Les Souffrances du jeune Werther

Livre second

20 octobre.

Nous sommes arrivés hier. L’ambassadeur est indisposé, et nesortira pas de quelques jours. S’il était seulement plus liant,tout irait bien. Je le vois, le sort m’a préparé de rudesépreuves ! Mais, courage, un esprit léger supporte tout !Un esprit léger ! je ris de voir ce mot venir au bout de maplume. Hélas ! un peu de cette légèreté me rendrait l’homme leplus heureux de la terre. Quoi ! d’autres, avec très-peu deforce et de savoir, se pavanent devant moi, pleins d’une doucecomplaisance pour eux-mêmes, et moi, je désespère de mes forces etde mes talents ! Dieu puissant, qui m’as fait tous ces dons,que n’en as-tu retenu une partie, pour me donner en place lasuffisance et la présomption !

Patience, patience, tout ira bien. En vérité, mon ami, tu asraison. Depuis que je suis tous les jours poussé dans la foule, etque je vois ce que sont les autres, je suis plus content demoi-même. Cela devait arriver : car, puisque nous sommes faits detelle sorte que nous comparons tout à nous-mêmes, et nous-mêmes àtout, il s’ensuit que le bonheur ou l’infortune gît dans les objetsque nous contemplons, et dès lors il n’y a rien de plus dangereuxque la solitude. Notre imagination, portée de sa nature à s’élever,et nourrie de poésie, se crée des êtres dont la supériorité nousécrase ; et, quand nous portons nos regards dans le monderéel, tout autre nous parait plus parfait que nous-mêmes. Et celaest tout naturel : nous sentons si souvent qu’il nous manque tantde choses ; et ce qui nous manque, souvent un autre semble leposséder. Nous lui donnons alors tout ce que nous avons nous-mêmes,et encore pardessus tout cela certaines qualités idéales. C’estainsi que nous créons nous-mêmes des perfections qui font notresupplice. Au contraire, lorsque, avec toute notre faiblesse, toutenotre misère, nous marchons courageusement à un but, nous noustrouvons souvent plus avancés en louvoyant que d’autres en faisantforce de voiles et de rames ; et… Est-ce pourtant avoir unvrai sentiment de soi-même que de marcher l’égal des autres, oumême de les devancer ?

10 novembre.

Je commence à me trouver assez bien ici à certains égards. Lemeilleur, c’est que l’ouvrage ne manque pas, et que ce grand nombrede personnages et de nouveaux visages de toute espèce forme unebigarrure qui me distrait. J’ai fait la connaissance du comte de C…, pour qui je sens croître mon respect de jour en jour. C’est unhomme d’un génie vaste, et que les affaires n’ont pas renduinsensible à l’amitié et à l’amour. Il s’intéressa à moi, à proposd’une affaire qui me donna l’occasion de l’entretenir. Il remarquadès les premiers mots que nous nous entendions, el qu’il pouvait meparler comme il n’aurait pas fait avec tout le monde. Aussi je nepuis assez me louer de la manière ouverte dont il en use avec moi.Il n’y a pas au monde de joie plus vraie, plus sensible, que devoir une grande âme qui s’ouvre devant vous.

24 décembre.

L’ambassadeur me tourmente beaucoup ; je l’avais prévu.C’est le sot le plus pointilleux qu’on puisse voir, marchant pas àpas, et minutieux comme une vieille femme. C’est un homme qui n’estjamais content de lui-même, et que personne ne peut contenter. Jetravaille assez couramment, et je ne retouche pas volontiers. Ilsera homme à me rendre un mémoire, et à me dire : « Il estbien ; mais revoyez-le : on trouve toujours un meilleur mot,une particule plus juste. » Alors je me donnerais au diable de boncœur. Pas un et, pas la moindre conjonction ne peut être omise, etil est ennemi mortel de toute inversion qui m’échappe quelquefois.Si une période n’est pas construite suivant sa vieille routine destyle, il n’y entend rien. C’est un martyre que d’avoir affaire àun tel homme.

La confiance du comte de C… est la seule chose qui me dédommage.Il n’y a pas longtemps qu’il me dit franchement combien il étaitmécontent de la lenteur, des minuties et de l’irrésolution de monambassadeur. Ces gens-là sont insupportables à eux-mêmes et auxautres. « Et cependant, disait le comte, il faut en prendre sonparti, comme un voyageur qui est obligé de passer une montagne :sans doute, si la montagne n’était pas là, le chemin serait bienplus facile et plus court ; mais elle y est, et il fautpasser. »

Mon vieux s’aperçoit bien de la préférence que le comte me donnesur lui, ce qui l’aigrit encore ; et il saisit toutes lesoccasions de parler mal du comte devant moi : « Le comte, medisait-il, connaît assez bien les affaires ; il a de lafacilité, il écrit fort bien ; mais la grande érudition luimanque, comme à tous les beaux esprits. » Il accompagna ces motsd’une mine qui disait : Sens-tu le trait ? Je me sentis dumépris pour l’homme capable de penser et d’agir de la sorte. Je luitins tête ; je répondis que le comte méritait touteconsidération, non pas seulement pour son caractère, mais aussipour ses connaissances. « Je ne sache personne, dis-je, qui aitmieux réussi que lui à étendre son esprit, à l’appliquer à unnombre infini d’objets, tout en restant parfaitement propre à lavie active. » Tout cela était de l’hébreu pour lui. Je lui tirai marévérence pour n’avoir pas à dévorer ses longs raisonnements.

Et c’est à vous que je dois m’en prendre, à vous qui m’avezfourré là et qui m’avez tant prôné l’activité. L’activité ! Sicelui qui plante des pommes de terre et va vendre son grain aumarché n’est pas plus utile que moi, je veux ramer encore dix anssur cette galère où je suis enchaîné.

Et cette brillante misère, cet ennui qui règne parmi ce peuplemaussade qui se voit ici ! cette manie de rangs, qui faitqu’ils se surveillent et s’épient pour gagner un pas l’un surl’autre ! que de petites, de pitoyables passions, qui ne sontpas même masquées !… Par exemple, il y a ici une femme quientretient tout le monde de sa noblesse et de ses biens ; pasun étranger qui ne doive dire : Voilà une créature à qui la têtetourne pour quelques quartiers de noblesse et quelques arpents deterre. Eh bien ! ce serait lui faire beaucoup de grâce : elleest tout uniment fille d’un greffier du voisinage. Vois-tu, moncher Wilhelm, je ne conçois rien à cette orgueilleuse espècehumaine, qui a assez peu de bon sens pour se prostituer aussiplatement,

Au reste, il n’est pas sage, j’en conviens et je le voisdavantage tous les jours, de juger les autres d’après soi. J’aibien assez à faire avec moi-même, moi dont le cœur et l’imaginationrecèlent tant d’orages… Hélas ! je laisse bien volontierschacun aller son chemin : si l’on voulait me laisser aller demême !

Ce qui me vexe le plus, ce sont ces misérables distinctions desociété. Je sais aussi bien qu’un autre combien la distinction desrangs est nécessaire, combien d’avantages elle me procure àmoi-même ; mais je ne voudrais pas qu’elle me barrât le cheminqui peut me conduire à quelque plaisir et me faire jouir d’unechimère de bonheur. Je fis dernièrement connaissance à la promenaded’une demoiselle de B… , jeune personne qui, au milieu des airsempesés de ceux avec qui elle vit, a conservé beaucoup de naturel.L’entretien nous plut ; et, lorsque nous nous séparâmes, jelui demandai la permission de la voir chez elle. Elle me l’accordaavec tant de cordialité, que je pouvais à peine attendre l’heureconvenable pour l’al1er voir. Elle n’est point de cette ville, etdemeure chez une tante. La physionomie de la vieille tante ne meplut point. Je lui témoignai pourtant les plus grandes attentions,et lui adressai presque toujours la parole. En moins d’unedemi-heure je démêlai, ce que l’aimable nièce m’a avoué depuis, quela chère tante était dans un grand dénuement de tout ; qu’ellen’avait, en fait d’esprit et de bien, pour toute ressource que lenom de sa famille, pour tout abri que le rang derrière lequel elleest retranchée, et pour toute récréation que le plaisir de regarderfièrement les bourgeois du balcon de son premier étage. Elle doitavoir été belle dans sa jeunesse. Elle a passé sa vie à desbagatelles, et a fait le tourment de plusieurs jeunes gens par sescaprices. Dans un âge plus mûr, elle a baissé humblement la têtesous le joug d’un vieil officier qui, pour une médiocre pensionqu’il obtint à ce prix, passa avec elle le siècle d’airain etmourut. Maintenant elle se voit seule dans le siècle de fer, et neserait pas même regardée, si sa nièce n’était pas si aimable.

8 janvier 1772.

Quels hommes que ceux dont l’âme tout entière gît dans lecérémonial, qui passent toute l’année à imaginer les moyens depouvoir se glisser à table à une place plus haute d’un siège !Ce n’est pas qu’ils manquent d’ailleurs d’occupation ; tout aucontraire, ces futiles débats leur taillent de la besogne, et lesempêchent de terminer les affaires importantes. C’est ce qui arrivala semaine dernière à une partie de traîneaux : toute la fête enfut troublée.

Les fous, qui ne voient pas que la place ne fait rien, à vraidire, et que celui qui a la première joue bien rarement le premierrôle ! Combien de rois qui sont conduits par leurs ministres,et de ministres qui sont gouvernés par leurs secrétaires ! Etqui donc est le premier ? Celui, je pense, qui a plus delumières que les autres, et assez de caractère ou d’adresse pourfaire servir leur puissance et leurs passions à l’exécution de sesplans.

20 janvier.

Il faut que je vous écrive, aimable Charlotte, ici, dans lapetite chambre d’une auberge de campagne où je me suis réfugiécontre le mauvais temps. Depuis que je végète dans ce triste D… ,au milieu de gens étrangers, oui, très-étrangers à mon cœur, jen’ai trouvé aucun instant, aucun où ce cœur m’ait ordonné de vousécrire ; mais, à peine dans cette cabane, dans ce réduitsolitaire où la neige et la grêle se déchaînent contre ma petitefenêtre, vous avez été ma première pensée. Dès que j’y suis entré,votre idée, ô Charlotte ! cette idée si vivifiante, s’estd’abord présentée à moi. Grand Dieu ! c’étaient tous lescharmes de la première entrevue.

Si vous me voyiez, Charlotte, au milieu du torrent desdistractions ! comme tout mon être se flétrit ! Pas uninstant d’abondance de cœur, pas une heure où viennent aux yeux deslarmes délicieuses ! rien, rien ! Je suis là comme devantun spectacle de marionnettes : je vois de petits hommes et depetits chevaux passer et repasser devant moi, et je me demandesouvent si ce n’est point une illusion d’optique. Je suis acteuraussi, je joue aussi mon rôle ; ou plutôt on se joue de moi,on me fait mouvoir comme un automate. Je saisis quelquefois monvoisin par sa main de bois, et je recule en frissonnant.

Le soir, je me propose de jouir du lever du soleil, et le malinje reste au lit. Pendant la journée, je me promets d’admirer leclair de lune, et je ne quitte pas la chambre. Je ne sais pas aujuste pourquoi je me couche, pourquoi je me lève.

Le levain qui faisait fermenter ma vie me manque ; lecharme qui me tenait éveillé au milieu des nuits, et quim’arrachait au sommeil le matin, a disparu.

Je n’ai trouvé ici qu’une seule créature qui mérite le nom defemme, mademoiselle de B… Elle vous ressemble, Charlotte, si l’onpeut vous ressembler. Oh ! dites-vous, il se mêle aussi defaire des compliments ! Cela n’est pas tout à fait faux.Depuis quelque temps je suis fort aimable, parce que je ne puisêtre autre chose : je fais de l’esprit, et les femmes disent quepersonne ne sait louer plus joliment que moi (ni mentir,ajoutez-vous, car l’un ne va pas sans l’autre). Je voulais vousparler de mademoiselle de B… . Elle a beaucoup d’âme, et cette âmeperce tout entière à travers ses yeux bleus. Son rang lui est àcharge ; il ne contente aucun des désirs de son cœur. Elleaspire à se voir hors du tumulte, et nous passons quelquefois desheures entières à nous figurer un bonheur sans mélange, au milieude scènes champêtres, Charlotte toujours avec nous. Ah !combien de fois n’est-elle pas obligée de vous rendrehommage ! Elle le fait volontiers : elle a tant de plaisir àentendre parler de vous ! Elle vous aime.

Oh ! si j’étais assis à vos pieds dans votre petite chambrefavorite, tandis que les enfants sauteraient autour de nous !Quand vous trouveriez qu’ils feraient trop de bruit, je lesrassemblerais tranquilles auprès de moi en leur contant quelqueeffrayant conte de ma mère l’Oie.

Le soleil se couche majestueusement derrière ces collinesresplendissantes de neige. La tempête s’est apaisée. Et moi… ilfaut que je rentre dans ma cage. Adieu ! Albert est-il auprèsde vous ? et comment ? Dieu me pardonne cettequestion !

8 février.

Voilà huit jours qu’il fait le temps le plus affreux, et je m’enréjouis : car, depuis que je suis ici, il n’a pas fait un beau jourqu’un importun ne soit venu me l’enlever ou me l’empoisonner. Aumoins, puisqu’il pleut, vente, gèle et dégèle, il ne peut faire, medis-je, plus mauvais à la maison que dehors, ni meilleur aux champsqu’à la ville ; et je suis content. Si le soleil levant prometune belle journée, je ne puis m’empêcher de m’écrier : Voilà doncencore une faveur du ciel qu’ils peuvent s’enlever ! Il n’estrien au monde qu’ils ne soient à eux-mêmes, la plupart parimbécillité, mais, à les entendre, dans les plus noblesintentions ; santé, estime de soi-même, joie, repos, ils seprivent de tout comme à plaisir. Je serais quelquefois tenté de lesprier à genoux d’avoir pitié d’eux-mêmes, et de ne pas se déchirerles entrailles avec tant de fureur.

17 février.

Je crains bien que l’ambassadeur et moi nous ne soyons paslongtemps d’accord. Cet homme est complètement insupportable ;sa manière de travailler et de conduire les affaires est siridicule que je ne puis m’empêcher de le contrarier et de fairesouvent à ma tête ; ce qui naturellement n’a jamais l’avantagede lui agréer. Il s’en est plaint dernièrement à la cour. Leministre m’a fait une réprimande, douce à la vérité, mais enfinc’était une réprimande ; et j’étais sur le point de demandermon congé, lorsque j’ai reçu une lettre particulière de lui, unelettre devant laquelle je me suis mis à genoux pour adorer le sensdroit, ferme et élevé qui l’a dictée. Tout en louant mes idéesoutrées d’activité, d’influence sur les autres, de pénétration dansles affaires, qu’il traite de noble ardeur de jeunesse, il tâche,non de détruire cette ardeur, mais de la modérer et de la réduire àce point où elle peut être de mise et avoir de bons effets. Aussime voilà encouragé pour huit jours, et réconcilié avec moi-même. Lerepos de l’âme est une superbe chose, mon ami ; pourquoifaut-il que ce diamant soit aussi fragile qu’il est rare etprécieux !

20 février.

Que Dieu vous bénisse, mes amis, et vous donne tous les jours debonheur qu’il me retranche !

Je te rends grâces, Albert, de m’avoir trompé. J’attendaisl’avis qui devait m’apprendre le jour de votre mariage, et jem’étais promis de détacher, ce même jour, avec solennité, lasilhouette de Charlotte de la muraille, et de l’enterrer parmid’autres papiers. Vous voilà unis, et son image est encoreici ! Elle y restera ! Et pourquoi non ? La miennen’est-elle pas aussi chez vous ? Ne suis-je pas aussi, sans tenuire, dans le cœur de Charlotte? J’y tiens, oui, j’y tiens laseconde place, et je veux, je dois la conserver. Oh ! jeserais furieux, si elle pouvait oublier… Albert, l’enfer est danscette idée. Albert ! adieu. Adieu, ange du ciel ; adieu,Charlotte !

15 mars.

J’ai essuyé une mortification qui me chassera d’ici. Je grinceles dents ! Diable ! c’est une chose faite ; etc’est encore à vous que je dois m’en prendre, à vous qui m’avezaiguillonné, poussé, tourmenté pour me faire prendre un emploi quine me convenait pas, et auquel je ne convenais pas. Eh bien !voilà où j’en suis ; soyez contents. Et afin que tu ne disespas encore que mes idées grossissent tout, je vais, mon cher,t’exposer le fait avec toute la précision et la netteté d’unchroniqueur.

Le comte de C… m’aime, me distingue ; on le sait, je tel’ai dit cent fois. Je dînais hier chez lui : c’était son jour degrande soirée ; il reçoit ce jour-là toute la haute noblessedu pays. Je n’avais nullement pensé à cette soirée; surtout il nem’était jamais venu dans l’esprit que nous autres subalternes nousne sommes pas là à notre place. Fort bien. Après le dîner, nouspassons au salon, le comte et moi ; nous causons. Le colonelde B… survient, se mêle de la conversation, et insensiblementl’heure de la soirée arrive : Dieu sait si je pense à rien. Alorsentre très-haute et très-puissante dame de S… avec son noble époux,et leur oison de fille avec sa gorge plate et son corps effilé ettiré au cordeau ; ils passent auprès de moi avec un airinsolent et leur morgue de grands seigneurs. Comme je détestecordialement cette race, je voulais tirer ma révérence, etj’attendais seulement que le comte fût délivré du babil dont onl’accablait, lorsque mademoiselle de B… entra. Je sens toujours moncœur s’épanouir un peu quand je la vois : je demeurai, je me plaçaiderrière son fauteuil, et ce ne fut qu’au bout de quelque temps queje m’aperçus qu’elle me parlait d’un ton moins ouvert que decoutume et avec une sorte d’embarras. J’en fus surpris. « Est-elleaussi comme tout ce monde-là ? dis-je en moi-même. Que lediable l’emporte ! » J’étais piqué ; je voulais meretirer, et cependant je restai encore ; je ne demandais qu’àla justifier ; j’espérais un mot d’elle ; et… ce que tuvoudras. Cependant le salon se remplit : c’est le baron de F… ,couvert de toute la garde-robe du temps du couronnement de FrançoisIer ; le conseiller R… , annoncé ici sous le titred’excellence, et accompagné de sa sourde moitié ; sans oublierle ridicule de J… , qui mêle dans tout son habillement le gothiqueà la mode la plus nouvelle. J’adresse la parole à quelquespersonnes de ma connaissance, que je trouve fort laconiques. Je nepensais et ne prenais garde qu’à mademoiselle de B… Je n’apercevaispas que les femmes se parlaient à l’oreille au bout du salon, qu’ilcirculait quelque chose parmi les hommes, que madame de S…s’entretenait avec le comte ; mademoiselle de B… m’a racontétout cela depuis. Enfin le comte vînt à moi et me conduisit dansl’embrasure d’une fenêtre. « Vous connaissez, me dit-il, notrebizarre étiquette. La société, à ce qu’il me semble, ne vous voitpoint ici avec plaisir ; je ne voudrais pas pour tout… —Excellence, lui dis-je en l’interrompant, je vous demande millepardons ; j’aurais dû y songer plus tôt ; vous mepardonnerez cette inconséquence. J’avais déjà pensé à meretirer ; un mauvais génie m’a retenu, » ajoutai-je en riantet en lui faisant ma révérence. Le comte me serra la main avec uneexpression qui disait tout. Je saluai l’illustre compagnie, sortis,montai en cabriolet, et me rendis à M… , pour y voir de la montagnele soleil se coucher ; et là je lus ce beau chant d’Homère oùil raconte comme Ulysse fut hébergé par le digne porcher. Tout celaétait fort bien.

Je revins le soir pour souper. II n’y avait encore à notre hôtelque quelques personnes qui jouaient aux dés sur le coin de latable, après avoir écarté un bout de la nappe. Je vis entrerl’honnête Adelin. Il accrocha son chapeau en me regardant, vint àmoi, et me dit tout bas : « Tu as eu des désagréments ? —Moi ? — Le comte t’a fait entendre qu’il fallait quitter sonsalon. — Au diable le salon ! J’étais bien aise de prendrel’air. — Fort bien, dit-il, tu as raison d’en rire. Je suisseulement fâché que l’affaire soit connue partout. » Ce fut alorsque je me sentis piqué. Tous ceux qui venaient se mettre à table,et qui me regardaient, me paraissaient au fait de mon aventure, etle sang me bouillait.

Et maintenant que partout où je vais j’apprends que mes envieuxtriomphent, en disant que pareille chose est due à tout fat qui,pour quelques grains d’esprit, se croit permis de braver toutes lesbienséances, et autres sottises semblables… alors on se donneraitvolontiers d’un couteau dans le cœur. Qu’on dise ce qu’on voudra dela fermeté ; je voudrais voir celui qui peut souffrir que desgredins glosent sur son compte, lorsqu’ils ont sur lui quelqueprise. Quand leurs propos sont sans nul fondement, ah ! l’onpeut alors ne pas s’en mettre en peine,

16 mars.

Tout conspire contre moi. J’ai rencontré aujourd’huimademoiselle de B… à la promenade. Je n’ai pu m’empêcher de luiparler, et, dès que nous nous sommes trouvés un peu écartés de lacompagnie, de lui témoigner combien j’étais sensible à la conduiteextraordinaire qu’elle avait tenue l’autre jour avec moi.«Werther ! m’a-t-elle dit avec chaleur, avez-vous pu,connaissant mon cœur, interpréter ainsi mon trouble ? Quen’ai-je pas souffert pour vous, depuis l’instant où j’entrai dansle salon ! Je prévis tout ; cent fois j’eus la boucheouverte pour vous le dire. Je savais que les S… et les T…quitteraient la place plutôt que de rester dans votresociété ; je savais que le comte n’oserait pas se brouilleravec eux ; et aujourd’hui quel tapage ! — Comment,mademoiselle !… … » m’écriai-je et je cherchais à cacher montrouble ; car tout ce qu’Adelin m’avait dit avant-hier mecourait en ce moment par les veines comme une eau bouillante. « Quecela m’a déjà coûté ! » ajouta cette douce créature, leslarmes aux yeux. Je n’étais plus maître de moi-même, et j’étais surle point de me jeter à ses pieds. « Expliquez-vous,» lui dis-je.Ses larmes coulèrent sur ses joues ; j’étais hors de moi. Elleles essuya sans vouloir les cacher. « Ma tante ! vous laconnaissez, reprit-elle ; elle était présente, et elle a vu,ah ! de quel œil elle a vu cette scène ! Werther, j’aiessuyé hier soir et ce matin un sermon sur ma liaison avec vous, etil m’a fallu vous entendre ravaler, humilier, sans pouvoir, sansoser vous défendre qu’à demi. »

Chaque mot qu’elle prononçait était un coup de poignard pour moncœur. Elle ne sentait pas quel acte de compassion c’eût été que deme taire tout cela. Elle ajoute tout ce qu’on disait encore de monaventure, et quel triomphe ce serait pour les gens les plus dignesde mépris ; comme on chanterait partout que mon orgueil et cesdédains pour les autres qu’ils me reprochaient depuis longtempsétaient enfin punis.

Entendre tout cela de sa bouche, Wilhelm, prononcé d’une voie sicompatissante ! J’étais atterré, et j’en ai encore la ragedans le cœur. Je voudrais que quelqu’un s’avisât de me vexer, pourpouvoir lui passer mon épée au travers du corps ! Si je voyaisdu sang, je serais plus tranquille. Ah ! j’ai déjà cent foissaisi un couteau pour faire cesser l’oppression de mon cœur. L’onparle d’une noble race de chevaux qui, quand ils sont échauffés etsurmenés, s’ouvrent eux-mêmes, par instinct, une veine avec lesdents pour se faciliter la respiration. Je me trouve souvent dansle même cas ; je voudrais m’ouvrir une veine qui me procurâtla liberté éternelle.

24 mars.

J’ai offert ma démission à la cour, j’espère qu’elle seraacceptée. Vous me pardonnerez si je ne vous ai pas préalablementdemandé votre permission. Il fallait que je partisse, et je saisd’avance tout ce que vous auriez pu dire pour me persuader derester. Ainsi tâchez de dorer la pilule à ma mère. Je ne saurais mesatisfaire moi-même : elle ne doit donc pas murmurer, si je ne puisla contenter non plus. Cela doit sans doute lui faire de la peine :voir son fils s’arrêter tout à coup dans la carrière qui devait lemener au conseil privé et aux ambassades ; le voir revenirhonteusement sur ses pas et remettre sa monture à l’écurie !Faites tout ce que vous voudrez, combinez tous les cas possibles oùj’aurais dû rester : il suffit, je pars. Et afin que vous sachiezoù je vais, je vous dirai qu’il y a ici le prince de*** qui seplait à ma société ; dès qu’il a entendu parler de mondessein, il m’a prié de l’accompagner dans ses terres et d’y passerle printemps. J’aurai liberté entière, il me l’a promis ; etcomme nous nous entendons jusqu’à un certain point, je veux courirla chance, et je pars avec lui.

19 avril.

Je te remercie de tes deux lettres. Je n’y ai point fait deréponse, parce que j’avais différé de t’envoyer celle-ci jusqu’à ceque j’eusse obtenu mon congé de la cour, dans la crainte que mamère ne s’adressât au ministre et ne gênât mon projet. Mais c’estune affaire faite ; le congé est arrivé. Il est inutile devous dire avec quelle répugnance on a accepté cette démission, ettout ce que le ministre m’a écrit : vous éclateriez enlamentations. Le prince héréditaire m’a envoyé une gratification devingt-cinq ducats, qu’il a accompagnée d’un mot dont j’ai ététouché jusqu’aux larmes : je n’ai donc pas besoin de l’argent queje demandais à ma mère dans la dernière lettre que je luiécrivis.

5 mai.

Je pars demain ; et comme le lieu de ma naissance n’estéloigné de ma route que de six milles, je veux le revoir et merappeler ces anciens jours qui se sont évanouis comme un songe. Jeveux entrer par cette porte par laquelle ma mère sortit avec moi envoiture, lorsque, après la mort de mon père, elle quitta ce séjourchéri pour aller se renfermer dans votre insupportable ville.Adieu, Wilhelm ; tu auras des nouvelles de mon voyage.

9 mai.

Jamais pèlerin n’a visité les saints lieux avec plus de piétéque moi les lieux qui m’ont vu naître, et n’a éprouvé plus desentiments inattendus. Près d’un grand tilleul qui se trouve à unquart de lieue de la ville, je fis arrêter, descendis de voiture,et dis au postillon d’aller en avant, pour cheminer moi-même à piedet goûter toute la nouveauté, toute la vivacité de chaqueréminiscence. Je m’arrêtai là, sous ce tilleul qui était dans monenfance le but et le terme de mes promenades. Quelchangement ! Alors, dans une heureuse ignorance, je m’élançaisplein de désirs dans ce monde inconnu, où j’espérais pour mon cœurtant de vraies jouissances qui devaient le remplir au comble.Maintenant je revenais de ce monde. O mon ami ! qued’espérances déçues ! que de plans renversés ! J’avaisdevant les yeux cette chaîne de montagnes qu’enfant j’ai tant defois contemplée avec un œil d’envie : alors je restais là assis desheures entières ; je me transportais au loin en idée ;toute mon âme se perdait dans ces forêts, dans ces vallées, quisemblaient me sourire dans le lointain, enveloppées de leur voilede vapeurs ; et lorsqu’il fallait me retirer, que j’avais depeine à m’arracher à tous mes points de vue ! Je m’approchaidu bourg ; je saluai les jardins et les petites maisons que jereconnaissais : les nouvelles ne me plurent point ; tous leschangements me faisaient mal. J’arrivai à la porte, et je meretrouvai à l’instant tout entier. Mon ami, je n’entrerai dansaucun détail ; quelque charme qu’ait eu pour moi tout ce queje vis, je ne te ferais qu’un récit monotone. J’avais résolu deprendre mon logement sur la place, justement auprès de notreancienne maison. En y allant, je remarquai que l’école où une bonnevieille nous rassemblait dans notre enfance avait été changée enune boutique d’épicier. Je me rappelai l’inquiétude, les larmes, lamélancolie et les serrements de cœur que j’avais essuyés dans cetrou. Je ne faisais pas un pas qui n’amenât un souvenir. Non, je lerépète, un pèlerin de la terre sainte trouve moins d’endroits dereligieuse mémoire, et son âme n’est peut-être pas aussi remplie desaintes affections. Encore un exemple : Je descendis la rivièrejusqu’à une certaine métairie où j’allais aussi fort souventautrefois ; c’est un petit endroit où nous autres enfantsfaisions des ricochets à qui mieux mieux. Je me rappelle si biencomme je m’arrêtais quelquefois à regarder couler l’eau, avecquelles singulières conjectures j’en suivais le cours ; lesidées merveilleuses que je me faisais des régions où elleparvenait ; comme mon imagination trouvait bientôt deslimites, et pourtant ne pouvait s’arrêter, et se sentait forcéed’aller plus loin, plus loin encore, jusqu’à ce qu’enfin je meperdais dans la contemplation d’un éloignement infini. Vois-tu, monami ? nos bons aïeux n’en savaient pas plus long ; ilsétaient bornés à ce sentiment enfantin, et il y avait pourtant bienquelque grandiose dans leur crédulité naïve. Quand Ulysse parle dela mer immense, de la terre infinie, cela n’est-il pas plus vrai,plus proportionné à l’homme, plus mystérieux à la fois et plussensible, que quand un écolier se croit aujourd’hui un prodige descience parce qu’il peut répéter qu’elle est ronde ? La terre…il n’en faut à l’homme que quelques mottes pour soutenir sa vie, etmoins encore pour y reposer ses restes.

Je suis actuellement à la maison de plaisance du prince. Encorepeut-on vivre avec cet homme-ci : il est vrai et simple ; maisil est entouré de personnages singuliers que je ne comprends pas.Ils n’ont pas l’air de fripons, et n’ont pas non plus la mined’honnêtes gens. Ils me font des avances, et je n’ose me fier àeux. Ce qui me fâche aussi, c’est que le prince parle souvent dechoses qu’il ne sait que par ouï dire ou pour les avoir lues, ettoujours dans le point de vue où on les lui a présentées.

Une chose encore, c’est qu’il fait plus de cas de mon esprit etde mes talents que de ce cœur dont seulement je fais vanité, et quiest seul la source de tout, de toute force, de tout bonheur et detoute misère. Ah ! ce que je sais, tout le monde peut lesavoir ; mais mon cœur n’est qu’à moi.

25 mai.

J’avais quelque chose en tête dont je ne voulais vous parlerqu’après coup ; mais puisqu’il n’en sera rien, je puis vous ledire actuellement. Je voulais aller à la guerre. Ce projet m’a tenulongtemps au cœur. Ç’a été le principal motif qui m’a engagé àsuivre ici le prince qui est général au service de Russie. Je luiai découvert mon dessein dans une promenade; il m’en adétourné ; et il y aurait eu plus d’entêtement que de capriceà moi de ne pas me rendre à ses raisons.

14 juin.

Dis ce que tu voudras, je ne puis demeurer ici plus longtemps.Que faire ici ? je m’ennuie. Le prince me regarde comme unégal. Fort bien ; mais je ne suis point à mon aise ; et,dans le fond, nous n’avons rien de commun ensemble. C’est un hommed’esprit, mais d’un esprit tout à fait ordinaire ; saconversation ne m’amuse pas plus que la lecture d’un livre bienécrit ; je resterai encore huit jours, puis je recommenceraimes courses vagabondes. Ce que j’ai fait de mieux ici, ç’a été dedessiner. Le prince est amateur, et serait même un peu artiste,s’il était moins engoué du jargon scientifique. Souvent je grinceles dents d’impatience et de colère, lorsque je m’échauffe à luifaire sentir la nature et à l’élever à l’art, et qu’il croit fairemerveille s’il peut mal à propos fourrer dans la conversationquelque terme bien technique.

16 juillet.

Oui, sans doute, je ne suis qu’un voyageur, un pèlerin sur laterre ! Êtes-vous donc plus ?

18 juillet.

Où je prétends aller ? je te le dirai en confidence. Jesuis forcé de passer encore quinze jours ici. Je me suis dit que jevoulais ensuite aller visiter les mines de *** ; mais, dans lefond, il n’en est rien : je ne veux que me rapprocher de Charlotte,et voilà tout. Je ris de mon propre cœur… et je fais toutes sesvolontés.

29 juillet.

Non, c’est bien, tout est pour le mieux ! Moi, sonépoux ! O Dieu qui m’as donné le jour, si tu m’avais préparécette félicité, toute ma vie n’eût été qu’une continuelleadoration ! Je ne veux point plaider contre ta volonté.Pardonne-moi ces larmes, pardonne-moi mes souhaits inutiles… Ellema femme ! Si j’avais serré dans mes bras la plus doucecréature qui soit sous le ciel !… Un frisson court par toutmon corps, Wilhelm, lorsque Albert embrasse sa taille sisvelte.

Et cependant, le dirai-je ? Pourquoi ne le dirais-jepas ? Wilhelm, elle eût été plus heureuse avec moi qu’aveclui ! Oh ! ce n’est point là l’homme capable de remplirtous les vœux de ce cœur. Un certain défaut de sensibilité, undéfaut… prends-le comme tu voudras ; son cœur ne bat passympathiquement à la lecture d’un livre chéri, où mon cœur et celuide Charlotte se rencontrent si bien, et dans mille autrescirconstances, quand il nous arrive de dire notre sentiment sur uneaction. Il est vrai qu’il l’aime de toute son âme ; et que nemérite pas un pareil amour ?…

Un importun m’a interrompu. Mes larmes sont scellées ; mevoilà distrait. Adieu, cher ami.

4 août.

Je ne suis pas le seul à plaindre. Tous les hommes sont frustrésdans leurs espérances, trompés dans leur attente. J’ai été voir mabonne femme des tilleuls. Son ainé accourut au-devant de moi ;un cri de joie qu’il poussa attira la mère, qui me parut fortabattue. Ses premiers mots furent : « Mon bon monsieur !hélas ! mon Jean est mort ! » C’était le plus jeune deses enfants. Je gardais le silence. « Mon homme, dit-elle, estrevenu de la Suisse, et il n’a rien rapporté, et sans quelquesbonnes âmes, il aurait été obligé de mendier : la fièvre l’avaitpris en chemin. » Je ne pus rien lui dire; je donnai quelque choseau petit. Elle me pria d’accepter quelques pommes ; je le fis,et je quittai ce lieu de triste souvenir.

21 août.

En un tour de main tout change avec moi. Souvent un doux rayonde la vie veut bien se lever de nouveau et m’éclairer d’unedemi-clarté, hélas ! seulement pour un moment. Quand je meperds aussi dans des rêves, je ne puis me défendre de cettepensée ; Quoi ! si Albert mourait ! tu deviendrais…oui, elle deviendrait… Alors je poursuis ce fantôme jusqu’à cequ’il me conduise à des abîmes sur le bord desquels je m’arrête etrecule en tremblant.

Si je sors de la ville et que je me retrouve sur cette route queje parcourus en voiture la première fois que j’allai prendreCharlotte pour la conduire au bal, quel changement ! Tout,tout a disparu. Il ne me reste plus rien de ce monde qui apassé ; pas un battement de cœur du sentiment que j’éprouvaisalors. Je suis comme un esprit qui, revenant dans le château qu’ilbâtît autrefois lorsqu’il était un puissant prince, qu’il décora detous les dons de la magnificence, et qu’il laissa en mourant à unfils plein d’espérance, le trouverait brûlé et démoli.

3 septembre.

Quelquefois je ne puis comprendre comment un autre peut l’aimer,ose l’aimer, quand je l’aime si uniquement, si profondément, sipleinement; quand je ne connais rien, ne sais rien, n’ai rienqu’elle.

4 septembre.

Oui, c’est bien ainsi : de même que la nature s’incline versl’automne, l’automne commence en moi et autour de moi. Mes feuillesjaunissent, et déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées.Ne t’ai-je pas une fois parlé d’un jeune valet de ferme que je visquand je vins ici la première fois ? J’ai demandé de sesnouvelles à Wahlheim. On me dit qu’il avait été chassé de la maisonoù il était, et personne ne voulut m’en apprendre davantage. Hierje le rencontrai par hasard sur la route d’un autre village. Je luiparlai, et il me conta son histoire, dont je fus touché à un pointque tu comprendras aisément lorsque je te l’aurai répétée. Mais àquoi bon ? Pourquoi ne pas garder pour moi seul ce quim’afflige et me rend malheureux ? pourquoi t’affligeraussi ? pourquoi te donner toujours l’occasion de me plaindreou de me gronder ? Qui sait ? cela tient peut-être aussià ma destinée.

Le jeune homme ne répondit d’abord à mes questions qu’avec unesombre tristesse, dans laquelle je crus même démêler une certainehonte ; mais bientôt, plus expansif, comme si tout à coup ilnous eût reconnus tous les deux, il m’avoua sa faute et sonmalheur. Que ne puis-je, mon ami, te rapporter chacune de sesparoles ! Il avoua, il raconta même avec une sorte de plaisir,et comme en jouissant de ses souvenirs, que sa passion pour lafermière avait augmenté de jour en jour ; qu’à la fin il nesavait plus ce qu’il faisait ; qu’il ne savait plus, selon sonexpression, où donner de la tête. Il ne pouvait plus ni manger, niboire, ni dormir ; il étouffait ; il faisait ce qu’il nefallait pas faire ; ce qu’on lui ordonnait, il l’oubliait : ilsemblait possédé par quelque démon. Un jour enfin qu’elle étaitmontée dans un grenier, il l’avait suivie, ou plutôt il y avait étéattiré après elle. Comme elle ne se rendait pas à ses prières, ilvoulut s’emparer d’elle de force. Il ne conçoit pas comment il enest venu là ; il prend Dieu à témoin que ses vues ont toujoursété honorables, et qu’il n’a jamais souhaité rien plus ardemmentque de l’épouser et de passer sa vie avec elle. Après avoirlongtemps parlé, il hésita, et s’arrêta comme quelqu’un à qui ilreste encore quelque chose à dire et qui n’ose le faire. Enfin ilm’avoua avec timidité les petites familiarités qu’elle luipermettait quelquefois, les légères faveurs qu’elle luiaccordait ; et, en disant cela, il s’interrompait, et répétaitavec les plus vives protestations que ce n’était pas pour ladécrier, qu’il l’aimait et l’estimait comme auparavant ; quepareille chose ne serait jamais venue à sa bouche, et qu’il ne m’enparlait que pour me convaincre qu’il n’avait pas été tout à fait unfurieux et un insensé. Et ici, mon cher, je recommence mon anciennechanson, mon éternel refrain. Si je pouvais te représenter ce jeunehomme tel qu’il me parut, tel que je l’ai encore devant lesyeux ! si je pouvais tout te dire exactement, pour te fairesentir combien je m’intéresse à son sort, combien je dois m’yintéresser ! Mais cela suffit. Comme tu connais aussi monsort, comme tu me connais aussi, tu ne dois que trop bien savoir cequi m’attire vers tous les malheureux, et surtout verscelui-ci.

En relisant ma lettre, je m’aperçois que j’ai oublié de teraconter la fin de l’histoire : elle est facile à deviner. Lafermière se défendit ; son frère survint. Depuis longtemps ilhaïssait le jeune homme, et l’aurait voulu hors de la maison, parcequ’il craignait qu’un nouveau mariage ne privât ses enfants d’unhéritage assez considérable, sa sœur n’ayant pas d’enfants. Cefrère le chassa sur-le-champ, et fit tant de bruit de l’affaire quela fermière, quand même elle l’eût voulu, n’eût point osé lereprendre. Actuellement elle a un autre domestique. On dit qu’elles’est brouillée avec son frère, aussi au sujet de celui-ci ;on regarde comme certain qu’elle épousera ce nouveau venu. L’autrem’a dit qu’il était fermement résolu à ne pas y survivre, et quecela ne se ferait pas de son vivant.

Ce que je te raconte n’est ni exagéré ni embelli. Je puis direqu’au contraire je te l’ai conté faiblement, bien faiblement, etque je l’ai gâté avec notre langage de prudes.

Cet amour, cette fidélité, cette passion, n’est donc pas unefiction du poète ! elle vit, elle existe dans sa plus grandepureté chez ces hommes que nous appelons grossiers, et qui nousparaissent si bruts, à nous civilisés et réduits à rien à force depoli. Lis cette histoire avec dévotion, je t’en prie. Je suis calmeaujourd’hui en te l’écrivant. Tu vois, je ne fais pas jaillirl’encre, et je ne couvre pas mon papier de taches comme de coutume.Lis, mon ami, et pense bien que cela est aussi l’histoire de tonami ! Oui, voilà ce qui m’est arrivé, voilà ce quim’attend ; et je ne suis pas à moitié si courageux, pas àmoitié si résolu que ce pauvre malheureux, avec lequel je n’osepresque pas me comparer.

Elle avait écrit un petit billet à son mari, qui est à lacampagne, où le retiennent quelques affaires. Il commençait ainsi :« Mon ami, mon tendre ami, reviens le plus tôt que tupourras ; je t’attends avec impatience. » Une personne quisurvint lui apprit que, pour certaines circonstances, le retourd’Albert serait un peu retardé. Le billet resta là, et me tomba lesoir entre les mains. Je le lis, et je souris : elle me demandapourquoi. « Que l’imagination, m’écriai-je, est un présentdivin ! J’ai pu me figurer un moment que ce billet m’étaitadressé ! » Elle ne répondit rien, parut mécontente, et je metus.

6 septembre.

J’ai eu bien de la peine à me résoudre à quitter le simple fracbleu que je portais lorsque je dansai pour la première lois avecCharlotte ; mais à la fin il était devenu trop usé. Je m’ensuis fait faire un autre tout pareil au premier, collet etparements, avec un gilet et des culottes de même étoffe et de mêmecouleur que ceux que j’avais ce jour-là.

Cela ne me dédommagera pas tout à fait. Je ne sais… je croispourtant qu’avec le temps celui-ci me deviendra aussi pluscher.

11 septembre.

Elle avait été absente quelques jours pour aller chercher Albertà la campagne. Aujourd’hui j’entre dans sa chambre ; ellevient au-devant de moi, et je baisai sa main avec mille joies.

Un serin vole du miroir, et se perche sur son épaule. « Unnouvel ami, » dit-elle ; et elle le prit sur sa main. « Il estdestiné à mes enfants. II est si joli ! regardez-le. Quand jelui donne du pain, il bat des ailes et becquète si gentiment !il me baise aussi, voyez. »

Lorsqu’elle présenta sa bouche au petit animal, il becqueta dansses douces lèvres, et il les pressait comme s’il avait pu sentir lafélicité dont il jouissait.

« Il faut aussi qu’il vous baise, » dit-elle ; et elleapprocha l’oiseau de ma bouche. Son petit bec passa des lèvres deCharlotte aux miennes, et ses picotements furent comme un souffleprécurseur, un avant-goût de jouissance amoureuse.

« Son baiser, dis-je, n’est point tout à fait désintéressé. Ilcherche de la nourriture, et s’en va non satisfait d’une videcaresse.

— Il mange aussi dans ma bouche, » dit-elle ; et elle luiprésenta un peu de mie de pain avec ses lèvres, où je voyaissourire toutes les joies innocentes, tous les plaisirs, toutes lesardeurs d’un amour mutuel.

Je détournai le visage. Elle ne devrait pas faire cela ;elle ne devrait pas allumer mon imagination par ces imagesd’innocence et de félicité célestes ; elle ne devrait paséveiller mon cœur de ce sommeil où l’indifférence de la vie leberce quelquefois. Mais pourquoi ne le ferait-elle pas ? Ellese fie tellement à moi : elle sait comment je l’aime.

15 septembre.

On se donnerait au diable, Wilhelm, quand on pense qu’il fautqu’il y ait des hommes assez dépourvus d’âme et de sentiment pourne pas goûter le peu qui vaille quelque chose sur la terre. Tuconnais ces noyers sous lesquels je me suis assis avec Charlottechez le bon pasteur de Saint***, ces beaux noyers qui m’apportaienttoujours je ne sais quel contentement d’âme ? Comme ilsrendaient la cour du presbytère agréable et hospitalière ! queleurs rameaux étaient frais et magnifiques ! et jusqu’ausouvenir des honnêtes ministres qui les avaient plantés il y a tantd’années ! Le maître d’école nous a dit bien souvent le nom del’un d’eux, qu’il tenait de son grand-père. Ce doit avoir été ungalant homme, et sa mémoire m’était toujours sacrée lorsque j’étaissous ces arbres. Oui, le maître d’école avait hier les larmes auxyeux lorsque nous nous plaignions ensemble de ce qu’ils ont étéabattus… Abattus… J’enrage, et je crois que je tuerais le chien quia donné le premier coup de hache… Moi, qui serais homme àm’affliger sérieusement, si, ayant deux arbres comme cela dans macour, j’en voyais un mourir de vieillesse, faut-il que je voiecela ! Mon cher ami, il y a une chose qui console. Ce quec’est que le sentiment chez les hommes ! tout le villagemurmure, et j’espère que la femme du pasteur verra à son beurre, àses œufs, et aux autres marques d’amitié, quelle blessure elle afaite aux habitants de l’endroit. Car c’est elle, la femme dunouveau pasteur (notre vieillard est aussi mort), une créaturesèche, acariâtre et malingre, et qui a bien raison de ne prendreaucun intérêt au monde, car personne n’en prend à elle ; unesotte qui veut se donner pour savante, qui se mêle d’examiner lescanons, qui travaille à la nouvelle réformation critico-morale duchristianisme, et à qui les rêveries de Lavater font hausser lesépaules ; dont la santé est tout à fait ruinée, et qui n’a enconséquence aucune joie sur la terre. Aussi il n’y avait qu’unepareille créature qui pût faire abattre mes noyers. Vois-tu, jen’en puis pas revenir ! Imagine-toi un peu ; les feuillesen tombant salissent sa cour et la rendent humide ; les arbreslui interceptent le jour, et quand les noix sont mûres, les enfantsy jettent des pierres pour les abattre, et cela affecte ses nerfs,et la trouble dans ses profondes méditations lorsqu’elle pèse etcompare ensemble Kennikot, Semler et Michaëlis ! Lorsque jevis les gens du village, et surtout les anciens, si mécontents, jeleur dis : « Pourquoi l’avez-vous souffert ? » Ils merépondirent : « Quand le maire veut, ici, que faire ? » Maisune chose me fait plaisir : le maire et le ministre (car celui-cipensait bien aussi tirer quelque profit des lubies de sa femme, quine lui rendent pas sa soupe plus grasse) convinrent de partagerentre eux ; et ils allaient le faire, lorsque la chambre desdomaines intervint, et leur dit : Doucement ! Elle avait devieilles prétentions sur la partie de la cour du presbytère où lesarbres étaient, et elle les vendit au plus offrant. Ils sont àbas ! Oh ! si j’étais prince, je ferais à la femme dupasteur, au maire et à la chambre des domaines… Prince !…Ah ! oui, si j’étais prince, que me feraient les arbres de monpays ?

10 octobre.

Quand je vois seulement ses yeux noirs, je suis content !Ce qui me chagrine, c’est qu’Albert ne parait pas aussi heureuxqu’il l’espérait… Si… Je ne fais pas souvent des réticences ;mais ici je ne puis m’exprimer autrement… et il me semble que c’estassez clair.

12 octobre.

Ossian a supplanté Homère dans mon cœur. Quel monde que celui oùses chants sublimes me ravissent ! Errer sur les bruyèrestourmentées par l’ouragan qui transporte sur des nuages flottantsles esprits des aïeux, à la pâle clarté de la lune ; entendredans la montagne les gémissements des génies des cavernes, à moitiéétouffés dans le rugissement du torrent de la forêt, et les soupirsde la jeune fille agonisante près des quatre pierres couvertes demousse qui couvrent le héros noblement mort qui fut sonbien-aimé ;… et quand alors je rencontre le barde blanchi parles années, qui sur les vastes bruyères cherche les traces de sespères, et ne trouve que les pierres de leurs tombeaux, qui gémit ettourne ses yeux vers l’étoile du soir se cachant dans la merhouleuse, et que le passé revit dans l’âme du héros, comme lorsquecette étoile éclairait encore de son rayon propice les périls desbraves et que la lune prêtait sa lumière à leur vaisseau revenantvictorieux ; que je lis sur son front sa profonde douleur, etque je le vois, lui le dernier, lui resté seul sur la terre,chanceler vers la tombe, et comme il puise encore de douloureuxplaisirs dans la présence des ombres immobiles de ses pères, etregarde la terre froide et l’herbe épaisse que le vent couche, ets’écrie : « Le voyageur viendra ; il viendra, celui qui meconnut dans ma beauté, et il dira : Où est le barde ? Qu’estdevenu le fils de Fingal ? Son pied foule ma tombe, et c’esten vain qu’il me demande sur la terre… » alors, ô mon ami, jeserais homme à arracher l’épée de quelque noble écuyer, à délivrertout d’un coup mon prince du tourment d’une vie qui n’est qu’unemort lente, et à envoyer mon âme après ce demi-dieu mis enliberté.

19 octobre.

Hélas! ce vide, ce vide affreux que je sens dans monsein !… Je pense souvent : Si tu pouvais une fois, une seulefois, la presser contre ce cœur, tout ce vide serait rempli.

26 octobre.

Oui, mon cher, je me confirme de plus en plus dans l’idée quec’est peu de chose, bien peu de chose que l’existence d’unecréature. Une amie de Charlotte est venue la voir ; je suisentré dans la chambre voisine ; j’ai voulu prendre un livre,et, ne pouvant pas lire, je me suis mis à écrire. J’ai entenduqu’elles parlaient bas : elles se contaient l’une à l’autre deschoses assez indifférentes, des nouvelles de la ville : commecelle-ci était mariée, celle-là malade, fort malade. « Elle a unetoux sèche, disait l’une, les joues creuses, et à chaque instant illui prend des faiblesses : je ne donnerais pas un sou de sa vie. —Monsieur N… n’est pas en meilleur état, disait Charlotte. — Il estenflé, » reprenait l’autre. Et mon imagination vive me plaçait toutd’abord au pied du lit de ces malheureux ; je voyais avecquelle répugnance ils tournaient le dos à la vie, comme ils…Wilhelm, mes petites femmes en parlaient comme on parle d’ordinairede la mort d’un étranger… Et quand je regarde autour de moi, quej’examine cette chambre, et que je vois les habits de Charlotte,les papiers d’Albert, et ces meubles avec lesquels je suis àprésent si familiarisé, je me dis à moi-même : « Vois ce que tu esdans cette maison ! Tout pour tous. Tes amis te considèrent,tu fais souvent leur joie, et il semble à ton cœur qu’il nepourrait exister sans eux. Cependant, si tu partais, si tut’éloignais de ce cercle, sentiraient-ils le vide que ta pertecauserait dans leur destinée ? et combien de temps ?… »Ah ! l’homme est si passager que là même où il a proprement lacertitude de son existence, là où il peut laisser la seule vraieimpression de sa présence dans la mémoire, dans l’âme de ses amis,il doit s’effacer et disparaître ; et cela sitôt !

27 octobre.

Je me déchirerais le sein, je me briserais le crâne, quand jevois combien peu nous pouvons les uns pour les autres. Hélas !l’amour, la joie, la chaleur, les délices que je ne porte pas audedans de moi, un autre ne me les donnera pas ; et, le cœurtout plein de délices, je ne rendrai pas heureux cet autre, quandil est là froid et sans force devant moi.

Le soir.

J’ai tant ! et son idée dévore tout ; j’ai tant !et sans elle tout pour moi se réduit à rien.

30 octobre.

Si je n’ai pas été cent fois sur le point de lui sauter aucou !… Dieu sait ce qu’il en coûte de voir tant de charmespasser et repasser devant vous sans que vous osiez y porter lamain ! Et cependant le penchant naturel de l’humanité nousporte à prendre. Les enfants ne tâchent-ils pas de saisir tout cequ’ils aperçoivent ? Et moi !…

3 novembre.

Dieu sait combien de fois je me mets au lit avec le désir etquelquefois l’espérance de ne pas me réveiller ; et le matinj’ouvre les yeux, je revois le soleil, et je suis malheureux.Oh ! que ne puis-je être un maniaque ! que ne puis-jem’en prendre au temps, à un tiers, à une entreprise manquée !Alors l’insupportable fardeau de ma peine ne porterait qu’à demisur moi. Malheureux que je suis ! je ne sens que trop quetoute la faute est à moi seul.

La faute ! non. Je porte aujourd’hui cachée dans mon seinla source de toutes les misères, comme j’y portais autrefois lasource de toutes les béatitudes. Ne suis-je pas le même homme quinageait autrefois dans une intarissable sensibilité, qui voyaitnaître un paradis à chaque pas, et qui avait un cœur capabled’embrasser dans son amour un monde entier ? Mais maintenantce cœur est mort, il n’en naît plus aucun ravissement ; mesyeux sont secs ; et mes sens, que ne soulagent plus des larmesrafraîchissantes, sont devenus secs aussi, et leur angoissesillonne mon front de rides. Combien je souffre ! car j’aiperdu ce qui faisait toutes les délices de ma vie, cette forcedivine avec laquelle je créais des mondes autour de moi. Elle estpassée !… Lorsque de ma fenêtre je regarde vers la collinelointaine, c’est en vain que je vois au-dessus d’elle le soleil dumatin pénétrer les brouillards et luire sur le fond paisible de laprairie, tandis que la douce rivière s’avance vers moi enserpentant entre ses saules dépouillés de feuilles : toute cettemagnifique nature est pour moi froide, inanimée, comme une estampecoloriée ; et de tout ce spectacle je ne peux verser en moi etfaire passer de ma tête dans mon cœur la moindre goutte d’unsentiment bienheureux. L’homme tout entier est là debout, la facedevant Dieu, comme un puits tari, comme un seau desséché. Je mesuis souvent jeté à terre pour demander à Dieu des larmes, comme unlaboureur prie pour de la pluie, lorsqu’il voit sur sa tête un cield’airain et la terre mourir de soif autour de lui.

Mais, hélas ! je le sens, Dieu n’accorde point la pluie etle soleil à nos prières importunes ; et ces temps dont lesouvenir me tourmente, pourquoi étaient-ils si heureux, sinon parceque j’attendais son esprit avec patience, et que je recevais avecun cœur reconnaissant les délices qu’il versait sur moi ?

8 novembre.

Elle m’a reproché mes excès, mais d’un ton si aimable ! mesexcès de ce que, d’un verre de vin, je me laisse quelquefoisentraîner à boire la bouteille. « Évitez cela, medisait-elle ; pensez à Charlotte ! — Penser !avez-vous besoin de me l’ordonner ? Que je pense, que je nepense pas, vous êtes toujours présente à mon âme. J’étais assisaujourd’hui à l’endroit même où vous descendîtes dernièrement devoiture… » Elle s’est mise à parler d’autre chose, pour m’empêcherde m’enfoncer trop avant dans cette matière. Je ne suis plus monmaître, cher ami ! Elle fait de moi tout ce qu’elle veut.

15 novembre.

Je te remercie, Wilhelm, du tendre intérêt que tu prends à moi,de la bonne intention qui perce dans ton conseil ; mais je teprie d’être tranquille. Laisse-moi supporter toute la crise ;malgré l’abattement où je suis, j’ai encore assez de force pouraller jusqu’au bout. Je respecte la religion, tu le sais ; jesens que c’est un bâton pour celui qui tombe de lassitude, unrafraîchissement pour celui que la soif consume. Seulement…peut-elle, doit-elle être cela pour tous ? Considère ce vasteunivers : tu vois des milliers d’hommes pour qui elle ne l’a pasété, d’autres pour qui elle ne le sera jamais, soit qu’elle leurait été annoncée ou non. Faut-il donc qu’elle le soit pourmoi ? Le Fils de Dieu ne dit-il pas lui-même : « Ceux que monPère m’a donnés seront avec moi ? » Si donc je ne lui ai pasété donné, si le Père veut me réserver pour lui, comme mon cœur mele dit… De grâce, ne va pas donner à cela une fausseinterprétation, et voir une raillerie dans ces mots innocents :c’est mon âme tout entière que j’expose devant toi. Autrementj’eusse mieux aimé me taire ; car je hais de perdre mesparoles sur des matières que les autres entendent tout aussi peuque moi. Qu’est-ce que la destinée de l’homme, sinon de fournir lacarrière de ses maux, et de boire sa coupe tout entière ? Etsi cette coupe parut au Dieu du ciel trop amère lorsqu’il la portasur ses lèvres d’homme, irai-je faire le fort et feindre de latrouver douce et agréable ? et pourquoi aurais-je honte del’avouer dans ce terrible moment où tout mon être frémit entrel’existence et le néant, où le passé luit comme un éclair sur lesombre abîme de l’avenir, où tout ce qui m’environne s’écroule, oùle monde périt avec moi ? N’est-ce pas la voix de la créatureaccablée, défaillante, s’abîmant sans ressource au milieu des vainsefforts qu’elle fait pour se soutenir, que de s’écrier avecplainte ; « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoim’avez-vous abandonnée ? » Pourrais-je rougir de cetteexpression ? pourrais-je redouter le moment où ellem’échappera, comme si elle n’avait pas échappé à celui qui replieles cieux comme un voile ?

21 novembre.

Elle ne voit pas, elle ne sent pas qu’elle prépare le poison quinous fera périr tous les deux ; et moi, j’avale avec délicesla coupe où elle me présente la mort ! Que veut dire cet airde bonté avec lequel elle me regarde souvent (souvent, non, maisquelquefois) ? cette complaisance avec laquelle elle reçoitune impression produite par un sentiment dont je ne suis pas lemaître ? cette compassion pour mes souffrances, qui se peintsur son front ?

Comme je me retirais hier, elle me tendit la main, et me dit : «Adieu, cher Werther ! » Cher Werther ! C’est la premièrefois qu’elle m’ait donné le nom de cher, et la joie que j’enressentis a pénétré jusqu’à la moelle de mes os. Je me le répétaicent fois ; et le soir, lorsque je voulus me mettre au lit, enbabillant avec moi-même de toutes sortes de choses, je me dis toutà coup : « Bonne nuit, cher Werther ! » et je ne pus ensuitem’empêcher de rire de moi-même.

22 novembre.

Je ne puis pas prier Dieu en disant : « Conserve-la-moi ! »Et cependant elle me parait souvent être à moi. Je ne puis pas luidemander : « Donne-la-moi ! » car elle est à un autre… Je joueet plaisante avec mes peines. Si je me laissais aller, je feraistoute une litanie d’antithèses.

24 novembre.

Elle sent ce que je souffre. Aujourd’hui son regard m’a pénétréjusqu’au fond du cœur. Je l’ai trouvée seule. Je ne disais rien, etelle me regardait fixement. Je ne voyais plus cette beautéséduisante, ces éclairs d’esprit qui entourent son front : unregard plus puissant agissait sur moi ; un regard plein duplus tendre intérêt, de la plus douce pitié. Pourquoi n’ai-je pasosé me jeter à ses pieds ? pourquoi n’ai-je pas osé m’élancerà son cou, et lui répondre par mille baisers ? Elle a eurecours à son clavecin, et s’est mise en même temps à chanter d’unevoix si douce ! Jamais ses lèvres ne m’ont paru si charmantes: c’était comme si elles s’ouvraient, languissantes, pour absorberen elles ces doux sons qui jaillissaient de l’instrument, et queseulement l’écho céleste de sa bouche résonnât. Ah ! si jepouvais te dire cela comme je le sentais ! Je n’ai pu y tenirplus longtemps. J’ai baissé la tête, et j’ai dit avec serment : «Jamais je ne me hasarderai à vous imprimer un baiser, ô lèvres surlesquelles voltigent les esprits du ciel !… »

Et cependant… .. je veux… .. Ah ! vois-tu, c’est comme unmur de séparation qui s’est élevé devant mon âme… Cette félicité,cette pureté du ciel… détruite… et puis expier son crime… Soncrime !

26 novembre.

Quelquefois je me dis : « Ta destinée n’est qu’à toi : tu peuxestimer tous les autres heureux ; jamais mortel ne futtourmenté comme toi. » Et puis je lis quelque ancien poète ;et c’est comme si je lisais dans mon propre cœur. J’ai tant àsouffrir ! Quoi ! il y a donc eu déjà avant moi deshommes aussi malheureux !

30 novembre.

Non, jamais, jamais je ne pourrai revenir à moi. Partout où jevais, je rencontre quelque apparition qui me met hors de moi-même.Aujourd’hui, ô destin ! ô humanité !…

Je vais sur les bords de l’eau à l’heure du dîner ; jen’avais aucune envie de manger. Tout était désert ; un ventd’ouest, froid et humide, soufflait de la montagne, et des nuagesgrisâtres couvraient la vallée. J’ai aperçu de loin un homme vêtud’un mauvais habit vert, qui marchait courbé entre les rochers, etparaissait chercher des simples. Je me suis approché de lui, et, lebruit que j’ai fait en arrivant l’ayant fait se retourner, j’ai vuune physionomie tout à fait intéressante, couverte d’une tristesseprofonde, mais qui n’annonçait rien d’ailleurs qu’une âme honnête.Ses cheveux étaient relevés en deux boucles avec des épingles, etceux de derrière formaient une tresse fort épaisse qui luidescendait sur le dos. Comme son habillement indiquait un homme ducommun, j’ai cru qu’il ne prendrait pas mal que je fisse attentionà ce qu’il faisait ; et, en conséquence, je lui ai demande cequ’il cherchait. « Je cherche des fleurs, a-t-il répondu avec unprofond soupir, et je n’en trouve point. — Aussi n’est-ce pas lasaison, lui ai-je dit en riant, — Il y a tant de fleurs !a-t-il reparti en descendant vers moi. Il y a dans mon jardin desroses et deux espèces de chèvrefeuille, dont l’une m’a été donnéepar mon père. Elles poussent ordinairement aussi vite que lamauvaise herbe, et voilà déjà deux jours que j’en cherche sans enpouvoir trouver. Et même ici, dehors, il y a toujours des fleurs,des jaunes, des bleues, des rouges, et la centaurée aussi est unejolie petite fleur : je n’en puis trouver aucune. » J’ai remarquéen lui un certain air hagard ; et, prenant un détour, je luiai demandé ce qu’il voulait faire de ces fleurs. Un souriresingulier et convulsif a contracté les traits de sa figure. « Sivous voulez ne point me trahir, a-t-il dit en appuyant un doigt sursa bouche, je vous dirai que j’ai promis un bouquet à ma belle.

— C’est fort bien. — Ah ! elle a bien d’autreschoses ! Elle est riche ! — Et pourtant elle fait grandcas de votre bouquet ? — Oh ! elle a des joyaux et unecouronne ! — Comment l’appelez-vous donc ? — Si les étatsgénéraux voulaient me payer, je serais un autre homme ! Oui,il fut un temps où j’étais si content ! Aujourd’hui c’en estfait pour moi, je suis… » Un regard humide qu’il a lancé vers leciel a tout exprimé. « Vous étiez donc heureux ? — Ah !je voudrais bien l’être encore de même ! J’étais content, gaiet gaillard comme le poisson dans l’eau. — Henri! a crié unevieille femme qui venait sur le chemin, Henri, où es-tufourré ? nous t’avons cherché partout. Viens dîner. — Est-celà votre fils ? lui ai-je demandé en m’approchant d’elle. —Oui, c’est mon pauvre fils ! a-t-elle répondu. Dieu m’a donnéune croix lourde. — Combien y a-t-il qu’il est dans cet état ?— Il n’y a que six mois qu’il est ainsi tranquille. Je rends grâceà Dieu que cela n’ait pas été plus loin. Auparavant il a été dansune frénésie qui a duré une année entière, et pour lors il était àla chaîne dans l’hôpital des fous. A présent il ne fait rien àpersonne ; seulement il est toujours occupé de rois etd’empereurs. C’était un homme doux et tranquille, qui m’aidait àvivre, et qui avait une fort belle écriture. Tout d’un coup ildevint rêveur, tomba malade d’une fièvre chaude, de là dans ledélire, et maintenant il est dans l’état où vous le voyez. S’ilfallait raconter, monsieur… » J’interrompis ce flux de paroles enlui demandant quel était ce temps dont il faisait si grand récit,et où il se trouvait si heureux et si content. « Le pauvre insensé,m’a-t-elle dit avec un sourire de pitié, veut parler du temps où ilétait hors de lui : il ne cesse d’en faire l’éloge. C’est le tempsqu’il a passé à l’hôpital, et où il n’avait aucune connaissance delui-même. » Cela a fait sur moi l’effet d’un coup de tonnerre. Jelui ai mis une pièce d’argent dans la main, et je me suis éloignéd’elle à grands pas.

« Où tu étais heureux ! me suis-je écrié en marchantprécipitamment vers la ville, où tu étais content comme un poissondans l’eau ! Dieu du ciel, as-tu donc ordonné la destinée deshommes de telle sorte qu’ils ne soient heureux qu’avant d’arriver àl’âge de la raison, ou après qu’ils l’ont perdue ? Pauvremisérable ! Et pourtant je porte envie à ta folie, à cedésastre de tes sens, dans lequel tu te consumes. Tu sors pleind’espérances pour cueillir des fleurs à ta reine… au milieu del’hiver… et tu t’affliges de n’en point trouver, et tu ne conçoispas pourquoi tu n’en trouves point. Et moi… et moi, je sors sansespérances, sans aucun but, et je rentre au logis comme j’en suissorti… Tu te figures quel homme tu serais si les états générauxvoulaient te payer ; heureuse créature, qui peux attribuer laprivation de ton bonheur à un obstacle terrestre ! Tu ne senspas, tu ne sens pas que c’est dans le trouble de ton cœur, dans toncerveau détraqué, que gît ta misère, dont tous les rois de la terrene sauraient te délivrer ! »

Puisse-t-il mourir dans le désespoir, celui qui se rit du maladequi, pour aller chercher des eaux minérales éloignées, fait un longvoyage qui augmentera sa maladie et rendra la fin de sa vie plusdouloureuse ! celui qui insulte à ce cœur oppressé qui, pourse délivrer de ses remords, pour calmer son trouble et sessouffrances, fait un pèlerinage au saint sépulcre ! Chaque pasqu’il fait sur la terre durcie, par des routes non frayées, et quidéchire ses pieds, est une goutte de baume sur sa plaie ; et àchaque jour de marche il se couche le cœur soulagé d’une partie dufardeau qui l’accable… Et vous osez appeler cela rêveries, vousautres bavards, mollement assis sur des coussins !Rêveries !… O Dieu ! tu vois mes larmes… Fallait-il,après avoir formé l’homme si pauvre, lui donner des frères qui lepillent encore dans sa pauvreté, et lui dérobent ce peu deconfiance qu’il a en toi ? car la confiance en une racinesalutaire, dans les pleurs de la vigne, qu’est-ce, sinon laconfiance en toi, qui as mis dans tout ce qui nous environne laguérison et le soulagement dont nous avons besoin à touteheure ? O père que je ne connais pas, père qui remplissaisautrefois toute mon âme, et qui as depuis détourné ta face dedessus moi, appelle-moi vers toi ! ne te tais pas pluslongtemps ; ton silence n’arrêtera pas mon âme altérée… Et unhomme, un père, pourrait-il s’irriter de voir son fils, qu’iln’attendait pas, lui sauter au cou, en s’écriant : « Me voicirevenu, mon père ; ne vous fâchez point si j’interromps unvoyage que je devais supporter plus long pour vous obéir. Le mondeest le même partout ; partout peine et travail, récompense etplaisir : mais que me fait tout cela ? Je ne suis bien qu’oùvous êtes, je veux souffrir et jouir en votre présence !… » Ettoi, père céleste et miséricordieux, pourrais-tu repousser tonfils ?

1er décembre.

Wilhelm ! cet homme dont je t’ai parlé, cet heureuxinfortuné, était commis chez le père de Charlotte, et unemalheureuse passion qu’il conçut pour elle, qu’il nourrit ensecret, qu’il lui découvrit enfin, et qui le fit renvoyer de saplace, l’a rendu fou. Sens, si tu peux, sens, par ces mots pleinsde sécheresse, combien cette histoire m’a bouleversé, lorsqueAlbert me l’a contée aussi froidement que tu la liraspeut-être !

4 décembre.

Je te supplie… Vois-tu, c’est fait de moi… Je ne sauraissupporter tout cela plus longtemps. Aujourd’hui j’étais assis prèsd’elle… J’étais assis ; elle jouait différents airs sur sonclavecin, avec toute l’expression ! tout, tout !… quedirais-je ? Sa petite sœur habillait sa poupée sur mon genou.Les larmes me sont venues aux yeux. Je me suis baissé, et j’aiaperçu son anneau de mariage. Mes pleurs ont coulé… Et tout à coupelle a passé à cet air ancien dont la douceur a quelque chose decéleste, et aussitôt j’ai senti entrer dans mon âme un sentiment deconsolation, et revivre le souvenir de tout le passé, du temps oùj’entendais cet air, des tristes jours d’intervalle, du retour, deschagrins, des espérances trompées, et puis… J’allais et venais parla chambre ; mon cœur suffoquait. « Au nom de Dieu ! luiai-je dit avec l’expression la plus vive, au nom de Dieu,finissez ! » Elle a cessé, et m’a regardé attentivement : «Werther, m’a-t-elle dit avec un sourire qui me perçait l’âme ;Werther, vous êtes bien malade, vos mets favoris vous répugnent.Allez ! de grâce, calmez-vous. » Je me suis arraché d’auprèsd’elle, et… Dieu ! tu vois mes souffrances, tu y mettrasfin.

6 décembre.

Comme cette image me poursuit ! Que je veille ou que jerêve, elle remplit seule mon âme. Ici, quand je ferme à demi lespaupières, ici, dans mon front, à l’endroit où se concentre laforce visuelle, je trouve ses yeux noirs. Non, je ne sauraist’exprimer cela. Si je m’endors tout à fait, ses yeux sont encorelà, ils sont là comme un abîme ; ils reposent devant moi, ilsremplissent mon front.

Qu’est-ce que l’homme, ce demi-dieu si vanté ? les forcesne lui manquent-elles pas précisément à l’heure où elles luiseraient le plus nécessaires ? Et lorsqu’il prend l’essor dansla joie, ou qu’il s’enfonce dans la tristesse, n’est-il pas alorsmême borné, et toujours ramené au sentiment de lui-même, au tristesentiment de sa petitesse, quand il espérait se perdre dansl’infini ?

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