Lettres Persanes de Montesquieu

Avant l’abaissement de la puissance d’Espagne, les catholiques étaient

beaucoup plus forts que les protestants. Ces derniers sont peu à peu parvenus
à un équilibre. Les protestants deviendront plus riches et plus puissants, et
les catholiques plus faibles.
Les pays protestants doivent être et sont réellement plus peuplés que
les catholiques : d’où il suit premièrement que les tributs y sont plus
considérables, parce qu’ils augmentent à proportion du nombre de ceux qui
les paient ; secondement, que les terres y sont mieux cultivées ; enfin que
le commerce y fleurit davantage, parce qu’il y a plus de gens qui ont une
fortune à faire, et qu’avec plus de besoins on y a plus de ressources pour
les remplir. Quand il n’y a que le nombre de gens suffisant pour la culture
des terres, il faut que le commerce périsse ; et, lorsqu’il n’y a que celui qui
est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres
manque : c’est-à-dire il faut que tous les deux tombent en même temps, parce
que l’on ne s’attache jamais à l’un que ce ne soit aux dépens de l’autre.
Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est
abandonnée, mais même l’industrie y est pernicieuse : elle ne consiste qu’à
apprendre cinq ou six mots d’une langue morte. Dès qu’un homme a cette
provision par devers lui, il ne doit plus s’embarrasser de sa fortune ; il trouve
dans le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui aurait coûté des
sueurs et des peines.
Ce n’est pas tout. Les dervis ont en leurs mains presque toutes les
richesses de l’état ; c’est une société de gens avares qui prennent toujours
et ne rendent jamais ; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir
des capitaux. Tant de richesses tombent pour ainsi dire en paralysie ; plus
de circulation, plus de commerce, plus d’arts, plus de manufactures.
Il n’y a point de prince protestant qui ne lève sur ses peuples beaucoup
plus d’impôts que le pape n’en lève sur ses sujets : cependant ces derniers
sont pauvres pendant que les autres vivent dans l’opulence. Le commerce
ranime tout chez les uns, et le monachisme porte la mort partout chez les
autres.
De Paris, le 26 de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXVIII
Usbek à Rhédi

Nous n’avons plus rien à dire de l’Asie et de l’Europe ; passons à

l’Afrique. On ne peut guère parler que de ses côtes, parce qu’on n’en connaît
pas l’intérieur.
Celles de Barbarie, où la religion mahométane est établie, ne sont plus
si peuplées qu’elles étaient du temps des Romains, par les raisons que je
t’ai déjà dites. Quant aux côtes de la Guinée, elles doivent être furieusement
dégarnies depuis deux cents ans que les petits rois ou chefs des villages
vendent leurs sujets aux princes de l’Europe pour les porter dans leurs
colonies en Amérique.
Ce qu’il y a de singulier, c’est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans
tant de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des
pertes continuelles de l’Afrique. Ces esclaves qu’on transporte dans un autre
climat y périssent à milliers ; et les travaux des mines où l’on occupe sans
cesse et les naturels du pays et les étrangers, les exhalaisons malignes qui
en sortent le vif-argent dont il faut faire un continuel usage, les détruisent
sans ressource.
Il n’y a rien de si extravagant que de faire périr un nombre innombrable
d’hommes pour tirer du fond de la terre l’or et l’argent, ces métaux d’eux-
mêmes absolument inutiles, et qui ne sont des richesses que parce qu’on les
a choisis pour en être les signes.
De Paris, le dernier de la lune de Chahban, 1718.

LETTRE CXIX
Usbek à Rhédi

La fécondité d’un peuple dépend quelquefois des plus petites
circonstances du monde ; de manière qu’il ne faut souvent qu’un nouveau
tour dans son imagination pour le rendre beaucoup plus nombreux qu’il
n’était.
Les Juifs, toujours exterminés et toujours renaissants, ont réparé leurs
pertes et leurs destructions continuelles par cette seule espérance qu’ont
parmi eux toutes les familles d’y voir naître un roi puissant qui sera le maître
de la terre.
Les anciens rois de Perse n’avaient tant de milliers de sujets qu’à cause
de ce dogme de la religion des mages, que les actes les plus agréables à Dieu
que les hommes puissent faire, c’était de faire un enfant, labourer un champ
et planter un arbre.
Si la Chine a dans son sein un peuple si prodigieux, cela ne vient que
d’une certaine manière de penser, car, comme les enfants regardent leurs
pères comme des dieux, qu’ils les respectent comme tels dès cette vie, qu’ils
les honorent après leur mort par des sacrifices, dans lesquels ils croient que
leurs âmes anéanties dans le Tien reprennent une nouvelle vie, chacun est
porté à augmenter une famille si soumise dans cette vie, et si nécessaire dans
l’autre.
D’un autre côté, les pays des mahométans deviennent tous les jours
déserts, à cause d’une opinion qui, toute sainte qu’elle est, ne laisse pas
d’avoir des effets très pernicieux lorsqu’elle est enracinée dans les esprits.
Nous nous regardons comme des voyageurs qui ne doivent penser qu’à
une autre patrie : les travaux utiles et durables, les soins pour assurer la
fortune de nos enfants, les projets qui tendent au-delà d’une vie courte et
passagère, nous paraissent quelque chose d’extravagant. Tranquilles pour le
présent, sans inquiétude pour l’avenir, nous ne prenons la peine ni de réparer
les édifices publics, ni de défricher les terres incultes, ni de cultiver celles
qui sont en état de recevoir nos soins : nous vivons dans une insensibilité
générale, et nous laissons tout faire à la providence.
C’est un esprit de vanité qui a établi chez les Européens l’injuste droit
d’aînesse, si défavorable à la propagation, en ce qu’il porte l’attention d’un
père sur un seul de ses enfants, et détourne ses yeux de tous les autres ;
en ce qu’il l’oblige, pour rendre solide la fortune d’un seul, de s’opposer à
l’établissement de plusieurs ; enfin, en ce qu’il détruit l’égalité des citoyens
qui en fait toute l’opulence,
De Paris, le 4 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXX
Usbek à Rhédi

Les pays habités par les sauvages sont ordinairement peu peuplés, par

l’éloignement qu’ils ont presque tous pour le travail et la culture de la
terre. Cette malheureuse aversion est si forte que, lorsqu’ils font quelque
imprécation contre quelqu’un de leurs ennemis, ils ne lui souhaitent autre
chose que d’être réduit à labourer un champ, croyant qu’il n’y a que la chasse
et la pêche qui soient un exercice noble et digne d’eux.
Mais, comme il y a souvent des années où la chasse et la pêche rendent
très peu, ils sont désolés par des famines fréquentes : sans compter qu’il
n’y a pas de pays si abondant en gibier et en poisson qu’il puisse donner
la subsistance à un grand peuple, parce que les animaux fuient toujours les
endroits trop habités.
D’ailleurs les bourgades de sauvages, au nombre de deux ou trois cents
habitants, détachées les unes des autres, ayant des intérêts aussi séparés que
ceux de deux empires, ne peuvent pas se soutenir, parce qu’elles n’ont pas la
ressource des grands états, dont toutes les parties se répondent et se secourent
mutuellement.
Il y a chez les sauvages une autre coutume qui n’est pas moins pernicieuse
que la première ; c’est la cruelle habitude où sont les femmes de se faire
avorter, afin que leur grossesse ne les rende pas désagréables à leurs maris.
Il y a ici des lois terribles contre ce désordre ; elles vont jusqu’à la fureur.
Toute fille qui n’a point été déclarer sa grossesse au magistrat est punie
de mort si son fruit périt : la pudeur et la honte, les accidents même, ne
l’excusent jamais.
De Paris, le 9 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXI
Usbek à Rhédi

L’effet ordinaire des colonies est d’affaiblir les pays d’où on les tire, sans

peupler ceux où on les envoie.
Il faut que les hommes restent où ils sont : il y a des maladies qui viennent
de ce qu’on change un bon air contre un mauvais ; d’autres qui viennent
précisément de ce qu’on en change.
L’air se charge, comme les plantes, des particules de la terre de chaque
pays. Il agit tellement sur nous que notre tempérament en est fixé. Lorsque
nous sommes transportés dans un autre pays, nous devenons malades. Les
liquides étant accoutumés à une certaine consistance, les solides à une
certaine disposition, tous les deux à un certain degré de mouvement, n’en
peuvent plus souffrir d’autres, et ils résistent à un nouveau pli.
Quand un pays est désert, c’est un préjugé de quelque vice particulier de
la nature du terrain ou du climat : ainsi, quand on ôte les hommes d’un ciel
heureux pour les envoyer dans un tel pays, on fait précisément le contraire
de ce qu’on se propose.
Les Romains savaient cela par expérience ; ils reléguaient tous les
criminels en Sardaigne, et ils y faisaient passer des Juifs. Il fallut se consoler
de leur perte ; chose que le mépris qu’ils avaient pour ces misérables rendait
très facile.
Le grand Cha-Abas, voulant ôter aux Turcs le moyen d’entretenir de
grosses armées sur les frontières, transporta presque tous les Arméniens hors
de leur pays, et en envoya plus de vingt mille familles dans la province de
Guilan, qui périrent presque toutes en très peu de temps.
Tous les transports de peuples faits à Constantinople n’ont jamais réussi.
Ce nombre prodigieux de Nègres dont nous avons parlé n’a point rempli
l’Amérique.
Depuis la destruction des Juifs, sous Adrien, la Palestine est sans
habitants.
Il faut donc avouer que les grandes destructions sont presque irréparables,
parce qu’un peuple qui manque à un certain point reste dans le même état ;
et si par hasard il se rétablit, il faut des siècles pour cela.
Que si dans un état de défaillance la moindre des circonstances dont je
t’ai parlé vient à concourir, non seulement il ne se répare pas, mais il dépérit
tous les jours et tend à son anéantissement.

L’expulsion des Maures d’Espagne se fait encore sentir comme le premier

jour : bien loin que ce vide se remplisse, il devient tous les jours plus grand.
Depuis la dévastation de l’Amérique, les Espagnols, qui ont pris la
place de ses anciens habitants, n’ont pu la repeupler ; au contraire, par une
fatalité que je ferais mieux de nommer une justice divine, les destructeurs
se détruisent eux-mêmes et se consument tous les jours.
Les princes ne doivent donc point songer à peupler de grands pays par des
colonies. Je ne dis pas qu’elles ne réussissent quelquefois : il y a des climats
si heureux que l’espèce s’y multiplie toujours ; témoin ces îles qui ont été
peuplées par des malades que quelques vaisseaux y avaient abandonnés, qui
y recouvraient aussitôt la santé.
Mais quand ces colonies réussiraient, au lieu d’augmenter la puissance,
elles ne feraient que la partager, à moins qu’elles n’eussent très peu
d’étendue, comme sont celles que l’on envoie pour occuper quelque place
pour le commerce.
Les Carthaginois avaient, comme les Espagnols, découvert l’Amérique,
ou au moins de grandes îles dans lesquelles ils faisaient un commerce
prodigieux ; mais quand ils virent le nombre de leurs habitants diminuer,
cette sage république défendit à ses sujets ce commerce et cette navigation.
J’ose le dire ; au lieu de faire passer les Espagnols dans les Indes, il
faudrait faire repasser les Indiens et les métis en Espagne ; il faudrait rendre
à cette monarchie tous ses peuples dispersés ; et si la moitié seulement
des grandes colonies se conservait, l’Espagne deviendrait la puissance de
l’Europe la plus redoutable.
On peut comparer les empires à un arbre dont les branches trop étendues
ôtent tout le suc du tronc, et ne servent qu’à faire de l’ombrage.
Rien n’est plus propre à corriger les princes de la fureur des conquêtes
lointaines que l’exemple des Portugais et des Espagnols.
Ces deux nations, ayant conquis avec une rapidité inconcevable des
royaumes immenses, plus étonnées de leurs victoires que les peuples vaincus
de leur défaite, songèrent aux moyens de les conserver, et prirent chacune
pour cela une voie différente.
Les Espagnols, désespérant de retenir les nations vaincues dans la fidélité,
prirent le parti de les exterminer, et d’y envoyer d’Espagne des peuples
fidèles : jamais dessein horrible ne fut plus ponctuellement exécuté. On vit
un peuple aussi nombreux que tous ceux de l’Europe ensemble disparaître de
la terre à l’arrivée de ces barbares, qui semblèrent, en découvrant les Indes,
n’avoir pensé qu’à découvrir aux hommes quel était le dernier période de
la cruauté.
Par cette barbarie ils conservèrent ce pays sous leur domination. Juge par
là combien les conquêtes sont funestes puisque les effets en sont tels. Car

enfin ce remède affreux était unique. Comment auraient-ils pu retenir tant
de millions d’hommes dans l’obéissance ? Comment soutenir une guerre
civile de si loin ? Que seraient-ils devenus s’ils avaient donné le temps à ces
peuples de revenir de l’admiration où ils étaient de l’arrivée de ces nouveaux
dieux, et de la crainte de leurs foudres ?
Quant aux Portugais, ils prirent une voie tout opposée ; ils n’employèrent
pas les cruautés ; aussi furent-ils bientôt chassés de tous les pays qu’ils
avaient découverts. Les Hollandais favorisèrent la rébellion de ces peuples,
et en profitèrent.
Quel prince envierait le sort de ces conquérants ? qui voudrait de ces
conquêtes à ces conditions ? Les uns en furent aussitôt chassés ; les autres
en firent des déserts, et rendirent leur propre pays un désert encore.
C’est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu’ils perdent
soudain, ou à soumettre des nations qu’ils sont obligés eux-mêmes de
détruire ; comme cet insensé qui se consumait à acheter des statues qu’il
jetait dans la mer, et des glaces qu’il brisait aussitôt.
De Paris, le 18 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXII
Usbek à Rhédi

La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la

propagation de l’espèce. Toutes les républiques en sont une preuve
constante ; et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui sont les deux
plus mauvais pays de l’Europe si l’on considère la nature du terrain, et qui
cependant sont les plus peuplés.
Rien n’attire plus les étrangers que la liberté, et l’opulence qui la suit
toujours : l’une se fait rechercher par elle-même, et nous sommes conduits
par nos besoins dans les pays où l’on trouve l’autre.
L’espèce se multiplie dans un pays où l’abondance fournit aux enfants
sans rien diminuer de la subsistance des pères.
L’égalité même des citoyens, qui produit ordinairement l’égalité dans
les fortunes, porte l’abondance et la vie dans toutes les parties du corps
politique, et la répand partout.
Il n’en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire : le
prince, les courtisans, et quelques particuliers, possèdent toutes les richesses,
pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.
Si un homme est mal à son aise, et qu’il sente qu’il fera des enfants plus
pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou, s’il se marie, il craindra d’avoir un
trop grand nombre d’enfants, qui pourraient achever de déranger sa fortune,
et qui descendraient de la condition de leur père.
J’avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera
indifféremment, soit qu’il soit riche, soit qu’il soit pauvre : cette
considération ne le touche pas : il a toujours un héritage sûr à laisser à ses
enfants, qui est son hoyau ; et rien ne l’empêche de suivre aveuglément
l’instinct de la nature.
Mais à quoi sert dans un état ce nombre d’enfants qui languissent dans la
misère ? Ils périssent presque tous à mesure qu’ils naissent ; ils ne prospèrent
jamais ; faibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis
qu’ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires que la
misère et la mauvaise nourriture produisent toujours : ceux qui en échappent
atteignent l’âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de
leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais

heureusement si elles ne sont bien cultivées. Chez les peuples misérables,
l’espèce perd, et même quelquefois dégénère.
La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres
passées, la crainte où étaient tous les enfants de famille d’être enrôlés dans
la milice, les obligeait de se marier, et cela dans un âge trop tendre et dans le
sein de la pauvreté. De tant de mariages il naissait bien des enfants que l’on
cherche encore en France, et la misère famine et les maladies que la misère,
la famine, et les maladies, en ont fait disparaître.
Que si, sous un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la
France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres états ?
De Paris le 23 de la lune de Rahmazan, 1718.

LETTRE CXXIII

Usbek au mollak Méhémet Ali,
gardien des trois tombeaux

À Com

Que nous servent les jeûnes des immaums et les cilices des mollaks ?

La main de Dieu s’est deux fois appesantie sur les enfants de la loi : le
soleil s’obscurcit, et semble n’éclairer plus que leurs défaites : leurs armées
s’assemblent, et elles sont dissipées comme la poussière.
L’empire des Osmanlins est ébranlé parles deux plus grands échecs qu’il
ait jamais reçus. Un moufti chrétien ne le soutient qu’avec peine : le grand-
visir d’Allemagne est le fléau de Dieu, envoyé pour châtier les sectateurs
d’Omar : il porte partout la colère du ciel irrité contre leur rébellion et leur
perfidie.
Esprit sacré des immaums, tu pleures nuit et jour sur les enfants du
prophète que le détestable Omar a dévoyés ; tes entrailles s’émeuvent à la
vue de leurs malheurs ; tu désires leur conversion, et non pas leur perte ; tu
voudrais les voir réunis sous l’étendard d’Hali par les larmes des saints, et
non pas dispersés dans les montagnes et dans les déserts par la terreur des
infidèles.
De Paris, le premier de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXIV
Usbek à Rhédi

À Venise

Quel peut être le motif de ces libéralités immenses que les princes versent

sur leurs courtisans ? Veulent-ils se les attacher ? ils leur sont déjà acquis
autant qu’ils peuvent l’être, et d’ailleurs, s’ils acquièrent quelques-uns de
leurs sujets en les achetant, il faut bien, par la même raison, qu’ils en perdent
une infinité d’autres en les appauvrissant.
Quand je pense à la situation des princes, toujours entourés d’hommes
avides et insatiables, je ne puis que les plaindre ; et je les plains encore
davantage lorsqu’ils n’ont pas la force de résister à des demandes toujours
onéreuses à ceux qui ne demandent rien.
Je n’entends jamais parler de leurs libéralités, des grâces et des pensions
qu’ils accordent, que je ne me livre à mille réflexions : une foule d’idées se
présente à mon esprit ; il me semble que j’entends publier cette ordonnance :
« Le courage infatigable de quelques-uns de nos sujets à nous demander
des pensions ayant exercé sans relâche notre magnificence royale, nous
avons enfin cédé à la multitude des requêtes qu’ils nous ont présentées,
lesquelles ont fait jusqu’ici la plus grande sollicitude du trône. Ils nous ont
représenté qu’ils n’ont point manqué, depuis notre avènement à la couronne,
de se trouver à notre lever, que nous les avons toujours vus sur notre passage,
immobiles comme des bornes, et qu’ils se sont extrêmement élevés pour
regarder, sur les épaules les plus hautes, notre sérénité. Nous avons même
reçu plusieurs requêtes de la part de quelques personnes du beau sexe,
qui nous ont supplié de faire attention qu’il est notoire qu’elles sont d’un
entretien très difficile ; quelques-unes même très surannées nous ont prié,
branlant la tête, de faire attention qu’elles ont fait l’ornement de la cour des
rois nos prédécesseurs ; et que, si les généraux de leurs armées ont rendu
l’état redoutable par leurs faits militaires, elles n’ont point rendu la cour
moins célèbre par leurs intrigues. Ainsi, désirant traiter les suppliants avec
bonté et leur accorder toutes leurs prières, nous avons ordonné ce qui suit :
Que tout laboureur ayant cinq enfants retranchera journellement la
cinquième partie du pain qu’il leur donne. Enjoignons aux pères de famille
de faire la diminution sur chacun d’eux aussi juste que faire se pourra.

Défendons expressément à tous ceux qui s’appliquent à la culture de leurs

héritages, ou qui les ont donnés à titre de ferme d’y faire aucune réparation,
de quelque espèce qu’elle soit.
Ordonnons que toutes personnes qui s’exercent à des travaux vils et
mécaniques, lesquelles n’ont jamais été au lever de notre majesté, n’achètent
désormais d’habits à eux, à leurs femmes, et à leurs enfants, que de
quatre ans en quatre ans ; leur interdisons en outre très étroitement ces
petites réjouissances qu’ils avaient coutume de faire dans leurs familles les
principales fêtes de l’année.
« Et, d’autant que nous demeurons averti que la plupart des bourgeois de
nos bonnes villes sont entièrement occupés à pourvoir à l’établissement de
leurs filles, lesquelles ne se sont rendues recommandables dans notre état
que par une triste et ennuyeuse modestie ; nous ordonnons qu’ils attendront
à les marier jusqu’à ce qu’ayant atteint l’âge limité par les ordonnances,
elles viennent à les y contraindre. Défendons à nos magistrats de pourvoir
à l’éducation de leurs enfants »
De Paris, le premier de la lune Chalval, 1718.

LETTRE CXXV
Rica à ***

On est bien embarrassé dans toutes les religions quand il s’agit de donner

une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante
facilement les méchants par une longue suite de peines dont on les menace :
mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Il semble que
la nature des plaisirs soit d’être d’une courte durée ; l’imagination a peine
à en représenter d’autres.
J’ai vu des descriptions du paradis capables d’y faire renoncer tous
les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces
ombres heureuses ; d’autres les condamnent au supplice de se promener
éternellement ; d’autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d’ici
bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long
pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.
Je me souviens à ce propos d’une histoire que j’ai ouï raconter à un
homme qui avait été dans le pays du Mogol ; elle fait voir que les prêtres
indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu’ils ont des
plaisirs du paradis.
Une femme qui venait de perdre son mari vint en cérémonie chez le
gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler ; mais comme
dans les pays soumis aux mahométans on abolit tant qu’on peut cette cruelle
coutume, il la refusa absolument.
Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux
emportement. Voyez, disait-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement
pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-
on jamais rien vu de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont bien
brûlées ! Et quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il
se fâche, et se met à crier comme un enragé.
Il se trouva là par hasard un jeune bonze. Homme infidèle, lui dit le
gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l’esprit de cette femme ?
Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé ; mais, si elle m’en croit, elle consommera
son sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-
t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari,
et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la
femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! je ne me brûle pas. Il était
jaloux, chagrin, et d’ailleurs si vieux que, si le dieu Brama n’a point fait sur
lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !
… pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux
vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais
avec lui, n’avaient garde de me tout dire ; mais si le dieu Brama n’a que
ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur,
je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous
pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien.
De Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXVI
Rica à Usbek

À ***

Je t’attends ici demain ; cependant je t’envoie tes lettres d’Ispahan. Les
miennes portent que l’ambassadeur du grand-mogol a reçu ordre de sortir
du royaume. On ajoute qu’on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est
chargé de son éducation ; qu’on l’a fait conduire dans un château, où il est
très étroitement gardé et qu’on l’a privé de tous ses honneurs. Je suis touché
du sort de ce prince, et je le plains.
Je te l’avoue, Usbek, je n’ai jamais vu couler les larmes de personne
sans en être attendri : je sens de l’humanité pour les malheureux comme s’il
n’y avait qu’eux qui fussent hommes ; et les grands même, pour lesquels je
trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt
qu’ils tombent.
En effet, qu’ont-ils à faire, dans la prospérité, l’une inutile tendresse ? elle
approche trop de l’égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande
point de retour. Mais, sitôt qu’ils sont déchus de leur grandeur, il n’y a que
nos plaintes qui puissent leur en rappeler l’idée.
Je trouve quelque chose de bien naïf et même de bien grand dans les
paroles d’un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis,
voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient, leur dit : Je sens à vos
larmes que je suis encore votre roi.
De Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1718.

LETTRE CXXVII
Rica à Ibben

À Smyrne

Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède : il assiégeait une place

dans un royaume qu’on nomme la Norvège : comme il visitait la tranchée
seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a
fait sur-le-champ arrêter son premier ministre : les états se sont assemblés,
et l’ont condamné à perdre la tête.
Il était accusé d’un grand crime ; c’était d’avoir calomnié la nation, et de
lui avoir fait perdre la confiance de son roi : forfait qui, selon moi, mérite
mille morts.
Car enfin, si c’est une mauvaise action de noircir dans l’esprit du prince
le dernier de ses sujets, qu’est-ce lorsque l’on noircit la nation entière, et
qu’on lui ôte la bienveillance de celui que la providence a établi pour faire
son bonheur ?
Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent
à notre saint prophète.
Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend
du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me
suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile : on ne m’a jamais
vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets.
Quand il m’a fallu cesser d’être sobre, je n’ai point cessé d’être honnête
homme ; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j’ai risqué ma vie et jamais
ma vertu.
Je ne sais comment il arrive qu’il n’y a presque jamais de prince si
méchant que son ministre ne le soit encore davantage : s’il fait quelque
action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que
l’ambition des princes n’est jamais si dangereuse que la bassesse d’âme
de leurs conseillers. Mais comprends-tu qu’un homme qui n’est que d’hier
dans le ministère, qui peut-être n’y sera pas demain, puisse devenir dans un
moment l’ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui
naîtra à jamais de celui qu’il va faire opprimer ?
Un prince a des passions ; le ministre les remue ; c’est de ce côté-là
qu’il dirige son ministère ; il n’a point d’autre but ni n’en veut connaître.
Les courtisans le séduisent par leurs louanges ; et lui le flatte plus
dangereusement par ses conseils, par les desseins qu’il lui inspire, et par les
maximes qu’il lui propose.
De Paris, le 25 de la lune de Saphar, 1719.

LETTRE CXXVIII
Rica à Usbek

À ***

Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra

un homme de sa connaissance, qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avait
rien qui n’y parût, car il était dans une rêverie profonde : il fallut que mon
ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre
jusqu’à lui, tant il était occupé d’une courbe qui le tourmentait peut-être
depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés, et
s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les
menèrent jusque sur la porte d’un café, où j’entrai avec eux.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec
empressement, et que les garçons du café en faisaient beaucoup plus de cas
que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il
se trouvait dans un lieu agréable, car il dérida un peu son visage, et se mit à
rire comme s’il n’avait pas eu la moindre teinture de géométrie.
Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la
conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son
épée la tête des fleurs qui s’élevaient au-dessus des autres. Martyr de sa
justesse, il était offensé d’une saillie comme une vue délicate est offensée
par une lumière trop vive. Rien pour lui n’était indifférent pourvu qu’il fût
vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de
la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins
magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long
sur trente-cinq de large et un bosquet barlong de dix arpents : il aurait fort
souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées
que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait
donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran
qu’il y avait démêlé, d’une structure fort singulière ; et il s’échauffa fort
contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda
si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du
bombardement du château de Fontarabie ; et il nous donna soudain les
propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l’air ; et charmé
de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se
plaignait d’avoir été ruiné l’hiver d’auparavant par une inondation : Ce que

vous me dites là m’est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne
me suis pas trompé dans l’observation que j’ai faite, et qu’il est au moins
tombé sur la terre deux pouces d’eau de plus que l’année passée.
Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite,
et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par
un autre homme ; ils se choquèrent rudement, et de ce coup ils rejaillirent
chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses.
Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant
la main sur le front, dit au géomètre : Je suis bien aise que vous m’avez
heurté, car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je viens de donner
mon Horace au public. Comment ! dit le géomètre ; il y a deux mille ans
qu’il y est. Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de
cet ancien auteur que je viens de mettre au jour : il y a vingt ans que je
m’occupe à faire des traductions.
Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez
pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous. Monsieur, dit le
savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public de lui
rendre la lecture des bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela :
j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez : mais
vous ne leur ressemblerez point ; car si vous traduisez toujours, on ne vous
traduira jamais.
Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même
valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ;
mais elles sont toujours faibles et d’un mauvais aloi.
Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts ; et
j’avoue que vous leur donnez bien un corps, mais vous ne leur rendez pas la
vie ; il y manque toujours un esprit pour les animer.
Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités
qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? Après ce petit conseil,
ils se séparèrent, je crois, très mécontents l’un de l’autre.
De Paris, le dernier de la lune de Rebiab, 2,1719.

LETTRE CXXIX
Usbek à Rhédi

À Venise

La plupart des législateurs ont été des hommes bornés que le hasard a

mis à la tête des autres, et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et
leurs fantaisies.
Il semble qu’ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur
ouvrage : ils se sont amusés à faire des institutions puériles, avec lesquelles
ils se sont, à la vérité, conformés aux petits esprits, mais décrédités auprès
des gens de bon sens.
Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas
particuliers ; ce qui marque un génie étroit, qui ne voit les choses que par
parties, et n’embrasse rien d’une vue générale.
Quelques-uns ont affecté de se servir d’une autre langue que la vulgaire ;
chose absurde pour un faiseur de lois : comment peut-on les observer si elles
ne sont pas connues ?
Ils ont souvent aboli sans nécessité celles qu’ils ont trouvées établies ;
c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables des
changements.
Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de
l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois.
Mais le cas est rare ; et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une
main tremblante : on y doit observer tant de solennités et apporter tant de
précautions, que le peuple en conclue naturellement que les lois sont bien
saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger.
Souvent ils les ont faites trop subtiles, et ont suivi des idées logiciennes
plutôt que l’équité naturelle. Dans la suite elles ont été trouvées trop dures,
et par un esprit d’équité on a cru devoir s’en écarter ; mais ce remède était
un nouveau mal. Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre, et
les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers
doit se conformer toujours.
Il faut pourtant avouer que quelques-uns d’entre eux ont eu une attention
qui marque beaucoup de sagesse ; c’est qu’ils ont donné aux pères une
grande autorité sur leurs enfants. Rien ne soulage plus les magistrats, rien

ne dégarnit plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans
un état, où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.
C’est de toutes les puissances celle dont on abuse le moins ; c’est la plus
sacrée de toutes les magistratures ; c’est la seule qui ne dépend pas des
conventions, et qui les a même précédées.
On remarque que, dans les pays où l’on met dans les mains paternelles
plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées : les
pères sont l’image du créateur de l’univers, qui, quoiqu’il puisse conduire
les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les
motifs de l’espérance et de la crainte.
Je ne finirai pas cette lettre sans te faire remarquer la bizarrerie de l’esprit
des Français. On dit qu’ils ont retenu des lois romaines un nombre infini
de choses inutiles, et même pis, et ils n’ont pas pris d’elles la puissance
paternelle, qu’elles ont établie comme la première autorité légitime.
De Paris, le 4 de la lune de Gemmadi, 2,1719.

LETTRE CXXX
Rica à ***

Je te parlerai dans cette lettre d’une certaine nation qu’on appelle les
nouvellistes, qui s’assemblent dans un jardin magnifique, où leur oisiveté est
toujours occupée. Ils sont très inutiles à l’état, et leurs discours de cinquante
ans n’ont pas un effet différent de celui qu’aurait pu produire un silence aussi
long : cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de
projets magnifiques et traitent de grands intérêts.
La base de leurs conversations est une curiosité frivole et ridicule : il n’y
point de cabinet si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient
consentir à ignorer quelque chose ; ils savent combien notre auguste sultan
a de femmes, combien il fait d’enfants toutes les années ; et, quoiqu’ils ne
fassent aucune dépense en espions, ils sont instruits des mesures qu’il prend
pour humilier l’empereur des Turcs et celui des Mogols.
À peine ont-ils épuisé le présent, qu’ils se précipitent dans l’avenir ;
et marchant au-devant de la Providence, ils la préviennent sur toutes les
démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main ; et après
l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille
autres qu’il ne fera pas.
Ils font voler les armées comme les grues, et tomber les murailles comme
des cartons : ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans
toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il
ne leur manque que le bon sens.
Il y a un homme avec qui je loge qui reçut cette lettre d’un nouvelliste :
comme elle m’a paru singulière, je la gardai ; la voici :

« Monsieur,

Je me trompe rarement dans mes conjectures sur les affaires du temps.

Le 1er janvier 1711 je prédis que l’empereur Joseph mourrait dans le cours
de l’année : il est vrai que, comme il se portait fort bien, je crus que je me
ferais moquer de moi si je m’expliquais d’une manière bien claire ; ce qui
fit que je me servis de termes un peu énigmatiques : mais les gens qui savent

raisonner m’entendirent bien. Le 17 avril de la même année il mourut de la
petite-vérole.
Dès que la guerre fut déclarée entre l’empereur et les Turcs, j’allai
chercher nos messieurs dans tous les coins des Tuileries je les assemblai près
du bassin et leur prédis qu’on ferait le siège de Belgrade, et qu’il serait pris.
J’ai été assez heureux pour que ma prédiction ait été accomplie. Il est vrai
que vers le milieu du siège je pariai cent pistoles qu’il serait pris le 18 août ;
il ne fut pris que le lendemain : peut-on perdre à si beau jeu ?
Lorsque je vis que la flotte d’Espagne débarquait en Sardaigne, je jugeai
qu’elle en ferait la conquête : je le dis, et cela se trouva vrai. Enflé de ce
succès, j’ajoutai que cette flotte victorieuse irait débarquer à Final pour faire
la conquête du Milanais. Comme je trouvai de la résistance à faire recevoir
cette idée, je voulus la soutenir glorieusement : je pariai cinquante pistoles,
et je les perdis encore ; car ce diable d’Albéroni, malgré la foi des traités,
envoya sa flotte en Sicile, et trompa tout à la fois deux grands politiques,
le duc de Savoie et moi.
Tout cela, monsieur, me déroute si fort que j’ai résolu de prédire toujours
et de ne parier jamais. Autrefois nous ne connaissions point aux Tuileries
l’usage des paris, et feu M. le comte de L. ne les souffrait guère : mais depuis
qu’une troupe de petits-maîtres s’est mêlée parmi nous, nous ne savons plus
où nous en sommes. À peine ouvrons-nous la bouche pour dire une nouvelle,
qu’un de ces jeunes gens propose de parier contre.
L’autre jour, comme j’ouvrais mon manuscrit et accommodais mes
lunettes sur mon nez, un de ces fanfarons, saisissant justement l’intervalle
du premier mot au second, me dit : Je parie cent pistoles que non. Je fis
semblant de n’avoir pas fait d’attention à cette extravagance ; et, reprenant
la parole d’une voix plus forte, je dis : M. le maréchal de *** ayant appris…
Cela est faux, me dit-il : vous avez toujours des nouvelles extravagantes ; il
n’y a pas le sens commun à tout cela. Je vous prie, monsieur, de me faire le
plaisir de me prêter trente pistoles ; car je vous avoue que ces paris m’ont fort
dérangé. Je vous envoie la copie de deux lettres que j’ai écrites au ministre.
Je suis, etc. »

LETTRES D’UN NOUVELLISTE AU MINISTRE.

« Monseigneur,
Je suis le sujet le plus zélé que le roi ait jamais eu. C’est moi qui obligeai
un de mes amis d’exécuter le projet que j’avais formé d’un livre pour
démontrer que Louis-le-Grand était le plus grand de tous les princes qui ont
mérité le nom de grand. Je travaille depuis longtemps à un autre ouvrage, qui
fera encore plus d’honneur à notre nation, si votre grandeur veut m’accorder

un privilège : mon dessein est de prouver que depuis le commencement de la
monarchie, les Français n’ont jamais été battus, et que ce que les historiens
ont dit de nos désavantages sont de véritables impostures. Je suis obligé de
les redresser en bien des occasions ; et j’ose me flatter que je brille surtout
dans la critique. Je suis, monseigneur, etc. »

« Monseigneur,
Depuis la perte que nous avons faite de M. le comte de L., nous vous
supplions lavoir la bonté de nous permettre d’élire un président. Le désordre
se met dans nos conférences, et les affaires d’état n’y sont pas traitées avec
la même discussion que par le passé : nos jeunes gens vivent absolument
sans égard pour les anciens, et entre eux sans discipline : c’est le véritable
conseil de Roboam, où les jeunes imposent aux vieillards. Nous avons beau
leur représenter que nous étions paisibles possesseurs des Tuileries vingt ans
avant qu’ils fussent au monde : je crois qu’ils nous en chasseront à la fin, et
qu’obligés de quitter ces lieux où nous avons tant de fois évoqué les ombres
de nos héros français, il faudra que nous allions tenir nos conférences au
jardin du roi, ou dans quelque lieu plus écarté. Je suis, etc… »
De Paris, le 7 de la lune de Gemmadi, 2,1719.

LETTRE CXXXI
Rhédi à Rica

À Paris

Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe,

c’est l’histoire et l’origine des républiques. Tu sais que la plupart des
Asiatiques n’ont pas seulement d’idée de cette sorte de gouvernement, et que
l’imagination ne les a pas servis jusqu’à leur faire comprendre qu’il puisse
y en avoir sur la terre d’autre que le despotique.
Les premiers gouvernements que nous connaissons étaient
monarchiques : ce ne fut que par hasard et par la succession des siècles que
les républiques se formèrent.
La Grèce ayant été abîmée par un déluge, de nouveaux habitants vinrent
la peupler : elle tira presque toutes ses colonies d’Égypte et des contrées de
l’Asie les plus voisines ; et comme ces pays étaient gouvernés par des rois,
les peuples qui en sortirent furent gouvernés de même. Mais la tyrannie de
ces princes devenant trop pesante, on secoua le joug ; et du débris de tant
de royaumes s’élevèrent ces républiques qui firent si fort fleurir la Grèce,
seule polie au milieu des Barbares.
L’amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce
dans l’indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les
villes grecques trouvèrent des alliés dans l’Asie mineure : elles y envoyèrent
des colonies aussi libres qu’elles, qui leur servirent de remparts contre les
entreprises des rois de Perse. Ce n’est pas tout : la Grèce peupla l’Italie ;
l’Italie l’Espagne, et peut-être les Gaules On sait que cette grande Hespérie,
si fameuse chez les anciens, était au commencement la Grèce, que ses
voisins regardaient comme un séjour de félicité : les Grecs, qui ne trouvaient
point chez eux ce pays heureux, l’allèrent chercher en Italie ; ceux d’Italie en
Espagne ; ceux d’Espagne dans la Bétique ou le Portugal : de manière que
toutes ces régions portèrent ce nom chez les anciens. Ces colonies grecques
apportèrent avec elles un esprit de liberté qu’elles avaient pris dans ce doux
pays. Ainsi on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchie dans
l’Italie, l’Espagne, les Gaules. Tu verras bientôt que les peuples du Nord et
d’Allemagne n’étaient pas moins libres : et si l’on trouve des vestiges de
quelque royauté parmi eux, c’est qu’on a pris pour des rois les chefs des
armées ou des républiques.

Tout ceci se passait en Europe : car, pour l’Asie et l’Afrique, elles ont

toujours été accablées sous le despotisme, si vous en exceptez quelques
villes de l’Asie mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage
en Afrique.
Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques, celle de Rome
et celle de Carthage. Il n’y a rien de si connu que les commencements de
la république romaine, et rien qui le soit si peu que l’origine de Carthage.
On ignore absolument la suite des princes africains depuis Didon, et comme
ils perdirent leur puissance. C’eût été un grand bonheur pour le monde que
l’agrandissement prodigieux de la république romaine, s’il n’y avait pas eu
cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus ; si
l’on avait donné aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande ;
si les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avaient été observées ; et
s’ils ne s’étaient pas servis pour les faire taire des mêmes trésors que leur
injustice avait amassés.
Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et
la servitude pour celui des peuples d’Asie. C’est en vain que les Romains
offrirent aux Cappadociens ce précieux trésor : cette nation lâche le refusa, et
elle courut à la servitude avec le même empressement que les autres peuples
courraient à la liberté.
César opprima la république romaine, et la soumit au pouvoir arbitraire.
L’Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent : et
la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.
Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se
répandirent comme des torrents dans les provinces romaines ; et, trouvant
autant de facilité à faire des conquêtes qu’à exercer leurs pirateries, elles
démembrèrent l’empire, et fondèrent des royaumes. Ces peuples étaient
libres ; et ils bornaient si fort l’autorité de leurs rois qu’ils n’étaient
proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique
fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les
peuples d’Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis
à la volonté d’un seul, ils ne songèrent qu’à lui donner de nouveaux sujets,
et à établir par les armes son autorité violente : mais les peuples du Nord,
libres dans leur pays, s’emparant des provinces romaines, ne donnèrent
point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples,
comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposaient leurs
rois dès qu’ils n’en étaient pas satisfaits ; et, chez les autres, l’autorité du
prince était bornée de mille manières différentes : un grand nombre de
seigneurs la partageaient avec lui ; les guerres n’étaient entreprises que
de leur consentement ; les dépouilles étaient partagées entre le chef et les
soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étaient faites dans les

225
assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces états qui
se formèrent des débris de l’empire romain.
De Venise, le 20 de la lune de Rhégeb, 1719.

LETTRE CXXXII
Rica à ***

Je fus il y a cinq ou six mois dans un café ; j’y remarquai un gentilhomme

assez bien mis, qui se faisait écouter : il parlait du plaisir qu’il y avait de
vivre à Paris ; il déplorait sa situation d’être obligé d’aller languir dans la
province. J’ai, dit-il, quinze mille livres de rente en fonds de terre, et je me
croirais plus heureux si j’avais le quart de ce bien-là en argent et en effets
portables partout. J’ai beau presser mes fermiers, les accabler de frais de
justice, je ne fais que les rendre plus insolvables : je n’ai jamais pu voir cent
pistoles à la fois. Si je devais dix mille francs, on me ferait saisir toutes mes
terres, et je serais à l’hôpital.
Je sortis sans avoir fait grande attention à tout ce discours : mais, me
trouvant hier dans ce quartier, j’entrai dans la même maison, et j’y vis un
homme grave, d’un visage pâle et allongé, qui, au milieu de cinq ou six
discoureurs, paraissait morne et pensif, jusqu’à ce que, prenant brusquement
la parole : Oui, messieurs, dit-il en haussant la voix, je suis ruiné ; je n’ai
plus de quoi vivre ; car j’ai actuellement chez moi deux cent mille livres
de billets de banque, et cent mille écus d’argent : je me trouve dans une
situation affreuse ; je me suis cru riche, et me voilà à l’hôpital : au moins si
j’avais seulement une petite terre ou je pusse me retirer, je serais sûr d’avoir
de quoi vivre ; mais je n’ai pas grand comme ce chapeau en fonds de terre.
Je tournai par hasard la tête d’un autre côté, et je vis un autre homme qui
faisait des grimaces de possédé. À qui se fier désormais ? s’écriait-il. Il y a
un traître que je croyais si fort de mes amis que je lui avais prêté mon argent,
et il me l’a rendu ! quelle perfidie horrible ! Il a beau faire, dans mon esprit
il sera toujours déshonoré.
Tout près de là était un homme très mal vêtu, qui, élevant les yeux au ciel,
disait : Dieu bénisse les projets de nos ministres ! puissé-je voir les actions à
deux mille, et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres ! J’eus la
curiosité de demander son nom. C’est un homme extrêmement pauvre, me
dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste ; et il espère que son
art rendra si les fortunes continuent, et que tous ces nouveaux riches auront
besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs
carrosses : il s’imagine qu’il va faire autant de gens de qualité qu’il voudra ;
et il tressaillit de joie de voir multiplier ses pratiques.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer