’épouser la négresse qu’il aimait, plus certainement que dans lasociété, des mariages d’amour récompensaient le travail et latendresse des esclaves de leur jeune maîtresse Joséphine.
Elle avait treize ou quatorze ans lorsqu’ellevit arriver à la Martinique et qu’elle rencontra chez sa tanteRenaudin un jeune officier noble et plein de mérite.
C’était le vicomte Alexandre deBeauharnais.
L’un avait dans sa personne tout ce qu’il fautpour plaire.
L’autre dans son cœur tout ce qu’il faut pouraimer.
Ils s’aimèrent donc avec l’abandon de deuxjeunes gens qui ont le bonheur de réaliser ce rêve d’une âme sœurde leur âme.
– Je vous ai choisie, disait Alexandre enlui serrant tendrement la main.
– Et moi, je vous ai trouvé !répondait Joséphine en lui donnant son front à baiser.
La tante Renaudin prétendait que c’eût étédésobéir aux décrets de la Providence que de s’opposer à l’amourdes jeunes gens. Les parents des deux enfants se trouvaient enFrance. Il s’agissait donc d’obtenir leur consentement à cemariage, auquel la tante Renaudin ne voyait aucun obstacle. Lesobstacles vinrent, en effet, de MM. de Beauharnais, pèreet oncle du fiancé. Dans un élan d’amitié fraternelle, ilss’étaient juré autrefois d’unir leurs enfants entre eux. Celui quela jeune fille regardait déjà comme son époux était destiné àépouser sa cousine.
Le père d’Alexandre céda le premier. En voyantles jeunes gens se désespérer de son refus, il s’adoucit peu à peuet finit par se charger d’aller annoncer lui-même à son frère lechangement survenu dans leurs projets. Mais celui-ci, de moinsbonne composition que lui, réclama la promesse engagée et dit à sonfrère que s’il consentait à manquer à sa parole, chose indigne d’ungentilhomme, il ne manquerait pas, lui, à la sienne.
Le père du vicomte rentra, désespéré d’êtrebrouillé avec son frère ; mais, préférant, à tout prendre, lahaine de son frère au malheur de son fils, il renouvela à celui-cinon seulement la promesse de son consentement, mais sonconsentement même.
C’est alors que la jeune Joséphine, qui devaitplus tard donner au monde l’exemple d’un si grand sacrifice et d’unsi complet dévouement, préluda, pour ainsi dire, à ce grand acte dudivorce, en insistant près de son amant afin qu’il sacrifiât satendresse pour elle à la paix et à la tranquillité de safamille.
Elle déclara au vicomte qu’elle voulait avoirun entretien avec son oncle, l’emmena avec elle, et, sous prétexted’une entrevue avec M. de Beauharnais, le conduisit à sonhôtel. Elle le fit entrer dans un cabinet voisin du salon danslequel, étonné de cette visite, M. de Beauharnais faisaitdire qu’il était cependant prêt à la recevoir.M. de Beauharnais s’était levé, car il était gentilhommeet c’était une femme qu’il recevait.
– Monsieur, lui dit-elle, vous ne m’aimezpas, et vous ne pouvez m’aimer ; cependant, pour me haïr, d’oùme connaissez-vous ? La haine que vous m’avez vouée, oùl’avez-vous prise, et qui la justifie ? Ce n’est certainementpas mon attachement pour le vicomte de Beauharnais : il estpur, légitime, payé de retour. Nous ignorions, quand nous nousdîmes pour la première fois que nous nous aimions, que desconvenances sociales, que des intérêts, qui me sont étrangers,pussent jamais rendre criminel ce premier aveu de notre amour. Ehbien ! monsieur, puisque tous nos torts, le mien surtout,viennent de ce mariage, projeté par ma tante et consenti parM. de Beauharnais, si Alexandre et moi, plus dociles àvos volontés que sensibles à notre propre bonheur, si nous avionsl’affreux courage de vous l’immoler, si lui et moi renoncions à cemariage qui détruit celui que vous aviez conclu, jugeriez-voustoujours votre neveu indigne de votre amitié, et me jugeriez-voustoujours, moi, digne de vos mépris ?
Le marquis de Beauharnais, étonné des parolesqu’il venait d’entendre, regarda quelque tempsMlle Tascher de La Pagerie sans lui répondre ;mais, ne pouvant croire à la sincérité des sentiments qui luiétaient exprimés :
– Mademoiselle, dit-il en couvrant d’unvernis de politesse ce que sa réponse avait d’injurieux pour elle,mademoiselle, j’avais entendu parler avec de grands éloges de labeauté, de l’esprit et surtout des nobles sentiments deMlle de La Pagerie ; mais cette réunionque je craignais, qui justifie si bien mon neveu, ou du moins quil’excuse, cette réunion, je la trouvais d’autant plus coupablequ’elle est plus invincible, qu’une rivale, loin d’en détruirel’influence, ne peut que l’augmenter, et qu’il est bien difficilede prévoir qu’à elle seule il était réservé d’en arrêter l’effet.C’est, mademoiselle, le spectacle que vous donnezaujourd’hui ; spectacle si singulier, permettez-moi de vous ledire, que, pour ne pas le soupçonner de l’égoïsme le plus adroit oude la dissimulation la mieux combinée, il faut avoir recours à unetroisième supposition, que vous croirez peut-être injurieuse,précisément parce qu’elle est naturelle.
– Quelle est cette supposition,monsieur ? demanda Mlle de LaPagerie.
– Que vous avez cessé d’aimer mon neveuou d’être aimée de lui.
Le vicomte, qui écoutait, plein d’étonnementet de douleur, ouvrit la porte et bondit dans le cabinet.
– Vous vous trompez, monsieur, dit-il àson oncle. Elle m’aime toujours et je l’aime plus que jamais.Seulement, comme c’est un ange, elle se sacrifiait et me sacrifiaiten même temps à nos deux familles. Mais vous venez de nous prouver,monsieur, en ne la comprenant pas et en la calomniant, que vousêtes indigne du sacrifice qu’elle vous faisait. Venez, Joséphine,venez ; tout ce que je peux faire, et ce sera ma dernièreconcession, c’est de prendre mon père pour juge. Ce que mon pèredécidera, nous le ferons.
Et, en effet, ils rentrèrent à l’hôtel, etMlle de La Pagerie raconta àM. de Beauharnais ce qui venait de se passer, luidemandant son dernier avis et s’engageant pour elle et pour sonfils à le suivre.
Mais le comte, les larmes aux yeux, prit lesmains des deux jeunes gens :
– Jamais, dit-il, vous ne fûtes plusdignes l’un de l’autre que depuis que vous avez renoncé à vousposséder. Vous demandez mon dernier avis : mon dernier avisest que vous soyez unis, mon espoir est que vous serezheureux !
Huit jours après,Mlle de La Pagerie était vicomtesse deBeauharnais.
Et, en effet, rien n’avait troublé le bonheurdes deux époux lorsque arriva la Révolution. Le vicomte deBeauharnais prit rang parmi ceux qui l’aidèrent, mais il crut àtort qu’on pouvait diriger l’avalanche qui se précipitait,renversant tout devant elle. Il fut entraîné sur l’échafaud.
La veille du jour où le vicomte de Beauharnaisdevait monter à l’échafaud, il écrivait à sa femme la lettresuivante. Ce fut son dernier adieu :
Nuit du 6 au 7 thermidor, à la Conciergerie.
Encore quelques minutes à la tendresse,aux larmes et aux regrets, puis tout entier à la gloire de monsort, aux grandes pensées de l’immortalité. Quand tu recevras cettelettre, ô ma Joséphine ! il y aura bien longtemps que tonépoux, dans le langage d’ici-bas ne sera plus ; mais il y auradéjà quelques instants qu’il goûtera dans le sein de Dieu lavéritable existence. Tu vois donc bien qu’il ne faut plus lepleurer ; c’est sur les méchants, les insensés qui luisurvivent qu’il faut répandre des larmes ; car ils font le malet ne pourront le réparer.
Mais ne noircissons pas de leur coupableimage ces suprêmes instants. Je veux les embellir, au contraire, ensongeant que, chéri d’une femme adorable, j’ai vus’écouler, sans le plus léger nuage, le jour de notre hymen.Oui, notre union n’a duré qu’un jour, et cette pensée m’arrache unsoupir. Mais qu’il fut serein et pur, ce jour si rapidement écoulé,et que de grâces je dois à la Providence qui te bénit !Aujourd’hui, elle dispose de moi avant le temps, et c’est encore unde ses bienfaits. L’homme de bien peut-il vivre sans douleur etpresque sans remords, quand il voit l’univers en proie auxméchants ? je me féliciterais donc de leur être enlevé si jene sentais que je leur abandonne des êtres si précieux et sichéris. Si pourtant les pensées des mourants sont despressentiments, j’en éprouve un dans mon cœur qui m’assure que cesboucheries vont être suspendues, et qu’aux victimes vont enfinsuccéder les bourreaux…
Je reprends ces lignes incorrectes etpresque illisibles, que mes gardiens avaient suspendues. Je viensde subir une formalité cruelle, et que dans toute autrecirconstance on ne m’aurait fait supporter qu’en m’arrachant lavie. Mais pourquoi chicaner contre la nécessité ? La raisonveut qu’on en tire le meilleur parti.
Mes cheveux coupés, j’ai songé à enacheter une portion, afin de laisser à ma chère femme, à mesenfants, des témoignages non équivoques, des gages de mes dernierssouvenirs… Je sens qu’à cette pensée mon cœur se brise et que deslarmes mouillent ce papier.
Adieu, ô tout ce que j’aime !Aimez-vous, parlez de moi, et n’oubliez jamais que la gloire demourir victime des tyrans et martyr de la liberté illustrel’échafaud.
Arrêtée à son tour, comme nous l’avons dit,Mme la vicomtesse de Beauharnais écrivait au momentde mourir à ses enfants, comme son mari lui avait écrit.
Elle terminait par ces mots une longue lettreque nous avons sous les yeux :
Pour moi, mes enfants, qui vais mourir,comme votre père, victime des fureurs qu’il a toujours combattueset qui l’ont dévoré, je quitte la vie sans haine contre sesbourreaux et les miens, que je méprise.
Honorez ma mémoire en partageant messentiments ; je vous laisse pour héritage la gloire de votrepère et le nom de votre mère, que quelques malheureux bénissent,notre amour, nos regrets et notre bénédiction.
Mme de Beauharnaisachevait cette lettre, lorsqu’elle entendit, dans la cour de laprison, les cris : « Mort à Robespierre ! vive laliberté ! » C’était dans la matinée du 10 thermidor.
Trois jours après, Mme lavicomtesse de Beauharnais, grâce à l’amitié deMme Tallien, était libre, et, un mois plus tard,grâce à l’influence de Barras, ceux de ses biens qui n’avaient pasété vendus lui étaient restitués.
Au nombre de ces biens était l’hôtel de la rueNeuve-des-Mathurins, N° 11.
En voyant son fils – qui ne lui avait rien ditde la démarche qu’il allait faire – rentrer l’épée de son père à lamain, et en apprenant comment cette épée venait de lui être rendue,dans un premier mouvement d’enthousiasme, elle s’était élancée horsde chez elle, et, n’ayant que le boulevard à traverser, avait coururemercier le jeune général, auquel son apparition venait de causerune si grande surprise.
Bonaparte tendit aussitôt la main à la belleveuve, plus belle encore sous les vêtements noirs qu’elle avaitgardés depuis la mort de son mari, lui faisant signe d’enjamberpar-dessus la carte et de venir s’asseoir dans une partie du salonoù elle n’était pas étendue.
Joséphine lui fit observer qu’elle était venueà pied, et qu’elle n’osait, de crainte de la salir, toucher lacarte de son étroit et élégant brodequin.
Bonaparte insista. Aidée de la main du jeunegénéral, elle s’élança par-dessus le golfe de Gênes, et le bout deson pied tomba sur la petite ville de Voltri, où il laissa uneempreinte.
Un fauteuil attendait, Joséphine s’yassit ; et, près d’elle, Bonaparte, restant debout, moitié parrespect, moitié par admiration, posa son genou sur une chaise, audossier de laquelle il se soutint.
Bonaparte fut d’abord assez embarrassé. Ilavait peu l’habitude du monde, avait rarement parlé aux femmes,mais il savait qu’il y a trois choses sur lesquelles leur cœur estintarissable : la patrie, la jeunesse, l’amour.
Il parla donc àMme de Beauharnais de la Martinique, de sesparents, de son mari.
Une heure s’écoula, qu’il eut à peine calculé,si bon mathématicien qu’il fût, la valeur de quelques minutes.
On parla peu de la position présente, etcependant le jeune général put remarquer queMme de Beauharnais était liée ou se trouvaiten relations avec tous les noms au pouvoir ou ayant chance d’yparvenir, son mari représentant à peu près la moyenne de l’opinionréactionnaire en faveur à cette époque.
De son côté,Mme de Beauharnais était une femme tropdistinguée pour ne pas remarquer du premier coup, à travers sonoriginalité native, toute la valeur de l’intelligence du vainqueurdu 13 vendémiaire.
Cette victoire si rapide et si complètefaisait de Bonaparte le héros du jour : on en avait beaucoupparlé autour de Mme de Beauharnais ; lacuriosité et l’enthousiasme, comme nous l’avons dit, l’avaiententraînée à lui faire cette visite. Elle avait trouvé le protégé deBarras bien au-dessus, intellectuellement, de tout ce que Barrasavait pu lui en dire, de sorte que, lorsque son domestique vint luiannoncer que Mme Tallien l’attendait chez elle pouraller « où elle savait, ainsi qu’il était convenu », elles’écria :
– Mais nous avions rendez-vous à cinqheures et demie seulement !
– Il en est six, madame, dit le laquaisen s’inclinant.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, quevais-je lui dire ?
– Vous lui direz, madame, réponditBonaparte, que votre conversation a eu pour moi tant de charme,qu’à force de prières, j’ai obtenu de vous un quart d’heure deplus.
– Mauvais conseil, dit Joséphine ;car je serais obligée de mentir pour m’excuser.
– Voyons, dit Bonaparte en homme quimeurt d’envie d’insister pour faire durer la visite encore quelquesinstants. Était-ce un autre 9 thermidor queMme Tallien avait à faire ? Je croyais letemps des Robespierre complètement passé.
– Si je n’étais honteuse de mon aveu, jevous dirais ce que nous allons faire.
– Dites, madame. Je serai heureux d’êtrepour quelque chose dans un de vos secrets, et surtout dans unsecret que vous n’osez avouer.
– Êtes-vous superstitieux ? demandaMme de Beauharnais.
– Je suis Corse, madame.
– Alors, vous ne vous moquerez pas demoi.
» Nous étions hier chezMme Gohier, lorsque celle-ci nous raconta qu’enpassant à Lyon, il y a une dizaine d’années, elle s’était fait direla bonne aventure par une demoiselle Lenormand. Entre autresprédictions qui s’étaient réalisées, la sorcière lui avait annoncéqu’elle aimerait un homme qu’elle n’épouserait pas, mais qu’elle enépouserait un autre qu’elle n’aimerait point, et qu’à la suite dumariage, la tendresse la plus vive lui viendrait pour cethomme.
» C’était son histoire d’un bout àl’autre.
» Or, elle avait appris que cettesibylle, qu’on appelle Lenormand, habitait maintenant à Paris, ruede Tournon, N° 7.
» La curiosité nous est venue, à moi et àMme Tallien, d’y aller à notre tour ; elle apris rendez-vous chez moi, où nous devons nous déguiser toutes deuxen grisettes. Le rendez-vous était, je vous l’ai dit, pour cinqheures et demie ; il est six heures un quart.
» Je vais faire mes excuses àMme Tallien, changer de costume, et, si la choselui convient toujours, aller avec elle chezMlle Lenormand.
» Je vous avoue, que nous nous faisonsune joie, grâce à l’exactitude de nos costumes, de faire tomber lasibylle dans l’erreur la plus complète.
– Vous n’avez pas besoin d’un compagnonserrurier, forgeron, armurier ? demanda Bonaparte.
– Non, citoyen, ditMme de Beauharnais, à mon grand regret. J’aidéjà commis une indiscrétion en vous disant ce que nous allonsfaire. L’indiscrétion serait plus grande encore en vous mettant entiers dans notre partie.
– Qu’il soit fait selon votre volonté,madame… ici-bas comme au ciel ! répondit Bonaparte.
Et, lui donnant la main pour la conduire versla porte, il évita, cette fois, de la faire marcher sur la bellecarte où son pas, si léger qu’il fût, avait laissé une trace.
Comme elle l’avait dit au jeune général,Mme de Beauharnais trouva chez elle, enrentrant, Mme Tallien.
Mme Tallien (Thérèse Cabarus)était, comme tout le monde le sait, la fille d’un banquierespagnol. Mariée à M. Davis de Fontenay, conseiller auparlement de Bordeaux, elle s’était bientôt séparée de lui par ledivorce. C’était au commencement de 94, la Terreur était à soncomble.
Thérèse Cabarus voulut rejoindre son père enEspagne, afin d’échapper à des malheurs dont la proscription étaitle moindre. Arrêtée aux portes de la ville, elle fut ramenée devantTallien, qui, à sa première vue, devint passionnément amoureuxd’elle. Elle se servit de cette passion pour sauver une foule devictimes.
À cette époque, ce fut surtout l’amour quicombattit la mort, sa plus cruelle ennemie.
Tallien fut rappelé. Thérèse Cabarus le suività Paris, où elle fut arrêtée ; du fond de sa prison, elleconduisit le 9 thermidor, et, Robespierre renversé, elle se trouvalibre.
On se rappelle que son premier soin avait étéde s’occuper de Joséphine, sa compagne de prison.
Depuis ce temps, Joséphine Beauharnais etThérèse Tallien étaient devenues inséparables. Une seule femme leurdisputait, à Paris, la palme de la beauté. C’était, nous l’avonsdit, Mme Récamier.
Ce soir-là, on le sait, elles avaient résolud’aller sous un déguisement de femme de chambre et avec de fauxnoms, consulter la sibylle à la mode,Mlle Lenormand.
En un instant, les deux grandes dames furenttransformées en deux charmantes grisettes.
Les bonnets à dentelles retombaient sur leursyeux, le capuchon d’une petite mante de soie leur enveloppait latête ; court vêtues d’une robe d’indienne claire, bravementchaussées d’un soulier découvert à boucles de strass, d’un bas àcoins roses ou verts, elles sautèrent dans le fiacre qu’ellesavaient fait entrer sous la grande porte de la maison N° 11 dela rue Neuve-des-Mathurins, et, d’une voix légèrement tremblante,comme l’est celle de toute femme faisant un acte en dehors de savie habituelle, Mme de Beauharnais dit aucocher :
– Rue de Tournon, N° 7 !
Le fiacre s’arrêta à l’endroit indiqué, lecocher descendit de son siège, ouvrit la portière, reçut le prix desa course et frappa à la porte de la maison. La porte s’ouvrit.
Les deux femmes hésitèrent un instant. On eûtdit qu’au moment d’entrer, le cœur leur manquait. MaisMme Tallien poussa son amie. Joséphine, légèrecomme un oiseau, sauta sur le pavé sans toucher lemarchepied ; Mme Tallien la suivit. Ellesenjambèrent le seuil redouté, et la porte se referma sur elles.
Elles se trouvèrent alors sous une portecochère dont la voûte se prolongeait jusque dans la cour. Au fond,on lisait, éclairés par une espèce de réverbère, ces mots :« Mlle Lenormand, libraire », écrits surun contrevent.
Elles avancèrent vers la lumière. En mêmetemps que le contrevent, cette lumière éclairait un petit perron dequatre marches.
Elles escaladèrent les quatre marches et setrouvèrent en face de la loge du concierge.
– La citoyenne Lenormand ? demandaMme Tallien, qui, quoique la plus jeune des deux,paraissait avoir pris, ce jour-là, le privilège del’initiative.
– Au rez-de-chaussée, la porte à gauche,répondit le portier.
Mme Tallien s’engagea lapremière sur le perron, retroussant sa robe déjà fort courte,montrant une jambe qui, après avoir lutté de forme avec les plusbelles statues grecques, avait eu l’humilité ce soir-là dedescendre jusqu’à la jarretière nouée au-dessous du genou de lagrisette.
Mme de Beauharnaissuivait, admirant l’air dégagé de son amie, mais incapabled’atteindre à une pareille désinvolture. Elle était encore aumilieu du perron que Mme Tallien, arrivée près dela porte, avait déjà sonné. Un vieux domestique ouvrit.
Les nouvelles venues, qui se recommandaientpar la figure, mais ne se recommandaient pas par la toilette,furent examinées avec la plus scrupuleuse attention par le valet dechambre, qui leur fit tout simplement signe de s’asseoir dans uncoin de la première pièce. La seconde, qui était un premier salonet par laquelle devait passer le valet pour retourner près de samaîtresse, était occupée par deux ou trois dames qu’il eût étédifficile de qualifier quant au rang, tous les rangs à cette époqueétant à peu près confondus dans celui de la bourgeoisie. Mais, àleur grand étonnement, au bout de quelques secondes, la porte dusalon s’ouvrit de nouveau et Mlle Lenormand enpersonne vint leur adresser ces paroles :
– Mesdames, faites-moi donc le plaisird’entrer au salon.
Les deux fausses grisettes se regardèrent avecétonnement.
Mlle Lenormand passait pourfaire ses prédictions en état de somnambulisme éveillé. Était-cevrai, et sa double vue lui avait-elle permis de reconnaître, sansles voir même, deux femmes du monde dans l’annonce que le valet dechambre lui avait faite des deux soi-disant grisettes ?
Il est vrai qu’en même temps,Mlle Lenormand faisait signe à l’une des deux damesattendant au salon de passer dans le cabinet de divination.
Mme Tallien etMme de Beauharnais se mirent alors à examinerla pièce dans laquelle elles venaient d’être introduites.
Le principal ornement en était fait de deuxportraits, représentant, l’un, Louis XVI, l’autre Marie-Antoinette.Ces deux portraits, malgré les jours terribles qui venaient de sepasser, et quoique les deux têtes qu’ils représentaient fussenttombées sur l’échafaud, ces deux portraits n’avaient pas quitté uninstant leur place, et n’avaient pas cessé d’être l’objet durespect dont Mlle Lenormand entourait lesoriginaux.
Après ces peintures, l’objet le plusremarquable du salon était une table longue, couverte d’un tapissur lequel brillaient des colliers, des bracelets, des bagues etdifférentes pièces d’argenterie, ciselées avec élégance ; laplupart de ces dernières étaient du XVIIIe siècle. Tousces objets provenaient de cadeaux faits à la sibylle par despersonnes à qui elle avait fait d’agréables prédictions,lesquelles, sans doute, s’étaient réalisées.
Au bout d’un instant, la porte du cabinets’ouvrit, et la dernière personne qui occupait le salon avantl’arrivée des deux dames fut appelée à son tour. Les deux amiesrestèrent seules.
Un quart d’heure s’écoula, pendant lequel lesdeux visiteuses causèrent à voix basse, puis la porte se rouvrit etMlle Lenormand reparut.
– Laquelle de vous deux, mesdames,demanda-t-elle, désire passer la première ?
– Ne pouvons-nous donc entrerensemble ? demanda vivementMme de Beauharnais.
– Impossible, madame, répondit lasibylle. Je me suis imposé à moi-même l’obligation de ne jamaisfaire les cartes à une personne devant une autre personne.
– Peut-on savoir pourquoi ? demandaMme Tallien avec sa vivacité, et nous dirionspresque son indiscrétion habituelle.
– Mais parce que dans un portrait quej’ai eu le malheur de faire trop ressemblant, une des deuxpersonnes que je recevais a reconnu son mari.
– Entre, entre, Thérèse, ditMme de Beauharnais en poussantMme Tallien.
– Ce sera donc toujours à moi de mesacrifier, répondit celle-ci.
Et, envoyant un dernier sourire à sonamie :
– Eh bien ! soit ! je mehasarde, dit-elle.
Et elle entra.
Mlle Lenormand était à cetteépoque une femme de vingt-quatre à vingt-neuf ans, courte et grossede taille, dissimulant avec peine une épaule plus forte quel’autre ; elle était coiffée d’un turban, orné d’un oiseau deparadis.
Ses cheveux tombaient en longues bouclesroulées autour de son visage. Elle était vêtue de deux jupessuperposées, l’une courte, tombant au-dessus du genou, couleur grisperle ; l’autre, plus longue et formant un peu la queuederrière elle, d’une couleur cerise.
Elle avait près d’elle, sur un tabouret, salevrette favorite, nommée Aza.
La table sur laquelle elle faisait sesexpériences était tout simplement une table ronde recouverte d’untapis vert, avec des tiroirs devant elle, où la sibylle mettait sesdifférents jeux. Ce cabinet avait la même longueur que le salon,mais il était plus étroit. Aux deux côtés de la porte, deuxbibliothèques en chêne contenaient de nombreux volumes. En face dela devineresse était un fauteuil où s’asseyait le consultant ou laconsultante.
Entre elle et le sujet, une baguette de fer,qu’on appelait la baguette divinatoire. À l’extrémité tournée versle consultant s’enroulait un petit serpent de fer. L’extrémitéopposée était façonnée comme une poignée de fouet ou decravache.
Voilà ce qu’entrevitMme de Beauharnais pendant le court espace detemps que la porte resta entrouverte pour donner passage à sonamie.
Joséphine prit un livre, s’approcha d’unelampe et essaya de lire ; mais l’attention qu’elle donnait àsa lecture fut bientôt troublée par le bruit de la sonnette et parun nouveau personnage qu’on introduisit dans le salon.
C’était un jeune homme vêtu à la dernière modedes incroyables. Entre ses cheveux, coupés au ras de ses sourcils,ses oreilles de chien tombant sur ses épaules, et sa cravatemontant jusqu’aux pommettes de ses joues, à peine si l’on pouvaitdistinguer un nez droit, une bouche fine et résolue, et des yeuxbrillants comme des diamants noirs.
Il salua sans prononcer une parole, fittourner deux ou trois fois son bâton noueux autour de sa tête, fitentendre trois notes fausses, comme s’il achevait ou commençaitl’air d’une chanson, et s’assit dans un coin.
Mais, si peu que fût visible cet œil degriffon, comme aurait dit Dante,Mme de Beauharnais commençait à se sentir malà l’aise dans ce tête-à-tête, quoique l’incroyable fût assis dansun coin du salon, et elle à l’extrémité opposée, lorsqueMme Tallien sortit.
– Ah ! ma chère, dit-elle en allantdroit à son amie et sans remarquer l’incroyable perdu dans lapénombre, ah ! ma chère, entrez vite ! c’est une femmecharmante que Mlle Lenormand. Devinez un peu cequ’elle vient de me prédire ?
– Mais, chère amie, réponditMme de Beauharnais, que vous serez aimée, quevous resterez belle jusqu’à cinquante ans, que vous ferez despassions toute votre vie…
Et, comme Mme Tallien faisaitun mouvement qui voulait dire : « Ce n’est pascela ! »
– Et encore, continua Joséphine, que vousaurez de grands laquais, un bel hôtel, de belles voitures, avec deschevaux blancs ou isabelle.
– J’aurai tout cela, ma chère, et, deplus, si j’en crois notre sibylle, je serai princesse.
– Je vous en fais mon compliment biensincère, ma belle princesse, répondit Joséphine ; mais je nevois plus maintenant ce que j’ai à demander, et, comme jen’arriverai jamais à être princesse probablement, que mon orgueilsouffre déjà de n’être pas aussi belle que vous, je ne veux pas luidonner cet autre sujet de dépit qui serait capable de nousbrouiller…
– Est-ce sérieusement que vous parlez,chère Joséphine ?
– Non… Mais je ne veux pas m’exposer àcette infériorité qui me menace sur tous les points. Je vous laissevotre principauté : sauvons-nous !
Elle fit un mouvement pour sortir et entraînerMme Tallien ; mais, au même instant, ellesentit une main qui se posait doucement sur son bras, et entenditune voix qui disait :
– Restez, madame, et peut-être, quandvous m’aurez entendue, n’aurez-vous rien à envier à votre amie.
Joséphine avait grande envie elle-même desavoir ce qu’on pouvait être pour n’avoir rien à envier à uneprincesse ; elle céda donc, et entra à son tour dans lecabinet de Mlle Lenormand.
Mlle Lenormand fit signe àJoséphine de s’asseoir dans le fauteuil que venait de quitterMme Tallien, et tira un nouveau jeu de cartes deson tiroir, afin, sans doute, que les destinées de l’unen’influassent point sur celles de l’autre.
Puis elle regarda fixementMme de Beauharnais.
– Vous avez essayé de me tromper,mesdames, lui dit-elle, en prenant des habits communs pour meconsulter. Je suis une somnambule éveillée, et je vous ai vuespartir d’un hôtel du centre de Paris. J’ai vu votre hésitation pourentrer chez moi ; je vous ai vues, enfin, dans l’antichambre,quand votre place était dans le salon, et j’ai été vous chercher.N’essayez point de me tromper, répondez franchement à mesquestions, et, puisque vous venez chercher la vérité, dites lavérité.
Mme de Beauharnaiss’inclina :
– Si vous voulez m’interroger, je suisprête à répondre.
– Quel est l’animal que vous aimez lemieux ?
– Le chien.
– Quelle est la fleur que vouspréférez ?
– La rose.
– Quelle est l’odeur qui vous plaît lemieux ?
– Celle de la violette.
La sibylle plaça devantMme de Beauharnais un jeu de cartes doubles àpeu près des cartes ordinaires, qui venait d’être inventé depuisquelques mois seulement, et qui s’appelait le grand oracle.
– Cherchons d’abord où vous êtes placée,dit la sibylle.
Et, renversant le jeu, elle écarta les cartesavec le médium et trouva la consultante, c’est-à-dire une femmebrune avec une robe blanche à grands volants brodés, et unpardessus de velours rouge formant manteau à queue, dans un grandet riche plan. Elle était placée entre le huit de cœur et le dix detrèfle.
– Le hasard vous a bien placée, madame,vous le voyez : le huit de cœur, sur trois rangs différents,présente trois sujets. Le premier, qui est le huit de cœurlui-même, représente les étoiles sous la conjonction desquellesvous êtes née. Le second, un aigle enlevant un crapaud d’un étangau-dessus duquel il plane. Le troisième, une femme près d’unetombe. Voilà ce que je vois, madame, dans cette première carte.Vous êtes née sous l’influence de Vénus et de la Lune. Vous venezd’éprouver un grand contentement, presque égal à un triomphe.Enfin, cette femme vêtue de noir s’approchant d’une tombe indiqueque vous êtes veuve. D’un autre côté, le dix de trèfle promet laréussite dans une entreprise hasardée, mais dont vous avez à peineconscience. Impossible de trouver un jeu qui se présente sous demeilleurs auspices.
Puis, reprenant le jeu, en laissant laconsultante dehors, Mlle Lenormand le battit, priaMme de Beauharnais de le couper de la maingauche, et d’en tirer elle-même quatorze cartes, qu’elle placeraità son gré, à la suite de la consultante, en allant de droite àgauche, comme font les peuples orientaux dans leurs écritures.
Mme de Beauharnais obéit,coupa et rangea les quatorze cartes à la droite de laconsultante.
Mlle Lenormand suivait desyeux avec une attention plus grande que ne le faisaitMme de Beauharnais elle-même, les cartes, aufur et à mesure que celle-ci les retournait.
– En vérité, madame, lui dit-elle, vousêtes privilégiée, et je crois que vous avez bien fait de ne pasvous laisser effrayer par la prédiction que j’ai faite à votreamie, si brillante qu’elle soit. Votre première carte est le cinqde carreau ; à côté du cinq de carreau, cette belleconstellation de la Croix du Sud, qui est invisible pour nous enEurope. Le grand sujet de cette carte, qui représente un voyageurgrec ou mahométan, indique que vous êtes née soit en Orient soitaux colonies. Le perroquet ou l’oranger qui forment le troisièmesujet me font pencher pour les colonies. La fleur, qui est unveratrum très commun à la Martinique, m’autorise presque àdire que c’est dans cette île que vous êtes née.
– Vous ne vous trompez pas, madame.
– Votre troisième carte, le neuf decarreau, qui indique les voyages lointains, me fait croire que vousavez quitté, jeune, cette île. Le convolvulus qui estdessiné au bas de cette carte, et qui représente la femme cherchantun appui, ferait supposer que vous avez quitté la Martinique pourvous marier.
– C’est encore vrai, madame, repritJoséphine.
– Votre quatrième carte, qui est le dixde pique, indique la perte de vos espérances ; et cependant,les fruits et les fleurs de saxifrage qui se trouvent sur cettemême carte m’autorisent à penser que ces chagrins n’ont été quemomentanés, et qu’une heureuse réussite – un mariage probablement –a succédé à ces craintes, qui ont été jusqu’à la perte del’espoir.
– Vous auriez lu dans le livre de mapropre vie, madame, que vous n’y auriez pas vu plus clair.
– Cela m’encourage, reprit la sibylle,car je vois de si étranges choses dans votre jeu, madame, que jem’arrêterais tout court, si, à mes doutes, se joignaient vosdénégations. Voici le huit de pique. Achille traîne Hector,enchaîné à son char, autour des murs de Troie ; plus bas, unefemme est agenouillée devant un tombeau. Votre mari, comme le hérostroyen, a dû mourir de mort violente sur l’échafaud probablement.Mais voilà une chose singulière, c’est que, sur la même carte, enface de la femme qui pleure, les os de Pélops sont placés en croixau-dessus du talisman de la Lune. Ce qui veut dire :« Heureuse fatalité. » À une grande infortune succéderaune fortune plus grande. Joséphine sourit.
– Ceci est de l’avenir ; je nesaurais donc vous répondre.
– Vous avez deux enfants ? demandala sibylle.
– Oui, madame.
– Un fils et une fille.
– Oui.
– Tenez, voici votre fils qui, sur lamême carte, où est le dix de carreau, prend, sans vous consulter,une résolution de la plus haute importance, non pas en elle-même,mais par les résultats qu’elle doit avoir. Au bas de la carte, cechêne que vous voyez est un de ces chênes de la forêt de Dodone.Jason couché sous son ombre écoute. Qu’écoute-t-il ? La voixde l’avenir, qu’a écoutée votre fils, lorsqu’il s’est décidé à ladémarche qu’il a faite. La carte qui suit, c’est-à-dire le valet decarreau, vous montre Achille déguisé en femme à la cour deLycomène. L’éclat d’une épée en fera un homme. Y a-t-il unehistoire d’épée en ce moment entre votre fils etquelqu’un ?
– Oui, madame.
– Eh bien ! voici, au-dessus de lacarte, Junon dans un nuage qui lui crie : « Courage,jeune homme ! » Les secours ne manqueront pas. Je nesais, mais dans cette carte, qui n’est autre que le roi de carreau,il me semble que je vois votre fils s’adresser à un soldat puissantet obtenir de lui ce qu’il lui demande. Le quatre de carreau vousreprésente vous-même, madame, au moment où votre fils vous racontel’heureux résultat de son projet. Les fleurs qui poussent au bas decette carte vous ordonnent de ne point vous laisser abattre par lesdifficultés, et vous annoncent que vous arriverez au but de vosdésirs. Enfin, madame, voici le huit de trèfle, qui indique trèspositivement un mariage ; placé comme il l’est près du huit decœur, c’est-à-dire près de l’aigle s’élevant vers le ciel avec uncrapaud dans ses serres, le huit de cœur indique que ce mariagevous élèvera au-dessus des sphères les plus puissantes de lasociété. Puis, si nous pouvions douter encore, voici le six de cœurqui, par malheur, va si rarement avec le huit ; voici le sixde cœur où l’alchimiste regarde la pierre devenue de l’or,c’est-à-dire la vie commune changée en une vie de noblesse,d’honneurs, d’emplois élevés. Voyez, parmi ces fleurs, ce mêmeconvolvulus, qui enveloppe un lis défleuri : cela veut dire,madame, que vous succéderez, vous qui cherchez un simple appui, quevous succéderez, comment puis-je vous dire cela ? à ce qu’il ya de plus grand, de plus puissant en France, au lis défleuri ;que vous y succéderez en passant, comme l’indique le dix de trèfle,à travers les champs de bataille, où, comme vous le voyez, Ulysseet Diomède enlèvent les chevaux blancs de Rhésus, placés sous lagarde du talisman de Mars. Là, madame, vous aurez le respect, latendresse de tout le monde. Vous serez la femme de cet Herculeétouffant le lion de la forêt de Némée, c’est-à-dire de l’hommeutile et courageux s’exposant à tous les dangers pour le bonheur deson pays. Les fleurs dont on vous couronnera seront le lilas,l’arum, l’immortelle, car vous serez, tout à la fois, le vraimérite et la parfaite bonté.
Enfin se levant avec un mouvementd’enthousiasme, saisissant la main deMme de Beauharnais et tombant à sespieds :
– Madame, dit-elle, je ne sais pas votrenom, je ne connais pas votre rang, mais je lis dans votre avenir…Madame, souvenez-vous de moi, quand vous serez…impératrice !…
– Impératrice ?… moi ?… Vousêtes folle, ma chère !
– Eh !… madame, ne voyez-vous pasque votre dernière carte, celle à laquelle conduisent les quatorzeautres, est le roi de cœur, c’est-à-dire le grand Charlemagne quitient d’une main l’épée, de l’autre le globe ?… Ne voyez-vouspas, toujours sur la même carte, l’homme de génie qui, un livre àla main, une sphère à ses pieds, médite sur les destinées dumonde ?… Enfin ne voyez-vous pas, sur deux pupitres posés enface l’un de l’autre, les livres de la Sagesse et les lois deSolon ?… preuve que votre époux sera non seulement conquérant,mais encore législateur.
Tout invraisemblable qu’était cetteprédiction, un vertige monta à la tête de Joséphine. Ses yeuxs’éblouirent, son front se couvrit de sueur, un frissonnementcourut par tout son corps.
– Impossible ! impossible !impossible ! murmura-t-elle.
Et elle retomba sur le fauteuil.
Puis, tout à coup, se rappelant que saconsultation avait duré près d’une heure, et queMme Tallien l’attendait, elle se leva, jeta àMlle Lenormand sa bourse sans compter ce qu’ellecontenait, s’élança dans le salon, prit Mme Tallienpar la taille et l’entraîna hors de l’appartement, répondant àpeine au salut que faisait aux deux dames l’incroyable, qui s’étaitlevé au moment où elles passaient devant lui.
– Eh bien ? demandaMme Tallien arrêtant Joséphine sur le perron, parlequel on descendait dans la cour.
– Eh bien ! repritMme de Beauharnais, cette femme estfolle !
– Que vous a-t-elle doncprédit ?
– Mais à vous d’abord ?
– Je vous préviens, ma chère, que je suisdéjà habituée à la prédiction, réponditMme Tallien : elle m’a prédit que je seraisprincesse.
– Eh bien ! moi reprit Joséphine, jene suis pas encore habituée à la mienne : elle m’a prédit queje serais… impératrice !
Et les deux fausses grisettes remontèrent dansleur fiacre.
À peine, nous l’avons dit, les deux jeunesfemmes, tout affolées de leur prédiction, avaient-elles faitattention au jeune élégant qui attendait son tour.
Pendant la longue séance qu’avait faiteMme de Beauharnais chez la sibylle,Mme Tallien avait essayé plusieurs fois dereconnaître à quelle classe d’incroyable elle avait affaire dans lapersonne du jeune homme qui attendait en même temps qu’elle. Maislui, peu curieux, paraissait-il, de nouer la conversation aveccelle qui lui faisait des avances, avait tiré ses cheveux sur sessourcils, sa cravate sur son menton, ses oreilles de chien sur sesjoues, et, avec une espèce de grognement sourd, s’était établi dansson fauteuil comme un homme qui ne serait pas fâché de diminuerl’heure de l’attente par quelques moments de sommeil.
La longue séance deMme de Beauharnais s’était passée ainsi,Mme Tallien faisant semblant de lire etl’incroyable faisant semblant de sommeiller.
Mais à peine furent-elles sorties et leseut-il suivies des yeux aussi longtemps que la chose lui futpossible, qu’il se présenta à son tour à la porte du cabinet deMlle Lenormand.
La mise du nouveau consultant avait quelquechose de grotesque qui amena le sourire sur les lèvres de lasibylle.
– Mademoiselle, dit-il, en affectant leparler ridicule des jeunes élégants de l’époque, auriez-vous labonté de me dire ce que le sort réserve de vicissitudes heureusesou fâcheuses à la personne de votre serviteur ? Il ne vouscachera pas que cette personne lui est assez chère pour que tout ceque vous lui prédirez d’agréable soit admirablement reçu par lui.Il doit ajouter cependant que, grâce à une grande puissance surlui-même, il écoutera sans aucun trouble les événements et lescatastrophes dont il vous plaira de le menacer.
Mlle Lenormand le regarda uninstant, avec inquiétude. Son laisser-aller allait-il jusqu’à lafolie, ou avait-elle affaire à quelqu’un de ces jeunes gens qui, àcette époque, se faisant un plaisir de railler jusqu’aux chosessaintes, n’aurait pas eu grand scrupule de s’attaquer à la sibyllede la rue de Tournon, si bien ancrée qu’elle fût déjà dans l’espritdes nobles habitants du faubourg Saint-Germain ?
– C’est votre horoscope que vousdésirez ? demanda-t-elle.
– Oui, mon horoscope ; un horoscopetel que celui qui fut tiré à la naissance d’Alexandre, fils dePhilippe, roi de Macédoine. Sans avoir la prétention d’atteindre àla renommée du vainqueur de Porus et du fondateur d’Alexandrie, jecompte faire un jour un certain bruit dans le monde. Ayez donc labonté de préparer ce qui vous est nécessaire et de faire pour moitout ce qu’il y a de plus grand jeu.
– Citoyen, repritMlle Lenormand, je procède par plusieurs moyensdifférents les uns les autres.
– Voyons les moyens, dit l’incroyable,poussant son estomac en avant, glissant ses deux pouces dansl’échancrure de son gilet, et laissant pendre par le cordon qui lasoutenait sa canne à son poignet.
– Par exemple, je prophétise par lesblancs d’œufs, par l’analyse du marc de café, par les tarots oucartes algébriques, par l’alectryomancie.
– L’alectryomancie me plairait assez, ditle jeune homme, mais il nous faudrait pour cela un coq vivant et unplein verre de froment ; les avez-vous ?
– Je les ai, réponditMlle Lenormand. Je procède aussi par lacaptromancie.
– Je cherche, dit le jeune homme, laglace de Venise ; car, autant que je puis me rappeler, c’est àl’aide d’une glace de Venise et d’une goutte d’eau jetée dessus quela captromancie s’opère.
– Justement, citoyen, et vous meparaissez fort au courant de mon art.
– Peuh ! fit le jeune homme. Oui,oui, on s’est occupé de sciences occultes.
– Nous avons aussi la chiromancie, ditMlle Lenormand.
– Ah ! voilà qui me va ! Toutesles autres pratiques sont plus ou moins diaboliques, tandis que lachiromancie n’a jamais été frappée par les censures de l’Églisecatholique, attendu que c’est une science fondée sur des principestirés de l’Écriture sainte et de la philosophie transcendantale. Iln’en est point ainsi, ne l’oubliez pas, citoyenne, del’hydromancie, qui opère par le moyen d’un anneau jeté dansl’eau ; de la pyromancie, qui consiste à placer sa victime aumilieu du feu ; de la géomancie, qui agit par des signescabalistiques tracés sur la terre ; de la capnomancie, parlaquelle on sème des grains de pavot sur des charbonsardents ; de la cossinomancie, dans laquelle on emploie lahache, la tenaille et le crible ; enfin de l’anthropomancie,dans laquelle on sacrifie des victimes humaines.
Mlle Lenormand regarda soninterlocuteur avec une certaine inquiétude. Parlait-ilsérieusement ? se moquait-il d’elle ? ou cachait-il sousune fausse désinvolture le désir de ne pas être reconnu ?
– Ainsi donc, dit-elle, vous préférez lachiromancie ?
– Oui, répondit l’incroyable ; car,avec la chiromancie, fussiez-vous le diable en personne ou sonépouse Proserpine (et il s’inclina galamment devantMlle Lenormand), je ne crains rien pour le salut demon âme, attendu que le patriarche Job a dit, chapitre 37, verset7 : « Dieu a tracé dans la main de tous les hommes dessignes, afin que chacun d’eux pût connaître sa destinée. »Salomon, le roi sage par excellence, ajoutait : « Lalongueur de la vie est marquée dans la main droite, et les lignesde la main gauche annoncent les richesses et la gloire. »Enfin, nous lisons dans le prophète Isaïe : « Votre maindénote que vous vivrez longtemps. » Voici la mienne. Quedit-elle ?
En même temps, l’incroyable tira son gant etmit à nu une main fine, élégante, quoique maigre et hâlée par lesoleil. Les proportions en étaient parfaites, les doigts étaientallongés et nullement noueux, aucune bague n’ornait cette main.Mlle Lenormand la prit, la regarda avec attention,et ses yeux se reportèrent de la main au visage du jeune homme.
– Monsieur, lui dit-elle, il a dû encoûter à votre dignité naturelle de vous habiller ainsi, et vousavez dû céder, en le faisant, à une grande curiosité ou auxpremières atteintes d’un sentiment invincible. C’est un déguisementque vous portez et non votre costume habituel. Votre main est celled’un homme de guerre habitué à manier l’épée et non à faire tournerle gourdin de l’incroyable ou siffler la badine du muscadin. Votrelangage, non plus, n’est pas celui que vous affectez en ce moment.Cessez donc de dissimuler ; devant moi, tout déguisement vousserait inutile. Vous savez tout ce que vous avez dit, mais vousn’avez appris ces sciences qu’en en étudiant d’autres que vousjugiez plus importantes. Vous avez une tendance pour les recherchesoccultes, c’est vrai ; mais votre avenir n’est ni celui desNicolas Flamel, ni celui des Cagliostro. Vous avez demandé en riantun horoscope comme celui qu’on a tiré à la naissance d’Alexandre,fils de Philippe. Il est trop tard pour vous tirer un horoscope denaissance ; mais je puis vous dire ce qui vous est arrivédepuis votre naissance, et ce qui vous arrivera jusqu’à votremort.
– Par ma foi, vous avez raison, dit lejeune homme de sa voix naturelle, et j’avoue que je suis mal àl’aise sous ce travestissement ; cette langue non plus, vousl’avez dit, n’est pas celle que j’ai l’habitude de parler. Si vousvous étiez laissé prendre à mon patois et à mon costume, je ne vouseusse rien dit, et je vous eusse quittée en haussant les épaules.La découverte que vous avez faite, malgré mes efforts pour voustromper, m’indique qu’il y a du vrai dans votre art. C’est tenterDieu, je le sais bien, continua-t-il d’un voix sombre, que devouloir lui dérober le secret de l’avenir ; mais quel estl’homme, sentant en lui une certaine puissance de volonté, qui nedésire aider, par la connaissance plus ou moins complète del’avenir, aux événements que la fortune lui prépare ? Vousm’avez dit que vous me raconteriez ma vie passée. Je ne vous endemande que quelques mots seulement, étant plus pressé de connaîtrel’avenir. Je vous le répète, voici ma main.
Mlle Lenormand arrêta uninstant ses yeux à l’intérieur de cette main ; puis, relevantla tête :
– Vous êtes né dans une île, dit-elle,d’une famille noble sans être riche ni illustre. Vous avez quittévotre pays pour venir faire votre éducation en France ; vousêtes entré au service dans une arme spéciale : l’artillerie.Vous avez remporté une grande victoire fort utile à votre pays, quivous en a mal récompensé. Un instant, vous avez pensé à quitter laFrance. Par bonheur, les obstacles se sont multipliés devant vouset vous ont lassé. Vous venez de rentrer en lumière par un coupd’éclat qui vous assure la protection du futur Directoire. Lajournée d’aujourd’hui – retenez-en bien la date – quoique n’ayantété marquée que par des événements ordinaires, deviendra une desétapes les plus importantes de votre vie. Croyez-vous à mon art,maintenant, et voulez-vous que je continue ?
– Sans doute, dit le faux incroyable, et,pour vous donner toute facilité, je commencerai par vous apparaîtreavec mon visage ordinaire.
À ces mots, le jeune homme enleva son chapeaude dessus sa tête, jeta de côté sa perruque, dénoua sa cravate etlaissa voir cette tête de bronze, qui semblait avoir été moulée surune médaille antique. Son sourcil se fronça légèrement, ses cheveuxs’aplatirent aux tempes sous sa main, son œil devint fixe, hautain,presque dur, et sa voix, non plus avec le grasseyement del’incroyable, non plus même avec la courtoisie de l’homme quis’adresse à une femme, mais avec la fermeté d’un ordre donné, diten présentant pour la troisième fois sa main à lasibylle :
– Voyez !
Mlle Lenormand prit, avec unsentiment presque respectueux, la main qui lui était tendue.
– Voulez-vous savoir la vérité toutentière ? demanda-t-elle, ou, comme à une femmelette dont vousavez parfois les irritations nerveuses, faut-il ne vous dire que lebon, en vous cachant le mauvais ?…
– Dites tout !… fit le jeune hommed’un ton bref.
– Faites bien attention, ajoutaMlle Lenormand, à l’ordre que vous me donnez. (Etelle appuya sur le mot « ordre ».) Votre main, la pluscomplète de toutes celles que j’aie jamais vues, m’offre un composéde tous les sentiments vertueux et de toutes faiblesseshumaines ; elle m’offre le caractère le plus héroïque et leplus indécis. La plupart des signes qui ornent son intérieurpeuvent éblouir par leur lumière, d’autres indiquent la nuit laplus sombre et la plus douloureuse. C’est une énigme bien autrementdifficile que celle du sphinx thébain que je vais vousrévéler ; car de même que vous serez plus grand qu’Œdipe, vousserez plus malheureux que lui !… Voulez-vous que je continue…ou dois-je m’arrêter ?
– Continuez !… dit-il.
– Je vous obéis. (Et elle appuya sur leverbe « obéir ».) Nous allons commencer par la pluspuissante de sept planètes : toutes les sept sont impriméesdans votre main et sont placées selon leurs dispositionsconvenantes. Jupiter est assis à l’extrémité de l’index. Commençonspar Jupiter. Il résultera peut-être une certaine confusion de cettemanière de procéder ; mais, du chaos, nous tirerons lalumière. Jupiter est donc assis chez vous à l’extrémité de l’index,ce qui veut dire que vous serez l’ami et l’ennemi des grands dumonde et des heureux du siècle. Sur la troisième jointure de cedoigt, remarquez ce signe en forme d’éventail : il annonce quevous prélèverez forcément des tributs sur les peuples et sur lesrois. Voyez, sur la seconde jointure, cette espèce de grillagerompu à sa septième branche : c’est le présage que vousoccuperez six dignités successives, et que vous ne vous arrêterezqu’à la septième.
– Savez-vous quelles sont cesdignités ? demanda le consultant.
– Non. Ce que je puis vous direseulement, c’est que la dernière est le titre d’empereurd’Occident, qui est aujourd’hui dans la maison d’Autriche.Au-dessous de la grille, voyez cette étoile : elle annoncequ’un bon génie ne cessera de veiller sur vous qu’à votre huitièmelustre, c’est-à-dire à quarante ans. À ce moment, vous semblerezoublier que la Providence vous avait choisi une compagne, car cettecompagne sera délaissée par vous, à la suite d’un faux calcul desprospérités humaines. Les deux signes qui sont placés immédiatementau-dessous de cette étoile et qui ressemblent, l’un à un fer àcheval, et l’autre à un damier, indiquent qu’à la suite de longueset constantes prospérités, vous tomberez infailliblement et du plushaut sommet où jamais homme sera parvenu. Vous tomberez plus encorepar l’influence des femmes que par la force des hommes. Quatrelustres seront le terme de vos triomphes et de votre pouvoir. Cetautre signe à la base de Jupiter, accompagné de ces trois étoiles,signifie que, pendant les trois dernières années de votrepuissance, vos ennemis s’occuperont sourdement à la miner, quetrois mois suffiront pour vous en précipiter, que le bruit de votrechute retentira de l’orient à l’occident… Dois-jepoursuivre ?
– Poursuivez, dit le jeune homme.
– Ces deux étoiles sur l’extrémité dumédius, c’est-à-dire du doigt de Saturne, indiquent positivementque vous serez couronné dans la même métropole où auront étécouronnés les rois de France, vos prédécesseurs. Seulement, lesigne de Saturne, placé justement au-dessous de ces deux étoiles etles gouvernant, pour ainsi dire, est pour vous un signe du plusfuneste augure. Sur la seconde jointure de ce médius, on remarquedeux signes étranges en ce qu’ils semblent se contredire. Letriangle dénote un homme curieux, soupçonneux, peu prodigue de sesbiens, si ce n’est aux gens de guerre, et qui, dans sa vie, doitrecevoir trois blessures : la première à la cuisse, l’autre autalon, et la troisième au petit doigt. Le second de ces signes estune étoile qui démontre le souverain magnanime, amateur du beau,formant des projets gigantesques, non seulement irréalisables, maismême inconcevables pour d’autres que lui. Cette ligne, quiressemble à un S allongé serpentant sur la racine de la secondejointure, présage, outre divers périls, plusieurs tentativesd’assassinat, parmi lesquelles une explosion préméditée. La lignedroite, la lettre C et l’X qui descendent presque à la racine dudoigt de Saturne, promettent une seconde alliance plus illustre quela première.
– Mais, dit le jeune homme interrompantavec impatience la sibylle, voilà deux ou trois fois que vous meparlez de cette première alliance qui doit protéger les huitpremiers lustres de ma vie. À quoi reconnaîtrai-je cette femmequand elle viendra à moi ?
– C’est une femme brune, dit la sibylle,veuve d’un homme blond, qui portait l’épée et qui a péri par lefer. Elle a deux enfants que vous adopterez comme vôtres. Enexaminant sa physionomie, vous la reconnaîtrez à deux choses :c’est qu’elle a un signe apparent à l’un de ses sourcils, et que,dans la conversation familière, elle élève habituellement lepoignet droit, ayant l’habitude de tenir un mouchoir à sa main, etde le porter à sa bouche chaque fois qu’elle sourit.
– C’est bien, dit le consultant. Revenonsà mon horoscope.
– Voyez à la base du doigt de Saturne cesdeux signes dont l’un ressemble à un gril sans manche, et l’autreau six de carreau.
» Ils présagent votre bonheur détruit parvotre seconde femme, qui, au contraire de la première, doit êtreblonde et née du sang des rois.
» La figure représentant l’image duSoleil à l’extrémité de la troisième jointure de l’annulaire,c’est-à-dire du doigt d’Apollon, prouve que vous deviendrez unpersonnage extraordinaire, vous élevant par votre mérite, maisspécialement favorisé par Jupiter et par Mars.
» Ces quatre lignes droites placées commedes palissades au-dessus de cette image du Soleil disent que vouslutterez en vain pour subjuguer une puissance qui, seule, vousarrêtera dans votre course.
» Au-dessous de ces quatre lignesdroites, nous retrouvons cette ligne serpentante, ayant la formed’un S, qui déjà deux fois, au doigt de Saturne, vous présagemalheur ; si l’étoile qui est au-dessous de cette ligne étaitau-dessus, l’étoile indiquerait que vous seriez maintenu pendantsept lustres au zénith de votre puissance.
» Le quatrième doigt de la main gaucheporte le signe de Mercure à l’extrémité de sa troisième jointure.Ce signe veut dire que peu d’hommes posséderont votre érudition,votre sagacité, votre finesse, votre justesse de raisonnement,votre subtilité d’esprit. Aussi soumettrez-vous plusieurs nations àvos vastes desseins ; aussi entreprendrez-vous des expéditionsadmirées, traverserez-vous des rivières profondes, gravirez-vousdes montagnes escarpées, franchirez-vous des déserts immenses. Maisce signe de Mercure démontre aussi que vous aurez une humeurbrusque et fantasque ; que cette humeur vous suscitera depuissants ennemis ; que, véritable cosmopolite, tourmenté parla fièvre des conquêtes, vous ne serez bien qu’où vous ne serezpas, et que, parfois même, vous vous sentirez trop à l’étroit enEurope.
» Quant à cette espèce d’échelle tracéeentre la première et la troisième phalange du doigt de Mercure,elle signifie que, aux jours de votre puissance, vous accomplirezd’immenses travaux, pour l’embellissement de votre capitale et desautres villes de votre royaume. Et maintenant, passons au pouce,c’est-à-dire au doigt de Vénus.
» Vous le voyez, voilà son signetout-puissant sur la seconde phalange. Il annonce que vousadopterez des enfants qui ne seront pas les vôtres et que votrepremière union sera stérile, quoique vous ayez eu et deviez avoirencore des enfants naturels. Mais, comme compensation, voyez cestrois étoiles, qu’il domine : c’est le présage que, malgré lesefforts de l’ennemi, entouré des grands hommes qui secondent votregénie, vous serez couronné entre votre sixième et votre septièmelustre, et que le pape lui-même, pour vous rendre favorable àl’Église romaine, viendra de Rome poser sur votre tête et celle devotre épouse la couronne de Louis XIV et de Saint Louis.
» Au-dessous des trois étoiles,voyez-vous le signe de Vénus et celui de Jupiter ? À côtéd’eux et sur la même ligne, remarquez-vous ces nombres si heureuxen cabale : 9, 19, 99 ? Ils sont la preuve que l’Orientet l’Occident se donneront la main et que les Césars de Habsbourgconsentiront à ce que leur nom s’allie au vôtre.
» Au-dessous de ces chiffres, noustrouvons le même Soleil que nous avons déjà vu au sommet du doigtd’Apollon, et qui indique qu’au contraire de la lumière céleste,qui va de l’orient à l’occident, la vôtre ira de l’occident àl’orient.
» Maintenant, montons au-dessus de lapremière phalange du pouce et arrêtons-nous à cet O que traversediagonalement une barre. Eh bien ! ce signe veut dire :vue trouble, aveuglement politique. Quant aux trois étoiles de lapremière phalange, et au signe qui les surmonte, ils ne sont quel’affirmation de l’influence que les femmes auront sur votre vie,et ils indiquent que le bonheur vous étant venu par une femme,c’est par une femme qu’il s’en ira.
» Pour les quatre signes dispersés dansla paume de la main sous la forme d’un râteau de fer, l’un, dans lechamp de Mars, l’autre adhérant à la ligne de vie, les deux autress’adossant au bas du mont de la Lune, ils indiquent un généralprodigue du sang de ses soldats, mais seulement sur le champ debataille.
» Le haut de cette ligne fourchue,divisée vers le mont de Jupiter, numéro 8, dénote de grands voyagesen Europe, en Asie, en Afrique. Quelques-uns de ces voyages serontforcés, ainsi que le dénote l’X qui est en haut de la ligne vitale,et qui domine le mont de Vénus ; enfin, se croisant sous Mars,c’est la marque certaine d’une haute illustration par des faitsd’armes immenses. On épuisera, en vous parlant, toutes les formulesde l’humilité et de la louange ; vous serez l’homme glorieux,l’homme prodigieux, l’homme miraculeux. Vous serez Alexandre, vousserez César ; vous serez plus que tout cela, vous serez Atlasportant le monde. Après avoir vu votre gloire éclairer l’universentier, vous verrez, le jour de votre mort, l’univers entierrentrer dans la nuit ; et chacun, s’apercevant qu’il vient demanquer quelque chose à l’équilibre universel, se demandera non passi c’est un homme qui vient de mourir, mais si c’est le soleil quivient de s’éteindre !
Le jeune homme avait écouté cette prédictiond’un air plus sombre que joyeux, il avait semblé suivre la sibyllesur toutes les hauteurs où, fatiguée, elle avait reprishaleine ; puis, avec elle, il avait semblé descendre dans legouffre où elle lui avait prédit que devait se perdre safortune.
Après qu’elle eut cessé de parler, il demeuramuet un instant.
– C’est la fortune de César que tu m’asprédite là, lui dit-il.
– C’est plus que la fortune de César,répondit-elle ; car César n’a pas atteint son but, et vous,vous atteindrez le vôtre ; car César n’a fait que mettre unpied sur le premier degré du trône, tandis que vous, vous vousassiérez dessus. Seulement, n’oubliez pas la femme brune, qui a unsigne au-dessus du sourcil droit, et qui porte son mouchoir à sabouche lorsqu’elle sourit.
– Et cette femme, où larencontrerai-je ? demanda le jeune homme.
– Vous l’avez rencontrée aujourd’hui,répondit la sibylle. Et elle a marqué de son pied le point oùcommencera la série de vos victoires.
Il était tellement impossible que la sibylleeût préparé d’avance cet assemblage de vérités irrécusables,puisqu’elles étaient déjà le passé, et cette suite de faitsincroyables et perdus encore dans l’avenir, que, pour la premièrefois peut-être, le jeune officier accorda une confiance entière àce que la sibylle lui avait dit. Il mit la main à son gousset et entira une bourse contenant quelques pièces d’or ; mais lasibylle lui mit la main sur le bras.
– Si je vous ai prophétisé des mensonges,dit-elle, si peu que vous me donniez, ce sera trop. Si je vous aidit la vérité, au contraire, ce n’est qu’aux Tuileries que nouspouvons régler nos comptes. Aux Tuileries donc, quand vous serezempereur des Français !
– Soit ! aux Tuileries, répondit lejeune homme. Et si tu m’as dit la vérité, tu n’auras rien perdupour attendre [5].
Le 26 octobre 1795, à deux heures et demie del’après-midi, le président de la Convention prononça cesparoles : « La Convention nationale déclare que samission est remplie et que sa session est terminée. » Cesparoles furent suivies des cris mille fois répétés de « Vivela République ! »
Aujourd’hui, après soixante-douze ans écoulés,après trois générations éteintes, celui qui écrit ces lignes nepeut s’empêcher de s’incliner devant cette date solennelle.
La longue et orageuse carrière de laConvention s’était terminée par un acte de clémence.
Elle avait décrété que la peine de mort seraitabolie dans toute l’étendue de la République française.
Elle avait changé le nom de la place de laRévolution en celui de place de la Concorde.
Enfin elle avait prononcé une amnistie pourtous les faits relatifs à la Révolution.
Elle ne laissait pas dans les prisons un seulprévenu ou condamné politique.
Elle était bien forte et bien sûred’elle-même, l’Assemblée qui résignait ainsi son pouvoir.
Convention terrible, sévère ensevelisseuse,toi qui déposas le XVIIIe siècle dans son suaire tachéde sang, tu trouvas en naissant, le 21 septembre 1792, l’Europeconjurée contre la France, un roi détrôné, une constitutionannulée, une administration détruite, un papier-monnaie discrédité,des cadres de régiments sans soldats.
Tu te recueillis un instant, et tu vis que cen’était pas, comme les deux Assemblées qui t’avaient précédée, laliberté que tu avais à proclamer en face d’une monarchie décrépite,mais la liberté que tu avais à défendre contre tous les trônes del’Europe.
Le jour de ta naissance, tu proclamas laRépublique en face de deux armées ennemies, dont l’une n’était plusqu’à cinquante et l’autre qu’à soixante-cinq lieues de Paris. Puis,pour te fermer toute retraite, tu menas à fin le procès de roi.
Quelques voix, s’élevant de ton sein même, tecrièrent : « Humanité ! » Turépondis : « Énergie ! »
Tu t’érigeas en dictature. Des Alpes à la merde Bretagne, de l’Océan à la Méditerranée, tu t’emparas de tout endisant : « Je réponds de tout. »
Pareille à ce ministre de Louis XIII – pourqui il n’y avait ni amis ni famille, mais des ennemis de la France,qui frappait les Chalais comme les Marillac, les Montmorency commeles Saint-Preuil – tu te décimas toi-même. Enfin, après trois ansde convulsions comme jamais peuple n’en a éprouvées, après desjournées qui s’appellent le 21 janvier, le 31 octobre, le 5 avril,le 9 thermidor, le 13 vendémiaire, sanglantes et mutilées tu tedémis, et cette France compromise que tu avais reçue de laConstituante tu la remis, sauvée, au Directoire.
Que ceux qui t’accusent osent dire ce quiserait arrivé si tu avais faibli dans ta course, si Condé fûtrentré à Paris, si Louis XVIII fût remonté sur le trône, si, aulieu des vingt ans du Directoire, du Consulat et de l’Empire, nousavions eu vingt ans de Restauration, vingt ans d’Espagne au lieu devingt ans de France, vingt ans de honte au lieu de vingt ans degloire !
Maintenant le Directoire était-il digne dulegs qui lui était fait par sa sanglante mère ? Là n’est pointla question.
Le Directoire répondra de ses œuvres devant lapostérité comme la Convention a répondu des siennes.
Ce Directoire fut nommé.
Les cinq membres étaient Barras, Rewbell,Larevellière-Lépeaux, Letourneur et Carnot.
Il fut décidé que leur résidence serait leLuxembourg. Ils s’y rendirent pour ouvrir leurs séances.
Ils n’y trouvèrent pas un seul meuble.
« Le concierge, dit M. Thiers, leurprêta une table boiteuse, une feuille de papier à lettre, uneécritoire pour écrire le premier message qui annonçait aux deuxConseils que le Directoire était constitué. »
On envoya à la trésorerie.
Il n’y avait pas un sou de numéraire.
Barras eut le personnel ; Carnot, lemouvement des armées ; Rewbell, les relationsétrangères ; Letourneur et Larevellière-Lépeaux,l’administration intérieure ; Buonaparte eut le commandementde l’armée de Paris. Quinze jours après, il signait Bonaparte.
Le 9 mars suivant, vers onze heures du matin,deux voitures s’arrêtaient à la porte de la mairie du deuxièmearrondissement de Paris.
De la première descendait un jeune homme devingt-six ans, portant l’uniforme d’officier général.
Il était suivi de ses deux témoins.
De la seconde descendait une jeune femme, âgéede vingt-huit à trente ans.
Elle était suivie également de ses deuxtémoins.
Tous six se présentèrent devant le citoyenCharles-Théodore François, officier public de l’état civil dudeuxième arrondissement, qui leur fit les questions qu’il estd’usage de faire aux futurs époux, lesquels, de leur côté,répondirent selon l’usage. Puis il leur fut fait lecture de l’actesuivant, qu’ils signèrent :
« Le dix-neuvième jour de ventôse de l’anIV de la République.
» Acte de mariage de Napolione Bonaparte,général en chef de l’armée de l’intérieur, âgé de vingt-huit ans,né à Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rued’Antin, fils de Charles Bonaparte, rentier, et de LaetitiaRamolino ;
» Et de Marie-Josèphe-Rose de Tascher,âgée de vingt-huit ans, née à l’île Martinique, dans les îles duVent, domiciliée à Paris, rue Chantereine, fille de Joseph-Gaspardde Tascher, capitaine de dragons, et de Rose-Claire Desvergers deSanois, son épouse.
» Moi, Charles-Théodore François,officier public de l’état civil du deuxième arrondissement ducanton de Paris, après avoir fait lecture en présence des partieset témoins :
» 1° De l’acte de naissance deNapolione Bonaparte, qui constate qu’il est né le 5 février 1768,du légitime mariage de Charles Bonaparte et de LaetitiaRamolino ;
» 2° De l’acte de naissance deMarie-Josèphe-Rose de Tascher, qui constate qu’elle est née le 23juin 1767, du légitime mariage de Joseph-Gaspard de Tascher et deRose-Claire Desvergers de Sanois ;
» Vu l’extrait de décèsd’Alexandre-François-Marie Beauharnais, qui constate qu’il estdécédé le 5 thermidor an II, marié à Marie-Josèphe-Rose deTascher ;
» Vu l’extrait des publications duditmariage, dûment affiché le temps prescrit par la loi, sansopposition ;
» Et aussi après que Napolione Bonaparteet Marie-Josèphe-Rose de Tascher ont eu déclaré à haute voix seprendre mutuellement pour époux, j’ai prononcé à haute voix queNapolione Bonaparte et Marie-Josèphe-Rose de Tascher sont unis enmariage.
» Et ce, en présence des témoins majeursci-après nommés : savoir : Paul Barras, membre duDirectoire exécutif, domicilié au palais du Luxembourg ; JeanLemarrois, aide de camp, capitaine, domicilié rue desCapucines ; Jean-Lambert Tallien, membre du Corps législatif,domicilié à Chaillot ; et Étienne-Jacques-Jérôme Calmelets,homme de loi, domicilié rue de la Place-Vendôme, N° 207, quitous ont signé avec les parties, et moi, après lecture. »
Et, en effet, on peut voir les six signaturesde M. J.-R. de Tascher, de Napolione Bonaparte, de Tallien, deP. Barras, de J. Lemarrois le jeune, de E. Calmelets et de Leclercau bas de l’acte que nous venons de citer.
Mais ce qu’il y a de remarquable dans cetacte, c’est qu’il renferme deux énonciations fausses. Bonaparte s’yfait plus vieux de un an et demi, et Joséphine plus jeune dequatre, Joséphine était née le 23 juin 1763, et Bonaparte le 15août 1769.
Le lendemain de son mariage, Bonaparte futnommé général en chef de l’armée d’Italie.
C’était le cadeau de noces de Barras.
Le 26 mars, Bonaparte arrivait à Nice, avecdeux mille louis dans la caisse de sa voiture, et un million entraites.
On avait donné à Jourdan et à Moreau unemagnifique armée composée de soixante-dix mille hommes.
On n’osait confier à Bonaparte que trentemille soldats affamés, manquant de tout, réduits à la dernièremisère, sans habits, sans souliers, sans paie, la plupart du tempssans vivres, mais qui supportaient, il faut le dire, toutes cesprivations, même la faim, avec un admirable courage.
Ses officiers étaient : Masséna, jeuneNiçard, opiniâtre, entêté, plein d’éclairs subits ; Augereau,que nous connaissons de Strasbourg pour l’avoir vu manier lefleuret contre Eugène et le fusil contre les Autrichiens ; LaHarpe, Suisse expatrié ; Serrurier, homme de la vieilleguerre, c’est-à-dire méthodique et brave ; et enfin Berthier,son chef d’état-major, dont il avait deviné les qualités, qualitésqui ne firent que s’accroître.
Avec ses trente mille combattants, il avaitaffaire à soixante mille hommes : vingt mille Piémontais, sousles ordres du général Collé ; quarante mille Autrichiens sousles ordres du général Beaulieu.
Ces généraux virent venir avec dédain ce jeunehomme, plus jeune qu’eux, qui passait pour devoir son grade à laprotection de Barras ; petit, maigre, fier, avec un teintd’Arabe, un œil fixe, des traits romains.
Quant aux soldats, ils tressaillirent auxpremiers mots qu’il leur adressa ; c’était là le langage qu’ilfallait leur parler.
Il leur dit :
– Soldats, vous êtes mal nourris etpresque nus ; le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peutrien. Votre patience et votre courage vous honorent, mais, si vousrestez ici, ne vous procurent ni avantages ni gloire.
» Moi, je vais vous conduire dans lesplus fertiles plaines du monde ; vous y trouverez de grandesvilles, de belles provinces ! Vous y trouverez honneur, gloireet richesses.
» Suivez-moi !
Le même jour, il distribua quatre louis en oraux généraux, qui n’avaient pas vu l’or depuis quatre ou cinq ans,et transporta son quartier général à Albenga.
Il avait hâte d’être à Voltri, à cet endroitde sa carte où Joséphine, le premier jour où elle l’était venuevoir, avait laissé la marque de son pied.
Le 11 avril, il était à Arenzano.
Rencontrera-t-il l’ennemi ? Ce gage de safortune future lui sera-t-il donné ?
En gravissant la montée d’Arenzano, à la têtede la division La Harpe, qui forme l’avant-garde, il pousse un cride joie : il vient d’apercevoir une colonne qui sort deVoltri.
C’est Beaulieu et les Autrichiens.
Pendant cinq jours on se bat ; au bout decinq jours, Bonaparte est maître de la vallée de la Bormida ;les Autrichiens, battus à Montenotte et à Dego, fuient vers Acqui,et les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, seretirent sur Ceva et Mondovi.
Maître de toutes les routes, traînant à sasuite neuf mille prisonniers qui vont aller apprendre à la Franceses premières victoires, des hauteurs de Monte-Remoto qu’il fautfranchir pour arriver à Ceva, il montre à ses soldats ces bellesplaines d’Italie qu’il leur a promises ; il leur montre tousces fleuves qui vont se jeter dans la Méditerranée et dansl’Adriatique, il leur montre une gigantesque montagne couverte deneige et s’écrie :
– Annibal avait franchi les Alpes, nousles avons tournées.
Ainsi, comme point de comparaison, Annibal seprésente naturellement à lui.
Plus tard, ce sera César.
Plus tard, ce sera Charlemagne.
Nous avons vu naître sa fortune. Laissons leconquérant à sa première étape à travers le monde.
Le voilà sur la route de Milan, du Caire, deVienne, de Berlin, de Madrid, hélas !… et de Moscou.