Les femmes savantes de Molière

LES FEMMES SAVANTES – MOLIÈRE > ACTE I

Acte I

Scène I

Armande, Henriette

Armande

Quoi ? le beau nom de fille est un titre, ma soeur,

Dont vous voulez quitter la charmante douceur,

Et de vous marier vous osez faire fête ?

Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ?

Henriette

Oui, ma soeur.

Armande

Ah ! ce « oui » se peut-il supporter,

Et sans un mal de coeur sauroit-on l’écouter ?

Henriette

Qu’a donc le mariage en soi qui vous oblige,

Ma soeur… ?

Armande

Ah, mon Dieu ! fi !

Henriette

Comment ? Armande

Ah, fi ! vous dis-je.

Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend,

Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant ?

De quelle étrange image on est par lui blessée ?

Sur quelle sale vue il traîne la pensée ?

N’en frissonnez-vous point ? et pouvez-vous, ma soeur,

Aux suites de ce mot résoudre votre coeur ?

Henriette

Les suites de ce mot, quand je les envisage,

Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;

Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,

Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

Armande

De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?

Henriette

Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,

Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,

Un homme qui vous aime et soit aimé de vous,

Et de cette union, de tendresse suivie,

Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

Ce noeud, bien assorti, n’a-t-il pas des appas ? Armande

Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !

Que vous jouez au monde un petit personnage,

De vous claquemurer aux choses du ménage,

Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants

Qu’un idole d’époux et des marmots d’enfants !

Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,

Les bas amusements de ces sortes d’affaires ;

A de plus hauts objets élevez vos desirs,

Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,

Et traitant de mépris les sens et la matière,

A l’esprit comme nous donnez-vous toute entière.

Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,

Que du nom de savante on honore en tous lieux :

Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,

Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,

Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs

Que l’amour de l’étude épanche dans les coeurs ;

Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie,

Mariez-vous, ma soeur, à la philosophie,

Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,

Et donne à la raison l’empire souverain,

Soumettant à ses lois la partie animale,

Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.

Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,

Qui doivent de la vie occuper les moments ;

Et les soins où je vois tant de femmes sensibles

Me paroissent aux yeux des pauvretés horribles. Henriette

Le Ciel, dont nous voyons que l’ordre est tout-puissant,

Pour différents emplois nous fabrique en naissant ;

Et tout esprit n’est pas composé d’une étoffe

Qui se trouve taillée à faire un philosophe.

Si le vôtre est né propre aux élévations

Où montent des savants les spéculations,

Le mien est fait, ma soeur, pour aller terre à terre,

Et dans les petits soins son foible se resserre.

Ne troublons point du ciel les justes règlements,

Et de nos deux instincts suivons les mouvements :

Habitez, par l’essor d’un grand et beau génie,

Les hautes régions de la philosophie,

Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas,

Goûtera de l’hymen les terrestres appas.

Ainsi, dans nos desseins l’une à l’autre contraire,

Nous saurons toutes deux imiter notre mère :

Vous, du côté de l’âme et des nobles desirs,

Moi, du côté des sens et des grossiers plaisirs ;

Vous, aux productions d’esprit et de lumière,

Moi, dans celles, ma soeur, qui sont de la matière.

Armande

Quand sur une personne on prétend se régler,

C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler ;

Et ce n’est point du tout la prendre pour modèle,

Ma soeur, que de tousser et de cracher comme elle. Henriette

Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,

Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;

Et bien vous prend, ma soeur, que son noble génie

N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

De grâce, souffrez-moi, par un peu de bonté,

Des bassesses à qui vous devez la clarté ;

Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,

Quelque petit savant qui veut venir au monde.

Armande

Je vois que votre esprit ne peut être guéri

Du fol entêtement de vous faire un mari ;

Mais sachons, s’il vous plaît, qui vous songez à prendre ;

Votre visée au moins n’est pas mise à Clitandre ?

Henriette

Et par quelle raison n’y seroit-elle pas ?

Manque-t-il de mérite ? est-ce un choix qui soit bas ?

Armande

Non ; mais c’est un dessein qui seroit malhonnête,

Que de vouloir d’un autre enlever la conquête ;

Et ce n’est pas un fait dans le monde ignoré

Que Clitandre ait pour moi hautement soupiré. Henriette

Oui ; mais tous ces soupirs chez vous sont choses vaines,

Et vous ne tombez point aux bassesses humaines ;

Votre esprit à l’hymen renonce pour toujours,

Et la philosophie a toutes vos amours :

Ainsi, n’ayant au coeur nul dessein pour Clitandre,

Que vous importe-t-il qu’on y puisse prétendre ?

Armande

Cet empire que tient la raison sur les sens

Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens,

Et l’on peut pour époux refuser un mérite

Que pour adorateur on veut bien à sa suite.

Henriette

Je n’ai pas empêché qu’à vos perfections

Il n’ait continué ses adorations ;

Et je n’ai fait que prendre, au refus de votre âme,

Ce qu’est venu m’offrir l’hommage de sa flamme.

Armande

Mais à l’offre des voeux d’un amant dépité

Trouvez-vous, je vous prie, entière sûreté ?

Croyez-vous pour vos yeux sa passion bien forte,

Et qu’en son coeur pour moi toute flamme soit morte ?

Henriette

Il me le dit, ma soeur, et, pour moi, je le croi. Armande

Ne soyez pas, ma soeur, d’une si bonne foi,

Et croyez, quand il dit qu’il me quitte et vous aime,

Qu’il n’y songe pas bien et se trompe lui-même.

Henriette

Je ne sais ; mais enfin, si c’est votre plaisir,

Il nous est bien aisé de nous en éclaircir :

Je l’aperçois qui vient, et sur cette matière

Il pourra nous donner une pleine lumière. Scène II

Clitandre, Armande, Henriette

Henriette

Pour me tirer d’un doute où me jette ma soeur,

Entre elle et moi, Clitandre, expliquez votre coeur ;

Découvrez-en le fond, et nous daignez apprendre

Qui de nous à vos voeux est en droit de prétendre.

Armande

Non, non : je ne veux point à votre passion

Imposer la rigueur d’une explication ;

Je ménage les gens, et sais comme embarrasse

Le contraignant effort de ces aveux en face.

Clitandre

Non, Madame, mon coeur, qui dissimule peu,

Ne sent nulle contrainte à faire un libre aveu ;

Dans aucun embarras un tel pas ne me jette,

Et j’avouerai tout haut, d’une âme franche et nette,

Que les tendres liens où je suis arrêté,

Mon amour et mes voeux sont tout de ce côté.

Qu’à nulle émotion cet aveu ne vous porte :

Vous avez bien voulu les choses de la sorte.

Vos attraits m’avoient pris, et mes tendres soupirs

Vous ont assez prouvé l’ardeur de mes desirs ;

Mon coeur vous consacroit une flamme immortelle ;

Mais vos yeux n’ont pas cru leur conquête assez belle. J’ai souffert sous leur joug cent mépris différents,

Ils régnoient sur mon âme en superbes tyrans,

Et je me suis cherché, lassé de tant de peines,

Des vainqueurs plus humains et de moins rudes chaînes :

Je les ai rencontrés, Madame, dans ces yeux,

Et leurs traits à jamais me seront précieux ;

D’un regard pitoyable ils ont séché mes larmes,

Et n’ont pas dédaigné le rebut de vos charmes ;

De si rares bontés m’ont si bien su toucher,

Qu’il n’est rien qui me puisse à mes fers arracher ;

Et j’ose maintenant vous conjurer, Madame,

De ne vouloir tenter nul effort sur ma flamme,

De ne point essayer à rappeler un coeur

Résolu de mourir dans cette douce ardeur.

Armande

Eh ! qui vous dit, Monsieur, que l’on ait cette envie,

Et que de vous enfin si fort on se soucie ?

Je vous trouve plaisant de vous le figurer,

Et bien impertinent de me le déclarer.

Henriette

Eh ! doucement, ma soeur. Où donc est la morale

Qui sait si bien régir la partie animale,

Et retenir la bride aux efforts du courroux ? Armande

Mais vous qui m’en parlez, où la pratiquez-vous,

De répondre à l’amour que l’on vous fait paroître

Sans le congé de ceux qui vous ont donné l’être ?

Sachez que le devoir vous soumet à leurs lois,

Qu’il ne vous est permis d’aimer que par leur choix.

Qu’ils ont sur votre coeur l’autorité suprême,

Et qu’il est criminel d’en disposer vous-même.

Henriette

Je rends grâce aux bontés que vous me faites voir

De m’enseigner si bien les choses du devoir ;

Mon coeur sur vos leçons veut régler sa conduite ;

Et pour vous faire voir, ma soeur, que j’en profite,

Clitandre, prenez soin d’appuyer votre amour

De l’agrément de ceux dont j’ai reçu le jour ;

Faites-vous sur mes voeux un pouvoir légitime,

Et me donnez moyen de vous aimer sans crime.

Clitandre

J’y vais de tous mes soins travailler hautement,

Et j’attendois de vous ce doux consentement.

Armande

Vous triomphez, ma soeur, et faites une mine

A vous imaginer que cela me chagrine. Henriette

Moi, ma soeur, point du tout : je sais que sur vos sens

Les droits de la raison sont toujours tout-puissants ;

Et que par les leçons qu’on prend dans la sagesse,

Vous êtes au-dessus d’une telle foiblesse.

Loin de vous soupçonner d’aucun chagrin, je croi

Qu’ici vous daignerez vous employer pour moi,

Appuyer sa demande, et de votre suffrage

Presser l’heureux moment de notre mariage.

Je vous en sollicite ; et pour y travailler…

Armande

Votre petit esprit se mêle de railler,

Et d’un coeur qu’on vous jette on vous voit toute fière.

Henriette

Tout jeté qu’est ce coeur, il ne vous déplaît guère ;

Et si vos yeux sur moi le pouvoient ramasser,

Ils prendroient aisément le soin de se baisser.

Armande

A répondre à cela je ne daigne descendre,

Et ce sont sots discours qu’il ne faut pas entendre.

Henriette

C’est fort bien fait à vous, et vous nous faites voir

Des modérations qu’on ne peut concevoir. Scène III

Clitandre, Henriette

Henriette

Votre sincère aveu ne l’a pas peu surprise.

Clitandre

Elle mérite assez une telle franchise,

Et toutes les hauteurs de sa folle fierté

Sont dignes tout au moins de ma sincérité.

Mais puisqu’il m’est permis, je vais à votre père,

Madame…

Henriette

Le plus sûr est de gagner ma mère :

Mon père est d’une humeur à consentir à tout,

Mais il met peu de poids aux choses qu’il résout ;

Il a reçu du Ciel certaine bonté d’âme,

Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme ;

C’est elle qui gouverne, et d’un ton absolu

Elle dicte pour loi ce qu’elle a résolu.

Je voudrois bien vous voir pour elle, et pour ma tante,

Une âme, je l’avoue, un peu plus complaisante,

Un esprit qui, flattant les visions du leur,

Vous pût de leur estime attirer la chaleur. Clitandre

Mon coeur n’a jamais pu, tant il est né sincère,

Même dans votre soeur flatter leur caractère,

Et les femmes docteurs ne sont point de mon goût.

Je consens qu’une femme ait des clartés de tout ;

Mais je ne lui veux point la passion choquante

De se rendre savante afin d’être savante ;

Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait,

Elle sache ignorer les choses qu’elle sait ;

De son étude enfin je veux qu’elle se cache,

Et qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache,

Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots,

Et clouer de l’esprit à ses moindres propos.

Je respecte beaucoup Madame votre mère ;

Mais je ne puis du tout approuver sa chimère,

Et me rendre l’écho des choses qu’elle dit,

Aux encens qu’elle donne à son héros d’esprit.

Son Monsieur Trissotin me chagrine, m’assomme,

Et j’enrage de voir qu’elle estime un tel homme,

Qu’elle nous mette au rang des grands et beaux esprits

Un benêt dont partout on siffle les écrits,

Un pédant dont on voit la plume libérale,

D’officieux papiers fournir toute la halle.

Henriette

Ses écrits, ses discours, tout m’en semble ennuyeux.

Et je me trouve assez votre goût et vos yeux ;

Mais, comme sur ma mère il a grande puissance,

Vous devez vous forcer à quelque complaisance. Un amant fait sa cour où s’attache son coeur,

Il veut de tout le monde y gagner la faveur ;

Et, pour n’avoir personne à sa flamme contraire

Jusqu’au chien du logis il s’efforce de plaire.

Clitandre

Oui, vous avez raison ; mais Monsieur Trissotin

M’inspire au fond de l’âme un dominant chagrin.

Je ne puis consentir, pour gagner ses suffrages,

A me déshonorer en prisant ses ouvrages ;

C’est par eux qu’à mes yeux il a d’abord paru,

Et je le connoissois avant que l’avoir vu.

Je vis, dans le fatras des écrits qu’il nous donne,

Ce qu’étale en tous lieux sa pédante personne :

La constante hauteur de sa présomption,

Cette intrépidité de bonne opinion,

Cet indolent état de confiance extrême

Qui le rend en tout temps si content de soi-même,

Qui fait qu’à son mérite incessamment il rit,

Qu’il se sait si bon gré de tout ce qu’il écrit,

Et qu’il ne voudroit pas changer sa renommée

Contre tous les honneurs d’un général d’armée.

Henriette

C’est avoir de bons yeux que de voir tout cela.

Clitandre

Jusques à sa figure encor la chose alla,

Et je vis par les vers qu’à la tête il nous jette, De quel air il falloit que fût fait le poète ;

Et j’en avois si bien deviné tous les traits,

Que rencontrant un homme un jour dans le Palais,

Je gageai que c’étoit Trissotin en personne,

Et je vis qu’en effet la gageure étoit bonne.

Henriette

Quel conte !

Clitandre

Non ; je dis la chose comme elle est.

Mais je vois votre tante. Agréez, s’il vous plaît,

Que mon coeur lui déclare ici notre mystère,

Et gagne sa faveur auprès de votre mère. Scène IV

Clitandre, Bélise

Clitandre

Souffrez, pour vous parler, Madame, qu’un amant

Prenne l’occasion de cet heureux moment,

Et se découvre à vous de la sincère flamme…

Bélise

Ah ! tout beau, gardez-vous de m’ouvrir trop votre âme :

Si je vous ai su mettre au rang de mes amants,

Contentez-vous des yeux pour vos seuls truchements,

Et ne m’expliquez point par un autre langage

Des desirs qui chez moi passent pour un outrage ;

Aimez-moi, soupirez, brûlez pour mes appas,

Mais qu’il me soit permis de ne le savoir pas :

Je puis fermer les yeux sur vos flammes secrètes,

Tant que vous vous tiendrez aux muets interprètes ;

Mais si la bouche vient à s’en vouloir mêler,

Pour jamais de ma vue il vous faut exiler.

Clitandre

Des projets de mon coeur ne prenez point d’alarme :

Henriette, Madame, est l’objet qui me charme,

Et je viens ardemment conjurer vos bontés

De seconder l’amour que j’ai pour ses beautés. Bélise

Ah ! certes le détour est d’esprit, je l’avoue :

Ce subtil faux-fuyant mérite qu’on le loue,

Et, dans tous les romans où j’ai jeté les yeux,

Je n’ai rien rencontré de plus ingénieux.

Clitandre

Ceci n’est point du tout un trait d’esprit, Madame,

Et c’est un pur aveu de ce que j’ai dans l’âme.

Les Cieux, par les liens d’une immuable ardeur,

Aux beautés d’Henriette ont attaché mon coeur ;

Henriette me tient sous son aimable empire,

Et l’hymen d’Henriette est le bien où j’aspire :

Vous y pouvez beaucoup, et tout ce que je veux,

C’est que vous y daigniez favoriser mes voeux.

Bélise

Je vois où doucement veut aller la demande,

Et je sais sous ce nom ce qu’il faut que j’entende ;

La figure est adroite, et, pour n’en point sortir

Aux choses que mon coeur m’offre à vous repartir,

Je dirai qu’Henriette à l’hymen est rebelle,

Et que sans rien prétendre il faut brûler pour elle.

Clitandre

Eh ! Madame, à quoi bon un pareil embarras,

Et pourquoi voulez-vous penser ce qui n’est pas ? Bélise

Mon Dieu ! point de façons ; cessez de vous défendre

De ce que vos regards m’ont souvent fait entendre :

Il suffit que l’on est contente du détour

Dont s’est adroitement avisé votre amour,

Et que, sous la figure où le respect l’engage,

On veut bien se résoudre à souffrir son hommage,

Pourvu que ses transports, par l’honneur éclairés,

N’offrent à mes autels que des voeux épurés.

Clitandre

Mais…

Bélise

Adieu, pour ce coup, ceci doit vous suffire,

Et je vous ai plus dit que je ne voulois dire.

Clitandre

Mais votre erreur…

Bélise

Laissez, je rougis maintenant,

Et ma pudeur s’est fait un effort surprenant.

Clitandre

Je veux être pendu si je vous aime, et sage…

Bélise

Non, non, je ne veux rien entendre davantage. Clitandre

Diantre soit de la folle avec ses visions !

A-t-on rien vu d’égal à ces préventions ?

Allons commettre un autre au soin que l’on me donne,

Et prenons le secours d’une sage personne.

LES FEMMES SAVANTES – MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Ariste

Oui, je vous porterai la réponse au plus tôt ;

J’appuierai, presserai, ferai tout ce qu’il faut.

Qu’un amant, pour un mot, a de choses à dire !

Et qu’impatiemment il veut ce qu’il desire !

Jamais… Scène II

Chrysale, Ariste

Ariste

Ah ! Dieu vous gard’, mon frère !

Chrysale

Et vous aussi,

Mon frère.

Ariste

Savez-vous ce qui m’amène ici ?

Chrysale

Non ; mais, si vous voulez, je suis prêt à l’apprendre.

Ariste

Depuis assez longtemps vous connoissez Clitandre ?

Chrysale

Sans doute, et je le vois qui fréquente chez nous.

Ariste

En quelle estime est-il, mon frère, auprès de vous ?

Chrysale

D’homme d’honneur, d’esprit, de coeur, et de conduite ;

Et je vois peu de gens qui soient de son mérite. Ariste

Certain desir qu’il a conduit ici mes pas,

Et je me réjouis que vous en fassiez cas.

Chrysale

Je connus feu son père en mon voyage à Rome.

Ariste

Fort bien.

Chrysale

C’étoit, mon frère, un fort bon gentilhomme.

Ariste

On le dit.

Chrysale

Nous n’avions alors que vingt-huit ans,

Et nous étions, ma foi ! tous deux de verts galants.

Ariste

Je le crois.

Chrysale

Nous donnions chez les dames romaines,

Et tout le monde là parloit de nos fredaines :

Nous faisions des jaloux. Ariste

Voilà qui va des mieux.

Mais venons au sujet qui m’amène en ces lieux. Scène III

Bélise, Chrysale, Ariste

Ariste

Clitandre auprès de vous me fait son interprète,

Et son coeur est épris des grâces d’Henriette.

Chrysale

Quoi, de ma fille ?

Ariste

Oui, Clitandre, en est charmé,

Et je ne vis jamais amant plus enflammé.

Bélise

Non, non : je vous entends, vous ignorez l’histoire,

Et l’affaire n’est pas ce que vous pouvez croire.

Ariste

Comment, ma soeur ?

Bélise

Clitandre abuse vos esprits,

Et c’est d’un autre objet que son coeur est épris.

Ariste

Vous raillez. Ce n’est pas Henriette qu’il aime ? Bélise

Non ; j’en suis assurée.

Ariste

Il me l’a dit lui-même.

Bélise

Eh, oui !

Ariste

Vous me voyez, ma soeur, chargé par lui

D’en faire la demande à son père aujourd’hui.

Bélise

Fort bien.

Ariste

Et son amour même m’a fait instance

De presser les moments d’une telle alliance.

Bélise

Encor mieux. On ne peut tromper plus galamment.

Henriette, entre nous, est un amusement,

Un voile ingénieux, un prétexte, mon frère,

A couvrir d’autres feux, dont je sais le mystère ;

Et je veux bien tous deux vous mettre hors d’erreur. Ariste

Mais, puisque vous savez tant de choses, ma soeur,

Dites-nous, s’il vous plaît, cet autre objet qu’il aime.

Bélise

Vous le voulez savoir ?

Ariste

Oui. Quoi ?

Bélise

Moi.

Ariste

Vous ?

Bélise

Moi-même.

Ariste

Hay, ma soeur !

Bélise

Qu’est-ce donc que veut dire ce « hay »,

Et qu’a de surprenant le discours que je fai ?

On est faite d’un air, je pense, à pouvoir dire

Qu’on n’a pas pour un coeur soumis à son empire ;

Et Dorante, Damis, Cléonte et Lycidas

Peuvent bien faire voir qu’on a quelques appas. Ariste

Ces gens vous aiment ?

Bélise

Oui, de toute leur puissance.

Ariste

Ils vous l’ont dit ?

Bélise

Aucun n’a pris cette licence :

Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour,

Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour ;

Mais pour m’offrir leur coeur et vouer leur service,

Les muets truchements ont tous fait leur office.

Ariste

On ne voit presque point céans venir Damis.

Bélise

C’est pour me faire voir un respect plus soumis.

Ariste

De mots piquants partout Dorante vous outrage.

Bélise

Ce sont emportements d’une jalouse rage. Ariste

Cléonte et Lycidas ont pris femme tous deux.

Bélise

C’est par un désespoir où j’ai réduit leurs feux.

Ariste

Ma foi ! ma chère soeur, vision toute claire.

Chrysale

De ces chimères-là vous devez vous défaire.

Bélise

Ah, chimères ! ce sont des chimères, dit-on !

Chimères, moi ! Vraiment chimères est fort bon !

Je me réjouis fort de chimères, mes frères,

Et je ne savois pas que j’eusse des chimères. Scène IV

Chrysale, Ariste

Chrysale

Notre soeur est folle, oui.

Ariste

Cela croît tous les jours.

Mais, encore une fois, reprenons le discours.

Clitandre vous demande Henriette pour femme :

Voyez quelle réponse on doit faire à sa flamme.

Chrysale

Faut-il le demander ? J’y consens de bon coeur,

Et tiens son alliance à singulier honneur.

Ariste

Vous savez que de bien il n’a pas l’abondance,

Que…

Chrysale

C’est un intérêt qui n’est pas d’importance :

Il est riche en vertu, cela vaut des trésors,

Et puis son père et moi n’étions qu’un en deux corps.

Ariste

Parlons à votre femme, et voyons à la rendre

Favorable… Chrysale

Il suffit : je l’accepte pour gendre.

Ariste

Oui ; mais pour appuyer votre consentement,

Mon frère, il n’est pas mal d’avoir son agrément ;

Allons…

Chrysale

Vous moquez-vous ? Il n’est pas nécessaire :

Je réponds de ma femme, et prends sur moi l’affaire.

Ariste

Mais…

Chrysale

Laissez faire, dis-je, et n’appréhendez pas :

Je la vais disposer aux choses de ce pas.

Ariste

Soit. Je vais là-dessus sonder votre Henriette,

Et reviendrai savoir…

Chrysale

C’est une affaire faite,

Et je vais à ma femme en parler sans délai. Scène V

Martine, Chrysale

Martine

Me voilà bien chanceuse ! Hélas ! l’an dit bien vrai :

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage,

Et service d’autrui n’est pas un héritage.

Chrysale

Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous, Martine ?

Martine

Ce que j’ai ?

Chrysale

Oui.

Martine

J’ai que l’an me donne aujourd’hui mon congé, Monsieur.

Chrysale

Votre congé !

Martine

Oui, Madame me chasse. Chrysale

Je n’entends pas cela. Comment ?

Martine

On me menace,

Si je ne sors d’ici, de me bailler cent coups.

Chrysale

Non, vous demeurerez : je suis content de vous.

Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude,

Et je ne veux pas, moi…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer