Les Oberlé

Chapitre 14LE DERNIER SOIR

 

Le dernier soir était venu. Jean devaitprendre, à Obernai, un train de nuit pour Strasbourg, afin d’être àla caserne Saint-Nicolas, le lendemain matin, à sept heures, heureréglementaire. Ses vêtements militaires commandés chez un tailleurde Strasbourg, comme il est d’usage pour les volontaires d’un an,l’attendaient, bleus et jaunes, pliés sur deux chaises, dans lachambre que, depuis un mois, madame Oberlé était allée retenir enface de la caserne Saint-Nicolas, vers le milieu de la rue desBalayeurs.

Après le dîner, il avait dit à samère :

– Laissez-moi aller me promener seul,afin de dire adieu à la campagne d’Alsheim, que je ne reverrai pasd’ici longtemps ?

Elle avait souri. M. Joseph Oberlé avaitrépondu :

– Moi, mon bonhomme, tu ne me retrouveraspas. J’ai une échéance demain 1er octobre, et il fautque je travaille au bureau. Et puis, je n’aime pas lesattendrissements inutiles. Que diable, d’ici deux mois tu n’auraspas facilement de congé, je le veux bien, mais tu n’en seras queplus content de revenir ensuite à la maison. Allons,embrasse-moi !

Plus affectueusement qu’il ne l’aurait crului-même, Jean l’avait embrassé, et, suivi d’un mot de la voixfraîche de Lucienne : « À bientôt ! » il étaitsorti.

La nuit avait une moiteur singulière. Pas unnuage. Un croissant de lune, des étoiles par milliers ; mais,entre ciel et terre, un voile de brume était tendu, qui n’arrêtaitpas la lumière, mais la dispersait, de telle sorte qu’il n’y avaitaucun objet qui fût vraiment dans l’ombre et aucun qui fûtbrillant. Une atmosphère nacrée enveloppait les choses. Elle étaitchaude à respirer. « Comme elle est douce, monAlsace ! » murmura Jean, quand il eut ouvert la porte dujardin potager, et qu’il se trouva derrière les maisons du village,devant la plaine où la clarté de la lune dormait, trouée de loin enloin par l’ombre ronde d’un pommier ou d’un noyer. Une langueurimmense s’échappait du sol, que les premières pluies d’automneavaient pénétré. Des parfums de labour se mêlaient à l’odeur deschaumes, à celle des végétations parvenues à toute leur puissancede développement et d’arôme. La montagne soufflait, exhalaitdoucement vers la vallée l’odeur du pollen de ses pins, de sesmenthes et de ses fraisiers mourants, de ses myrtilles et de sesgenévriers foulés par les promeneurs et les troupeaux. Jean respiral’odeur de son Alsace, il crut reconnaître l’exquis parfum de cettepetite montagne qui est près de Colmar, le Florimont, où pousse ledictame. Et il pensa : « C’est la dernière fois. Plusjamais ! Plus jamais ! »

Les toits n’avaient pas d’étincelles. Ilsmontaient, à gauche du sentier que suivait le jeune homme ;ils avaient l’air de mains jointes, autour de l’église,fraternellement, et, sous chacun d’eux, Jean pouvait imaginer unefigure connue ou amie. Et il songea ainsi un peu de temps, enmarchant. Mais dès qu’il aperçut, gris au milieu des champs le grosbosquet d’arbres où se cachait l’habitation de M. XavierBastian, il perdit toute autre pensée. Parvenu à la hauteur de laferme où le cadet des fils lui avait dit : « C’est parGrand-Fontaine qu’il fait bon passer la frontière, » il entradans l’avenue des cerisiers, et il se souvint encore, et il trouvala barrière blanche. Personne ne passait. Qu’importait,d’ailleurs ? Jean ouvrit la porte à claire-voie, se glissa, enmarchant sur la bordure d’herbe, au ras des massifs d’arbres,jusqu’à la fenêtre de la grande salle qui était éclairée, puis,tournant la maison, arriva devant la porte qui ouvrait du côtéopposé au village d’Alsheim.

Il attendit un instant, pénétra dans levestibule, et ouvrit la porte de la grande pièce où se tenait,chaque soir, la famille Bastian.

Ils étaient tous les trois dans le rayon de lalampe, comme Jean l’avait imaginé. Le père lisait le journal ;les deux femmes, de l’autre côté de la table brune encombrée delinge blanc déplié, brodaient des initiales sur des serviettes quiallaient entrer dans l’armoire des Bastian. La porte s’étaitouverte sans autre bruit que celui du bourrelet frôlant le parquet.Cependant, tout était si calme autour de l’habitation et dansl’appartement, qu’ils tournèrent la tête, les yeux plissés, pourvoir qui entrait.

Il y eut un moment d’incertitude pourM. Bastian et d’hésitation chez Jean. Il avait fixé sonregard, d’abord, sur le visage d’Odile. Il avait vu que celle-ciavait souffert comme lui, et que, la première, la seule, ellereconnaissait celui qui entrait, et qu’elle devenait pâle, et que,dans l’angoisse, sa main levée, sa respiration, son regards’arrêtaient.

La toile où cousait Odile lui glissa des mainssans qu’elle fît le moindre geste pour la relever.

Et ce fut peut-être à ce signe queM. Bastian reconnut le visiteur. L’émotion le saisit tout desuite.

– Comment ? demanda-t-il doucement,c’est toi, Jean ? Personne ne t’a introduit ?… Queviens-tu faire ?

Il posa lentement son journal sur la table,sans cesser de considérer, dans l’ombre de la pièce, le jeune hommequi demeurait à la même place, à deux pas de la porte.

– Je viens vous dire adieu, dit Jean.

Mais la voix était si angoissée queM. Bastian comprit que quelque chose d’inconnu et de tragiqueétait entré chez lui. Il se leva, en disant :

– En effet, c’est demain le1er octobre… Tu vas entrer à la caserne, mon pauvregarçon… Tu veux sans doute me parler ?

Déjà M. Bastian, lourd et prompt, s’étaitavancé, avait tendu la main, et le jeune homme, l’attirant dans lecoin le plus sombre de l’appartement, reculant avec lui, avaitrépondu tout bas, les yeux dans les yeux du père d’Odile. MadameBastian regardait dans l’ombre, où ils ne faisaient qu’un groupeindistinct.

– Je pars, murmura Jean, et je nereviendrai jamais, monsieur Bastian. C’est pour cela que je me suispermis de venir.

Il sentit que la rude main de l’Alsacientremblait. Un dialogue secret, rapide, s’échangea pendant que lesdeux femmes, inquiètes, se soulevaient de dessus leurs chaises, et,les mains appuyées sur la table, se penchaient.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Tureviendras dans un an ?

– Non, je vais entrer au régiment, parceque je l’ai promis. Mais je le quitterai.

– Tu le quitteras ?

– Après-demain.

– Où vas-tu ?

– France.

– À jamais ?

– Oui.

Un moment, le vieil Alsacien sedétourna :

– Causez, les femmes, causez ; nousavons une petite affaire à traiter.

Elles se levèrent tout à fait. Lui, haletantcomme s’il avait couru :

– Prends garde à ce que tu vas faire…Sois prudent… Ne te fais pas prendre !…

Il posa les deux mains sur les épaules deJean :

– Moi, vois-tu, je reste. C’est mamanière d’aimer l’Alsace. Il n’y en a pas de meilleure. J’y vivrai,j’y mourrai. Pour toi, les circonstances sont différentes, monpauvre enfant,… je te comprends… Ne laisse rien deviner aux femmes.C’est trop grave… On ne sait rien chez toi ?

– Non.

– Garde ton secret.

Il ajouta, plus bas :

– Tu as voulu la revoir : je ne tegronde pas, puisque plus jamais vous ne vous reverrez…

Jean fit un signe de tête quisignifiait : « Oui, j’ai voulu la revoir. »

– Regarde-la un moment, et puis va-t’en…Reste là derrière mon épaule…

Et, par-dessus l’épaule de M. Bastian quis’effaçait à demi, Jean put voir que les yeux d’Odile, troublésd’abord, étaient devenus effrayés. Elle n’eut pas honte de soutenirson regard. Elle était uniquement occupée de ce dialogue qu’ellen’entendait pas, de ce mystère où elle se sentait mêlée, et sonvisage trahissait l’extrême souffrance de sa jeunesse. « Quese disent-ils ? Est-ce mauvais encore ? Est-cemeilleur ? Non, pas meilleur : ils ne se tournent pasensemble vers moi. » La mère était plus pâle encore que safille.

– Adieu, mon enfant, dit tout basM. Bastian. Je t’aimais bien, va… Je n’ai pas pu faireautrement que je n’ai fait… Mais je t’estime ; je mesouviendrai de toi…

Gagné par les larmes, le vieil Alsacien serrala main de Jean, silencieusement, et la laissa retomber. Jean fitle court chemin qui le séparait de la porte… Il était tremblant etégaré… Une dernière fois, il se retourna : il s’en allaitdonc ;… dans un instant il aurait disparu ;… il nereviendrait plus à Alsheim.

– Au revoir, madame ! dit-il.

Il voulut dire au revoir à Odile, mais unsanglot l’empêcha de parler. Jean se jeta dans l’ombre du corridor…On l’entendit marcher vite…

– Qu’est-ce que cela signifie ?demanda madame Bastian. Xavier, tu nous caches quelquechose !

Le vieil Alsacien sanglotait. Elle devina.Toutes ses préventions tombèrent.

– Odile, dit-elle, cours lui direadieu !

Odile courait déjà ; elle traversa lasalle ; elle rejoignit Jean près de l’angle de la maison.

– Je vous en supplie, dit-elle, pourquoiêtes-vous si malheureux ?

Il se retourna, décidé à ne point parler et àtenir son serment. Elle était tout près de lui. Il ouvrit les bras.Elle s’y jeta.

– Ah ! Dieu ! dit-elle touthaut, vous partez ! je le sens ! vous partez !

Il lui baisa les cheveux, tendrement, pour lavie, et s’enfuit en tournant la muraille.

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