Lettres Persanes de Montesquieu

LETTRE LXV
Usbek à ses femmes

Au sérail d’Ispahan

J’apprends que le sérail est dans le désordre, et qu’il est rempli de
querelles et de divisions intestines. Que vous recommandai-je en partant,
que la paix et la bonne intelligence ? Vous me le promîtes : était-ce pour
me tromper ?
C’est vous qui seriez trompées, si je voulais suivre les conseils que me
donne le grand eunuque, si je voulais employer mon autorité pour vous faire
vivre comme mes exhortations le demandaient de vous.
Je ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j’ai tenté tous
les autres. Faites donc en votre considération ce que vous n’avez pas voulu
faire à la mienne.
Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre : il dit que vous n’avez
aucun égard pour lui. Comment pouvez-vous accorder cette conduite avec la
modestie de votre état ? N’est-ce pas à lui que, pendant mon absence, votre
vertu est confiée ? C’est un trésor sacré dont il est le dépositaire. Mais ces
mépris que vous lui témoignez font voir que ceux qui sont chargés de vous
faire vivre dans les lois de l’honneur vous sont à charge.
Changez donc de conduite, je vous prie ; et faites en sorte que je puisse
une autre fois rejeter les propositions que l’on me fait contre votre liberté
et votre repos.
Car je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître, pour me
souvenir seulement que je suis votre époux.
De Paris, le 5 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXVI
Rica à ***

On s’attache ici beaucoup aux sciences, mais je ne sais si on est fort

savant. Celui qui doute de tout comme philosophe n’ose rien nier comme
théologien : cet homme contradictoire est toujours content de lui pourvu
qu’on convienne des qualités.
La fureur de la plupart des Français, c’est d’avoir de l’esprit et la fureur
de ceux qui veulent avoir de l’esprit, c’est de faire des livres.
Cependant il n’y a rien de si mal imaginé : la nature semblait avoir
sagement pourvu à ce que les sottises des hommes fussent passagères ; et
les livres les immortalisent. Un sot devrait être content d’avoir ennuyé tous
ceux qui ont vécu avec lui : il veut encore tourmenter les races futures :
il veut que sa sottise triomphe de l’oubli dont il aurait pu jouir comme du
tombeau : il veut que la postérité soit informée qu’il a vécu, et qu’elle sache
à jamais qu’il a été un sot.
De tous les auteurs il n’y en a point que je méprise plus que les
compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages
des autres, qu’ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans
un parterre : ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui
rangent des caractères qui, combinés ensemble, font un livre où ils n’ont
fourni que la main. Je voudrais qu’on respectât les livres originaux ; et il
me semble que c’est une espèce de profanation de tirer les pièces qui les
composent du sanctuaire où elles sont pour les exposer à un mépris qu’elles
ne méritent point.
Quand un homme n’a rien à dire de nouveau, que ne se tait-il ? Qu’a-t-on
affaire de ces doubles emplois ? Mais je veux donner un nouvel ordre. Vous
êtes un habile homme : Vous venez dans ma bibliothèque, et vous mettez
en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui sont en bas : c’est un
beau chef-d’œuvre.
Je t’écris sur ce sujet, *** parce que je suis outré d’un livre que je viens
de quitter, qui est si gros qu’il semblait contenir la science universelle ; mais
il m’a rompu la tête sans m’avoir rien appris. Adieu.
De Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXVII
Ibben à Usbek

À Paris

Trois vaisseaux sont arrivés ici sans m’avoir apporté de tes nouvelles. Es-

tu malade ? ou te plais-tu à m’inquiéter ?
Si tu ne m’aimes pas dans un pays où tu n’es lié à rien, que sera-ce au
milieu de la Perse, et dans le sein de ta famille ? Mais peut-être que je me
trompe : tu es assez aimable pour trouver partout des amis : le cœur est
citoyen de tous les pays : comment une âme bien faite peut-elle s’empêcher
de former des engagements ? Je te l’avoue, je respecte les anciennes amitiés ;
mais je ne suis pas fâché d’en faire partout de nouvelles.
En quelque pays que j’aie été, j’y ai vécu comme si j’avais dû y passer
ma vie : j’ai eu le même empressement pour les gens vertueux, la même
compassion ou plutôt la même tendresse pour les malheureux, la même
estime pour ceux que la prospérité n’a point aveuglés. C’est mon caractère,
Usbek : partout où je trouverai des hommes, je me choisirai des amis.
Il y a ici un guèbre qui, après toi, a, je crois, la première place dans mon
cœur ; c’est l’âme de la probité même. Des raisons particulières l’ont obligé
de se retirer dans cette ville, où il vit tranquille du produit d’un trafic honnête
avec une femme qu’il aime. Sa vie est toute marquée d’actions généreuses ;
et, quoiqu’il cherche la vie obscure, il y a plus d’héroïsme dans son cœur
que dans celui des plus grands monarques.
Je lui ai parlé mille fois de toi ; je lui montre toutes tes lettres : je remarque
que cela lui fait plaisir, et je vois déjà que tu as un ami qui t’est inconnu.
Tu trouveras ici ses principales aventures : quelque répugnance qu’il ait
à les écrire, il n’a pu les refuser à mon amitié, et je les confie à la tienne.

HISTOIRE D’APHÉRIDON ET D’ASTARTÉ.

Je suis né parmi les guèbres, d’une religion qui est peut-être la plus
ancienne qui soit au monde. Je fus si malheureux que l’amour me vint
avant la raison. J’avais à peine six ans, que je ne pouvais vivre qu’avec ma
sœur : mes yeux s’attachaient toujours sur elle ; et lorsqu’elle me quittait un
moment, elle les retrouvait baignés de larmes : chaque jour n’augmentait pas
plus mon âge que mon amour. Mon père, étonné d’une si forte sympathie,

aurait bien souhaité de nous marier ensemble selon l’ancien usage des
guèbres introduit par Cambyse ; mais la crainte des mahométans, sous le
joug desquels nous vivons, empêche ceux de notre nation de penser à ces
alliances saintes, que notre religion ordonne plutôt qu’elle ne permet, et qui
sont des images si naïves de l’union déjà formée par la nature.
Mon père, voyant donc qu’il aurait été dangereux de suivre mon
inclination et la sienne, résolut d’éteindre une flamme qu’il croyait
naissante, mais qui était déja à son dernier période : il prétexta un voyage, et
m’emmena avec lui, laissant ma sœur entre les mains d’une de ses parentes,
car ma mère était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le
désespoir de cette séparation : j’embrassai ma sœur toute baignée de larmes,
mais je n’en versai point, car la douleur m’avait rendu comme insensible.
Nous arrivâmes à Téflis ; et mon père, ayant confié mon éducation à un de
nos parents, m’y laissa et s’en retourna chez lui.
Quelque temps après, appris que, par le crédit d’un de ses amis, il avait
fait entrer ma sœur dans le beiram du roi, où elle était au service d’une
sultane. Si l’on m’avait appris sa mort, je n’en aurais pas été plus frappé ;
car, outre que je n’espérais plus de la revoir, son entrée dans le beiram l’avait
mahométane ; et elle ne pouvait plus, suivant le préjugé de cette religion,
me regarder qu’avec horreur. Cependant, ne pouvant plus vivre à Téflis, las
de moi-même et de la vie, je retournai à Ispahan. Mes premières paroles
furent amères à mon père ; je lui reprochai d’avoir mis sa fille en un lieu où
l’on ne peut entrer qu’en changeant de religion. Vous avez attiré sur votre
famille, lui dis-je, la colère le Dieu et du soleil qui vous éclaire ; vous avez
plus fait que si vous aviez souillé éléments, vous avez aviez puisque vous
avez souillé l’âme de votre fille, qui n’est pas moins pure. J’en mourrai de
douleur et d’amour ; mais puisse la mort être la seule peine que Dieu vous
fasse sentir ! À ces mots je sortis ; et pendant deux ans je passai ma vie à aller
regarder les murailles du beiram, et considérer le lieu où ma sœur pouvait
être, m’exposant tous les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui
font la ronde autour de ces redoutables lieux.
Enfin mon père mourut ; et la sultane que ma sœur servait la voyant tous
les jours croître en beauté en devint jalouse, et la maria avec un eunuque qui
la souhaitait avec passion. Par ce moyen ma sœur sortit du sérail, et prit avec
son eunuque une maison à Ispahan.
Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler, l’eunuque, le plus jaloux
de tous les hommes, me remettant toujours sous divers prétextes. Enfin,
j’entrai dans son beiram et il me lui fit parler au travers d’une jalousie.
Des yeux de lynx ne l’auraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée
d’habits et de voiles, et je ne la pus reconnaître qu’au son de sa voix.
Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si éloigné d’elle ! Je

me contraignis, car j’étais examiné. Quant à elle, il me parut qu’elle versa
quelques larmes. Son mari voulut me faire quelques mauvaises excuses ;
mais je le traitai comme le dernier des esclaves. Il fut bien embarrassé quand
il vit que je parlai à ma sœur une langue qui lui était inconnue ; c’était
l’ancien persan, qui est notre langue sacrée. Quoi ! ma sœur, lui dis-je, est-
il vrai que vous ayez quitté la religion de vos pères ? Je sais qu’entrant au
beiram vous avez dû faire profession du mahométisme ; mais, dites-moi,
votre cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une religion qui
me permet de vous aimer ? Et pour qui la quittez-vous cette religion qui nous
doit être si chère ? pour un misérable encore flétri des fers qu’il a portés ;
qui, s’il était homme, serait le dernier de tous. Mon frère, dit-elle, cet homme
dont vous parlez est mon mari ; il faut que je l’honore, tout indigne qu’il
vous paraît ; et je serais aussi la dernière des femmes, si… Ah, ma sœur ! lui
dis-je, vous êtes guèbre : il n’est ni votre époux ni ne peut l’être ; si vous êtes
fidèle comme vos pères, vous ne devez le regarder que comme un monstre.
Hélas ! dit-elle, que cette religion se montre à moi de loin ! à peine en savais-
je les préceptes qu’il les fallut oublier. Vous voyez que cette langue que je
vous parle ne m’est plus familière, et que j’ai toutes les peines du monde
à m’exprimer ; mais comptez que le souvenir de notre enfance me charme
toujours ; que depuis ce temps-là je n’ai eu que de fausses joies ; qu’il ne
s’est pas passé de jour que je n’aie pensé à vous ; que vous avez eu plus de
part que vous ne croyez à mon mariage, et que je n’y ai été déterminée que
par l’espérance de vous revoir. Mais que ce jour qui m’a tant coûté va me
coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même ; mon mari frémit de
rage et de jalousie : je ne vous verrai plus ; je vous parle sans doute pour la
dernière fois de ma vie : si cela était, mon frère, elle ne serait pas longue. À
ces mots, elle s’attendrit ; et se voyant hors d’état de tenir la conversation
elle me quitta le plus désolé de tous les hommes.
Trois ou quatre jours après, je demandai à voir ma sœur. Le barbare
eunuque aurait bien voulu m’en empêcher ; mais, outre que ces sortes de
maris n’ont pas sur leurs femmes la même autorité que les autres, il aimait
si éperdument ma sœur qu’il ne savait lui rien refuser. Je la vis encore dans
le même lieu et sous les mêmes voiles, accompagnée de deux esclaves ;
ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. Ma sœur, lui dis-
je, d’où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation
affreuse ? Les murailles qui vous tiennent enfermée, ces verrous et ces
grilles, ces misérables gardiens qui vous observent, me mettent en fureur.
Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissaient vos ancêtres ?
Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à son mari, pour garant de sa vertu,
que sa vertu même : ils vivaient heureux l’un et l’autre dans une confiance
mutuelle ; et la simplicité de leurs mœurs était pour eux une richesse plus

précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette
maison somptueuse. En perdant votre religion vous avez perdu votre liberté,
votre bonheur, et cette précieuse égalité qui fait l’honneur de votre sexe.
Mais ce qu’il y a de pis encore, c’est que vous êtes, non pas la femme, car
vous ne pouvez pas l’être, mais l’esclave d’un esclave qui a été dégradé
de l’humanité. Ah, mon frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la
religion que j’ai embrassée : selon cette religion, je n’ai pu vous entendre
ni vous parler sans crime. Quoi, ma sœur ! lui dis-je tout transporté, vous la
croyez donc véritable cette religion ? Ah ! dit-elle, qu’il me serait avantageux
qu’elle ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je
puisse ne la pas croire ; et, si mes doutes… À ces mots elle se tut. Oui,
vos doutes, ma sœur, sont bien fondés, quels qu’ils soient. Qu’attendez-vous
d’une religion qui vous rend malheureuse dans ce monde-ci, et ne vous laisse
point d’espérance pour l’autre ? Songez que la nôtre est la plus ancienne
qui soit au monde ; qu’elle a toujours fleuri dans la Perse, et n’a pas d’autre
origine que cet empire, dont les commencements ne sont point connus : que
ce n’est que le hasard qui y a introduit le mahométisme ; que cette secte y
a été établie, non par la voie de la persuasion, mais de la conquête. Si nos
princes naturels n’avaient pas été faibles, vous verriez régner encore le culte
de ces anciens mages. Transportez-vous dans les siècles reculés : tout vous
parlera du magisme, et rien de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers
d’années après, n’était pas même dans son enfance. Mais, dit-elle, quand
ma religion serait plus moderne que la vôtre, elle est au moins plus pure,
puisqu’elle n’adore que Dieu ; au lieu que vous adorez encore le soleil, les
étoiles, le feu, et même les éléments. Je vois, ma sœur, que vous avez appris
parmi les musulmans à calomnier notre sainte religion. Nous n’adorons ni
les astres ni les éléments ; et nos pères ne les ont jamais adorés ; jamais ils
ne leur ont élevé des temples ; jamais ils ne leur ont offert des sacrifices ;
ils leur ont seulement rendu un culte religieux, mais inférieur, comme à des
ouvrages et des manifestations de la divinité Mais, ma sœur, au nom de Dieu
qui nous éclaire, recevez ce livre sacré que je vous porte ; c’est le livre de
notre législateur Zoroastre : lisez-le sans prévention ; recevez dans votre
cœur les rayons de lumière qui vous éclaireront en le lisant : souvenez-vous
de vos pères qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de
Balk ; et enfin souvenez-vous de moi, qui n’espère de repos, de fortune, de
vie, que de votre changement. Je la quittai tout transporté, et la laissai seule
décider la plus grande affaire que je pusse avoir de ma vie.
J’y retournai deux jours après. Je ne lui parlai point ; j’attendis dans le
silence l’arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous êtes aimé, mon frère, me dit-
elle, et par une guèbre. J’ai longtemps combattu : mais, dieux ! que l’amour
lève de difficultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop

aimer ; je puis ne mettre point de bornes à mon amour : l’excès même en est
légitime. Ah ! que ceci convient bien à l’état de mon cœur ! Mais vous qui
avez su rompre les chaînes que mon esprit s’était forgées, quand romprez-
vous celles qui me lient les mains ? Dès ce moment je me donne à vous :
faites voir, par la promptitude avec laquelle vous m’accepterez, combien
ce présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai vous
embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n’exprimerais jamais
bien la joie que je sentis à ces paroles je me crus et je me vis en effet en
un instant le plus heureux de tous les hommes : je vis presque accomplir
tous les désirs que j’avais formés en vingt-cinq ans de vie, et évanouir tous
les chagrins qui me l’avaient rendue si laborieuse. Mais quand je me fus un
peu accoutumé à ces douces idées, je trouvai que je n’étais pas si près de
mon bonheur que je me l’étais figuré tout à coup, quoique j’eusse surmonté
le plus grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre la vigilance de ses
gardiens ; je n’osais confier à personne le secret de ma vie : je n’avais que
ma sœur, elle n’avait que moi : si je manquais mon coup, je courais risque
d’être empalé ; mais je ne voyais pas de peine plus cruelle que de le manquer.
Nous convînmes qu’elle m’enverrait demander une horloge que son père
lui avait laissée, et que j’y mettrais dedans une lime pour scier les jalousies
d’une fenêtre qui donnait dans la rue, et une corde nouée pour descendre ;
que je ne la verrais plus dorénavant, mais que j’irais toutes les nuits sous
cette fenêtre attendre qu’elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze
nuits entières sans voir personne, parce qu’elle n’avait pas trouvé le temps
favorable : enfin la seizième j’entendis une scie qui travaillait. Des temps
en temps l’ouvrage était interrompu ; et dans ces intervalles ma frayeur était
inexprimable. Après une heure de travail je la vis qui attachait la corde ; elle
se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne connus plus le danger, et je restai
longtemps sans bouger de là : je la conduisis hors de la ville, où j’avais un
cheval tout prêt ; je la mis en croupe derrière moi, et m’éloignai avec toute
la promptitude imaginable d’un lieu qui pouvait nous être si funeste. Nous
arrivâmes avant le jour chez un guèbre, dans un lieu désert où il était retiré,
vivant frugalement du travail de ses mains. Nous ne jugeâmes pas à propos
de rester chez lui, et par son conseil nous entrâmes dans une épaisse forêt, et
nous nous mîmes dans le creux d’un vieux chêne jusqu’à ce que le bruit de
notre évasion se fût dissipé. Nous vivions tous deux dans ce séjour écarté,
sans témoins, nous répétant sans cesse que nous nous aimerions toujours,
attendant l’occasion que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie du
mariage prescrite par nos livres sacrés. Ma sœur, lui dis-je, que cette union
est sainte ! la nature nous avait notre sainte va nous unir encore. Enfin un
prêtre vint calmer notre impatience amoureuse : il fit dans la maison du
paysan toutes les cérémonies du mariage : il nous bénit, et nous souhaita

mille fois toute la vigueur de Gustaspe et la sainteté de l’Hohoraspe. Bientôt
après, nous quittâmes la Perse, où nous n’étions pas en sûreté, et nous nous
retirâmes en Géorgie. Nous y vécûmes un an, tous les jours plus charmés l’un
de l’autre. Mais comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère
pour ma sœur, non pas pour moi, je la quittai pour aller chercher quelque
secours chez nos parents Jamais adieu ne fut plus tendre. Mais mon voyage
me fut non seulement inutile, mais funeste ; car, ayant trouvé d’un côté tous
nos biens confisqués, de l’autre mes parents presque dans l’impuissance de
me secourir, je ne rapportai d’argent précisément que ce qu’il fallait pour
mon retour. Mais quel fut mon désespoir ! ne trouvai plus ma sœur. Quelques
jours avant mon arrivée, des Tartares avaient fait une incursion dans la ville
où elle était et, comme ils la trouvèrent belle, ils la prirent et la vendirent
à des Juifs qui allaient en Turquie, et ne laissèrent qu’une petite fille dont
elle était accouchée quelques mois auparavant. Je suivis ces Juifs, et les
joignis à trois lieues de là : mes prières, mes larmes, furent vaines ; ils me
demandèrent toujours trente tomans, et ne se relâchèrent jamais d’un seul.
Après m’être adressé à tout le monde, avoir imploré la protection des prêtres
turcs et chrétiens, je m’adressai à un marchand arménien ; je lui vendis ma
fille, et me vendis aussi pour trente-cinq tomans. J’allai aux Juifs, je leur
donnai trente tomans, et portai les cinq autres à ma sœur que je n’avais pas
encore vue. Vous êtes libre, lui dis-je, ma sœur, et je puis vous embrasser :
voilà cinq tomans que je vous porte ; j’ai du regret qu’on ne m’ait pas
acheté davantage. Quoi ! dit-elle, vous vous êtes vendu ? Oui, lui dis-je. Ah,
malheureux ! qu’avez-vous fait ? N’étais-je pas assez infortunée sans que
vous travaillassiez à me le rendre davantage ? Votre liberté me consolait, et
votre esclavage va me mettre au tombeau. Ah, mon frère ! que votre amour
est cruel ! Et ma fille ? je ne la vois point. Je l’ai vendue, lui dis-je. Nous
fondîmes tous deux en larmes, et n’eûmes pas la force de rien dire. Enfin
j’allai trouver mon maître ; et ma sœur y arriva presque aussitôt que moi :
elle se jeta à ses genoux. Je vous demande, dit-elle, la servitude, comme les
autres vous demandent la liberté : prenez-moi, vous me vendrez plus cher
que mon mari. Ce fut alors qu’il se fit un combat qui arracha des larmes des
yeux de mon maître. Malheureux ! dit-elle, as-tu pensé que je pusse accepter
ma liberté aux dépens de la tienne ? Seigneur, vous voyez deux infortunés
qui mourront si vous nous séparez. Je me donne à vous, payez-moi : peut-
être que cet argent et mes services pourront quelque jour obtenir de vous ce
que je n’ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point séparer :
comptez que je dispose de sa vie. L’Arménien était un homme doux, qui fut
touché de nos malheurs. Servez-moi l’un et l’autre avec fidélité et avec zèle,
et je vous promets que dans un an je vous donnerai votre liberté. Je vois que
vous ne méritez ni l’un ni l’autre les malheurs de votre condition. Si, lorsque

vous serez libres, vous êtes aussi heureux que vous le méritez, si la fortune
vous rit, je suis certain que vous me satisferez de la perte que je souffrirai.
Nous embrassâmes tous deux ses genoux, et le suivîmes dans son voyage.
Nous nous soulagions l’un et l’autre dans les travaux de la servitude ; et
j’étais charmé lorsque j’avais pu faire l’ouvrage qui était tombé à ma sœur.
La fin de l’année arriva ; notre maître tint sa parole, et nous délivra.
Nous retournâmes à Téflis. Là je trouvai un ancien ami de mon père, qui
exerçait avec succès la médecine dans cette ville : il me prêta quelque argent,
avec lequel je fis quelque négoce. Quelques affaires m’appelèrent ensuite à
Smyrne, où je m’établis. J’y vis depuis six ans, et j’y jouis de la plus aimable
et de la plus douce société du monde : l’union règne dans ma famille ; et je
ne changerais pas ma condition pour celle de tous les rois du monde. J’ai été
assez heureux pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout, et je
lui ai rendu des services signalés.
De Smyrne, le 27 de la lune de Gemmadi, 2,1714.

LETTRE LXVIII
Rica à Usbek

À ***

J’allai l’autre jour dîner chez un homme de robe qui m’en avait prié

plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des choses, je lui dis : Monsieur,
il me paraît que votre métier est bien pénible. Pas tant que vous vous
l’imaginez, répondit-il : de la manière dont nous le faisons, ce n’est qu’un
amusement. Mais quoi ! n’avez-vous pas toujours la tête remplie des affaires
d’autrui ? n’êtes-vous pas toujours occupé de choses qui ne sont point
intéressantes ? Vous avez raison, ces choses ne sont point intéressantes, car
nous nous y intéressons si peu que rien ; et cela même fait que le métier
n’est pas si fatigant que vous dites. Quand je vis qu’il prenait la chose d’une
manière si dégagée, je continuai, et lui dis : Monsieur, je n’ai point vu votre
cabinet. Je le crois, car je n’en ai point. Quand je pris cette charge, j’eus
besoin d’argent pour la payer ; je vendis ma bibliothèque ; et le libraire
qui la prit, d’un nombre prodigieux de volumes, ne me laissa que mon
livre de raison. Ce n’est pas que je les regrette : nous autres juges nous ne
nous enflons point d’une vaine science : qu’avons-nous affaire de tous ces
volumes de lois ? presque tous les cas sont hypothétiques et sortent de la
règle générale. Mais ne serait-ce pas, monsieur, lui dis-je, parce que vous
les en faites sortir ? car enfin pourquoi chez tous les peuples du monde y
aurait-il des lois, si elles n’avaient pas leur application ? et comment peut-
on les appliquer, si on ne les sait pas ? Si vous connaissiez le palais, reprit le
magistrat, vous ne parleriez pas comme vous faites : nous avons des livres
vivants, qui sont les avocats : ils travaillent pour nous, et se chargent de nous
instruire. Et ne se chargent-ils pas aussi quelquefois de vous tromper ? lui
repartis-je. Vous feriez donc pas mal de vous garantir de leurs embûches.
Ils ont des armes avec lesquelles ils attaquent votre équité ; il serait bon
que vous en eussiez aussi pour la défendre, et que vous n’allassiez pas vous
mettre dans la mêlée, habillés à la légère, parmi des gens cuirassés jusqu’aux
dents.
De Paris, le 18 de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXIX
Usbek à Rhédi

À Venise

Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus métaphysicien

que je ne l’étais : cela est pourtant ; et tu en seras convaincu quand tu auras
essuyé ce débordement de ma philosophie.
Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la nature de Dieu
ont dit qu’il était un être souverainement parfait ; mais ils ont extrêmement
abusé de cette idée. Ils ont fait une énumération de toutes les perfections
différentes que l’homme est capable d’avoir et d’imaginer, et en ont chargé
l’idée de la Divinité, sans songer que souvent ses attributs s’entrempêchent,
et qu’ils ne peuvent subsister dans un même sujet sans se détruire.
Les poètes d’Occident disent qu’un peintre ayant voulu faire le portrait de
la déesse de la beauté, assembla les plus belles Grecques, et prit de chacune
ce qu’elle avait de plus agréable, dont il fit un tout pour ressembler à la plus
belle de toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu’elle était blonde
et brune, qu’elle avait les yeux noirs et bleus, qu’elle était douce et fière, il
aurait passé pour ridicule.
Souvent Dieu manque d’une perfection qui pourrait lui donner une
grande imperfection : mais il n’est jamais limité que par lui-même ; il est
lui-même sa nécessité. Ainsi, quoique Dieu soit tout-puissant, il ne peut pas
violer ses promesses ni tromper les hommes. Souvent même l’impuissance
n’est pas dans lui, mais dans les choses relatives ; et c’est la raison pourquoi
il ne peut pas changer l’essence des choses.
Ainsi il n’y a point sujet de s’étonner que quelques-uns de nos docteurs
aient osé nier la prescience infinie de Dieu sur ce fondement qu’elle est
incompatible avec sa justice.
Quelque hardie que soit cette idée, la métaphysique s’y prête
merveilleusement. Selon ses principes, il n’est pas possible que Dieu prévoie
les choses qui dépendent de la détermination des causes libres ; parce que
ce qui n’est point arrivé n’est point, et par conséquent ne peut être connu ;
car le rien, qui n’a point de propriétés, ne peut être aperçu : Dieu ne peut
point lire dans une volonté qui n’est point, et voir dans l’âme une chose qui
n’existe point en elle ; car, jusqu’à ce qu’elle se soit déterminée, cette action
qui la détermine n’est point en elle.

L’âme est l’ouvrière de sa détermination ; mais il y a des occasions où

elle est tellement indéterminée qu’elle ne sait pas même de quel côté se
déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa liberté ;
de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par avance ni dans
l’action de l’âme ni dans l’action que les objets font sur elle.
Comment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent de la
détermination des causes libres ? il ne pourrait les voir que de deux
manières ; par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience
infinie : ou bien il les verrait comme des effets nécessaires qui suivraient
infailliblement d’une cause qui les produirait de même, ce qui est encore
plus contradictoire ; car l’âme serait libre par la supposition ; et, dans le fait,
elle ne le serait pas plus qu’une boule de billard n’est libre de se remuer
lorsqu’elle est poussée par une autre.
Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme
il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connaît tout ce qu’il veut connaître.
Mais, quoiqu’il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il
laisse ordinairement à la créature la faculté d’agir ou de ne pas agir, pour lui
laisser celle de mériter ou de démériter : c’est pour lors qu’il renonce au droit
qu’il a d’agir sur elle et de la déterminer. Mais quand il veut savoir quelque
chose il le sait toujours, parce qu’il n’a qu’à vouloir qu’elle arrive comme
il la voit, et déterminer les créatures conformément à sa volonté. C’est ainsi
qu’il tire ce qui doit arriver du nombre des choses purement possibles, en
fixant par ses décrets les déterminations futures des esprits, et les privant de
la puissance qu’il leur a donnée d’agir ou de ne pas agir.
Si l’on peut se servir d’une comparaison dans une chose qui est au-dessus
des comparaisons, un monarque ignore ce que son ambassadeur fera dans
une affaire importante ; s’il le veut savoir, il n’a qu’à lui ordonner de se
comporter d’une telle manière, et il pourra assurer que la chose arrivera
comme il la projette.
L’Alcoran et le livre des Juifs s’élèvent sans cesse contre le dogme de la
prescience absolue : Dieu y paraît partout ignorer la détermination future des
esprits ; et il semble que ce soit la première vérité que Moïse ait enseignée
aux hommes.
Dieu met Adam dans le paradis terrestre à condition qu’il ne mangera
point d’un certain fruit : précepte absurde dans un être qui connaîtrait les
déterminations futures des âmes ; car enfin un tel être peut-il mettre des
conditions à ses grâces sans les rendre dérisoires ? C’est comme si un homme
qui aurait su la prise de Bagdad disait à un autre : Je vous donne cent tomans
si Bagdad n’est pas pris. Ne ferait-il pas là une bien mauvaise plaisanterie ?
Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie ? Dieu est si haut que nous
n’apercevons pas même ses nuages : nous ne le connaissons bien que dans

ses préceptes. Il est immense, spirituel, infini. Que sa grandeur nous ramène
à notre faiblesse. S’humilier toujours, c’est l’adorer toujours.
De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1714.

LETTRE LXX
Zélis à Usbek

À Paris

Soliman, que tu aimes, est désespéré d’un affront qu’il vient de recevoir.

Un jeune étourdi, nommé Suphis, recherchait depuis trois mois sa fille en
mariage : il paraissait content de la figure de la fille sur le rapport et la
peinture que lui en avaient faits les femmes qui l’avaient vue dans son
enfance ; on était convenu de la dot, et tout s’était passé sans aucun incident.
Hier, après les premières cérémonies, la fille sortit à cheval, accompagnée de
son eunuque, et couverte, selon la coutume, depuis la tête jusqu’aux pieds.
Mais, dès qu’elle fut arrivée devant la maison de son mari prétendu, il lui fit
fermer la porte, et il jura qu’il ne la recevrait jamais si on n’augmentait la
dot. Les parents accoururent de côté et d’autre pour accommoder l’affaire ;
et, après bien de la résistance, Soliman convint de faire un petit présent à
son gendre. Les cérémonies du mariage s’accomplirent, et l’on conduisit la
fille dans le lit avec assez de violence ; mais une heure après, cet étourdi
se leva furieux, lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu’elle
n’était pas vierge, et la renvoya à son père. On ne peut pas être plus frappé
qu’il l’est de cette injure. Il y a des personnes qui soutiennent que cette
fille est innocente. Les pères sont bien malheureux d’être exposés à de tels
affronts ! Si ma fille recevait un pareil traitement, je crois que j’en mourrais
de douleur. Adieu.
Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi, 1,1714.

LETTRE LXXI
Usbek à Zélis

Je plains Soliman, d’autant plus que le mal est sans remède, et que

son gendre n’a fait que se servir de la liberté de la loi. Je trouve cette loi
bien dure d’exposer ainsi l’honneur d’une famille aux caprices d’un fou.
On a beau dire que l’on a des indices certains pour connaître la vérité :
c’est une vieille erreur dont on est aujourd’hui revenu parmi nous ; et nos
médecins donnent des raisons invincibles de l’incertitude de ces preuves :
il n’y a pas jusqu’aux chrétiens qui ne les regardent comme chimériques,
quoiqu’elles soient clairement établies par leurs livres sacrés, et que leur
ancien législateur en ait fait dépendre l’innocence ou la condamnation de
toutes les filles.
J’apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l’éducation de la tienne.
Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle et aussi pure que Fatima ;
qu’elle ait dix eunuques pour la garder ; qu’elle soit l’honneur et l’ornement
du sérail où elle est destinée ; qu’elle n’ait sur sa tête que des lambris dorés, et
ne marche que sur des tapis superbes ! Et, pour comble de souhaits, puissent
mes yeux la voir dans toute sa gloire !
De Paris, le 5 de la lune de Chalval, 1714.

LETTRE LXXII
Rica à Usbek

À ***

Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien

content de lui. Dans un quart d’heure il décida trois questions de morale,
quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un
décisionnaire si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre
doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur
les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : il faut
que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui
parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna
deux démentis, fondés sur l’autorité de MM. Tavernier et Chardin. Ah, bon
dieu ! dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l’heure
les rues d’Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je
le laissai parler ; et il décide encore.
De Paris, le 8 de la lune de Zilcadé, 1715.

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