Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

Chapitre 2L’entrée dans le monde

Le cloître était à mes pieds, dans la vallée,enveloppé d’une vapeur bleue. La fraîche brise matinale se levaitet m’apportait à travers les airs les pieux cantiques des frères.Involontairement, je les accompagnais. Le soleil flambant montaitderrière la ville et lançait sur les arbres ses gerbes d’orétincelantes ; les gouttes de rosée, brillantes comme desdiamants, tombaient dans un murmure joyeux sur mille insectes auxmille couleurs qui se mettaient à voler et à bourdonner. Lesoiseaux s’éveillaient et voletaient dans la forêt, chantaient etpoussaient des cris d’allégresse, en joignant leurs becs de plaisiret de bonheur.

Une troupe de jeunes paysans et paysannes, enhabit de fête, gravissait la montagne.

« Loué soit Jésus-Christ ! mecrièrent-ils en passant près de moi.

– Dans l’éternité ! » leurrépondis-je.

Il me semblait que j’entrais dans une vienouvelle, faite de joie et de gaieté, peuplée d’apparitionscharmantes, qui, en foule, se pressaient autour de moi. Jamais jene m’étais senti aussi dispos ; je croyais être un autrehomme. Et, animé de forces nouvellement éveillées, pleind’enthousiasme, je descendis rapidement la montagne, sous lesombrages de la forêt. À un paysan rencontré sur ma route, jedemandai des explications sur l’endroit que mon itinérairedésignait comme étant le premier où je m’arrêterais. Il me décrivitexactement un raccourci, très proche de là, qui, s’écartant de lagrand-route, s’avançait à travers la montagne. J’avais déjà fait unassez long chemin dans la solitude, lorsque mes pensées revinrent àl’inconnue et au plan fantastique que j’avais conçu pour la revoir.Mais son image m’apparaissait comme effacée par un pouvoir ignoré,de sorte que je la reconnaissais à peine à travers ses traits pâleset défigurés. Et plus je m’efforçais de fixer en mon espritl’apparition, plus elle s’évanouissait dans le brouillard. Seule mafolle conduite au cloître après cette mystérieuse aventure restaitnette devant mes yeux. Je ne comprenais pas à présent lalonganimité avec laquelle le prieur avait tout supporté, nipourquoi, au lieu de me punir comme je l’eusse mérité, il m’avaitenvoyé dans le monde. Bientôt, je fus convaincu que la femmeinconnue n’était qu’une vision, et au lieu de voir dans cette imageséductrice et funeste, comme je l’avais fait autrefois,l’intervention du Diable ne cessant de me poursuivre, je me dis quec’était là tout simplement l’illusion d’une imagination surexcitéecomme l’était la mienne. Ce qui me poussait à le croire, c’étaitque l’étrangère m’était apparue tout à fait dans le costume desainte Rosalie ; et sans aucun doute, la peinture vivante decette sainte, que je pouvais voir de mon confessionnal, quoique detrès loin et de biais, avait joué un grand rôle dansl’histoire.

J’admirai profondément la sagesse du prieur,qui avait trouvé le véritable moyen de combattre ma maladie ;car, si j’étais resté enfermé dans les murs du cloître, toujoursentouré des mêmes objets, cette vision, qui occupait sans cesse monesprit et me rongeait intérieurement, à laquelle la solitude nefaisait que donner des couleurs plus vives et plus osées, m’eûtconduit fatalement à la folie. J’admettais de plus en plus l’idéeque j’avais été le jouet d’un songe, et je pouvais à peine mecontenir de rire de moi-même. Je me raillais intérieurement, avecune frivolité qui ne m’était pas naturelle, d’avoir pensé qu’unesainte était amoureuse de moi et aussi de m’être, un jour, crusaint Antoine.

Il y avait déjà plusieurs jours que jemarchais dans la montagne, entre des rochers d’une hauteureffrayante surplombant d’étroits sentiers, au pied desquelsmugissaient de rapides torrents. Le chemin devenait de plus en pluspénible et sauvage. Il était midi, le soleil brûlait ma tête nue,j’étais accablé de soif, mais aucune source ne se voyait dans levoisinage et il ne me fallait pas penser atteindre encore levillage que je devais trouver sur ma route. Complètement épuisé, jem’assis sur un quartier de roche et là je ne pus m’empêcher deboire une gorgée à la bouteille d’osier, bien que je voulusseménager le plus possible l’étrange breuvage. Une force nouvelleenflamma mes veines. Rafraîchi et reposé, je me remis en marche. Laforêt de sapins s’épaississait toujours ; un bruit se fitentendre derrière un fourré, suivi bientôt du hennissement bruyantd’un cheval attaché là. J’avançai encore quelques pas et jem’arrêtai alors, presque glacé de terreur en me voyant au bord d’unabîme terrible et creusé à pic, dans lequel un torrent, sefaufilant à travers des rochers escarpés et pointus, se précipitaiten sifflant et en mugissant. Déjà, de loin, j’avais entendu sonbruit, semblable au tonnerre. Et tout contre la cascade, étaitassis, sur une pierre surplombant ces profondeurs, un jeune hommeen uniforme. Son chapeau orné d’un panache, son épée et unportefeuille se trouvaient à côté de lui. Il étaitvraisemblablement endormi, et son corps, suspendu au-dessus del’abîme, semblait toujours plus près d’y rouler. Sa chute étaitinévitable. Je me hasardai à m’avancer et, en même temps que jevoulais l’empoigner et le retenir, je lui criai bienhaut :

« Pour l’amour de Jésus, monsieur,réveillez-vous ! »

Dès que je l’eus touché, il se réveilla ensursaut, mais, au même moment, perdant l’équilibre, il tomba dansl’abîme, et, rejeté de roche en roche, il s’y fracassa les os. Soncri lamentable et déchirant résonna dans ces profondeursinsondables, desquelles montait seulement un sourd gémissement, quiensuite s’éteignit aussi. J’étais là, immobilisé de terreur etd’effroi. Enfin, je pris l’épée, le chapeau et le portefeuille etje m’apprêtai à fuir rapidement ce lieu de malheur. Soudain, unjeune homme en costume de chasseur surgit de la forêt de sapins. Ils’avança au-devant de moi, me regarda tout d’abord fixement dans levisage, puis il se mit à rire d’une façon si excessive qu’unfrisson glacé me parcourut le corps.

« Mon cher comte, dit enfin le jeunehomme, le déguisement est complet et magnifique ; si madamen’en avait pas été instruite tout d’abord, en vérité, elle nereconnaîtrait pas l’élu de son cœur. Mais qu’avez-vous fait del’uniforme ?

– Je l’ai jeté dans le précipice »,répondit une voix sourde et caverneuse, car ce n’était pas moi, àproprement parler, qui prononçais ces paroles ; elless’étaient échappées de mes lèvres sans que je le voulusse.

J’étais là, absorbé, les yeux fixés surl’abîme, regardant si le cadavre sanglant du comte n’allait pas ensortir et se dresser menaçant devant moi. Il me semblait l’avoirassassiné. J’avais toujours en main l’épée, le chapeau et leportefeuille, que je serrais convulsivement.

Soudain, le jeune homme reprit laparole :

« Monsieur, dit-il, je vais descendre àcheval le chemin qui conduit au bourg ; je me cacherai dans lapremière maison à gauche, après avoir passé les portes ; quantà vous, allez directement au château, où déjà l’on vous attend.J’emporte le chapeau et l’épée. »

Je lui tendis l’un et l’autre.

« Et maintenant, adieu, monsieur lecomte, je vous souhaite beaucoup de bonheurlà-bas ! »

Le jeune homme disparut dans les taillis ensifflant et en chantant. Je l’entendis détacher le cheval ets’éloigner. Lorsque je revins de ma stupeur et que je réfléchis àtout ce qui venait de se passer, je dus bien m’avouer que j’avaisété le jouet du hasard, qui me mettait tout d’un coup dans la plussingulière des positions. Nul doute, pour moi, qu’une granderessemblance de traits et d’aspect avec le malheureux comte tombédans l’abîme avait abusé le chasseur, et que le noble seigneurdevait précisément avoir choisi le costume de capucin commedéguisement dans une aventure quelconque qui allait se dérouler auchâteau voisin. La mort l’avait surpris et au même moment unefatalité étrange m’avait fait prendre sa place.

L’impulsion irrésistible que je sentis alorsen moi et qui semblait vouloir, comme cette fatalité, que jejouasse le rôle du comte, triompha de toute hésitation et fit tairela voix intérieure qui m’accusait de meurtre et d’impudence.J’ouvris le portefeuille que j’avais gardé. Il contenait deslettres et des traites pour une somme considérable. Je voulusexaminer en détail tous les papiers, lire les lettres, pourconnaître les relations du comte, mais l’inquiétude de mon âme etle bouillonnement de mille idées qui se succédaient rapidement enmon cerveau ne me le permirent pas.

Je m’arrêtai après avoir fait quelques pas etm’assis sur un pan de roche. Je désirais retrouver une plus grandetranquillité d’esprit. Je voyais le danger qu’il y avait à mehasarder, sans préparation aucune, dans un milieu étranger. Alorsdes cors firent retentir la forêt de leurs joyeusessonorités ; des cris d’allégresse poussés par de nombreusesvoix s’approchaient de plus en plus. Mon cœur se mit à battre avecviolence ; je ne pouvais plus respirer. J’allais donc entrerdans un monde nouveau, dans une vie nouvelle ! J’obliquai parun étroit sentier, qui me conduisit au bas d’un versantrapide ; lorsque je débouchai des fourrés, un château d’unebelle architecture s’offrit à ma vue dans le fond de la vallée.C’était là que devait se dérouler l’aventure du comte ; je m’ylançai audacieusement. Bientôt je fus dans les allées du parc quientourait le manoir ; j’aperçus alors, dans un sombre cheminlatéral, deux hommes qui se promenaient ; l’un d’eux portaitl’habit de prêtre. Ils s’avançaient de mon côté sans m’apercevoiret passèrent près de moi, tout absorbés par leur conversation. Leprêtre était jeune ; sur son beau visage d’une pâleur mortelleon voyait l’empreinte d’un chagrin profond et dévorant ;l’autre, vêtu simplement mais décemment, semblait d’un âge avancé.Ils s’assirent sur un banc de pierre en me tournant le dos ;je pouvais entendre tout leur entretien.

« Hermogène, disait le vieillard, parvotre silence obstiné, vous plongez votre famille dans ledésespoir ; votre sombre mélancolie croît chaque jour ;la force de votre jeunesse est brisée, sa fleur se flétrit ;en décidant de prendre l’état ecclésiastique, vous détruisez tousles espoirs, tous les désirs de votre père. Mais ces espoirs, ilconsentirait à les abandonner, s’il avait vu dans votre décisionl’aboutissement d’une vocation véritable, d’un penchantirrésistible à la solitude qui se seraient révélés en vous dèsvotre enfance ; car alors il n’oserait pas résister à ladestinée. Le changement subit et total qui s’est opéré en vousprouve, au contraire, trop clairement qu’un événement, que vouspersistez à nous tenir caché, vous a ébranlé d’une façon terribleet continue à avoir sur vous un effet désastreux. Naguère vousétiez un adolescent gai et confiant, animé de la joie de vivre. Ques’est-il passé pour que vous vous détachiez pareillement del’humanité ; pour que vous désespériez de trouver laconsolation en épanchant vos douleurs dans le sein d’un ami ?Vous vous taisez, vous regardez devant vous, vous soupirez,Hermogène ! Naguère vous manifestiez une tendresseextraordinaire pour votre père ; s’il vous est aujourd’huiimpossible de lui ouvrir votre cœur, cessez tout au moins de letourmenter en lui épargnant la vue de cet habit, qui est pour luile signe d’une décision terrible. Hermogène, je vous en conjure,quittez ce maudit vêtement. Croyez m’en, les choses de ce genrecachent une force mystérieuse. Vous ne vous offenserez pas, car jecrois être entièrement compris de vous ; je pense en ce momentà nos comédiens, d’une façon tout à fait objective, certes.Souvent, lorsqu’ils sont affublés du costume d’un personnage, ilsse sentent animés d’un esprit qui leur est étranger, et c’est ainsiqu’ils se pénètrent plus facilement du caractère de leur rôle.Permettez-moi, en donnant libre cours à ma nature, de vous parlerde cette affaire plus gaiement qu’il ne le conviendrait sans doute.Ne pensez-vous pas que, si cette longue soutane ne forçait plus vospas à une sombre gravité, votre démarche redeviendrait vive etgaie, et que vous courriez, que vous sauteriez même commeauparavant ? Vos brillantes épaulettes de naguère rendraient àvos joues pâles l’éclat de la jeunesse, et le cliquetis de voséperons résonnerait comme une musique à l’oreille de votre coursierfringant qui, hennissant et bondissant de joie à votre approche,tendrait la nuque à son maître bien-aimé. Allons, baron, jetez cethabit noir, qui ne vous convient pas ! Faut-il que Frédéricaille chercher votre uniforme ? »

Le vieillard se leva et voulut s’enaller ; mais le jeune homme se jeta dans ses bras.

« Ah ! mon bon Reinhold,s’écria-t-il d’une voix languissante, vous me causez une souffranceindicible ; plus vous vous efforcez de faire vibrer en moncœur les cordes qui jadis retentissaient si harmonieusement, plusje sens peser sur moi la main de fer du destin qui m’écrase ;de sorte que mon âme, tel un luth brisé, ne rend plus que des sonsdiscordants.

– Il vous le semble, mon cher baron,interrompit le vieillard. Vous parlez d’un sort affreux qui vousfrappe et vous persistez à ne pas donner d’explications.Qu’importe, d’ailleurs ? Un jeune homme comme vous, armé d’unegrande force de caractère et possédant le feu de la jeunesse, doitpouvoir se cuirasser contre la main de fer de la destinée ; ildoit même, comme guidé par une lumière divine, s’insurger contreson sort, et, ayant éveillé et allumé en lui cette supériorité,s’élever au-dessus des tourments de notre misérable vie. Je medemande, baron, quelle force du destin serait en état d’abattrecette puissante volonté. »

Hermogène recula d’un pas, et, comme sousl’empire d’une colère contenue, il fixa le vieillard d’un regardsombre et brûlant, qui avait quelque chose d’effrayant. Puis ils’écria, d’une voix sourde et caverneuse :

« Eh bien ! apprenez donc que jesuis moi-même la destinée qui m’écrase, qu’un crime horrible pèsesur moi, un forfait honteux que j’expie dans la souffrance et ledésespoir. C’est pourquoi, je vous prie, ayez pitié de moi ;veuillez implorer mon père de me laisser m’enfermer dans lasolitude du cloître.

– Baron, interrompit le vieillard, vousêtes dans une disposition d’esprit qui est le propre d’une âme enplein chaos ; vous ne partirez pas, il ne faut absolument pasque vous vous en alliez. Dans quelques jours, la baronne sera làavec Aurélie, il faut que vous les voyiez. »

Alors, le jeune homme se mit à rire, d’un rireépouvantablement railleur, et, d’une voix qui me pénétra jusqu’aucœur, il s’écria :

« Il faut, il faut que je reste ?Oui vraiment, mon vieil ami, tu as raison, je dois rester, et mapénitence sera plus terrible ici qu’entre de sombresmurs. »

Ce disant, il s’élança à travers le fourré,laissant là le vieillard, qui, la tête appuyée contre sa main,semblait complètement abandonné à sa douleur.

« Jésus soit loué ! » dis-je enm’avançant vers lui.

Il fut pris d’un tressaillement et me regardatout étonné ; pourtant, mon apparition sembla bientôt luirappeler quelque chose et il me dit :

« Ah ! c’est certainement vous, monrévérend, dont la baronne, il y a quelque temps déjà, nous aannoncé l’arrivée et qui venez apporter la consolation à unefamille plongée dans le désespoir ? »

Je répondis affirmativement. Reinhold retrouvabientôt la gaieté qui semblait être le propre de soncaractère ; nous traversâmes un joli parc et atteignîmesfinalement un bosquet tout proche du château et d’où uneperspective admirable s’ouvrait sur les montagnes. À l’appel de moncompagnon accourut un domestique, qui justement se montrait sous leportail. Peu après, l’on nous servit un déjeuner somptueux.

Pendant que nous choquions nos verres, je crusvoir que Reinhold me considérait avec une attention toujourscroissante, comme s’il se fût efforcé de ramener dans sa mémoire unsouvenir effacé. Enfin, il s’écria :

« Mon Dieu ! Mais, mon révérend, àmoins que je ne m’abuse complètement, vous êtes le frère Médard ducouvent des capucins de B… Mais comment cela serait-ilpossible ? Et pourtant c’est vous, c’est certainementvous ! Mais dites-moi donc si je ne me trompepas ? »

À ces mots de Reinhold, je me mis à tremblercomme si la foudre venait de m’atteindre. Je me vis démasqué,découvert, accusé de meurtre. Le désespoir me donna des forces, caril y allait de la vie ou de la mort.

« Oui, lui répondis-je, je suis bien lefrère Médard du couvent des capucins de B… Et je me rends à Rome,chargé d’une mission par le cloître. »

Ceci fut prononcé avec tout le calme et toutle sang-froid que je pus feindre.

« C’est donc peut-être par l’effet duhasard que vous êtes ici, et sans doute après vous être égaré de lagrand-route. Ou bien comment se fait-il que la baronne vousconnaisse et vous ai fait venir ici ? »

Sans réfléchir, je répétai aveuglément ce quesemblait me souffler intérieurement une voix étrangère et jedis :

« En voyage, j’ai fait la connaissance duconfesseur de la baronne ; c’est lui qui m’a prié de remplirsa charge au château.

– C’est vrai, dit subitement Reinhold.C’est, en effet, ce qu’a écrit la baronne. Eh bien ! alors,remercions le ciel qui a conduit vos pas ici pour le bonheur decette maison ; remercions-le qu’un homme pieux et honnêtecomme vous ait consenti à retarder son voyage pour faire le bien.Je me trouvai, par hasard, à B…, il y a quelques années, et il mefut donné d’entendre les paroles pleines d’onction que, dans unenthousiasme vraiment divin, vous laissiez tomber du haut de lachaire. Plein de confiance en votre piété, en la véritable vocationqui est en vous de lutter avec un zèle ardent pour le salut desâmes égarées et dans l’éloquence puissante, magnifique etprofondément inspirée qui vous est propre, j’espère que vousaccomplirez ce qu’aucun de nous n’a pu faire. Je suis heureux devous avoir rencontré avant que vous n’ayez parlé avec le baron.J’en profiterai pour vous mettre au courant des affaires de lafamille, et soyez assuré, mon révérend, que je serai aussi francqu’il convient de l’être avec un saint homme comme vous, que leciel lui-même semble nous avoir envoyé pour notre consolation. Sansdoute, pour que vos efforts soient dirigés vers le but voulu etobtiennent l’effet désiré, vais-je être obligé de vous entretenirde certaines choses sur lesquelles j’aurais voulu garder lesilence. Mais, d’ailleurs, j’aurai fini en peu de mots.

« J’ai été élevé avec le baron ; laconformité de nos caractères nous rendit frères et supprima lacloison que notre naissance avait naguère élevée entre nous. Je nele quittai jamais. Lorsque, tous deux en même temps, nous eûmesachevé nos études universitaires et qu’il entra en possession desbiens laissés par son père en mourant, et qui sont ici dans lamontagne, je devins son intendant. Je demeurai son meilleur ami etson frère, et, à ce titre, je fus initié aux secrets les plusprofonds de sa maison. Son père avait désiré le lier par le mariageà la famille d’un de ses amis ; il accomplit sa volonté avecd’autant plus de plaisir que la fiancée qu’on lui destinait étaitun être admirable, richement doué par la nature, et qu’il sesentait irrésistiblement attiré vers elle. Rarement la volonté d’unpère s’accorda aussi bien avec la destinée, car les enfantssemblaient en tous points faits l’un pour l’autre. Hermogène etAurélie furent les fruits de cet heureux mariage. Nous passionsordinairement l’hiver au chef-lieu voisin, mais la baronne étaittombée malade après la naissance d’Aurélie, et son état nécessitantcontinuellement l’assistance de médecins experts, cette année-là,nous y restâmes aussi l’été. Elle mourut alors qu’une améliorationapparente causée par l’approche du printemps remplissait le barondes plus joyeux espoirs. Nous nous réfugiâmes à la campagne et letemps seul put calmer le profond chagrin qui dévorait mon ami.Hermogène devint un charmant jeune homme ; Aurélie ressemblaitchaque jour de plus en plus à sa mère. Donner une éducation soignéeaux enfants était notre tâche quotidienne et notre joie. Hermogènemontrait un penchant prononcé pour l’état militaire ; son pèrefut obligé de l’envoyer au chef-lieu, où il commença sa carrière,sous les auspices du gouverneur, qui était un vieil ami dubaron.

« Il y a trois ans seulement que le barona recommencé de passer l’hiver au chef-lieu, où Aurélie et moi nousl’accompagnions. Il l’a fait en partie pour être plus près de sonfils pendant quelques mois de l’année, en partie aussi pour revoirses amis, qui ne cessaient de l’y engager. L’apparition auchef-lieu de la nièce du gouverneur, qui venait de la résidence,faisait alors sensation. Elle n’avait plus de parents et s’étaitmise sous la protection de son oncle, bien qu’elle occupât à elleseule une des ailes du palais, fît maison à part et eût prisl’habitude de grouper le beau monde autour d’elle. Sans vousdécrire Euphémie de plus près, ce qui serait d’autant plus inutileque vous allez bientôt la voir vous-même, je me contenterai de vousdire, mon révérend, que tous ses gestes, toutes ses paroles étaientanimés d’une grâce indicible, qui rendait irrésistible le charme desa beauté distinguée. Partout où elle se montrait, elle éveillaitune vie nouvelle et se voyait honorée d’hommages brûlants etenthousiastes. Elle arrivait même à enflammer les hommes les plusfrivoles ou les plus froids ; de sorte que ceux-ci, comme sousl’effet d’une inspiration, s’élevaient au-dessus de leurmesquinerie quotidienne et, ravis, goûtaient jusqu’à l’ivresse lesdélices d’une vie supérieure, qui leur était jusqu’alors restéeinconnue. Naturellement, elle ne manquait pas d’adorateurs, quichaque jour imploraient leur divinité avec ferveur. Mais jamais onn’eût pu dire avec certitude qu’elle préférait celui-ci oucelui-là. Au contraire, grâce à une ironie espiègle qui, loind’offenser, stimulait et excitait, comme de très fortes épices,elle savait s’attacher indissolublement tous ses soupirants ;tous, sous l’empire d’un charme puissant, s’agitaient gaiement etjoyeusement dans le même cercle magique. Cette Circé avait fait surle baron une impression étonnante. De son côté, dès qu’elle levoyait, elle était à son égard d’une prévenance qui semblaitprovenir d’un respect plein de candeur. À chaque conversationqu’ils avaient ensemble, elle affirmait des qualités d’espritextraordinaires et une profondeur de sentiment qu’il avait rarementtrouvées chez d’autres femmes. Elle rechercha et obtint l’amitiéd’Aurélie, en se montrant envers elle d’une tendresseinexprimable ; elle en prit soin avec tant de chaleur qu’ellene dédaignait même pas de s’occuper des plus petits détails de satoilette. Elle avait pour elle les soins d’une mère. Elle savait,en brillante société, corriger l’inexpérience de la jeune fille,avec un tact si parfait que son aide, loin d’être remarquée, neservait qu’à faire ressortir l’intelligence naturelle et lesentiment juste et profond d’Aurélie, de sorte que bientôt la jeunefille fut honorée des plus hautes marques d’estime.

« Le baron se répandait, à chaqueoccasion, en louanges sur Euphémie, et c’est à ce sujet que, pourla première fois peut-être de notre vie, nous fûmes d’une opiniontout à fait différente. Je gardais ordinairement, en société, lerôle muet et attentif d’observateur, plutôt que d’entrer dans levif des confidences et des entretiens. Euphémie, qui, dans sonhabitude de n’oublier personne, avait de temps en temps échangéavec moi quelques paroles aimables, m’était apparue comme un êtreextrêmement étonnant et je l’avais étudiée très attentivement. Jereconnaissais bien qu’elle était la plus belle, la plus charmantedes femmes et que sa conversation était étincelante d’esprit etd’âme et, cependant j’éprouvais pour elle une aversion tout à faitinexplicable. Je ne pouvais même pas réprimer une certaineinquiétude qui me saisissait aussitôt qu’elle me regardait ouqu’elle commençait à me parler. Ses yeux, d’où jaillissaient deséclairs lorsqu’elle croyait n’être pas vue, brillaient d’un feutout à fait étrange et qui avait quelque chose de funeste. Sur sabouche, d’ailleurs aux contours délicats, se jouait une ironieméchante qui était souvent la marque la plus visible d’un dédainperfide. Il m’arrivait alors d’être pris d’un tremblementintérieur. Le fait qu’elle regardait souvent ainsi Hermogène medonna la certitude que derrière ce beau masque étaient cachées biendes choses que personne ne soupçonnait. Je ne pouvais, il est vrai,opposer aux louanges démesurées du baron que mes observationsphysionomiques, auxquelles il n’accordait pas la moindre valeur.Bien plus, il voyait dans l’aversion secrète que j’avais pourEuphémie une idiosyncrasie tout à fait remarquable. Il me confiaque la jeune femme était vraisemblablement appelée à entrer dans lafamille et qu’il allait faire tout ce qui dépendrait de lui pourl’unir plus tard à Hermogène. Celui-ci entra dans la pièce aumoment où nous en parlions très sérieusement et où je tendais àjustifier mon opinion sur Euphémie, en faisant valoir toutes lesraisons possibles. Le baron, habitué à agir toujours rapidement etouvertement, lui fit part sur-le-champ de ses plans et de sesdésirs concernant Euphémie. Hermogène écouta avec calme tout ce quele baron lui dit à ce sujet et à la louange extrêmemententhousiaste de cette demoiselle. Lorsque ce discours élogieux futterminé, Hermogène répondit qu’il ne se sentait pas le moins dumonde attiré vers Euphémie, qu’il ne pourrait jamais l’aimer, et ilpria affectueusement son père de renoncer au projet qu’il avaitformé. Le baron fut consterné de voir ainsi s’effondrer, à lapremière ouverture, le plan qu’il caressait. Cependant, ils’efforça d’autant moins de faire pression sur son fils qu’il neconnaissait même pas les sentiments d’Euphémie à ce sujet. Bientôt,cédant à sa gaieté et à sa bonne humeur habituelles, il se mit àplaisanter sur sa malheureuse tentative. Il pensait que son filspartageait l’idiosyncrasie dont j’étais affligé, bien qu’il necomprît pas comment, chez une femme aussi jolie et intéressante, ilpût y avoir quelque chose d’antipathique.

« Naturellement, sa conduite enversEuphémie ne varia pas. Il était tellement habitué à elle qu’il nepouvait passer un jour sans la voir. Une fois, qu’il était tout àfait gai et de bonne humeur, il lui dit en plaisantant qu’il n’yavait qu’un seul homme dans toute la société qui ne fût pas éprisd’elle, et cet homme c’était Hermogène. Et il lui avoua qu’il avaitde tout cœur désiré l’unir à elle, mais qu’il s’était heurté à unrefus opiniâtre. Euphémie alors déclara que, si l’établissement derelations plus étroites avec le baron lui semblait désirable, cen’était pas par l’intermédiaire d’Hermogène qu’elle le souhaitait,car il était trop sérieux et trop renfermé pour elle. À partir dumoment où eut lieu cette conversation, que le baron me racontaaussitôt, les attentions d’Euphémie pour lui et pour Aurélieredoublèrent ; par de légères allusions même, elle fitentendre au baron qu’une union avec lui correspondrait à l’idéalqu’elle s’était fait d’un mariage heureux. Tout ce qu’on pouvaitlui opposer concernant la différence d’âge, elle savait le réfuterde la façon la plus persuasive. Et, en tout, elle poursuivait ainsison chemin pas à pas, si tranquillement, avec tant de finesse etd’adresse, que le baron en arrivait à croire que toutes les idées,tous les désirs que lui insufflait en quelque sorte Euphémievenaient de lui. Plein de force et de vie comme il l’était, unepassion de jeune homme ne tarda pas à brûler en lui. Il était troptard pour que je pusse arrêter cette fougue amoureuse. Peu de tempsaprès, au grand étonnement de tout le monde, Euphémie devenait lafemme du baron. Il me sembla que le fantôme menaçant et terriblequi, de loin, avait jeté en moi l’inquiétude, venait de mettre lepied dans ma vie et que je devais veiller, me tenir soigneusementsur mes gardes, dans l’intérêt de mon ami et aussi dans lemien.

« Hermogène apprit le mariage de son pèreavec une froide indifférence. Aurélie, la chère enfant, remplied’appréhensions, fondit en larmes. Peu après le mariage, Euphémiedésira se retirer dans les montagnes. Elle y vint et je suis forcéd’avouer que sa conduite ne changea pas, qu’elle conserva sa grandeamabilité ordinaire. Involontairement, elle provoquait en moil’admiration. Deux années s’écoulèrent ainsi dans le calme et lajoie complète. Chaque hiver nous revînmes habiter la ville et làaussi la baronne manifesta un tel respect pour son mari, fit montrede tant d’attentions à son égard, allant jusqu’à prévenir sesmoindres désirs, qu’elle imposa silence à l’envie empoisonnée.Aucun des jeunes gens qui avaient rêvé de donner libre cours àleurs galanteries auprès de la baronne ne put se permettre lemoindre propos. Cependant, dans le courant du second hiver, jecommençai à avoir de graves soupçons. Il se peut que cette foisencore j’aie été seul et que mes doutes soient provenus de monidiosyncrasie, à peine atténuée, de naguère. Avant le mariage dubaron, le comte Victorin, très beau jeune homme, major dans lagarde d’honneur, et qu’on ne voyait que de temps en temps auchef-lieu, avait été parmi les plus ardents adorateurs d’Euphémie.Il était le seul auquel, d’une façon involontaire, semblait-il, etcomme entraînée par l’impression du moment, elle prêtât uneattention marquée. On disait même, en tablant sur les apparences,qu’une liaison étroite existait entre eux ; mais cette rumeurs’éteignit comme elle avait pris naissance, c’est-à-dire sans qu’ony attachât grande importance. Cet hiver-là, le comte Victorin étaitjustement revenu à la ville, et, naturellement, il fréquentait lessalons d’Euphémie ; il avait l’air, cependant, de ne pass’occuper d’elle le moins du monde ; il paraissait même plutôtl’éviter intentionnellement. Toutefois, je crus souvent remarquerque dans leurs regards, lorsqu’ils se rencontraient et croyaientn’être pas vus, brûlait, comme un feu dévorant, la flamme ardentedu désir et de la volupté.

« Un soir, j’étais chez le gouverneur.Une brillante société s’y trouvait réunie. Je me tenais appuyé dansl’embrasure d’une fenêtre, de sorte que les somptueux rideauxformant draperie me cachaient à demi. Le comte Victorin étaitdebout à quelques pas seulement devant moi. À ce moment, Euphémie,dans une toilette plus charmante que jamais et toute rayonnante debeauté, passa à côté de lui. D’un geste dénotant une vive passion,il lui saisit le bras. Excepté moi, personne ne pouvait l’avoirremarqué. Elle eut un tressaillement visible et le fixa d’un regardvraiment extraordinaire. Ce regard exprimait l’amour le plusbrûlant, la soif la plus ardente de voluptés. Ils murmurèrentquelques mots, que je ne compris pas. Euphémie, je crois, s’aperçutde ma présence. Elle se tourna brusquement, mais j’entendisdistinctement ces mots : “On nous voit.” J’étais pétrifiéd’étonnement, d’effroi et de douleur. Ah ! mon révérend,comment vous décrire les sentiments qui m’agitaient ! Pensez àmon amour, à mon fidèle attachement pour le baron, à mes mauvaispressentiments, qui maintenant s’étaient accomplis, car cesquelques mots m’avaient appris l’existence d’une liaison intimeentre la baronne et le comte. Je devais provisoirement garder lesilence ; mais je résolus de surveiller la baronne avec desyeux d’argus, me promettant, lorsque j’aurais la certitude de soncrime, de briser les liens indignes qui tenaient attaché à cettefemme mon malheureux ami. Mais qui peut lutter contre la ruse dudémon ? Mes efforts furent vains, complètement vains. Et quantà apprendre au baron ce que j’avais vu et entendu, c’eût étéridicule, car la rusée aurait trouvé assez de moyens pour mereprésenter comme un être absurde, un pauvre fou qui a desvisions.

« La neige couvrait encore les montagnes,lorsque au printemps nous revînmes ici. J’allai, cependant, m’ypromener plusieurs fois. Au cours d’une de ces excursions, jerencontrai au village voisin un paysan dont la démarche etl’attitude avaient quelque chose d’étrange ; il détourna latête, je reconnus le comte, mais au même instant il disparutderrière les maisons et il me fut impossible de le retrouver.Évidemment, ce ne pouvait être que son intrigue avec la baronne quilui avait fait prendre ce déguisement. Justement, à l’heureactuelle, j’en ai la certitude, il se trouve encore ici. J’ai vupasser son chasseur à cheval. Je ne comprends toutefois paspourquoi il ne va pas retrouver la baronne à la ville. Il y a troismois, le gouverneur tomba gravement malade et manifesta le désir devoir Euphémie. Elle se rendit immédiatement auprès de lui avecAurélie. Seule une indisposition empêcha le baron de lesaccompagner. Alors, le malheur et la tristesse s’abattirent surnotre maison. Peu après son arrivée, la baronne écrivit à son mariqu’Hermogène avait été soudain pris d’une mélancolie dégénérantsouvent en folie furieuse. Il errait alors solitaire, maudissant ladestinée et se maudissant lui-même. Tous les efforts des médecinset des amis étaient jusqu’à présent restés vains. Vous devinez, monrévérend, quelle impression cette nouvelle fit sur le baron. La vuede son fils dans cet état lui aurait causé un choc trop violent, jepartis donc seul à la ville. Grâce au traitement énergique qu’onlui fit suivre, Hermogène fut délivré de ses accès de violencefolle, mais une calme mélancolie, que les médecins regardaientcomme incurable, avait succédé à cet état. Quand il me vit, il futprofondément ému ; il me dit qu’il lui fallait renoncer à lacarrière militaire, qu’une fatalité malheureuse le voulait ainsi etque l’entrée dans un cloître pourrait seule sauver son âme de ladamnation éternelle. Je le trouvai déjà dans le costume qu’ilportait tout à l’heure quand vous l’avez vu. Malgré sa résistanceje réussis enfin à l’amener ici. Il est calme, mais n’abandonne pasl’idée qu’il a prise de se retirer du monde, et tous les efforts envue de connaître l’événement qui l’a plongé dans cet état restentstériles. Pourtant la découverte de ce secret nous mettraitpeut-être sur la voie d’un remède efficace.

« Il y a quelque temps, la baronneécrivit que, sur les conseils de son confesseur, elle allait nousenvoyer un ecclésiastique dont le commerce et l’assistanceconsolatrice auraient peut-être sur Hermogène un meilleur effet quetoute autre chose, puisque sa folie revêtait, de toute évidence, uncaractère religieux. Je me réjouis profondément, mon révérend, que,grâce au heureux hasard qui vous a conduit à la ville, le choix aitporté sur vous. Vous pourrez rendre à une famille accablée sous lepoids du malheur la tranquillité perdue, si vous donnez à vosefforts, que Dieu veuille bénir, un double but. Recherchez lesecret affreux d’Hermogène ; son âme sera allégée s’il s’ouvreà vous, quand bien même ce ne serait que par la voie de laconfession ; l’Église le rendra ainsi au monde et à ses joies,auxquels il appartient, et il n’ira pas s’enterrer dans la celluled’un cloître. Mais approchez-vous aussi de la baronne. Vous saveztout. Vous pensez comme moi que, si mes remarques ne suffisent paspour qu’on bâtisse sur elles une accusation contre la baronne, ilest difficile d’admettre que j’aie été l’objet d’une illusion etque mes soupçons soient injustes. Vous serez tout à fait de monavis quand vous aurez vu Euphémie et que vous la connaîtrez. Detempérament, elle est dévote ; peut-être réussirez-vous, grâceà vos dons particuliers d’orateur, à pénétrer le fond de son cœur,à l’émouvoir et à la rendre meilleure, pour qu’elle cesse enversmon ami cette trahison qu’elle commet aux dépens de son salut. Jedois encore vous dire, mon révérend, qu’à de certains moments il mesemble que le baron porte en lui une grande peine, dont il me taitl’origine ; car, en dehors du chagrin que lui cause l’étatd’Hermogène, il est visiblement en lutte avec une pensée qui necesse de le poursuivre. Il m’est venu à l’esprit que peut-être unmalheureux hasard lui avait fourni des preuves plus convaincantesencore que celles que je possède des relations criminelles de labaronne avec le maudit comte. Mon révérend, je recommande aussi lebaron, cet ami de mon cœur, à vos soins spirituels. »

Ce disant, Reinhold termina son récit, quim’avait causé mille souffrances, car le plus étrange conflit sedéroulait alors en mon être. Mon propre moi, devenu le jouet crueld’une destinée capricieuse et revêtant des formes étrangères,flottait sans relâche sur une mer d’événements dont les flotsmugissants venaient l’assaillir. Je n’arrivais plus à me retrouvermoi-même. Évidemment, c’était le hasard et non ma volonté qui avaitguidé ma main et précipité Victorin dans l’abîme. Je prends saplace ; mais, pour Reinhold, je suis le frère Médard, leprédicateur du cloître de B… et, pour lui, je suis ce quevéritablement je suis. Cependant, l’intrigue de Victorin avec labaronne, c’est moi qui la poursuis, car c’est moi qui suisVictorin. Je suis ce que je parais, et je ne parais pas ce que jesuis. Je suis pour moi-même une énigme inexplicable ! Je suisen lutte avec mon moi !

En dépit de la tempête déchaînée en moi, jeréussis à feindre le calme qui convient à un ecclésiastique et jeme rendis chez le baron. Je trouvai un homme âgé dont les traitseffacés dénotaient encore cependant la meilleure des santés et unerare vigueur. Le chagrin, plutôt que les années, avait creusé deprofondes rides sur son vaste front et argenté ses cheveux. Malgrécela, il régnait encore, dans sa conversation et dans sa conduite,une gaieté et une bonne humeur qui attiraient irrésistiblement.Lorsque Reinhold me présenta comme le religieux dont la venue avaitété annoncée par la baronne, il me fixa d’un regard pénétrant qui,petit à petit, devint plus bienveillant, surtout quand Reinhold luidit m’avoir entendu prêcher quelques années auparavant au cloîtrede B… et s’être convaincu que je possédais des qualités oratoiresvraiment rares. Le baron alors me tendit cordialement la main etdit, en se tournant vers Reinhold :

« Je ne peux dire l’effet singulier quem’a fait à première vue le visage du révérend ; il éveillaiten moi un souvenir qui s’efforçait en vain de prendre une formedistincte et vivante. »

Ce fut, pour moi, comme s’il eût dit :« Mais c’est le comte Victorin ! » Car je croyais,d’une façon étonnante, être réellement Victorin. Je sentais monsang bouillonner violemment en moi et venir colorer mes joues. Jeme reposais heureusement sur Reinhold, qui me connaissait comme lefrère Médard. Mais cela me semblait être un mensonge. Rien nepouvait me tirer de cette situation embrouillée.

Le baron voulait que je fisse aussitôt laconnaissance d’Hermogène, mais on ne put le trouver nulle part. Onl’avait vu se diriger vers la montagne et l’on ne s’était plussoucié de lui, car il lui était déjà arrivé de rester ainsi dehorsun jour entier. Je passai toute la journée en compagnie de Reinholdet du baron. Peu à peu, je pris confiance au point que, le soir, jeme sentais assez de force et de courage pour aller hardimentau-devant des événements mystérieux qui semblaient m’attendre. Lanuit, lorsque je fus seul, j’ouvris le portefeuille et j’eus laconviction que c’était bien le corps fracassé du comte Victorin quigisait au fond de l’abîme. Toutefois, le contenu des lettres étaitsans importance, pas une syllabe de l’une d’elles ne m’introduisaitdans sa vie intime. Sans m’en préoccuper davantage, je décidai dem’abandonner aux volontés de la destinée, lorsque la baronne seraitrevenue et me verrait. Le jour suivant, dans la matinée, et alorsqu’on ne l’attendait pas du tout, elle rentra avec Aurélie. Je lesvis descendre toutes deux de voiture, reçues par le baron et parReinhold, et passer le portail du château. J’allais et venais dansma chambre plein d’inquiétude et assailli d’appréhensions étranges.Cela ne dura pas longtemps ; je fus appelé. La baronne, unefemme jolie, charmante, encore dans la fleur de l’âge, vint à marencontre.

Lorsqu’elle me vit, elle sembla singulièrementémue, sa voix tremblait, à peine pouvait-elle trouver ses mots. Sonembarras évident me donna du courage. Je la regardai effrontémentdans les yeux et lui donnai la bénédiction, selon les usages ducouvent. Elle pâlit et fut obligée de s’asseoir. Reinhold meregardait en souriant, joyeux et content. Au même instant, la portes’ouvrit, et le baron entra avec Aurélie, sa fille.

Aussitôt que j’aperçus Aurélie, un rayon defeu descendit en moi et alluma tous les sentiments les plusmystérieux, les désirs les plus délicieux, l’enthousiasme du plusardent des amours, faisant ainsi vivre tout ce qui en d’autrestemps n’avait vibré en moi que sous forme de pressentimentlointain. Bien mieux, la vie même pour moi ne naissait qu’àprésent, car tout ce que j’en connaissais précédemment était sanschaleur et se mourait misérablement dans la nuit déserte que jelaissais derrière moi. C’était elle que j’avais vue dans leconfessionnal, lors de ma miraculeuse vision. Ce regardmélancolique et candidement pieux, ces yeux d’un bleu sombre, ceslèvres aux formes délicates, cette nuque légèrement penchée commedans le recueillement de la prière, cette taille svelte et haute,ce n’était pas Aurélie, c’était sainte Rosalie elle-même. Jusqu’auchâle bleu azuré que portait Aurélie par-dessus sa robe rougefoncé, avec l’arrangement original de ses plis qui rappelait lecostume de sainte Rosalie sur le tableau du cloître, et précisémentcelui de l’inconnue de ma vision ! Qu’était pour moi la beautésensuelle de la baronne à côté du charme céleste d’Aurélie !Je ne voyais qu’elle, tout disparaissait autour de moi. Il étaitimpossible que mon grand trouble échappât aux personnesprésentes.

« Que vous arrive-t-il, monrévérend ? dit le baron. Vous avez l’air étrangementému. »

Ces mots me rappelèrent à moi-même. Je sentisnaître en moi sur-le-champ une force surhumaine, un courage dont jen’avais eu nulle idée jusqu’alors et qui me rendait capable defaire face à tous les dangers, car Aurélie devait être le prix dela lutte.

« Félicitez-vous, monsieur le baron,m’écriai-je, comme saisi soudain d’un enthousiasme élevé.Félicitez-vous ! Une sainte se promène en ces murs, parminous ! Bientôt le ciel va s’entrouvrir et laissera tomber sabénédiction sereine ! Sainte Rosalie, elle-même, entourée desanges, apportera la consolation et la joie à ceux qu’accablait lemalheur et qui l’imploraient pieusement et avec ferveur. J’entendsles hymnes des esprits glorieux qui aspirent ardemment après lasainte et, l’appelant dans leurs chants, descendent lentement surdes nuages de lumière. Je vois sa tête, qu’illumine uneresplendissante auréole, dressée vers le chœur des saints qu’elleaperçoit : Sancta Rosalia, ora pronobis ! »

Je tombai à genoux, les yeux tournés vers leciel, les mains jointes dans l’attitude de la prière, et toussuivirent mon exemple. Personne ne me questionna plus : onattribua à une inspiration l’explosion subite de mon enthousiasme,si bien que le baron résolut de faire dire des messes à l’autel desainte Rosalie dans la cathédrale de la ville. Je m’étais ainsiadmirablement tiré de mon embarras ; je me sentais de plus enplus disposé à tout oser, car une seule chose m’intéressait :la possession d’Aurélie, pour laquelle je faisais moi-même bonmarché de ma vie. La baronne était dans une disposition étrange.Ses yeux me poursuivaient, mais, aussitôt que je la regardaistranquillement, elle les laissait errer çà et là.

La famille s’était retirée dans une autrepièce. Je descendis vivement au jardin, j’en parcourus les alléestout en étudiant et repoussant tour à tour mille résolutions, milleplans, mille idées ayant trait à ma vie future au château. Le soirétait déjà tombé, lorsque je vis Reinhold venir à moi. Il me fitsavoir que la baronne, toute pénétrée de mon pieux enthousiasme,désirait me parler dans sa chambre. À peine entrai-je que labaronne fit quelques pas à ma rencontre, et, me saisissant les deuxbras, elle me regarda fixement dans les yeux ens’écriant :

« Est-ce possible ! Est-cepossible ! Es-tu le capucin Médard ? Mais cette voix,cette démarche, tes yeux, tes cheveux ! Parle ! Je meursde doute et d’inquiétude.

– Victorin », murmurai-je toutdoucement.

Alors elle m’enlaça avec la fougue impétueused’une volupté indomptable. Un torrent de feu se répandit dans mesveines, tout mon sang bouillonna, mes sens m’abandonnèrent,j’éprouvai d’ineffables délices, un ravissement insensé. Mais, mêmeen péchant, toute mon âme était tournée vers Aurélie, et c’est àelle seule qu’à l’instant où je brisais mes vœux, je sacrifiais lesalut de mon âme. Oui ! Aurélie seule vivait en moi ; moncœur entier était rempli d’elle, et, pourtant, je me sentaiseffrayé en pensant que déjà au repas du soir je la reverrais. Il mesemblait que son pieux regard allait me reprocher mon horriblepéché et que, démasqué, je m’effondrerais, abîmé de honte. De même,je ne pouvais me décider à revoir la baronne tout de suite après depareils moments. Tout cela me détermina à rester dans ma chambre,en prétextant que j’étais retenu par mes dévotions, lorsqu’onm’appela pour me mettre à table. Toutefois, quelques jourssuffirent pour vaincre cette timidité et ce manque d’assurance. Labaronne était l’amabilité même, et plus notre pacte se resserrait,plus nous nous abandonnions à nos joies criminelles, plus elleredoublait d’attentions envers le baron. Elle m’avoua que matonsure, ma barbe naturelle, de même que ma démarche tout à faitmonacale, qui déjà n’était plus aussi austère qu’au début, luiavaient causé mille angoisses. Au moment de ma soudaine invocationenthousiaste à sainte Rosalie, elle était presque convaincue qu’uneerreur, un hasard ennemi avait déjoué les plans simachiavéliquement combinés avec Victorin et envoyé à sa place unmaudit capucin. Elle admirait ma prévoyance allant jusqu’à me fairetonsurer et à laisser pousser ma barbe ; elle s’émerveillaitque j’eusse si bien adopté la démarche et l’attitude qui convenaità mon rôle, à un point, disait-elle, que souvent elle avait besoinde bien me regarder dans les yeux pour ne pas être prise d’un doutegrotesque.

Parfois, le piqueur de Victorin, déguisé enpaysan, se montrait à l’orée du parc ; je ne manquais pasalors d’aller lui parler en cachette et de l’engager à se tenirprêt pour pouvoir fuir avec moi en cas de danger. Le baron etReinhold semblaient au plus haut point contents de moi et mepriaient vivement de mettre à contribution tout le pouvoir dont jedisposais pour arriver à vaincre les idées noires d’Hermogène. Ilne m’avait pas encore été possible de lui dire un seul mot, car ilévitait visiblement toute occasion de se trouver seul avec moi. Etlorsqu’il me rencontrait avec le baron ou avec Reinhold, il mejetait des regards si étranges que j’avais réellement de la peine àréprimer aussitôt une certaine gêne. On eût dit qu’il lisait aufond de mon âme et épiait mes plus secrètes pensées. Une mauvaisehumeur insurmontable, une animosité réprimée, une colèredifficilement maîtrisée se peignaient sur son visage pâle aussitôtqu’il m’apercevait. Un jour que je me promenais dans le parc, il setrouva précisément en face de moi sans qu’il s’y attendît. Je crusle moment opportun pour engager la conversation avec lui. Lorsqueje vis qu’il voulait m’échapper, je lui pris vivement la main. Montalent oratoire me permit alors d’être si pénétrant, si onctueuxqu’il me parut réellement devenir attentif et ne pouvoir réprimerune certaine émotion. Nous nous étions assis sur un banc de pierreau bout d’une allée qui menait au château. Mon enthousiasmeaugmentait à mesure que je parlais. Je lui dis que l’homme commetun péché si, dévoré par un chagrin secret, il dédaigne laconsolation et l’assistance que l’Église offre aux affligés ;il va ainsi de façon hostile à l’encontre des buts de la vie régléspar une puissance suprême.

« Oui, ajoutai-je, le criminel lui-mêmene doit pas douter du pardon céleste, car ce doute lui ravit lafélicité du ciel, qu’il pourrait conquérir en se lavant du péchépar la pénitence et la prière. »

Je l’invitai enfin à me confesser sur-le-champet à m’ouvrir son cœur, comme il le ferait devant Dieu, et jel’assurai d’avance de l’absolution de toutes ses fautes. À cetinstant, il se leva, ses sourcils se froncèrent, ses yeuxflamboyèrent, son visage cadavérique s’empourpra et, d’une voix quirésonna étrangement, il s’écria :

« Es-tu donc exempt du péché pour oser,comme le plus pur des hommes, et comme Dieu lui-même que tuoutrages, vouloir lire en mon âme ; pour te permettre dem’accorder le pardon de mes fautes, toi qui lutteras vainement pourobtenir l’absolution de tes péchés, toi qui rechercherasinutilement les félicités du ciel, qui te sont interdites àjamais ? Misérable hypocrite, bientôt sonnera l’heure du justechâtiment. Écrasé alors sous le pied comme un ver malfaisant, tedébattant dans les affres d’une mort ignominieuse, c’est en vainque tu appelleras à l’aide, que tu aspireras, en te lamentant, à lafin de ton indicible tourment, jusqu’à ce que tu périsses dans lafolie et le désespoir. »

Il s’éloigna vivement. J’étais brisé,anéanti ; j’avais perdu toute contenance et tout courage.J’aperçus alors Euphémie, qui sortait du château. Elle était enchapeau et avait un châle sur les épaules, comme si elle sedisposait à faire une promenade. Je ne pouvais trouver deconsolation et d’assistance que chez elle. Je me précipitai à sarencontre. En voyant mon visage décomposé, elle s’effraya et medemanda ce qui m’avait mis en cet état. Je lui racontai fidèlementtoute la scène que je venais d’avoir avec Hermogène, en ajoutantque je craignais qu’un hasard malheureux ne lui eût trahi notresecret. Euphémie ne parut nullement s’inquiéter de tout cela. Ellese mit à sourire d’une façon si étrange que j’en frissonnai et medit : « Entrons plus avant dans le parc, ici l’on nousvoit trop, et cela pourrait surprendre que le révérend père Médardme parle avec tant de véhémence. »

Nous nous étions avancés dans un bosquet toutà fait écarté. Alors elle me prit dans ses bras avec fougue etpassion. Ses baisers ardents et enflammés me brûlaient leslèvres.

« Calme tes doutes et tes craintes,Victorin ! s’écria-t-elle. Je suis même enchantée que cela sesoit passé ainsi avec Hermogène. À présent je peux enfin te parlerde beaucoup de choses, sur lesquelles j’ai gardé le silence pendantsi longtemps. Avoue que j’ai su conquérir une rare dominationmorale sur tous les gens de mon entourage ; je crois,d’ailleurs, que c’est plus facile à la femme qu’à l’homme. Et celapour une raison bien simple. Outre le charme indiciblementirrésistible dont la nature a paré extérieurement la femme, en elleréside ce principe supérieur qui unit son charme et sa puissancemorale, en fait un seul et même élément, grâce auquel elle peutimposer sa volonté. C’est en sortant de soi-même qu’on peutcontempler d’un autre point de vue son propre moi, qui apparaîtalors comme un instrument cédant à la volonté supérieure qu’on a depoursuivre le but qu’on s’est assigné comme le plus haut dans lavie. Et sais-tu quelque chose de plus élevé que d’imposer savolonté, que de dominer la vie dans la vie, que de retenirarbitrairement, à son gré, comme sous le charme d’une forcemagique, tous ses phénomènes et ses joies multiples ? Toi,Victorin, tu fais partie des rares personnes qui m’ont comprise,parce que, toi aussi, tu as su te dégager de ton moi et leconsidérer d’un autre point de vue. C’est pourquoi je n’ai pashésité à te porter comme mon royal époux sur le trône de mon cœur.Le mystère a augmenté le charme de notre pacte, et notre séparationapparente n’a servi qu’à ouvrir un champ plus vaste à notre capricefantastique, qui, pour notre divertissement, se rit des règlesordinaires de la vulgaire vie quotidienne. Notre rencontre actuellen’est-elle pas un chef-d’œuvre d’audace, conçu par un espritsupérieur qui se moque de l’impuissance des barrièresconventionnelles ? Le baron est, pour moi, une machine dont jesuis extrêmement rebutée et que j’ai usée à mon service. Il est làcomme une roue de rebut jetée à la ferraille. Reinhold est trop peuintelligent pour mériter mon attention. Aurélie est une bonneenfant. Nous n’avons affaire qu’à Hermogène.

« Je t’ai déjà dit qu’il fit sur moi,aussitôt que je le vis, une impression profonde. Je le crus capabled’entrer dans la vie élevée que je voulais lui ouvrir et, pour lapremière fois, je me trompai. Il y avait en lui un principe quim’était hostile et le faisait s’élever constamment contremoi ; mieux, le charme dont j’enveloppais involontairementtous les autres l’éloignait. Il restait froid, sombre et fermé. Laforce particulièrement étonnante avec laquelle il s’opposait à mavolonté ne faisait qu’exciter mon ressentiment et le désir quej’avais d’entamer une lutte avec lui au cours de laquelle il eûtsuccombé. Cette lutte, j’allais l’entreprendre, lorsque le baronm’apprit qu’il avait proposé à Hermogène de nous unir et quecelui-ci n’avait voulu de cette union à aucun prix.

« Au même moment, comme un éclair divin,la pensée pénétra en moi d’épouser le baron lui-même et d’écarterainsi en même temps de mon chemin toutes les petites considérationsconventionnelles qui très souvent s’opposaient à mes desseins. Tuavais des doutes, Victorin, lorsque je t’en parlai ; je les airéfutés en rendant au bout de quelques jours le vieux follementamoureux ; et ce que je voulais, je le lui fis considérercomme l’accomplissement d’un désir secret qu’il n’osait formuler.Cependant, au fond de mon cœur vivait toujours l’idée de me vengerd’Hermogène, ce qui maintenant allait m’être plus facile, tout enme procurant une plus grande satisfaction. Le coup n’avait étéretardé que pour être plus sûrement mortel. Si je ne lisais pasaussi bien en toi, si je ne savais pas que tu peux t’élever à lahauteur de mes vues, j’hésiterais à t’en dire plus sur une chosequi maintenant est arrivée. J’attendis l’occasion favorable pour lefrapper au cœur. À la ville, je me montrai sombre et repliée surmoi-même, formant ainsi contraste avec Hermogène, qui s’abandonnaitgaiement et joyeusement à ses vivantes occupations militaires. Lamaladie de mon oncle m’interdisait toutes les brillantes réunionset j’évitais même les visites de mon plus proche entourage.

« Hermogène vint me voir, sans douteuniquement pour remplir les devoirs qu’il devait à une mère ;il me trouva plongée dans de tristes pensées. Tout étonné duchangement qui s’était opéré en moi, il m’en demanda la cause. Jelui déclarai, en fondant en larmes, que le mauvais état de santé dubaron, qui s’efforçait de me cacher la gravité de son mal, mefaisait craindre de le perdre bientôt et que cette pensée m’étaitaffreuse, insupportable. Il fut très affecté ; et, lorsque jelui dépeignis, avec les apparences de la douleur la plus profonde,le bonheur de notre union, que j’entrai tendrement dans les pluspetits détails de notre vie à la campagne, lorsque j’appuyai sur lagrandeur d’âme du baron, mettant en pleine lumière toutes sortes dequalités, de façon que ressortît toujours plus nettement lavénération sans bornes que j’avais pour lui et qu’il vît combien mavie était liée à celle de son père, son étonnement ne fit quegrandir et se changea en admiration. Il était visiblement en lutteavec lui-même ; mais le pouvoir qui maintenant avait pénétréen lui, comme si c’eût été mon propre moi, vainquit le principeennemi qui autrefois s’opposait à ma volonté ; j’étaiscertaine de triompher, lorsqu’il revint le lendemain soir. Il metrouva seule, encore plus triste, plus émue que la veille. Je luiparlai du baron et de mon inexprimable désir de le revoir. Bientôtil ne fut plus le même. Il était attaché à mes regards, d’oùsortait un feu dangereux, qui incendiait tout son être. Souvent,quand sa main tenait la mienne, je la sentais se crisperconvulsivement, et de profonds soupirs s’échappaient de sapoitrine. C’était cette exaltation involontaire et suprême quej’attendais. Le soir où il devait tomber, je ne dédaignais même pasces artifices qui sont si usés et qui toujours retrouvent leurpleine efficacité. Et cela arriva !

« Les suites en furent plus terribles queje ne me l’étais imaginé. Et elles accrurent mon triomphe, enconfirmant mon pouvoir de brillante façon. La violence aveclaquelle je combattis le principe hostile qui s’affirmait naguèreen Hermogène, comme un pressentiment étrange, avait brisé sonesprit. Et il sombra dans la folie, comme tu sais, sans que,cependant, tu en aies connu jusqu’ici la propre cause. Il est trèsremarquable que les fous – comme s’ils se trouvaient en étroiterelation avec l’esprit et s’ils subissaient plus facilement, sansle savoir, l’influence d’un principe spirituel étranger –, que lesfous lisent en nous ce qu’il y a de plus caché et l’exprimentbizarrement à leur façon. C’est pourquoi il est possible que, dansla position où nous nous trouvons, toi, Hermogène et moi, il aitpénétré mystérieusement ton secret et soit ton ennemi. Mais nousn’avons rien à redouter. Même s’il venait à manifester ouvertementson inimitié pour toi, même s’il s’écriait publiquement : “Nevous fiez pas à ce faux prêtre”, qui donc pourrait voir en sesparoles autre chose que de la folie, d’autant plus que Reinhold aété assez simple pour reconnaître en toi le fière Médard ?Maintenant il est certain que tu ne peux plus agir sur Hermogènecomme je l’avais pensé et voulu. Ma vengeance est à présentaccomplie et Hermogène n’est plus pour moi qu’un jouet inutilisabledont je veux me débarrasser. Il m’est d’autant plus insupportablequ’il semble s’être infligé comme pénitence de me regarder et qu’ilne détache pas de moi ses yeux hagards et sans vie. Il faut qu’ilparte ! Je compte donc sur toi pour le fortifier dans son idéed’entrer au cloître et pour intervenir vivement en même tempsauprès du baron et de son conseiller intime Reinhold, afin qu’ilsapprouvent son projet, en leur faisant valoir que le salut de sonâme est en jeu. Hermogène m’est devenu extrêmementantipathique ; souvent sa vue me trouble, il faut qu’ilparte ! La seule personne à qui il se montre sous un toutautre jour, c’est Aurélie, la pieuse et naïve enfant. Par elleseule, tu peux agir sur Hermogène ; aussi vais-je prendre desdispositions pour que vous soyez en relations plus étroites. Quandtu trouveras le moment propice, tu pourras aussi confier à Reinholdou au baron qu’Hermogène t’a confessé s’être rendu coupable d’uncrime grave que, conformément à ta mission, tu ne peuxnaturellement pas divulguer. Mais nous y reviendrons plus tard.Maintenant que tu es au courant de tout, Victorin, agis dans lesens que je désire et reste-moi dévoué. Aide-moi à mener ce mondepuéril de marionnettes qui se meut autour de nous. Il faut que lavie nous accorde ses jouissances les plus délicieuses, sans nousretenir dans son étroitesse. »

Nous aperçûmes le baron au loin ; nousnous dirigeâmes de son côté, tout en paraissant engagés dans unpieux entretien. J’avais peut-être besoin d’entendre l’aveud’Euphémie pour me rendre compte qu’il existait en moi-même uneforce prédominante qui m’animait, comme l’émanation d’un principesupérieur. Il s’était manifesté en mon être quelque chose desurhumain, qui m’avait subitement porté à un point de vue d’où toutm’apparaissait sous un autre jour et sous d’autres couleurs. Laforce d’esprit, la domination de la vie dont se vantait Euphémie meparaissaient dignes du plus grand mépris. Au moment où lamalheureuse croyait étourdiment pouvoir se jouer des enchaînementspérilleux de la vie, elle était livrée au hasard, ou mieux à ladestinée maligne qui conduisait ma main. Car c’était uniquement maforce enflammée par des puissances mystérieuses qui la contraignaità prendre pour ami et allié l’homme qui ne se couvrait desapparences de l’amitié que pour la tenir prisonnière comme uneennemie et la conduire à sa perte. L’égoïste vanité d’Euphémie mela rendait méprisable et ma liaison avec elle me devenait d’autantplus odieuse qu’Aurélie vivait en mon âme et qu’elle seule portaitle poids de mes péchés, en supposant que j’eusse encore considérécomme péchés ce qui me paraissait maintenant le summum de toutesles jouissances terrestres. Je résolus de faire le plus grand usagedu pouvoir qui était en moi et de m’emparer de ma baguette magiquepour décrire le cercle dans lequel devaient se mouvoir pour monplaisir toutes les apparitions. Le baron et Reinhold rivalisaientd’attentions pour me rendre très agréable la vie au château. Ils nesoupçonnaient pas le moins du monde mes relations avec Euphémie.Bien plus, souvent au cours d’un épanchement qui semblaitinvolontaire, le baron déclarait que, grâce à moi, il avaitretrouvé complètement son Euphémie. Ce qui semblait m’indiquerclairement que la supposition de Reinhold était juste, lorsqu’il medisait qu’un hasard avait dû mettre le baron sur la voie des fautesde sa femme.

Je voyais rarement Hermogène. Ilm’évitait ; ma vue lui causait une inquiétude et une angoissemanifestes. Le baron et Reinhold attribuaient cet effet aucaractère pieux et saint de ma personne qui l’intimidait et à monpouvoir de lire dans son âme en désordre. Aurélie aussi semblaitvouloir se dérober à mes regards ; elle se détournait de moiet, quand je lui parlais, elle était inquiète et gênée, comme sonfrère.

J’étais presque certain qu’Hermogène avaitconfié à Aurélie ses appréhensions terribles me concernant et qui,un instant, m’avaient ébranlé ; cependant, je croyais possiblede combattre cette mauvaise impression. Sans doute poussé parEuphémie, qui voulait me mettre plus étroitement en rapport avecAurélie, le baron me demanda d’initier sa fille aux mystères sacrésde la religion. Euphémie me procurait ainsi elle-même le moyend’atteindre aux délices dont mon imagination enflammée me faisaitvoir mille tableaux voluptueux. Cette vision, à l’église ducloître, était-ce autre chose qu’une promesse, faite par le pouvoirsupérieur qui agissait sur moi, de me donner la femme dont lapossession seule pouvait apaiser la tempête qui faisait rage en moncorps et semblait me livrer à des vagues déchaînées ? La vued’Aurélie, son approche, rien que le frôlement de sa robem’enflammaient. Le torrent de feu qui coulait dans mes veinesgagnait sensiblement le laboratoire de mes pensées ; c’estainsi que je lui parlai des mystères et des miracles de la religionen recourant à des images brûlantes, dont le sens profond étaitl’expression d’une frénésie voluptueuse, du plus ardent, du pluspassionné des amours. Je voulais que le feu de mes paroles eût surl’âme d’Aurélie l’effet de décharges électriques contre lesquelleselle se prémunirait en vain ; les images que je jetais en sonâme devaient, sans qu’elle s’en rendît compte, prendre undéveloppement merveilleux, devenir plus brillantes et plusétincelantes ; apparaissant alors dans leur véritablesignification, elles devaient la remplir de l’idée de jouissancesinconnues, jusqu’à ce que, martyrisée et déchirée par un désirindicible, elle se jetât d’elle-même dans mes bras.

Je me préparais soigneusement pour cesprétendues leçons à Aurélie. Je savais rendre mon langage toujoursplus expressif ; la pieuse enfant m’écoutait, recueillie, lesmains jointes et les yeux baissés, mais pas un mouvement, pas leplus léger soupir ne venait trahir l’impression profonde quej’attendais de mes paroles. Mes efforts ne me faisaient faire aucunprogrès. Au lieu d’allumer en Aurélie le feu funeste qui l’eûtlivrée à la séduction, je n’arrivais qu’à aviver la flamme qui metourmentait et me rongeait. Rageant de souffrance et de luxure, jenourrissais toutes sortes de projets pour perdre Aurélie. Et tandisque je feignais auprès d’Euphémie la joie et le ravissement, unehaine ardente germait en mon âme. Et cette haine, dans un étrangedésaccord, donnait à ma conduite auprès de la baronne quelque chosede farouche et de terrible dont elle s’effrayait.

Elle était bien éloignée de deviner le secretcaché en mon cœur et, involontairement, elle subissait de plus enplus l’autorité que je m’étais arrogée sur elle. Souvent, il mevenait à l’esprit de recourir à un acte de violence adroitementcalculé auquel succomberait, certainement, Aurélie et qui mettraitun terme à mon tourment. Mais dès que je la voyais, j’avaisl’impression qu’un ange se tenait près d’elle pour la protéger etla défendre, bravant la force de l’ennemi. Un frisson parcouraitalors mes membres et refroidissait mes mauvais desseins.

Enfin, je résolus de prier avec elle, car,dans la prière, la flamme de la dévotion est plus ardente, lessentiments les plus intimes s’éveillent, s’élèvent comme portés pardes vagues mugissantes, s’étendent, tels des polypes, pour saisirl’Inconnu qui doit calmer l’indicible désir dont l’âme estdéchirée ; alors, la chose terrestre prenant un caractèrecéleste peut hardiment contrecarrer les émotions de l’âme et, aumilieu de joies sublimes, promettre déjà ici-bas la réalisation del’infini ; la passion devient inconsciemment le jouet d’uneillusion, et l’aspiration vers ce qui est saint et divin setransforme en un inexprimable désir terrestre, d’un enivrementjamais éprouvé.

J’espérais que l’obligation, pour Aurélie, deréciter les prières que j’avais composées servirait mes desseinsperfides. Et il en fut ainsi.

Un jour qu’elle était agenouillée près de moi,répétant mes invocations, le regard tourné vers le ciel, ses jouesse colorèrent, son sein commença à s’agiter. Alors, comme emportépar l’ardeur de la prière, je saisis ses mains et les serrai contremon cœur. J’étais si près d’elle que je sentais la chaleur de soncorps ; les boucles de ses cheveux pendaient en liberté surses épaules. La furie de mes désirs me mettait hors de moi !Soudain je l’enlaçai dans un élan fougueux ; déjà mes baisersbrûlaient sa bouche et son sein, lorsqu’elle s’échappa de mes brasen poussant un cri perçant. Je n’eus pas la force de la retenir. Ilme semblait qu’un éclair me foudroyait. Elle se précipita dans lapièce contiguë, la porte s’ouvrit, et Hermogène apparut sur leseuil, où il s’arrêta, me fixant d’un regard terrible, effrayant,marqué de folie sauvage. Je ramassai toutes mes forces et,m’avançant audacieusement sur lui, je lui criai sur un ton hautain,impérieux : « Que viens-tu faire ici ? Va-t’en,fou ! » Mais, lui, étendant sa main droite, dit d’unevoix sourde et lugubre :

« Je venais pour me battre avec toi, maisje n’ai pas d’épée, et je m’aperçois que tu es la Mort même, quedes gouttes de sang tombent de tes yeux et adhèrent à tabarbe. »

Il disparut en faisant claquer la porte, melaissa seul, écumant de rage contre moi-même de m’être laisséentraîner par la passion du moment, ce qui maintenant pouvait metrahir et causer ma perte. Personne ne venait. J’eus le temps de meressaisir complètement, et le principe qui était en moi me suggérales moyens de parer à toutes les suites fâcheuses de ma malheureuseentreprise. Aussitôt que je le pus, je courus chez Euphémie et luicontai avec effronterie toute la scène qui s’était déroulée entreAurélie et moi. Celle-ci ne prit pas la chose aussi facilement queje l’avais espéré ; je m’aperçus qu’en dépit de cette forced’esprit tant vantée et de ses idées supérieures, elle était bienun peu jalouse. De plus, elle craignait encore qu’Aurélie ne seplaignît de moi, ce qui eût fait pâlir mon auréole de sainteté etrisquait de faire découvrir notre secret. Par une timidité que jene pouvais moi-même m’expliquer, je ne parlai pas de l’apparitiond’Hermogène et de ses paroles terribles et cinglantes.

Euphémie avait gardé le silence pendantquelques minutes et, tout en me regardant d’une façon étrange, ellesemblait livrée à de profondes réflexions.

« Tu ne devinerais pas, Victorin,dit-elle enfin, quelles pensées magnifiques et dignes de moitraversent mon esprit. Pourtant, secoue vivement tes ailes poursuivre le vol hardi que je suis sur le point d’entreprendre.Quoique je ne t’en veuille pas du désir qui t’est venu, je m’étonneque toi, qui devrais planer souverainement au-dessus des événementsde la vie, tu ne puisses pas t’approcher d’une jeune fille debeauté ordinaire sans être tenté de l’embrasser. Telle que jeconnais Aurélie, sa pudeur est trop grande pour qu’elleparle ; tout au plus voudra-t-elle, sous un prétextequelconque, se soustraire à tes leçons trop passionnées. C’estpourquoi je ne redoute pas le moins du monde les suitesdésagréables qui auraient pu résulter de ta légèreté et de tonmanque d’empire sur toi-même. Je ne la hais pas, cette Aurélie,mais sa modestie, sa piété silencieuse, derrière lesquelles secache un insupportable orgueil, me mettent en colère. Bien que jene m’y refuse pas, jamais elle ne m’a demandé de jouer avec elle,et jamais je n’ai pu obtenir sa confiance : constamment elles’est montrée farouche et fermée. Cette aversion qu’elle memanifeste, cette façon orgueilleuse de m’éviter même, provoquent enmoi les sentiments les plus hostiles. C’est une haute pensée que dese représenter, brisée et fanée, la fleur qui étalait avec tant defierté le luxe de ses couleurs brillantes. Cette pensée, je tepermets de l’exécuter ; les moyens ne manquent pas pourarriver facilement et sûrement au but. La faute tombera surHermogène et il en sera anéanti. »

Longtemps encore, Euphémie parla de sonprojet ; à chaque mot qu’elle prononçait, elle me devenaitplus odieuse, car je ne voyais plus en elle que la femme bassementcriminelle, et, malgré tout mon désir de corrompre Aurélie, puisquec’était seulement par ce moyen que je pouvais espérer me libérer dutourment sans bornes qui était né de mon amour insensé et qui medéchirait l’âme, je jugeai méprisable la collaboration d’Euphémie.D’un signe de main, je repoussai donc, non sans provoquer en elleun grand étonnement, tous les avis qu’elle me donna, tout en étantfermement décidé à exécuter par mes propres moyens ce pour quoiEuphémie voulait à toute force me faire accepter son concours.

Comme la baronne l’avait prévu, Aurélie, sousle prétexte d’une indisposition, resta dans sa chambre et échappaainsi à mes leçons les jours suivants. Hermogène, contrairement àson habitude, se trouvait à présent très souvent avec Reinhold etle baron ; il semblait moins replié sur lui-même, mais plusirrité et plus violent. On l’entendait souvent parler seul d’unevoix haute et énergique, et je remarquai qu’il me regardait avecune expression de colère contenue, chaque fois que le hasard meconduisait sur son chemin. En quelques jours, la conduite du baronet de Reinhold à mon égard changea de façon tout à fait étrangesans qu’ils parussent se départir en rien des marques d’attentionet d’estime qu’ils me prodiguaient naguère ; on aurait ditque, gênés par un pressentiment bizarre, ils ne pouvaient plustrouver ce ton aimable qui auparavant animait nos conversations.Dans tout ce qu’ils me disaient, il y avait quelque chose de sicontraint, de si froid, que mille suppositions naissaient en moi etque j’étais sérieusement obligé de m’étudier pour paraître calme.Les regards d’Euphémie, dans lesquels j’avais l’habitude de lire,me disaient qu’il s’était passé un événement qui la troublaitparticulièrement ; mais il nous était impossible, durant toutle jour, de nous parler sans être remarqués.

Une nuit, alors que tout le monde dormaitdepuis longtemps, une porte dérobée que je n’avais pas encoreremarquée s’ouvrit dans ma chambre et Euphémie apparut, le visagedécomposé. Jamais je ne l’avais vue dans cet état.

« Victorin, dit-elle, la trahison nousmenace ; Hermogène, ce fou d’Hermogène, guidé par d’étrangespressentiments, a découvert notre secret. Par toutes sortesd’allusions ressemblant à de terribles et lugubres sentences quiémaneraient d’une force mystérieuse nous gouvernant, il a suinsinuer le soupçon dans le cœur du baron ; et ce soupçon,sans être pourtant clairement exprimé, me tourmente et me poursuit.Sans doute, il semble ignorer qui tu es, et que sous ton sainthabit se cache le comte Victorin ; mais il affirme qu’en toitout est traîtrise, perfidie, que notre perte t’accompagne, il vajusqu’à dire que le Malin lui-même serait entré dans la maison sousl’aspect d’un moine et qu’animé d’une puissance infernalediabolique tu machines la trahison. Cela ne peut pas durer. Je suisfatiguée de supporter le joug de ce vieillard affaibli qui,semblant maintenant atteint d’une jalousie maladive, épieanxieusement mes pas. Je veux me débarrasser de ce jouet quim’ennuie ; en ce qui te concerne, Victorin, tu te soumettrasd’autant plus volontiers à mes désirs que tu échapperas toi-même,de ce fait, au danger d’être finalement découvert, au risque devoir la tactique géniale enfantée par notre cerveau sombrer dans leridicule d’une vulgaire affaire de déguisement et prendre lecaractère d’une absurde histoire de ménage. Il faut que levieillard gênant disparaisse ; quant au moyen le plusconvenable à employer, nous allons en discuter, mais tout d’abordécoute mon avis.

« Tu sais que, chaque matin, quandReinhold est occupé, le baron se rend seul dans la montagne pourjouir, à sa façon, de la vue du paysage. Pars secrètement avant luiet prends tes dispositions pour le rencontrer à la sortie du parc.Non loin d’ici, il y a un amas de rochers d’un aspect sauvage eteffrayant. Lorsque le voyageur est parvenu au sommet, il voit,béant devant lui, un abîme noir et sans fond ; là se trouve,surplombant le précipice, le rocher du Diable. On raconte que desémanations malignes montent du gouffre, qu’elles étourdissent etattirent irrémédiablement l’imprudent assez audacieux pour chercherà découvrir ce qui se passe en bas. Le baron, qui se rit de cettefable, s’avance souvent sur le bloc de pierre pour jouir du pointde vue qui s’offre à cet endroit. Il te sera facile de l’amener àte conduire lui-même au siège du Diable. Une fois qu’il sera là etqu’il aura les yeux fixés sur le paysage, une poussée de ton poingénergique nous délivrera à jamais de ce pauvre insensé.

– Jamais ! jamais ! m’écriai-jeavec force. Je connais l’abîme effrayant, je connais aussi le siègedu Diable. Non, encore une fois, non ! Va-t’en, toi et lecrime que tu voudrais m’imposer. »

Euphémie se leva brusquement, le regardenflammé d’une fureur sauvage, le visage décomposé par la ragedéchaînée en elle.

« Misérable poltron ! lança-t-elle,tu oses, dans ta lâcheté stupide, résister à mes décisions. Tupréfères te plier à un joug infamant plutôt que de régner avecmoi ? Mais tu m’appartiens et c’est en vain que tu t’efforcesd’échapper à la puissance qui te tient enchaîné à mes pieds. Tuexécuteras mon ordre ; demain il faut que celui dont la vue metourmente ait cessé de vivre ! »

Pendant qu’Euphémie prononçait ces mots,j’éprouvais le plus profond mépris pour sa misérable forfanterie etje me mis à lui rire au nez dédaigneusement ; elle commença àtrembler, saisie d’angoisse et d’effroi, cependant qu’une pâleurmortelle couvrait son visage.

« Insensée, m’écriai-je, qui croiscommander à la vie, qui crois jouer avec ses phénomènes ;prends garde que le jouet ne devienne dans ta main une armetranchante et que cette arme ne te tue ! Sache, misérable, quesi, dans ton impuissante illusion, tu crois me dominer, moi, je tetiens enchaînée à mon pouvoir, comme si j’étais la destinéeelle-même, et que ton jeu criminel ne représente que lescontorsions de la bête féroce enfermée dans sa cage. Apprends,malheureuse, que ton amant gît, les os fracassés, au fond de ceprécipice dont tu me parles et, qu’au lieu de Victorin c’estl’esprit de la Vengeance que tu as tenu dans tes bras ! Va etdésespère ! »

Euphémie chancela ; prise d’untremblement convulsif, elle était sur le point de tomber à terre.Je l’empoignai et la poussai brusquement dans le couloir par laporte dérobée. L’idée me vint de la tuer ; je m’en abstins,inconsciemment, car, au premier moment, lorsque je refermai laporte, je croyais avoir accompli l’acte. J’entendis un cri perçantet des portes qui claquaient.

Maintenant que je m’étais placé moi-même endehors des actes humains, je ne pouvais pas m’arrêter enchemin ; et puisque j’avais dit que j’étais l’esprit de laVengeance, je devais accomplir ma mission. La mort d’Euphémie étaitdécidée, et la haine la plus ardente, s’unissant à l’extrêmeferveur amoureuse, devait me faire goûter à des jouissances dignesseulement de l’esprit surhumain qui vivait en moi. Une foisEuphémie morte, Aurélie serait à moi.

Le lendemain, je fus étonné de la grandeénergie d’Euphémie qui lui permettait de paraître calme et gaie.Elle raconta d’elle-même que la nuit précédente elle avait eu uneespèce d’accès de somnambulisme suivi d’une violente attaque denerfs. Le baron se fit très compatissant, mais dans les yeux deReinhold se lisaient le doute et la méfiance. Aurélie restait danssa chambre et son absence ne faisait qu’accroître la rage amoureusequi bouillonnait en moi. Euphémie m’invita à aller la retrouverclandestinement chez elle, par le chemin qui m’était familier, lanuit, lorsque tout le monde dormirait au château. J’en fus ravi,car l’heure fatale était arrivée où sa sinistre destinée allait seréaliser. Cachant sous ma robe un petit couteau pointu que jeportais sur moi depuis ma jeunesse et dont je me servais avecadresse pour sculpter le bois, je me rendis chez la baronne, décidéà la tuer.

« Je crois, commença-t-elle par dire, quenous avons eu tous deux hier de lourds cauchemars, où il étaitbeaucoup question de précipices ; mais cela est passémaintenant. »

Elle s’abandonna ensuite, comme d’habitude, àmes caresses coupables ; j’étais plein d’une ironiediabolique, mais seule la jouissance de sa propre turpitude mecausait un plaisir. Le couteau m’échappa lorsqu’elle était dans mesbras, elle frissonna, comme saisie d’une angoisse mortelle ;vivement je le ramassai, différant le crime, pour lequel d’autresarmes se glissaient dans mes mains.

En effet, Euphémie avait fait mettre sur latable du vin d’Italie et des fruits confits. « Moyens bienmaladroits et bien usés ! » me dis-je. Je changeaiadroitement les verres et, feignant de goûter aux fruits qu’ellem’offrait, je les laissai tomber dans ma large manche. J’avais vidédeux ou trois fois le verre qu’Euphémie s’était destiné,lorsqu’elle prétendit entendre du bruit dans le château et me priade la quitter vivement. Elle voulait m’envoyer mourir dans machambre ! Je me glissai à travers les longs corridors à peineéclairés et j’arrivai devant l’appartement d’Aurélie. Là jem’arrêtai comme si j’avais été retenu par un pouvoir supérieur. Ilme semblait la voir s’approcher en planant, me regarder avec desyeux pleins d’amour, comme au cours de la fameuse vision ducloître, et me faire signe de la suivre. La porte d’entrée cédasous la pression de ma main, je me trouvai à l’intérieur del’appartement ; la porte de sa chambre à coucher étaitentrebâillée ; un air tiède se répandait autour de moi,rendant plus vif le feu de mon amour et me causant une sorted’ivresse ; à peine si je pouvais retrouver mon souffle.Peut-être rêvait-elle de trahison et de meurtre, car de la piècesortaient des soupirs profonds et pleins d’angoisse ; jel’entendais prier dans son sommeil !

« Courage ! courage ! Pourquoihésites-tu ? L’occasion s’enfuit ! » me disait laforce inconnue qui était en moi. Déjà j’avais fait un pas dans lachambre à coucher, lorsque derrière moi quelqu’un mecria :

« Scélérat, criminel, tu es en monpouvoir à présent ! »

Et je sentis peser sur mes épaules une main degéant. C’était Hermogène. Rassemblant toutes mes forces, je réussisà me dégager et je voulus sortir. Mais de nouveau il m’empoignapar-derrière et ses dents labourèrent furieusement ma nuque. Fou dedouleur et de rage, je luttais en vain avec lui ; finalementje lui portai un coup violent qui le contraignit à me lâcher, et,lorsqu’il revint à la charge, je tirai mon couteau et le frappai àdeux reprises. Il roula à terre en poussant un râle qui résonnasourdement dans le corridor. Nous étions sortis de l’appartement aucours de ce combat désespéré. Aussitôt qu’Hermogène fut tombé, jedescendis fougueusement les escaliers ; à ce moment des voixperçantes retentirent dans tout le château.

« Au meurtre, au meurtre ! »criait-on.

Des lumières erraient çà et là et l’onentendait résonner dans les longs couloirs les pas des gens quiaccouraient. L’angoisse me déroutant, je m’étais fourvoyé dans lesescaliers latéraux. Les bruits redoublèrent, le château s’éclairaitde plus en plus ; les cris affreux de : « Aumeurtre ! au meurtre ! » se rapprochaient toujours.Je distinguais les voix du baron et de Reinhold qui parlaientvivement aux serviteurs.

Où fuir ? Où me cacher ? Quelquesminutes auparavant, lorsque je voulais tuer Euphémie avec lecouteau dont j’avais frappé Hermogène, il me semblait, confiant enmon pouvoir, que je pourrais, mon instrument de meurtre encoresanglant à la main, me frayer audacieusement un passage, car unepeur farouche empoignant tout le monde, personne n’oseraitm’arrêter ; à présent, voici que j’étais moi-même saisi d’uneangoisse mortelle. Enfin, enfin, j’atteignis l’escalierprincipal ; le tumulte se portant du côté des appartements dela baronne, on entendait moins de bruit. En trois bonds prodigieux,j’étais descendu et quelques pas seulement me séparaient duportail. Alors, un cri perçant, semblable à celui qui s’était faitentendre la nuit précédente, lorsque j’avais poussé Euphémie horsde ma chambre, retentit dans les couloirs. « Elle est morte,tuée par le poison qu’elle avait préparé pour moi », me dis-jesourdement en moi-même. Mais à présent le tumulte reprenait, venantdes appartements de la baronne. Aurélie appelait à l’aide, pleinede peur. De nouveau les cris : « Au meurtre ! aumeurtre ! » résonnèrent épouvantablement. On apportait lecadavre d’Hermogène.

J’entendis Reinhold qui criait :« Courez après le meurtrier ! » Alors, je poussai unfurieux éclat de rire qui se répercuta dans le salon et lescouloirs, et je lançai d’une voix terrible :

« Insensés, voulez-vous poursuivre leDestin qui a puni le crime ? »

Ils m’entendirent. La troupe s’arrêta, commeclouée sur l’escalier. Je ne voulais plus fuir ; jem’apprêtais même à marcher vers eux, pour leur annoncer en parolesfoudroyantes que la vengeance de Dieu avait atteint des criminels,quand, spectacle effrayant, j’aperçus devant moi le spectresanglant de Victorin. Et ce n’était pas moi qui avais parlé à mespoursuivants, mais Victorin lui-même. Mes cheveux se dressèrentd’effroi ; je me précipitai à travers le parc, en proie à uneangoisse folle. Bientôt je fus en rase campagne. Alors j’entendisderrière moi un galop de chevaux, et, comme je ramassais mesdernières forces pour échapper à la poursuite, je butai dans uneracine d’arbre et tombai. Les chevaux étaient arrivés près de moi.C’était le piqueur de Victorin !

« Au nom de Jésus ! fit-il aussitôt,dites-moi, monsieur le comte, que s’est-il passé au château ?On y crie au meurtre. Déjà tout le village est en révolution. Mais,quoi qu’il en soit, un bon génie m’a poussé à empaqueter lenécessaire et à accourir ici ; tout ce dont vous avez besoinest dans la valise attachée à votre cheval, car nous allons êtresans doute obligés de nous séparer pour le moment. À coup sûr, ilest arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ? »

Je me retroussai et, sautant à cheval, je disau piqueur de retourner à la ville et d’y attendre mes ordres.Aussitôt qu’il eut disparu dans les ténèbres, je mis pied à terreet je dirigeai la bête avec précaution, dans l’épaisse forêt desapins qui s’étendait devant moi.

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