Les Élixirs du diable- Histoire du capucin Médard

Chapitre 3Aventures de voyage

Lorsque les premiers rayons du soleilpercèrent l’obscurité de la forêt, je me trouvai sur le bord d’unfrais et clair ruisseau qui courait sur les cailloux. Le cheval,que j’avais conduit péniblement à travers les fourrés, se tenaitpaisiblement à côté de moi. Je n’eus rien de plus pressé qued’ouvrir la valise dont il était chargé. Elle contenait du linge,des vêtements et une bourse remplie d’or. Je décidai de changerimmédiatement d’habits; puis, me servant des petits ciseauxet du peigne que j’avais dénichés dans une trousse, je me taillaila barbe et me peignai comme je pus. Je jetai mon froc, dans lequelje retrouvai encore le petit couteau mystérieux, le portefeuille deVictorin et la bouteille d’osier avec le reste d’élixir. Au bout dequelques minutes, j’étais en costume laïque, avec une casquette devoyage sur la tête. Je me reconnus à peine moi-même lorsque leruisseau refléta mon image.

J’eus bientôt atteint la lisière de la forêt.La vapeur qui montait au lointain et le son clair des cloches quej’entendais retentir me firent supposer que j’étais dans levoisinage d’un village. À peine eus-je atteint le sommet de lacolline qui s’élevait devant moi, que je vis s’ouvrir une valléeriante et jolie au fond de laquelle reposait un bourg important. Jesuivis le large chemin qui descendait en serpentant, et, aussitôtque la pente fut moins raide je sautai à cheval pour m’habituerautant que possible à l’équitation, qui m’était étrangère.

J’avais caché mon froc dans le creux d’unarbre, et avec lui étaient restées captives, dans la sombre forêt,toutes les manifestations hostiles du château. Je me sentais joyeuxet brave. Je me disais que l’effrayante et sanglante apparition deVictorin n’était qu’un jeu de mon imagination surexcitée, que lesdernières paroles lancées à mes poursuivants étaient sorties de mapoitrine involontairement, comme inspirées par une forcesupérieure, et qu’elles exprimaient clairement un rapport secretavec le hasard qui m’avait conduit au château et amené à agir commeje l’avais fait. Je m’apparaissais à moi-même comme le Destintout-puissant, qui châtie le crime et dont la punition purifie lepécheur. Seule, la gracieuse image d’Aurélie continuait à vivre enmoi, et je ne pouvais penser à elle sans me sentir oppressé, sanséprouver, même, une douleur physique qui me rongeaitintérieurement. Pourtant, j’avais l’espoir de la revoir dans unpays lointain, et il me semblait qu’elle serait, un jour, attiréede mon côté par une force irrésistible, que des liens indissolublesl’enchaîneraient à moi et qu’elle m’appartiendrait!

Je remarquai que les gens rencontrés sur maroute s’arrêtaient et me regardaient étonnés. Même chezl’aubergiste du village, ma vue provoqua une telle surprise qu’ilpouvait à peine parler, ce qui n’était pas sans me causer unegrande inquiétude. Pendant que je déjeunais et que l’on donnait àmanger à mon cheval, je vis s’assembler à l’auberge plusieurspaysans qui regardaient avec timidité dans ma direction et quichuchotaient entre eux. Ils devenaient de plus en plus nombreux,et, pressés autour de moi, ils me regardaient avec un étonnementstupide. M’efforçant de garder mon calme et mon sang-froid,j’appelai bruyamment l’aubergiste, à qui j’ordonnai de faire sellermon cheval et attacher ma valise à la selle. Il sortit, en souriantd’une façon ambiguë, et revint bientôt, suivi d’un homme de hautetaille qui, d’un air sombre et avec une gravité comique, s’avançavers moi. Il me regarda fixement; je lui rendis la pareille,en même temps que je me levais et me plaçais droit devant lui. Celasembla le démonter quelque peu et il tourna timidement ses regardsvers l’assemblée des paysans.

«Eh bien! qu’y a-t-il?m’écriai-je. Vous semblez avoir quelque chose à me dire.»

L’homme grave toussa, puis, tout ens’efforçant de bien donner au ton de sa voix un caractèreimportant, il dit:

«Monsieur, vous ne partirez pas d’iciavant de nous avoir dit convenablement tout au long, à nous, jugede l’endroit, qui vous êtes, tout ce qui concerne votre naissance,votre condition et vos titres, d’où vous venez, où vous allez, enprécisant bien la situation du lieu, le nom, la province, la ville,etc., et au surplus en nous montrant à nous, juge, un passeportsigné, paraphé et scellé “es qualités”, comme il est de règle etd’usage.»

Je n’avais pas encore pensé du tout à lanécessité d’adopter un nom quelconque, et il m’était encore moinsvenu à l’idée que la bizarrerie et l’étrangeté de mon extérieur,que mon costume s’adaptant mal à mes manières monacales, de mêmeque ma barbe mal taillée m’exposaient à tout moment à l’embarrasd’être obligé de fournir des renseignements sur ma personne. Laquestion du juge était donc si inattendue que je m’efforçai en vainde lui donner une réponse satisfaisante. Je me décidai à essayer depayer d’audace et, d’une voix ferme, je lui dis:

«J’ai des raisons de taire qui je suiset, par cela même, vous chercheriez inutilement à voir monpasseport; d’ailleurs, gardez-vous de retenir un seul instantune personne de qualité avec vos formalités puériles.

–Oh! oh! – s’écria le juge,en sortant une vaste tabatière, de laquelle, pendant qu’il aspiraitson tabac, cinq mains, celles des échevins, qui étaient deboutderrière lui, retiraient une énorme prise –, oh! oh! nesoyez pas si cassant, Monseigneur. Votre Excellence daignera serendre à nos raisons et nous montrer à nous, juge, son passeport.Sans détour, nous dirons qu’il y a, depuis quelque temps, dans nosmontagnes, toutes sortes de figures suspectes, qui de temps entemps mettent le nez hors des bois, puis disparaissent, comme leDiable lui-même; ce sont de maudits voleurs et brigands quiguettent le voyageur et préparent tous les méfaits possibles, ycompris le crime et l’assassinat; et vous, Monseigneur, vousavez l’air, en effet, si étrange, que vous ressemblez tout à faitau signalement d’un grand brigand et d’un chef de bande que nous afait tenir à nous, juge, le très louable gouvernement. Donc, sansplus de façons ni de cérémonies, votre passeport ou enprison!»

Je vis qu’il n’y avait rien à faire avec cethomme par le moyen que j’avais employé. Je recourus à un autre.

«Monsieur le juge, lui dis-je, si vousvoulez m’accorder la grâce d’un entretien particulier, j’éclaireraifacilement tous vos doutes, et, confiant en votre sagesse, je vousrévélerai le secret qui m’amène ici en un accoutrement qui paraîttant vous surprendre.

–Ah! ah! vous voulez mefaire des révélations, dit le juge, je devine bien ce qu’il peut enêtre. Allons, retirez-vous, vous autres: gardez les portes etles fenêtres et que personne n’entre ni ne sorte!»

Quand nous fûmes seuls, je lui dis:

«Vous voyez en moi, monsieur le juge, unmalheureux fugitif qui a réussi enfin à échapper, avec l’aide deses amis, à l’ignominie de la prison et au danger d’être enfermééternellement dans un cloître. Dispensez-moi des détails de monhistoire, qui représente un tissu de ruses et de méchancetés de lapart d’une famille égarée par la soif de la vengeance. L’amour queje portais à une jeune fille de basse condition fut la cause de messouffrances. Au cours de mon long emprisonnement, ma barbe poussaet l’on me soumit à la tonsure, comme vous pouvez le voir, de mêmeque je fus contraint de porter l’habit de moine. C’est seulementaprès ma fuite que j’ai changé de costume dans la forêt voisine,pour ne pas être repris. Vous voyez vous-même à présent d’oùprovient le caractère surprenant de mon extérieur qui vous avaitrendu si soupçonneux à mon égard. Vous vous rendez donc compte queje ne peux pas vous montrer de passeport. Mais, pour que vouscroyiez à la vérité de mes affirmations, j’ai certains argumentsdont vous ne serez pas sans reconnaître la valeur.»

À ces mots, je sortis ma bourse et en tiraitrois brillants ducats que je déposai sur la table. Toute lagravité du juge se mua en un sourire complaisant.

«Monsieur, vos raisons, certainement,sont assez claires; mais, ne prenez pas cela en mauvaisepart, elles ne sont pas tout à fait convaincantes, “es qualités”.Si vous voulez que je voie noir ce qui est blanc, il faut qu’ellessoient conformes.»

Je compris le coquin et ajoutai un ducat.

«Je vois à présent que je vous aisoupçonné injustement, dit le juge. Continuez votre voyage, maisprenez bien, comme vous devez en avoir l’habitude, les chemins dedétour et gardez-vous de la grande route aussi longtemps que vousne vous serez pas défait complètement de vos alluressuspectes.»

Ouvrant alors la porte toute grande, il lançabien haut à la foule assemblée:

«Ce monsieur qui est là dans la salleest un homme distingué sous tous les rapports. Il s’est confié ànous, juge, dans une audience secrète; il voyage incognito,c’est-à-dire sans être connu, et personne de vous, drôles, n’abesoin d’en rien savoir ni d’y rien comprendre. Maintenant,Monseigneur, bon voyage.»

Je sautai à cheval, cependant que les paysans,sans mot dire, enlevaient respectueusement leur casquette. Jevoulus franchir promptement la porte cochère, mais le chevalcommença à se cabrer; mon ignorance et ma maladresse enmatière d’équitation ne me permettaient pas de trouver un moyen dele faire avancer; il se mit à tournoyer sur lui-même et,finalement, au milieu des rires retentissants des paysans, il mejeta dans les bras du juge et de l’aubergiste, qui étaientaccourus.

«C’est un mauvais cheval, dit le juge enréprimant un sourire.

–Un mauvais cheval», répétai-je,en secouant la poussière de mes habits.

Ils m’aidèrent à me remettre en selle, mais labête recommença à se cabrer en s’ébrouant. Impossible de lui fairetraverser la porte. Soudain un vieux paysan s’écria:

«Hé, mais vous n’apercevez pas lavieille Lise, la sorcière qui se tient à la sortie. C’est elle quijoue un tour au monsieur: elle ne veut pas le laisser sortirparce qu’il ne lui a pas donné un groschen.»

Alors, seulement, mes yeux rencontrèrent unevieille mendiante en guenilles accroupie contre la porte cochère,et qui me regardait avec un sourire insensé.

«Vas-tu t’en aller immédiatement duchemin, maudite sorcière?» lui lança le juge.

Mais la vieille se mit à criailler:

«Mon frère ne m’a pas donné un groschen.Ne voyez-vous pas l’homme mort étendu devant moi? Mon frèrene peut pas passer par-dessus lui, car l’homme mort seredresse; mais je l’obligerai à rester étendu, si mon frèreme donne un groschen.»

Sans prêter attention aux cris de démence dela vieille, le juge avait pris le cheval par la bride et voulaitlui faire franchir la porte; mais tous ses efforts étaientvains. Entre-temps, la sorcière faisait entendre sescriaillements:

«Frère, frère, donne-moi un groschen,donne-moi un groschen!»

Je tirai alors de ma poche quelque menuemonnaie et la jetai dans son giron. La vieille fit un saut en l’airen poussant des exclamations de triomphe et de joie. Ellebraillait:

«Voyez les beaux groschens, les jolisgroschens que m’a donnés mon frère!»

Cependant, mon cheval hennissait bruyamment,faisait une courbette, et, lâché par le juge, s’élançaitau-dehors.

«À présent, ça va très bien,Monseigneur, dit celui-ci. Vous voilà magnifiquement en selle, “esqualités”.»

Les paysans, qui m’avaient accompagné encourant jusqu’au-devant de la porte, éclatèrent encore une fois derire démesurément, en voyant comme je m’élevais et retombais aurythme des bonds du fringant animal. Puis ilss’écrièrent:

«Regardez donc, regardez donc! Ilmonte à cheval comme un capucin!»

Toute cette aventure du village et surtout lesparoles mystérieuses de la démente m’avaient impressionnésérieusement. Ce que j’avais maintenant de plus pressé à faire, mesemblait-il, c’était, à la première occasion, de me débarrasser detout ce que mon extérieur avait de bizarre et de me donner un nomquelconque, grâce auquel je pourrais me mêler au monde sans attireren quoi que ce fût l’attention. La vie qui s’ouvrait devant moiétait sombre, impénétrable comme la destinée. Que pouvais-je faired’autre, dans mon isolement, que de m’abandonner entièrement auxflots du fleuve qui m’emportait irrésistiblement? Tous lesfils qui me rattachaient naguère à des conditions de viedéterminées étaient coupés. Je n’avais donc plus d’appui à espérernulle part.

La grand-route devenait de plus en plus animéeet tout déjà annonçait, à distance, la vivante et riche ville decommerce dont je m’approchais à présent. Au bout de quelques jours,elle se découvrit à ma vue; sans être interrogé, sans mêmeêtre beaucoup remarqué, j’entrai dans les faubourgs. Mes regardsfurent attirés par une grande maison aux fenêtres claires; unlion doré, muni d’ailes, brillait au-dessus de la porte. Une foulede gens y entraient et en sortaient, des voitures arrivaient ets’en allaient; on entendait retentir dans les salles du basdes éclats de rire et des bruits de verres. À peine étais-je arrêtédevant la porte, qu’un valet empressé accourut vers moi, saisit moncheval par la bride et, dès que j’eus mis pied à terre, le fitentrer. Un garçon élégamment vêtu arriva en faisant cliqueter sontrousseau de clefs, et, me précédant, monta l’escalier. Lorsquenous fûmes au second étage, il me jeta rapidement un dernier coupd’œil, puis il me conduisit encore un étage plus haut; là, ilm’ouvrit la porte d’une chambre modeste et me demanda poliment ceque je désirais en attendant le repas: on dînait à deuxheures, salle n°10, au premier étage, etc.

«Apportez-moi une bouteille devin», dis-je.

C’étaient là les premiers mots que jeparvenais à glisser à ces gens obligeants et empressés.

À peine étais-je seul que l’on frappa et queje vis apparaître à la porte un visage semblable à un de cesmasques comiques que j’avais dû voir jadis: un nez rouge etpointu, deux petits yeux brillants, un grand menton, le toutsurmonté d’une perruque poudrée, dressée comme une tour, qui,par-derrière, ainsi que je m’en aperçus plus tard, se terminait àla Titus, de façon tout à fait imprévue; un grand jabot, ungilet d’un rouge flamboyant d’où sortaient par le bas deux énormeschaînes de montre, un pantalon, un frac tantôt trop étroit, tantôttrop large, bref, ne lui seyant aucunement. Tel s’avançait cepersonnage, en se courbant révérencieusement depuis la porte et entenant à la main chapeau, peigne et ciseaux.

«Je suis le coiffeur de la maison, medit-il, et je vous offre humblement mes services, si toutefois vousjugez bon d’y recourir.»

Ce petit homme, d’une maigreur extrême, avaitquelque chose de si burlesque que j’eus de la peine à m’empêcher derire. Cependant, il était pour moi le bienvenu, et je n’hésitai pasà lui demander s’il croyait pouvoir réparer le désordre complet demes cheveux rendus incultes par un long voyage et qui, de plus,avaient été mal taillés. Il examina ma tête d’un œil de critique ets’écria, en posant sur le côté droit de la poitrine sa dextregracieusement recourbée, les doigts écartés:

«Réparer le désordre? Ô monDieu! Pietro Belcampo, toi que de bas envieux appellentsimplement Peter Schônfeld, on te méconnaît, tout comme le divinjoueur de fifre et clairon régimentaire Giacomo Punto, dit JacobStich! Mais ne va pas mettre toi-même ta lumière sous leboisseau, au lieu de la laisser éclater devant le monde. La formede ta main, l’étincelle de génie qui brille en tes yeux et, commeune gracieuse aurore, colore ton nez en passant, ton être entier nedevrait-il pas à première vue apprendre au connaisseur que l’espritvit en toi et que tu tends vers l’idéal? Réparer le désordre,parole bien froide, monsieur!»

Je priai l’étonnant petit homme de ne pass’échauffer de la sorte, en l’assurant que j’avais entièrementconfiance en son adresse.

«L’adresse? continua-t-il dans sonexcitation. Qu’est-ce que l’adresse? Qui est adroit?Celui qui après avoir mesuré cinq longueurs oculaires est capablede faire un saut de trente aunes dans un fossé de rempart?Celui qui à vingt pas de distance fait passer une lentille par letrou d’une aiguille? Celui qui suspend cinq quintaux à lapointe d’une épée et les balance sur le bout du nez six heures, sixminutes, six secondes et une tierce? Oui, qu’est-ce quel’adresse? Elle est étrangère à Pietro Belcampo, lui quipénètre l’art, l’art sacré. L’art, monsieur, l’art! Monimagination errante parcourt l’assemblage merveilleux, laconstruction artistique des cercles que sur l’onde bâtit et détruitle souffle du zéphyr. Alors, elle opère, travaille et crée. Oui,c’est quelque chose de divin que l’art, car l’art, monsieur, n’estpas, à vrai dire, l’art dont on parle tant, mais c’est bien plutôtce qui provient de ce Tout qu’on appelle l’art. Vous me comprenez,monsieur, car vous me semblez un penseur, à en juger par cetteboucle de cheveux qui se trouve à droite sur votre frontvénérable.»

Je l’assurai que je le comprenais parfaitementet, comme je prenais un grand plaisir à toute la folie originale dupetit homme, je résolus, tout en recourant à son art vanté, de nepoint interrompre le moins du monde son pathos enflammé.

«Que pensez-vous faire de mes cheveuxembroussaillés?

–Tout ce que vous voudrez, répliqua lepetit homme. Mais, si le conseil de l’artiste Pietro Belcampo peutavoir quelque poids, laissez-moi tout d’abord examiner à distanceconvenable, dans sa grosseur et dans sa hauteur, votre honorabletête, puis votre tournure, votre démarche, vos jeux de physionomie,vos gestes, et je vous dirai ensuite si vous penchez vers l’antiqueou le romantique, vers le genre héroïque, élevé, sublime ou naïf,idyllique, moqueur, humoristique. Alors j’évoquerai l’ombre deCaracalla, de Titus, de Charlemagne, d’HenriIV, deGustave-Adolphe, ou de Virgile, de Tasse, de Boccace; animéspar ces personnages, les muscles de mes doigts se mettront enmouvement, et, sous les ciseaux sonores et gazouillants, lechef-d’œuvre s’accomplira. Ce sera moi, monsieur, qui compléteraivotre type, en lui donnant l’expression qu’il doit avoir dans lavie. Mais maintenant, je vous en prie, allez et venez une ou deuxfois dans la pièce: je veux voir, examiner, observer!Faites, je vous en prie!»

Il me fallut bien consentir à ce que demandaitcet original. J’allai de long en large dans la chambre, comme il levoulait, en mettant tous mes soins à cacher cette allure monacaledont on ne peut jamais se débarrasser complètement, quel que soitle temps depuis lequel on a quitté le cloître. Le petit homme meconsidéra avec attention, puis il commença à trottiner autour demoi; il soupirait et gémissait, il tirait son mouchoir etessuyait les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Enfin ils’arrêta, et je lui demandai s’il avait trouvé la coupe de cheveuxqui me convenait. Alors il poussa un soupir et dit:

«Ah! monsieur, qu’est-ce que celaveut dire? Vous ne vous êtes pas abandonné à votrenaturel; il y a de la gêne dans vos mouvements, plusieursnatures se heurtent. Encore quelques pas,monsieur!»

Je refusai net de me soumettre à nouveau à sonexamen en lui déclarant que, s’il ne se décidait pas enfin à metailler les cheveux, je me verrais obligé de refuser de recourir àson art.

«Descends dans la tombe, Pietro,s’écria-t-il avec passion, car tu es méconnu en ce monde, où l’onne trouve plus ni sincérité ni loyauté. Mais vous allez pourtant,monsieur, admirer la pénétration de mon regard, honorer mon génie,même. J’ai cherché longtemps en vain à joindre ce qu’il y a decontradictoire en tous vos mouvements et vos manières; maisdans votre démarche il y a quelque chose de l’ecclésiastique.De profundis clamavi ad te, Domine. – Oremus. – Et inomnia sæcula sæculorum. Amen!»

Le petit homme chantait ses paroles d’une voixenrouée et glapissante, tout en imitant avec la plus grandefidélité les attitudes et les gestes des moines. Et il se retourna,comme on le fait devant l’autel, il s’agenouilla et sereleva; puis il prit une attitude fière, orgueilleuse, sonfront se plissa, il ouvrit largement les yeux et lança:

«Le monde est à moi. Je suis plus riche,plus sage, plus intelligent que vous tous, qui êtes de véritablestaupes. Inclinez-vous devant moi. Voyez-vous, monsieur, me dit-il,ce sont là les caractères essentiels de vos alluresextérieures; si vous le désirez, en tenant compte de vostraits, de votre tournure, de votre caractère, je vais fondreensemble quelque chose de Caracalla, d’Abélard et de Boccace, et,en donnant forme et figure à ce mélange au moment de la fusion,commencer la merveilleuse construction antico-romantique de vosboucles et bouclettes éthérées.»

Il y avait tant de vérité dans les remarquesde cet homme minuscule, que je jugeai à propos de lui avouer avoirété dans les ordres; j’ajoutai que je portais encore latonsure et qu’à présent je désirais la cacher autant quepossible.

Tout en sautant et grimaçant, il travaillait àla transformation de ma coiffure. Tantôt il avait l’air sombre etmaussade, tantôt un sourire éclairait son visage, tantôt encore ilprenait des poses athlétiques ou se tenait sur la pointe despieds; bref, je riais malgré moi et c’est avec bien de lapeine que je me retenais pour ne pas rire plus encore. Enfin, ilacheva son ouvrage et je le priai, avant qu’il m’eût adressé lesparoles qui déjà étaient prêtes à sortir de sa bouche, de m’envoyerquelqu’un qui pût s’occuper de ma barbe embroussaillée, comme luis’était chargé de mes cheveux. Il eut alors un sourire tout à faitétrange, se glissa sur la pointe des pieds vers la porte, qu’ilferma à clef. Puis il revint à petits pas légers au milieu de lachambre et dit:

«Âge d’or que celui où les boucles de labarbe formaient un tout avec celles des cheveux et, servant deparure à l’homme, faisaient la douce occupation de l’artiste!Mais tu as fui, heureux temps. L’homme a rejeté ses plus beauxornements et une classe honteuse s’est chargée, à l’aided’instruments effroyables, de supprimer la barbe jusqu’à la peau. Ôvous, vils et honteux barbiers et gratte-poils en dépit de l’art,aiguisez vos rasoirs sur vos cuirs noirs imprégnés d’huilesmalodorantes, balancez votre sacoche à houppes, faites cliquetervos plats à barbe, mousser le savon, éclabousser autour de vousl’eau chaude et dangereuse, demandez à vos patients, avec uneimpudence criminelle, s’ils veulent être rasés au pouce ou à lacuillère! Mais il y a des Pietro qui s’opposent à votreméprisable industrie et qui, s’ils s’abaissent à vos ignominieusespratiques d’exterminer les barbes, cherchent encore à sauver ce quisurnage sur les vagues du temps. Que sont les favoris aux milleformes diverses qui, dans d’aimables sinuosités, tantôt épousentdoucement l’ovale du visage, tantôt descendent mélancoliquementdans les profondeurs du cou, tantôt s’élèvent hardiment au-dessousdes coins de la bouche, ou encore s’unissent discrètement end’étroits rubans, ou se déploient en boucles audacieuses?Représentent-ils autre chose que des inventions de notre art, danslequel se manifeste notre haute aspiration vers le beau et lesublime? Ah! Pietro, montre l’esprit qui vit en toi etce que pour l’art tu es prêt à faire, lorsque tu descends au vilrôle de gratte-poil.»

Tout en parlant, notre petit bonhomme avaitexhibé un attirail complet de barbier et commençait, d’une mainsouple et habile, à me débarrasser de ma barbe. Et vraiment jesortis de ses mains tout à fait transformé: je n’avais plusmaintenant qu’à prendre d’autres vêtements pour échapper au dangerd’éveiller l’attention par mon extérieur. Le barbier se tenaitdevant moi avec un sourire de satisfaction intime. Je lui dis quej’étais tout à fait étranger dans la ville et qu’il me seraitagréable de m’habiller à la mode de l’endroit. Pour sa peine etaussi pour l’encourager à devenir mon commissionnaire, je lui misun ducat dans la main. Il était comme transfiguré et contemplait leducat dans la paume de sa dextre.

«Estimable mécène et protecteur, medit-il, je ne me suis pas trompé sur vous, l’esprit guidait mesdoigts lorsque, dans le vol d’aigle de vos favoris, j’exprimaistoute la noblesse de vos sentiments. J’ai un ami, un Damon, unOreste, capable de compléter ce que j’ai commencé, qui s’occupe ducorps avec autant de jugement et de génie que moi de la tête.Remarquez, monsieur, que c’est un artiste costumier, car jel’appelle ainsi, plutôt que de lui donner le nom ordinaire ettrivial de tailleur. Il s’égare volontiers dans les champs del’idéal et c’est ce qui lui a permis d’avoir un magasin contenantles vêtements les plus divers, dont les formes et les genres sontle résultat de son imagination. On trouve chez lui toutes lesnuances possibles de l’élégance moderne: soit que l’onveuille briller effrontément et hardiment au-dessus de tous, soitque l’on désire se donner l’air d’un penseur ou de celui que rienn’intéresse, soit que l’on veuille sembler naïf et folâtre,ironique, spirituel, grognon, mélancolique, bizarre, polisson,gracieux, ou affecter des allures d’étudiant. L’adolescent qui,pour la première fois, se fait faire un costume sans que lesconseils de sa mère ou de son précepteur mettent obstacle à sesdésirs; l’homme de quarante ans obligé de se poudrer à causede ses cheveux blancs, le vieux viveur, le savant tel qu’il semontre dans le monde, le marchand fortuné, le bourgeois aisé, touspeuvent voir suspendu à la boutique de mon Damon le genre decostume qui leur convient. Dans quelques instants, vous allez,d’ailleurs, avoir devant les yeux les chefs-d’œuvre de monami.»

Il s’élança dehors et reparut bientôtaccompagné d’un homme grand et fort, bien mis, qui précisémentfaisait tout à fait contraste avec lui, tant par l’extérieur quepar les manières, et qu’il me présenta, pourtant, comme son Damon.Celui-ci me mesura des yeux et sortit alors lui-même d’un paquetapporté par un garçon des habits correspondant tout à fait auxdésirs que je lui avais exprimés. C’est seulement par la suite queje me suis rendu compte de la finesse, du tact et du jugement del’artiste costumier – ainsi que l’appelait précieusement le petitcoiffeur – qui simplement, sans chercher à se faire remarquer, enévitant de poser des questions indiscrètes sur mon état, maposition, etc., avait su si bien choisir. Il est, en effet, sidifficile de s’habiller sans que le caractère général du costumefasse naître l’idée que l’on exerce telle ou telle profession etsurtout sans que personne ne soit amené à se demander quel estvotre métier.

Le petit homme se répandait encore en toutessortes de discours étranges et grotesques. Et, comme, sans doute,peu de personnes prêtaient à ses dires une oreille aussicomplaisante que moi, il avait même l’air extraordinairementheureux de pouvoir donner à sa lumière tout l’éclat qu’il voulait.Mais l’artiste costumier, homme sérieux et intelligent, à ce qu’ilme sembla, lui coupa brusquement la parole en le prenant parl’épaule et en lui disant:

«Schönfeld, tu es encore aujourd’hui entrain de raconter des bêtises. Je parie que monsieur en a mal auxoreilles d’entendre tes bavardages insensés.»

Belcampo baissa la tête tristement, puis ilsaisit vivement son chapeau poussiéreux et s’écria à haute voix ens’élançant vers la porte:

«C’est ainsi que me compromettent mesmeilleurs amis!»

En prenant congé, l’artiste costumier medit:

«Un type tout à fait particulier que ceSchönfeld! L’abus de la lecture en a fait un demi-fou;à part cela, c’est un brave homme; de plus, il est adroitdans son métier, raison qui me le rend supportable, car il n’y aque ceux qui ne font rien avec passion qui ne risquent pas de selaisser aller à des excès.»

Lorsque je fus seul, je me livrai, devant laglace suspendue dans ma chambre, à un véritable exercice dedémarche. Le petit coiffeur m’avait donné une bonne indication. Lemoine fait montre dans sa façon de marcher d’une certaineprécipitation lourde et gauche causée par sa longue robe entravantses pas et par les efforts qu’il fait pour se mouvoir rapidement,d’accord avec les exigences du culte. Il y a chez lui également,dans l’attitude penchée du corps, dans sa façon de tenir les bras –lesquels ne peuvent jamais être ballants, puisqu’un moine, quand ilne prie pas, se cache les mains dans les larges manches de sa robe,quelque chose de si caractéristique que l’observateur est obligé del’apercevoir. Je m’efforçai de me débarrasser de tout cela, defaire disparaître de mes manières toute trace de mon état. Mon âmene trouva de consolation qu’en considérant toute ma vie commeépuisée et vaincue – si j’ose dire –, et lorsqu’il me sembla entrerdans un être nouveau, animé par un principe spirituel où lesouvenir même de mon existence antérieure devenait de plus en plusfaible et disparaissait enfin tout à fait.

Le tumulte des gens, le bruit incessantrésultant de l’activité commerciale qui se déployait dans les rues,tout cela était nouveau pour moi et bien fait pour entretenir ladisposition joyeuse dans laquelle m’avait mis le petit hommecomique. Vêtu de mon nouveau costume, qui m’allait tout à faitbien, je me hasardai à descendre à la table d’hôte, où les clientsétaient nombreux. Toute crainte disparut en moi quand je vis quepersonne ne me remarquait; mon plus proche voisin ne se donnamême pas la peine de me regarder lorsque je m’assis à côté de lui.Je m’étais inscrit sur le registre des étrangers sous le nom deLéonard, en souvenir du prieur auquel je devais ma libération ducloître, et je me fis passer pour un particulier voyageant pour sonplaisir. Des étrangers de ce genre, il y en avait certainementbeaucoup dans la ville, et je provoquai ainsi d’autant moins touteautre question. J’éprouvai un plaisir particulier à aller par lesrues; je me réjouissais à la vue des riches magasins et destableaux et gravures mis en vitrine.

Le soir, j’allai flâner sur les promenadespubliques, et, à plusieurs reprises, mon isolement au milieu de lafoule animée me remplit l’âme d’amertume. N’être connu de personne,ne pouvoir m’épancher dans le sein de quelqu’un, ni donner à quique ce fût la moindre idée de ce que j’étais, être empêché de direpar quel jeu étonnant et mystérieux du hasard j’avais été jeté là –tout mon secret lui-même, que, pourtant, dans ma situation, ilétait si prudent de garder, avait pour moi quelque chosed’effrayant. Il me semblait être un revenant qui continue à errersur terre, bien que tout ce qui l’attachait autrefois à la vie aitdisparu depuis longtemps. Venais-je à penser au célèbre orateursacré d’autrefois que tout le monde aimait et vénérait, avec lequelchacun aspirait à s’entretenir, à qui l’on se montrait avide mêmed’arracher quelques mots, aussitôt, j’étais en proie à un chagrinamer. Mais ce prédicateur, me disais-je, était le moine Médard,mort et enseveli dans les abîmes de la montagne. Ce n’est pas moi,car je vis, et même devant moi s’est ouverte à présent une vienouvelle qui m’offre ses jouissances.

Ainsi, lorsque je revivais en rêve lesaventures du château, il me semblait que ce n’était pas moi qui lesavais vécues, mais un autre, et cet autre était toujours le capucinMédard. Seule la pensée d’Aurélie rattachait encore mon êtreantérieur à l’être actuel; mais, comme une douleur profondeet inguérissable, elle tuait souvent la joie qui se présentait enmoi et je me sentais alors arraché brusquement aux milieux toujoursplus variés où m’introduisait la vie.

Je n’omettais pas de visiter les multiplesendroits publics où l’on donnait à boire et où l’on jouait. C’estainsi que j’aimais à fréquenter un hôtel où, à cause du bon vin quel’on y buvait, se réunissait chaque soir une nombreuse société. Àla table d’une pièce séparée, je remarquais toujours les mêmespersonnes, dont la conversation était vivante et spirituelle. Je metenais ordinairement dans un coin de la salle, savourantsilencieusement et discrètement mon vin. Un jour que ces messieurs,qui formaient une espèce de cercle privé, cherchaient en vain unrenseignement littéraire qui semblait beaucoup les intéresser, jeparvins à m’approcher d’eux, en le leur fournissant. Ilsm’offrirent alors d’autant plus volontiers une place à leur tableque mon langage et mes connaissances dans les différentes branchesde la science, s’étendant chaque jour davantage, leur plaisaientbeaucoup. J’acquis ainsi des relations utiles et, m’initiant deplus en plus aux usages du monde, je devenais chaque jour moinsembarrassé et d’une humeur plus gaie. Je polissais tout ce que mavie passée avait laissé en moi de rude et d’anguleux.

Depuis plusieurs soirées, on s’entretenaitbeaucoup dans cette société d’un peintre étranger arrivénouvellement dans la ville et qui avait organisé une exposition deses œuvres. Tous, hormis moi, avaient déjà vu ses tableaux et envantaient à ce point la valeur que je résolus d’aller les voir àmon tour. L’artiste n’était pas présent lorsque j’entrai dans lasalle d’exposition, mais un homme âgé faisait le cicérone etdonnait les noms des maîtres étrangers dont le peintre avait exposéles œuvres avec les siennes. C’étaient des toiles remarquables,pour la plupart des originaux de maîtres célèbres, dont la vue meravissait. Parmi différentes reproductions que le vieillardappelait des esquisses, certaines fresques firent tout à couppoindre en mon âme des souvenirs de ma plus tendre enfance. Cessouvenirs devenaient de plus en plus distincts, brillaient d’unéclat toujours plus vif et plus animé. Nul doute possible,c’étaient là des copies prises au Saint-Tilleul! Ainsi, dansun tableau de la sainte Famille, je reconnus exactement, sous lestraits de saint Joseph, le visage du pèlerin étranger qui m’avaitamené le miraculeux enfant. Un sentiment de profonde mélancolies’empara de moi; mais je ne pus retenir une exclamationbruyante, lorsque mon regard tomba sur un portrait grandeur nature,dans lequel je reconnus la princesse, ma protectrice. Elle étaitmagnifiquement peinte, avec cette ressemblance, d’un caractèreélevé, que l’on trouve dans les portraits de Van Dyck, et sous lecostume qu’elle portait habituellement à la procession de laSaint-Bernard, lorsqu’elle s’avançait en tête des nonnes. Lepeintre avait saisi le moment où, après la prière, elle sedisposait à sortir de sa chambre pour ouvrir la procession, quelà-bas, à l’église, aperçue dans le fond de la perspective, lepeuple attendait plein d’impatience. Dans le regard de cette femmeadmirable se lisait l’expression de son âme entièrement tournéevers le ciel. Hélas! elle semblait implorer le pardon dupécheur effronté et criminel qui s’était violemment détaché de soncœur maternel – et ce pécheur, c’était moi-même! Dessentiments qui depuis longtemps m’étaient devenus étrangersaffluèrent à mon cœur, une indicible nostalgie m’emportaviolemment; je me retrouvai au village du couvent descisterciennes, chez le bon curé qui m’avait inculqué mes premièresconnaissances. J’étais redevenu un enfant candide, vif et joyeux,qui poussait des cris de joie parce que la Saint-Bernard étaitvenue. Je la voyais vraiment:

«As-tu été bien bon et bien pieux,Franciscus?» me demandait-elle, de cette voix dontl’amour assourdissait le timbre et qui résonnait si doucement, siaimablement à mes oreilles. «As-tu été bien bon et bienpieux?»

Hélas! Que pouvais-je luirépondre? Que j’avais accumulé crime sur crime, qu’aprèsavoir rompu mes vœux je m’étais rendu coupable de meurtres. Déchiréde chagrin et de regret, je m’affaissai sur les genoux, presquesans connaissance, et les larmes jaillirent de mes yeux. Effrayé,le vieillard s’élança vers moi et me demanda vivement:

«Qu’avez-vous, monsieur? Que vousarrive-t-il?

–Le portrait de l’abbesse m’a rappelé defaçon étonnante l’image de ma mère, qu’enleva une mortterrible», répondis-je d’une voix sourde et caverneuse.

Et, tout en me relevant, je m’efforçai le pluspossible de reprendre contenance.

«Venez, monsieur, de tels souvenirs sonttrop douloureux, il faut les éviter, dit le vieillard. Il y aencore dans cette galerie un portrait que mon maître considèrecomme ce qu’il a fait de mieux, dans ce genre. Il est peint d’aprèsnature et il n’y a pas longtemps qu’il est achevé. Nous l’avonsvoilé, afin que le soleil n’altère pas les couleurs, qui ne sontpas tout à fait sèches.»

Le vieux cicérone me plaça soigneusement à lalumière voulue, puis, d’un geste vif, il souleva le rideau:c’était Aurélie! Un effroi que je pus à peine réprimer mesaisit. Mais je me rendis compte du voisinage de l’ennemi quim’avait précipité violemment dans les flots houleux auxquels jem’étais arraché avec difficulté et qui voulait ma perte. Et jeretrouvai le courage de faire face au monstre qui m’assaillait dansl’ombre mystérieuse.

Je dévorais des yeux les charmes d’Aurélie,qui ressortaient d’une façon éclatante sur ce portrait rayonnant devie. J’avais l’impression que le regard doux et candide de lapieuse enfant accusait l’infâme meurtrier de son frère. Mais toutsentiment de regret s’effaça devant le dédain amer et hostile quigermait en moi et qui, m’aiguillonnant de ses dards empoisonnés, mepoussait hors de la vie sentimentale. Une seule chose metourmentait, c’était qu’Aurélie ne m’eût pas appartenu au cours decette nuit fatale qui avait révolutionné le château. L’apparitiond’Hermogène était cause de l’échec de mon entreprise, mais ill’avait payé de sa vie. «Aurélie vit, me disais-je, celasuffit pour me donner l’espoir de la posséder. Oui, il est certainqu’elle sera à moi, un jour, car la destinée, à laquelle elle nepeut pas échapper, est la souveraine maîtresse, et ne suis-je pasmoi-même cette destinée?»

Je m’encourageais ainsi au crime, en regardantfixement le portrait. Je semblais étonner le vieillard. Il meparlait avec prolixité du dessin, du ton, du coloris, mais je nel’entendais pas. La pensée d’Aurélie, l’espoir d’exécuter encoremon sinistre projet, qui, selon moi, n’était que différé,occupaient à ce point mon esprit que je partis précipitamment sansdemander d’explications sur le peintre étranger, ce qui m’eûtpeut-être permis d’obtenir des renseignements sur ces tableaux quisemblaient renfermer tout un cycle d’allusions relatives à ma vieentière.

Pour posséder Aurélie, j’étais décidé à toutoser. Il me semblait même que j’étais placé au-dessus desévénements de ma vie, que, mon regard les pénétrant, je ne pouvaisjamais avoir rien à craindre et que, par conséquent, je n’avaisrien à risquer. Je couvais toutes sortes de plans et de projetspour atteindre mon but. Principalement, je croyais à présentpouvoir apprendre beaucoup de choses du peintre étranger etdécouvrir maints rapports que j’ignorais et qui seraientsusceptibles de m’aider dans la préparation de mes desseins. Je nepensais, en effet, à rien de moins qu’à retourner au château dansmon nouveau costume, ce qui ne me semblait pas du tout être unprojet extraordinairement audacieux. Le soir, j’allai à l’hôtel, oùje retrouvai ma société habituelle. J’eus toutes les peines dumonde à réprimer la tension toujours croissante de mon esprit, àmettre des bornes à l’activité effrénée de mon imaginationsurexcitée.

On parla encore beaucoup des tableaux dupeintre étranger et surtout de l’expression étonnante qu’il donnaità ses portraits. Il me fut possible de joindre mes louanges àcelles des autres et de dépeindre, dans un langage particulièrementbrillant, qui n’était qu’un reflet de l’ironie dédaigneuse qui medévorait intérieurement, les charmes indicibles répandus sur lepieux et angélique visage d’Aurélie. Un des membres de la sociétédit que le peintre était encore retenu pendant quelque temps dansla ville pour terminer plusieurs portraits commencés et qu’il nousamènerait demain soir cet artiste admirable et particulièrementintéressant, bien qu’il fût déjà d’un certain âge.

Le soir suivant, assailli par d’étrangespressentiments, en proie à d’obscures appréhensions, j’arrivai àl’hôtel plus tard que d’habitude. L’étranger, assis à la table, metournait le dos. Lorsque je pris place et le regardai, je reconnusles traits du terrible inconnu qui, à la Saint-Antoine, s’étaitappuyé contre le pilier d’angle de l’église et dont la vue m’avaitrempli d’angoisse et d’effroi. Il me considéra longtemps avec unegravité profonde. Mais la disposition d’esprit dans laquelle je metrouvais depuis que j’avais vu Aurélie me donna la force et lecourage de supporter son regard. L’ennemi, à présent, se présentaitde façon visible. Il s’agissait d’entamer avec lui une lutte àmort. Je résolus d’attendre l’attaque et alors de le repousser avecdes armes dont la force m’inspirait confiance. L’étranger ne parutpas faire spécialement attention à moi; au contraire,détournant les yeux, il continua à développer le sujet artistiquequ’il traitait à mon entrée. On en vint à ses tableaux et on louasurtout le portrait d’Aurélie. Quelqu’un affirma que cette œuvre,bien qu’à première vue elle donnât l’impression d’un portrait,pouvait, cependant, servir comme étude pour une tête de sainte.Comme la veille, précisément, j’avais parlé admirablement de ceportrait en mettant en relief toutes ses qualités, on me demandamon appréciation. Involontairement, je déclarai que, justement, jene pouvais pas me représenter sainte Rosalie autrement quesemblable au portrait de l’inconnue. Le peintre sembla à peinefaire attention à mes paroles et il dit aussitôt:

«En effet, cette jeune fille dont j’aidonné le portrait fidèle est une sainte qui par ses combats s’estélevée jusqu’au ciel. Je l’ai peinte, alors qu’elle était plongéedans le chagrin le plus effroyable; mais elle espérait en lareligion et attendait l’assistance de la destinée éternelle quitrône par-delà les nuages. Et c’est l’expression de l’espérance del’âme s’élevant au-dessus des choses terrestres que j’ai cherché àrendre dans ce tableau.»

On se perdit dans d’autresconversations; et le vin que, pour faire honneur àl’étranger, on demanda ce soir-là meilleur et en plus grandequantité qu’à l’ordinaire, égaya les esprits. Chacun se mit àraconter des choses réjouissantes; bien que l’étranger parûtrire seulement d’un rire intérieur, qui se reflétait dans ses yeux,il sut, pourtant, souvent rien qu’avec quelques fortes paroles,jetées dans la conversation, entretenir l’entrain général etextraordinaire. Si même, chaque fois qu’il me regardait, je nepouvais réprimer un sentiment de frayeur secrète, j’arrivai,cependant, petit à petit, à vaincre l’affreuse impression ressentielorsque je l’avais aperçu. Je parlai du comique Belcampo, que tousconnaissaient; à la grande joie des assistants, je parvins àmettre admirablement en lumière ses fantastiques fanfaronnades, àtel point qu’un bon diable de gros commerçant qui avait l’habitudede s’asseoir en face de moi m’assura, les yeux remplis de larmesarrachées par le rire, que depuis longtemps il n’avait pas passéune soirée aussi agréable. Quand les rires commencèrent enfin às’apaiser, l’étranger demanda à brûle-pourpoint:

«Avez-vous déjà vu le Diable,messieurs?»

On considéra cette question commel’introduction à une farce quelconque, et tout le monde déclaran’avoir pas encore eu cet honneur. Alors, l’étrangerpoursuivit:

«Eh bien! moi, il s’en est fallude bien peu que cet honneur ne me fût accordé, et cela au châteaudu baron F…, au milieu des montagnes…»

Je tremblai de tous mes membres, mais lesautres s’écrièrent en riant:

«Racontez, racontez!

–Vous connaissez tous, trèsprobablement, reprit l’inconnu, si vous avez traversé lesmontagnes, ce site romantique où le voyageur, sortant de l’épaisseforêt de sapins et s’avançant à travers les hautes massesrocheuses, voit s’ouvrir devant lui un profond abîme noir. On lui adonné le nom de gouffre du Diable; un pan de roche lesurplombe, qui représente ce que l’on appelle le siège du Diable.On dit que le comte Victorin, de mauvais projets en tête, étaitprécisément assis en cet endroit lorsque soudain le démon luiapparut; et, comme il avait résolu d’exécuter lui-même lesdesseins de Victorin qu’il trouvait agréables, il précipita lecomte dans l’abîme. Le Diable se présenta ensuite au château dubaron, déguisé en capucin; là, après avoir assouvi sa passionavec la baronne, il l’expédia en enfer, et il poignarda aussi lefils du baron, un pauvre insensé, qui ne pouvait le souffrir, quicriait bien haut: “C’est Satan!” quand il le voyait etdont, heureusement, l’intervention sauva une âme pieuse que ledémon astucieux avait résolu de perdre. Et puis le capucin disparutd’incompréhensible façon; on a dit qu’il s’était lâchementenfui à la vue du cadavre de Victorin, qui, sorti tout sanglant desa tombe, avait surgi devant lui. À présent, quoi qu’il en soit detout cela, ce dont je puis vous assurer, c’est que la baronne estmorte empoisonnée; qu’Hermogène, le fils du baron, a étélâchement assassiné; que ce dernier, peu de temps après, estmort de chagrin, et qu’Aurélie, cette sainte que j’ai peinte auchâteau à l’époque de ces événements effroyables, restée orpheline,s’est réfugiée dans un pays lointain chez des cisterciennes, dontl’abbesse était liée d’amitié avec son père. Le portrait que vousavez vu dans ma galerie est celui de cette admirable jeune fille.D’ailleurs, ce monsieur – et il me désigna – pourra vous racontertout cela mieux que moi et avec plus de détails, puisqu’il setrouvait au château au moment où se déroulèrent tous les événementsdont je viens de vous entretenir.»

Tous les regards se dirigèrent sur moi avecétonnement. Je me levai brusquement et m’écriai en faisant montred’une violente indignation:

«Hé! monsieur, qu’ai-je à faireavec vos stupides histoires de Diable et vos récits demeurtre? Vous me prenez pour un autre; oui, vous meconfondez avec quelque autre et je vous prie de ne pas me mettreenjeu à ce sujet.»

Dans l’agitation où je me trouvais, il me futassez difficile de donner à mes paroles un aird’indifférence; l’effet des dires mystérieux du peintre et maprofonde émotion, que je cherchais en vain à cacher, n’étaient quetrop apparents. Toute gaieté disparut et les hôtes, se rappelantalors que je leur étais tout à fait inconnu et comment, petit àpetit, j’étais arrivé à trouver place parmi eux, me jetèrent desregards méfiants et soupçonneux. Le peintre étranger s’était levéet me regardait fixement de ses yeux pénétrants de spectre, commeautrefois à l’église des capucins. Il ne dit pas un mot, ilsemblait glacé et sans vie, mais son allure de fantôme me faisaitdresser les cheveux; mon front se couvrait d’une sueur froideet la violence de mon effroi faisait trembler toutes les fibres demon corps.

«Va-t’en! m’écriai-je hors de moi.Tu es Satan lui-même, tu es le crime et le meurtre, mais sur moi tun’as aucun pouvoir!»

Tout le monde quitta son siège.

«Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ceque c’est?» s’écrièrent tous les hôtes.

Effrayés et attirés à la fois par le sonterrible de ma voix, les gens de la grande salle, laissant là leursjeux, se précipitèrent dans notre pièce.

«Il est ivre, il est fou! Qu’on lemette dehors!» lancèrent plusieurs voix.

Cependant, le peintre étranger se tenaitimmobile et me regardait toujours fixement. Fou de rage et dedésespoir, je tirai de ma poche le couteau avec lequel j’avaisfrappé Hermogène et que j’avais l’habitude de toujours porter surmoi et je me précipitai sur lui; mais je reçus un coup qui mejeta à terre, et l’étranger eut un rire effroyablement ironique quiretentit dans la pièce:

«Frère Médard! Frère Médard,disait-il, ton jeu est meurtrier. Va et désespère dans la honte etle repentir!»

Je me sentis empoigné par les clients; àce moment-là, je pris courage et, comme un taureau furieux, jefonçai sur la foule en frappant de toutes mes forces, au point queje renversai plusieurs de mes assaillants et que je me frayai unpassage jusqu’à la porte. Je me précipitai alors dans lecouloir; soudain une petite porte latérale s’ouvrit et je fusattiré dans une pièce sombre. Je ne résistai pas, car déjà les genshurlaient derrière moi. Lorsque la foule fut passée, on meconduisit dans la cour par un escalier dérobé, puis on me fitgagner la rue par un bâtiment de derrière. À la lueur de lalanterne, je reconnus en mon sauveur le comique Belcampo.

«J’ai l’impression, monsieur, me dit-ilen commençant, que votre différend avec le peintre est dû à lafatalité. J’étais dans la pièce voisine en train de boire, lorsquele bruit de la lutte se produisit; aussitôt je décidai devous sauver, ce qu’il me fut possible de faire, grâce à maconnaissance des lieux. Car, je suis la seule cause de ce qui estarrivé.

–Comment est-ce possible? luidemandai-je rempli d’étonnement.

–Qui commande au moment? Quirésiste à la volonté de l’esprit supérieur? continua le petithomme dans son pathos. Pendant que je m’occupais de l’arrangementde vos cheveux, monsieur, les plus sublimes idées s’allumèrent enmoi, comme à l’ordinaire; je m’abandonnai alors auxtransports fougueux d’une imagination déréglée, et non seulementj’oubliai de lisser convenablement et délicatement la boucle de lacolère sur la couronne de votre tête, mais je laissai vingt-septcheveux de l’angoisse et de l’effroi sur votre front. Ils sedressèrent sous le regard fixe du peintre, qui est vraiment unrevenant, pour s’incliner, en gémissant, vers la boucle de lacolère, qui se dénoua en crépitant. J’ai tout remarqué et j’ai vucomment, enflammé de rage, vous avez, monsieur, tiré un couteau,auquel adhéraient déjà des gouttes de sang; mais ce fut ungeste vain de vouloir envoyer en enfer un habitant de l’enfer. Carce peintre est Ahasvérus, le Juif errant, ou Bertrand de Born, ouMéphistophélès ou Benvenuto Cellini ou encore saint Pierre;en un mot, c’est un vil fantôme, qu’on ne peut vaincre qu’au moyend’un fer à friser brûlant, qui tord l’Idée dont il est vraiment lareprésentation, ou en frisant comme il faut avec un peigneélectrique la pensée qu’il est obligé de sucer pour nourrir cetteIdée. Vous voyez, monsieur, que pour moi, artiste et être fantasquepar profession, les choses de ce genre sont de la vraie pommade,selon un dicton de mon métier, beaucoup plus important qu’on ne lecroirait, dès que la pommade contient seulement de la véritableessence d’œillets.»

Le bavardage insensé du petit homme, quim’accompagnait en courant à travers les rues, avait pour moi, surle moment, quelque chose d’effrayant; mais, lorsque de tempsen temps je remarquais ses gambades et sa figure bouffonne, je nepouvais retenir un rire convulsif et bruyant.

Enfin, nous fûmes dans ma chambre;Belcampo m’aida à emballer mes effets et bientôt tout fut prêt pourle voyage. Je lui glissai quelques ducats dans la main, il se mit àbondir de joie et à crier:

«Ô gué! J’ai à présent dubel or, de l’or pur et brillant, imbibé du sang du cœur; ilest luisant et jette des éclats rouges. C’est un incident, unincident gai, rien de plus», fit-il ensuite.

Sans doute était-ce mon étonnement devant sesexclamations qui avait amené cette remarque. Il me pria de luilaisser donner à la boucle de la colère la forme convenable, de luipermettre de raccourcir les cheveux de l’angoisse et de me prendre,en souvenir, une bouclette parmi celles de l’amour. Je le laissaifaire et il accomplit le tout au milieu des gestes et des grimacesles plus comiques. Finalement, il saisit le couteau, que j’avaisdéposé sur la table, en changeant d’habit, et, prenant la positiond’un tireur d’armes, il se mit à s’escrimer dans le vide.

«Je tue Satan, votre ennemi, car, commeil n’est qu’une simple idée, il doit pouvoir être tué par uneidée; il reçoit donc la mort de celle-ci, de la mienne, quej’accompagne, pour lui donner plus de force, des mouvements ducorps qui conviennent. Apage Satanas, Apage, Apage,Ahasvérus; allez-vous-en! Voilà qui estfait!» dit-il, en remettant le couteau.

Et tout haletant, il s’essuya le front, commequelqu’un qui viendrait de se fatiguer terriblement enaccomplissant un travail pénible.

Je voulus vivement faire disparaître lecouteau et le mis dans ma manche, comme si je portais encore unerobe de moine. Le petit homme remarqua mon geste et en sourit d’unair rusé. À ce moment, le postillon fit retentir son cor devant lamaison; aussitôt Belcampo changea de ton et d’attitude. Iltira de sa poche un petit mouchoir, fit semblant d’essuyer seslarmes, s’inclina respectueusement plusieurs fois de suite, mebaisa la main ainsi que mon habit, et dit d’un airsuppliant:

«Mon révérend, deux messes pour magrand-mère, qui est morte d’indigestion; quatre pour monpère, qui mourut d’avoir jeûné involontairement. Mais, pour moi,une messe toutes les semaines lorsque je ne serai plus et,provisoirement, l’indulgence pour mes nombreux péchés. Ah!révérend père, il y a en moi un infâme pécheur qui s’écrie:“Peter Schönfeld, ne sois pas un idiot et ne pense pas que tuexistes; sois certain que c’est moi qui suis toi-même, moi,Belcampo, qui représente une idée géniale; et, si tu ne lecrois pas, je te poignarde avec une idée tranchante et pointue.”Mon révérend, cet ennemi qui a nom Belcampo commet tous les excèspossibles. Entre autres choses il doute souvent du présent,s’enivre beaucoup, se bat et fornique avec de jolies penséesvierges. Ce Belcampo me rend honteux et confus de ce que souvent jegambade de façon indécente et souille la couleur de l’innocence,lorsque en chantant in dulci jubilo, je marche dans lam..de avec mes bas de soie blancs. Pardon pour tous deux,Pietro Belcampo et Peter Schönfeld.»

Il s’agenouilla devant moi et fit mine desangloter violemment. Sa folie commençait à me fatiguer.

«Soyez donc raisonnable!»lui criai-je. Le garçon entra pour prendre mes bagages. Belcampo sereleva brusquement et, ayant retrouvé son humeur joyeuse, il l’aidaà transporter rapidement ce que je lui disais, tout en ne cessantde bavarder.

«C’est un toqué avéré, avec lequel il nefaut pas engager de longues conversations», me dit le garçon,en fermant la porte de la diligence.

Belcampo agitait son chapeau et, quand il mevit poser le doigt sur la bouche, avec un regard significatif, ilme cria:

«Jusqu’à mon derniersoupir!»

Lorsque le matin commença à poindre, la villese trouvait déjà bien loin derrière moi et l’image, enveloppée demystère, de l’homme effrayant et terrible avait disparu.

La question du maître de poste:«Où allez-vous?» me rappela à nouveau que j’étaisà présent séparé du monde et que j’errais, livré aux flots agitésdu hasard. Mais une puissance irrésistible ne m’avait-elle pasviolemment détaché de tout ce qui m’était cher, afin que l’espritqui vivait en moi pût, dégagé de toute entrave, déployervigoureusement ses ailes et s’envoler hardiment dansl’espace?

Je parcourus, infatigable, la campagnemagnifique, ne trouvant de repos nulle part et comme poussé sanscesse irrésistiblement vers le sud; sans y penser, je m’étaisjusqu’ici à peine écarté de la route tracée par Léonard; etainsi l’impulsion qu’il m’avait donnée en me lançant dans le mondecontinuait à s’exercer, comme douée d’une puissance magique, et àme diriger dans la voie voulue.

Au cours d’une sombre nuit, je traversais uneépaisse forêt qui s’étendait, comme me l’avait annoncé le maître deposte, jusqu’à la prochaine station. Il m’avait bien engagé, à cesujet, à attendre chez lui que se montrât le matin, mais j’avaisrepoussé ses conseils, et cela uniquement pour atteindre aussi viteque possible un but qui pour moi-même restait un mystère. Déjà,lorsque je m’étais mis en route, des éclairs brillaient dans lelointain. Bientôt les nuages que la tempête en mugissant amoncelaitet chassait devant elle devinrent de plus en plus noirs; puisle tonnerre retentit terriblement, répété par l’écho aux millevoix; à l’horizon, aussi loin que la vue pouvait porter, sedessinait le zigzag fulgurant des éclairs; les grands sapinscraquaient, ébranlés jusque dans leurs racines. La pluie tombait àtorrents. À chaque moment, nous risquions d’être écrasés par lesarbres que l’ouragan jetait bas; les chevaux se cabraient,effrayés par les lueurs de la foudre; à peine pouvions-nousencore avancer. Finalement, la diligence reçut une telle secoussequ’une des roues arrière se rompit. Nous fûmes ainsi obligés derester sur place en attendant que l’orage se calmât et que la lunepût percer les nuages. Le postillon vit alors que, dansl’obscurité, il s’était complètement écarté de la route et que nousétions dans un chemin forestier. Il n’y avait plus qu’à suivre cechemin à tout hasard. Peut-être aboutirions-nous à un village quandpoindrait le jour. La diligence, étayée par une grosse branche, seremit en route pas à pas. Je marchais en avant d’elle. Bientôtj’aperçus au loin la clarté d’une lumière et je crus percevoir desaboiements de chien. Je ne m’étais pas trompé, car à peineavions-nous poursuivi notre route pendant quelques minutes, quecette fois j’entendis bien distinctement des chiens qui aboyaient.Nous arrivâmes à une maison de belle apparence située au milieud’une grande cour entourée de murs. Le postillon frappa à la porte,les chiens accoururent en hurlant avec furie; mais dansl’habitation même tout resta tranquille et mortellement silencieux,jusqu’au moment où le postillon fit retentir son cor. Alors, àl’étage supérieur, on ouvrit la fenêtre d’où venait la lumière quej’avais remarquée et une voix dure et sourde appela:«Christian, Christian!

–Voilà, monsieur, répondit-on d’enbas.

–On frappe et l’on sonne du cor à notreporte, reprit la voix qui avait crié, et les chiens ont le diableau corps. Prends la lanterne et la carabine numéro trois et vois cequ’il y a.»

Peu après, nous entendîmes Christian calmerles chiens et le vîmes enfin venir avec sa lanterne. Il n’y avaitpas de doute pour le postillon: à l’entrée de la forêt, aulieu de suivre tout droit, nous avions dû obliquer à gauche,puisque nous étions à la maison du garde général des eaux et forêtssituée sur la droite, à une heure du dernier relais. Lorsque nouseûmes raconté à Christian le malheur qui nous était arrivé, ilouvrit les deux battants de la porte et nous aida à faire entrer ladiligence. Les chiens, apaisés, tournaient autour de nous enreniflant et en remuant la queue, cependant que l’homme resté à lafenêtre continuait à crier, sans que Christian ou l’un de nous luirépondît:

«Que se passe-t-il? Que sepasse-t-il? Qu’est-ce que c’est que cettecaravane?»

Enfin, pendant que Christian s’occupait deschevaux et de la diligence, j’entrai dans la maison, dont il avaitlaissé la porte ouverte. Un grand homme fort, la figure brûlée parle soleil, coiffé d’un vaste chapeau à plumet vert, et, pour lereste, en chemise et en pantoufles, s’avança vers moi, un couteau àla main, en m’interpellant brusquement:

«D’où venez-vous? On ne dérangepas les gens en pleine nuit. Ce n’est ici ni une auberge ni lamaison d’un maître de poste. Ici demeure le garde général des eauxet forêts, et c’est moi l’inspecteur! Christian est un âne devous avoir ouvert la porte.»

Je lui exposai très humblement mon malheur, enl’assurant que seule la nécessité nous avait déterminés à nousarrêter chez lui. L’homme devint alors plus doux et dit:

«Il est vrai que le temps étaitterriblement mauvais; mais le postillon est un imbécile des’être égaré et d’avoir brisé sa voiture. Un gaillard comme luidevrait pouvoir circuler dans la forêt les yeux fermés et s’ytrouver chez lui, comme nous autres.»

Il me fit monter et, en même temps qu’ildéposait son couteau, ôtait son chapeau et jetait un habit sur sesépaules, il me pria de ne pas prendre en mauvaise part sa réceptionplutôt rude. Il me dit qu’il devait d’autant plus se tenir sur sesgardes dans cette maison isolée que bien souvent toutes sortes devagabonds parcouraient la forêt et surtout qu’il était, pour ainsidire, en guerre ouverte avec les braconniers, qui avaient déjàattenté plus d’une fois à sa vie.

«Mais, continua-t-il, ces coquins nepeuvent rien contre moi, car, avec l’aide de Dieu, je remplisfidèlement et honnêtement les devoirs de ma charge; et,croyant et me confiant en Lui, me reposant également sur ma bonnecarabine, je les défie.»

Malgré moi, entraîné par une vieille habitude,je ne pus m’empêcher de glisser quelques paroles onctueuses sur laforce que donne la confiance dans le Tout-Puissant, ce qui renditle forestier de plus en plus amical. En dépit de mes protestations,il réveilla sa femme, matrone d’un certain âge déjà, mais active etgaie, qui, bien qu’elle eût été troublée dans son sommeil,accueillit aimablement son hôte et, sur l’ordre de son mari, se mità préparer à manger. Comme punition infligée par le forestier, lepostillon dut s’en retourner la nuit même à la station d’où ilvenait; quant à moi, le garde des eaux et forêts se mettait àma disposition pour me conduire, quand je le voudrais, au prochainposte de relais. Cette proposition m’agréa d’autant plus quej’avais besoin d’un peu de repos. Je déclarai au forestier que jeresterais volontiers chez lui jusqu’au lendemain à midi, afin de meremettre complètement de la fatigue causée par un voyageininterrompu de plusieurs jours.

«Si j’ai un conseil à vous donner,monsieur, répliqua le brave homme, restez ici demain toute lajournée; après-demain, mon fils aîné, que j’envoie à larésidence, vous conduira lui-même au prochain relais.»

J’acceptai avec plaisir, cependant que jevantais la solitude du lieu, qui exerçait sur moi un charmeattrayant.

«Oh! monsieur, reprit-il, lasolitude n’est pas aussi complète que vous le pensez. D’après laconception ordinaire des citadins, vous appelez solitude toutehabitation située dans les bois, sans tenir compte que cela dépendbeaucoup de celui qui y séjourne. Oui, si dans cet ancien pavillonde chasse vivait encore, comme autrefois, un vieux personnageatrabilaire qui, n’aimant ni la forêt ni la chasse, s’enfermaitdans ses quatre murs, on pourrait peut-être dire que la vie estsolitaire. Mais depuis que cet homme est mort et que le prince afait de cette maison la demeure du garde des eaux et forêts, elleest devenue très vivante. Vous êtes sans doute un habitant desvilles, monsieur; vous ignorez les plaisirs de la forêt etles joies de la chasse. Vous ne pouvez vous imaginer quelle vieheureuse et magnifique nous menons, nous autres chasseurs. Mesélèves et moi, nous ne faisons qu’une famille; vous trouverezcela curieux peut-être, mais dans cette famille je compte aussi meschiens, intelligents et adroits; ils me comprennent,saisissent un mot, un signe, et me sont fidèles jusqu’à la mort.Remarquez comme celui-ci me regarde intelligemment parce qu’il saitque je parle de lui. Dans la forêt, il y a toujours à faire,monsieur. Le soir, on pense à étudier, à administrer; lematin, dès que le jour pointe, je me lève et sors en jouant sur moncor un joyeux air de chasse. Les bruits les plus divers se fontentendre; tout sort du sommeil, les chiens aboient, heureuxet avides de courir à la chasse.

Mes élèves s’habillent vivement et, lagibecière en bandoulière, le fusil sur l’épaule, ils font leurentrée dans la salle à manger, où ma “vieille” a servi le déjeuner.Puis, nous nous mettons gaiement et allègrement en route.

«Nous arrivons à l’endroit où se cachele gibier; chacun prend sa place à distance du voisin;les chiens s’avancent furtivement, la tête touchant terre, on lesvoit flairer et renifler, puis regarder le chasseur de leurs yeuxintelligents et humains. Chacun est là, retenant sa respiration, lechien du fusil tendu, immobile et comme enraciné sur place. Puis,dès que le gibier bondit hors du fourré, que les coups de feucrépitent, que les chiens se lancent à sa poursuite, on sent battreson cœur et l’on est un tout autre homme. Et chaque partie dechasse représente quelque chose de nouveau, car toujours il seproduit un événement particulier qu’on n’avait pas encore constaté.Le fait seulement que le gibier est différent selon les saisons,que tantôt c’est celui-ci qui se montre et tantôt celui-là, donne àla chasse un attrait si magnifique qu’il n’est aucun homme surterre qui puisse en être rassasié. D’ailleurs, monsieur, la forêtpar elle-même est si joyeuse et si animée que je ne m’y sens jamaisseul. Comme je connais chaque place et chaque arbre, il me sembleque chacun des arbres qui a grandi sous mes yeux et dont la cimevivante et resplendissante s’élève maintenant dans les airs meconnaît et m’aime, parce que je lui ai accordé mon attention etdonné mes soins. Oui, dans le murmure et le bruissement merveilleuxde la forêt, je crois réellement entendre des voix qui me parlent,des voix tout à fait particulières, et j’ai l’impression que celangage est la louange véritable de Dieu et de sa toute-puissance,en même temps qu’une prière que la parole humaine ne pourraitjamais arriver à exprimer. En un mot, un chasseur brave et pieuxmène une vie joyeuse et admirable, car il lui reste encore quelquechose de la belle liberté d’autrefois, du temps où les hommesvivaient en accord avec les lois de la nature et ignoraient toutdes traînes et des parures dont ils s’embarrassent dans leurscachots de pierre. Que savent-ils, en effet, les gensd’aujourd’hui, des choses magnifiques que Dieu a créées autourd’eux pour leur édification et leur amusement et dont profitaientles hommes libres qui vivaient en pleine communion avec la natureentière, ainsi que nous l’apprennent les histoires du tempspassé?»

Le vieux forestier disait tout cela sur un tonet avec une expression qui faisaient voir sa conviction profonde.J’enviais sa vie heureuse et le calme solide de son état d’âme, sidifférent du mien.

Il me conduisit alors dans une autre partie dubâtiment, qui, je m’en rendais à présent compte, était assezvaste; là il m’indiqua une petite chambre, propre etcoquette, dans laquelle se trouvaient déjà mes bagages, puis il mequitta en m’assurant que le bruit matinal de la maison ne meréveillerait pas, car je me trouvais tout à fait isolé des autreshabitants. Je pourrais dormir aussi longtemps que je le voudrais,ajouta-t-il encore; on m’apporterait à déjeuner quandj’appellerais; lui, je le reverrais seulement au repas demidi, car il partait de grand matin dans la forêt avec ses élèveset ne rentrerait pas avant cette heure-là. Je me jetai sur le litet, fatigué comme je l’étais, je tombai bientôt dans un profondsommeil; mais un cauchemar affreux vint me torturer.

Le rêve commença d’une façon tout à faitsingulière. J’avais conscience que je dormais et je me disais, eneffet: «C’est très bien que je me sois endormiimmédiatement et que je dorme d’un sommeil aussi calme et aussiprofond, cela va me remettre entièrement de mes fatigues;seulement, il ne faut pas que j’ouvre les yeux.» Malgré cela,il me semblait que je ne pouvais pas m’en empêcher et, cependant,mon sommeil n’était pas interrompu. Soudain, la porte s’ouvrit etune forme sombre entra, dans laquelle, à mon grand effroi, je mereconnus moi-même, en costume de capucin, avec la barbe et latonsure. Le fantôme s’approchait de plus en plus de mon lit;j’étais comme paralysé, et les sons que je voulais articuler,l’état d’immobilité convulsive dans laquelle je me trouvais ne leurpermettait pas de sortir de ma gorge. Maintenant, le spectres’asseyait sur ma couche et me regardait en ricanant. «Ilfaut me suivre, disait-il, nous allons monter sur le toit, sous lagirouette qui chante un joyeux épithalame en l’honneur du hibou quise marie. Là nous lutterons et celui qui terrassera l’autre seraroi et pourra boire son sang.»

Je sentais que le fantôme m’empoignait etm’entraînait sur le toit; alors le désespoir me rendit desforces. «Tu n’es pas moi, tu es le Diable»,m’écriai-je. Et, les ongles en avant, j’étendis la main pour saisirle visage menaçant du fantôme. Mais j’eus l’impression que mesdoigts, atteignant ses yeux, plongeaient dans de profondes orbites,et il eut à nouveau un rire grimaçant. À ce moment, je meréveillai, comme sous l’effet d’une secousse soudaine. Mais lesrires continuaient dans la pièce. Je me dressai sur le lit, lesclairs rayons du matin brillaient à travers la fenêtre et j’aperçusdebout devant la table, me tournant le dos, un homme en habit decapucin. L’épouvante me pétrifia. L’effroyable rêve devenaitréalité. L’homme fouillait dans les choses qui se trouvaient sur latable. À présent il se retournait. Tout mon courage me revint,lorsque je vis une étrange figure avec une barbe noire et inculteet dont les yeux perdus dans le vague souriaient de folie. Certainsde ses traits avaient une ressemblance lointaine avec Hermogène. Jerésolus d’attendre pour voir ce que ferait l’inconnu et d’agirseulement au cas où, d’une façon quelconque, il se montreraitdangereux. Grâce à mon couteau, qui était près de moi, et même avecma force physique, en laquelle je pouvais avoir confiance, j’étaiscertain de pouvoir maîtriser l’inconnu sans avoir besoin d’aide. Ilsemblait s’amuser avec mes objets, comme un enfant. Monportefeuille rouge, qu’il tournait et retournait devant la fenêtreou encore tenait en l’air d’étrange façon, paraissait surtoutprovoquer sa joie. Enfin, il dénicha le flacon d’osier avec lereste du vin mystérieux, il l’ouvrit et le sentit, aussitôt il semit à trembler de tous ses membres et poussa un cri terrible, quirésonna sourdement dans toute la chambre. Une cloche argentinesonna trois heures dans la maison, il se mit à hurler comme enproie à un tourment effroyable, mais bientôt il fit entendre unnouveau ricanement, semblable à celui que j’avais entendu dans monrêve. Je le vis ensuite bondir furieusement, boire à la bouteilleet la jeter derrière lui, en franchissant précipitamment la porte.Je me levai vivement et voulus le poursuivre, mais déjà il étaithors de ma vue, et je l’entendis descendre bruyamment un escalieréloigné, puis le bruit sourd d’une porte fermée violemment arrivajusqu’à moi. Je verrouillai alors ma chambre pour me mettre àl’abri d’une nouvelle visite et me remis au lit. J’étais tropépuisé pour ne pas m’endormir aussitôt. Le soleil éclairait déjà lapièce lorsque je m’éveillai, reposé et mes forces réparées.

Ainsi qu’il me l’avait dit, le forestier étaitparti dans les bois avec ses fils et ses élèves. Une aimable jeunefille au teint vermeil, sa cadette, m’apporta à déjeuner, tandisque l’aînée était occupée dans la cuisine avec sa mère. Elle meraconta gentiment comment tous vivaient là ensemble, heureux etpaisibles. On n’entendait de tumulte que les jours où le prince,escorté de sa nombreuse suite, venait chasser dans la légion etcouchait à la maison. Quelques heures s’écoulaient ainsiagréablement, puis midi arriva. Alors des cris de joie et desfanfares de cors annoncèrent le retour du maître des eaux et forêtsaccompagné de ses quatre fils, admirables adolescents pleins desanté dont le plus jeune pouvait avoir à peine quinze ans, et deses trois élèves forestiers. Il me demanda comment j’avais dormi etsi le bruit du matin ne m’avait pas réveillé trop tôt. Jen’éprouvai pas le besoin de lui raconter l’aventure de la nuit, carla vivante apparition du moine effrayant était tellement liée à monrêve que c’est à peine si j’aurais pu discerner où finissait lerêve et où commençait la réalité. La table était mise, la soupefumait. Le vieux forestier allait ôter son bonnet pour dire laprière, lorsque la porte s’ouvrit. C’était mon capucin de la nuitqui entrait. La folie ne se lisait plus sur son visage, mais ilavait un air sombre et rébarbatif.

«Soyez le bienvenu, mon révérend, luidit le maître de la maison, récitez les grâces et mangez avecnous.»

Alors, il regarda autour de lui, les yeuxflambants de colère, et lança d’une voix terrible:

«Que Satan te mette en pièces avec ton“révérend” et tes maudites prières! M’as-tu attiré ici pourêtre le treizième à table et pour me faire tuer par l’étrangercriminel? Ne m’as-tu pas recouvert de ce froc pour quepersonne ne reconnaisse en moi le comte, ton seigneur etmaître? Mais prends garde à ma colère, hommemaudit!»

Ce disant, le moine saisit une lourde cruchese trouvant sur la table et la lança vers le vieux forestier qui,grâce seulement à un mouvement adroit, évita le projectile qui luieût brisé la tête. La cruche alla se casser contre le mur en millemorceaux. Aussitôt les élèves empoignèrent le forcené et lemaintinrent solidement.

«Ah! misérable blasphémateur, tuoses encore te livrer ici en présence de gens pieux à tes accès defurie, tu as l’audace d’attenter une nouvelle fois à ma vie, moiqui t’ai tiré de ton état bestial, qui t’ai sauvé de la damnationéternelle. Va au cachot!»

Le moine tomba à genoux et implora grâce, enhurlant. Mais le vieillard lui dit:

«Retourne au cachot, dont tu ne sortirasplus avant que je ne sois certain que tu as renoncé à Satan quit’aveugle; sinon tu vas mourir.»

Le moine se mit à pousser des cris désespérés,comme si la mort lui apparaissait; mais les élèves forestiersl’emmenèrent. En rentrant, ils annoncèrent qu’il s’était aussitôtcalmé en franchissant le seuil de la prison. Christian, chargé desa surveillance, avait, d’ailleurs, déjà raconté que le moines’était promené toute la nuit dans les couloirs de la maison enfaisant un bruit infernal, et surtout qu’il l’avait entendu crierau point du jour: «Donne-moi encore de ton vin et jeserai à toi entièrement! Du vin! du vin!»Il lui avait, en outre, réellement semblé que le moine titubaitcomme un homme ivre, bien qu’il ne pût comprendre comment le fouavait pu arriver à se procurer un breuvage aussi fort et aussienivrant. Je n’hésitai pas plus longtemps à raconter mon aventurede la nuit, en n’oubliant pas de parler de la bouteille qu’il avaitvidée.

«Tout cela est bien regrettable pourvous, me dit le forestier. Mais vous me semblez brave etcourageux; un autre eût pu en mourir de frayeur.»

Je le priai de me dire en détail qui était cemoine insensé.

«Ah! me répondit le vieillard,c’est une longue et étrange histoire, qu’il ne convient pas deraconter pendant le repas. Il est déjà assez fâcheux que cetaffreux individu nous ait troublés ainsi avec ses agissementscriminels, alors que nous nous apprêtions à goûter gaiement etjoyeusement aux mets que Dieu nous envoie. Pour le moment, nousallons nous mettre à manger.»

Là-dessus le forestier ôta son bonnet, récitales grâces avec piété et recueillement, et nous entamâmes unsubstantiel et savoureux repas champêtre, au milieu deconversations vivantes et pleines de gaieté. En l’honneur de sonhôte le vieillard fit apporter du vin meilleur que de coutume et,selon les mœurs patriarcales, il trinqua avec moi dans une joliecoupe qui lui était réservée. La table étant desservie, les élèvesforestiers détachèrent deux cors du mur et se mirent à jouer un airde chasse. À la reprise, les jeunes filles accompagnèrent, puisavec elles les fils de la maison répétèrent en chœur la strophefinale. Mon cœur se dilatait d’étrange façon; depuislongtemps, je n’avais pas éprouvé un contentement intérieur aussigrand que parmi ces simples et braves gens. On chanta encoreplusieurs chansons, douces et mélodieuses, jusqu’au moment où lechef de famille se leva, en s’écriant:

«Vivent tous les braves gens quihonorent noblement la chasse!»

Et il vida son verre. Nous répétâmesunanimement son toast et ainsi se termina ce gai repas glorifié parle vin et les chants.

Le vieillard s’était approché de moi et il medit:

«À présent, monsieur, je vais dormir unepetite demi-heure, puis nous irons ensemble dans la forêt et jevous raconterai comment le moine est venu chez moi et tout ce queje sais de lui. Pendant ce temps, le crépuscule viendra, ensuitenous irons à l’affût, à un endroit où, m’a dit Franz, il y a desfaisans. Vous aurez comme nous un bon fusil et vous tenterez votrechance.»

La chose était pour moi toute nouvelle, carsi, étant séminariste, j’avais pu parfois m’amuser au tir à lacible, jamais il ne m’était arrivé de tirer sur du gibier.J’acceptai donc l’offre du forestier, qui s’en montra extrêmementréjoui et qui, rapidement, avant d’aller se reposer, comme il enavait l’intention, s’efforça, en faisant montre d’une cordialegentillesse, de m’inculquer les premiers éléments de l’art dutir.

Armé d’un fusil et porteur d’une gibecière, jeme rendis dans les bois avec le forestier, qui commença ainsil’étrange histoire du moine.

«Il y aura déjà deux ans de cela,l’automne prochain, mes élèves entendaient souvent dans la forêtdes hurlements effrayants qui, bien qu’ils n’eussent pasgrand-chose d’humain, pouvaient, cependant, provenir d’un homme,ainsi que le pensait Franz, le dernier arrivé d’entre eux… Franzavait la certitude d’être l’objet des taquineries du monstrehurleur, car, lorsqu’il allait à l’affût, les hurlements sefaisaient entendre si près de lui qu’ils effrayaient le gibier. Unjour qu’il couchait une bête en joue, un être aux poils hérissés etméconnaissable sortit en bondissant du fourré et fit rater son tir.Franz avait la tête farcie de légendes de chasse racontées par sonpère, un vieux chasseur, et où des revenants entraient en jeu. Ilfut amené à prendre cet être pour Satan lui-même, qui voulait ledégoûter du plaisir de la chasse ou sinon essayer de le tenter. Lesautres élèves et même mes fils, qui avaient aussi entrevu lemonstre, étaient de son avis. J’avais d’autant plus intérêt àéclaircir cette affaire que je croyais voir là une ruse debraconnier destinée à éloigner les chasseurs. J’ordonnai donc à mesfils et aux apprentis d’interpeller le monstre au cas où il semontrerait encore à eux et, s’il ne voulait pas s’arrêter ourépondre, de tirer sur lui sans plus, en vertu des lois de lachasse. Ce fut Franz qui, le premier, étant à l’affût, rencontra ànouveau le spectre. Il l’interpella en le mettant en joue, mais lemonstre s’enfuit en bondissant dans les fourrés. Franz voulut tirersur lui: le coup ne partit pas. Rempli d’angoisse etd’effroi, il courut vers ses camarades qui se trouvaient à quelquedistance de là, persuadé que c’était le démon qui le narguait eneffrayant le gibier et en ensorcelant son fusil, car effectivement,depuis que le monstre le poursuivait, il n’atteignait plus aucunebête, lui qui était un tireur si adroit.

«Le bruit qu’un spectre hantait la forêtse répandit et déjà l’on racontait au village que Satan, s’étanttrouvé sur le chemin de Franz, lui avait offert des ballesenchantées, et autres balivernes de ce genre. Je résolus de mettrefin à tout cela et de faire la chasse au monstre, que, pour moncompte, je n’avais pas encore rencontré, en me tenant dans lesendroits où il avait l’habitude de se montrer. Je restai longtempsavant d’obtenir un résultat. Enfin, par un soir brumeux denovembre, j’étais à l’affût précisément à la place où Franz avaitvu le monstre pour la première fois, lorsque j’entendis remuer dansle fourré, tout près de moi. J’épaulais doucement mon fusil,croyant avoir affaire à un animal; mais ce fut un être hideuxaux yeux étincelants, avec des cheveux noirs tout hérissés etcouvert de haillons que je vis apparaître. Le monstre me regardafixement, en poussant des hurlements effroyables. Monsieur, unetelle apparition aurait pu effrayer l’homme le pluscourageux; j’eus l’impression que je me trouvais vraimentdevant le Diable et je sentis une sueur froide m’inonder le corps.Mais une énergique prière, récitée d’une voix forte, me fitretrouver tout mon courage. En m’entendant prononcer le nom duChrist, le monstre hurla plus furieusement encore, et puis il fitentendre des blasphèmes terribles. À ce moment, je lui criai:“Être infâme, être maudit, cesse tes paroles impies etrends-toi; sinon je te tue!” Alors le monstre se roulaà terre en poussant des lamentations et en demandant grâce. Mesélèves arrivèrent, nous l’empoignâmes et l’emmenâmes à la maison,où je le fis enfermer dans la tour dépendant de l’annexe dubâtiment, me disposant à mettre le lendemain matin les autorités aucourant de ce qui s’était passé. Il perdit connaissance en entrantdans la tour. Le jour suivant, lorsque j’allai le voir, il étaitassis sur la couche de paille que je lui avais fait préparer etpleurait à chaudes larmes. Il se jeta à mes pieds et me suppliad’avoir pitié de lui. Il y avait plusieurs semaines déjà, meraconta-t-il, qu’il vivait dans la forêt, ne mangeant rien que desherbes et des fruits sauvages; pauvre capucin dans un cloîtretrès éloigné, il s’était enfui du cachot où on l’avait enfermécomme fou. L’homme, en effet, se trouvait dans un état digne decompassion. J’en eus pitié. Je lui fis donner des alimentsfortifiants et du vin.

«Il se rétablit visiblement. Il me priade la façon la plus pressante de le garder chez moi quelques joursseulement et de lui procurer un nouvel habit de capucin; ilretournerait ensuite de lui-même au couvent. J’accédai à son désir,et réellement la folie sembla se calmer, les accès devinrent plusrares et moins violents. Mais, pendant ses explosions de fureur,l’homme prononçait d’effroyables paroles; je remarquai que,quand je le brusquais et le menaçais de mort, il tombait dans unabattement profond et se mortifiait en priant Dieu et les saints duParadis de le délivrer de ses tourments infernaux. Il semblaitalors se prendre pour saint Antoine, de même que, dans ses accès defurie, il criait qu’il était comte et seigneur tout-puissant etnous ferait tous tuer quand arriveraient ses gens. Dans sesintervalles de lucidité, il me suppliait au nom de Dieu de ne pasle repousser, car il sentait que ce n’était que chez moi,disait-il, qu’il pourrait guérir.

«Une seule scène se produisit encoreavec lui, et cela après que le prince fut venu chasser dans lacontrée et eut passé la nuit chez moi. Depuis le jour où il avaitvu le prince au milieu de son brillant entourage, il était devenutout autre. Il se montrait opiniâtrement taciturne etintraitable; il s’éloignait vivement aussitôt que nousdisions une prière et il se mettait à tressaillir de tous sesmembres quand il entendait seulement prononcer un mot pieux. Aveccela, il jetait sur ma fille Anne des regards d’une telleconcupiscence que je résolus de l’emmener pour éviter tout malheur.La nuit qui précéda le jour où je devais mettre mon projet àexécution, je fus réveillé par un cri perçant venant du couloir. Jesautai de mon lit et me précipitai avec une lumière vers l’endroitoù dormaient mes filles. Le moine s’était évadé de la tour où je lefaisais enfermer la nuit, et, poussé par une violente passionbestiale, il avait couru à l’appartement de mes filles, dont ils’efforçait d’enfoncer la porte à coups de pied. Heureusement, unesoif irrésistible avait fait sortir Franz de la chambre où ildormait avec les autres élèves forestiers; il allaitjustement à la cuisine pour prendre de l’eau lorsqu’il perçut letapage du moine dans le couloir. Il accourut et empoigna legaillard par-derrière, juste au moment où la porte cédait. Maisl’adolescent était trop faible pour maîtriser le fou furieux. Ilsse battirent au milieu des cris des jeunes filles réveillées par lebruit, et j’arrivai à l’instant où le moine, ayant jeté l’apprentià terre, lui serrait la gorge, comme un assassin. Sans réfléchir,je sautai sur le moine et je dégageai Franz; mais soudain, jene sais pas encore comment cela s’est passé, un couteau brilla dansla main du criminel qui voulut m’en porter un coup. Par bonheur,Franz s’était relevé et lui arrêta le bras, cependant que moi, quisuis plutôt un homme solide, je réussissais bientôt à serrer sifortement le forcené contre le mur qu’il étouffait presque. Lebruit avait arraché tous les élèves de leur sommeil; ilsaccoururent, nous garrottâmes le moine et le jetâmes au cachot.J’allai chercher mon fouet et, pour le dissuader de nouvellesentreprises de ce genre, je lui administrai quelques bons coups quile firent se lamenter et gémir misérablement. “Coquin, luidisais-je, c’est encore beaucoup trop peu pour ton infamie, toi quivoulais déshonorer ma fille et qui as tenté de me tuer;vraiment, tu aurais mérité de mourir.”

«Il hurlait d’angoisse etd’effroi; la crainte de la mort semblait totalementl’anéantir. Le lendemain, il ne fut pas possible de l’emmener, caril gisait sans aucune force dans sa cellule et ressemblait à uncadavre; vraiment, il me faisait pitié. Je lui fis préparerun bon lit dans une pièce plus convenable, et ma femme prit soin delui, fit une soupe fortifiante et alla prendre dans notrepharmacie, pour les lui porter, les médicaments dont il pouvaitavoir besoin. Souvent, quand elle est seule, ma femme a la bonnehabitude, pour se distraire, de fredonner une chanson pieuse, et,lorsqu’elle veut s’accorder un vrai plaisir, ma fille Anne, de savoix claire, doit lui chanter ce lied. C’est ce qui se passa devantle lit du malade. Souvent, il soupirait profondément et lesregardait toutes deux avec des yeux pleins de mélancolie;souvent aussi, les larmes inondaient ses joues. Parfois, il remuaitla main et les doigts comme s’il voulait se signer, mais il n’yarrivait pas, sa main retombait sans force; quelquefoisaussi, de légers sons sortaient de ses lèvres, comme pouraccompagner Anne. Enfin il commença à se remettre à vue d’œil. Àprésent, il faisait souvent le signe de la croix, à la manière desmoines, et priait à voix basse. Puis, subitement, il se mit àchanter des chants latins; ma femme et ma fille n’encomprenaient pas les paroles, mais la musique merveilleuse de ceschants sacrés les remuait jusqu’au fond du cœur, au point qu’ellesne pouvaient se lasser de parler des joies que leur faisaitéprouver le malade.

«Le moine fut bientôt assez rétabli pourse lever et pour se promener dans la maison; son air et sesmanières avaient complètement changé. Le feu qui brillait naguèreméchamment dans ses yeux avait fui, et son regard exprimaitmaintenant la douceur; selon les mœurs monacales, il marchaitsans bruit, avec recueillement et les mains jointes; toutetrace de folie avait disparu. Il ne mangeait que des légumes et dupain et buvait de l’eau. Ce n’est que bien rarement, dans cesderniers temps, que j’étais arrivé à le faire asseoir à ma table etqu’il avait consenti à goûter un peu de nos aliments ou à boire unegorgée de vin. Alors il disait les grâces et nous égayait de sesreparties, qu’il savait placer comme pas un. Souvent, il allait sepromener seul dans la forêt; un jour je l’y rencontrai et luidemandai, sans précisément y penser, s’il n’allait pas bientôtretourner dans son couvent. Il se montra très ému, prit ma main etme dit:

«“Mon ami, je te remercie d’avoir sauvémon âme, tu m’as préservé de la damnation éternelle; mais jene peux pas encore te quitter, permets-moi de rester avec toi.Ah! aie pitié de moi, que Satan avait séduit et qui étaisirrémédiablement perdu si le saint que j’ai invoqué au cours de mesheures d’angoisse ne m’eût pas conduit dans cette forêt, alors quej’étais en proie à la folie…

«“Vous m’avez trouvé, poursuivit lemoine, après un moment de silence, dans un état de dégradationcomplète, et, maintenant encore, vous ne devineriez certainementpas qu’autrefois j’étais un bel adolescent, que la nature avaitrichement doué et que seul un penchant mystique pour la solitude etla méditation conduisit au cloître. Là mes frères m’aimaient tousd’une façon exceptionnelle et je vécus aussi heureux qu’on peutl’être au couvent. Par ma piété et ma conduite exemplaires, jem’élevai au-dessus de tous et déjà l’on voyait en moi le futurprieur. Or il arriva qu’un de nos frères rentrant d’un long voyagerapporta pour le cloître différentes reliques qu’il s’étaitprocurées en route. Parmi elles se trouvait une bouteille ferméecontenant un élixir tentateur et que saint Antoine, disait-on,avait prise au Diable. Aussi cette fiole fut-elle soigneusementconservée, bien que la chose me parût tout à fait déplacée etopposée à l’esprit de piété que doivent inspirer les vraiesreliques. Mais un désir indicible s’empara de moi. Je voulus savoirce qu’en vérité il pouvait bien y avoir dans la bouteille. Jeparvins à la détourner, je la débouchai et j’y trouvai un vin d’unparfum délicieux et d’une saveur douce et agréable, que je busjusqu’à la dernière goutte.

«“Impossible de décrire le changementqui s’opéra alors en moi, la soif dévorante des joies du monde quej’éprouvai, le sentiment qui me faisait voir le vice sous lesformes les plus séduisantes et comme le summum du bonheur qu’onpuisse goûter sur terre. Toujours est-il que ma vie devint unesuite de crimes ignominieux et que, lorsque je fus découvert,malgré mes ruses diaboliques, le prieur me condamna à la prisonperpétuelle. Après que j’eus passé plusieurs semaines dans uncachot sombre et humide, je commençai à m’indigner contre moi-même,à maudire l’existence; j’insultai Dieu et les saints. AlorsSatan m’apparut dans une lueur d’un rouge ardent, et il me promitde me délivrer si je voulais le servir, en tentant leTout-Puissant. Je me jetai précipitamment à genoux et je criai, enhurlant: ‘Il n’y a pas de Dieu dont je sois le serviteur, tues mon maître et c’est du feu de l’enfer que jaillissent les joiesde la vie!’

«“Aussitôt, j’entendis dans les airs unbruit semblable à celui d’un ouragan; les murs s’ébranlèrentcomme sous l’action d’un tremblement de terre, le cachot retentitde sifflements aigus; les barreaux de fer de la fenêtretombèrent en morceaux, et, emporté par une force invisible, je metrouvai dans la cour du cloître. La lune brillait clair, à traversles nuages, et sous ses rayons une statue de saint Antoine, érigéedans la cour, près d’une fontaine, resplendissait. Une angoisseindicible me déchirait le cœur. Je me jetai à genoux devant lesaint, écrasé sous le poids du repentir. Je reniai Satan etj’implorai grâce. Mais le ciel se couvrit de nuages noirs et denouveau l’ouragan se fit entendre à travers les airs; jeperdis connaissance et je me retrouvai dans la forêt, où j’erraisen proie à la faim et fou de désespoir, lorsque vous m’avezsauvé.”

«Tel fut le récit du moine et sonhistoire fit sur moi une impression si profonde que, dans bien desannées encore, je pourrai, comme aujourd’hui, la répéter mot à mot.Depuis ce temps, il s’était si gentiment et si pieusement comportéqu’il avait gagné notre amitié à tous. Il m’est d’autant plusdifficile de comprendre le nouvel accès de folie qui l’a frappé, lanuit dernière.

–Savez-vous, dis-je en interrompant leforestier, de quel couvent de capucins le malheureux s’estenfui?

–Il me l’a caché, répondit le vieillard,et je désire d’autant moins le lui demander que j’ai presque lacertitude de reconnaître en lui le malheureux dont on parlait toutrécemment à la cour, sans se douter de son voisinage, et pour lebien de qui je n’ai pas voulu, précisément, révéler, en cettecirconstance, mes suppositions.

–Mais, répliquai-je, vous pouvez bienvous confier à moi, qui suis un étranger et qui vous prometssolennellement de garder scrupuleusement le secret.

–Sachez donc, continua le forestier, quenotre princesse a une sœur qui est abbesse au couvent descisterciennes de… Celle-ci avait recueilli et fait élever le filsd’une pauvre veuve dont le mari doit avoir eu de mystérieusesrelations avec la cour de notre prince. Ses études terminées, lejeune homme se fit capucin par pur penchant et devint un orateursacré dont la célébrité s’étendit au loin.

«L’abbesse, dans ses lettres, parlaittrès souvent à sa sœur de son protégé. Il y a quelque temps, elledéplorait profondément sa perte. On s’était vu obligé de le chasserdu couvent, dont il avait été si longtemps l’ornement, à la suited’un grave péché dont il s’était rendu coupable en abusant d’unerelique. C’est une conversation récente, entre le médecinparticulier du prince et une autre personne de la cour,conversation à laquelle j’assistai, qui m’a appris tout cela. Ilsfirent encore mention de certains détails tout à fait curieux quime restèrent incompréhensibles, parce que je ne connais pas lesfaits à fond, et qui, depuis, sont sortis de mon esprit. Que lemoine qui est chez moi raconte maintenant son histoire à sa façonet qu’il dise s’être évadé de la prison du couvent grâce auconcours du Diable, je considère cela comme pure imagination,résultant de sa folie: pour moi, il n’est autre, précisément,que ce frère Médard à qui l’abbesse fit donner une éducationecclésiastique et que le Diable poussa à toutes sortes de péchés,jusqu’au jour où la justice divine le frappa de foliefurieuse.»

Lorsque le forestier prononça le nom deMédard, un frisson intérieur me parcourut. Tout le récit,d’ailleurs, n’avait fait que me torturer, en me portant au plusprofond du cœur une série de coups mortels. Je n’étais que tropconvaincu de la vérité des paroles du moine, puisque le faitjustement d’avoir à nouveau goûté avidement à un breuvage infernaldu même genre l’avait replongé dans une folie impie et sacrilège.Mais moi-même, n’étais-je pas descendu au rôle de misérable jouetdans les mains de la puissance mystérieuse et maligne quim’enlaçait de liens indissolubles, et, lorsque je me croyais libre,pouvais-je me remuer ailleurs que dans la cage où j’étaisdésespérément enfermé? Les bons conseils du pieux Cyrille queje n’avais pas écoutés, l’apparition du comte et de son intendant,tout cela me revint à l’esprit. Je savais à présent d’où m’étaitvenue cette subite fermentation intérieure, ce qui avait produit cechangement de mon état d’âme. J’avais honte de mes agissementscriminels, et cette honte équivalait pour moi, en cet instant, auprofond repentir et à l’accablement qu’une véritable pénitencem’eût fait éprouver.

J’étais plongé ainsi dans de profondesréflexions et j’écoutais à peine le vieillard qui parlaitmaintenant de sa chasse et me décrivait quelques-unes des luttesqu’il lui avait fallu engager contre les maudits braconniers. Lecrépuscule était venu et nous nous trouvions devant le fourré oùdevaient se tenir les faisans. Le forestier m’assigna un endroit,en me recommandant de ne pas parler ni remuer et d’épier bienattentivement, le fusil armé. Les autres se glissèrentsilencieusement à leur place et je restai seul au milieu del’obscurité, qui ne faisait qu’augmenter. Alors, dans cette sombreforêt, des images de ma vie m’apparurent. Je vis ma mère, puisl’abbesse; elles me considéraient avec des regards remplis dereproches. Euphémie, le visage d’une pâleur mortelle, s’avançaitbruyamment vers moi, en me fixant de ses yeux noirs etétincelants; dans un geste de menace, elle leva ses mainscouvertes de sang. Horreur! c’était du sang provenant de lablessure mortelle d’Hermogène! Je poussai un cri. Au mêmeinstant, j’entendis au-dessus de ma tête un lourd battementd’ailes. Je tirai en l’air, au hasard; deux faisanstombèrent.

«Bravo!» s’écria l’apprentichasseur placé non loin de moi, en abattant le troisième.

À présent les coups de fusil éclataient detous côtés; puis les chasseurs se rassemblèrent, chacunapportant son butin. L’apprenti chasseur raconta, non sans lancervers moi un coup d’œil insidieux, que j’avais jeté un cri vraimentbruyant lorsque les faisans s’envolèrent en passant juste au-dessusde ma tête, comme si une grande peur s’était emparée de moi, etqu’ensuite j’avais tiré dans le nombre, sans épauler, au hasard, etque, malgré cela, j’en avais atteint deux; il lui semblamême, au milieu de l’obscurité, que je dirigeais mon fusil dans unetout autre direction que celle des faisans et, pourtant, je lesavais abattus. Le vieux forestier se mit à rire aux éclats de mafrayeur et de ce que je m’étais contenté de tirer dans le tas, sansprendre le temps de viser.

«D’ailleurs, poursuivit-il, j’oseespérer, monsieur, que vous êtes un honnête et pieux chasseur etnon un de ces gaillards qui ont un pacte avec le Diable et quipeuvent tirer où ils veulent sans jamais manquer legibier.»

Cette plaisanterie, dite certainement sansintention, me toucha au plus profond de l’être, et même mon heureuxcoup de fusil, dû pourtant au seul fait du hasard, dans l’étatd’agitation extrême où je me trouvais, me remplit d’effroi:plus que jamais en désaccord avec moi-même, je n’arrivais plus à mecomprendre, et je me sentais envahi par un sentiment d’horreuraccablante.

Lorsque nous revînmes à la maison, Christiannous apprit que le moine s’était tenu tranquille dans sa prison,n’avait pas prononcé un mot et s’était abstenu de toutenourriture.

«Je ne peux pas le garder plus longtempsici, dit le forestier, car qui peut me répondre que sa folie, selontoute apparence incurable, ne le reprendra pas au bout d’un certaintemps et qu’il ne causera pas dans cette maison un malheureffroyable? Il faut qu’il s’en aille. Demain matin, de trèsbonne heure, Christian et Franz le conduiront à la ville. Monrapport sur cette affaire est prêt depuis longtemps, on peut doncle mettre à l’asile d’aliénés.»

Lorsque je fus seul dans ma chambre, lefantôme d’Hermogène se dressa devant mes yeux et, chaque fois queje voulais le regarder fixement, il prenait les traits du moineinsensé. Tous deux se confondaient en mon esprit et semblaientreprésenter l’avertissement que m’adressait au bord de l’abîmel’esprit supérieur. Je butai contre le flacon d’osier qui étaitresté à terre. Le moine l’avait vidé jusqu’à la dernièregoutte; j’étais ainsi délivré de toute nouvelle tentation d’yporter les lèvres; je pris même cette bouteille, d’où sortaitencore un parfum très enivrant, et je la lançai par la fenêtre. Jel’envoyai retomber par-delà le mur de la cour, voulant ainsianéantir toute influence possible du mystérieux élixir.

Peu à peu je redevins plus calme et je puisaimême un certain courage dans la pensée qu’en tout cas, au point devue de l’esprit, je devais être supérieur à ce moine qu’un breuvagesemblable au mien avait rendu fou furieux. Je sentais que j’avaisété bien proche de cette effroyable destinée. Le fait que le vieuxforestier prenait ce moine pour le malheureux Médard, pourmoi-même, je le considérai comme un avertissement de Dieu, quivoulait encore me soustraire à un inconsolable désespoir. La folieque je rencontrais partout sur mon chemin ne semblait-elle passeule capable de me faire jeter un regard en moi-même et de memettre en garde de façon toujours plus pressante contre le mauvaisesprit qui, comme je le croyais, m’était visiblement apparu sousles traits menaçants de ce peintre à l’aspect de fantôme?

Je me sentais irrésistiblement attiré vers larésidence. La sœur de ma mère adoptive, dont j’avais souvent vu leportrait et qui, ainsi que je me le rappelai, ressemblait tout àfait à l’abbesse, me ferait rentrer dans la vie innocente et pieusequi fleurissait jadis pour moi; car pour cela, dans madisposition d’esprit présente, sa vue et les souvenirs qu’elleréveillerait en moi suffiraient certainement. Je voulais attendreque le hasard m’amenât près d’elle.

À peine le jour était-il venu que j’entendisdans la cour la voix du forestier. Je devais partir de bonne heureavec son fils, je m’habillai donc à la hâte. Quand je descendis,une charrette portant des sièges de paille était devant la maison,prête à partir; on amena le moine, dont le visage bouleverséétait d’une pâleur cadavérique; il se laissait conduire sansrésistance. Il ne répondit à aucune question et refusa toutenourriture; à peine voyait-il les gens qui l’entouraient. Onle porta dans la charrette et on l’attacha solidement, car son étatsemblait positivement inquiétant; l’on n’était aucunement sûrqu’un accès soudain de fureur contenue n’éclaterait pas. Lorsqu’ilsentit les liens serrer ses bras, sa figure se contractaconvulsivement et il laissa échapper un léger gémissement. J’étaisnavré de le voir ainsi; il m’était devenu sympathique, nedevais-je pas peut-être mon salut à sa perte? Christian et undes élèves chasseurs s’assirent à côté de lui dans la voiture. Ilm’aperçut seulement en partant, et il fut subitement saisi d’unprofond étonnement; déjà le véhicule s’éloignait – nousl’avions accompagné hors des murs –, l’insensé tenait encore latête tournée et continuait à diriger ses regards sur moi.

«Voyez-vous, me dit le forestier, commeses yeux ne vous quittent pas; je crois que votre présence, àlaquelle il ne s’attendait pas, dans la salle à manger, a aussibeaucoup contribué à déclencher son accès de folie, car, même dansses bonnes périodes, il était extrêmement craintif et redoutaittoujours qu’un étranger ne vînt le tuer. Il avait, en effet, unepeur démesurée de la mort, et c’est ainsi que souvent j’ai faitface à ses accès de folie en menaçant de lui brûler la cervellesur-le-champ.»

Je me sentais mieux, le cœur plus léger, desavoir que le moine était parti. N’avais-je pas en lui le reflet demon propre moi affreusement défiguré? Je me réjouissais enpensant à la résidence, car il me semblait que là je seraisdébarrassé du fardeau écrasant qu’avait mis sur mes épaules lasombre destinée et que là aussi, reprenant de nouvelles forces, jepourrais m’arracher au pouvoir malin qui tenait ma vieprisonnière.

Après le déjeuner, la coquette voiture duforestier s’avança, traînée par d’agiles chevaux. En reconnaissancede son accueil hospitalier, je remis à sa femme quelque argent, quej’eus beaucoup de peine à lui faire accepter, et je donnai à sesdeux charmantes filles de petits objets de bijouterie que j’avaispar hasard sur moi. Toute la famille prit congé de moi aussicordialement que si depuis longtemps j’avais été connud’elle; le vieillard plaisanta encore sur mes talents dechasseur, et je m’éloignai de ces lieux, gai et serein.

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