Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

Chapitre 1Coups de théâtre

Y a-t-il une existence où l’étrange mystère del’amour caché au plus profond du cœur ne se soit pas révélé aumoins une fois? Qui que tu sois, toi qui plus tard liras cesfeuillets, rappelle tes souvenirs de ce temps le plus lumineux dela vie! Contemple à nouveau la gracieuse image féminine quit’est autrefois apparue comme l’essence même de l’amour!Alors tu ne voyais, certes, en elle, que ton reflet, le reflet deton moi divin. Te souviens-tu encore avec quelle clarté les sourcesmurmurantes, les buissons chuchotants, le vent caressant du soir teparlaient de ton amour? Vois-tu encore comment les fleurs teregardaient de leurs yeux clairs et doux, t’apportant saluts etbaisers de ta bien-aimée? Et elle vint, elle voulut êtretoute à toi. Tu la pris dans tes bras, plein d’un brûlant désir, ettu voulus détacher de la terre ton être plongé dans les flammesd’une ardente passion. Mais le mystère resta inaccompli, un sombrepouvoir te fit retomber lourdement et violemment, lorsque tut’apprêtais à prendre ton essor avec elle vers les lointainsau-delà des paradis promis. Avant même d’avoir osé l’espérer, tuavais perdu déjà ta bien-aimée. Toute voix, tout son s’étaientévanouis et l’on n’entendait plus que la plainte désespérée del’homme seul qui gémissait horriblement à travers la sombresolitude.

Toi, étranger inconnu, si jamais douleurpareillement indicible t’a broyé l’âme, joins tes plaintes audésespoir inconsolable du moine aux cheveux blancs qui, sesouvenant, dans sa cellule obscure, des jours ensoleillés de sonamour, baigne de larmes sanglantes sa dure couche, et dont lessanglots mortels retentissent dans le calme de la nuit à traversles sombres couloirs du cloître.

Mais toi, toi qui te rapproches alorsintérieurement de moi, tu crois aussi comme moi, n’est-ce pas, quela félicité suprême de l’amour, que l’accomplissement du mystère seréalisent dans la mort.

C’est ce que nous annoncent les voixprophétiques qui nous parviennent confusément de ces tempsprimitifs dont aucune mesure humaine ne peut calculer ladistance; et, de même que dans les mystères célébrés par lespremiers enfants de la nature, la mort est aussi pour nous laconsécration de l’amour.

Un éclair sillonna mon âme; marespiration s’arrêta; mon pouls battait avec violence, moncœur se crispait, on eût dit que ma poitrine allait éclater.Ah! aller à Elle, aller à Elle! L’attirer à moi dansune rage délirante d’amour! «Tu résistes, malheureuse,au pouvoir qui t’enchaîne indissolublement à moi? N’es-tu pasmienne, mienne à jamais?» Pourtant, je refrénai mieuxl’explosion de ma passion insensée que lorsque je vis Aurélie pourla première fois au château de son père. De plus, les yeux de tousétaient dirigés sur elle et je pus faire tout ce qu’il me plut aumilieu de ces gens indifférents, sans qu’on m’eût particulièrementremarqué ou même questionné, ce qui m’aurait été insupportable, carc’est elle seule que je voulais voir et entendre, elle seule à quije voulais penser…

Qu’on ne me dise pas que le simple négligésoit ce qui pare le mieux une jeune fille vraiment jolie! Latoilette des femmes exerce un charme mystérieux, auquel nouspouvons difficilement résister. Il se peut que cela tienne au plusprofond de leur nature, mais tout ce qui est en elles se développe,acquiert plus de charme et d’éclat grâce à la toilette, de même quela beauté des fleurs ne se montre parfaite que lorsqu’elless’épanouissent complètement, en étalant leurs multiples etbrillantes couleurs. La première fois que tu vis ta bien-aiméerevêtue de ses parures, n’as-tu pas senti courir un frissoninexplicable à travers tes veines et tes nerfs? Elle tesembla si changée, mais cela même lui donnait un attraitinexprimable. Quel désir ineffable, quel tressaillement de joien’as-tu pas ressentis au moment où tu lui as pressé furtivement lamain!

Je n’avais jamais vu Aurélie autrement qu’ennégligé; aujourd’hui elle m’apparaissait, selon les usages dela cour, en grand apparat. Qu’elle était belle! Quel douxfrisson de volupté, quel indicible ravissement me procurait savue! Mais l’esprit du mal devint maître de moi, il éleva lavoix et j’y prêtai une oreille complaisante: «Vois-tubien à présent, Médard, me disait-il, comprends-tu maintenant quetu commandes au destin, que le hasard t’est soumis et noueadroitement les fils que tu as tissés toi-même?»

Il y avait, à la cour, des femmes que l’onpouvait regarder comme des beautés accomplies; mais devant lecharme d’Aurélie, qui vous saisissait l’âme, tout pâlissait ets’effaçait. Un véritable enthousiasme animait les plus indolents,gagnait même les vieillards en brisant brusquement chez eux le fildes conversations ordinaires de la cour, où il n’est question quede choses superficielles; il était plaisant de voir les unset les autres visiblement préoccupés de paraître devant l’étrangèreavec leurs paroles et leur mine des grands jours. Aurélie recevaitces hommages avec une gracieuse gentillesse, les yeux baissés ettoute rougissante, mais, lorsque le prince eut rassemblé autour delui les hommes d’âge et que de temps en temps un bel adolescents’approcha timidement d’elle avec des mots pleins d’amabilité, ellese montra plus à son aise et plus gaie. Un major de la garde ducorps, principalement, parvint à attirer son attention et ilsparurent bientôt plongés dans une conversation animée. Jeconnaissais le major comme un grand favori des femmes. Sans sedépenser beaucoup, avec des moyens en apparence innocents, ilsavait émouvoir l’esprit et les sens, prendre dans ses filetscelles qui l’écoutaient. Tendant une oreille attentive auxrésonances les plus légères, il faisait vivement vibrer à son gré,en adroit musicien, tous les accords analogues, de sorte que lapauvre abusée croyait entendre la musique de son propre cœur dansdes sons étrangers.

J’étais à peu de distance d’Aurélie, et elleparaissait ne pas me remarquer. Je voulais aller à elle, mais,comme si j’eusse été pris dans des liens de fer, je ne pouvais pasbouger de place. En regardant encore une fois attentivement lemajor, il me sembla soudain que c’était Victorin qui se trouvaitprès d’Aurélie. À ce moment, j’eus un rire terriblementsarcastique: «Ah çà! coquin, étais-tu donc simollement couché dans le gouffre du Diable que tu oses aujourd’hui,dans ta folle passion, diriger tes aspirations vers la maîtresse dumoine?»

J’ignore si réellement je prononçai cesparoles, mais je m’entendis rire moi-même et je crus sortir d’unsonge profond, lorsque le vieux maréchal de la cour, mettantdoucement la main sur mon épaule, me demanda: «De quoivous réjouissez-vous ainsi, mon cher monsieur Léonard?»Un frisson glacial me parcourut. N’étaient-ce pas là les parolesque m’avait également adressées le pieux frère Cyrille, lors de maprise d’habit, en remarquant mon rire sacrilège?

À peine arrivai-je à balbutier quelquesparoles décousues. Je sentais qu’Aurélie n’était plus dans monvoisinage; pourtant je n’osais pas regarder et je traversaien courant les salons resplendissants de lumière. Il se peut quemon être entier eût alors un air inquiétant, car je remarquai quetout le monde s’écartait craintivement de moi, lorsque enbondissant plutôt qu’en marchant, je descendis le large escalierprincipal.

J’évitai de retourner à la cour, car il meparaissait impossible de revoir Aurélie sans courir le risque detrahir mon secret le plus profond. Je parcourais solitaire lesplaines et les bois, ne voyant qu’elle, ne pensant qu’à elle. Deplus en plus j’étais fermement convaincu qu’une fatalité obscureavait enchaîné sa destinée à la mienne et que ce qui, parfois,m’avait semblé être un crime, n’était que l’accomplissement d’unarrêt irrévocable et éternel. En m’encourageant de la sorte, je meriais du danger qui pouvait me menacer si Aurélie était amenée àreconnaître en moi l’assassin d’Hermogène. D’ailleurs, une tellechose me paraissait extrêmement improbable. Qu’ils me semblaientmaintenant piteux, ces adolescents qui s’efforçaient en vain de luiplaire, elle qui m’appartenait si bien que le plus léger souffle desa vie ne semblait dépendre que de moi!

Qu’étaient, à mes yeux, ces comtes, cesbarons, ces chambellans, ces officiers avec leurs habits bariolés,étincelants d’or et constellés de brillantes décorations, sinond’impuissants petits insectes chamarrés que broierait mon poingrobuste, s’ils venaient à me gêner? «Je veux m’avancerau milieu d’eux en froc, tenant dans mes bras Aurélie en toilettede fiancée, et il faut que cette fière princesse qui m’est hostileprépare elle-même le lit nuptial du moine qu’elle méprise.»Tout en échafaudant des pensées aussi folles, je prononçais souventet à haute voix le nom d’Aurélie et je riais, et je hurlais commeun homme frappé de démence. Mais bientôt le vent de tempête quisoufflait en moi s’apaisa. Je devins plus calme et en même tempscapable de prendre une résolution au sujet des moyens à employerpour m’approcher d’elle. Un jour, justement, que je me promenaisdans le parc en me demandant s’il était prudent de me rendre à unesoirée que le prince avait fait annoncer, je sentis soudain quequelqu’un me frappait sur l’épaule. Je me retournai, le médecin dela cour était devant moi.

«Permettez-moi, cher monsieur, de tâtervotre pouls? dit-il aussitôt en tendant la main vers mon braset en me regardant fixement dans les yeux.

–Que signifie cela? luidemandai-je, étonné.

–Pas grand-chose, me répondit-il, maisil doit s’être glissé par là et sans bruit une de ces folies qui,tout à fait à la manière des bandits, vous attaquent un homme àl’improviste et l’arrangent de telle façon qu’il ne peut s’empêcherde pousser de légers cris, qui parfois résonnent comme un rireextravagant. Cependant, tout cela est peut-être simplement unfantasme, ou bien encore cette folie n’est-elle qu’une légèrefièvre accompagnée d’accès intermittents; permettez-moi doncde tâter votre pouls.

–Je vous assure, monsieur, que je necomprends pas un mot de tout cela.»

Mais le médecin s’était emparé de mon poignetet comptait les pulsations, le regard dirigé vers le ciel:«Un… deux… trois…»

Sa conduite bizarre était une énigme pour moi.J’insistai pour qu’il me dît ce que vraiment il me voulait.

«Ainsi vous ne savez pas, cher monsieurLéonard, que dernièrement vous avez jeté la consternation etl’effroi dans toute la cour. Depuis ce jour, la maîtresse decérémonies souffre de convulsions et le président du consistoiremanque aux séances les plus importantes, parce qu’il vous a plud’écraser en courant son pied goutteux, ce qui l’a cloué sur sachaise longue, où des élancements de douleurs lui font pousser deshurlements incroyables. Ceci est arrivé au moment où, une foliequelconque venant de vous rendre visite, vous vous êtes précipitéhors du salon, après avoir, sans raison apparente, fait entendre unrire qui provoqua l’effroi parmi tous et vous fit à vous-mêmedresser les cheveux.»

À cet instant, je pensai au maréchal de lacour. Je dis au médecin que je me souvenais très bien d’avoir ritout haut alors que j’avais l’esprit ailleurs; mais jecomprenais d’autant moins l’effet extraordinaire de mon rire que lemaréchal m’avait demandé d’une voix bien tranquille de quoi je meréjouissais.

«Hé! hé! mais cela ne veutrien dire, poursuivit le médecin, car le maréchal est un homoimpavidus, qui ne ferait pas cas du Diable lui-même. Il estresté dans sa tranquille dolcezza, bien que le présidentdu consistoire, mon cher, ait réellement cru reconnaître dans votrerire celui de l’esprit malin et que notre gracieuse Aurélie ait étésaisie d’un tel effroi et d’une telle horreur que tous les effortsde la haute société pour la calmer sont restés vains et que bientôtaprès elle a dû se retirer, au grand désespoir de tous les hommesdont l’ardeur amoureuse faisait fumer le toupet hérissé. On dit,mon cher Léonard, qu’au moment où vous vous êtes mis à rire d’unefaçon si charmante Aurélie se serait écriée:“Hermogène!” et cela avec un accent qui pénétrait etdéchirait le cœur. Hé! hé! que signifie cela?Peut-être le savez-vous. Vous êtes, d’ailleurs, mon cher Léonard,un homme aimable, gai et intelligent, et il ne me déplaît pas devous avoir raconté la mémorable histoire de Francesco; ellepourra vous servir d’enseignement.»

Le médecin tenait toujours fermement mon braset me regardait fixement dans les yeux.

«Monsieur, fis-je en me dégageant un peubrusquement, je ne comprends pas le sens de vos paroles curieuses,mais je dois vous avouer que, lorsque j’ai vu Aurélie assiégée partous ces hommes élégants, dont la flamme amoureuse, comme vous ledites si spirituellement, faisait fumer le toupet hérissé, j’aisenti s’élever en mon âme un amer souvenir de ma vie passée;c’est alors que, plein de dédain à la vue des efforts insensés deces malheureux, je me suis mis à rire tout à fait involontairement.Je suis désolé d’avoir, sans le vouloir, causé tant de mal et jem’en suis puni en m’éloignant moi-même de la cour pendant quelquetemps. Puisse la princesse, puisse Aurélie me pardonner!

–Eh! mon cher Léonard, répliqua lemédecin, on a certes, parfois, d’étranges impulsions, auxquelles onrésiste facilement quand on a le cœur pur.

–Qui peut ici-bas se vanter decela?» demandai-je d’une voix sourde.

Le ton et le regard du médecin changèrentsubitement.

«Vous m’avez pourtant l’air vraimentmalade, me dit-il d’une voix douce et sérieuse à la fois. Vous êtespâle et vous avez les traits bouleversés. Vos yeux sont caves etont un éclat rougeâtre et étrange. Votre pouls est fiévreux, votrevoix sourde. Voulez-vous que je vous ordonne quelquechose?

–Du poison! dis-je d’une façon àpeine perceptible.

–Oh! oh! s’écria le médecin,en êtes-vous là? Eh bien! dans ce cas, au lieu depoison, je vous recommande la fréquentation d’une sociétédivertissante. Il se peut aussi que… Mais c’est pourtant étonnant…peut-être…

–Je vous en prie, monsieur, m’écriai-jevraiment irrité, je vous en prie, ne me tourmentez pas avec vosparoles décousues et incompréhensibles… allez plutôt droit aubut…

–Un instant! dit le médecin, uninstant! Il y a des erreurs bien étranges, mon cherLéonard; je suis certain qu’on a bâti sur l’impression dumoment une hypothèse qui peut-être s’écroulera en quelques minutes.J’aperçois là-bas la princesse qui vient de ce côté avecAurélie; mettez à profit cette rencontre fortuite et excusezvotre conduite. En vérité… mon Dieu… en vérité, vous avez ri toutsimplement – certes, d’une façon un peu bizarre; mais est-cevotre faute si des personnes extraordinairement nerveuses en ontété effrayées? Adieu!»

Le médecin s’éloigna avec sa vivacitécoutumière. La princesse descendait l’allée avec Aurélie. Untremblement violent m’agitait. Je rassemblai énergiquement toutesmes forces. Je me rendais compte, après les paroles mystérieusesque je venais d’entendre, qu’il s’agissait de me justifiersur-le-champ. Je m’avançai hardiment à leur rencontre. Aussitôtqu’Aurélie m’aperçut elle tomba à terre, sans connaissance, enpoussant un cri sourd. J’allais me précipiter vers elle, mais laprincesse, d’un geste qui marquait l’effroi et l’horreur, me fitsigne de partir, en même temps qu’elle appelait bruyamment ausecours. Je m’éloignai en courant à travers le parc, comme si lefouet des furies et des démons m’eût déchiré le corps. Je rentraichez moi et me jetai sur mon lit, en proie au désespoir et écumantde rage. Le soir vint, puis la nuit; alors j’entendiss’ouvrir les portes de la maison, des voix chuchotèrent etmurmurèrent confusément; des pas lourds et hésitantsrésonnèrent dans les escaliers; finalement on frappa à maporte et on m’ordonna d’ouvrir au nom de la loi.

Sans avoir clairement conscience de ce quipouvait me menacer, j’eus l’impression qu’à présent j’étais perdu.«Le salut est dans la fuite», pensai-je. Et j’ouvrisbrusquement la fenêtre. Je vis des gens armés devant la maison etl’un d’eux m’aperçut aussitôt. «Où veux-tualler?» me cria-t-il, en même temps que la porte de machambre était enfoncée. Plusieurs hommes firent irruption dans lapièce; à la lueur de la lanterne que portait l’un d’eux, jereconnus que j’étais en présence de gendarmes. On me montra unmandat d’arrêt, émanant du tribunal criminel; touterésistance eût été insensée. On me jeta dans la voiture quistationnait devant la maison et qui m’emporta rapidement. Lorsqueje fus arrivé à l’endroit qui me semblait être mon lieu dedestination, je voulus savoir où je me trouvais. «À laforteresse», me répondit-on. Je savais que c’était là qu’onenfermait pendant la durée de leur procès les criminels dangereux.Peu de temps après on m’apportait un lit; le gardien de laprison me demanda si je désirais encore quelque chose pour macommodité. Je répondis négativement et on me laissa enfin seul.

Le retentissement prolongé des pas et le bruitdes nombreuses portes qui s’ouvraient et se refermaientm’indiquaient que j’étais dans une des cellules les plus secrètesde la forteresse. Chose inexplicable à moi-même, pendant le trajetassez long que je venais d’effectuer, j’avais recouvré mon calme,et même, comme si j’eusse été sous l’effet d’un engourdissement dessens, toutes les images qui défilaient devant mes yeux nem’apparaissaient que sous des couleurs pâles et à demi effacées.Finalement, je perdis la notion des choses, mais je ne succombaipas au sommeil; je tombai plutôt dans un état d’impuissance,où l’imagination et la pensée se trouvèrent paralysées. Lorsque jeme réveillai le lendemain au grand jour, ce n’est que petit à petitque me revint le souvenir de ce qui s’était passé et que je sus oùj’étais.

La pièce voûtée où l’on m’avait enfermé et quirappelait tout à fait une cellule monacale m’eût à peine sembléêtre une prison sans sa petite fenêtre garnie de barreaux solideset placée si haut que je ne pouvais même pas l’atteindre en levantla main et par laquelle il m’était donc encore bien moins possiblede regarder au-dehors.

Il n’y tombait que quelques rares rayons desoleil; j’éprouvai le désir d’étudier les environs de monséjour et pour cela je déplaçai mon lit, sur lequel je posai latable. Juste au moment où je m’apprêtais à grimper sur cetéchafaudage, le gardien entra et mon entreprise sembla beaucoupl’étonner. Il me demanda ce que je faisais là; je luirépondis que je voulais tout simplement voir ce qui se passaitau-dehors; sans dire un mot, il emporta la table, le lit etla chaise et me renferma aussitôt. Une heure ne s’était pas écouléequ’il reparaissait, accompagné de deux hommes, et qu’il m’emmenaità travers de longs couloirs, me faisant monter et descendre maintsescaliers, jusqu’à ce qu’enfin il m’introduisît dans une petitesalle où m’attendait le juge du tribunal criminel.

À côté du juge était assis un jeune homme, àqui, par la suite, il dicta à haute voix tout ce que j’avaisrépondu à ses questions. J’attribuai la façon polie dont on metraitait à mes anciennes relations avec la cour et à l’estimegénérale dont j’avais joui pendant si longtemps; cependant,au fond, j’étais également convaincu que seules des suppositions,qui peut-être reposaient essentiellement sur un pressentimentd’Aurélie, avaient motivé mon incarcération. Le juge m’invita à luiraconter très exactement ma vie antérieure; je le priai de medire la cause de mon arrestation subite. Il me répondit que, lemoment venu, j’apprendrais suffisamment de quel crime onm’accusait. Pour l’instant, il ne s’agissait que d’une seulechose: on voulait être renseigné le plus exactement possiblesur toute ma vie avant mon arrivée à la résidence et l’onm’avertissait que le tribunal ne manquerait pas de moyens pourcontrôler jusqu’au plus petit détail les faits que j’avancerais. Jen’avais donc qu’à rester fidèle à la vérité la plusscrupuleuse.

Cette exhortation que me tint le juge – unpetit homme maigre avec des cheveux roux, dont la voix enrouée etcriaillante résonnait ridiculement, en même temps ques’écarquillaient ses yeux gris – tomba sur un terrainfertile: cela me fit penser qu’il me fallait reprendre etdérouler très exactement le fil de mon récit suivant la trame quej’avais déjà commencée à la cour, par l’indication d’un nom et d’unlieu de naissance. Il était également bien utile, en évitant toutce qui pouvait paraître bizarre, que ma vie revêtît un caractèrebanal et se déroulât dans le vague, dans un pays très lointain,afin qu’en tout cas les recherches étendues que l’on pourrait fairerencontrassent toutes sortes de difficultés et n’aboutissent pas desitôt. Au même moment, le souvenir d’un jeune Polonais avec quij’avais étudié au séminaire de B… me vint à l’esprit. Je décidai dem’approprier les circonstances de sa vie. Ainsi préparé, jecommençai de la façon suivante:

«Il se peut que l’on m’accuse d’un grandcrime, j’ai pourtant vécu ici sous les yeux du prince et de laville entière, et, pendant le temps de mon séjour à la résidence,il ne s’est commis aucun crime dont je puisse être tenu pourl’auteur ou le complice. Il faut donc que ce soit un étranger quim’accuse d’un fait accompli autrefois et, comme je me sens pur detoute faute, ce n’est peut-être qu’une ressemblance malheureuse quia provoqué la supposition dont je suis victime. Je trouve celad’autant plus rigoureux que, sur des soupçons sans fondement et desopinions préconçues, l’on m’enferme, tel un individu convaincu decrime, dans la dure prison réservée aux assassins. Pourquoi ne memet-on pas en présence de mon étourdi et peut-être méchantaccusateur?… Sans doute, pour finir, n’est-ce qu’un pauvreimbécile, celui…

–Doucement, doucement, monsieur Léonard,criailla le juge, ménagez vos expressions, autrement ellespourraient choquer des gens de rang élevé, et la personneétrangère, monsieur Léonard ou monsieur… (il se mordit vivement leslèvres), qui vous a reconnu n’est ni étourdie ni imbécile, mais… Etpuis, nous venons de recevoir des nouvelles intéressantesde…»

Il nomma la contrée où se trouvaient les biensdu baron F… et ainsi tout s’expliqua clairement à mes yeux. Aurélieavait sûrement découvert en moi le moine auteur du meurtre de sonfrère. Et ce moine, c’était Médard, l’orateur sacré du couvent deB… Reinhold l’avait reconnu et lui-même s’était donné pour tel.D’autre part, le fait que Francesco était le père de ce Médard,l’abbesse ne l’ignorait pas; de sorte que ma ressemblanceavec lui qui, tout au commencement, avait tellement effrayé laprincesse, devait presque ériger en certitude les suppositionsqu’elle et l’abbesse avaient pu déjà formuler mutuellement parlettre. Il était possible aussi qu’on fût même allé prendre desinformations au couvent des capucins de B… que l’on eût alors suiviexactement ma trace et que l’on fût ainsi arrivé à établir que lemoine Médard et moi n’étaient qu’une seule et même personne. Jeréfléchis rapidement à tout cela et je vis le danger de masituation. Le juge continua encore à bavarder, et cela me futprofitable, car pendant ce temps le nom de la petite villepolonaise, que j’avais donnée à la vieille dame de la cour commemon lieu de naissance et que je cherchais en vain depuis longtemps,me revint à l’esprit.

Aussi commençai-je à parler, alors que le jugeavait à peine terminé son sermon en me déclarant brusquement qu’ilespérait maintenant que je lui raconterais sans façon ce qu’avaitété ma vie jusqu’alors:

«Je m’appelle, en vérité, Léonard deKrczynski, dis-je, et je suis le fils unique d’un gentilhomme qui,ayant vendu ses modestes propriétés, vivait à Kwiecziczewo…

–Comment, quoi?» s’écria lejuge en s’efforçant en vain de répéter le nom de mon prétendu lieude naissance.

Le greffier ne savait pas du tout commentécrire ces deux mots et c’est moi-même qui dus le faire, puis jepoursuivis:

«Vous remarquerez, monsieur, combien ilest difficile pour un Allemand de prononcer mon nom, riche enconsonnes; c’est là la raison pour laquelle, dès mon arrivéeen Allemagne, je m’en débarrassai et, faisant de mon prénom mon nomde famille je m’appelai tout simplement Léonard. D’ailleurs, la vied’aucun homme ne pourrait être plus simple que la mienne. Mon père,lui-même assez cultivé, mourut alors que, cédant à mon penchantprononcé pour les lettres, il avait l’intention de m’envoyer àCracovie chez un ecclésiastique de ses parents nommé StanislawKrczynski. Personne n’était là pour s’occuper de moi, je vendis lepetit bien qui me revenait, payai quelques dettes et, en possessionde toute la fortune que m’avait laissée mon père, je me rendis àCracovie, où j’étudiai une couple d’années sous la surveillance demon parent. Puis j’allai à Dantzig et à Königsberg. Finalement,comme si une force irrésistible m’y eût poussé, je voulus faire unvoyage dans le Sud. J’espérais me tirer d’affaire avec le reste demon petit héritage et je comptais ensuite obtenir un poste dans uneuniversité quelconque; néanmoins j’allais me trouver dans unemauvaise situation si le hasard ne m’eût fait gagner, au jeu depharaon, à la cour, une somme importante, qui me permit deprolonger tout à mon aise mon séjour à la résidence et de penser àpoursuivre mon voyage vers l’Italie. Il ne s’est rien passé demarquant dans ma vie, qui mérite d’être raconté; cependant,il faut bien encore que je mentionne un fait. Il m’eût été facilede vous prouver de façon vraiment indubitable la véracité de mesdires, sans l’événement regrettable et tout à fait bizarre auquelje dois la perte de mon portefeuille dans lequel étaient mespasseports, mon itinéraire et différents autres papiers…»

Manifestement, le juge tressaillit; ilme regarda fixement et me demanda sur un ton presque railleur quelétait cet événement qui m’avait mis hors d’état d’exhiber mestitres, ainsi qu’on se voyait dans l’obligation de l’exiger.

«Il y a plusieurs mois, répondis-je, jeme trouvais sur la route qui est de ce côté-ci de la montagne. Lecharme de la saison ainsi que le pittoresque délicieux de lacontrée m’avaient engagé à faire le chemin à pied. Un jour quej’étais fatigué, j’entrai dans l’auberge d’un petit village et jeme fis servir des rafraîchissements. J’avais pris un bout de papierdans mon portefeuille pour y écrire quelque chose qui m’était venuà l’esprit; le portefeuille se trouvait sur la cible devantmoi. Peu après arrivait en galopant un cavalier dont l’habillementétrange et l’allure sauvage attirèrent mon attention. Il pénétradans la salle d’auberge, demanda à boire et s’assis vis-à-vis demoi, tout en me regardant d’un air sombre et farouche. L’hommem’inquiétait. Je sortis. Quelques minutes après, le cavalier parutsur le seuil de la porte, paya l’aubergiste et s’éloigna au galopen me saluant rapidement. J’étais sur le point de partir, lorsqueje pensai à mon portefeuille que j’avais laissé sur la table;je rentrai et le retrouvai à la même place. Le lendemain seulement,lorsque je le tirai de ma poche, je m’aperçus que ce n’était pas lemien, et aussitôt je pensai que vraisemblablement il appartenait àl’étranger qui, par erreur sans doute, avait empoché monportefeuille. Celui que j’avais maintenant ne contenait quequelques notes, pour moi incompréhensibles, et plusieurs lettresadressées à un certain comte Victorin. Ce portefeuille avec soncontenu, on peut d’ailleurs le trouver encore dans mes affaires.Dans le mien il y avait, ainsi que je vous l’ai dit, mon passeport,mon itinéraire et même, il m’en souvient à présent, mon acte debaptême; j’ai donc perdu tout cela du fait de cetteméprise.»

Le juge se fit décrire de la tête aux piedsl’étranger dont j’avais parlé, et je ne manquai pas de raccorderdans mon portrait tous les traits caractéristiques de la personnede Victorin avec ceux qui m’étaient particuliers au moment où jem’enfuis du château du baron de F… Il ne cessait pas de mequestionner sur les plus petits détails de cette aventure et, touten satisfaisant chaque fois à ses demandes, l’image de l’homme queje lui dépeignais prenait si bien corps à mes yeux que moi-même j’ycroyais et que je ne courais aucunement le risque de m’embrouillerou de me contredire. J’avais, d’ailleurs, certainement eu uneheureuse idée lorsque, tout en justifiant la présence dans monportefeuille de ces lettres adressées au comte Victorin, jem’efforçais en même temps de faire intervenir une personneimaginaire; plus tard, quand les circonstances voudraientqu’on y fit allusion, cette personne pourrait passer, tantôt pourle moine fugitif Médard, tantôt pour Victorin.

En outre, je pensais que parmi les papiersd’Euphémie il se trouvait peut-être des lettres donnant desrenseignements sur l’intention qu’avait eue Victorin des’introduire dans le château déguisé en moine et je me disais que,grâce à mon histoire, l’obscurité et la confusion qui entouraientles événements qui s’étaient déroulés chez le baron ne pourraientque s’en trouver plus grandes.

Mon imagination continuait à travaillerpendant que le juge me questionnait, et toujours me venaient àl’esprit de nouveaux moyens de me garantir contre toute découverte,de sorte que je croyais être préparé au pire. Maintenant que, mesemblait-il, il avait été suffisamment question de ma vie engénéral, je pensais que le juge allait venir au crime dont onm’accusait. Mais il n’en fit rien; bien plus, il me demandapourquoi j’avais voulu m’enfuir de la prison. Je lui affirmai qu’ilne m’était jamais venu pareille idée. Mais le témoignage du gardienqui m’avait surpris en train de grimper à la fenêtre paraissaitplaider contre moi. Le juge me déclara qu’on m’enchaînerait si jerécidivais. Je fus reconduit au cachot. On m’avait enlevé mon litet préparé une couche de paille sur le sol, ma table était visséeau mur et à la place de ma chaise je trouvai un banc très bas.Trois jours s’écoulèrent sans que l’on m’interrogeât; je nevoyais que le visage maussade d’un vieux domestique qui m’apportaità manger et, le soir, allumait ma lampe. Alors cessa cette tensiond’âme qui me donnait l’impression de me trouver joyeusement engagé,tel un brave soldat, dans un combat dont l’issue est la vie ou lamort. Je tombai dans de tristes et sombres rêveries; tout mesemblait indifférent, l’image même d’Aurélie avait fui ma pensée.Cependant, mon esprit secoua bientôt cette apathie, mais ce ne futque pour être plus fortement en proie au sentiment maladif etlugubre qu’avaient engendré la solitude et l’air malsain de laprison, et auquel il m’était impossible de résister. Je ne pouvaisplus dormir. Dans les reflets étranges que la lumière sombre etvacillante de la lampe projetait au plafond et contre les murs, jevoyais toutes sortes de visages contorsionnés et grimaçants;j’éteignis la lampe, je me cachai la figure sous la paille, maisalors le sourd gémissement des prisonniers, le cliquetis de leurschaînes retentissaient plus effroyablement à travers le silencesinistre de la nuit. Souvent il me semblait entendre le râled’Euphémie ou de Victorin. «Suis-je cause de votre mort,n’est-ce pas vous-mêmes, êtres maudits, qui vous êtes livrés à monpoing vengeur?» m’écriais-je à haute voix; etpuis, un long et profond soupir d’agonie passait dans la cellule etje hurlais, en proie à un désespoir sauvage: «C’esttoi, Hermogène!… La vengeance est proche!… Il n’y aplus de salut!…» Une nuit, la neuvième peut-être, alorsque l’horreur et l’effroi m’avaient fait perdre à demi connaissanceet que j’étais étendu sur la froide dalle, j’entendis distinctementqu’on frappait sous moi à coups légers et réguliers. Je tendisl’oreille; les coups continuaient, cependant que, de temps entemps, un éclat de rire étrange semblait sortir du sol! Je merelevai précipitamment et j’allai me jeter sur ma paille;mais le bruit persistait, coupé de rires et de gémissements. Enfinj’entendis appeler à plusieurs reprises, doucement, tout doucement,mais d’une voix balbutiante, rauque et affreuse:«Mé-dard! Mé-dard!» Un frisson glacial metraversa les membres. Je pris une résolution énergique etcriai: «Qui est là? Qui est là?» Àprésent, les rires devenaient plus éclatants, les soupirs et lesgémissements redoublaient, les coups étaient plus bruyants et lesrauques balbutiements plus distincts: «Mé-dard!Médard!» Je me levai brusquement: «Qui quetu sois, toi qui fais ici le revenant, montre-toi devant moi, afinque je puisse te voir, ou cesse de rire et de frapper aussifollement!» m’écriai-je dans les ténèbres épaisses.Mais juste sous mes pieds les coups et les balbutiements se firentencore mieux entendre: «Hihihi… hihihi… Pe-tit frè-re…Pe-tit frè-re… Mé-dard… je suis là… suis là… ou-ou-vre-moi… ou-vre…nous i-rons dans la fo-fo-rêt… irons… forêt…»

À présent, la voix résonnait en moi comme sielle m’eût été vaguement connue; je l’avais, du reste, déjàentendue, mais alors elle n’était pas décousue de la sorte;elle ne bégayait pas ainsi, me semblait-il. Effrayé, je croyaismême discerner le son de ma propre voix. Involontairement, comme sij’eusse voulu voir s’il en était réellement ainsi, je répétail’appel: «Médard… Mé-dard!…» À ce moment,les rires reprirent, mais moqueurs et furieux, et j’entendisappeler: «Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re… m’as-ture-con-nu… recon-nu? Ou-ou-vre-moi, nous irons dans lafo-forêt… dans la forêt… – Pauvre insensé, fit une voix sourde etlugubre sortant de ma gorge, je ne peux pas t’ouvrir; ilm’est impossible d’aller avec toi dans la jolie forêt, de sortirpour respirer l’air printanier, qui peut souffler librement etdélicieusement au-dehors; comme toi, je suis enfermé dans uncachot sombre et malsain.» Alors, je perçus un gémissement dedésespoir inconsolable, les coups devinrent plus légers etindistincts, finalement ils cessèrent tout à fait.

Le matin se montra à travers la fenêtre, lesclefs cliquetèrent et le geôlier, que je n’avais pas vu pendanttoute cette période, entra dans ma cellule.

«Au cours de la nuit dernière, me dit-ilen commençant, on a entendu toutes sortes de bruits dans votrechambre, vous parliez à voix haute. Qu’est-ce que celasignifie?

–J’ai l’habitude, répondis-je avecautant de calme que j’en pus montrer, de parler tout haut et assezfort en dormant; il m’arrive même de soliloquer en veillant.Je crois que cela m’est bien permis, n’est-ce pas?

–On vous a sans doute fait savoir,poursuivit le geôlier, que toute tentative de fuite, toute ententeavec les autres prisonniers est sévèrement punie.»

Je lui affirmai n’avoir rien projeté desemblable. Quelques heures plus tard, on vint me chercher pour meconduire au tribunal criminel.

Je ne vis pas le juge qui m’avait entendu lapremière fois, mais un autre, assez jeune, qui me parut, au premierregard, plus habile et doué d’un esprit plus pénétrant que leprécédent. Il s’avança aimablement vers moi et m’invita àm’asseoir. Il est encore vivant devant mes yeux. Il était assezépais, pour son âge; il n’avait presque plus de cheveux et ilportait des lunettes. Il y avait tant de cordialité et de bontédans toute sa personne que je me rendais bien compte qu’à moinsd’être un criminel endurci il était difficile de lui résister. Iladressait doucement ses questions, presque sur le ton de laconversation, mais elles étaient réfléchies et posées avec unetelle précision qu’elles appelaient des réponses catégoriques.

«Il faut tout d’abord que je vousdemande, me dit-il en débutant, si tout ce que vous avez déclaré ausujet de votre vie est bien exact, et si, après mûre réflexion, ilne vous est pas venu à l’esprit tel ou tel détail dont vousvoudriez encore nous faire mention.

–J’ai dit tout ce que j’avais à dire surla vie, peu compliquée, que j’ai menée jusqu’à présent.

–N’avez-vous pas été en relation avecdes ecclésiastiques… des moines?

–Si, à Cracovie… Dantzig… Frauenburg…Königsberg. Dans ce dernier endroit, avec le clergé séculier, avecle curé et le vicaire de la paroisse.

–Vous n’avez pas dit d’abord que vousêtes aussi allé à Frauenburg.

–Parce que je ne croyais pas qu’il valûtla peine de faire mention de mon court séjour dans cette ville – ilme semble qu’il fut de huit jours –, lorsque j’allai de Dantzig àKönigsberg.

–Alors, vous êtes né àKwiecziczewo?»

Le juge posa soudain cette question enpolonais, en pur polonais même, et, d’autre part, avec aisance. Jefus réellement troublé pendant un moment, mais je me ressaisis et,m’efforçant de me rappeler le peu de cette langue que m’avaitappris mon ami Krczynski au séminaire, je répondis:

«Oui, dans la petite propriété de monpère, à Kwiecziczewo.

–Comment s’appelle cettepropriété?

–Krcziniewo, c’est un bien defamille.

–Pour un homme né en Pologne, vous neprononcez pas très bien le polonais, soit dit sincèrement, votrepolonais ressemble plutôt à de l’allemand. D’où celavient-il?

–Depuis de nombreuses années déjà, je neparle plus que l’allemand. Même à Cracovie, j’étais en relationavec beaucoup d’Allemands, qui désiraient que je leur apprisse lepolonais; il se peut que je me sois insensiblement habitué àleur dialecte, de même qu’on prend facilement une prononciationprovinciale et qu’on oublie la bonne, celle qu’on avait.»

Le juge me regarda, un léger sourire passa surson visage, puis il se tourna vers le greffier et lui dicta quelquechose à voix basse. Je distinguai nettement les mots«visiblement embarrassé». Et je voulus précisémentm’expliquer encore davantage au sujet de mon mauvais polonais, maisle juge me demanda:

«N’avez-vous jamais été à B…?

–Jamais.

–En venant de Königsberg ici,n’avez-vous pas traversé cet endroit?

–J’ai pris une autre route.

–N’avez-vous jamais connu un moine ducouvent de capucins de B…?

–Non.»

Le juge sonna et donna un ordre à voix basse àl’appariteur qui entra. Peu après, la porte s’ouvrit et quels nefurent pas l’effroi et l’épouvante qui me firent tressaillirlorsque je vis apparaître le père Cyrille! Le juge medemanda:

«Connaissez-vous cet homme?

–Non… Je ne l’ai jamais vu avant cetteheure-ci.»

Alors Cyrille me regarda fixement; puisil s’approcha, joignit vivement les mains et s’écria d’une voixforte, tandis que des pleurs jaillissaient en abondance de sesyeux:

«Médard, frère Médard… au nom du Christ,dans quel état faut-il que je te retrouve: diaboliquementplongé dans le crime! Frère Médard, rentre en toi-même,avoue, repens-toi… La longanimité de Dieu est infinie.»

Le juge parut mécontent des paroles deCyrille; il l’interrompit, en lui demandant:

«Reconnaissez-vous dans cet homme lemoine Médard du couvent de capucins de B…?

–Aussi vrai que je demande au Christ dem’aider à gagner le ciel, répondit Cyrille, je ne puis pas faireautrement que de croire que cet homme, bien qu’il porte un vêtementlaïque, est le Médard qui a fait son noviciat au couvent decapucins de B… et a été consacré moine sous mes yeux. Médard porteau côté gauche du cou, comme un signe, une croix rouge, et si cethomme…

–Vous remarquez, fit le juge eninterrompant le moine et en se tournant vers moi, que l’on vousprend pour le capucin Médard du couvent de B… et que l’on a accuséce Médard de crimes très graves. Si vous n’êtes pas ce moine, ilvous deviendra facile de le montrer, le fait que précisément ceMédard a au cou un signe particulier, que nous ne verrons sansdoute pas sur le vôtre si vos déclarations sont exactes, vousfournit pour cela la meilleure occasion. Découvrez votre cou.

–Ce n’est pas nécessaire, répondis-jeavec fermeté. Une fatalité étrange semble m’avoir donné laressemblance la plus parfaite avec ce moine Médard que l’on accuseet qui m’est complètement inconnu, car moi-même j’ai au côté gauchedu cou une croix rouge.»

Il en était vraiment ainsi; la blessureque m’avait faite, lorsque j’étais enfant, la croix de diamants del’abbesse avait laissé une cicatrice rouge en forme de croix que letemps n’était pas arrivé à effacer.

«Découvrez votre cou», répéta lejuge.

Je le fis et alors Cyrille s’écria touthaut:

«Sainte mère de Dieu, c’est le signerouge de la croix!… Médard! Ah! Frère Médard,as-tu donc complètement renoncé au salut éternel?»

Il se laissa tomber sur une chaise en pleurantet, à demi évanoui.

«Que répondez-vous à l’assertion de cedigne religieux?» me demanda le juge.

À cet instant, passa en moi comme la flammed’un éclair; toute la timidité qui menaçait de me domineravait disparu et c’était le Malin lui-même qui memurmurait:

«Que peuvent ces faibles hommes contretoi qui es fort d’esprit et de sens?… Est-ce qu’Aurélie nedoit donc pas devenir tienne?»

J’éclatai presque en un accès de défi sauvageet railleur:

«Ce moine-là, qui est affalé sur sachaise, est un vieillard stupide et insensé qui, par une folleillusion, me prend pour quelque capucin échappé de son couvent aveclequel j’ai peut-être une vague ressemblance.»

Le juge jusqu’alors avait eu une attitudeimpassible, sans que rien n’altérât son regard ni le ton de savoix; pour la première fois, son visage prit une expressionde gravité sombre et pénétrante; il se leva et il me regardafixement dans les yeux. Je dois l’avouer, le scintillement même deses lunettes avait pour moi quelque chose d’insupportable etd’effrayant; je ne pus plus parler; saisi par unefureur de violent désespoir, portant devant mon front mon poingserré, je m’écriai fortement:

«Aurélie!

–Qu’est cela? Que signifie cenom? me demanda le juge vivement.

–Une sombre fatalité me livre à une mortignominieuse, fis-je sourdement, mais je suis innocent,certainement… Je suis tout à fait innocent… Relâchez-moi… ayezpitié de moi… je sens que la folie commence à s’emparer de mesnerfs et de mes veines… relâchez-moi.»

Le juge, maintenant redevenu parfaitementcalme, dicta au greffier beaucoup de choses que je ne comprispas; enfin, il me lut à haute voix un procès-verbal où étaitconsigné tout ce qu’il m’avait demandé, ce que j’avais répondu,ainsi que ce qui s’était passé avec Cyrille. Je dus mettre masignature au-dessous de ce document; puis le juge m’invita àécrire quelques mots en polonais et en allemand, ce que je fis. Lejuge prit la feuille écrite en allemand et il la donna au pèreCyrille, qui, sur ces entrefaites, avait repris ses sens, en luidemandant:

«Est-ce que cette écriture ressemble àcelle du moine Médard?

–C’est tout à fait son écriture,jusqu’aux plus petites particularités», répondit Cyrille.

Et il se retourna de nouveau vers moi. Ilvoulut parler, mais un regard du juge l’en empêcha. Le juge examinatrès attentivement la feuille que j’avais écrite en polonais, puisil se leva, se plaça droit devant moi et me dit d’un ton grave etdécisif:

«Vous n’êtes pas polonais, cetteécriture est absolument incorrecte, pleine de fautes de grammaireet d’orthographe. Un véritable Polonais n’écrit pas ainsi, mêmequand il a une instruction bien inférieure à la vôtre.

–Je suis né à Kwiecziczewo, parconséquent polonais. Mais même au cas où je ne le serais pas, aucas où des circonstances secrètes m’obligeraient à cacher mon nomet mon état, ce ne serait pas une raison pour que je fusse lecapucin Médard qui, à ce que vous me dites, s’est enfui du couventde B…

–Ah! Frère Médard, interrompitCyrille, est-ce que ce n’est pas toi que notre vénérable prieurLéonard, se fiant à ta loyauté et à ta piété, a envoyé àRome?… Frère Médard! par le Christ, ne renie pas pluslongtemps d’une façon impie la sainte profession que tu asabandonnée.

–Je vous prie de ne pas nousinterrompre», dit le juge.

Et, se tournant vers moi, il continua:«Je dois vous faire remarquer que la déclaration digne de foide ce vénérable religieux oblige à croire de la manière la pluspressante que vous êtes réellement le Médard pour qui l’on vousprend. Je ne veux pas vous cacher non plus que l’on vousconfrontera avec plusieurs personnes qui vous ont reconnu, sans lemoindre doute, pour ce moine. Parmi ces personnes, il y en a uneque, si les présomptions sont exactes, vous avez tout lieu deredouter fortement. Même dans vos propres affaires, on a trouvébeaucoup de choses qui confirment les soupçons que l’on a à votreégard. Enfin, les renseignements demandés aux tribunaux de Posen ausujet de votre famille arriveront bientôt. Je vous dis tout celaplus franchement que ma fonction ne le comporte, afin que vouspuissiez vous convaincre que je ne compte sur aucun artifice pourvous amener à dire la vérité, si tant est que nos présomptionssoient fondées. Préparez votre défense comme vous l’entendez;si vous êtes vraiment le Médard que l’on accuse, croyez que leregard du juge percera bientôt les voiles les plus profonds;dans ce cas, vous savez vous-même très bien de quels crimes vousêtes accusé. Si, au contraire, vous êtes réellement le Léonard deKrczynski que vous prétendez être et si une fantaisie particulièrede la nature vous a fait ressembler à Médard, même par des signestout à fait spéciaux, vous trouverez vous-même aisément le moyen dele prouver. Vous m’avez semblé tout à l’heure être dans un étattrès exalté, c’est pourquoi j’ai interrompu si tôtl’interrogatoire; en même temps, j’ai voulu vous donner lapossibilité de réfléchir mûrement. Après ce qui vient de se passeraujourd’hui, ce n’est pas la matière qui doit vous manquer pourcela.

–Vous considérez donc mes déclarationscomme absolument fausses?… Vous voyez en moi le moine fugitifMédard?» demandai-je.

Le juge se contenta de dire, en s’inclinantlégèrement:

«Adieu, monsieur deKrczynski.»

Et l’on me ramena en prison.

Les paroles du juge me perçaient l’âme commedes pointes de feu. Tout ce que j’avais prétexté me paraissait fadeet sans intelligence. Il n’était que trop clair que la personneavec qui je serais confronté et que j’avais tant à craindre devaitêtre Aurélie. Comment supporterais-je une pareilleconfrontation? Je réfléchis à ce qu’il pouvait y avoir desuspect dans mes affaires; et je sentis un coup au cœur,lorsque je me rappelai que je possédais encore, depuis l’époque demon séjour au château du baron de F…, une bague portant le nomd’Euphémie, ainsi que la valise de Victorin, que j’avais prise avecmoi dans ma fuite et qui était encore attachée avec ma corde decapucin. Je me considérai comme perdu. Désespéré, j’allais etvenais dans ma prison. Alors il me sembla entendre murmurer etsiffler à mes oreilles:

«Fou que tu es, pourquoi tedécourages-tu? As-tu oublié Victorin?»

Je m’écriai tout haut:

«Ah! la partie n’est pas perdue,elle est gagnée.»

Mon être était en ébullition et ma penséetravaillait avec effervescence. J’avais déjà songé auparavant queparmi les papiers d’Euphémie il avait dû se trouver quelque chosede relatif à l’apparition de Victorin au château sous l’habit demoine. M’appuyant là-dessus, j’avais l’intention de déclarer, enm’y prenant je ne savais pas encore comment, que j’avais rencontréVictorin et même ce Médard pour qui l’on me prenait; j’avaisl’intention de raconter, comme si j’en avais entendu parler,l’aventure du château qui se termina si terriblement et ainsi,adroitement et sans que cela pût me nuire, j’arguerais dans monrécit de ma ressemblance avec ces deux hommes. La plus petitecirconstance devait donc être attentivement mûrie, je résolus demettre par écrit le roman qui devait me sauver.

On m’accorda ce que je demandai pour écrire,afin de relater ainsi maint détail ignoré de ma vie. Je travaillaiavec application tard dans la nuit; en écrivant, monimagination s’échauffa; tout se disposait comme une fictionbien ordonnée et le tissu de mensonges infinis avec lequelj’espérais voiler au juge la réalité se tendait toujours plussolidement.

La cloche du château avait sonné minuit,lorsque de nouveau, légers et lointains, les coups se firententendre qui m’avaient hier tant troublé. Je ne voulais pas yprêter attention; mais les coups retentissaient toujours plusfort, à intervalles réguliers, et en même temps je perçus denouveau des rires et des gémissements. Frappant fortement sur latable, je m’écriai à haute voix: «Silence,là-bas!» Et je crus ainsi me préserver de l’effroi quime gagnait; mais un rire aigu et puissant résonna à traversla voûte et j’entendis balbutier:

«Pe-tit frè-re, pe-tit frè-re… Je montechez toi… chez toi… ou-vre… ou-vre.»

Alors, à côté de moi, un bruit commença à sefaire entendre dans le parquet, un bruit semblable à un frottementet à un grattage, et toujours c’étaient des rires et desgémissements; le bruit, le frottement et le grattagedevenaient plus forts, toujours plus forts, avec, par intervalles,des coups sourds comme la chute de lourdes masses. Je m’étais levé,la lampe à la main. Le sol bougea sous mes pieds, je changeai deplace, et je vis qu’à l’endroit que je venais de quitter une pierredu parquet se détachait. Je la saisis et la soulevai avec unelégère fatigue. Une lueur sombre passa par l’ouverture et un brasnu tenant à la main un couteau étincelant se tendit devant moi.Saisi d’un frisson d’épouvante, je reculai en tremblant. Alors unevoix venue d’en dessous balbutia:

«Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re, Mé-dardest là, là, monte… prends, prends… brise… brise… dans la fo-rêt…dans la forêt!»

Je pensai tout de suite à m’enfuir et à mesauver, surmontant cette crainte, je pris le couteau que la mainm’abandonna sans difficulté et je me mis à attaquer activement lemortier qu’il y avait entre les pierres du parquet. La personne quiétait au-dessous les poussait vaillamment vers le haut. Quatre oucinq pierres étaient déjà enlevées et placées sur le côté, lorsquesoudain un homme nu jusqu’aux hanches surgit de la profondeur et meregarda comme un fantôme, avec le rire grinçant et épouvantable dela folie. La pleine lueur de la lampe tombait sur le visage del’apparition: je me reconnus moi-même, et je perdis messens.

Une vive douleur aux bras me réveilla d’unprofond évanouissement. Il faisait clair autour de moi. Le geôlieren chef était là devant moi avec une lumière éblouissante et lebruit de chaînes et de coups de marteau retentissait dans lecachot. On était en train de river sur moi des chaînes. Outre lesclochettes que j’avais aux mains et aux pieds, je fus enchaîné aumur au moyen d’un cercle qu’on me passait autour du corps et d’unechaîne qui y était fixée.

«Maintenant, monsieur abandonnera sansdoute l’idée de s’échapper, dit le geôlier en chef.

–Qu’a donc fait le drôle? demandaun ouvrier forgeron.

–Eh! répondit le geôlier, tu nesais donc pas, Jost? Toute la ville ne parle que de cela.C’est un maudit capucin qui a assassiné trois hommes. On a déjàdécouvert toute l’affaire. Dans quelques jours nous aurons ici ungrand gala; la roue entrera en scène.»

Je n’entendis plus rien, car de nouveau jeperdis mes sens et la pensée. Ce n’est que péniblement que jesortis de cet étourdissement; il faisait sombre; enfin,quelques faibles lueurs de jour pénétrèrent dans le caveau bas, d’àpeine six pieds, où, comme je le constatai maintenant avec effroi,l’on m’avait transporté de mon ancien cachot.

J’avais soif; je saisis le pot à eau quiétait à côté de moi; quelque chose d’humide et de froidglissa dans ma main; je vis un crapaud horriblement gonflés’en échapper lourdement. Plein de dégoût et de répulsion, jelaissai aller le pot à eau.

«Aurélie! soupirai-je dans lesentiment de la misère sans nom qui maintenant s’était abattue surmoi. Ah! c’est pour cela que tu as misérablement menti et niédevant le tribunal? C’est pour cela que tu as déployé tousles artifices d’un diabolique hypocrite? Pour prolonger dequelques heures une vie détruite et pleine de tourments? Queveux-tu, insensé? Posséder Aurélie, qui ne pourrait devenirtienne que par un sacrilège inouï? Tu aurais beau fairecroire au monde que tu es innocent, elle reconnaîtrait toujours entoi le maudit assassin d’Hermogène et elle te détesteraitprofondément. Misérable, misérable fou possédé par le délire, oùsont maintenant tes projets de grandeur? Où est la croyanceen ce pouvoir terrestre avec lequel tu t’imagines diriger toi-mêmele destin à ta fantaisie? Tu ne peux pas tuer le ver quironge mortellement la moelle de ton cœur; et tu dépérirashonteusement dans une détresse désespérée, même si tu es épargnépar le bras de la Justice.»

C’est ainsi que, proférant à haute voix mesplaintes, je me jetai sur la paille; et je sentis, à cemoment, une pression sur ma poitrine, pression paraissant provenirde la présence d’un corps dur dans la poche supérieure de mongilet. J’y portai la main et j’en retirai un petit couteau. Jamais,depuis que j’étais en prison, je n’avais eu sur moi de couteau, ilfallait donc que ce fût celui que m’avait tendu le fantôme quiétait mon double. Je me levai péniblement et je plaçai le couteau àl’endroit où les rayons de la lumière étaient les plus forts.J’aperçus le manche d’argent tout luisant. Insondablefatalité! C’était le couteau avec lequel j’avais tuéHermogène et qui me manquait depuis quelques semaines. Maismaintenant, comme une lumière miraculeuse, l’espoir et la certitudedu salut s’éveillèrent brusquement dans mon être. La façonincompréhensible dont le couteau m’avait été donné fut pour moi uneindication de la puissance éternelle, me montrant comment je devaisexpier mes crimes et, par ma mort, me réconcilier avec Aurélie.Comme un rayon divin dans un feu pur, je brûlais maintenant del’amour d’Aurélie et tout désir coupable m’avait quitté; ilme semblait la voir elle-même, comme au jour où elle m’apparut auconfessionnal de l’église du couvent des capucins.

«Je t’aime bien, Médard, mais tu ne m’aspas comprise, mon amour est la mort!» murmurait etchuchotait autour de moi la voix d’Aurélie, et ferme était marésolution de confesser librement au juge l’histoire étonnante demes crimes et puis de me donner la mort.

Le geôlier en chef entra alors, et ilm’apporta des aliments meilleurs que ceux que je recevaisd’habitude, ainsi qu’une bouteille de vin.

«Par ordre du prince», dit-il enmettant la table, table que son valet portait derrière lui, et endétachant la chaîne qui me liait au mur. Je le priai de dire aujuge que je désirais être entendu par lui, parce que j’avaisbeaucoup de choses à lui révéler qui me pesaient douloureusementsur le cœur. Il promit de faire ma commission; maisj’attendis vainement que l’on vînt me chercher pour aller devant lejuge; personne ne se montra jusqu’au moment où, comme ilfaisait déjà très sombre, le geôlier entra et alluma la lampe quiétait suspendue à la voûte. J’étais plus calme que jamais, mais jeme sentais très épuisé et je tombai bientôt dans un profondsommeil. Alors je fus conduit dans une longue et sombre sallevoûtée, où j’aperçus une rangée d’ecclésiastiques vêtus de robesnoires et assis le long du mur sur de hauts sièges. Devant eux, àune table couverte d’un tapis rouge sang, se tenait le juge et il yavait à côté de lui un dominicain en habit de son ordre.

«Maintenant, fit le juge d’une voixsolennelle, tu es livré au tribunal ecclésiastique, car, moinecoupable et entêté, tu as renié ton état et ton nom. Franciscus,appelé au couvent Médard, parle, quels crimes as-tucommis?»

Je voulais avouer sans réserve, tous mespéchés et toutes mes fautes, mais, à mon épouvante, ce que jedisais n’était pas du tout ce que je pensais et voulais dire. Aulieu de la confession grave et repentante à laquelle j’étaisrésolu, je me perdais en discours qui n’avaient ni tête ni queue.Alors le dominicain qui se dressait là devant moi avec une staturegigantesque et qui me perçait de ses yeux jetant sur moid’horribles éclairs, s’écria:

«À la torture, moine entêté etobstiné!»

Les étranges figures qui m’entouraient selevèrent et elles tendirent leurs longs bras vers moi et répétèrentà l’unisson, d’une voix rauque et effrayante:

«À la torture! à latorture!»

Je tirai mon couteau et le dirigeai vers moncœur, mais, malgré moi, mon bras remonta, j’atteignis le cou, et lalame du couteau se brisa comme du verre contre le signe de lacroix, sans me blesser. Alors les valets du bourreau me saisirentet me poussèrent dans un profond caveau souterrain. Le dominicainet le juge me suivirent. Celui-ci m’exhorta encore une fois àavouer. Je fis de nouveau tous les efforts dont j’étais capable,mais un désaccord insensé régnait encore entre ma parole et mapensée: en moi-même je confessais tout, avec repentir etrempli de la contrition et de la honte la plus sincère, mais ce quisortait de ma bouche était confus, trouble et sans aucun sens. Surun signe du dominicain les valets du bourreau me dépouillèrent detous mes vêtements, me lièrent les deux bras derrière le dos et,soulevé en l’air, je sentis que mes articulations se tendaient etcraquaient à se rompre. Je me mis à crier violemment, en proie àune douleur furieuse et abominable, et voilà que je meréveillai.

La douleur qui venait de m’assaillir dans monrêve persistait aux mains et aux pieds; elle provenait deslourdes chaînes que je portais, mais, en outre, je ressentaisencore de l’oppression sur mes yeux, que je ne pouvais pas ouvrir.Enfin, il me sembla qu’on m’ôtait soudain un poids de sur lefront; je me dressai vite sur mon séant et je vis un moinedominicain debout devant mon lit de paille. Mon rêve devenaitréalité; et un frisson glacé parcourut mes veines. Le moineétait là, immobile comme une statue, et il me dévisageait de sesyeux noirs et vides. Je reconnus l’horrible peintre et je tombai àla renverse sur mon lit, à demi évanoui. Peut-être n’était-cequ’une illusion de mes sens excités par le rêve? Jerassemblai toute ma volonté, je me dressai, mais le moine étaittoujours là, immobile, et il me dévisageait de ses yeux noirs etvides. Alors je m’écriai, follement désespéré:

«Homme abominable… va-t’en… non, tu n’espas un homme, tu es le Diable lui-même, qui veut me précipiter dansl’abîme éternel. Va-t’en, maudit, va-t’en!

–Pauvre et aveugle fou, je ne suis pascelui qui cherche à te lier indissolublement avec des chaînes defer! Celui qui cherche à te détourner de la mission sacrée àlaquelle t’a appelé la puissance éternelle. Médard, pauvre etaveugle fou, si je te suis apparu effrayant et terrible, c’étaitparce que tu jonglais étourdiment au-dessus de la tombe ouverte del’éternelle damnation. C’était pour t’avertir; mais tu nem’as pas compris. Lève-toi, approche-toi de moi.»

Le moine dit tout cela sur le ton sourd d’uneplainte profonde qui me fendait le cœur; son regard, quiautrefois me paraissait si terrible, était devenu doux etcompatissant et les traits de son visage avaient perdu touterudesse. Une indescriptible mélancolie fit tressaillir monêtre; le peintre, d’ordinaire si effrayant pour moi, mesembla un messager de la puissance éternelle venu pour meréconforter et me consoler dans ma misère infinie. Je me levai demon lit; je m’approchai de lui; ce n’était pas unfantôme, car je touchais son vêtement. Je m’agenouillaiinvolontairement, il mit la main sur ma tête comme pour me bénir.Alors, en couleurs claires, de magnifiques tableaux s’ouvrirentdans mon âme. Ah! j’étais dans la sainte forêt! Oui,c’était le même endroit où, dans mon enfance, le pèlerin àl’étrange costume m’avait amené l’enfant merveilleux. Je voulusm’avancer davantage, je voulus entrer dans l’église, quej’apercevais tout devant moi. Là, me sembla-t-il, j’allais, enfaisant pénitence et en me repentant, recevoir l’absolution d’ungrave péché. Mais je restai sans mouvement; je ne pouvais niapercevoir, ni saisir mon propre moi. Alors une voix sourde etcreuse dit:

«La pensée est l’action.»

Mon rêve se dissipa; c’était le peintrequi avait prononcé ces mots.

«Être incompréhensible, était-ce donctoi toujours le même être? – en ce matin fatal à l’église descapucins de B…? dans la ville marchande etmaintenant?

–Arrête! m’interrompit le peintre.C’est moi qui partout me suis tenu auprès de toi, pour te sauver ducrime et de la honte; mais ton esprit est resté fermé. Ilfaut que tu accomplisses pour ton propre salut l’œuvre pourlaquelle tu as été choisi.

–Ah! m’écriai-je plein dedésespoir. Pourquoi n’as-tu pas retenu mon bras lorsque, par unforfait maudit, ce jeune homme fut tué par moi?…

–Je n’ai pas pu le faire, dit le peintreen me coupant la parole. Ne m’interroge pas davantage. C’est unetémérité de vouloir empêcher ce que l’Éternel a résolu. Médard, tumarches droit au but… Tu l’atteindras demain.»

Un frisson glacial me saisit, car je croyaiscomprendre parfaitement le peintre. Je croyais qu’il savait etqu’il approuvait le suicide que je projetais. Le peintre s’en allad’un pas léger et vacillant vers la porte de la prison.

«Quand, quand te reverrai-je?

–Quand tu seras au but, s’écria-t-il, ense retournant encore une fois vers moi, d’une voix forte etsolennelle qui fit trembler la voûte.

–À demain donc!»

La porte tourna légèrement sur ses gonds, lepeintre avait disparu.

Dès qu’il fit grand jour, le geôlier vint avecses valets qui ôtèrent les liens de mes bras et de mes piedsblessés. Il me dit que j’allais bientôt être conduit devant lejuge. Profondément recueilli, familiarisé avec la pensée de la mortprochaine, je me dirigeai vers la salle du tribunal; j’avaisen moi-même disposé mon aveu de telle façon que j’espérais faire aujuge un récit bref, mais renfermant les plus petits détails.

Le juge vint à moi avec empressement; jedevais avoir une mine bouleversée, car, à mon aspect, le sourirejoyeux qui voltigeait d’abord sur son visage fit place aussitôt àune expression de compassion profonde. Il me saisit les deux mainset me poussa doucement dans son fauteuil, puis, me regardantfixement, il dit avec lenteur et solennité:

«Monsieur de Krczynski, j’ai une bonnenouvelle à vous annoncer: vous êtes libre. Sur l’ordre duprince, l’instruction est arrêtée. On vous a confondu avec uneautre personne, ce qui est dû à votre ressemblance tout à faitincroyable avec elle. Votre innocence est clairement, trèsclairement établie… Vous êtes libre.»

J’entendis comme un bourdonnement et un bruitvague, et tout tourna autour de moi. La figure du juge, mesembla-t-il, brillait, grossie cent fois, à travers un sombrebrouillard, et tout disparut dans une profonde obscurité. Je sentisenfin que l’on me frottait le front avec une eau réconfortante, etje sortis de l’état d’évanouissement dans lequel j’étaisplongé.

Le juge me lut un bref procès-verbal déclarantqu’il m’avait fait part de la cessation de la procédure et qu’ilavait ordonné mon élargissement. Je signai le procès-verbal ensilence; je n’étais pas capable de prononcer une parole. Unsentiment indescriptible, qui anéantissait tout mon être, ne mepermettait pas de me livrer à la joie. Le juge me regardait avec unair de bonté qui me pénétrait tout entier, et, me semblait-il,maintenant qu’on croyait à mon innocence et qu’on voulait melibérer, je devais avouer librement tous les crimes maudits quej’avais commis et ensuite me plonger le couteau dans le cœur.

Je voulais parler, mais le juge semblaitdésirer mon éloignement; je me dirigeai vers la porte, alorsil vint à moi et me dit tout bas:

«Maintenant j’ai cessé d’être juge, dèsle premier moment que je vous ai vu, vous m’avez intéressé au plushaut point. Les apparences avaient beau être contre vous, commevous êtes bien obligé de l’avouer, je n’en souhaitai pas moins, dèsle premier instant, que vous ne fussiez pas ce moine criminel etodieux pour lequel on vous prenait. Maintenant, je puis vous ledire confidentiellement, vous n’êtes pas polonais. Vous n’êtes pasné à Kwiecziczewo. Vous ne vous appelez pas Léonard deKrczynski.»

Avec calme et assurance je répondis:«Non.

–Et vous n’êtes pas non plus unecclésiastique?» me demanda le juge en baissant lesyeux, probablement pour m’épargner son regard d’inquisiteur.

Tout mon sang ne fit qu’un tour.

«Écoutez, fis-je brusquement.

–Inutile, m’interrompit le juge. Ce quej’ai cru dès le début et que je crois encore vient de se confirmer.Je vois qu’il y a ici une énigme et que vous-même, avec certainespersonnes de la cour, vous êtes impliqué en un jeu mystérieux dudestin. Il ne m’appartient plus de pénétrer davantage la chose etje considérerais comme une impertinence de ma part de vouloir vousarracher quelques indications sur votre personne et sur votre vie,probablement très singulière. Mais ne pensez-vous pas qu’ilvaudrait mieux que, vous dérobant à tout ce qui menace votre repos,vous quittiez cette ville? Après ce qui s’est passé, leséjour ici ne peut, sans doute, vous faire aucun bien.»

Dès que le juge eut ainsi parlé, il me semblaque toutes les ombres sinistres qui s’étaient posées sur moi et quim’oppressaient se dissipaient rapidement. Je recouvrais la vie, etla joie de vivre bouillonnait dans mes nerfs et dans mes veines.Aurélie! c’est à elle que je pensais de nouveau, etmaintenant il me fallait quitter l’endroit, m’éloignerd’elle?

Je soupirai profondément:

«Et la laisser?»

Le juge me regarda très étonné et il ajoutatrès vite:

«Ah! maintenant je crois y voirclair! Veuille le ciel, monsieur Léonard, qu’un très mauvaispressentiment qui maintenant devient très net en moi ne se réalisepas!»

Toutes mes idées avaient pris désormais uneautre tournure; je ne songeais plus au repentir, et c’estpresque avec une insolence répréhensible que je demandai au jugesur un ton de calme affecté:

«Vous me considérez donc commecoupable?

–Permettez-moi, monsieur, répondit lejuge très gravement, de garder pour moi mes convictions, qui nereposent, du reste, que sur un sentiment très vif. Il a été établien bonne et due forme que vous ne pouvez pas être le moine Médard,car précisément ce Médard se trouve ici et a été reconnu par lepère Cyrille, qui s’était laissé tromper par la ressemblanceparfaite qu’il y a entre vous deux; et ce Médard ne nie pasdu tout être le capucin en question. Ainsi a été fait tout ce quipouvait être fait pour vous purifier de toute suspicion, et cecidoit m’amener à croire encore plus fermement que vous vous sentezexempt de toute faute.»

À ce moment-là un appariteur vint appeler lejuge et ainsi fut interrompu un entretien qui commençait à m’êtrepénible.

Je me rendis dans mon appartement et j’ytrouvai tout dans l’état où je l’avais laissé. On avait mis mespapiers sous séquestre; ils étaient là sur mon bureau,scellés en un paquet; il ne manquait que le portefeuille deVictorin, la bague d’Euphémie et la corde de capucin; lesprésomptions que j’avais eues dans la prison étaient donc exactes.Au bout de quelque temps, parut un serviteur du prince, qui meremit un billet autographe de celui-ci avec une tabatière d’or,incrustée de pierres précieuses.

Il vous est arrivé une mauvaise affaire,monsieur de Krczynski, disait le prince, mais la fauten’en est ni à moi ni à mes juges. Vous ressemblez d’une façondéconcertante à un scélérat que nous tenons; mais tout s’estmaintenant éclairé à votre avantage; je vous envoie untémoignage de ma bienveillance et j’espère vous voirbientôt.

La faveur du prince m’était aussi indifférenteque son cadeau; une sombre tristesse qui se glissait dans monêtre en me privant de mes facultés était la suite de mon rigoureuxemprisonnement. Je sentais que mon corps avait besoin de soins etvoilà pourquoi je fus très heureux de voir apparaître le médecin duprince. La question médicale fut vite examinée.

«N’est-ce pas, fit ensuite le médecin,n’est-ce pas un dessein particulier de la Providence qui a vouluque, précisément au moment où l’on croyait être convaincu que vousétiez cet abominable moine qui a fait tant de mal dans la familledu baron de F…, ce moine se soit présenté réellement et vous aitsauvé ainsi de tout soupçon?

–Je dois avouer que je ne connais pas ledétail des circonstances qui ont amené ma libération. Le juge m’adit seulement d’une façon très générale que le capucin Médard, à lapoursuite duquel on était et pour qui l’on me prenait, s’est trouvéêtre ici.

–Il ne s’est pas trouvé être ici, maison l’y a amené, lié sur une voiture et, chose étrange, au momentmême où vous êtes arrivé ici. Je me rappelle à ce propos qu’un jouroù je vous racontais les singuliers événements qui se sont produitsà notre cour, il y a quelques années, je fus interrompu précisémentau moment où j’en étais venu à parler de ce détestable Médard, filsde Francesco, et de l’horrible attentat qu’il avait commis auchâteau du baron de F… Je reprends le fil de l’histoire là où jel’avais laissée. La sœur de notre princesse qui, comme vous lesavez, est l’abbesse du couvent de cisterciennes de B…, accueillit,un jour, amicalement une pauvre femme, avec son enfant, quirevenait d’un pèlerinage au Saint-Tilleul…

–Cette femme était la veuve de Francescoet son enfant était précisément Médard.

–C’est vrai, mais comment pouvez-vous lesavoir?

–Les mystérieuses circonstances de lavie du capucin Médard m’ont été révélées de la manière la plusétrange. Je suis exactement renseigné sur ce qui s’est passé auchâteau du baron de F… Jusqu’au moment où le capucin Médard a prisla fuite.

–Mais comment?… Parqui?…

–Un rêve vivant m’a tout appris.

–Vous plaisantez?

–Pas du tout. Il me semble réellement,dans un rêve, avoir entendu l’histoire d’un malheureux qui, jouetdes puissances ténébreuses, a été ballotté çà et là et poussé decrime en crime. Lorsque je me rendais ici, mon postillon m’avaitégaré dans la forêt de X…; j’allai à la maison forestière, etlà…

–Ah! je comprends tout, vous yavez rencontré le moine…

–Oui, c’est cela; mais il étaitfou.

–Il ne semble plus l’être. Avait-il déjàalors des heures de lucidité et vous a-t-il tout avoué?…

–Ce n’est pas tout à fait cela. Pendantla nuit, n’étant pas instruit de ma présence dans la maisonforestière, il entra dans ma chambre. Ma ressemblance déconcertanteavec lui l’effraya. Il crut que j’étais son double, qui était venului annoncer sa mort. Il balbutia, et marmonna des aveux;malgré moi, dans la lassitude où m’avait plongé le voyage, lesommeil me saisit; il me sembla que le moine continuait deparler, mais maintenant avec calme et fermeté, et je ne sais pas enréalité où et comment ce rêve commença. Il me semble que le moinesoutenait que ce n’était pas lui qui avait assassiné Euphémie etHermogène, mais que l’assassin était le comte Victorin.

–Étrange, très étrange! Maispourquoi n’avez-vous pas déclaré tout cela au juge?

–Comment pouvais-je espérer que le jugeaccorderait le moindre poids à un récit qui lui paraîtraitforcément tout à fait aventureux? Est-ce donc que des jugeséclairés peuvent croire au merveilleux?

–Au moins, vous auriez dû pressentirtout de suite que l’on vous confondait avec le moine insensé et quecelui-ci était le capucin Médard?

–C’est vrai, et surtout après qu’unvieillard stupide qui, à ce que je crois, s’appelle Cyrille, avoulu absolument voir en moi son confrère de couvent. Mais il nem’est pas venu à l’idée que ce moine insensé était précisémentMédard et que le crime qu’il m’avait confessé pouvait être l’objetdu procès actuel. Cependant, d’après ce que me raconta leforestier, il ne lui avait jamais appris son nom; commentdonc l’a-t-on découvert?

–De la façon la plus simple. Le moine,comme vous le savez, avait séjourné quelque temps chez leforestier; il paraissait guéri, mais la folie le reprit sifunestement que le forestier se vit obligé de le transporter ici,où il fut interné à l’asile d’aliénés. Là il resta assis nuit etjour, le regard fixe, sans le moindre mouvement, comme une statue.Il ne prononçait pas le moindre mot et il fallait le nourrir parforce, car il ne pouvait pas remuer la main. Différents moyensemployés pour le réveiller de son état cataleptique restèrentinfructueux et l’on ne pouvait pas recourir aux plus énergiquessans risquer de le précipiter de nouveau dans une foliefurieuse.

«Il y a quelques jours, le fils aîné duforestier vient à la ville et va à l’asile d’aliénés, pour revoirle moine. Il sort de l’établissement profondément ému de l’étatlamentable où se trouvait l’infortuné, lorsque précisément passe àcôté de lui le père Cyrille, du couvent des capucins de B… Ill’aborde et le prie de venir visiter son malheureux confrère quiétait ici interné, car l’assistance d’un religieux de son ordre luiferait peut-être du bien. Lorsque Cyrille aperçoit le moine, ilrecule d’épouvante.

«“Sainte mère de Dieu!Médard! infortuné Médard!”

«Ainsi s’écrie Cyrille, et au mêmeinstant les yeux fixes du moine s’animent. Il se lève et retombeinerte sur le sol en poussant un cri sourd. Cyrille, avec les gensqui avaient assisté à l’événement, va trouver aussitôt le présidentdu tribunal criminel et lui révèle tout. Le juge qui était chargéd’instruire contre vous se rend avec Cyrille à l’asiled’aliénés; on trouve le moine très faible, mais dans son bonsens. Il avoue qu’il est le moine Médard, du couvent de capucins deB… Cyrille assure de son côté que votre ressemblance incroyableavec Médard l’a trompé. Maintenant il remarque parfaitement lesdifférences sensibles qu’il y avait, dans le langage, le regard, lamarche et l’attitude, entre monsieur Léonard et le moine Médard. Ondécouvre aussi, sur le côté gauche du cou, le signe de la croix siimportant dans votre procès. Dès lors, le moine est interrogé ausujet de ce qui s’est passé au château du baron de F…

«“Je suis un abominable et mauditcriminel, dit-il d’une voix faible à peine perceptible. Je regretteprofondément ce que j’ai fait. Hélas! je me suis laissédérober ma personnalité, mon âme immortelle… Qu’on ait pitié demoi… Qu’on me laisse du temps… Tout… J’avouerai tout.”

«Le prince, instruit de la chose,ordonne aussitôt d’arrêter l’instruction ouverte contre vous et devous relâcher. Voilà l’histoire de votre délivrance. Le moine a étéconduit à la prison criminelle.

–Et il a tout avoué! A-t-ilassassiné Euphémie et Hermogène? Qu’est-il arrivé au comteVictorin?

–Autant que je sache, le procès intentécontre le moine ne commence qu’aujourd’hui. Quant au comteVictorin, il semble que tout ce qui se rattache d’une manièrequelconque à ce qui s’est passé à notre cour reste obscur etincompréhensible.

–Je ne vois pas comment les événementsqui se sont produits au château du baron de F… peuvent se relier àla catastrophe qui a eu lieu à votre cour.

–Je pensais, il est vrai, moins auxévénements eux-mêmes qu’aux personnages.

–Je ne vous comprends pas.

–Vous souvenez-vous exactement du récitque je vous ai fait de l’aventure qui a provoqué la mort duprince?

–Oui.

–N’avez-vous pas alors saisiparfaitement que Francesco aimait criminellement l’Italienne?Que c’est lui qui s’introduisit avant le prince dans la chambrenuptiale et qui tua le prince? Victorin est le fruit de ceforfait. Lui et Médard sont fils du même père. Victorin a disparusans laisser de traces; toutes les recherches faites sontrestées inutiles.

–Le moine l’a précipité dans le gouffredu Diable. Maudit soit le fratricide insensé!»

Au moment où je prononçais ces paroles avecvivacité, les coups frappés par le monstre fantomatique dans laprison se firent entendre, tout bas, tout bas. Vainement jecherchai à combattre l’horreur qui s’empara de moi. Le médecinsemblait remarquer aussi peu ces coups que ma lutte intérieure. Ilcontinua:

«Quoi?… Le moine vous a-t-il avouéque Victorin était mort aussi de sa main?

–Oui… Du moins, je conclus de sesdéclarations décousues, si je rapproche de cela la disparition deVictorin, qu’il en est vraiment ainsi. Maudit soit le fratricideinsensé!»

Les coups devenaient plus forts et j’entendaisdes soupirs et des gémissements; un rire subtil, qui siffla àtravers la chambre, semblait dire: «Médard… Médard… ai…ai… ai… à l’aide!»

Le médecin, sans rien remarquer,continuait:

«Un mystère particulier semble encoreentourer l’origine de Francesco. Il est fort probable qu’il estapparenté à la maison princière. Toujours est-il qu’Euphémie est lafille…»

Un coup épouvantable fit craquer les gonds dela porte, qui s’ouvrit brusquement, et un rire perçant retentitdans la chambre.

«Oh! Oh!… Oh!…Oh! petit frère, m’écriai-je comme un insensé. Oh!Oh!… viens ici… Allons, hardi! si tu veux lutter avecmoi… Le hibou célèbre ses noces; nous allons monter sur letoit et nous lutterons ensemble; celui qui précipiteral’autre à bas sera roi et boira son sang.»

Le médecin me saisit par le bras ets’écria:

«Qu’y a-t-il? Vous êtes malade…Oui, dangereusement malade. Allons, au lit!»

Mais je regardai du côté de la porte,fixement, pour voir si mon abominable double n’entrerait pas. Jen’aperçus rien et je me remis bientôt de la crainte sauvage quim’avait saisi comme des serres glacées. Le médecin insista, disantque j’étais malade plus que je ne pouvais le croire moi-même et ilattribuait tout cela à mon emprisonnement et à l’émotion que ceprocès avait forcément produite en moi. Je fis ce qu’il meprescrivit; ce fut moins son art qui contribua à me guérirrapidement, que la disparition des coups, et je crus que monterrible double m’avait laissé tout à fait.

Un matin, le soleil du printemps répandaitdans ma chambre ses rayons dorés, clairs et amicaux; uneodeur agréable de fleurs arrivait à travers la fenêtre. Un désirinfini m’attirait au-dehors, en plein air et, sans tenir compte del’interdiction du médecin, je courus me promener dans le parc. Làles arbres et les buissons saluaient de leurs murmures et de leursbruits le convalescent qui venait d’échapper à une maladiemortelle. Je respirais profondément comme si je m’éveillais d’unlong et pénible rêve, et de profonds soupirs étaient pour moid’inexprimables paroles de ravissement, par lesquelles jeparticipais à l’allégresse des oiseaux et aux joyeux bourdonnementset frémissements d’une multitude d’insectes. Oui, non seulement lapériode qui venait de s’écouler, mais encore toute ma vie depuisque j’avais quitté le couvent, ne me paraissait plus qu’un péniblerêve, lorsque, me sembla-t-il, j’arrivai dans une allée ombragée desombres platanes. J’étais dans le jardin des capucins de B… Déjà jevoyais surgir du lointain fourré la grande croix devant laquellej’avais prié si souvent, avec une profonde ferveur, demandant laforce de résister à la tentation.

Cette croix me paraissait maintenant être lebut où je devais parvenir pour me jeter dans la poussière, merepentir et faire pénitence du crime que représentaient les rêvescoupables avec lesquels Satan m’avait illusionné; et jecontinuai de marcher, les mains jointes levées et le regard dirigévers la croix. L’air me semblait souffler avec une force beaucoupplus grande; je crus entendre les hymnes des moines, mais cen’étaient que les sons merveilleux de la forêt, que le ventbruissant à travers les arbres avait éveillés – le vent, quim’ôtait la respiration, de sorte que je fus obligé bientôt dem’arrêter épuisé, et même de m’appuyer à un arbre proche, pour nepas tomber. J’étais attiré comme par une puissance irrésistiblevers la croix lointaine; je rassemblai toute mon énergie etje poursuivis ma marche en chancelant; mais je ne pus arriverqu’au siège de mousse qu’il y avait devant le fourré. Une lassitudemortelle paralysa soudain tous mes membres; comme un faiblevieillard je me laissai tomber sur le sol avec lenteur et, engémissant doucement, je cherchai à soulager ma poitrineoppressée.

Dans l’allée, tout contre moi, j’entendis unbruit de pas. Aurélie! À peine cette pensée avait-elle jaillien mon esprit comme un éclair qu’Aurélie était devant moi. Despleurs d’une ardente mélancolie coulaient de ses yeux célestes,mais à travers ses pleurs étincelait un rayon brûlant;c’était l’expression indicible du désir le plus ardent, expressionque je n’avais encore jamais vue chez Aurélie. Mais c’est la mêmeflamme qu’avait jetée le regard plein d’amour de cet êtremystérieux qui était venu me trouver au confessionnal et quej’avais aperçu si souvent dans de doux rêves.

«Pourrez-vous jamais mepardonner?» murmura Aurélie.

Alors, fou d’un ravissement sans nom, je meprécipitai à ses pieds, je saisis ses mains.

«Aurélie… Aurélie… Pour toi j’irais aumartyre, à la mort.»

Je me sentis doucement soulevé. Aurélie sejeta sur ma poitrine et je nageai dans des baisers de feu. Enfin,effrayée par un bruit qu’on entendit dans le voisinage, elles’arracha à mes bras et je la laissai faire.

«Mon désir et mon espoir sontentièrement satisfaits», fit-elle tout bas; et au mêmeinstant je vis la princesse venir par l’allée. J’entrai dans lefourré et je constatai alors que, par une étrange illusion, j’avaispris un tronc d’arbre, gris et sec, pour une croix.

Je ne ressentais plus aucune fatigue;les baisers de feu d’Aurélie avaient mis en moi une nouvelleforce; il me semblait que maintenant le mystère de monexistence s’était révélé à moi d’une manière brillante etmagnifique. Ah! c’était le mystère merveilleux de l’amour,qui alors se manifestait à moi pour la première fois dans le purrayonnement de sa gloire. J’étais sur la cime la plus élevée de lavie; il fallait ensuite forcément redescendre, afin que fûtaccomplie la destinée arrêtée par la puissance suprême.

Ce fut dans ces jours, qui passaient autour demoi comme un rêve céleste, que je me mis à écrire ce qui m’estarrivé après que j’eus revu Aurélie. Étranger, inconnu, toi quiliras un jour ces pages, disais-je alors, évoque en toi ce tempslumineux et sublime de ta propre vie; ainsi tu pourrascomprendre la misère infinie du moine vieilli dans le repentir etla pénitence et tu partageras ses plaintes. Maintenant je te prieencore une fois d’évoquer de nouveau ce temps-là en toi-même, etalors il est inutile que je te dise comment l’amour d’Aurélie metransfigurait, moi et tout ce qu’il y avait autour de moi, commentmon esprit saisissait et apercevait avec plus de vivacité etd’animation le principe même de la vie et comment, dans un divinenthousiasme, j’étais possédé d’une joie céleste. Aucune sombrepensée ne traversait mon âme; l’amour d’Aurélie m’avaitpurifié de tout péché. Oui, par un phénomène merveilleux, la fermeconviction germait en moi que je n’étais pas l’infâme criminel duchâteau du baron de F…, qui avait tué Euphémie et Hermogène, maisque ce forfait avait été commis par le moine insensé que jerencontrai dans la maison forestière. Tout ce que je racontai aumédecin du prince me semblait être, non pas un mensonge, mais lavéritable façon dont la chose s’était accomplie, par un mystère quime restait à moi-même incompréhensible.

Le prince m’avait reçu comme un ami que l’oncroit perdu et que l’on retrouve; naturellement, cela donnale ton à toute la cour; seule la princesse, bien qu’elle fûtplus bienveillante que d’habitude, restait grave et réservée.

Aurélie se donna entièrement à moi avec unecandeur enfantine; son amour n’était pas pour elle un péchéqu’elle devait cacher; et moi de même je ne pouvais pasdissimuler le moins du monde le sentiment qui maintenant faisaittoute ma vie. Chacun remarquait mes relations avec Aurélie;personne n’en parlait parce qu’on lisait dans les regards du princequ’il tolérait en silence notre amour, s’il ne le favorisait pas.Il arriva ainsi que je vis souvent Aurélie sans contrainte et plusd’une fois même sans aucun témoin. Je l’étreignais entre mesbras; elle me rendait mes baisers, mais je la sentaistressaillir dans une pudeur virginale et aucun désir coupable netrouvait place en moi; toute idée criminelle disparaissaitdans le frisson qui traversait mon être. Elle ne semblait pas sedouter de la possibilité d’un danger; effectivement, il n’yen avait aucun pour elle, car souvent, lorsqu’elle était assise àcôté de moi dans la chambre solitaire, lorsque son charme célesterayonnait plus puissant que jamais, lorsque l’ardeur de l’amourmenaçait de s’enflammer en moi avec plus de violence, elle meregardait d’un air de douceur et de chasteté si indicible qu’il mesemblait que le ciel permettait déjà, sur cette terre, au pécheurpénitent de s’approcher de la sainte. Oui, pour moi, ce n’étaitplus Aurélie, c’était sainte Rosalie, et je me précipitais à sespieds et je m’écriais vivement:

«Ô vierge pieuse et sublime, est-il doncpossible qu’un amour terrestre s’éveille pour toi dans moncœur?»

Alors elle me tendait la main et elle medisait d’une voix douce et suave:

«Ah! Je ne suis pas une saintesublime, mais je suis très pieuse et je t’aime beaucoup.»

Il y avait plusieurs jours que je n’avais vuAurélie; elle était allée avec la princesse dans un châteaude plaisance situé dans le voisinage. Je ne pus supporter sonabsence plus longtemps; j’y courus. Arrivé tard dans lasoirée, je rencontrai dans le jardin une camériste qui m’indiqua lachambre d’Aurélie. Doucement, doucement, j’ouvris la porte;j’entrai; un air lourd, un merveilleux parfum de fleursm’entourèrent et étourdirent mes sens. Des souvenirs surgirent enmoi, comme des rêves obscurs. N’est-ce pas là la chambre d’Aurélieau château du baron où je…? À cette pensée, il me semblaqu’une sombre figure s’élevait derrière moi et une voix cria enmoi: «Hermogène!»

Effrayé, je m’avançai en courant; laporte du cabinet était entrouverte. Aurélie était agenouillée, ledos tourné vers moi, devant un tabouret sur lequel était placé unlivre ouvert. Rempli de crainte, je regardai involontairementderrière moi; je ne vis rien et je m’écriai, dans unravissement suprême: «Aurélie,Aurélie!»

Elle se retourna rapidement, mais, avantqu’elle se fût levée, j’étais déjà à ses genoux et je l’avaisenlacée avec force.

«Léonard! mon bien-aimé»,murmura-t-elle tout bas.

Alors fermenta et bouillonna dans mon être undésir furieux, une passion coupable et sauvage. Elle était làinerte dans mes bras; ses cheveux dénoués tombaient enboucles épaisses sur mes épaules; sa gorge juvénile sesoulevait; elle gémissait sourdement. Je ne me connaissaisplus moi-même. Je la relevai; elle parut animée d’une forcenouvelle; une ardeur inconnue brûlait dans ses yeux et ellerendait avec plus de feu mes baisers délirants.

Soudain il y eut derrière nous comme unfroufrou puissant et fort; un son aigu semblable au crid’angoisse d’une personne frappée à mort retentit: à traversla chambre.

«Hermogène!» s’écriaAurélie, en tombant évanouie hors de mes bras.

Saisi d’une crainte sauvage, je m’enfuis encourant. Dans le couloir je rencontrai la princesse, qui rentraitd’une promenade. Elle me regarda avec gravité, en disant:

«Je suis vraiment très étonnée de vousvoir ici, monsieur Léonard.»

Dominant aussitôt mon trouble, je répondis,sur un ton qui était presque plus catégorique que ne le demandaitla bienséance, que souvent on lutte en vain contre de grandesimpulsions, et que ce qui semble malséant peut souvent être, enréalité, ce qui sied le mieux. Je me hâtai à travers la nuitobscure vers la résidence et il me semblait que quelqu’un courait àcôté de moi et qu’une voix murmurait:

«Tou… touj… toujours je suis auprès de…de toi…, pe… petit frère… petit frère Médard.»

En regardant autour de moi, je m’apercevaisbien que ce fantôme, mon double, n’existait que dans monimagination; mais je ne pouvais pas me débarrasser de cetteeffroyable vision. Il me sembla même finalement qu’il me fallaitlui parler et lui raconter que j’avais une fois de plus été trèssot et que je m’étais laissé effrayer par ce fou d’Hermogène.Sainte Rosalie allait donc bientôt être à moi, toute à moi, carc’est pour cela que j’étais moine et que j’avais été consacré.Alors mon double se mit à rire et à soupirer, comme il le faisaitd’habitude, et il balbutia: «Alors vi… vite…vite!

–Prends patience, continuai-je. Prendspatience, mon garçon. Tout ira bien. Il n’y a qu’Hermogène quej’aie manqué; il a au cou une maudite croix, comme nous deux,mais mon petit couteau agile est encore tranchant et bienaffilé.

–Hi… hi… fra… fra… frappe bien… frappebien…»

Ainsi murmurait la voix de mon double dans lesifflement du vent matinal, qui soufflait du côté où un feu pourpres’embrasait à l’orient.

Je venais d’arriver chez moi, lorsque je fusmandé de la part du prince. Il vint très aimablement au-devant demoi.

«Vraiment, monsieur Léonard,commença-t-il, vous avez gagné ma sympathie au plus hautdegré; je ne puis pas vous dissimuler que ma bienveillance àvotre égard est devenue une réelle amitié. Je ne voudrais pas vousperdre, je voudrais vous voir heureux. Du reste, on vous doit tousles dédommagements possibles pour ce que vous avez souffert.Savez-vous bien, monsieur Léonard, qui a été la seule et uniquecause de votre regrettable procès? Savez-vous qui vous aaccusé?

–Non, monseigneur.

–La baronne Aurélie… Vous vousétonnez? Oui, oui, la baronne Aurélie, monsieurLéonard; elle vous a (et, ce disant, il éclata de rire), ellevous a pris pour un capucin. Pardieu, si vous êtes un capucin, vousêtes le plus aimable qu’un œil humain ait jamais vu. Dites-moisincèrement, monsieur Léonard, êtes-vous réellement un de cesmembres du clergé monacal?

–Monseigneur, je ne sais pas quellemauvaise fatalité veut toujours faire de moi un moine, qui…

–Bien, bien, je ne suis pas uninquisiteur. Cependant, il serait malheureux que vous fussiez liépar un vœu sacré. Allons droit au fait. Ne voudriez-vous pas vousvenger du mal que vous a fait la baronne Aurélie?

–Dans quelle poitrine humaine une penséede ce genre à l’égard de cette ravissante figure céleste,pourrait-elle prendre naissance?

–Vous aimez Aurélie?»

En me demandant cela, le prince me regardaitgravement et fixement dans les yeux. Je me taisais, la main poséesur mon cœur. Le prince continua.

«Je le sais; vous avez aiméAurélie depuis le moment où, avec la princesse, elle est entrée icipour la première fois dans cette salle. Vous êtes payé de retour,et vraiment elle vous aime avec une ardeur dont je n’aurais pas crucapable la douce Aurélie. Elle ne vit que pour vous, la princessem’a tout dit. Croiriez-vous que, après votre arrestation, Aurélies’abandonna à un immense désespoir, qui l’obligea à s’aliter et quifaillit la faire mourir? Aurélie vous considérait alors commele meurtrier de son frère et sa douleur ne nous en était que plusinexplicable. Déjà à cette époque elle vous aimait. Eh bien,monsieur Léonard, ou plutôt monsieur de Krczynski, vous êtes noble,je vais vous fixer à ma cour d’une façon qui doit vous êtreagréable. Vous allez épouser Aurélie; dans quelques joursnous célébrerons les fiançailles; je remplirai moi-même lerôle du père de la fiancée.»

J’étais là, muet, en proie aux sentiments lesplus contradictoires.

«Adieu, monsieur Léonard», dit leprince. Et il disparut de la chambre, en me faisant un signeamical.

Aurélie, ma femme! La femme d’un moinecriminel! Non! Les puissances des ténèbres ne peuventpas le vouloir, quelle que soit la fatalité qui pèse sur la pauvreenfant. Cette pensée surgit en moi, triomphant de tout ce quipouvait s’y opposer. Il me fallait, je le sentais, prendreimmédiatement une décision, quelle qu’elle fût; mais en vainje cherchais le moyen de me séparer d’Aurélie sans douleur. Lapensée de ne pas la revoir m’était insupportable; mais l’idéequ’elle allait devenir ma femme me remplissait d’une horreur àmoi-même inexplicable. J’avais nettement ce pressentiment qu’aumoment où le moine criminel paraîtrait devant l’autel du Seigneur,pour jouer sacrilègement avec les vœux sacrés, je verraisreparaître la figure du peintre étranger; mais ce ne seraitpas pour me consoler comme dans ma prison; ce serait pourm’annoncer, d’une façon terrible, vengeance et perdition, commelors du mariage de Francesco; ce serait pour me précipiterdans une honte sans nom et pour proclamer ma chute dans le temps etdans l’éternité. Mais au profond de moi-même je percevais alors unevoix obscure:

«Et, pourtant, Aurélie doitt’appartenir! Stupide insensé, comment veux-tu changer ledestin qui est sur vous?»

Puis une autre voix s’écriait:

«Jette-toi dans la poussière, jette-toidans la poussière; aveugle que tu es, tu commets unsacrilège. Jamais elle ne pourra être tienne; c’est sainteRosalie elle-même que tu songes à étreindre d’un amourterrestre.»

Ainsi ballotté entre des puissances terribles,il m’était impossible de penser et de chercher à savoir ce que jedevais faire pour échapper à la catastrophe qui semblait me menacerpartout. Bien loin de moi était cette exaltation dans laquelletoute ma vie et même mon fatal séjour au château du baron de F… nem’avaient semble être qu’un rêve désagréable. Dans un sombredécouragement, je ne voyais en moi que le débauché et le criminelvulgaire. Tout ce que j’avais dit au juge et au médecin du princen’était plus pour moi qu’une sotte imposture maladroitementimaginée; ce n’était pas une voix intérieure qui alors avaitparlé en moi, comme je voulais autrefois me le persuader àmoi-même.

Profondément plongé dans mes pensées, neremarquant ni ne voyant rien de ce qui se passait en dehors de moi,je marchais dans la rue. L’appel violent d’un cocher, le bruit dela voiture me réveillèrent de l’engourdissement où j’étais et jefis un bond rapide de côté. La voiture de la princesse passa devantmoi, le médecin de la cour se pencha hors de la portière et me fitun signe d’amitié; je le suivis jusqu’à sa demeure. Il mitpied à terre et m’entraîna dans sa chambre, en me disant:

«Je viens précisément de voir Aurélie,et j’ai beaucoup de choses à vous dire.

«Eh! eh! commença-t-il,brutal et inconsidéré que vous êtes! Qu’avez-vous fait?Vous êtes apparu subitement à Aurélie comme un spectre et la pauvrecréature dans sa nervosité en est tombée malade.»

Le médecin remarqua que je blêmissais.

«Allons, allons, continua-t-il, ce n’estpas grave. Elle se promène de nouveau dans le jardin et demain ellerentre à la résidence avec la princesse. Aurélie, mon cher Léonard,a parlé beaucoup de vous; elle désire vivement vous revoir ets’excuser auprès de vous. Elle croit qu’elle fait sur vousl’impression d’une sotte et d’un cerveau déraisonnable.»

Je ne savais, en songeant à ce qui s’étaitpassé au château de plaisance, comment interpréter ces parolesd’Aurélie.

Le médecin paraissait être instruit du projetdu prince à mon égard; il me le donna à comprendre sanséquivoque et, grâce à sa bonne humeur, qui gagnait tous ceux qu’ilapprochait, il réussit bientôt à m’arracher à ma tristesse, desorte que notre entretien prit une tournure fort gaie. Il meraconta encore une fois comment il avait trouvé Aurélie, qui, commeun enfant ne pouvant pas se remettre de la frayeur d’un mauvaisrêve, était couchée sur son lit de repos, les yeux à demi fermés,souriant au milieu de ses larmes, sa petite tête appuyée dans samain et lui faisant part de ses visions maladives. Il répéta sesparoles, en imitant la voix de la timide enfant interrompue par delégers soupirs; et, contrefaisant malicieusementquelques-unes de ses plaintes, il sut donner à ce gracieux tableau,en y projetant quelques rayons d’une ironie audacieuse, tant derelief que la scène prit pour moi l’aspect le plus vivant et leplus charmant. En outre, par contraste, il contrefit la graveattitude de la princesse, ce qui me réjouit beaucoup.

«Avez-vous bien pensé, reprit-il enfin,avez-vous bien pensé, lorsque vous êtes venu à la résidence, qu’ilvous arriverait ici tant de choses singulières? D’abord, lequiproquo insensé qui vous a livré entre les mains des jugescriminels, et ensuite le bonheur digne d’envie que vous préparenotre ami le prince!

–Je dois, en effet, avouer que, tout audébut, l’accueil amical du prince m’a fait du bien; mais jesens que maintenant, quelle que soit l’estime dont je jouis auprèsde lui et auprès de la cour, je la dois, à coup sûr, à l’injusticequi m’a été faite.

–Plus qu’à cela, vous la devez à uneautre circonstance, toute petite, que vous pouvez bien deviner.

–Je ne devine pas.

–Il est vrai qu’on vous nommesimplement, parce que vous le voulez, monsieur Léonard, commeautrefois; mais chacun sait maintenant que vous êtes noble,car les renseignements que l’on a reçus de Posen confirment vosdéclarations.

–Mais comment cela peut-il avoir uneinfluence sur la considération que m’accorde la cour? Lorsquele prince fit ma connaissance et m’invita à venir à la cour,j’objectai que j’étais seulement d’extraction bourgeoise;alors le prince me dit que ma science me conférait le rang de lanoblesse et me qualifiait parfaitement pour paraître dans sonentourage.

–Il le pense réellement, se targuantd’être un esprit éclairé, en coquetterie avec la science et lesarts. Vous avez sans doute remarqué à la cour plus d’un savant etd’un artiste d’origine roturière, mais on n’y voit que rarementceux qui, parmi eux, ont du tact; lorsqu’il leur manque lafinesse de l’esprit, lorsqu’ils ne peuvent point atteindre, par uneironie pleine de désinvolture, ce point de vue supérieur qui lesélève au-dessus de toutes choses, ils préfèrent rester complètementchez eux. Avec la meilleure volonté qu’ils ont de se montrer sansaucun préjugé, les nobles ont dans leur attitude à l’égard duroturier quelque chose qui ressemble à de la condescendance et à dela tolérance envers quelqu’un qui n’est pas à sa place; celan’est supporté par aucun homme qui sent, avec une fierté légitime,combien, dans la société des nobles, c’est lui qui souvent doits’abaisser et tolérer des vulgarités et des niaiseriesintellectuelles. Vous êtes vous-même noble, monsieur Léonard, mais,à ce que j’ai appris, vous avez eu une éducation scientifique etecclésiastique très soignée. De là vient sans doute que vous êtesle premier noble chez qui, même au milieu de la cour, parmi lesnobles, je n’aie rien remarqué de ce qui constitue les travers dela noblesse. Vous pourriez croire qu’étant moi-même roturierj’exprime là des idées préconçues, ou bien qu’il m’estpersonnellement arrivé quelque chose qui a éveillé en moi cepréjugé; mais ce n’est pas cela. J’appartiens, pour le direnettement, à une des classes sociales qui, par exception, sont nonseulement tolérées, mais encore véritablement cajolées et adulées.Les médecins et les confesseurs sont des souverains, des souverainsqui règnent sur le corps et sur l’âme, et ainsi ils sont toujoursde bonne noblesse. Est-ce donc que les indigestions et la damnationéternelle ne viennent pas incommoder quelque peu les seigneurs lesplus huppés? Mais, pour les confesseurs, cela n’est vrai quechez les catholiques. Les prédicateurs protestants, du moins à lacampagne, ne sont que des officiants de bonne maison qui,lorsqu’ils ont touché la conscience de leurs gracieux maîtres,savourent humblement au bas bout de la table le rôt et le vin.

«Il peut être difficile de sedébarrasser d’un préjugé enraciné, mais le plus souvent c’est labonne volonté qui manque, car plus d’un noble se rend bien compte,certes, que c’est seulement en tant que noble qu’il peut prétendredans la vie à occuper une position que, sans cela, rien au monde nelégitimerait. L’orgueil des ancêtres et de la noblesse est, à notreépoque qui toujours davantage spiritualise toutes choses, unphénomène très étrange et presque ridicule. Il se forme une casteissue de la chevalerie, de la guerre et des armes, quiexclusivement protège les autres états sociaux, et le rapport desubordination du protégé à l’égard de son protecteur en résulte delui-même. Le savant peut se vanter de sa science, l’artiste, de sonart, l’artisan ou le marchand, de son activité. “Voyez, dit lechevalier, arrive un ennemi implacable, auquel, vous qui ne savezpas faire la guerre, vous ne pouvez pas résister, mais moi qui saismanier les armes, je me campe devant vous avec mon épée de batailleet ce qui est mon jeu et mon plaisir vous sauve la vie, avec vosbiens.”

«Cependant, la force brutale disparaîttoujours davantage de cette terre; toujours davantage s’étendle règne de l’esprit, et toujours davantage se manifeste sapuissance, qui triomphe de tout. Bientôt l’on s’apercevra qu’unpoing robuste, une armure, un glaive vigoureusement brandi nesuffisent pas pour triompher des manifestations de l’esprit. Mêmela guerre, la carrière des armes sont régies par le principespirituel de notre temps. De plus en plus chacun ne doit compterque sur ses mérites; c’est dans ses facultés intellectuellesqu’il doit puiser ce qui lui permettra de se faire valoir aux yeuxdu monde, même si l’État le revêt encore de quelque éclat matérielcapable d’éblouir les yeux.

«C’est sur le principe contraire ques’appuie l’orgueil des ancêtres, dérivant de la chevalerie, et quine se justifie que par cette phrase: “Mes aïeux étaient deshéros; par conséquent, je suis également un héros.” Plus lalignée remonte loin, mieux ça va, car, lorsqu’on peut facilementdiscerner d’où est venu à un grand-papa l’esprit héroïque etcomment la noblesse a été conférée, on n’y attache plus un grandprestige, comme il arrive chaque fois que l’on assiste de trop prèsà un miracle. Tout se ramène de nouveau à l’héroïsme et à la forcephysique. Des parents vigoureux et robustes ont, du moins en règlegénérale, des enfants doués de ces qualités, et c’est de la mêmefaçon que se transmettent l’esprit guerrier et le courage. Parconséquent, maintenir pure la caste des chevaliers était unenécessité très légitime aux vieux temps de la chevalerie; etce n’était pas un mince mérite pour une demoiselle d’antique souchede mettre au monde un gentilhomme à qui les pauvres roturiersdisaient, en le suppliant: “Je t’en prie, ne nous dévorepas; mais, au contraire, protège-nous contre les autresseigneurs.”

«Il n’en est pas de même des facultésintellectuelles: des pères très intelligents n’ont souventque des fils très bêtes; et précisément parce que le temps asubstitué l’aristocratie de l’esprit à l’aristocratie physique, ilvaudrait mieux, pour prouver une noblesse héritée, descendred’Amadis des Gaules ou de n’importe quel autre antique chevalier dela Table ronde que de Leibniz.

«L’esprit du temps progresse toujoursdavantage dans le même sens; et la situation de la noblessequi se glorifie de ses ancêtres empire visiblement. De là vient quecette attitude dépourvue de tact, faite à la fois de l’appréciationdu mérite et d’une condescendance antipathique à l’égard desroturiers qui occupent aux yeux du monde et de l’État une positionimportante, peut être le résultat d’un sentiment obscur dedécouragement, qui fait pressentir à la noblesse que, pour lessages, toutes ces futilités démodées d’une époque depuis longtempspérimée n’ont plus aucun prestige et que les ridicules des noblesse manifestent à ces sages pleinement. Grâce au ciel, un grandnombre de nobles, hommes et femmes, reconnaissent l’esprit dutemps, et d’un magnifique essor s’élèvent jusqu’aux hauteurs de vieque leur offrent la science et l’art; ce sont eux quideviennent peu à peu les exorcistes de ces préjugésmonstrueux.»

La conversation du médecin m’avait conduitdans un domaine étranger. Jamais je n’avais eu l’idée de réfléchirsur la noblesse et sur ses rapports avec la roture. Le médecin nepouvait pas sans doute deviner qu’autrefois j’avais précisémentfait partie de cette seconde classe de privilégiés que, selon lui,l’orgueil de la noblesse n’atteint pas. N’étais-je donc pas, dansles demeures les plus distinguées de la noblesse de B…, leconfesseur très respecté et très vénéré? En réfléchissantplus profondément, je reconnus que c’était moi-même qui avais denouveau noué le nœud de mon destin, puisque ma noblesse provenaitdu nom de Kwiecziczewo que j’avais cité à cette vieille dame de lacour et qu’ainsi la pensée était venue au prince de me marier àAurélie.

La princesse était de retour. Je courustrouver Aurélie. Elle me reçut avec une charmante timiditévirginale; je la serrai dans mes bras et je crus à cemoment-là qu’elle pouvait devenir ma femme. Elle était plus tendreet plus affectueuse que d’habitude. Ses yeux étaient pleins delarmes et elle parlait sur un ton de supplication mélancolique,comme lorsque la colère se dissipe dans l’esprit d’un enfant quiboude après avoir commis une faute. Il ne m’était pas permis deparler de la visite que j’avais faite à Aurélie au château deplaisance de la princesse; j’insistai vivement pour toutapprendre; je conjurai Aurélie de me révéler ce qui alorsl’avait tant effrayée. Elle ne disait rien; elle baissait lesyeux, mais dès que la pensée de mon affreux double me saisitmoi-même avec plus de force, je m’écriai:

«Par tous les saints, quelle terriblefigure as-tu aperçue derrière nous?»

Elle me regarda pleine d’étonnement; sonregard devint toujours plus fixe, puis elle bondit soudain, commesi elle voulait s’enfuir, mais elle resta là à sangloter, les deuxmains posées devant ses yeux.

«Non, non, non, dit-elle, ce n’est paslui.»

Je la saisis doucement et, épuisée, elles’assit.

«Qui, qui n’est-il pas?demandai-je vivement, me doutant bien de tout ce qui pouvait sepasser dans son âme.

–Ah! mon ami, mon bien-aimé,fit-elle d’une voix basse et pleine de mélancolie, ne meprendrais-tu pas pour une illuminée, pour une insensée, si je tedisais tout… tout ce qui vient continuellement me troubler dans leparfait bonheur de l’amour le plus pur? Un rêve effroyabletraverse ma vie; ce rêve a interposé entre nous ses affreusesvisions lorsque je t’ai vu pour la première fois; c’est luiqui fit planer sur moi les froides ailes de la mort lorsque tuentras subitement dans ma chambre au château de plaisance de laprincesse. Sache-le, comme toi alors, un moine maudit s’est, unjour, agenouillé à côté de moi, et il a voulu abuser de la saintetéde la prière pour commettre un horrible sacrilège. C’est lui qui,rôdant autour de moi, comme une bête fauve qui guette perfidementsa proie, est devenu le meurtrier de mon frère. Ah! ettoi!… tes traits!… ton langage… quelle vision!…ne m’interroge pas, ne m’interroge pas.»

Aurélie se pencha en arrière; à demicouchée, la tête appuyée sur sa main, elle était là adossée dans lecoin du sopha, et les formes pleines de son jeune corps prenaientun aspect plus voluptueux. J’étais devant elle; mon œillascif plongeait dans un charme infini, mais la volupté étaitcombattue en moi par une ironie diabolique, dont la voix proclamaitdans mon âme:

«Infortunée, toi qui es vendue à Satan,lui as-tu donc échappé, au moine qui en pleine prière t’attiraitvers le péché? Maintenant tu es sa fiancée… safiancée.»

Au même instant l’amour que j’éprouvai pourAurélie et qui semblait allumé par un rayon céleste, lorsque,délivré de la prison et de la mort, je la revis dans le parc, avaitdisparu de mon âme, et j’étais tout entier possédé par la penséeque sa perdition pouvait être le point le plus radieux de mavie.

On appela Aurélie auprès de la princesse. Jecomprenais que la vie d’Aurélie devait avoir avec moi-même certainsrapports que je ne connaissais pas encore, et, pourtant, je nevoyais aucun moyen de le savoir, car, en dépit de toutes mesprières, Aurélie ne voulait pas préciser davantage les quelquespropos confus qu’elle avait ainsi laissé échapper. Le hasard medécouvrit ce qu’elle croyait me dissimuler. Un jour, je me trouvaisdans la chambre du fonctionnaire qui était chargé d’expédier leslettres privées du prince et de la cour. Ce fonctionnaire étaitprécisément absent, lorsque la femme de chambre d’Aurélie entra, enportant une grande lettre, qu’elle mit sur la table, à côté decelles qui y étaient déjà. Un regard rapide me montra que lalettre, dont la suscription était de la main d’Aurélie, étaitadressée à l’abbesse, sœur de la princesse. Le pressentiment quetout ce que j’ignorais encore était contenu dans cette lettretraversa mon esprit comme un éclair; avant le retour dufonctionnaire, j’étais parti en emportant la lettre.

Moine ou toi qui es dans la vie mondaine etqui veux puiser dans mon histoire une leçon et un avertissement,lis les pages que j’intercale ici; lis la confession de lapieuse et pure jeune fille, cette confession qui est mouillée parles larmes amères du pécheur repenti et sans espoir. Puisse sonpieux esprit être pour toi comme une douce consolation dans untemps de péché et de sacrilège.

Aurélie à l’abbesse du couvent descisterciennes de…

Ma bonne et chère mère,

Quelles paroles dois-je employer pourt’annoncer que ton enfant est heureuse, qu’enfin l’affreuse figurequi avait pénétré dans ma vie comme un fantôme terrible etmenaçant, emportant toutes les fleurs et détruisant toutes lesespérances, a été enfin chassé par le divin enchantement del’Amour? Mais maintenant j’ai sur le cœur comme un lourdpoids, en songeant que, lorsque tu me parlais de mon infortunéfrère et de mon père tué par le chagrin et que tu me réconfortaisdans ma détresse infinie, je ne t’ai pas ouvert entièrement monâme, comme dans une sainte confession.

Mais c’est maintenant seulement que je puisrévéler le triste secret qui était caché dans la profondeur de mapoitrine. Il me semblait qu’une puissance fatale et pernicieusecherchait à m’abuser, comme par un affreux fantôme, en rendantillusoire le bonheur suprême de ma vie. J’étais ballottée comme surune mer en furie et peut-être j’allais périr misérablement. Le cielm’a secourue comme par miracle au moment où j’étais sur le pointd’être précipitée dans une catastrophe indicible. Il me fautremonter à ma première enfance pour tout dire, car c’est alors quefut déposé en mon être le germe qui, pendant si longtemps, allaitpropager ses ravages. J’avais seulement trois ou quatre ans,lorsque, un jour, au plus beau moment du printemps, je jouais dansle jardin de notre château avec Hermogène. Nous cueillions toutessortes de fleurs, et Hermogène, dont ce n’était pas du toutl’habitude, se plaisait, ce jour-là, à me tresser des couronnesavec lesquelles je me parais.

«Maintenant nous allons trouver notremère», dis-je, lorsque je fus toute recouverte defleurs; mais alors Hermogène bondit vers moi et il s’écriad’une voix sauvage:

«Restons ici, petite. Notre mère estdans le cabinet bleu et elle parle avec le Diable.»

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire par là.Néanmoins, je fus saisie d’effroi et je finis par pleurerpitoyablement.

«Sœur stupide, pourquoi hurles-tuainsi? s’écria Hermogène. Notre mère parle tous les joursavec le Diable. Il ne lui fait rien.»

Hermogène me fit peur, par la façon dont ilregardait sombrement devant lui et par la dureté de sonlangage; je ne prononçai pas une parole.

Notre mère était alors déjà très maladive.Elle était souvent saisie de convulsions terribles, quiaboutissaient à un état cataleptique. Alors, Hermogène et moi, onnous éloignait. Je ne cessais de gémir; Hermogène, lui,disait sourdement, à part lui:

«C’est le Diable qui lui a faitça.»

C’est ainsi que dans mon esprit enfantin futéveillée la pensée que ma mère avait des relations avec un spectreméchant et hideux, car je ne me représentais pas le Diableautrement, les enseignements de l’Église m’étant encoreinconnus.

Un jour, on m’avait laissée seule; jefus tout angoissée, et l’effroi qui m’avait saisie m’empêcha defuir, lorsque je me rendis compte que je me trouvais précisémentdans le cabinet bleu où, selon Hermogène, ma mère s’entretenaitavec le Diable. La porte s’ouvrit, ma mère entra pâle comme uncadavre et elle se plaça devant un mur nu. Elle s’écria, d’une voixsourde et sur un ton de lamentation profonde:

«Francesco, Francesco!»

Alors j’entendis un bruit et il se fit unmouvement derrière le mur, lequel se sépara en deux, et l’imaged’un bel homme, merveilleusement vêtu d’un manteau violet, devintvisible; la tournure, le visage de cet homme firent sur moiune impression indescriptible. Je poussai des cris de joie;ma mère, regardant autour d’elle, s’aperçut alors seulement de maprésence, elle s’écria vivement:

«Que viens-tu faire ici, Aurélie?Qui t’a conduite ici?»

Ma mère, qui d’habitude était si douce et sibonne, était irritée à un degré que je n’avais jamais vu chez elle.Je crus que c’était ma faute.

«Ah! balbutiai-je en pleurantbeaucoup, ils m’ont laissée ici toute seule; je ne voulaispas y rester.»

Mais, lorsque je me fus aperçue que l’imageavait disparu, je m’écriai:

«La belle image! Où est la belleimage?»

Ma mère me souleva dans ses bras, m’embrassaet me caressa, en me disant:

«Tu es ma petite enfant chérie;mais personne ne doit voir cette image; maintenant elle estpartie pour toujours.»

Je ne confiai à personne ce que j’avaisvu; seulement je dis, une fois, à Hermogène:

«Écoute, notre mère ne parle pas avec leDiable, mais avec un bel homme, qui n’est qu’une image et qui sortdu mur, lorsque notre mère l’appelle.»

Alors Hermogène regarda fixement devant lui etmurmura:

«Le Diable peut prendre tous les aspectsqu’il veut, dit M.le révérend; mais il ne fait rien ànotre mère.»

Un frisson me saisit et je priai instammentHermogène de ne plus me reparler du Diable. Nous allâmes habiter lacapitale; l’image en question s’effaça de ma mémoire, et nese ranima même plus lorsque, après la mort de ma bonne mère, nousrevînmes à la campagne. L’aile du château dans laquelle était cecabinet bleu resta inhabitée. C’était l’appartement de ma mère,dans lequel mon père ne pouvait pas entrer sans éveiller en lui lessouvenirs les plus douloureux. Une réparation à l’édifice renditenfin nécessaire l’ouverture de l’appartement. J’entrai dans lecabinet bleu, précisément lorsque les ouvriers étaient en traind’enlever le plancher. Au moment où l’un d’eux souleva une planche,au milieu de la pièce, nous entendîmes un bruit derrière le mur etl’image grandeur nature de l’inconnu devint visible. On découvritdans le plancher le ressort qui, lorsqu’il était pressé, mettait enmouvement un mécanisme placé derrière le mur et qui ouvrait unpanneau de la boiserie dont le mur était recouvert. Alors je pensaivivement à la scène à laquelle j’avais assisté dans monenfance; je revis ma mère devant moi, je versai de chaudeslarmes, mais je ne pouvais pas éloigner mes regards de ce belétranger, qui fixait sur moi ses yeux rayonnants de vie. On avaitprobablement annoncé tout de suite à mon père ce qui s’était passé,car il entra lorsque j’étais encore devant le tableau. À peine yeut-il jeté un regard, que, saisi d’effroi, il s’arrêta et murmura,sourdement en lui-même:

«Francesco!Francesco!»

Sur ce, il se tourna rapidement vers lesouvriers et ordonna d’une voix forte:

«Qu’on enlève aussitôt le tableau dumur; qu’on le roule et qu’on le remette àReinhold!»

Il me semblait que je ne reverrais jamais plusce bel homme splendide, qui, dans son merveilleux vêtement, meparaissait être quelque haut prince des esprits, et, pourtant, unecrainte insurmontable me retenait de demander à mon père de ne pasfaire détruire le tableau. Cependant, au bout de quelques jours,l’impression qu’avait faite sur moi cette scène disparutcomplètement de mon âme.

J’avais déjà quatorze ans et j’étais encoreune enfant sauvage et inconsidérée, de sorte que je faisais unétrange contraste avec Hermogène, qui était grave et solennel, etnotre père disait souvent qu’Hermogène avait l’air plutôt d’unepaisible fillette, tandis que moi, j’étais un garçon trèsturbulent. Cela allait bientôt changer. Hermogène se mit àpratiquer les exercices physiques avec passion et énergie. Il nevivait plus que pour les combats et pour la lutte; toute sonâme en était remplie et, comme la guerre allait éclater, il demandainstamment à notre père de lui permettre de prendre aussitôt duservice. Moi, au contraire, à la même époque, je tombai dans unétat d’esprit inexplicable, que je ne savais comment interpréter etqui bientôt bouleversa tout mon être. Un étrange malaise semblaitavoir son origine dans mon âme et menaçait d’attaquer en moi toutesles pulsations de la vie. J’étais souvent sur le point dem’évanouir. Alors toutes sortes de visions et de rêves singulierspassaient en moi et il me semblait que j’allais apercevoir un cieléclatant, plein de béatitude et de ravissement, et que, cependant,comme un enfant engourdi par le sommeil, je ne pouvais pas ouvrirles yeux. Sans savoir pourquoi, il m’arrivait souvent d’être tristejusqu’à la mort, ou, au contraire, d’une gaieté exubérante. À lamoindre occasion, les larmes jaillissaient de mes yeux. Unelangueur inexplicable s’élevait souvent en moi jusqu’à devenir unesouffrance physique, telle que tous mes membres s’agitaientconvulsivement. Mon père remarqua mon état. Il l’attribua à lasurexcitation de mes nerfs et il recourut au médecin, qui meprescrivit toutes sortes de remèdes, lesquels restèrent sans effet.Je ne sais pas moi-même comment cela se fit, brusquement, l’imageoubliée de l’inconnu m’apparut, si vivement qu’il me semblait qu’ilétait devant moi et qu’il me regardait avec compassion.

«Ah! vais-je donc mourir?Qu’est-ce qui me tourmente si inexprimablement?» Ainsim’écriai-je, en m’adressant à l’apparition; alors l’inconnusourit et répondit:

«C’est que tu m’aimes, Aurélie, c’est làce qui te tourmente. Mais peux-tu briser les vœux de celui qui estconsacré à Dieu?»

À mon étonnement, je me rendis compte alorsque l’inconnu portait l’habit des capucins. Je me redressai detoutes mes forces, pour me réveiller de cet état de rêverie;je n’y parvins pas. J’étais fermement convaincue que ce moinen’avait été qu’un jeu imposteur et illusoire de mon imagination et,pourtant, je ne pressentais que trop nettement que le mystère del’amour venait de s’ouvrir en moi.

Oui, j’aimais l’inconnu, avec toute lavivacité du sentiment qui se révèle, avec toute la passion etl’ardeur dont est capable le cœur de la jeunesse. C’est dans cesmoments de songerie apathique, où je croyais voir l’inconnu, quemon malaise parut avoir atteint le point maximum. Mon états’améliora à vue d’œil. Seule la continuelle obsession de cettevision, l’obsession de cet amour illusoire pour un être qui nevivait que dans mon imagination, me donnait l’air d’une rêveuse.J’étais muette pour toutes choses; lorsque j’étais ensociété, je restais assise sans faire un mouvement et, occupée demon idéal, je ne prêtais aucune attention à ce qu’on disait, sibien que je répondais souvent à tort et à travers, de telle sorteque l’on devait me, prendre pour une sotte.

Je vis dans la chambre de mon frère un livreque je ne connaissais pas, placé sur la table; je l’ouvris,c’était un roman traduit de l’anglais, intitulé Le Moine.Avec un frisson glacé, la pensée que l’inconnu que j’aimais étaitun moine me fit tressaillir. Jamais je ne m’étais doutée quel’amour pour un être consacré à Dieu pouvait être coupable;puis les paroles qu’avaient prononcées l’apparition revinrentbrusquement à mon esprit: «Peux-tu briser les vœux decelui qui est consacré à Dieu?»

Et c’est alors seulement que ces paroles,tombant dans mon être comme un lourd poids, me blessèrentprofondément. Il me sembla que ce livre pourrait me donner maintséclaircissements; je le pris avec moi; je me mis à lelire; la merveilleuse histoire qu’il contenait captiva monesprit; mais, après le premier meurtre, lorsque l’affreuxmoine commet des crimes toujours plus horribles et qu’enfin il faitun pacte avec le Diable, alors une épouvante sans nom s’empara demoi, car je pensais à ces paroles d’Hermogène: «Notremère parle avec le Diable.»

Je crus qu’à l’exemple du moine du roman,l’inconnu était une âme vendue au démon et qui cherchait à meséduire. Et, cependant, je ne pouvais pas maîtriser l’amour quivivait en moi pour le moine. Ce n’est que depuis lors que je savaisqu’il existe des amours sacrilèges, et la répulsion que m’inspiraitun pareil amour combattait le sentiment qui emplissait mapoitrine; et cette lutte intérieure me rendait irritable detoutes les façons. Souvent, quand j’étais dans le voisinage d’unhomme, un malaise s’emparait de moi, parce qu’il me semblaitsoudain que c’était le moine qui allait maintenant me saisir etm’entraîner dans la perdition. Reinhold revint d’un voyage et meparla beaucoup d’un capucin du nom de Médard qui était très célèbrecomme prédicateur et qu’il avait lui-même, dans la ville de…,entendu avec admiration. Je pensai au moine de mon roman et j’eusbrusquement l’étrange pressentiment que la vision, à la fois chérieet redoutée, que j’avais eue, pouvait bien être ce Médard. Cettepensée m’effraya, je ne savais même pas pourquoi, et,effectivement, mon état devint plus douloureux et plus troublé queje n’avais la force de le supporter. Je nageais dans une mer depressentiments et de rêves. Mais j’essayais en vain de chasser demon âme l’image du moine; malheureuse enfant, je ne pouvaispas résister à ce coupable amour pour l’homme consacré à Dieu.

Un ecclésiastique vint, un jour, comme il lefaisait assez souvent, visiter mon père. Il s’étendit longuementsur les diverses tentations auxquelles le Diable nous expose etplus d’une étincelle tomba dans mon âme, tandis quel’ecclésiastique décrivait l’état douloureux du jeune esprit danslequel le Malin voudrait se frayer un chemin et où il ne trouveraitqu’une faible résistance. Mon père ajouta maintes remarques, commes’il parlait de moi. Seule une confiance illimitée, dit enfinl’ecclésiastique, seule une foi inébranlable, moins dans ses amisque dans la religion et dans ses serviteurs, peut apporter lesalut.

Cet étrange entretien me détermina à recouriraux consolations de l’Église et à soulager ma poitrine par un aveuplein de contrition, au saint confessionnal.

Je résolus d’aller, le lendemain matin, detrès bonne heure, comme nous étions précisément dans la résidence,à l’église du couvent situé tout près de notre maison. Je passaiune nuit affreuse, épouvantable; des visions horribles,sacrilèges, comme je n’en avais encore jamais eu, ni même conçu,m’entouraient, mais, au milieu d’elles, il y avait le moine, quim’offrait la main comme pour me sauver et il s’écriait:

«Dis seulement que tu m’aimes et tuseras délivrée de toute détresse.»

Alors, malgré moi, je m’écriai:

«Oui, Médard, je t’aime.»

Et voici que les esprits de l’enferdisparurent aussitôt. Enfin, je me levai, je m’habillai et j’allaià l’église.

La lumière matinale répandait ses rayonsbariolés à travers les vitraux de couleur. Un frère lai balayaitles couloirs. Non loin de la porte latérale par où j’étais entrée,il y avait un autel consacré à sainte Rosalie; j’y fis unecourte prière et je me dirigeai vers le confessionnal, dans lequelj’aperçus un moine. Miséricorde! c’était Médard. Plus dedoute possible. C’était une puissance supérieure qui me le disait.Alors une angoisse et un amour insensés s’emparèrent de moi;mais je sentis que seul un courage résolu pouvait me sauver. Je luiconfessai à lui-même mon amour pour l’homme de Dieu et même plusque cela… Juste ciel! il me sembla en ce moment que j’avaissouvent déjà, dans un désespoir sans remède, maudit les lienssacrés qui enchaînaient le bien-aimé, et cela aussi, je leconfessai:

«C’est toi-même, toi-même, Médard, quej’aime si indiciblement.»

Telles furent les dernières paroles que je pusprononcer; mais alors, comme un baume venu du ciel, lessuaves consolations de l’Église coulèrent des lèvres du moine, quisoudain ne me sembla plus être Médard. Bientôt après, un vieux etdigne pèlerin me prit dans ses bras et me conduisit à pas lents, àtravers les couloirs de l’église, vers la porte principale. Ilproférait des paroles pleines de sainteté et de sublimité, mais jefus obligée de m’endormir comme un enfant que l’on berce avec dessons doux et suaves. Je perdis conscience. Lorsque je me réveillai,j’étais couchée tout habillée sur le sopha de ma chambre.

«Grâce à Dieu et aux saints, la criseest passée; elle revient à elle!» fit une voix.C’était le médecin, qui adressait ces paroles à mon père. On me ditque, le matin, on m’avait trouvée dans un état de rigiditécataleptique et qu’on avait craint une apoplexie nerveuse. Tu vois,ma chère et pieuse mère, que ma confession au moine Médard n’avaitété qu’un rêve animé, que j’avais eu dans un état desurexcitation; mais sainte Rosalie, que j’ai souvent priée etdont j’invoquai aussi l’image dans mon rêve, m’a envoyé sans doutecette apparition, afin que je pusse être sauvée des embûches que metendait la malignité du démon.

Cet amour insensé pour le fantôme à l’habit demoine avait disparu de mon âme. Je me rétablis complètement et jem’élançai dès lors, joyeusement et avec confiance, dans la vie.Mais, Dieu du ciel! ce moine détesté devait encore, d’unehorrible manière, me frapper à mort. Je reconnus immédiatement,pour être ce Médard à qui je m’étais confessée en rêve, le moinequi était venu à notre château.

«C’est le Diable avec qui notre mère aparlé; garde-toi bien, garde-toi bien, il te poursuit.»Ainsi criait continuellement en moi le malheureux Hermogène. Jen’aurais pas eu besoin de cet avertissement. Dès le premier moment,lorsque le moine me regardait avec des yeux étincelant d’un désirsacrilège et lorsque, ensuite, il invoquait dans une extasehypocrite sainte Rosalie, il fit sur moi une impression affreuse etdétestable.

Tu sais toutes les atrocités qui se sontensuite passées, ma bonne et chère mère. Mais, hélas! nedois-je pas aussi t’avouer que le moine me devint plus dangereuxlorsque, malgré tout, un sentiment profond s’éveilla dans mon âme,lorsque pour la première fois la notion du péché se manifesta à moiet lorsqu’il me fallut combattre contre la séduction dudémon? Il y avait des moments dans lesquels, aveugle quej’étais, j’ajoutais foi aux pieux et hypocrites discours du moine,des moments même où il me semblait que jaillissait de son êtrel’étincelle du ciel qui pouvait m’embraser d’un amour pur etsupraterrestre. Mais ensuite, avec une perfidie maudite, même aumilieu du recueillement de la prière la plus inspirée, il déployaitune ardeur qui venait de l’enfer. Alors les saints que j’invoquaisavec ferveur m’envoyaient mon frère, comme l’ange gardien quiveillait sur moi. Pense, ma chère mère, quel fut mon effroilorsque, ici, bientôt après ma présentation à la cour, un hommevint à moi, que, dès le premier coup d’œil, je crus reconnaîtrepour le moine Médard, bien qu’il portât l’habit laïque. Jem’évanouis, dès que je l’aperçus. Me réveillant dans les bras de laprincesse, je m’écriai très fort:

«C’est lui, c’est lui, le meurtrier demon frère.

–Oui, c’est lui, me dit la princesse.C’est le moine Médard qui s’est échappé du couvent et qui s’estdéguisé; la ressemblance singulière qu’il a avec son pèreFrancesco…»

Ciel sacré, viens à mon aide; tandis quej’écris ce nom, un frisson glacé parcourt tous mes membres. L’imageque regardait ma mère était celle de Francesco… La figure trompeusedu moine qui me tourmentait avait absolument ses traits… Médard, jele reconnus comme la figure qui m’était apparue dans mon rêvesingulier de-la confession. Médard est le fils de Francesco, c’estce Francesco que, ma bonne mère, tu as fait instruire si pieusementet qui s’est laissé aller au péché et aux sacrilèges. Quellesrelations avait ma mère avec ce Francesco pour qu’elle conservâtsecrètement ainsi son portrait et pour qu’à son aspect elle parûts’abandonner aux souvenirs d’un heureux temps? Comment sefait-il que dans ce portrait Hermogène ait vu l’image du Diable etque j’aie trouvé là le point de départ de mon étrangeégarement? Je balance entre le pressentiment et le doute. MonDieu, ai-je donc échappé à la puissance mauvaise qui me tenaitenlacée? Non, je ne puis plus écrire; il me semble queje suis entourée d’une nuit obscure et qu’il n’y brille aucuneétoile d’espérance pour me montrer amicalement le chemin.

Aurélie reprenait, quelques jours plus tard,la lettre interrompue.

Non, aucun doute sinistre ne doit assombrirles jours lumineux et fortunés qui se sont ouverts devant moi. Lerévérend père Cyrille t’a, je le sais, ma bien chère mère, déjàraconté en détail quelle triste tournure prit le procès de Léonard,que, dans ma hâte prématurée, j’avais livré aux méchants jugescriminels; comment le véritable Médard fut capturé, commentsa folie, peut-être simulée, se dissipa bientôt complètement;comment il a avoué ses crimes; comment il attend son justechâtiment, et… Mais je m’arrête là, car le sort ignominieux ducriminel qui, étant enfant, te fut si cher, blesserait trop toncœur.

Ce mémorable procès était, à la cour, l’uniquesujet de conversation. On considérait Léonard comme un criminelendurci et plein d’adresse, parce qu’il niait tout. Dieu duciel! Plus d’un discours que j’entendais était pour moi commeun coup de poignard. Car une voix disait en moi d’une étrangefaçon: «Il est innocent et son innocence éclatera augrand jour.» J’éprouvais pour lui la compassion la plusprofonde; je devais m’avouer en moi-même que son image,lorsque je l’évoquais en moi à nouveau, éveillait des sentimentsdont je ne pouvais pas méconnaître la signification. Oui, jel’aimais déjà inexprimablement, lorsqu’il semblait à tous n’êtrequ’un sacrilège criminel. Il fallait qu’un miracle nous sauvât, luiet moi, car je serais morte aussitôt que Léonard aurait été abattupar la main du bourreau.

Il est innocent, il m’aime et bientôt il seratout à moi. C’est ainsi qu’un obscur pressentiment venu du lointainde mes années d’enfance et qu’une puissance ennemie a essayéperfidement de dénaturer, se réalise magnifiquement dans une viefaite d’ardeur et de joie. Ô pieuse mère, donne-moi, donne à monbien-aimé ta bénédiction! Ah! si ton heureuse enfantpouvait pleurer sur ton cœur dans l’effusion de son bonheurcéleste!

Léonard ressemble en tout à ceFrancesco; seulement il paraît plus grand. Un traitcaractéristique et particulier à sa nation (tu sais qu’il estpolonais) le distingue aussi très nettement de Francesco et dumoine Médard. Quelle sottise ce fut de ma part que de confondre, nefût-ce qu’un instant, l’homme du monde, spirituel et splendidequ’est Léonard avec un moine échappé! Mais l’atroceimpression qu’ont faite en moi ces scènes terribles qui se sontdéroulées dans notre château est encore si forte, que souventlorsque Léonard vient vers moi à l’improviste et me regarde avecson œil brillant – qui, hélas! ne ressemble que trop à celuide Médard, je suis saisie malgré moi de frayeur, et je risque deblesser mon bien-aimé par mon attitude puérile. Il me semble quec’est seulement la bénédiction du prêtre qui pourra chasser lesfigures ténébreuses qui maintenant encore jettent sur ma vie leursombres hostiles. Fais-nous participer, mon bien-aimé et moi, à tespieuses prières, ô ma mère chérie.

Le prince désire que le mariage ait lieubientôt; je t’écrirai le jour, afin que tu puisses penser àton enfant, à cette heure solennelle et décisive de sa vie,etc.

Je relisais sans cesse la lettre d’Aurélie. Ilme semblait que c’était l’esprit du ciel qui brillait dans cespages, en pénétrant mon être, et que devant son pur rayons’éteignait toute ardeur coupable et sacrilège.

À l’aspect d’Aurélie, j’étais saisi d’unecrainte sacrée. Je n’osais plus la caresser avec impétuosité, commeautrefois. Aurélie remarqua le changement de mon attitude; jelui avouai avec contrition que j’avais dérobé la lettre qu’elleavait adressée à l’abbesse; je m’excusai, en faisant valoirla pression inexplicable à laquelle je n’avais pu résister, commesi c’eût été l’influence d’une puissance supérieure et invisible.Je prétendis que précisément cette puissance supérieure s’exerçantsur moi avait voulu me faire connaître cette vision duconfessionnal pour me montrer comment notre union la plus intimeétait son éternel dessein.

«Oui, fis-je, pieuse enfant du ciel, moiaussi j’ai eu un jour un rêve merveilleux, dans lequel tu m’avouaiston amour, mais j’étais un moine infortuné, écrasé par le destin etdont la poitrine était déchirée par mille tourments infernaux.C’est toi, toi, que j’aimais avec une ardeur sans nom; maismon amour était un sacrilège, un sacrilège doublement maudit, car,moi, j’étais un moine et toi, tu étais sainte Rosalie.»

Aurélie eut un mouvement d’effroi.

«Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu, il y adans notre vie un mystère profond et insondable. Ah! Léonardne touchons jamais au voile qui la recouvre, car qui sait quelleshorreurs et quelles affreuses choses il y a derrière! Soyonspieux et unissons-nous l’un à l’autre dans un ferme et fidèleamour; ainsi nous résisterons à la puissance ténébreuse, dontles esprits hostiles nous menacent peut-être. C’est la destinée quia voulu que tu lises ma lettre; oui, moi-même, j’aurais dûtout t’avouer, aucun secret ne doit exister entre nous, et,pourtant, il me semble que tu luttes parfois contre quelque chosede très redoutable qui est entré dans ton passé et que tu ne peuxpas révéler, par une crainte injustifiée. Sois sincère, Léonard.Oui, un loyal aveu allégera ta poitrine et illuminera encoredavantage notre amour.»

À ces paroles d’Aurélie, qui étaient pour moicomme une torture, je sentis très bien que l’esprit du mensongehabitait en moi et que, à peine quelques instants auparavant, jevenais de tromper la pieuse enfant d’une manière trèsrépréhensible; et ce sentiment devenait toujours plus fort enmoi, par un étrange phénomène. Je sentais qu’il fallait toutdécouvrir à Aurélie – oui, tout, et pourtant gagner son amour.

«Aurélie, ô sainte bien-aimée, toi quime sauves de…»

Au moment où je disais ces mots, la princesseentra; son regard me rejeta soudain dans l’enfer, dans unenfer plein de sarcasmes et de pensées de perdition. Elle étaitobligée maintenant de me supporter; je restai et je meprésentai à elle crânement et hardiment, comme le fiancéd’Aurélie.

D’une manière générale je n’étais exempt demauvaises idées que lorsque je me trouvais seul avec Aurélie;mais alors c’était la béatitude du ciel qui s’ouvrait pour moi. Àprésent, je désirais vivement mon mariage avec Aurélie. Une nuit,ma mère se présenta vivement devant moi; je voulus saisir samain, et je m’aperçus que ce n’était qu’une forme vaporeuse.

«Pourquoi cette stupideimposture?» m’écriai-je, irrité.

Alors des larmes brillantes coulèrent des yeuxde ma mère; mais elles devinrent des étoiles scintillantes etargentées, d’où tombèrent des gouttes de clarté, qui se répandirentautour de ma tête, comme si elles voulaient former une auréole.Cependant, un point noir et terrible déchirait toujours lecercle.

«Toi que j’ai mis au monde pur de toutpéché, fit ma mère d’une voix douce, ta force est-elle donc brisée,que tu ne puisses pas résister aux séductions de Satan? C’estmaintenant seulement que je puis pénétrer jusqu’au fond de tonêtre, car le poids de la terre vient de m’être enlevé. Lève-toi,Franciscus. Je veux te parer de rubans et de fleurs, car le jour dela Saint-Bernard est arrivé et tu dois redevenir un pieuxgarçon.»

Je crus alors entonner comme autrefois unhymne en l’honneur de saint Bernard, mais un vacarme épouvantablerecouvrait mes paroles; mon cantique devint un hurlementsauvage et des voiles noirs se tendirent bruyamment entre moi et lafigure de ma mère.

Plusieurs jours après cette vision, le jugecriminel me rencontra dans la rue. Il vint à moi amicalement.

«Savez-vous déjà, dit-il, que le procèsdu capucin Médard est redevenu douteux? La sentence qui, trèsprobablement, l’aurait condamné à la peine de mort allait être déjàrédigée lorsqu’il a manifesté à nouveau des signes de folie. Eneffet, le tribunal criminel venait de recevoir la nouvelle de lamort de sa mère; je lui en fis part. Alors il se mit à riresauvagement et il s’écria, d’une voix qui aurait pu effrayer lescerveaux les plus solides:

«“Ah! ah! ah! Laprincesse de… (il nomma l’épouse du frère assassiné de notresouverain) est morte depuis bien longtemps.”

«Un nouvel examen médical vient d’êtreprescrit; cependant, l’on croit que la folie du moine n’estque simulée.»

Je me fis dire le jour et l’heure de la mortde ma mère. Elle m’était apparue précisément au moment de sa mortet, chose qui impressionna fortement mon esprit et mon cœur, mamère, que je n’avais que trop oubliée, était maintenant aussi lamédiatrice entre moi et l’âme pure et céleste qui devait êtremienne.

Devenu plus doux et plus calme, c’est alorsseulement qu’il me sembla que je comprenais entièrement l’amourd’Aurélie; je pouvais à peine la quitter, car elle était pourmoi comme une sainte qui me protégeait et, comme elle ne medemandait plus de lui révéler mon sinistre secret, ce secretdevenait maintenant pour moi un événement voulu par la fatalité despuissances supérieures et qui me restait inexplicable.

Le jour du mariage, fixé par le prince, étaitarrivé. Aurélie voulut que le mariage eût lieu dès la premièreheure, à l’autel de sainte Rosalie, dans l’église du couventvoisin. Je passai la nuit à veiller et, pour la première foisdepuis longtemps, à prier avec ferveur. Hélas! aveugle quej’étais, je ne sentis pas que la prière par laquelle je mepréparais au péché était un sacrilège infernal.

Lorsque j’arrivai chez Aurélie, elle vint àmoi, habillée de blanc et parée de roses odorantes, touteravissante d’une beauté angélique. Son vêtement comme sa coiffureavaient quelque chose qui rappelait étrangement une époquepassée; un obscur souvenir s’éveilla en moi, mais un frissonprofond me fit tressaillir lorsque soudain se dressa devant mesyeux avec beaucoup de vivacité le tableau de l’autel où lacélébration nuptiale devait se faire. Ce tableau représentait lemartyre de sainte Rosalie, et précisément la sainte était habilléetout comme Aurélie. Il me fut difficile de cacher l’impressiond’angoisse que cela fit sur moi. Aurélie, avec un regard danslequel brillait tout un ciel d’amour et de béatitude, me tendit lamain; je la pressai contre ma poitrine et, en lui donnant unbaiser rempli de la plus pure extase, je fus pénétré de nouveau dusentiment bien net que seule elle pouvait sauver mon âme.

Un serviteur du prince vint nous annoncer queson maître était prêt à nous recevoir. Aurélie mit rapidement sesgants; je pris son bras; alors la femme de chambreremarqua que la chevelure d’Aurélie était dérangée; ellesortit vivement pour aller chercher des épingles. Nous attendîmesprès de la porte, et Aurélie parut mécontente de se trouver à cetendroit. Au même instant, un bruit sourd s’éleva dans la rue;nous entendîmes les cris confus de voix étouffées, et le grincementd’une lourde voiture roulant lentement parvint à nos oreilles. Jecourus à la fenêtre. Il y avait là précisément, devant le palais,la charrette, conduite par le valet du bourreau, à l’arrière delaquelle le moine était assis; devant lui était un capucin,qui priait avec lui à haute voix. Le moine était tout défiguré parla pâleur que lui donnait l’angoisse de la mort et par sa barbebroussailleuse, mais les traits de mon affreux double ne m’étaientque trop reconnaissables. Lorsque la voiture, arrêtée un moment parla multitude qui se pressait autour d’elle, eut repris sa marche,il jeta sur moi son regard fixe et effrayant, avec des yeuxétincelants, et il se mit à rire et à hurler, en s’adressant àmoi:

«Fiancé, fiancé… Viens… viens sur letoit… Là nous lutterons ensemble et celui qui précipitera l’autreen bas sera le roi et pourra boire son sang.»

Je criai d’une voix forte:

«Homme effrayant, que veux-tu… queveux-tu de moi?»

Aurélie me prit par les deux bras; ellem’arracha par force de la fenêtre, en s’écriant:

«Pour l’amour de Dieu et de la SainteVierge… ils conduisent Médard… le meurtrier de mon frère, ausupplice… Léonard… Léonard…»

Alors les esprits de l’enfer s’éveillèrent enmoi et ils se déchaînèrent avec cette force qui leur est conféréesur le pécheur sacrilège et maudit. Je saisis Aurélie avec unecolère furieuse, si bien qu’elle tressaillit dans tout sonêtre.

«Ah! ah! ah!… Femmefolle et insensée… c’est moi… c’est moi, ton amant, ton fiancé,c’est moi qui suis Médard… Je suis l’assassin de ton frère… Toi, lafiancée du moine, veux-tu par tes jérémiades perdre tonfiancé? Oh! oh! oh!… je suis roi… je boiston sang.»

Ce disant, je sortis mon couteaumeurtrier; je le dirigeai vers Aurélie, que j’avais renverséesur le sol. Un flot de sang jaillit sur ma main. Je bondis au basde l’escalier; je traversai la foule, pour aller à lacharrette; j’en arrachai le moine et je le précipitai sur lesol.

Alors, on me saisit; je jouaifurieusement du couteau autour de moi; je me dégageai et jebondis. On courut après moi; je me sentis blesser au côté parun coup tranchant, mais, tenant de la main droite le couteau et dela main gauche distribuant de puissants coups de poing, je réussisà me frayer un chemin jusqu’au mur du parc qui était voisin et jele franchis d’un saut terrible.

«Au meurtre… arrêtez-le… arrêtezl’assassin!» criaient des voix derrière moi.

J’entendais le bruit de la foule; onvoulait faire sauter la porte du parc, qui était fermée; etje courais sans cesse. J’arrivai au large fossé qui séparait leparc de la forêt voisine. Un bond énorme, et je fus de l’autrecôté; et je courus toujours, à travers la forêt, jusqu’à ceque je tombasse épuisé, sous un arbre.

Lorsque je me réveillai, comme sortant d’unprofond engourdissement, il faisait déjà nuit. Seule la pensée defuir, comme une bête aux abois, vivait en mon âme. Je me levai,mais à peine eus-je fait quelques pas que, bondissant hors dufourré, un homme sauta sur mon dos et de ses bras me serra le cou.En vain, je cherchai à m’en débarrasser: je me jetai à terre,je me frottai l’échine contre les arbres, tout était inutile.L’homme ricanait et riait sarcastiquement; alors la lunebrilla à travers les sapins noirs et le visage hideux, blême commeun cadavre, du moine, du prétendu Médard – de mon double –, meregardait fixement et horriblement, comme quand il était sur lacharrette.

«Hi!… Hi!… Hi! petitfrère… petit frère… toujours, toujours, je suis près de toi… Je nete lâche pas… Je ne te lâche pas… Je ne puis… cou… courir, commetoi. Il faut que tu me por… portes… Je viens de l’écha… l’échafaud…On a voulu me rou… rouer… Hi! Hi!…»

Ainsi riait et hurlait le terrible spectre,tandis que moi, puisant des forces dans l’horreur que jeressentais, je bondissais comme un tigre étreint par les nœuds duserpent boa.

Je me précipitais contre les arbres et lesrochers, pour le blesser grièvement sinon le tuer, afin qu’il fûtobligé de me lâcher. Alors il ne faisait que rire encore plus fortet c’était moi seul qui éprouvais une douleur subite, j’essayais dedesserrer l’étreinte de ses mains accrochées sous mon menton, maisla force du monstre menaçait de m’étouffer. Enfin, après une folleruée, il tomba brusquement, mais à peine avais-je fait quelques pasqu’il était de nouveau installé sur mon dos, ricanant et riant etbalbutiant ses horribles paroles. De nouveau je déployai tous lesefforts d’une rage furieuse; de nouveau me voilàdélivré; mais de nouveau mon cou se trouve étreint par leterrible fantôme.

Il ne m’est pas possible de dire avecprécision combien de temps dura ma fuite, à travers la sombreforêt, toujours poursuivi par mon double; il me semble quecela dura des mois, sans que je prisse ni aliments ni boisson. Jene me rappelle avec netteté qu’un seul moment, après lequel jetombai complètement inanimé. Je venais précisément de réussir à medébarrasser de mon double, lorsqu’un clair rayon de soleil traversala forêt, suivi d’un son charmant et gracieux. Je distinguai unecloche de couvent qui sonnait matines.

«Tu as assassiné Aurélie.» Cettepensée me saisit, comme avec les bras glacés de la mort, et jetombai sur le sol, évanoui.

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