Les Oberlé

Chapitre 4LES GARDIENNES DU FOYER

 

Lorsque Lucienne eut quitté Jean, celui-citourna la maison, traversa une cour semi-circulaire formée par lesécuries et les remises, puis un grand jardin potager entouré demurs, et, ouvrant une porte de dégagement, tout à l’extrémité, àdroite, il se trouva dans la campagne, derrière le villaged’Alsheim. Sa première joie du retour était déjà diminuée etflétrie. Il entendait de nouveau des phrases qui avaient pénétré auplus profond de son âme, et qui lui revenaient, avec leur accent,avec l’image, avec le geste de celle qui les avait dites. Ilsongeait à « la triste maison », là, tout près del’enceinte qui limitait le domaine, et il souffrait en se rappelantquelle tout autre idée il s’était faite, depuis des années, del’accueil qui l’attendait à Alsheim, et quelle émotion presquereligieuse il éprouvait au loin, dans les villes ou sur les routesd’Europe ou d’Orient, lorsqu’il pensait : « Mamère ! mon père ! ma sœur ! mon premier jour cheznous après que mon père aura dit oui ! » Le premier jourétait commencé. Il n’avait guère été, jusqu’à présent, digne durêve d’autrefois.

Le temps lui-même était mauvais. Devant JeanOberlé, la plaine d’Alsace s’étendait, rase, à peine rayée dequelques lignes d’arbres, au pied des Vosges couvertes de forêts etdiminuant de hauteur. Le vent du Nord, soufflant de la mer,emplissant toute la vallée de son long gémissement, chassait dansle ciel des nuages sombres, brisés et agglomérés comme des sillonsde guéret, des nuages chargés de pluie et de grêle, qui allaient sefondre en masses compactes et s’écrouler dans le Sud, au flanc desAlpes. Il faisait froid.

Cependant, Jean Oberlé ayant regardé à gauche,du côté où les terres fléchissaient un peu, aperçut l’avenueterminée par un bouquet de bois qu’il avait vue le matin, et ilsentit de nouveau que sa jeunesse l’appelait vers elle. Il s’assuraque personne, par les fenêtres de chez lui, ne l’épiait, et ils’engagea dans le sentier qui tournait autour du village.

Ce n’était, à vrai dire, qu’une piste tracéepar les gens qui allaient au travail ou qui en revenaient. Ellesuivait à peu près la ligne dentelée que faisaient les hangars, lestoits à porcs, les étables, les greniers, les clôtures bassesdominées par des tas de fumier, les poulaillers, toutel’arrière-construction des habitations d’Alsheim, qui avaient del’autre côté, sur la route, leur façade principale, ou tout aumoins un mur blanc, une porte charretière et un gros mûrierdébordant l’arête. Le jeune homme marchait vite sur la terrebattue. Il dépassa l’église qui dressait, à peu près au centred’Alsheim, sa tour carrée surmontée d’un toit d’ardoise en forme decloche et d’une pointe de métal, et arriva au centre d’un groupe dequatre noyers énormes, qui servaient de signes indicateurs, deparure et d’abri à la dernière ferme du village. Là commençait ledomaine de M. Xavier Bastian, le maire d’Alsheim, l’ancien amide M. Joseph Oberlé, l’homme influent, riche et patriote, chezlequel Jean se rendait. Un bruit de fléaux s’élevait de la courvoisine. Ce devaient être les beaux grands fils des Ramspacher, lesfermiers des Bastian, l’un qui avait fait son temps dans l’arméeallemande, l’autre qui allait entrer au régiment au mois denovembre. Ils battaient sous la grange, à l’ancienne mode. Toutl’automne, tout l’hiver, quand la provision de blé diminuait chezle meunier et que le temps était mauvais dehors, ils étendaientquelques gerbes à l’abri, et les fléaux frappaient dru, etgalopaient comme des poulains qu’on lâche dans l’herbe haute. Rienn’avait interrompu la tradition.

– Est-ce vieux, mon Alsheim !murmura Jean.

Quoiqu’il fût très désireux de ne pas êtrereconnu, il s’approcha de la porte à claire-voie qui s’ouvrait dece côté sur les champs, et, s’il ne vit pas les travailleurs,cachés par une charrette dételée, il revit, avec un sourire ami, lacour de la vieille ferme, une sorte de rue bordée de constructionsqui n’étaient que des charpentes apparentes avec un peu de terreentre les poutres de bois, une démonstration de la pérennité duchâtaignier qui avait fourni les poteaux d’huisserie, lessablières, les balcons de bois et l’encadrement des fenêtres.Personne ne l’entendit, personne ne s’aperçut qu’il était là. Ilcontinua sa route, et son cœur se mit à battre violemment. Car,aussitôt après la ferme des Ramspacher, le sentier tombait, à angledroit, sur l’avenue de cerisiers qui conduisait du bourg au logisde M. Bastian. Il n’était pas probable, par ce temps noir, quele maire fût bien loin de chez lui. Dans quelques minutes, Jean luiparlerait ; il rencontrerait Odile ; il trouveraitquelque moyen de savoir si elle était fiancée.

Odile : toute la petite enfance de Jeanétait pleine de ce nom-là. La fille de M. Bastian avait été lacompagne de jeux de Lucienne et de Jean, autrefois, quandl’évolution de M. Oberlé n’était point encore affirmée etconnue dans le pays ; elle était devenue, un peu plus tard, lavision charmante que Jean revoyait au gymnase de Munich, lorsqu’ilpensait à Alsheim, la jeune fille grandissante qu’on apercevaitpendant les vacances, le dimanche, à l’église, qu’on saluait sansplus l’aborder, lorsque M. ou madame Oberlé se trouvait là,mais la passante aussi des vignes en vendanges et des bois, lapromeneuse qui avait un sourire et un mot pour Lucienne ou pourJean rencontré au tournant d’un chemin. Quel secret d’enchantementpossédait cette fille d’Alsheim, élevée presque complètement à lacampagne, sauf deux ou trois années passées chez les religieuses deNotre-Dame à Strasbourg, nullement mondaine, moins brillante queLucienne, plus silencieuse et plus grave ? Le même, sansdoute, que le pays où elle était née. Jean l’avait quittée comme ilavait quitté l’Alsace, sans pouvoir l’oublier. Il s’était interditde la revoir, pendant le dernier et rapide séjour qu’il avait faità Alsheim, afin de s’éprouver et de reconnaître si vraiment lesouvenir d’Odile résisterait à un long temps de séparation,d’études et de voyages. Il avait pensé : « Si elle semarie dans l’intervalle, ce sera la preuve qu’elle n’a jamais songéà moi, et je ne la pleurerai pas. » Elle ne s’était pasmariée. Rien n’indiquait qu’elle fût fiancée. Et, sûrement, Jeanallait la revoir.

Il préféra ne pas s’engager dans l’avenue desmerisiers, célèbres par leur beauté, qui gardaient le domaine desBastian. Les gens du bourg, les travailleurs épars dans la campagnevoisine, pour rares qu’ils fussent, auraient pu reconnaître le filsde l’usinier se rendant chez le maire d’Alsheim. Il suivit la haied’épine noire taillée qui limitait l’allée, marchant dans la terrerouge ou sur l’étroite bordure d’herbe laissée par la charrue aubord du fossé. Derrière lui, le bruit des batteurs en grange lesuivait, diminué par la distance et éparpillé dans le vent. Jean sedemandait :

« Comment vais-je aborderM. Bastian ? Comment me recevra-t-il ? Bah !j’arrive, je suis censé ignorer tant de choses ! »

À deux cents mètres au sud de la ferme,l’avenue de merisiers finissait, et le bosquet qu’on apercevait desi loin s’arrondissait dans les champs ensemencés. De beaux arbres,chênes, platanes et ormeaux, formaient la futaie, en ce momentdépouillée, sous laquelle poussaient des arbres verts, pins,fusains et lauriers. Jean continua de longer la haie dans la courbequ’elle faisait à travers une luzerne, jusqu’à une porte rustique,dépeinte et à demi pourrie, qui s’élevait entre deux poteaux. Unepierre de grès, jetée sur le fossé, servait de pont. Les lauriersdébordaient la clôture d’épines de chaque côté des montants, etfermaient la vue à deux mètres de distance. Quand Jean s’approcha,un merle partit en criant. Jean se souvint qu’il suffisait, pourentrer, de passer la main à travers la haie et de lever un crochetde fer. Il ouvrit donc la porte, et, un peu inquiet de son audace,frôlé, depuis sa vareuse jusqu’à ses molletières, par les branchesfolles d’une allée trop étroite et rarement suivie, déboucha dansune clairière sablée, tourna autour de plusieurs massifs d’arbustesbordés de buis, et arriva près de la maison, du côté opposé àAlsheim. Il y avait là des platanes de plus de cent années, plantésen demi-cercle, qui abritaient un peu de gazon, et étendaient leursbranches par-dessus les tuiles d’une vieille maison basse de murs,trapue, bossuée de deux balcons et coiffée de toits débordants. Descelliers, des pressoirs, des granges, un rucher continuaient lademeure du maître, où se reconnaissaient l’abondance, la bonhomieet la simplicité de la vieille Alsace bourgeoise.

Jean, un instant retardé par l’invincibleattrait de ces lieux jadis familiers pour lui, regardait encore lesplatanes, le toit, une fenêtre au balcon de laquelle des lierrespoussaient ; il allait faire les quelques pas qui leséparaient de la porte entr’ouverte, lorsque, sur le seuil, unhomme de haute taille parut, et, reconnaissant le visiteur, eut ungeste de surprise. C’était M. Xavier Bastian. Aucun homme desoixante ans, dans l’arrondissement d’Erstein, n’était plus robusteni plus jeune d’humeur. Il avait des épaules larges, une têtemassive, aussi large du bas que du haut, les cheveux tout blancs,divisés en mèches courtes qui chevauchaient les unes sur lesautres, les joues et le dessus des lèvres rasés, le nez gros, lesyeux fins et gris, la bouche ramassée, et, dans la physionomie,cette sorte de fierté avenante de ceux qui n’ont jamais eu peur derien. Il portait la redingote longue à laquelle sont restés fidèlesquelques notables Alsaciens, même dans les villages, comme Alsheim,où les habitants n’ont aucune originalité de costume, ni aucunsouvenir d’en avoir eu quelqu’une.

En apercevant Jean Oberlé, qu’il avait faitsauter sur ses genoux, il eut donc un geste de surprise.

– C’est toi, mon petit ? dit-il dansce dialecte d’Alsace dont il usait plus souvent et plusfamilièrement que du français ; quel événement faut-il doncpour que tu viennes ?

– Aucun, monsieur Bastian, si ce n’estque j’arrive.

Il tendit la main au vieil Alsacien. Celui-cila prit, la serra, et tout à coup perdit cette gaieté qu’il avaitmise dans son accueil, car il pensait : « Voilà dix ansque ton père n’est entré ici, dix ans que ta famille et la miennesont ennemies. » Il dit seulement, se répondant à lui-même etrésolvant une objection :

– Entre tout de même, Jean, il n’y a pasde mal, pour une fois…

Mais le contentement de la première rencontreétait tombé, il ne reparut plus.

– Comment vous êtes-vous aperçu quej’entrais dans votre domaine ? demanda Jean qui ne compritpas. Vous m’entendiez ?

– Non, j’ai entendu le merle. J’ai cruque c’était mon domestique, que j’ai envoyé à Obernai, pour faireréparer les lanternes de ma victoria. Viens dans la salle, monpetit…

Il pensait, avec un sentiment mêlé de regretet de réprobation : « Comme ton père y entrait, lorsqu’ilen était digne. »

Dans le corridor, à gauche, il ouvrit uneporte, et tous deux pénétrèrent dans la « salle », quiétait à la fois la salle à manger et la pièce de réception de ceriche bourgeois, héritier des terres et de la tradition d’une séried’ancêtres qui n’avaient quitté la maison d’Alsheim que pour lecimetière d’Alsheim. Presque tout le pittoresque d’ameublement,qu’on rencontre encore dans les vieilles maisons de l’Alsacerurale, avait disparu de la demeure de M. Bastian. Plusd’armoires sculptées, plus de chaises en bois plein dont le dossierest entaillé en forme de cœur, plus d’horloge dans sa gaine peinte,plus de petits plombs aux fenêtres. Les chaises, peu nombreusesdans la vaste salle carrée et claire, la table, l’armoire, le bahutau sommet duquel reposait le moulage d’un Pietà sans célébrité,étaient en noyer verni. Il n’y avait d’ancien que le poêle defaïence historiée, qui portait la signature de maître Hugelin deStrasbourg, et dont M. Bastian était fier comme d’un trésor.Aux deux tiers de l’appartement, entre le poêle et la table, unefemme d’une cinquantaine d’années était assise, vêtue de noir, unpeu forte, ayant des traits réguliers et épaissis, des bandeaux decheveux gris, le front bien fait et presque sans rides, de beauxsourcils allongés et des yeux sombres comme si elle avait été duMidi, et calmes, et dignes, qu’elle leva d’abord sur Jean etqu’elle reporta aussitôt sur son mari, comme pour demander :« À quel titre vient-il chez nous ? »

Elle cousait l’ourlet d’un drap de toileécrue, qui s’affaissait autour d’elle en cassures descendantes. Envoyant entrer Jean, elle avait laissé tomber l’étoffe. Elledemeurait muette de surprise, ne comprenant pas que son mari amenâtchez elle le fils élevé en Allemagne d’un père renégat de l’Alsace.Pendant la guerre, autrefois, elle avait eu trois frères tués auservice de la France.

– Je l’ai rencontré qui venait me voir,fit pour s’excuser M. Bastian, et je l’ai prié d’entrer,Marie…

– Bonjour, madame, dit le jeune homme,que l’étonnement et la froideur de ce premier regard de madameBastian avaient froissé, et qui s’était arrêté au milieu de lagrande salle… Ce sont de vieux souvenirs qui m’ont amené…

– Bonjour, Jean.

Les mots moururent, avant d’avoir atteint lesmurs tapissés de vieilles pivoines. On les entendit à peine. Lesilence qui suivit fut si cruel que Jean pâlit, et queM. Bastian, qui avait refermé la porte, et qui, un peu enarrière de Jean, grondait doucement, d’un hochement de tête, cesbeaux yeux sévères de l’Alsacienne qui ne se baissaient pas,intervint en disant :

– Je ne t’ai pas raconté, Marie, que j’aivu, ce matin, dans nos vignes de Sainte-Odile, notre ami Ulrich. Ilm’a parlé du retour de ce garçon à Alsheim… Il m’a assuré que nousdevions nous féliciter de voir son neveu se fixer dans le pays. Ilme l’a représenté comme un des nôtres…

Les lèvres silencieuses de l’Alsacienne eurentun vague sourire d’incrédulité, qui mourut aussi, comme les mots.Et madame Bastian se remit à coudre.

Jean se détourna, et, pâle, plus malheureuxencore qu’irrité, dit à demi-voix à M. Bastian :

– Je savais nos deux familles divisées,mais pas au point où je le vois… J’ai quitté Alsheim depuis silongtemps… Vous m’excuserez d’être venu…

– Reste, mon petit, reste… Jet’expliquerai… Tu peux croire que, contre toi, nous n’avons rien,aucune animosité, ni l’un ni l’autre.

Le vieillard posa la main sur le bras de Jean,amicalement :

– Je ne veux pas que tu t’en ailles commeça. Non, puisque tu es venu, je ne veux pas que tu puisses dire queje t’ai renvoyé sans honneur… Le souvenir me pèserait… Je ne veuxpas…

– Non, monsieur Bastian, je suis de tropici, je ne puis pas rester, pas un instant.

Il s’avançait pour sortir. La main solide duvieux maire d’Alsheim se serra autour du poignet qu’elle tenait. Lavoix s’éleva et devint rude :

– Tout à l’heure ! Mais ne refusepas au moins la politesse que je fais à tous ceux qui entrent ici…C’est une habitude du pays et de la maison. Accepte de boire avecmoi, Jean Oberlé, ou bien je te méconnaîtrai, à mon tour, et nousne nous saluerons même plus !

Jean se souvint que nulle maison des campagnesde Barr ou d’Obernai, même les plus anciennes et les plus riches,n’avait la réputation de posséder de meilleures recettes pour lafabrication de l’eau-de-vie d’alises, de cerises ou de sureau, duvin de paille ou de la boisson de mai. Il vit que le vieux maired’Alsheim serait blessé par un refus, et que l’offre était un moyende se montrer cordial, sans désavouer en paroles, ni sans doute aufond de la pensée, la mère, reine et maîtresse du grand logis, quicontinuait d’ignorer l’hôte parce que l’hôte était le fils deJoseph Oberlé.

– Soit ! dit-il.

Aussitôt, M. Bastian appela :

– Odile !

Les mains qui soutenaient la toile, près dupoêle de faïence, se reposèrent sur les plis de la robe noire, et,pendant une demi-minute, il y eut trois âmes humaines qui, avec despensées bien différentes, attendaient celle qui allait apparaîtreau fond de la salle, à droite, près du bahut de noyer, là-bas. Ellevint, elle sortit de l’ombre d’une pièce voisine, et s’avança dansla lumière, tandis que Jean se raidissait contre l’émotion, et sedisait : « Que j’ai bien fait de me souvenird’elle ! »

– Donne-moi de la plus vieille eau-de-vieque j’aie ici, demanda le père.

Odile Bastian avait d’abord souri à son père,qu’elle apercevait près de la porte, puis elle avait, d’unmouvement de ses sourcils bruns, montré son étonnement, sansdéplaisir, en reconnaissant près de lui Jean Oberlé, puis lesourire s’était effacé, quand elle avait vu sa mère penchée sur latable de travail, muette et comme étrangère à ce qui se disait etse passait près d’elle. Alors sa poitrine s’était soulevée, lesmots qu’elle allait répondre s’étaient arrêtés avant d’arriver àses lèvres, et Odile Bastian, trop sensée pour ne pas devinerl’affront, trop femme pour en souligner la peine secrète, avaitsimplement et silencieusement obéi. Elle avait cherché une clefdans le tiroir de la commode, s’était approchée du bahut, et, sesoulevant sur la pointe des pieds, une main appuyée à l’angle ducorps à deux battants par lequel se terminait le meuble, la nuquerejetée en arrière, elle fouillait les profondeurs de lacachette.

Elle était bien la même jeune fille, plusépanouie, qui vivait dans le souvenir de Jean depuis des années, etle suivait à travers le monde. On ne pouvait pas dire qu’elle fûtd’une beauté régulière. Et cependant elle était belle, d’une beautéforte et lumineuse. Elle ressemblait aux statues de l’Alsace qu’onvoit dans les monuments et dans les images du souvenir français, àces filles nées d’un sang riche et guerrier, qui s’indignent et quibravent, tandis que, près d’elles, pleure la Lorraine plus frêle.Elle en avait la haute taille, les pommettes larges qu’une courbesans dépression reliait au menton solide et d’un rose égal. Il luimanquait, il est vrai, les coques de ruban noir faisant deux ailesautour de la tête ; mais la chevelure n’en paraissait que plusoriginale et plus rare, des cheveux couleur de blé mûr, d’uneteinte parfaitement uniforme et mate, qu’elle abaissait légèrementen bandeaux sur ses tempes, et qu’elle tordait ensuite et relevait.De cette même couleur sans éclat étaient les sourcils longs etfins, les cils, et les yeux mêmes, un peu écartés, où vivait uneâme en repos, passionnée et profonde.

En une minute, M. Bastian eut devant lui,sur un guéridon deux verres de cristal taillé et une bouteillepansue et toute noire. Il prit d’une main la bouteille, et del’autre tira, sans secousse, un bouchon qui, à mesure qu’il sortaitdu goulot, se gonflait, humide comme l’aubier en sève de printemps.En même temps, un parfum de fruits mûrs s’épanouissait sous lespoutres de la salle.

– Elle est vieille de cinquante ans,dit-il en versant un doigt de liqueur dans chacun des verres.

Il ajouta sérieusement :

– Je bois à ta santé, Jean Oberlé, à tonretour à Alsheim !

Mais Jean, sans répondre directement, et dansle silence de tous, regardant Odile qui s’était reculée jusqu’aumeuble et qui, appuyée et droite, regardait aussi et étudiait sonancien camarade de jeunesse revenu au pays natal, dit à hautevoix :

– Moi, je bois à la terred’Alsace !

Au ton des paroles, au geste de la main levantla petite coupe diamantée, au regard fixé au fond de la salle,quelqu’un avait compris que la terre d’Alsace était icipersonnifiée et présente. La grande et belle fille des Bastiandemeura immobile, appuyée au meuble qui l’enchâssait dans son ombreblonde. Mais ses yeux eurent une lueur vive, comme quand les blés,sous un souffle de vent, ondulent au soleil. Et, sans qu’elledétournât la tête, sans qu’elle cessât de regarder devant elle, sespaupières, lentement, s’abaissèrent et se fermèrent, en disantmerci.

Et ce fut tout.

Madame Bastian ne s’était pas même redressée.Odile n’avait pas dit une parole. Jean salua, et sortit.

Le vieux maire d’Alsheim le rejoignitdehors.

– Je te reconduirai jusqu’à l’autreextrémité de mon jardin, fit-il, car il vaut mieux pour nous, pourtoi-même et pour ton père, qu’on ne te voie pas sortir parl’avenue. Tu auras l’air de revenir des champs.

– Quel étrange pays est donc devenucelui-ci ! dit le jeune homme d’un ton de colère. Parce quevous n’avez pas les mêmes opinions que mon père, vous ne pouvez pasme recevoir, et, si je sors de chez vous, c’est en cachette… aprèsavoir subi l’injure d’un silence qui m’a été dur, je vous enréponds !

Il parlait assez haut pour être entendu de lamaison, dont il n’était encore qu’à quelques pas. La pâleurhabituelle de son teint s’était accentuée, et, l’émotion serrantles muscles du cou et des mâchoires, tout le visage en avait prisune expression tragique.

M. Bastian l’entraîna.

– J’ai une seconde raison de t’emmenerpar là, dit-il, ce sera plus long que de te reconduire par où tu esvenu, et il faut que je t’explique…

Ils prirent une allée non sablée, qui, au delàdes platanes, côtoyait un potager, puis traversait un petitbois.

– Tu ne comprends pas, mon petit, ditM. Bastian, de sa voix qui était ferme, mais sans aucunedureté, parce que tu n’as vraiment jamais vécu parmi nous. Cela n’apas changé ; ce que tu vois date d’il y a trente ans…

Par une échappée entre les arbres, un bout deplaine apparut, avec le clocher de Barr dans le lointain, et lesVosges bleuissantes au-dessus de lui.

– Autrefois, continua M. Bastian,qui montra vaguement le paysage, notre Alsace n’était qu’unefamille. Les petits et les grands se connaissaient les uns lesautres, et vivaient de bonne amitié. J’ai été, je suis de cetemps-là. Il n’y avait point, dans le monde, un pays où il y eûtmoins de morgue et plus de bonhomie ; et tu sais bienqu’aujourd’hui encore, je ne fais pas de différence entre un richeet un pauvre, entre un bourgeois de Strasbourg et un schlitteur dela montagne… Mais ce qui est fait est fait : nous avons étéarrachés, malgré nous, à la France, et traités brutalement parceque nous ne disions pas oui… Nous ne pouvons pas nous révolter…Nous ne pouvons pas chasser les maîtres qui ne comprennent rien ànotre vie et à nos cœurs… Alors, nous ne les recevons pas dansnotre intimité, ni eux, ni ceux d’entre nous qui ont pris le partidu plus fort…

Il s’arrêta un instant de parler, ne voulantpas dire toute sa pensée là-dessus, et reprit, en saisissant lamain de Jean :

– Tu es bien en colère contre ma femme, àcause de l’accueil qu’elle t’a fait… Mais ce n’est pas toi qui esen cause, ni elle… Jusqu’à ce que le doute qui pèse sur toi soitlevé, tu es celui qui a été élevé par l’Allemagne, et la femme quetu viens de voir, c’est le pays… Réfléchis… Il ne faut pas lui envouloir… Nous n’avons pas tous été fidèles à l’Alsace, nous leshommes, et les meilleurs d’entre nous, à la fin, font descompromis, et, plus ou moins, reconnaissent le maître nouveau. Pasnos femmes… Ah ! Jean Oberlé, je ne me sens pas le courage deles désavouer, même quand il s’agit de toi que j’aime bien :elles ne font point une injure comme une autre, nos Alsaciennes quine vous reçoivent pas : elles défendent leur pays ; ellescontinuent la guerre…

Le vieux avait des larmes dans ses yeux toutplissés et rouges…

– Vous me connaîtrez plus tard, ditJean.

Ils étaient arrivés à la limite du petit parc,devant une porte de bois aussi moisie que l’autre. M. Bastianl’ouvrit, serra la main du jeune homme, et se tint longtemps à lalimite du bois, regardant Jean s’éloigner et diminuer dans laplaine, la tête penchée en avant, à cause du vent qui soufflaittoujours, et plus violemment. Jean était troublé jusqu’au fond del’âme. Entre lui et chaque famille de ce vieux pays il sentaitqu’il allait trouver son père. Il souffrait d’être né dans lamaison vers laquelle il marchait. Comme la seule chose douce decette première journée, il voyait l’image d’Odile, dont les yeux sefermaient lentement, lentement.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer