Les Oberlé

Chapitre 5LES COMPAGNONS DE ROUTE

 

L’hiver ne permit pas de suivre exactement,pour l’éducation professionnelle de Jean, l’idée qu’avait eued’abord M. Oberlé. La neige, qui était restée sur les sommetsdes Vosges, sans être épaisse, rendait les voyages pénibles. Jeanne fit donc, avec le contremaître Guillaume, que deux ou troisvisites à des coupes de bois situées à proximité d’Alsheim et surles derniers vallonnements des Vosges. Les excursions aux lieuxlointains d’exploitation furent remises au temps tiède. Mais ilapprit à cuber sans erreur un sapin ou un hêtre, à l’estimerd’après la place qu’il occupe dans la forêt, d’après la hauteur dutronc sous branches, l’apparence de l’écorce qui révèle la santé del’arbre, et d’autres éléments auxquels se mêle plus ou moinsl’espèce de divination qui ne s’apprend nulle part et qui fait leshabiles. Son père l’initia aux procédés de fabrication, à laconduite des machines, à la lecture des actes d’adjudication et auxtraditions depuis cinquante ans maintenues par les Oberlé dans lescontrats de vente et de transport. Il le mit, en outre, enrelations avec deux fonctionnaires de l’administration des Forêtsde Strasbourg. Ceux-ci se montrèrent empressés, et proposèrent àJean de lui expliquer de vive voix la nouvelle législationforestière, dont il connaissait encore assez peu de chose.« Venez, dit le plus jeune, venez me voir dans mon bureau,nous causerons, et je vous dirai plus de choses utiles que vousn’en apprendrez dans les livres. Car la loi est la loi, maisl’administration est autre chose. »

Jean promit de profiter de l’occasion offerte.Mais plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’il eût le temps de serendre à la ville. Puis le mois de mars s’adoucit tout à coup etfondit la neige. En huit jours, et beaucoup plus tôt que decoutume, les ruisseaux grossirent démesurément, et les hautes cimesqu’on pouvait apercevoir d’Alsheim, celles des Vosges au delà deSainte-Odile, qui avaient sur leurs pentes des clairières et deschemins tout blancs de neige, apparurent dans leur robe d’été vertsombre et vert pâle. Les promenades autour d’Alsheim allaient doncêtre exquises et telles que le jeune homme se les représentait dansses souvenirs d’enfance. La maison, sans être un modèle d’unionfamiliale, n’avait pas revu de nouvelle scène pénible, depuis lelendemain du retour de Jean. On s’observait, on notait, dans chaquecamp, des mots et des actes qui pourraient un jour devenir desarguments, des sujets de reproches et de discussions, mais il yavait une sorte d’armistice imposée par des causesdifférentes : à M. Joseph Oberlé, par le désir de ne pasavoir tort aux yeux de son fils, qui allait bientôt lui être utile,et de ne pas être accusé de provocation ; à Lucienne, par ladiversion qu’avait apportée dans sa vie la présence de son frère etpar l’intérêt non encore épuisé des récits de voyages et dessouvenirs d’étudiant ; à madame Oberlé, par la crainte defaire souffrir son enfant et de l’écarter en lui laissant voir lesdivisions familiales. Rien n’était changé au fond. Il n’y avaitqu’une gaieté superficielle, une apparence de paix, une trêve.Mais, si peu solide qu’il sentît l’accord des intelligences et descœurs autour de lui, Jean en jouissait, parce qu’il venait depasser de-longues années de solitude morale.

Les ennuis, les froissements venaientd’ailleurs, et ils ne manquaient pas.

Presque chaque jour, Jean avait l’occasion detraverser, en se promenant, le village d’Alsheim, qui était bâti dechaque côté de trois routes figurant une fourche, le manche étantdu côté de la montagne et les deux dents vers la plaine. À labifurcation, se trouvait l’auberge de la Cigogne,quientrait comme un coin dans la place de l’église. Un peu plus loin,sur la route de gauche, qui conduisait à Bernhardsweiler,habitaient les ouvriers allemands attirés par M. JosephOberlé, et logés dans de petites maisons toutes pareilles, avec unjardinet devant. Or, en quelque partie d’Alsheim qu’il se montrât,le jeune homme ne pouvait s’empêcher de lire, sur le visage et dansle geste de ceux qu’il rencontrait, des jugements différents etpresque également pénibles. Les Allemands et leurs femmes, ouvriersplus disciplinés et plus mous que les Alsaciens, craignant toutesles autorités sans les respecter, parqués dans un coin d’Alsheimpar l’animosité de la population dont ils espéraient se venger unjour, quand ils seraient les plus nombreux, n’ayant avec les autreshabitants ni lien d’origine, ni parenté, ni coutumes, ni religioncommunes, n’avaient et ne pouvaient avoir pour le patron quel’indifférence ou l’hostilité que déguisaient mal le salut deshommes et le sourire furtif des ménagères. Mais beaucoupd’Alsaciens se gênaient moins encore. Il suffisait que Jean fûtentré dans l’usine et qu’on le vît constamment près de son père,pour que la même désapprobation l’atteignît. Il se voyait enveloppéd’un mépris prudent et tel que les petites gens peuvent letémoigner à des voisins puissants. Des ouvriers de la forêt, deslaboureurs, des femmes, des enfants même, quand il passait,feignaient de ne pas l’apercevoir, d’autres rentraient dans lesmaisons, d’autres, quelques anciens surtout, regardaient l’hommeriche aller, venir et s’éloigner, comme s’il eût été d’un autrepays. Ceux qui donnaient le plus de témoignages d’estime étaient oudes fournisseurs, ou des employés, ou des parents d’employés de lamaison. Et Jean supportait avec peine cette blessure qui serouvrait à chaque sortie hors du parc.

Le dimanche, à l’église, dans la nef blanchieà la chaux, il attendait l’arrivée d’Odile Bastian. Pour gagner lebanc réservé depuis de longues années à sa famille et qui était lepremier du côté de l’Épître, elle devait passer tout près de Jean.Elle passait, accompagnée de son père et de sa mère, sans qu’aucundes trois eût l’air de soupçonner que Jean était là, et madameOberlé, et Lucienne. Elle ne souriait qu’à la fin de la messe,quand elle redescendait l’allée, mais elle souriait à des rangéesentières de visages amis, à des femmes, à des anciens, à de grandsgars qui se seraient fait tuer pour elle, et à des enfants du chœurdes chanteurs, de la « Concordia », qui se hâtaient dedéguerpir par la porte de la sacristie, pour venir saluer, entoureret fêter à la porte la fille de M. Bastian, l’Alsacienne,l’amie, l’aimée de tout ce village de pauvres, celle qui ne donnaitpas plus d’argent que madame Oberlé, sans doute, mais dont onsavait que la maison était sans division, sans trahison, et n’avaitde différence que la richesse avec les autres de la vallée et desmontagnes d’Alsace.

Que pensait-elle de Jean ? Celle dont lesyeux ne parlaient jamais en vain, ne le regardait pas. Celle quiparlait autrefois, dans les chemins, ne lui disait plus rien.

Le premier mois de la nouvelle vie de Jeans’écoula ainsi dans Alsheim. Alors le printemps naquit.M. Joseph Oberlé attendit deux jours encore, puis, voyant queles bourgeons de ses bouleaux éclataient au soleil, il dit à sonfils, le troisième jour :

– Tu es assez bon apprenti pour faireseul à présent la visite de nos chantiers dans les Vosges. Tu vaste mettre en route. J’ai fait cette année des achats exceptionnels,j’ai des coupes jusqu’à la Schlucht, et les visiter, ce sera pourtoi voir ou revoir presque toutes les Vosges. Je ne te donne pasd’autre instruction que celle de bien observer, et de me rédiger unrapport où tu noteras tes observations sur chacune de nos coupes debois.

– Quand pourrai-je partir ?

– Demain, si tu veux : l’hiver estfini.

M. Oberlé disait cela avec l’assuranced’un homme qui a eu besoin de savoir le temps, comme un paysan, etqui le connaît. Il avait, avant de parler, fait dresser une listedes coupes de bois achetées par la maison, soit à l’État allemand,soit aux communes, soit aux particuliers, avec des indicationsdétaillées sur la situation qu’elles occupaient dans la montagne,et il remit cette liste à Jean. Il y avait une douzaine de coupes,réparties sur toute la longueur des Vosges, depuis la vallée de laBruche, au nord, jusqu’à la Schlucht.

Dès le lendemain, Jean mit dans un sac un peude linge et des souliers de rechange, et, sans avertir personne deson intention, courut à la montagne, et monta jusqu’au logis deHeidenbruch.

La maison carrée, aux volets verts, et le pré,et la forêt tout autour de la clairière, fumaient comme sil’incendie avait dévoré les bruyères et les herbes en laissantintacts les sapins et les hêtres. De longues écharpes de brumesemblaient sortir du sol et s’étiraient, et s’unissaient, en s’yperdant, au nuage bas qui glissait, venant des vallées et remontantles pentes vers le monastère invisible de Sainte-Odile. L’humiditépénétrait jusqu’aux profondeurs des futaies. Elle était partout.Des gouttes d’eau perlaient à la pointe des aiguilles de sapins,roulaient en spirales autour du tronc découvert des hêtres,vernissaient les cailloux, gonflaient les mousses, et, traversantla terre ou coulant sur les feuilles mortes, allaient grossir lesruisseaux dont on entendait de tous côtés le martèlement sonore,cigale d’hiver qui ne se tait pas non plus.

Jean s’avança jusqu’au milieu de la palissadede planches peintes en vert qui entourait Heidenbruch, passa labarrière, et, gaiement, jeta à la façade du logis, aux fenêtresfermées à cause du brouillard.

– Oncle Ulrich ?

Un bonnet parut derrière les vitres, un bonnetde dessous d’une Alsacienne qui ménage ses grands rubans noirs, etsous le bonnet il y avait un sourire de vieille amie.

– Lise, va prévenir l’oncle !

Cette fois, la dernière fenêtre à gauches’ouvrit, et le visage fin, les yeux de guetteur, la barbe enpointe de M. Ulrich Biehler, s’encadrèrent entre les deuxvolets qui étaient rabattus sur le mur blanc.

– Mon oncle, j’ai douze coupes de forêtsà visiter. Je commence ce matin, et je viens afin de vous avoirpour compagnon, aujourd’hui, demain, tous les jours…

– Douze voyages en forêt, réponditl’oncle qui s’appuya, les bras croisés, sur l’appui de la fenêtre,c’est une jolie fin de carême ! Mes compliments pour tamission !

Il contemplait ce neveu en costume de marche,son vigoureux et mâle visage levé dans la brume ; il songeaità l’officier de France qu’on eût juré qu’il était. Et, tout desuite emporté par son imagination, il oubliait de dire s’ilaccompagnerait ou non le visiteur matinal.

– Allons, mon oncle, reprit Jean,venez ! Ne me refusez pas ! Nous coucherons dans lesauberges ; vous me montrerez l’Alsace.

– J’ai fait sept lieues hier, monami !

– Nous n’en ferons que sixaujourd’hui.

– Tu tiens vraiment à ce que jevienne ?

– Trois ans d’absence, oncle Ulrich,songez donc ! Et toute une éducation à faire !

– Eh bien ! je ne te refuse pas, monJean. J’ai trop de joie que tu aies pensé à moi… J’ai même uneseconde raison d’accepter le voyage et de t’en remercier. Je te ladirai tout à l’heure.

Il ferma la fenêtre. Dans le silence des bois,Jean l’entendit appeler le vieux valet de chambre qui commandait ensecond à Heidenbruch :

– Pierre ? Pierre ?… Ah !te voilà ! Nous partons pour une douzaine de jours enmontagne. Je t’emmène. Tu vas faire ma valise, la charger sur tondos avec le sac de mon neveu, prendre tes souliers ferrés, tonbâton, et tu nous précéderas à l’étape, pendant que nous irons,Jean et moi, visiter les coupes… N’oublie pas mon caoutchouc,… nima pharmacie de poche…

En pénétrant dans la maison, le jeune hommevit passer devant lui, affairé et radieux, l’oncle Ulrich, quiouvrit la porte du salon, s’approcha de la muraille, enleva unobjet en cuivre, allongé, posé sur deux clous, et remonta vivementl’escalier.

– Qu’est-ce que vous emportez là, mononcle ?

– Ma lunette.

– Une si vieille ?

– J’y tiens, mon ami : c’est cellede mon grand-oncle le général Biehler ; elle a vu le derrièredes Prussiens à Iéna !

Une demi-heure plus tard, dans le pré en pentequi précédait l’habitation, M. Ulrich, guêtré comme Jean,coiffé d’un chapeau mou, la lunette en sautoir, son chien gambadantautour de lui ; le vieux Pierre, très digne et grave, portant,sur ses épaules de montagnard, un gros paquet enveloppé de toile etassujetti par des courroies ; enfin Jean Oberlé, penché surune carte d’état-major que les autres savaient par cœur,discutaient les deux itinéraires à suivre, celui des bagages etcelui des promeneurs. La discussion fut courte. Le domestiquedescendit bientôt, en inclinant vers la gauche, pour gagner unvillage où l’on coucherait le soir, tandis que l’oncle et le neveuprenaient un sentier à mi-montagne dans la direction dunord-ouest.

– Tant mieux que ce soit loin, ditM. Ulrich, lorsque la futaie l’eut accueilli dans son ombre,tant mieux… Je voudrais que ce fût toute la vie… Deux qui secomprennent et qui vont à travers la forêt, quel rêve !…

Il ferma à demi les yeux, comme les peintres,et aspira voluptueusement la brume.

– Sais-tu bien, ajouta-t-il, de l’airdont il eût dit une confidence heureuse, sais-tu bien, mon Jean,que depuis trois jours, c’est le printemps ? La voilà, maseconde raison !

Le forestier répétait avec enthousiasme ce quel’industriel avait dit sans admiration. Aux mêmes signes, il avaitreconnu qu’une saison nouvelle était née. Du bout de sa canne, ilmontrait à Jean les bourgeons des sapins, rouges comme des arbousesmûres, les écorces éclatées sur le tronc des hêtres, les pousses defraisiers sauvages, le long des pierres levées. Dans les sentiersdécouverts, soufflait encore la bise, mais, dans les ravins, lescombes, les lieux abrités, on sentait, malgré le brouillard, lapremière chaleur du soleil, celle qui va jusqu’au cœur et qui faitfrissonner les hommes, celle qui touche le germe des plantes.

Ce jour-là, ceux qui suivirent, l’oncle et leneveu vécurent sous bois. Ils s’entendaient à merveille, soit pourparler abondamment et de toute chose, soit pour se taire.M. Ulrich avait la science profonde de la forêt et de lamontagne. Il jouissait de l’occasion qui lui était donnéed’expliquer les Vosges, et de découvrir son neveu. L’ardentejeunesse de Jean l’amusait souvent et lui rappelait des tempsabolis. Les instincts de forestier et de chasseur qui sommeillaientau cœur du jeune homme s’émurent et s’enhardirent. Mais il eutaussi ses colères, ses révoltes, ses mots de menace juvéniles,contre lesquels l’oncle protestait faiblement parce qu’il lesapprouvait au fond.

La plainte de l’Alsace montait pour lapremière fois à ses oreilles, la plainte que l’étranger n’entendpas, et que le vainqueur n’entend qu’à demi et ne peut pascomprendre.

Car Jean n’observait pas seulement la forêt,il voyait le peuple de la forêt, depuis les marchands et lesfonctionnaires, seigneurs féodaux, dont dépend le sort d’une foulepresque innombrable, jusqu’aux bûcherons, tâcherons, schlitteurs,rouliers, charbonniers, jusqu’aux errants, pasteurs de brebis etgardiens de pourceaux, ramasseurs de bois mort, maraudeurs,braconniers, myrtilleuses qui sont aussi cueilleuses dechampignons, de fraises et de framboises sauvages.

Présenté par Ulrich Biehler ou passant dansson ombre, il n’éveillait aucune défiance. Il causait librementavec les petites gens ; il respirait, dans leurs mots, dansleur silence, dans l’atmosphère où il vivait nuit et jour, l’âmemême de sa race. Beaucoup ne connaissaient pas la France, parmi lesjeunes, et n’auraient pas pu dire s’ils l’aimaient. Cependant,ceux-là mêmes avaient tous de la France dans les veines. Ils nes’entendaient pas avec l’Allemand. Un geste, une allusion, unregard, montraient le dédain secret du paysan alsacien pour sonvainqueur. L’idée de joug était partout, et partout une antipathiecontre le maître qui ne savait pas d’autre moyen de gouvernementque la crainte. D’autres jeunes hommes, nés dans des familles plustraditionnelles, instruits du passé par les parents, et fidèlessans espoir précis, se plaignaient des dénis de justice et desvexations dont étaient l’objet les pauvres de la montagne ou de laplaine soupçonnés du crime de regret. Ils racontaient les bonstours joués, en revanche, aux douaniers, aux gendarmes, aux gardesforestiers, fiers de leur costume vert et de leur chapeau tyrolien,les histoires de contrebande et de désertion, deMarseillaisechantée au cabaret, toutes portes closes, defêtes sur le territoire français, de perquisitions et depoursuites, le duel enfin, tragique ou comique, inutile etexaspérant, de la force d’un grand pays contre l’esprit d’un toutpetit. Chez ces derniers, quand ils souffraient, la pensée, parhabitude et par tendresse héritée des aïeux, franchissait lamontagne. Il y avait aussi les anciens, et c’était la joie deM. Ulrich de les faire parler. Lorsque, dans les chemins, dansles villages, il apercevait un homme de cinquante ans ou plus, etqu’il le reconnaissait pour Alsacien, il était rare qu’il ne fûtpas reconnu lui-même, et qu’un sourire mystérieux ne préparât laquestion du maître de Heidenbruch : « Allons, c’estencore un ami, celui-là, un enfant de chez nous ? » SiM. Ulrich, à l’expression du visage, au mouvement despaupières, à un peu de crainte quelquefois, sentait que le jugementétait juste, il ajoutait à demi-voix : « Toi, tu as lafigure d’un soldat français ! » Alors, il y avait dessourires ou des larmes, des chocs subits au cœur qui changeaientl’expression du visage, des pâleurs, des rougeurs, des pipes ôtéesdu coin des lèvres, et souvent, bien souvent, une main qui selevait, se retournait la paume en dehors, touchant le bord dufeutre, et qui faisait le salut militaire, tant que les deuxvoyageurs étaient en vue.

– Vois-tu celui-là ? disait tout basl’oncle Ulrich ; s’il avait un clairon, il jouerait « laCasquette ».

La France, Jean Oberlé ne cessait de parlerd’elle. Il demandait, lorsqu’il parvenait au sommet d’une croupe demontagne : « Sommes-nous loin de lafrontière ? » Il se faisait raconter ce qu’était l’Alsace« au temps de la domination douce », comme il disait.Quelle était la liberté de chacun ? Comment les villesétaient-elles administrées ? Quelle différence y avait-ilentre les gendarmes français que M. Ulrich nommait avec unsourire amical, comme de braves gens pas trop durs aux pauvres, etces gendarmes allemands délateurs, brutaux et jamais désavoués, quetoute l’Alsace d’aujourd’hui exécrait ? « Ce préfet dupremier Empire, qui a fait élever, au bord des routes deBasse-Alsace, des bancs de pierre à deux étages, pour que lesfemmes se rendant au marché puissent s’asseoir et poser en mêmetemps leur fardeau au-dessus d’elles, comment s’appelait-il ?– Le marquis de Lezay-Marnésia, mon petit. – Racontez-moil’histoire de nos peintres ? de nos anciens députés ? denos évêques ? Dites comment était Strasbourg dans votrejeunesse, et quel spectacle c’était, quand la musique militairejouait au Contades ? »

M. Ulrich, avec la joie de revivre qui semêle à nos souvenirs, se rappelait et disait. En montant ou endescendant les lacets des Vosges, il faisait l’histoire de l’Alsacefrançaise. Il n’avait qu’à laisser parler son cœur ardent. Et illui arriva de pleurer. Il lui arriva aussi de chanter, avec unegaieté d’enfant, des chansons de Nadaud, de Béranger, laMarseillaise, ou des Noëls anciens, qu’il lançait à l’ogivedes futaies.

Jean prenait à ces évocations de l’ancienneAlsace un intérêt si passionné, il entrait si naturellement dansles antipathies et les révoltes du présent, que son oncle, qui s’enétait réjoui d’abord, comme d’un signe de bonne race, finit pars’en inquiéter. Un soir qu’ils avaient donné l’aumône à uneancienne institutrice, privée du droit d’enseigner le français etréduite à la misère parce qu’elle était trop vieille pour obtenirun diplôme d’allemand, et que Jean s’emportait :

– Mon cher Jean, dit l’oncle, il fautprendre garde d’aller trop loin : tu dois vivre avec lesAllemands.

Depuis lors, M. Ulrich avait évité derevenir aussi fréquemment sur la question de l’annexion. Mais,hélas ! c’était toute l’Alsace, c’était le paysage, la tombedu chemin, l’enseigne de la boutique, le costume des femmes, letype des hommes, la vue des soldats, les fortifications au sommetd’une colline, un poteau, le fait divers d’un journal acheté dansl’auberge alsacienne où ils dînaient le soir, c’était chaque heurede la journée qui rappelait l’esprit de l’un ou de l’autre à lacondition de l’Alsace, nation conquise et non assimilée.M. Ulrich avait beau répondre plus négligemment et plus vite,il ne pouvait pas empêcher la pensée de Jean de prendre le cheminde l’inconnu. Et, quand ils gravissaient ensemble un col desVosges, l’ancien ne voyait pas sans plaisir ni appréhension lesyeux de Jean chercher l’horizon à l’ouest, et s’y fixer comme surun visage aimé. Jean ne regardait pas si longuement l’est ou lemidi.

Quinze jours furent ainsi employés à visiterla forêt vosgienne, et, pendant ce temps, M. Ulrich revintdeux fois seulement et pour quelques heures à Heidenbruch. Laséparation n’eut lieu que le dimanche des Rameaux, dans un villagede la vallée de Münster.

C’était le soir, à l’heure où les vallées duversant allemand sont toutes bleues et n’ont plus qu’une bande delumière sur les derniers sapins qui bordent la coupe d’ombre.M. Ulrich Biehler avait déjà dit adieu à ce neveu devenu, enquinze jours, son plus cher ami. Le valet de chambre avait pris letrain, le matin même, pour Obernai. M. Ulrich, le col de sonmanteau relevé, à cause du froid qui piquait, venait de sifflerFidèle, et s’éloignait de l’auberge, lorsque Jean, dans son costumede chasse bleu, sans chapeau, descendit les quatre marches duperron.

– Encore adieu ! cria-t-il.

Et comme l’oncle, très troublé et ne voulantpas le paraître, faisait un signe de la main, pour éviter les mots,qui peuvent trembler :

– Je vous ferai la conduite jusqu’à ladernière maison du bourg, continua Jean.

– Pourquoi, mon petit ? C’estinutile de prolonger…

La tête levée vers l’oncle qui, lui, regardaitla route en avant, Jean se mit à marcher. Il reprit, de son tonjeune et câlin :

– Je vous regrette infiniment, oncleUlrich, et il faut que je vous dise pourquoi. Vous comprenez avantqu’on ait dit vingt paroles ; vous n’avez pas la dénégationlourde : quand vous n’êtes pas de mon avis, j’en suis avertipar un plissement de vos lèvres qui fait remonter la pointe devotre barbe blanche, et c’est tout ; vous êtes indulgent, vousne vous emportez pas, et je vous sens très ferme ; les idéesdes autres ont l’air de vous être toutes familières, tant vous avezd’aisance à y répondre ; vous avez le respect des faibles… Jen’étais pas habitué à cela, de l’autre côté du Rhin.

– Bah ! bah !

– J’apprécie mêmes vos craintes à monégard.

– Mes craintes ?

– Oui ; croyez-vous que je ne mesuis pas aperçu qu’il y a certaine question, qui me passionne, etdont vous ne me parlez plus depuis six jours ?

Cette fois, Jean cessa de voir son oncle deprofil. Il le vit de face, un peu soucieux.

– Petit, je l’ai fait exprès, ditM. Ulrich. Quand tu m’as interrogé, je t’ai dit ce que nousétions et ce que nous sommes. Et puis j’ai vu qu’il ne fallait pasinsister, parce que le chagrin te prendrait. Vois-tu, c’est bonpour moi, le chagrin. Mais toi, jeunesse, il vaut mieux que tupartes comme les chevaux qui n’ont pas encore couru, et qui portentun tout petit poids.

La dernière maison était dépassée. Ils setrouvaient dans la campagne, entre un torrent semé de rochers etune pente éboulée qui rejoignait en haut la forêt.

– Trop tard ! dit Jean Oberlé entendant la main et en s’arrêtant, trop tard, vous avez trop parlé,oncle Ulrich ! Autant que vous je me sens de l’ancien temps.Et, tant pis, puisque demain je dois monter à la Schlucht, j’iraila voir ; j’irai dire bonjour à notre pays deFrance !

Il riait en jetant ces mots-là. M. Ulrichhocha la tête deux ou trois fois, pour le gronder, mais sans rienrépondre, et il s’éloigna dans la brume.

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