Les Mystères du peuple – Tome II

Chapitre 5

 

L’esclavage. – Guilhern à la chaîne. – Lemaquignon. – Perce-Peau, l’esclave deréjouissance. – Sous quels numéro, nomet enseigne doit être vendu Guilhern. – Il craint queses deux enfants, son fils Sylvest et sa fille Siomara, n’aientéchappé à la mort sur le chariot de guerre. – Ce que l’on faisaitdes enfants esclaves. – Le maquignon parle à Guilhern duseigneur Trymalcion, riche vieillard qui achète beaucoupd’enfants. – Épouvante de Guilhern à ces monstruosités.

 

« Après que j’eus vu ma mère et lesfemmes de ma famille et de ma tribu se tuer et s’entre-tuer sur lechariot de guerre, pour échapper à la honte et aux outrages de laservitude, la perte de mon sang me priva de tout sentiment :il se passa un assez long temps pendant lequel je n’eus pas laplénitude de ma raison ; lorsqu’elle me revint, je me trouvaicouché sur la paille, ainsi qu’un grand nombre d’hommes, dans unvaste hangar. À mon premier mouvement, je me suis senti enchaînépar une jambe à un pieu enfoncé en terre : j’étais à demivêtu ; l’on m’avait laissé ma chemise et mes braies, oùj’avais caché dans une poche secrète les écrits de mon père etd’Albinik, mon frère, ainsi que la petite faucille d’or,don de ma sœur Hêna, la vierge de l’île de Sên ; un appareilavait été mis sur mes blessures : elles ne me faisaientpresque plus souffrir ; je ne ressentais qu’une grandefaiblesse et un étourdissement qui rendait confus mes dernierssouvenirs. J’ai regardé autour de moi : nous étions làpeut-être cinquante prisonniers blessés, tous enchaînés sur noslitières ; au fond du hangar se tenaient plusieurs hommesarmés ; ils ne me parurent pas appartenir aux troupesrégulières romaines. Assis autour d’une table, ils buvaient etchantaient ; quelques-uns d’entre eux, marchant d’un pas malassuré comme des gens ivres, se détachaient de temps à autre de cegroupe, ayant à la main un fouet à manche court, composé deplusieurs lanières terminées par des morceaux de plomb ; ilsse promenaient çà et là, jetant sur les prisonniers des regardsrailleurs. À côté de moi était un vieillard à barbe et à cheveuxblancs, d’une grande pâleur et maigreur ; un linge ensanglantécachait à demi son front. Ses coudes sur ses genoux, il tenait sonvisage entre ses mains. Le voyant prisonnier et blessé, je l’ai cruGaulois : je ne m’étais pas trompé.

» – Bon père, lui ai-je dit en letouchant légèrement au bras, où sommes-nous ici ?

» Le vieillard, relevant sa figure morneet sombre, m’a répondu d’un air de compassion :

» – Voilà tes premières paroles depuisdeux jours…

» – Depuis deux jours ? ai-je reprisbien étonné, ne pouvant croire qu’il se fût passé ce temps depuisla bataille de Vannes, et cherchant à recueillir ma mémoireincertaine. Est-ce possible ? il y a deux jours que je suisici ?

» – Oui… et tu as toujours été en délire…ne semblant pas savoir ce qui se passait autour de toi… Le médecinqui a pansé tes blessures t’a fait boire des breuvages…

» – Maintenant je me rappelle celaconfusément… et aussi… un voyage en chariot ?

» – Oui, pour venir du champ de batailleici. J’étais avec toi dans ce chariot, où l’on t’a porté.

» – Et ici, nous sommes ?…

» – À Vannes.

» – Notre armée ?…

» – Détruite…

» – Et notre flotte ?

» – Anéantie[15].

» – Ô mon frère !… et sa courageusefemme Méroë !… tous deux morts aussi ! ai-je pensé. Et àVannes, où nous sommes, ai-je dit au vieillard, Vannes est aupouvoir des Romains ?

» – Ainsi que toute la Bretagne,disent-ils.

» – Et le chef des centvallées ?

» – Il s’est réfugié dans les montagnesd’Arès avec un petit nombre de cavaliers… Les Romains sont à sapoursuite, me répondit le vieillard.

» Et levant les yeux au ciel :

» – Qu’Hésus et Teutâtès protègent cedernier défenseur des Gaules !

» J’avais fait ces questions à mesure quela pensée me revenait, incertaine encore ; mais, lorsque je mesuis rappelé le combat du char de guerre, la mort de ma mère, demon père, de mon frère Mikaël, de sa femme, de ses deux enfants,puis enfin la mort presque certaine de ma femme Hénory, de ma filleet de mon fils… car au moment, où je perdais tout sentiment, jen’avais pas vu sortir Hénory de la logette à l’arrière du chariot,où je supposais qu’elle s’était tuée après avoir aussi tué nos deuxenfants… après m’être rappelé tout cela, j’ai poussé, malgré moi,un grand cri de désespoir, me voyant resté seul ici, tandis que lesmiens étaient ailleurs ; alors, pour fuir la lumière du jour,je me suis rejeté la face sur ma paille.

» Un des gardiens, à moitié ivre, futblessé de mes gémissements ; plusieurs coups de fouet rudementassénés, accompagnés d’imprécations, sillonnèrent mes épaules.Oubliant la douleur pour la honte, moi Guilhern ! moi, fils deJoel ! battu du fouet ! je me dressai sur mes jambes d’unseul élan, malgré ma faiblesse, pour me jeter sur le gardien ;mais ma chaîne, tendue brusquement, m’arrêta, me fit trébucher etretomber à genoux. Aussitôt le gardien, mis hors de ma portée parla longueur du fouet, redoubla ses coups, me fouettant la figure,la poitrine, le dos… D’autres gardiens accoururent, seprécipitèrent sur moi et me mirent aux mains des menottes defer…

» Mon fils… ô mon fils… toi pour quij’écris ceci, fidèle aux dernières volontés de mon père… n’oubliejamais… et que tes fils n’oublient jamais… cet outrage, le premierque notre race ait subi… Vis pour venger à son heure, cetoutrage ! Et, à défaut de toi, que tes fils le vengent sur lesRomains !

» La chaîne aux pieds, les menottes auxmains, incapable de remuer, je n’ai pas voulu réjouir mes bourreauxpar ma fureur impuissante ; j’ai fermé les yeux, et me suistenu immobile sans trahir ni colère ni douleur, pendant que lesgardiens, irrités par mon calme, me frappaient avec acharnement.Cependant, une voix leur ayant dit quelques paroles très-vives enlangue romaine, leurs coups cessèrent ; alors j’ouvris lesyeux ; je vis trois nouveaux personnages : l’un d’euxgesticulait d’un air fâché, parlait très-vite aux gardiens, medésignant de temps à autre. Cet homme, petit et gros, avait lafigure fort rouge, des cheveux blancs, une barbe grisepointue ; il portait une courte robe de laine brune, deschausses de peau de daim et des bottines de cuir ; il n’étaitpas vêtu à la mode romaine ; deux hommesl’accompagnaient : l’un, vêtu d’une longue robe noire, avaitun air grave et sinistre ; l’autre tenait un coffret sous sonbras. Pendant que je regardais ces personnages, le vieillard, monvoisin, enchaîné comme moi, me montra du regard le gros petit hommeà figure rouge et à cheveux blancs, qui s’entretenait avec lesgardiens, et me dit d’un air de colère et de dégoût :

» – Le maquignon !… lemaquignon !…

» – Qui ? lui ai-je répondu, ne lecomprenant pas ; quel maquignon ?

» – Celui qui nous achète ; lesRomains appellent ainsi les marchands d’esclaves[16].

» – Quoi ! acheter desblessés ? dis-je au vieillard dans ma surprise ; acheterdes mourants ?

» – Ne sais-tu pas qu’après la bataillede Vannes, m’a-t-il répondu avec un sombre sourire, il restait plusde morts que de vivants et pas un Gaulois sans blessures ?C’est sur ces blessés qu’à défaut de proie plus valide, lesmarchands d’esclaves suivant l’armée romaine se sont abattus commeles corbeaux sur les cadavres.

» Alors je n’en ai plus douté… j’étaisesclave… On m’avait acheté, je serais revendu. Le maquignon, ayantcessé de parler aux gardiens, s’approcha du vieillard, et lui diten langue gauloise, mais avec un accent qui prouvait son origineétrangère :

» – Mon vieux Perce-Peau,qu’est-il donc arrivé à ton voisin ? Est-ce qu’il est enfinsorti de son assoupissement ? Il a donc agi ouparlé ?

» – Interroge-le, dit brusquement levieillard, il te répondra.

» Alors le maquignon vint de moncôté ; il ne paraissait plus irrité ; sa figure,naturellement joviale, se dérida ; il se baissa vers moi,appuya ses deux mains sur ses genoux, me sourit, et me dit enparlant très-vite et me faisant des questions auxquelles ilrépondait souvent pour moi :

» – Tu as donc repris tes esprits, monbrave Taureau ? Oui… Ah ! tant mieux… ParJupiter ! c’est bon signe… Vienne maintenant l’appétit, et ilvient, n’est-ce pas ? Oui ?… Tant mieux encore !Avant huit jours, tu seras remplumé… Ces brutes de gardiens,toujours à moitié ivres t’ont donc fouaillé ? Oui ?… Celane m’étonne pas… ils n’en font jamais d’autres… Le vin des Gaulesles rend stupides… Te battre… et c’est à peine si tu peux tenir surtes jambes… sans compter que, chez les hommes de race gauloise, lacolère contenue peut avoir de mauvais résultats… Mais tu n’es plusen colère, n’est-ce pas ? Non ?… Tant mieux ! C’estmoi qui dois être en colère contre ces ivrognes… Si ton sang,bouillonnant de fureur, t’avait étouffé, pourtant !… Maisbah ! ces brutes se soucient bien de me faire perdrevingt-cinq ou trente sous d’or[17] que tupourras me valoir prochainement, mon brave Taureau !… Maispour plus de sûreté, je vais te conduire dans un réduit où tu serasseul et mieux qu’ici : il était occupé par un blessé qui estmort cette nuit… un beau blessé !… un superbe blessé !…C’est une perte… Ah ! tout n’est pas gain dans le commerce…Viens, suis-moi.

» Et il s’occupa de détacher ma chaîne aumoyen d’un ressort dont il avait le secret. Je me demandaispourquoi le maquignon m’appelait toujours Taureau…J’aurais d’ailleurs préféré le fouet des gardiens à la jovialeloquacité de ce marchand de chair humaine. J’étais certain de nepas rêver ; cependant, j’avais peine à croire à la réalité dece que je voyais… Incapable de résister, je suivis cet homme ;je n’aurais plus ainsi sous les yeux ces gardiens qui m’avaientbattu, et dont la vue faisait bouillonner mon sang. Je fis uneffort pour me lever, car grande encore était ma faiblesse. Lemaquignon décrocha ma chaîne, la prit par le bout, et, commej’avais toujours les menottes aux mains, l’homme à la longue robenoire et celui qui portait un coffret me prirent chacun sous unbras, et me conduisirent à l’extrémité du hangar ; on me fitmonter quelques degrés et entrer dans un réduit éclairé par uneouverture grillée. J’y jetai un regard ; je reconnus la grandeplace de la ville de Vannes, et, au loin, la maison où j’étaissouvent venu voir mon frère Albinik le marin et sa femme Méroë. Jevis dans le réduit un escabeau, une table et une longue caisseremplie de paille fraîche, remplaçant, je pense, celle où l’autreesclave était mort. On me fit d’abord asseoir sur l’escabeau ;l’homme à la robe noire, médecin romain, visita mes deux blessures,tout en causant dans sa langue avec le maquignon ; il pritdifférents baumes dans le coffret que portait son compagnon, mepansa, puis alla donner ses soins à d’autres esclaves… après avoiraidé le maquignon à attacher ma chaîne à la caisse de bois qui meservait de lit ; je suis resté seul avec monmaître.

» – Par Jupiter ! me dit-il de sonair satisfait et joyeux qui me révoltait, tes blessures secicatrisent à vue d’œil, preuve de la pureté de ton sang, et avecun sang pur il n’y a pas de blessure, a dit le fils d’Esculape.Mais te voici revenu à la raison, mon brave Taureau ; tu vasrépondre à mes questions, n’est-ce pas ? Oui ?… Alors,écoute-moi…

» Et le maquignon, ayant tiré de sa pochedes tablettes enduites de cire et un stylet pour écrire, medit :

» – Je ne te demande pas ton nom ;tu n’as plus d’autre nom que celui que je t’ai donné en attendantqu’un nouveau propriétaire te nomme autrement ; moi, je t’aiappelé Taureau… fier nom, n’est-ce pas ? Il teconvient ?… Tant mieux !…

» – Pourquoi m’appelles-tuTaureau ?

» – Pourquoi ai-je nomméPerce-Peau ce grand vieillard, ton voisin de tout àl’heure ? Parce que ses os lui percent la peau, tandis quetoi, à part tes deux blessures, quelle forte nature tu es !quelle poitrine ! quelle carrure ! quelles largesépaules ! quels membres vigoureux !

» – Et le maquignon, en disant ces mots,se frottait les mains, me regardait avec satisfaction etconvoitise, songeant déjà au prix qu’il me revendrait.

» – Et la taille ! elle dépasse deplus d’une palme celle des plus grands captifs que j’aie dans monlot… Aussi, te voyant si robuste, je t’ai nomméTaureau[18]. C’estsous ce nom que tu es porté sur mon inventaire… à ton numéro… etque tu seras crié à l’encan !

» Je savais que les Romains vendaientleurs prisonniers aux marchands d’esclaves ; je savais quel’esclave devenait une bête de somme : oui, je savais toutcela ; et pourtant, pendant que le maquignon me parlait ainsi,je passais la main sur mon front, je me touchais, comme pour bienm’assurer que c’était moi… moi… Guilhern, fils de Joel, le brenn dela tribu de Karnak… moi, de race fière et libre, que l’on traitaitcomme un bœuf destiné au marché… Cette honte, cette vie d’esclaveme parut si impossible à supporter, que je me rassurai, résolu defuir à la première occasion, ou de me tuer… pour aller rejoindreles miens. Cette pensée me calma. Je n’avais ni l’espoir ni ledésir d’apprendre que ma femme et mes enfants eussent échappé à lamort sur le chariot de guerre ; mais, me rappelant que jen’avais vu sortir ni Hénory, ni mon petit Sylvest, ni ma chèrepetite Siomara de la logette de l’arrière du char, je dis aumaquignon :

» – Où m’as-tu acheté ?

» – Dans l’endroit où nous faisonstoujours nos achats, mon brave Taureau, sur le champ de bataille…après le combat.

» – Ainsi, c’est sur le champ de bataillede Vannes que tu m’as acheté ?…

» – C’est là même…

» – Et tu m’as ramassé sans doute à laplace où j’étais tombé ?

» – Oui, vous étiez là un gros tas deGaulois dans lequel il n’y a eu de bon à ramasser que toi et troisautres, y compris ce grand vieillard, ton voisin… tu sais…Perce-Peau, que les archers crétois m’ont donné par-dessusle marché, comme esclave de réjouissance[19]. C’est qu’aussi, vous autres Gaulois,vous vous faites carnager de telle sorte (et par Jupiter ! jene sais pas ce que vous y gagnez), qu’après la bataille, lescaptifs vivants et sans blessures sont introuvables et hors deprix… Moi, je ne peux point mettre beaucoup d’argent dehors ;aussi je me rabats sur les blessés : mon compère le filsd’Esculape vient avec moi visiter le champ de bataille, examine lesplaies, et guide mon choix ; ainsi, sais-tu, malgré tes deuxblessures et ton évanouissement, ce que m’a dit ce dignemédecin ? Après t’avoir examiné et avoir sondé tesplaies : « Achète, mon compère, achète… il n’y a que leschairs d’attaquées, et elles sont saines ; cela dépréciera peuta marchandise, et ne donnera lieu à aucun casrédhibitoire[20]. »Alors, vois-tu, moi, en fin maquignon qui connaît le métier, j’aidit aux archers crétois en te poussant du bout du pied :« Quant à ce grand cadavre-là, il n’a plus que le souffle, jen’en veux point dans mon lot. »

» – Quand j’achetais des bœufs au marché,dis-je au maquignon en le raillant, car je me rassurais de plus enplus sachant que l’homme redevient libre par la mort… quandj’achetais des bœufs au marché, j’étais moins habile que toi.

» – Oh ! c’est que moi, je suis unvieux négociant sachant mon métier ; aussi les archers crétoism’ont-ils répondu, s’apercevant que je te dépréciais :« Mais ce coup de lance et ce coup d’épée sont deségratignures. – Des égratignures, mes maîtres ! leur ai-je dità mon tour ; mais on a beau le crosser, le retourner (et je tecrossais, et je te retournais du pied), voyez… il ne donne passigne de vie ; il expire, mes nobles fils de Mars ! ilest déjà froid… » Enfin, mon brave Taureau, je t’ai eu pourdeux sous d’or…

» – Je me trouve payé peu cher ;mais à qui me revendras-tu ?

» – Aux trafiquants d’Italie et de laGaule romaine du Midi ; ils nous rachètent les esclaves deseconde main. Il en est déjà arrivé plusieurs ici.

» – Et ils m’emmèneront auloin ?

» – Oui, à moins que tu sois acheté parl’un de ces vieux officiers romains qui, trop invalides pourcontinuer la guerre, vont fonder ici des colonies militaires parordre de César…

» – Et nous dépouiller de nosterres ?…

» – Naturellement. J’espère donc tirer detoi vingt-cinq ou trente sous d’or… au moins… et davantage si tu esd’un état facile à placer, tel que forgeron, charpentier, maçon,orfèvre ou autre bon métier. C’est pour le savoir que jet’interroge, afin de t’inscrire sur mon état de vente. Ainsi nousdisons…

» Et le maquignon reprit ses tablettessur lesquelles il écrivit à nouveau avec son stylet.

» – Ton nom ? Taureau, racegauloise bretonne. Je vois cela d’un coup-d’œil… je suis unconnaisseur… je ne prendrais pas un Breton pour un Bourguignon, niun Poitevin pour un Auvergnat… J’en ai beaucoup vendu d’Auvergnats,l’an passé, après la bataille du Puy… Ton âge ?

» – Vingt-neuf ans…

» – Âge, vingt-neuf ans,écrivit-il sur ses tablettes. Ton état ?

» – Laboureur.

» – Laboureur, reprit le maquignon d’unair déçu en se grattant l’oreille avec son stylet. Oh !oh ! tu n’es que laboureur… Tu n’as pas d’autreprofession ?

» – Je suis soldat aussi.

» – Oh ! oh ! soldat… qui portele carcan ne touche de sa vie ni lance ni épée… Ainsi donc, ajoutale maquignon en soupirant et relisant ses tablettes, où ilécrivit :

« N° 7. Taureau, race gauloisebretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé devingt-neuf ans, excellent laboureur. »

» Et il me dit :

» – Ton caractère ?

» – Mon caractère ?

» – Oui, quel est-il ? Rebelle oudocile ? ouvert ou sournois ? violent ou paisible ?joyeux ou taciturne ?… Les acheteurs s’inquiètent toujours ducaractère de l’esclave qu’ils achètent, et, quoique l’on ne soitpas tenu de leur répondre, il est d’un mauvais négoce de lestromper… Voyons, ami Taureau, quel est ton caractère ?… Danston intérêt, sois sincère… Le maître qui t’achètera saura toujoursà la longue la vérité, et il te fera payer un mensonge plus cherqu’à moi.

» – Alors écris sur tes tablettes que,ses forces revenues, le Taureau, à la première occasion, briserason joug, éventrera son maître, et fuira dans les bois pour y vivrelibre…

» – Il y a plus de véritéslà-dedans ; car ces brutes de gardiens qui t’ont battu m’ontdit qu’au premier coup de fouet tu t’étais élancé terrible au boutde ta chaîne… Mais, vois-tu, ami Taureau, si je t’offrais auxacheteurs sous la dangereuse enseigne que tu te donnes, jetrouverais peu de chalands… Or, si un honnête commerçant ne doitpas vanter sa marchandise outre mesure, il ne doit pas non plus latrop déprécier… J’annoncerai donc ton caractère ainsi que suit. Etil écrivit :

« Caractère violent, ombrageux, parsuite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neufencore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour ladouceur et le châtiment. »

» – Relis un peu…

» – Quoi ?

» – Sous quelle enseigne je seraivendu.

» – Tu as raison, mon fils ; il fauts’assurer si cette enseigne sonne bien à l’oreille, et se figurerle crieur d’enchères… voyons :

« – N° 7. Taureau, race gauloisebretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé devingt-neuf ans, excellent laboureur, caractère violent, ombrageux,par suite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neufencore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour ladouceur et le châtiment. »

» – Voilà donc ce qui reste d’un hommefier et libre dont le seul crime est d’avoir défendu son payscontre César ! me suis-je dit tout haut avec une grandeamertume. Et ce César, qui, après nous avoir réduits en esclavage,va partager à ses soldats les champs de nos pères, je ne l’ai pastué lorsque je l’emportais tout armé sur mon cheval !…

» – Toi, brave Taureau… tu aurais faitprisonnier le grand César ? m’a répondu en raillant lemaquignon. Il est fâcheux que je ne puisse faire proclamer ceci àla criée ; cela ferait de toi un esclave curieux àposséder.

» Je me suis reproché d’avoir prononcédevant ce trafiquant de chair humaine des paroles qui ressemblaientà un regret et à une plainte ; revenant à ma première pensée,qui me faisait endurer patiemment le verbiage de cet homme, je luidit :

» – Puisque tu m’as ramassé sur le champde bataille à la place où je suis tombé, as-tu vu près de là unchariot de guerre attelé à quatre bœufs noirs, avec une femmependue au timon ainsi que ses deux enfants ?

» – Si je l’ai vue ! s’écria lemaquignon en soupirant tristement, si je l’ai vue !… Ah !que d’excellente marchandise perdue ! Nous avons compté dansce chariot jusqu’à onze femmes ou jeunes filles, toutes belles…oh ! belles !… à valoir au moins quarante ou cinquantesous d’or chacune… mais mortes… tout à fait mortes !… Et ellesn’ont profité à personne !…

» – Et dans ce chariot… il ne restait nifemmes… ni enfants… vivants ?…

» – De femmes ?… Non… hélas !non… pas une… au grand dommage des soldats romains et aumien ; mais, des enfants… il en est resté, je crois, deux outrois, qui avaient survécu à la mort que leur avaient voulu donnerces féroces Gauloises, furieuses comme des lionnes…

» – Et où sont-ils ? m’écriai-je enpensant à mon fils et à ma fille qui étaient peut-être dessurvivants ; où sont-ils ces enfants ? Réponds…réponds !…

» – Je te l’ai dit, brave Taureau, jen’achète que les blessés ; un de mes confrères aura acheté lelot d’enfants… ainsi que d’autres petits, car l’on en a encoreramassé quelques-uns vivants dans d’autres chariots… Mais quet’importe qu’il y ait ou non des enfants à vendre ?…

» – C’est que, moi, j’avais une fille etun fils… dans ce chariot, ai-je répondu en sentant mon cœur sebriser.

» – Et de quel âge ces enfants ?

» – La fille, huit ans… le garçon, neufans…

» – Et ta femme ?

» – Si aucune des onze femmes du chariotn’a été trouvée vivante, ma femme est morte.

» – Et voilà qui est fâcheux,très-fâcheux ; ta femme était féconde, puisque tu avais déjàdeux enfants ; on aurait pu faire un bon marché de vousquatre… Ah ! que de bien perdu !…

» J’ai réprimé un mouvement de vainecolère contre cet infâme vieillard… et j’ai répondu :

» – Oui, on aurait mis en vente letaureau et la taure… le taurin et la taurine ?…

» – Certainement ; puisque César vadistribuer vos terres dépeuplées à grand nombre de ses vétérans,ceux d’entre eux qui ne se sont pas réservé de prisonniers serontobligés d’acheter des esclaves pour cultiver et repeupler leurslots de terre, et justement tu es de race rustique et forte ;c’est ce qui fait mon espoir de te bien vendre.

» – Écoute-moi… j’aimerais mieux savoirmon fils et ma fille tués comme leur mère, que réservés àl’esclavage… Cependant, puisque l’on a trouvé sur nos chariotsquelques enfants ayant survécu à la mort, et cela m’étonne, car laGauloise frappe toujours d’une main ferme et sûre, lorsqu’il s’agitde soustraire sa race à la honte… il se peut que mon fils et mafille soient parmi les enfants que l’on vendra bientôt… Commentpourrai-je le savoir ?…

» – À quoi bon savoir cela ?

» – Afin d’avoir du moins avec moi mesdeux enfants…

» Le maquignon se prit à rire, haussa lesépaules et me répondit :

» – Tu ne m’as donc pas entendu ?…Eh ! par Jupiter ! ne t’avise pas d’être sourd… ce seraitun cas rédhibitoire… Je t’ai dit que je n’achète ni ne vendsd’enfants, moi…

» – Que me fait cela ?

» – Cela fait que, sur cent acheteursd’esclaves de travail rustique, il n’y en aurait pas dix assez fouspour acheter un homme seul avec ses deux enfants sans leur mère…Aussi, te mettre en vente avec tes deux petits, s’ils viventencore, ce serait m’exposer à perdre la moitié de ta valeur, engrevant ton acheteur de deux bouches inutiles… Me comprends-tu…crâne épais ?… Non, car tu me regardes d’un air farouche ethébété… Je te répète que j’aurais été obligé d’acheter deux enfantsavec toi dans un lot, ou bien on me les eût donnés par-dessus lemarché en réjouissance, comme le vieuxPerce-Peau, que mon premier soin eût été de te mettre envente sans eux… Comprends-tu à la fin ?

» J’ai compris à la fin ; car,jusqu’alors, je n’avais pas songé à ce raffinement de torture dansl’esclavage… Penser que mes deux enfants, s’ils vivaient, pouvaientêtre vendus… je ne savais où, ni à qui, et loin de moi… je ne l’aipas cru possible, tant cela me paraissait affreux ! Mon cœurs’est gonflé de douleur… et j’ai dit presque en suppliant, tant jesouffrais, j’ai dit au maquignon :

» – Tu me trompes !… Qu’en ferait-onde mes enfants ? Qui voudrait acheter de pauvres petitescréatures si jeunes ? des bouches inutiles… tu l’as dittoi-même ?…

» – Oh ! oh ! ceux qui font lecommerce des enfants ont une clientèle à part et assurée, surtoutsi les enfants sont jolis… Les tiens le sont-ils ?

» – Oui, ai-je répondu malgré moi, merappelant alors les figures blondes de mon petit Sylvest et de mapetite Siomara, qui se ressemblaient comme deux jumeaux, et quej’avais embrassés une dernière fois un moment avant la bataille deVannes. Ah ! oui, ils sont beaux !… comme était leurmère…

» – S’ils sont beaux, rassure-toi, monbrave Taureau de labour ; ils seront faciles à placer ;les marchands d’enfants ont surtout pour clientèle des sénateursromains décrépits et blasés qui aiment les fruits verts… etjustement on annonce la prochaine arrivée du très-riche ettrès-noble seigneur Trimalcion… un vieil amateur fort capricieux…Il voyageait dans les colonies romaines du midi de la Gaule, et ildoit, dit-on, venir ici avec sa galère, aussi splendide qu’unpalais… Il voudra sans doute ramener en Italie quelques gentilséchantillons de la marmaille gauloise… Et si tes enfants sontjolis, leur sort est assuré[21], car leseigneur Trimalcion est un des clients de mon confrère.

» J’avais écouté d’abord le maquignonsans savoir ce qu’il voulait dire ; mais bientôt j’ai eu commeun vertige d’horreur, à cette pensée que mes enfants, s’ils avaientmalheureusement échappé à la mort que leur mère si prévoyantevoulait leur donner, pouvaient être conduits en Italie pour yaccomplir de monstrueuses destinées… Ce n’est pas de la colère, dela fureur que j’ai ressentie ; non… mais une douleur sigrande, une épouvante si terrible, que je me suis agenouillé sur lapaille, et j’ai tendu, malgré mes menottes, mes mains suppliantesvers le maquignon ; puis, ne trouvant pas une parole, j’aipleuré… à genoux…

» Le maquignon m’a regardé fort surpris,et m’a dit :

» – Eh bien ! qu’est-ce, mon braveTaureau ? qu’y a-t-il ?

» – Mes enfants !… ai-je puseulement répondre, car les sanglots étouffaient ma voix. Mesenfants… s’ils vivent !…

» – Tes enfants ?…

» – Ce que tu as dit… le sort qui lesattend… si on les vend à ces hommes…

» – Comment… ce sort t’alarme poureux ?

» – Hésus ! Hésus !… me suis-jeécrié en invoquant Dieu et me lamentant, c’est horrible !…

» – Deviens-tu fou ? a repris lemaquignon. Qu’y a-t-il d’horrible dans le sort qui attend tesenfants ?… Ah ! que vous êtes bien, en Gaule, de vraisbarbares ! Mais, sache-le donc : il n’est pas d’existenceplus douce, plus fleurie, que celle de ces petites joueuses deflûte et de ces petits danseurs[22] donts’amusent ces vieux richards… Si tu les voyais, les petits fripons,les joues couvertes de fard, le front couronné de roses, avec leursrobes flottantes pailletées d’or et leurs riches pendantd’oreilles… et les petites filles… si tu les voyais, avec leurstuniques et…

» Je n’ai pu laisser le maquignoncontinuer… un nuage sanglant a passé devant mes yeux ; je mesuis élancé, furieux, désespéré, vers cet infâme ; mais, cettefois encore, ma chaîne, en se tendant brusquement, m’a faittrébucher, tomber et rouler sur ma paille… J’ai regardé autour demoi… Rien, pas un bâton, pas une pierre, rien… Alors, devenant, jecrois, insensé, je me suis replié sur moi-même, et j’ai mordu machaîne comme aurait fait une bête sauvage enchaînée…

» – Quelle brute gauloise ! s’estécrié le maquignon en haussant les épaules et en se tenant hors dema portée. Il est prêt à rugir, à bondir, à mordre sa chaîne commeun loup à l’attache, parce qu’on lui dit que ses enfants, s’ilssont beaux, auront à vivre dans l’opulence, la mollesse et lesvoluptés… Que serait-ce donc, sot que tu es, s’ils étaient laids oudifformes, tes enfants ? Sais-tu à qui on les vendrait ?À ces riches seigneurs très-curieux de lire l’avenir dans lesentrailles palpitantes d’enfants fraîchement égorgés pour cetteexpérience divinatoire[23].

» – Ô Hésus ! me suis-je écrié pleind’espoir à cette pensée, faites qu’il en soit ainsi des miens,malgré leur beauté ! Oh ! pour eux, la mort… mais qu’ilsaillent revivre ailleurs dans leur innocence, auprès de leur chastemère !…

» Et je n’ai pu m’empêcher de pleurerencore…

» – Ami Taureau, a repris le maquignond’un air fâché, je ne m’étais point trompé en te portant sur matablette comme violent et emporté ; mais je crains que tun’aies un défaut pire que ceux-là… je veux dire une tendance à latristesse… J’ai vu des esclaves chagrins fondre comme neige d’hiverau soleil du printemps, devenir aussi secs que des parchemins, etcauser grand dommage à leur propriétaire par cette chétiveapparence… Ainsi, prends garde à toi ; il me reste à peinequinze jours avant l’encan où tu dois être vendu ; c’est peupour te ramener à ton embonpoint naturel, pour te donner un teintfrais et reposé, une peau souple et lisse, enfin tous les signes dela vigueur et de la santé qui allèchent les amateurs jaloux deposséder un esclave sain et robuste. Pour obtenir ce résultat, jene veux rien ménager, ni bonne nourriture, ni soins, ni aucun deces petits artifices à nous connus pour parer agréablement notremarchandise. Mais il faut que, de ton côté, tu me secondes ;or si, loin de là, tu ne décolères pas, si (et cela est pireencore) si tu te mets à larmoyer, à te désoler, c’est-à-dire àdépérir, en rêvant creux à tes enfants, au lieu de me faire honneuret profit par ta bonne mine, ainsi que le doit tout bon esclavejaloux de l’intérêt de son maître… prends garde à toi, ami Taureau,prends garde ! je ne suis pas novice dans mon commerce… je lefais depuis longtemps et dans tous les pays… J’en ai dompté de plusintraitables que toi ; j’ai rendu des Sardes dociles,et des Sarmates doux comme des agneaux[24]…juge de mon savoir-faire… Ainsi, crois-moi, ne t’évertue pas à mecauser préjudice en dépérissant ; je suis très-doux,très-clément ; je n’aime point par goût les châtiments ;ils laissent souvent des traces qui déprécient les esclaves…Cependant, si tu m’y obliges, tu feras connaissance avec lesmystères de l’ergastule[25] desrécalcitrants… Songe à cela, ami Taureau… Voici bientôt l’heure durepas : le médecin affirme que l’on peut maintenant te donnerune nourriture substantielle ; on va t’apporter de la poulebouillie avec du gruau arrosé de jus de mouton rôti, de bon pain etde bon vin mélangé d’eau… Je saurai si tu as mangé de bon appétitet de manière à réparer tes forces, au lieu de les perdre enlarmoyant… ainsi donc, mange, c’est le seul moyen de gagner mesbonnes grâces… mange beaucoup… mange toujours… j’ypourvoirai : tu ne mangeras jamais assez à mon gré, car tu esloin d’être à pleine peau… et il faut que tu y sois, àpleine peau… et cela, tu m’entends, avant quinze jours, terme del’encan… Je te laisse sur ces réflexions ; prie les Dieuxqu’elles te profitent, sinon… oh ! sinon, je te plains, amiTaureau…

» Et, en disant cela, le maquignon m’alaissé seul, enchaîné dans ce réduit dont la porte épaisse s’estrefermée sur moi. »

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