Les Oberlé

Chapitre 6LA FRONTIÈRE

 

Le lendemain, Jean partit le matin, à pied,pour monter jusqu’à la coupe achetée par la maison Oberlé, et quiétait située sur la crête des montagnes qui ferment la vallée, àgauche du col de la Schlucht, dans la forêt de Stosswihr. La courseétait longue, le sol rendu glissant par une averse récente ;en outre, Jean perdit plusieurs heures à contourner un massifrocheux qu’il aurait dû franchir. L’après-midi était avancée déjàquand il parvint à la cabane de planches, située au bas de lacoupe, à l’endroit où la route finissait. Le temps de causer avecle contremaître allemand qui dirigeait, sous la surveillance del’administration forestière, les travaux d’abatage et de transportdes sapins, et le jeune homme, en continuant son ascension, croisales ouvriers du chantier qui descendaient, avant la fin du jour,pour regagner la vallée. Le soleil, splendide encore, allaitdisparaître de l’autre côté des Vosges. Jean songeait avec unbattement de cœur à la frontière toute proche. Cependant, il nevoulut pas en demander le chemin aux hommes qui le saluaient enpassant, car il mettait une fierté à cacher ses émotions, et lesmots auraient pu le trahir, devant cette bande de bûcherons lâchéspar le travail et curieux de la rencontre.

Il entra dans la coupe que ceux-ci venaientd’abandonner. Autour de lui, les sapins ébranchés et dépouillés deleur écorce étaient couchés sur les pentes, qu’ils éclairaient dela blancheur de leur tronc. Ils avaient roulé ; ils s’étaientarrêtés sans qu’on vît pourquoi ; d’autres fois, ils avaientformé barrage et s’étaient superposés, pêle-mêle, comme desjonchets qu’on lance sur un tapis de jeu. Dans la futaie montante,il ne restait plus qu’un travailleur, un vieux, vêtu de sombre, quinouait, agenouillé, les coins de son mouchoir sur une provision dechampignons qu’il avait cueillis. Quand il eut fini, de ses doigtsmalhabiles, de serrer les bouts de l’étoffe rouge, il se releva,enfonça sa casquette de laine, et, tanguant à larges enjambées surla mousse, il se mit à descendre, la bouche ouverte à l’odeur desforêts.

– Eh ! dit Jean, vous quipartez ?

L’homme, entre deux fûts immenses de sapins,ombre lui-même couleur d’écorce, tourna la tête.

– Quelle est ma route la plus courte pourarriver au col de la Schlucht ?

– Descendre comme moi jusqu’à la cascadeet remonter. À moins que vous ne montiez là, deux cents mètresencore, après quoi vous descendrez en France, et vous trouverez dessentiers qui vous mèneront au col. Bonsoir !

– Bonsoir !

Les mots sonnèrent, petits et vite étouffésdans le vaste silence. Mais il y en eut un qui continua de parlerau cœur de Jean Oberlé : « Vous descendrez enFrance. » Il avait hâte de la voir, cette France mystérieuse,qui tenait dans ses rêves, dans sa vie, une si large place, cellequi rompait l’union de sa famille, parce que les anciens,quelques-uns du moins, demeuraient fidèles à son charme, la Francepour qui tant d’Alsaciens étaient morts, et que tant d’autresattendaient et aimaient de l’amour silencieux qui fait les cœurstristes. Si près de lui, celle dont on l’avait jalousementécarté ; celle pour qui l’oncle Ulrich, M. Bastian, samère, le grand-père Philippe, et des milliers, et des milliersd’autres faisaient une prière, chaque soir !

En quelques minutes, il eut atteint le sommet,et commença à descendre l’autre versant. Mais les arbres formaientun épais rideau autour de lui. Et il se mit à courir, afin detrouver une route et une place libre pour voir la France. Il avaitplaisir à se laisser couler et comme tomber, la poitrine en avant,cherchant la trouée. Le soleil touchait la terre, de ce côté de lamontagne : ici et là l’air était tiède encore, mais les sapinsformaient toujours muraille.

– Halte-là ! cria un homme, en sedémasquant tout à coup et en sortant de derrière le tronc d’unarbre.

Jean continua de courir quelques pas, emportépar l’élan. Puis il revint vers le douanier qui l’avait interpellé.Celui-ci, un brigadier, jeune et trapu, les yeux bridés, un peusauvages, deux mèches de poils jaunes barrant la figure ramassée,un vrai type de Vosgien, regarda le jeune homme et dit :

– Pourquoi diable couriez-vous ? Jevous ai pris pour un contrebandier.

– Je cherchais un endroit pour voir unpaysage de France…

– Ça vous intéresse ? Vous êtes del’autre côté ?

– Oui.

– Pas Prussien, tout de même ?

– Non, Alsacien.

L’homme eut un sourire vite réprimé, etdit :

– Ça vaut mieux.

Mais Jean continuait, sans reprendre laconversation, et comme s’il avait oublié sa demande, de considérerce pauvre douanier de France, sa physionomie, son uniforme, et deles photographier au fond de son esprit. Le douanier eut l’air des’amuser de cette curiosité, et dit en riant :

– Si vous voulez de la vue, vous n’avezqu’à me suivre. J’en ai une que le gouvernement m’offre pourcompléter mon traitement.

Ils se mirent à rire tous deux, en seregardant au fond des yeux, rapidement, et bien moins de ce quevenait de dire le douanier que d’une sorte de sympathie qu’ils sesentaient l’un pour l’autre.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, fitle brigadier : le soleil va mourir.

Ils dévalèrent, sous la voûte des sapins,contournèrent une falaise de rochers nus sur laquelle étaientplantés, à quelques pas de distance, deux poteaux marquant oùfinissait l’Allemagne, où commençait la France, et, à l’extrémitéde ce cap qui faisait éperon dans la verdure, sur une plate-formeétroite, et qui plongeait ses assises, en bas, dans la forêt, ilstrouvèrent une cabane de guet, en lourdes planches de sapin clouéessur des poutres. De là on dominait un paysage prodigieusementétendu, et qui allait, baissant toujours, jusqu’où la vue humainepouvait porter. En ce moment et dans le soleil couchant, unelumière blonde baignait les terres étagées, les forêts, lesvillages, les rivières, les lacs de Retournemer et de Longemer, etadoucissait les reliefs, et mettait une couleur de blé sur bien desterres incultes et couvertes de bruyères. Jean se tint debout,buvant l’image jusqu’à l’ivresse, et se taisant. L’émotiongrandissait en lui. Il sentait que tout le fond de son âme étaitréjoui.

– Comme elle est belle ! dit-il.

Le brigadier des douanes, qui l’observait ducoin de l’œil, fut flatté pour sa circonscription, etrépondit :

– C’est fatigant, mais en été, il faitbon se promener, ceux qui ont le temps. Il vient du monde jusque deGérardmer, et de Saint-Dié, et de Remiremont, et de plus loinencore. Il vient aussi beaucoup de gens de par-là…

Par-dessus son épaule, de son pouce renverséet tourné en arrière, il désignait le pays d’outre-frontière.

Jean se fit indiquer la direction des troisvilles qu’avait nommées le douanier. Mais il ne suivait avecattention que sa propre pensée. Ce qui le ravissait, c’était latransparence de l’air, l’idée d’illimité, de douceur de vivre et defécondité qui venait à l’esprit devant ces étages de terresfrançaises, ou plutôt, c’était tout ce qu’il savait de la France,ce qu’il avait lu, ce qu’il avait entendu raconter par sa mère, parle grand-père, par l’oncle Ulrich, ce qu’il avait deviné d’elle,tant de souvenirs ensevelis dans son âme et qui levaient tout d’uncoup, comme des millions de grains de blé à l’appel du soleil.

Le douanier s’était assis sur un banc, le longde la cabane, et avait tiré de sa poche une pipe courte qu’ilfumait.

Quand il vit que ce visiteur se retournaitvers lui, les yeux lourds de larmes, et s’asseyait sur le banc, ildevina quelque chose de l’émotion de Jean ; car l’admirationpour le pittoresque lui échappait, mais les larmes de regretl’avaient tout de suite rendu grave. Cela, c’était du cœur, etl’égalité sublime unissait les deux hommes. Cependant, comme iln’osait l’interroger, le douanier, redressant son cou, d’oùsaillirent aussitôt les muscles, se prit à étudier l’horizon,silencieusement, devant lui.

– De quelle partie de la Franceêtes-vous ? demanda Jean.

– De cinq lieues d’ici, dans lamontagne.

– Vous avez fait votre servicemilitaire ?

Le brigadier ôta sa pipe de sa bouche, portavivement sa main à sa poitrine où pendait une médaille.

– Six ans, dit-il ; deuxcongés ; je suis sorti sergent, avec ça, que j’ai rapporté duTonkin. Un joli temps, quand il est fini.

Il disait cela comme les voyageurs quipréfèrent le souvenir, mais qui n’ont pas haï le voyage. Et ilreprit :

– Chez vous, c’est plus dur, à ce qu’onprétend ?

– Oui.

– Je l’ai toujours entendu dire :l’Allemagne, c’est un grand pays, mais l’officier et le soldat n’ysont pas parents comme en France.

Le soleil baissait, le grand paysage blonddevenait fauve par endroits et violet aux places d’ombre. Et cettepourpre s’agrandissait avec la vitesse des nuages qui courent.Oh ! pentes couvertes d’ombre, plaines voilées, comme JeanOberlé aurait voulu vous faire reparaître en pleine lumière !Il demanda :

– Vous voyez quelquefois des hommes quidésertent ?

– Ceux qui passent la frontière avant leservice, on ne les reconnaît pas, naturellement. Il n’y a que ceuxqui servent dans les régiments d’Alsace, ou de Lorraine, et quidésertent en uniforme ;… oui, j’en ai vu plusieurs, de pauvresgars qui avaient été trop punis, ou qui avaient l’humeur trophaute… Il en part bien aussi quelquefois de chez nous, vous medirez, et c’est vrai : mais il n’y en a pas tant…

Secouant la tête, et jetant sur les forêts quiallaient s’endormir un regard attendri :

– Quand on est de ce côté-ci, voyez-vous,on peut en dire du mal, mais on ne se plaît pas ailleurs. Vous neconnaissez pas le pays, monsieur, et cependant, à vous voir, onjurerait que vous en êtes.

Jean se sentit rougir. Sa gorge se serra. Ilfut incapable de répondre.

L’homme, craignant d’avoir dépassé la mesure,dit :

– Excusez-moi, monsieur : on ne saitpas qui on rencontre, et le mieux serait encore de se taire de ceschoses-là. Il faut que je continue ma tournée et que jeredescende…

Il allait saluer militairement. Jean lui pritla main, et la serra.

– Vous ne vous trompez pas, mon ami,dit-il.

Puis, cherchant dans sa poche, voulant que cethomme se souvînt de lui un peu plus longtemps que d’un autrepromeneur, il tendit son étui à cigares.

– Tenez, acceptez un cigare.

Et aussitôt, avec une sorte de joie enfantine,il secoua l’étui au-dessus de la main que le douanier avançait.

– Prenez-les tous ! Vous me ferez sigrand plaisir ! Ne me refusez pas !

Il lui semblait qu’il donnait quelque chose àla France.

Le brigadier hésita un instant, et ferma lesdoigts en disant :

– Je les fumerai le dimanche. Merci,monsieur. À vous revoir !

Il salua vivement, et se perdit presqueaussitôt dans les sapins qui vêtaient la montagne. Jean écouta lebruit des pas qui diminuait. Il écoutait surtout, retentissant dansson âme et l’emplissant d’une indicible émotion, le mot de cetinconnu : « Vous êtes de chez nous… » « Oui, jesuis d’ici, je le sens, je le vois, et cela m’explique à moi-mêmetant de choses de ma vie !… »

L’ombre descendait.

Jean regardait la terre s’assombrir. Ilsongeait à ceux de sa famille qui s’étaient battus là, autour desvillages submergés par la nuit, afin que l’Alsace restât unie àcette vaste contrée qu’il avait devant lui. « Patrie que jecrois douce ! Patrie qui est la mienne ! Tous ceux quiparlent d’elle ont des mots de tendresse. Et moi-même, pourquoisuis-je venu ? Pourquoi suis-je ému comme si elle étaitvivante devant moi ? »

Encore un moment, et sur la frange du ciel, àl’endroit où commençait le bleu, la première étoile s’ouvrit. Elleétait seule, faible et souveraine comme une idée.

Jean se leva, car la nuit devenait toutenoire, et prit le sentier qui suivait la crête. Mais il ne pouvaitdétacher ses yeux de l’étoile. Et il disait en marchant, tout seuldans le grand silence, au sommet des Vosges partagées, il disait àl’étoile et à l’ombre qui était au-dessous :

« Je suis de chez vous. Je suis heureuxde vous avoir vues. Je suis effrayé de vous aimer comme jefais. »

Il atteignit bientôt la frontière, et, par laroute magnifique qui traverse le col de la Schlucht, redescendit enterre allemande.

Le lendemain, qui était le mardi de la Semainesainte, il rentrait à Alsheim, et remettait à son père le rapportqu’il avait rédigé. Toute la maison accueillit son retour avec unplaisir évident qui toucha le jeune homme. Le soir, après la« conférence » entre le vieux grand-père et l’industriel,à laquelle Jean fut admis, puisqu’il revenait de visiter lescoupes, Lucienne appela son frère près du feu devant lequel elle sechauffait, dans le grand salon jaune. Madame Oberlé lisait près dela fenêtre. Son mari était sorti, le cocher l’ayant prévenu qu’undes chevaux boitait.

– Eh bien ? demanda Lucienne,qu’est-ce que tu as vu de plus beau ?

– Toi.

– Non, ne plaisante pas ; dis :pendant ton voyage ?

– La France.

– Où ?

– À la Schlucht. Tu ne peux pas tefigurer l’émotion que j’en ai éprouvée… C’était un trouble, commeune révélation… Tu n’as pas l’air de me comprendre ?

Elle répondit, d’un ton indifférent :

– Mais si ! Je suis enchantée que çat’ait fait plaisir. L’excursion doit être jolie, en effet, danscette saison. Les premières fleurs du printemps, n’est-cepas ? Le souffle des bois ? Ah ! mon cher, il y atant de convention dans tout ça !

Jean n’insista pas. Ce fut elle qui reprit,penchée vers lui, et d’une voix de confidence qu’elle nuançait etrendait musicale à merveille :

– Ici, nous avons eu de belles visites…Oh ! des visites qui ont failli provoquer une scène.Figure-toi que deux officiers allemands sont arrivés en automobile,mercredi dernier, à la porterie, et ont fait demander la permissionde visiter la scierie. Heureusement ils étaient en civil. Les gensd’Alsheim n’ont vu que deux messieurs comme d’autres. Très chics,mon ami : un vieux, un commandant, et un jeune qui a grand airet une fière habitude du monde. Si tu l’avais vu saluer papa !Moi, je me trouvais dans le parc. Ils m’ont saluée aussi, et ontvisité toute l’usine, conduits et cicéronés par notre père. Pendantce temps-là, cet imbécile de Victor n’avait-il pas prévenugrand-père, qui nous a fait une figure, quand nous sommesrentrés ! J’aurais dû fuir, à ce qu’il paraît… Ces messieursn’ayant pas mis le pied chez nous, dans « ma maison »,comme dit grand-père, l’irritation n’a pas été de longue durée.Cependant il y a eu une suite…

Lucienne eut un petit rire étouffé.

– Mon cher, madame Bastian ne m’a pasapprouvée.

– Tu as donc assisté à la visite del’usine, quand ces deux messieurs…

– Oui.

– Tout le temps ?

– Mon père m’a retenue… En tout cas, jene vois pas en quoi cela regardait la femme du maire… J’ai eud’elle un salut d’une froideur, mon ami, dimanche dernier, à laporte de l’église !… Est-ce que tu tiens au salut des Bastian,toi ?

– Oui, comme à celui de tous les bravesgens.

– Braves gens, sans doute, mais qui nesont pas dans la vie. Être blâmée par eux m’est aussi indifférentque si je l’étais par une momie égyptienne ressuscitée pour unmoment. Je lui répondrais : « Vous n’y comprenez rien.Rattachez donc vos bandelettes. » Est-ce drôle, que tu nepenses pas comme moi, toi, mon frère !

Jean caressa la main qui se levait devant lui,et faisait écran.

– Les momies elles-mêmes pourraient jugercertaines choses de notre temps, ma chérie : les choses quisont de tous les temps.

– Oh ! que monsieur est grave !Voyons, Jean, quel a été mon tort ? Est-ce de mepromener ? de ne pas détourner les yeux ? de répondre ausalut qu’on m’adressait ? d’obéir à mon père qui m’a dit devenir et ensuite de rester ?

– Non, assurément.

– Quel mal ai-je fait ?

– Aucun. J’ai dansé, moi, avec beaucoupde jeunes filles allemandes : tu peux bien répondre au salutd’un officier.

– J’ai donc bien fait ?

– Dans le fond, oui. Mais il y a de silégitimes douleurs, autour de nous, si nobles ! Il fautcomprendre qu’elles se ravivent pour un mot ou un geste.

– Je n’en tiendrai jamais compte. Dèslors que ce que je fais n’est pas mal, personne ne m’arrêtera,jamais, tu entends ?

– Voilà où nous différons, ma Lucienne.Ce n’est pas tant par les idées… C’est tout un ordre de sentimentsque ton éducation t’empêche d’avoir…

Il l’embrassa, et la conversation dévia surdes sujets indifférents.

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