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Lokis – Le manuscrit du professeur Wittembach

Lokis – Le manuscrit du professeur Wittembach

de Prosper Mérimée

Chapitre 1

– Théodore, dit M. le professeur Wittembach, veuillez me donner ce cahier relié en parchemin, sur la seconde tablette, au-dessus du secrétaire ; non pas celui-ci,mais le petit in-octavo. C’est là que j’ai réuni toutes les notes de mon journal de 1866, du moins celles qui se rapportent au comte Szémioth.

Le professeur mit ses lunettes, et, au milieu du plus profond silence, lut ce qui suit :

LOKIS

avec ce proverbe lithuanien pour épigraphe :

Miszka su Lokiu,

Abu du tokiu.

Lorsque parut à Londres la première traduction des Saintes Écritures en langue lithuanienne, je publiai, dans la Gazette scientifique et littéraire de Kœnigsberg, un article dans lequel, tout en rendant pleine justice aux efforts du docte interprète et aux pieuses intentions de la Société biblique,je crus devoir signaler quelques légères erreurs, et, de plus, je fis remarquer que cette version ne pouvait être utile qu’à une partie seulement des populations lithuaniennes. En effet, le dialecte dont on a fait usage n’est que difficilement intelligible aux habitants des districts où se parle la langue jomaïtique, vulgairement appelée jmoude, je veux dire dans le palatinat de Samogitie, langue qui se rapproche du sanscrit encore plus peut-être que le haut lithuanien. Cette observation, malgré les critiques furibondes qu’elle m’attira de la part de certain professeur bien connu à l’Université de Dorpat,éclaira les honorables membres du conseil d’administration de la Société biblique, et il n’hésita pas à m’adresser l’offre flatteuse de diriger et de surveiller la rédaction de l’Évangile de saint Matthieu en samogitien. J’étais alors trop occupé de mes études sur les langues transouraliennes pour entreprendre un travail plus étendu qui eût compris les quatre Évangiles. Ajournant donc mon mariage avec mademoiselle Gertrude Weber, je me rendis à Kowno(Kaunas), avec l’intention de recueillir tous les monuments linguistiques imprimés ou manuscrits en langue jmoude queje pourrais me procurer, sans négliger, bien entendu, les poésies populaires, daïnos, les récits ou légendes,pasakos, qui me fourniraient des documents pour un vocabulaire jomaïtique, travail qui devait nécessairement précéder celui de la traduction.

On m’avait donné une lettre pour le jeunecomte Michel Szémioth, dont le père, à ce qu’on m’assurait, avaitpossédé le fameux Catechismus Samogiticus du père Lawicki,si rare, que son existence même a été contestée, notamment par leprofesseur de Dorpat, auquel je viens de faire allusion. Dans sabibliothèque se trouvait, selon les renseignements qui m’avaientété donnés, une vieille collection de daïnos, ainsi que des poésiesdans l’ancienne langue prussienne. Ayant écrit au comteSzémioth pour lui exposer le but de ma visite, j’en reçusl’invitation la plus aimable de venir passer dans son château deMédintiltas tout le temps qu’exigeraient mes recherches. Ilterminait sa lettre en me disant de la façon la plus gracieusequ’il se piquait de parler le jmoude presque aussi bien que sespaysans, et qu’il serait heureux de joindre ses efforts aux mienspour une entreprise qu’il qualifiait de grande etd’intéressante. Ainsi que quelques-uns des plus richespropriétaires de la Lithuanie, il professait la religionévangélique, dont j’ai l’honneur d’être ministre. On m’avaitprévenu que le comte n’était pas exempt d’une certaine bizarreriede caractère, très hospitalier d’ailleurs, ami des sciences et deslettres, et particulièrement bienveillant pour ceux qui lescultivent. Je partis donc pour Médintiltas.

Au perron du château, je fus reçu parl’intendant du comte, qui me conduisit aussitôt à l’appartementpréparé pour me recevoir.

– M. le comte, me dit-il, est désolé dene pouvoir dîner aujourd’hui avec M. le professeur. Il esttourmenté de la migraine, maladie à laquelle il est malheureusementun peu sujet. Si M. le professeur ne désire pas être servidans sa chambre, il dînera avec M. le docteur Frœber, médecinde madame la comtesse. On dîne dans une heure ; on ne fait pasde toilette. Si M. le professeur a des ordres à donner, voicile timbre.

Il se retira en me faisant un profondsalut.

L’appartement était vaste, bien meublé, ornéde glaces et de dorures. Il avait vue d’un côté sur un jardin ouplutôt sur le parc du château, de l’autre sur la grande courd’honneur. Malgré l’avertissement : « On ne fait pas detoilette », je crus devoir tirer de ma malle mon habit noir.J’étais en manches de chemise, occupé à déballer mon petit bagage,lorsqu’un bruit de voiture m’attira à la fenêtre qui donnait sur lacour. Une belle calèche venait d’entrer. Elle contenait une dame ennoir, un monsieur et une femme vêtue comme les paysanneslithuaniennes, mais si grande et si forte, que d’abord je fus tentéde la prendre pour un homme déguisé. Elle descendit lapremière ; deux autres femmes, non moins robustes enapparence, étaient déjà sur le perron. Le monsieur se pencha versla dame en noir, et, à ma grande surprise, déboucla une largeceinture de cuir qui la fixait à sa place dans la calèche. Jeremarquai que cette dame avait de longs cheveux blancs fort endésordre, et que ses yeux, tout grands ouverts, semblaientinanimés : on eût dit une figure de cire. Après l’avoirdétachée, son compagnon lui adressa la parole, chapeau bas, avecbeaucoup de respect ; mais elle ne parut pas y faire lamoindre attention. Alors, il se tourna vers les servantes en leurfaisant un léger signe de tête. Aussitôt les trois femmes saisirentla dame en noir, et, en dépit de ses efforts pour s’accrocher à lacalèche, elles l’enlevèrent comme une plume, et la portèrent dansl’intérieur du château. Cette scène avait pour témoins plusieursserviteurs de la maison qui semblaient n’y voir rien que de trèsordinaire. L’homme qui avait dirigé l’opération tira sa montre etdemanda si on allait bientôt dîner.

– Dans un quart d’heure, monsieur le docteur,lui répondit-on.

Je n’eus pas de peine à deviner que je voyaisle docteur Frœber, et que la dame en noir était la comtesse.D’après son âge, je conclus qu’elle était la mère du comteSzémioth, et les précautions prises à son égard annonçaient assezque sa raison était altérée.

Quelques instants après, le docteur lui-mêmeentra dans ma chambre.

– M. le comte étant souffrant, me dit-il,je suis obligé de me présenter moi-même, à M. le professeur.Le docteur Frœber, à vous rendre mes devoirs. Enchanté de faire laconnaissance d’un savant dont le mérite est connu de tous ceux quilisent la Gazette scientifique et littéraire deKœnigsberg. Auriez-vous pour agréable qu’on servît ?

Je répondis de mon mieux à ses compliments, etlui dis que, s’il était temps de se mettre à table, j’étais prêt àle suivre.

Dès que nous entrâmes dans la salle à manger,un maître d’hôtel nous présenta, selon l’usage du Nord, un plateaud’argent chargé de liqueurs et de quelques mets salés et fortementépicés propres à exciter l’appétit.

– Permettez-moi, monsieur le professeur, medit le docteur, de vous recommander, en ma qualité de médecin, unverre de cette starka, vraie eau-de-vie de Cognac, depuisquarante ans dans le fût. C’est la mère des liqueurs. Prenez unanchois de Drontheim, rien n’est plus propre à ouvrir et préparerle tube digestif, organe des plus importants… Et maintenant, àtable ! Pourquoi ne parlerions-nous pas allemand ? Vousêtes de Kœnigsberg, moi de Memel ; mais j’ai fait mes études àIéna. De la sorte nous serons plus libres, et les domestiques, quine savent que le polonais et le russe, ne nous comprendrontpas.

Nous mangeâmes d’abord en silence ; puis,après avoir pris un premier verre de vin de Madère, je demandai audocteur si le comte était fréquemment incommodé de l’indispositionqui nous privait aujourd’hui de sa présence.

– Oui et non, répondit le docteur ; celadépend des excursions qu’il fait.

– Comment cela ?

– Lorsqu’il va sur la route de Rosienie, parexemple, il en revient avec la migraine et l’humeur farouche.

– Je suis allé à Rosienie moi-même sans pareilaccident.

– Cela tient, monsieur le professeur,répondit-il en riant, à ce que vous n’êtes pas amoureux.

Je soupirai en pensant à mademoiselle GertrudeWeber.

– C’est donc à Rosienie, dis-je, que demeurela fiancée de M. le comte ?

– Oui, dans les environs. Fiancée ?… jen’en sais rien. Une franche coquette ! Elle lui fera perdre latête, comme il est arrivé à sa mère.

– En effet, je crois que madame la comtesseest… malade ?

– Elle est folle, mon cher monsieur,folle ! Et le plus grand fou, c’est moi, d’être venuici !

– Espérons que vos bons soins lui rendront lasanté.

Le docteur secoua la tête en examinant avecattention la couleur d’un verre de vin de Bordeaux qu’il tenait àla main.

– Tel que vous me voyez, monsieur leprofesseur, j’étais chirurgien-major au régiment de Kalouga. ÀSébastopol, nous étions du matin au soir à couper des bras et desjambes ; je ne parle pas des bombes qui nous arrivaient commedes mouches à un cheval écorché ; eh bien, mal logé, malnourri, comme j’étais alors, je ne m’ennuyais pas comme ici, où jemange et bois du meilleur, où je suis logé comme un prince, payécomme un médecin de cour… Mais la liberté, mon chermonsieur !… Figurez-vous qu’avec cette diablesse on n’a pas unmoment à soi !

– Y a-t-il longtemps qu’elle est confiée àvotre expérience ?

– Moins de deux ans ; mais il y en avingt-sept au moins qu’elle est folle, dès avant la naissance ducomte. On ne vous a pas conté cela à Rosienie ni à Kowno ?Écoutez donc, car c’est un cas sur lequel je veux un jour écrire unarticle dans le Journal médical de Saint-Pétersbourg. Elleest folle de peur…

– De peur ? Comment cela est-cepossible ?

– D’une peur qu’elle a eue. Elle est de lafamille des Keystut… Oh ! dans cette maison-ci, on ne semésallie pas. Nous descendons, nous, de Gédymin… Donc, monsieur leprofesseur, trois jours… ou deux jours après son mariage, qui eutlieu dans ce château où nous dînons (à votre santé !), … lecomte, le père de celui-ci, s’en va à la chasse. Nos dameslithuaniennes sont des amazones, comme vous savez. La comtesse vaaussi à la chasse… Elle reste en arrière ou dépasse les veneurs, …je ne sais lequel… Bon ! tout à coup le comte voit arriverbride abattue le petit cosaque de la comtesse, enfant de douze ouquatorze ans.

« – Maître, dit-il, un ours emporte lamaîtresse !

« – Où cela ? dit le comte.

« – Par là, dit le petit cosaque.

« Toute la chasse accourt au lieu qu’ildésigne ; point de comtesse ! Son cheval étranglé d’uncôté, de l’autre sa pelisse en lambeaux. On cherche, on bat le boisen tout sens. Enfin un veneur s’écrit : « Voilàl’ours ! » En effet, l’ours traversait une clairière,traînant toujours la comtesse, sans doute pour aller la dévorertout à son aise dans un fourré, car ces animaux-là sont sur leurbouche. Ils aiment, comme les moines, à dîner tranquilles. Marié dedeux jours, le comte était fort chevaleresque, il voulait se jetersur l’ours, le couteau de chasse au poing ; mais, mon chermonsieur, un ours de Lithuanie ne se laisse pas transpercer commeun cerf. Par bonheur, le porte-arquebuse du comte, un assez mauvaisdrôle, ivre ce jour-là à ne pas distinguer un lapin d’un chevreuil,fait feu de sa carabine à plus de cent pas, sans se soucier desavoir si la balle toucherait la bête ou la femme…

– Et il tua l’ours ?

– Tout raide. Il n’y a que les ivrognes pources coups-là. Il y a aussi les balles prédestinées, monsieur leprofesseur. Nous avons ici des sorciers qui en vendent à justeprix… La comtesse était fort égratignée, sans connaissance, cela vasans dire, une jambe cassée. On l’emporte, elle revient àelle ; mais la raison était partie. On la mène àSaint-Pétersbourg. Grande consultation, quatre médecins chamarrésde tous les ordres. Ils disent : « Madame la comtesse estgrosse, il est probable que sa délivrance déterminera une crisefavorable. Qu’on la tienne en bon air, à la campagne, dupetit-lait, de la codéine… » On leur donne cent roubles àchacun. Neuf mois après, la comtesse accouche d’un garçon bienconstitué ; mais la crise favorable ? ah bien,oui !… Redoublement de rage. Le comte lui montre son fils.Cela ne manque jamais son effet… dans les romans.« Tuez-le ! tuez la bête ! » qu’elles’écrie ; peu s’en fallut qu’elle ne lui tordît le cou. Depuislors, alternatives de folie stupide ou de manie furieuse. Fortepropension au suicide. On est obligé de l’attacher pour lui faireprendre l’air. Il faut trois vigoureuses servantes pour la tenir.Cependant, monsieur le professeur, veuillez noter ce fait :quand j’ai épuisé mon latin auprès d’elle sans pouvoir m’en faireobéir, j’ai un moyen pour la calmer. Je la menace de lui couper lescheveux. Autrefois, je pense, elle les avait très beaux. Lacoquetterie ! voilà le dernier sentiment humain qui estdemeuré. N’est-ce pas drôle ? Si je pouvais l’instrumenter àma guise, peut-être la guérirais-je.

– Comment cela ?

– En la rouant de coups. J’ai guéri de lasorte vingt paysannes dans un village où s’était déclarée cettefurieuse folie russe, le hurlement[2] ;une femme se met à hurler, sa commère hurle. Au bout de troisjours, tout un village hurle. À force de les rosser, j’en suis venuà bout. Prenez une gélinotte, elles sont tendres. Le comte n’ajamais voulu que j’essayasse.

– Comment ! vous vouliez qu’il consentîtà votre abominable traitement ?

– Oh ! il a si peu connu sa mère, et puisc’est pour son bien ; mais, dites-moi, monsieur le professeur,auriez-vous jamais cru que la peur pût faire perdre laraison ?

– La situation de la comtesse étaitépouvantable… Se trouver entre les griffes d’un animal siféroce !

– Eh bien, son fils ne lui ressemble pas. Il ya moins d’un an qu’il s’est trouvé exactement dans la mêmeposition, et, grâce à son sang-froid, il s’en est tiré àmerveille.

– Des griffes d’un ours ?

– D’une ourse, et la plus grande qu’on ait vuedepuis longtemps. Le comte a voulu l’attaquer l’épieu à la main.Bah ! d’un revers, elle écarte l’épieu, elle empoigneM. le comte et le jette par terre aussi facilement que jerenverserais cette bouteille. Lui, malin, fait le mort… L’ourse l’aflairé, flairé, puis, au lieu de le déchirer, lui donne un coup delangue. Il a eu la présence d’esprit de ne pas bouger, et elle apassé son chemin.

– L’ourse a cru qu’il était mort. En effet,j’ai ouï dire que ces animaux ne mangent pas les cadavres.

– Il faut le croire et s’abstenir d’en fairel’expérience personnelle ; mais, à propos de peur, laissez-moivous conter une histoire de Sébastopol. Nous étions cinq ou sixautour d’une cruche de bière qu’on venait de nous apporter derrièrel’ambulance du fameux bastion n° 5. La vedette crie :« Une bombe ! » Nous nous mettons tous à platventre ; non, pas tous : un nommé, … mais il est inutilede dire son nom, … un jeune officier qui venait de nous arriverresta debout, tenant son verre plein, juste au moment où la bombeéclata. Elle emporte la tête de mon pauvre camarade AndréSperanski, un brave garçon, et cassa la cruche ; heureusement,elle était à peu près vide. Quand nous nous relevâmes aprèsl’explosion, nous voyons au milieu de la fumée notre ami quiavalait la dernière gorgée de sa bière, comme si de rien n’était.Nous le crûmes un héros. Le lendemain, je rencontre le capitaineGhédéonof, qui sortait de l’hôpital. Il me dit : « Jedîne avec vous autres aujourd’hui, et, pour célébrer ma rentrée, jepaye le champagne. » Nous nous mettons à table. Le jeuneofficier de la bière y était. Il ne s’attendait pas au champagne.On décoiffe une bouteille près de lui… Paf ! le bouchon vientle frapper à la tempe. Il pousse un cri et se trouve mal. Croyezque mon héros avait eu diablement peur la première fois, et que,s’il avait bu sa bière au lieu de se garer, c’est qu’il avait perdula tête, et il ne lui restait plus qu’un mouvement machinal dont iln’avait pas conscience. En effet, monsieur le professeur, lamachine humaine…

– Monsieur le docteur, dit un domestique enentrant dans la salle, la Jdanova dit que Mme la comtesse neveut pas manger.

– Que le diable l’emporte ! grommela ledocteur. J’y vais. Quand j’aurais fait manger ma diablesse,monsieur le professeur, nous pourrions, si vous l’aviez pouragréable, faire une petite partie à la préférence ou auxdouratchki ?

Je lui exprimai mes regrets de mon ignorance,et, lorsqu’il alla voir sa malade, je passai dans ma chambre etj’écrivis à Mlle Gertrude.

Chapitre 2

 

 

La nuit était chaude, et j’avais laisséouverte la fenêtre donnant sur le parc. Ma lettre écrite, ne metrouvant aucune envie de dormir, je me mis à repasser les verbesirréguliers lithuaniens et à rechercher dans le sanscrit les causesde leurs différentes irrégularités. Au milieu de ce travail quim’absorbait, un arbre assez voisin de ma fenêtre fut violemmentagité. J’entendis craquer des branches mortes, et il me sembla quequelque animal fort lourd essayait d’y grimper. Encore toutpréoccupé des histoires d’ours que le docteur m’avait racontées, jeme levai, non sans un certain émoi, et à quelques pieds de mafenêtre, dans le feuillage de l’arbre, j’aperçus une tête humaine,éclairée en plein par la lumière de ma lampe. L’apparition ne duraqu’un instant, mais l’éclat singulier des yeux qui rencontrèrentmon regard me frappa plus que je ne saurais dire. Je fisinvolontairement un mouvement de corps en arrière, puis je courus àla fenêtre, et, d’un ton sévère, je demandai à l’intrus ce qu’ilvoulait. Cependant, il descendait en toute hâte, et, saisissant unegrosse branche entre ses mains, il se laissa pendre, puis tomber àterre, et disparut aussitôt. Je sonnai ; un domestique entra.Je lui racontai ce qui venait de se passer.

– Monsieur le professeur se sera trompé sansdoute.

– Je suis sûr de ce que je dis, repris-je Jecrains qu’il n’y ait un voleur dans le parc.

– Impossible, monsieur.

– Alors, c’est donc quelqu’un de lamaison ?

Le domestique ouvrait de grands yeux sans merépondre. À la fin, il me demanda si j’avais des ordres à luidonner. Je lui dis de fermer la fenêtre et je me mis au lit.

Je dormis fort bien, sans rêver d’ours ni devoleurs. Le matin, j’achevais ma toilette, quand on frappa à maporte. J’ouvris et me trouvai en face d’un très grand et beau jeunehomme, en robe de chambre boukhare, et tenant à la main une longuepipe turque.

– Je viens vous demander pardon, monsieur leprofesseur, dit-il, d’avoir si mal accueilli un hôte tel que vous.Je suis le comte Szémioth.

Je me hâtai de répondre que j’avais, aucontraire, à le remercier humblement de sa magnifique hospitalité,et je lui demandai s’il était débarrassé de sa migraine.

– À peu près, dit-il. Jusqu’à une nouvellecrise, ajouta-t-il avec une expression de tristesse. Êtes-voustolérablement ici ? Veuillez vous rappeler que vous êtes chezles barbares. Il ne faut pas être difficile en Samogitie.

Je l’assurai que je me trouvais à merveille.Tout en lui parlant, je ne pouvais m’empêcher de le considérer avecune curiosité que je trouvais moi-même impertinente. Son regardavait quelque chose d’étrange qui me rappelait malgré moi celui del’homme que la veille j’avais vu grimpé sur l’arbre… « Maisquelle apparence, me disais-je, que M. le comte Szémiothgrimpe aux arbres la nuit ! »

Il avait le front haut et bien développé,quoique un peu étroit. Ses traits étaient d’une granderégularité ; seulement, ses yeux étaient trop rapprochés, etil me sembla que, d’une glandule lacrymale à l’autre, il n’y avaitpas la place d’un œil, comme l’exige le canon des sculpteurs grecs.Son regard était perçant. Nos yeux se rencontrèrent plusieurs foismalgré nous, et nous les détournions l’un et l’autre avec uncertain embarras. Tout à coup le comte éclatant de rires’écria :

– Vous m’avez reconnu !

– Reconnu ?

– Oui, vous m’avez surpris hier, faisant lefranc polisson.

– Oh ! monsieur le comte !…

– J’avais passé toute la journée trèssouffrant, enfermé dans mon cabinet. Le soir, me trouvant mieux, jeme suis promené dans le jardin. J’ai vu de la lumière chez vous, etj’ai cédé à un mouvement de curiosité… J’aurais dû me nommer et meprésenter, mais la situation était si ridicule… J’ai eu honte et jeme suis enfui… Me pardonnerez-vous de vous avoir dérangé au milieude votre travail ?

Tout cela était dit d’un ton qui voulait êtrebadin ; mais il rougissait et était évidemment mal à son aise.Je fis tout ce qui dépendait de moi pour lui persuader que jen’avais gardé aucune impression fâcheuse de cette premièreentrevue, et, pour couper court à ce sujet, je lui demandai s’ilétait vrai qu’il possédât le Catéchisme samogitien du pèreLawicki ?

– Cela se peut ; mais, à vous dire lavérité, je ne connais pas trop la bibliothèque de mon père. Ilaimait les vieux livres et les raretés. Moi, je ne lis guère quedes ouvrages modernes ; mais nous chercherons, monsieur leprofesseur. Vous voulez donc que nous lisions l’Évangile enjmoude ?

– Ne pensez-vous pas, monsieur le comte,qu’une traduction des Écritures dans la langue de ce pays ne soittrès désirable ?

– Assurément ; pourtant, si vous voulezbien me permettre une petite observation, je vous dirai que, parmiles gens qui ne savent d’autre langue que le jmoude, il n’y en apas un seul qui sache lire.

– Peut-être ; mais je demande à VotreExcellence[3] la permission de lui faire remarquer quela plus grande des difficultés pour apprendre à lire, c’est lemanque de livres. Quand les pays samogitiens auront un texteimprimé, ils voudront le lire, et ils apprendront à lire… C’est cequi est arrivé déjà à bien des sauvages…, non que je veuilleappliquer cette qualification aux habitants de ce pays… D’ailleurs,ajoutai-je, n’est-ce pas une chose déplorable qu’une languedisparaisse sans laisser de traces ? Depuis une trentained’années, le prussien n’est plus qu’une langue morte. La dernièrepersonne qui savait le cornique est morte l’autrejour…

– Triste ! interrompit le comte.Alexandre de Humboldt racontait à mon père qu’il avait connu enAmérique un perroquet qui seul savait quelques mots de la langued’une tribu aujourd’hui entièrement détruite par la petite vérole.Voulez-vous permettre qu’on apporte le thé ici ?

Pendant que nous prenions le thé, laconversation roula sur la langue jmoude. Le comte blâmait lamanière dont les Allemands ont imprimé le lithuanien, et il avaitraison.

– Votre alphabet, disait-il, ne convient pas ànotre langue. Vous n’avez ni notre J, ni notre L, ni notre Y, ninotre E. J’ai une collection de daïnos publiée l’année passée àKœnigsberg, et j’ai toutes les peines du monde à deviner les mots,tant ils sont étrangement figurés.

– Votre excellence parle sans doute des daïnosde Lessner ?

– Oui. C’est de la poésie bien plate, n’est-cepas ?

– Peut-être eût-il trouvé mieux. Je conviensque, tel qu’il est, ce recueil n’a qu’un intérêt purementphilologique ; mais je crois qu’en cherchant bien, onparviendrait à recueillir des fleurs plus suaves parmi vos poésiespopulaires.

– Hélas ! j’en doute fort, malgré toutmon patriotisme.

– Il y a quelques semaines, on m’a donné àWilno une ballade vraiment belle, de plus historique… La poésie enest remarquable… Me permettriez-vous de vous la lire ? Je l’aidans mon portefeuille.

– Très volontiers.

Il s’enfonça dans son fauteuil après m’avoirdemandé la permission de fumer.

– Je ne comprends la poésie qu’en fumant,dit-il.

– Cela est intitulé les Trois Fils deBoudrys.

– Les Trois Fils de Boudrys ?s’écria le comte avec un mouvement de surprise.

– Oui. Boudrys, Votre Excellence le sait mieuxque moi, est un personnage historique.

Le comte me regardait fixement avec son regardsingulier. Quelque chose d’indéfinissable, à la fois timide etfarouche, qui produisait une impression presque pénible, quand onn’y était pas habitué. Je me hâtai de lire pour y échapper.

« LES TROIS FILS DE BOUDRYS

« Dans la cour de son château, le vieuxBoudrys appelle ses trois fils, trois vrais Lithuaniens comme lui.Il leur dit :

» – Enfants, faites manger vos chevaux deguerre, apprêtez vos selles ; aiguisez vos sabres et vosjavelines.

» On dit qu’à Wilno la guerre estdéclarée contre les trois coins du monde. Olgerd marchera contreles Russes ; Skirghello contre nos voisins les Polonais ;Keystut tombera sur les Teutons[4].

» Vous êtes jeunes, forts, hardis, allezcombattre : que les dieux de la Lithuanie vousprotègent ! Cette année, je ne ferai pas campagne, mais jeveux vous donner un conseil. Vous êtes trois, trois routess’ouvrent à vous.

» Qu’un de vous accompagne Olgerd enRussie, aux bords du lac Ilmen, sous les murs de Novgorod. Lespeaux d’hermine, les étoffes brochées, s’y trouvent à foison. Chezles marchands autant de roubles que de glaçons dans le fleuve.

» Que le second suive Keystut dans sachevauchée. Qu’il mette en pièces la racaille porte-croix !L’ambre, là, c’est leur sable de mer ; leurs draps, par leurlustre et leurs couleurs, sont sans pareils. Il y a des rubis dansles vêtements de leurs prêtres.

» Que le troisième passe le Niémen avecSkirghello. De l’autre côté, il trouvera de vils instruments delabourage. En revanche, il pourra choisir de bonnes lances, deforts boucliers, et il m’en ramènera une bru.

» Les filles de Pologne, enfants, sontles plus belles de nos captives. Folâtres comme des chattes,blanches comme la crème ! sous leurs noirs sourcils, leursyeux brillent comme deux étoiles.

» Quand j’étais jeune, il y a undemi-siècle, j’ai ramené de Pologne une belle captive qui fut mafemme. Depuis longtemps, elle n’est plus, mais je ne puis regarderde ce côté du foyer sans penser à elle !

» Il donne sa bénédiction aux jeunesgens, qui déjà sont armés et en selle. Ils partent ; l’automnevient, puis l’hiver… Ils ne reviennent pas. Déjà le vieux Boudrysles tient pour morts.

» Vient une tourmente de neige ; uncavalier s’approche, couvrant de sa bourka[5] noirequelques précieux fardeau.

» – C’est un sac, dit Boudrys. Il estplein de roubles de Novgorod ?…

» – Non, père. Je vous amène une bru dePologne.

» Au milieu d’une tourmente de neige, uncavalier s’approche et sa bourka se gonfle sur quelque précieuxfardeau.

» – Qu’est cela, enfant ? De l’ambrejaune d’Allemagne ?

» –Non, père. Je vous amène une bru dePologne.

» La neige tombe en rafales ; uncavalier s’avance cachant sous sa bourka quelque fardeau précieux…Mais, avant qu’il ait montré son butin, Boudrys a convié ses amis àune troisième noce. »

– Bravo ! monsieur le professeur, s’écriale comte : vous prononcez le jmoude à merveille ; maisqui vous a communiqué cette jolie daïna ?

– Une demoiselle dont j’ai eu l’honneur defaire la connaissance à Wilno, chez la princesse Katazyna Paç.

–Et vous l’appelez ?

– La panna Iwinska.

– Mlle Ioulka[6] !s’écria le comte. La petite folle ! J’aurais dû ladeviner ! Mon cher professeur, vous savez le jmoude et toutesles langues savantes, vous avez lu tous les vieux livres ;mais vous vous êtes laissé mystifier par une petite fille qui n’alu que des romans. Elle vous a traduit, en jmoude plus ou moinscorrect, une des jolies ballades de Miçkiewicz, que vous n’avez paslue, parce qu’elle n’est pas plus vieille que moi. Si vous ledésirez, je vais vous la montrer en polonais, ou, si vous préférezune excellente traduction russe, je vous donnerai Pouchkine.

J’avoue que je demeurai tout interdit. Quellejoie pour le professeur de Dropat, si j’avais publié commeoriginale la daïna des fils de Boudrys !

Au lieu de s’amuser de mon embarras, le comte,avec une exquise politesse, se hâta de détourner laconversation.

– Ainsi, dit-il, vous connaissezMlle Ioulka ?

– J’ai eu l’honneur de lui être présenté.

– Et qu’en pensez-vous ? Soyez franc.

– C’est une demoiselle fort aimable.

– Cela vous plaît à dire.

– Elle est très jolie.

– Hon !

– Comment ! n’a-t-elle pas les plus beauxyeux du monde ?

– Oui…

– Une peau d’une blancheur vraimentextraordinaire ?… Je me rappelle un ghazel[7] persanoù un amant célèbre la finesse de la peau de sa maîtresse.« Quand elle boit du vin rouge, dit-il, on le voit passer lelong de sa gorge. » La panna Iwinska m’a fait penserà ces vers persans.

– Peut-être Mlle Ioulka présente-t-ellece phénomène ; mais je ne sais trop si elle a du sang dans lesveines… Elle n’a point de cœur… Elle est blanche comme la neige etfroide comme elle !…

Il se leva et se promena quelque temps par lachambre sans parler, et, comme il me semblait, pour cacher sonémotion ; puis, s’arrêtant tout à coup :

– Pardon, dit-il ; nous parlions, jecrois, de poésies populaires…

– En effet, monsieur le comte.

– Il faut convenir après tout qu’elle a trèsjoliment traduit Miçkiewicz… « Folâtre comme une chatte, …blanche comme la crème, … ses yeux brillent comme deuxétoiles… » C’est son portrait. Ne trouvez-vous pas ?

– Tout à fait, monsieur le comte.

– Et quant à cette espièglerie… très déplacéesans doute… la pauvre enfant s’ennuie chez une vieille tante… Ellemène une vie de couvent.

– À Wilno, elle allait dans le monde. Je l’aivue dans un bal donné pour les officiers du régiment de…

– Ah oui, de jeunes officiers, voilà lasociété qui lui convient ! Rire avec l’un, médire avecl’autre, faire des coquetteries à tous… Voulez-vous voir labibliothèque de mon père, monsieur le professeur ?

Je le suivis jusqu’à une grande galerie où ily avait beaucoup de livres bien reliés, mais rarement ouverts,comme on pouvait en juger à la poussière qui en couvrait lestranches. Qu’on juge de ma joie lorsqu’un des premiers volumes queje tirai d’une armoire se trouva être le CatechismusSamogiticus ! Je ne pus m’empêcher de jeter un cri deplaisir. Il faut qu’une sorte de mystérieuse attraction exerce soninfluence à notre insu… Le comte prit le livre, et, après l’avoirfeuilleté négligemment, écrivit sur la garde : ÀM. le professeur Wittembach, offert par Michel Szémioth.Je ne saurais exprimer ici le transport de ma reconnaissance, et jeme promis mentalement qu’après ma mort ce livre précieux feraitl’ornement de la bibliothèque de l’université où j’ai pris mesgrades.

– Veuillez considérer cette bibliothèque commevotre cabinet de travail, me dit le comte, vous n’y serez jamaisdérangé.

Chapitre 3

 

 

Le lendemain, après le déjeuner, le comte meproposa de faire une promenade. Il s’agissait de visiter unkapas (c’est ainsi que les Lithuaniens appellent lestumulus auxquels les Russes donnent le nom de kourgâne)très célèbre dans le pays, parce qu’autrefois les poètes et lessorciers, c’était tout un, s’y réunissaient en certaines occasionssolennelles.

– J’ai, me dit-il, un cheval fort doux à vousoffrir ; je regrette de ne pouvoir vous mener encalèche ; mais, en vérité, le chemin où nous allons nousengager n’est nullement carrossable.

J’aurais préféré demeurer dans la bibliothèqueà prendre des notes, mais je ne crus pas devoir exprimer un autredésir que celui de mon généreux hôte, et j’acceptai. Les chevauxnous attendaient au bas du perron ; dans la cour, un valettenait un chien en laisse. Le comte s’arrêta un instant, et, setournant vers moi :

– Monsieur le professeur, vous connaissez-vousen chiens ?

– Fort peu, Votre Excellence.

– La staroste de Zorany, où j’ai une terre,m’envoie cet épagneul, dont il dit merveille. Permettez-vous que jele voie ?

Il appela le valet, qui lui amena le chien.C’était une fort belle bête. Déjà familiarisé avec cet homme, lechien sautait gaiement et semblait plein de feu ; mais, àquelques pas du comte, il mit la queue entre les jambes, se rejetaen arrière et parut frappé d’une terreur subite. Le comte lecaressa, ce qui le fit hurler d’une façon lamentable, et, aprèsl’avoir considéré quelque temps avec l’œil d’un connaisseur, ildit :

– Je crois qu’il sera bon. Qu’on en aitsoin.

Puis il se mit en selle.

– Monsieur le professeur, me dit le comte, dèsque nous fûmes dans l’avenue du château, vous venez de voir la peurde ce chien. J’ai voulu que vous en fussiez témoin par vous-même…En votre qualité de savant, vous devez expliquer les énigmes…Pourquoi les animaux ont-ils peur de moi ?

– En vérité, monsieur le comte, vous me faitesl’honneur de me prendre pour un Œdipe. Je ne suis qu’un pauvreprofesseur de linguistique comparée. Il se pourrait…

– Notez, interrompit-il, que je ne bats jamaisles chevaux ni les chiens. Je me ferais scrupule de donner un coupde fouet à une pauvre bête qui fait une sottise sans le savoir.Pourtant, vous ne sauriez croire l’aversion que j’inspire auxchevaux et aux chiens. Pour les habituer à moi, il me faut deuxfois plus de peine et deux fois plus de temps que n’en mettrait unautre. Tenez, le cheval que vous montez, j’ai été longtemps avantde le réduire ; maintenant, il est doux comme un mouton.

– Je crois, monsieur le comte, que les animauxsont physionomistes, et qu’ils découvrent tout de suite si unepersonne qu’ils voient pour la première fois a ou non du goût poureux. Je soupçonne que vous n’aimez les animaux que pour lesservices qu’ils vous rendent ; au contraire, quelquespersonnes ont une partialité naturelle pour certaines bêtes, quis’en aperçoivent à l’instant. Pour moi, par exemple, j’ai, depuismon enfance, une prédilection instinctive pour les chats. Rarementils s’enfuient quand je m’approche pour les caresser ; jamaisun chat ne m’a griffé.

– Cela est fort possible, dit le comte. Eneffet, je n’ai pas ce qui s’appelle du goût pour les animaux… Ilsne valent guère mieux que les hommes… Je vous mène, monsieur leprofesseur, dans une forêt où, à cette heure, existe florissantl’empire des bêtes, la matecznik, la grande matrice, lagrande fabrique des êtres. Oui, selon nos traditions nationales,personne n’en a sondé les profondeurs, personne n’a pu atteindre lecentre de ces bois et de ces marécages, excepté, bien entendu,MM. les poètes et les sorciers, qui pénètrent partout. Làvivent en république les animaux… ou sous un gouvernementconstitutionnel, je ne saurais dire lequel des deux. Les lions, lesours, les élans, les joubrs, ce sont nos urus, tout celafait très bon ménage. Le mammouth, qui s’est conservé là, jouitd’une grande considération. Il est, je crois, maréchal de la diète.Ils ont une police très sévère, et, quand ils trouvent quelque bêtevicieuse, ils la jugent et l’exilent. Elle tombe alors de fièvre enchaud mal. Elle est obligée de s’aventurer dans le pays des hommes.Peu en réchappent.

– Fort curieuse légende, m’écriai-je ;mais, monsieur le comte, vous parlez de l’urus ; ce nobleanimal que César a décrit dans ses Commentaires, et queles rois mérovingiens chassaient dans la forêt de Compiègne,existe-t-il réellement encore en Lithuanie, ainsi que je l’ai ouïdire ?

– Assurément. Mon père a tué lui-même unjoubr, avec une permission du gouvernement, bien entendu. Vous avezpu en voir la tête dans la grande salle. Moi, je n’en ai jamais vu,je crois que les joubrs sont très rares. En revanche, nous avonsici des loups et des ours à foison. C’est pour une rencontrepossible avec un de ces messieurs que j’ai apporté cet instrument(il montrait une tchékole[8]circassienne qu’il avait en bandoulière), et mon groom porte àl’arçon une carabine à deux coups.

Nous commencions à nous engager dans la forêt.Bientôt le sentier fort étroit que nous suivions disparut. À toutmoment, nous étions obligés de tourner autour d’arbres énormes,dont les branches basses nous barraient le passage. Quelques-uns,morts de vieillesse et renversés, nous présentaient comme unrempart couronné par une ligne de chevaux de frise impossible àfranchir. Ailleurs, nous rencontrions des mares profondes couvertesde nénuphars et de lentilles d’eau. Plus loin, nous voyions desclairières dont l’herbe brillait comme des émeraudes ; maismalheur à qui s’y aventurerait, car cette riche et trompeusevégétation cache d’ordinaire des gouffres de boue où cheval etcavalier disparaîtraient à jamais… Les difficultés de la routeavaient interrompu notre conversation. Je mettais tous mes soins àsuivre le comte, et j’admirais l’imperturbable sagacité aveclaquelle il se guidait sans boussole, et retrouvait toujours ladirection idéale qu’il fallait suivre pour arriver au kapas. Ilétait évident qu’il avait longtemps chassé dans ces forêtssauvages.

Nous aperçûmes enfin le tumulus au centred’une large clairière. Il était fort élevé, entouré d’un fosséencore bien reconnaissable malgré les broussailles et leséboulements. Il paraît qu’on l’avait déjà fouillé. Au sommet, jeremarquai les restes d’une construction en pierres, dontquelques-unes étaient calcinées. Une quantité notable de cendresmêlées de charbon et çà et là des tessons de poteries grossièresattestaient qu’on avait entretenu du feu au sommet du tumuluspendant un temps considérable. Si on ajoute foi aux traditionsvulgaires, des sacrifices humains auraient été célébrés autrefoissur les kapas ; mais il n’y a guère de religion éteinte àlaquelle on n’ait imputé ces rites abominables, et je doute qu’onpût justifier pareille opinion à l’égard des anciens Lithuanienspar des témoignages historiques.

Nous descendions le tumulus, le comte et moi,pour retrouver nos chevaux, que nous avions laissés de l’autre côtédu fossé, lorsque nous vîmes s’avancer vers nous une vieille femmes’appuyant sur un bâton et tenant une corbeille à la main.

– Mes bons seigneurs, nous dit-elle en nousjoignant, veuillez me faire la charité pour l’amour du bon Dieu.Donnez-moi de quoi acheter un verre d’eau-de-vie pour réchauffermon pauvre corps.

Le comte lui jeta une pièce d’argent et luidemanda ce qu’elle faisait dans le bois, si loin de tout endroithabité. Pour toute réponse, elle lui montra son panier, qui étaitrempli de champignons. Bien que mes connaissances en botaniquesoient fort bornées, il me sembla que plusieurs de ces champignonsappartenaient à des espèces vénéneuses.

– Bonne femme, lui dis-je, vous ne comptezpas, j’espère, manger cela ?

– Mon bon seigneur, répondit la vieille avecun sourire triste, les pauvres gens mangent tout ce que le bon Dieuleur donne.

– Vous ne connaissez pas nos estomacslithuaniens, reprit le comte ; ils sont doublés de fer-blanc.Nos paysans mangent tous les champignons qu’ils trouvent, et nes’en portent que mieux.

– Empêchez-la du moins de goûter del’agaricus necator, que je vois dans son panier,m’écriai-je.

Et j’étendis la main pour prendre unchampignon des plus vénéneux ; mais la vieille retira vivementle panier.

– Prends garde, dit-elle d’un tond’effroi ; ils sont gardés… Pirkuns !Pirkuns !

Pirkuns, pour le dire en passant, estle nom samogitien de la divinité que les Russes appellentPéroune ; c’est le Jupiter tonans desSlaves. Si je fus surpris d’entendre la vieille invoquer un dieu dupaganisme, je le fus bien davantage de voir les champignons sesoulever. La tête noire d’un serpent en sortit et s’éleva d’un piedau moins hors du panier. Je fis un saut en arrière, et le comtecracha par-dessus son épaule selon l’habitude superstitieuse desSlaves, qui croient détourner ainsi les maléfices, à l’exemple desanciens Romains. La vieille posa le panier à terre, s’accroupit àcôté ; puis, la main étendue vers le serpent, elle prononçaquelques mots inintelligibles qui avaient l’air d’une incantation.Le serpent demeura immobile pendant une minute ; puis,s’enroulant autour du bras décharné de la vieille, disparut dans lamanche de sa capote en peau de mouton, qui, avec une mauvaisechemise, composait, je crois, tout le costume de cette Circélithuanienne. La vieille nous regardait avec un petit rire detriomphe, comme un escamoteur qui vient d’exécuter un tourdifficile. Il y avait dans sa physionomie ce mélange de finesse etde stupidité qui n’est pas rare chez les prétendus sorciers, pourla plupart à la fois dupes et fripons.

– Voici, me dit le comte en allemand, unéchantillon de couleur locale ; une sorcière quicharme un serpent, au pied d’un kapas, en présence d’un savantprofesseur et d’un ignorant gentilhomme lithuanien. Cela ferait unjoli sujet de tableau de genre pour votre compatriote Knauss…Avez-vous envie de vous faire tirer votre bonne aventure ?Vous avez ici une belle occasion.

Je lui répondis que je me garderais biend’encourager de semblables pratiques.

– J’aime mieux, ajoutai-je, lui demander sielle ne sait pas quelque détail sur la curieuse tradition dont vousm’avez parlé. Bonne femme, dis-je à la vieille, n’as-tu pas entenduparler d’un canton de cette forêt où les bêtes vivent encommunauté, ignorant l’empire de l’homme ?

La vieille fit un signe de tête affirmatif,et, avec son petit rire moitié niais, moitié malin :

– J’en viens, dit-elle. Les bêtes ont perduleur roi. Noble, le lion est mort ; les bêtes vontélire un autre roi. Vas-y, tu seras roi, peut-être.

– Que dis-tu là, la mère ? s’écria lecomte éclatant de rire. Sais-tu bien à qui tu parles ? Tu nesais donc pas que monsieur est… (comment diable dit-on unprofesseur en jmoude ?) monsieur est un grand savant, un sage,un waïdelote[9].

La vieille le regarda avec attention.

– J’ai tort, dit-elle ; c’est toi quidois aller là-bas. Tu seras leur roi, non pas lui ; tu esgrand, tu es fort, tu as griffes et dents…

– Que dites-vous des épigrammes qu’elle nousdécoche ? me dit le comte.

– Tu sais le chemin, ma petite mère ? luidemanda-t-il.

Elle lui indiqua de la main une partie de laforêt.

– Oui-da ? reprit le comte, et le marais,comment fais-tu pour le traverser ? Vous saurez, monsieur leprofesseur, que du côté qu’elle indique est un maraisinfranchissable, un lac de boue liquide recouvert d’herbe verte.L’année dernière, un cerf blessé par moi s’est jeté dans cemarécage. Je l’ai vu s’enfoncer lentement, lentement… Au bout dedeux minutes, je ne voyais plus que son bois ; bientôt tout adisparu, et deux de mes chiens avec lui.

– Mais, moi, je ne suis pas lourde, dit lavieille en ricanant.

– Je crois que tu traverses le marécage sanspeine, sur un manche à balai.

Un éclair de colère brilla dans les yeux de lavieille.

– Mon bon seigneur, dit-elle en reprenant leton traînant et nasillard des mendiants, n’aurais-tu pas une pipede tabac à donner à une pauvre femme ? Tu ferais mieux,ajouta-t-elle en baissant la voix, de chercher le passage dumarais, que d’aller à Dowghielly.

– Dowghielly ! s’écria le comte enrougissant. Que veux-tu dire ?

Je ne pus m’empêcher de remarquer que ce motproduisait sur lui un effet singulier. Il était évidemmentembarrassé ; il baissa la tête, et, afin de cacher sontrouble, se donna beaucoup de peine pour ouvrir son sac à tabac,suspendu à la poignée de son couteau de chasse.

– Non, ne va pas à Dowghielly, reprit lavieille. La petite colombe blanche n’est pas ton fait. N’est-cepas, Pirkuns ?

En ce moment, la tête du serpent sortit par lecollet de la vieille capote et s’allongea jusqu’à l’oreille de samaîtresse. Le reptile, dressé sans doute à ce manège, remuait lesmâchoires comme s’il parlait.

– Il dit que j’ai raison, ajouta lavieille.

Le comte lui mit dans la main une poignée detabac.

– Tu me connais ? lui demanda-t-il.

– Non, mon bon seigneur.

– Je suis le propriétaire de Médintiltas.Viens me voir un de ces jours. Je te donnerai du tabac et del’eau-de-vie.

La vieille lui baisa la main, et s’éloigna àgrands pas. En un instant nous l’eûmes perdue de vue. Le comtedemeura pensif, nouant et dénouant les cordons de son sac, sanstrop savoir ce qu’il faisait.

– Monsieur le professeur, me dit-il après unassez long silence, vous allez vous moquer de moi. Cette vieilledrôlesse me connaît mieux qu’elle ne le prétend, et le cheminqu’elle vient de me montrer… Après tout, il n’y a rien de bienétonnant dans tout cela. Je suis connu dans le pays comme le loupblanc. La coquine m’a vu plus d’une fois sur le chemin du châteaude Dowghielly… Il y a là une demoiselle à marier : elle aconclu que j’en étais amoureux… Puis quelque joli garçon lui auragraissé la patte pour qu’elle m’annonçât sinistre aventure… Toutcela saute aux yeux ; pourtant, … malgré moi, ses paroles metouchent. J’en suis presque effrayé… Vous riez et vous avez raison…La vérité est que j’avais projeté d’aller demander à dîner auchâteau de Dowghielly, et maintenant j’hésite… Je suis un grandfou ! Voyons, monsieur le professeur, décidez vous-même.Irons-nous ?

– Je me garderai bien d’avoir un avis, luirépondis-je, en riant. En matière de mariage, je ne donne jamais deconseil.

Nous avions rejoint nos chevaux. Le comtesauta lestement en selle, et, laissant tomber les rênes, ils’écria :

– Le cheval choisira pour nous !

Le cheval n’hésita pas ; il entrasur-le-champ dans un petit sentier qui, après plusieurs détours,tomba dans une route ferrée, et cette route menait à Dowghielly.Une demi-heure après, nous étions au perron du château.

Au bruit que firent nos chevaux, une jolietête blonde se montra à une fenêtre entre deux rideaux. Je reconnusla perfide traductrice de Miçkiewicz.

– Soyez le bienvenu ! dit-elle. Vous nepouviez venir plus à propos, comte Szémioth. Il m’arrive àl’instant une robe de Paris. Vous ne me reconnaîtrez pas, tant jeserai belle.

Les rideaux se refermèrent. En montant leperron, le comte disait entre ses dents :

– Assurément, ce n’est pas pour moi qu’elleétrennait cette robe…

Il me présenta à Mme Dowghiello, la tantede la panna Iwinska, qui me reçut obligeamment et me parlade mes derniers articles dans la Gazette scientifique etlittéraire de Kœnigsberg.

– M. le professeur, dit le comte, vientse plaindre à vous de Mlle Julienne, qui lui a joué un tourtrès méchant.

– C’est une enfant, monsieur le professeur. Ilfaut lui pardonner. Souvent elle me désespère avec ses folies. Àseize ans, moi, j’étais plus raisonnable qu’elle ne l’est àvingt ; mais c’est une bonne fille au fond, et elle a toutesles qualités solides. Elle est très bonne musicienne, elle peintdivinement les fleurs, elle parle également bien le français,l’allemand, l’italien… Elle brode…

– Et elle fait des vers jmoudes ! ajoutale comte en riant.

– Elle en est incapable ! s’écriaMme Dowghiello, à qui il fallut expliquer l’espièglerie de sanièce.

Mme Dowghiello était instruite etconnaissait les antiquités de son pays. Sa conversation me plutsingulièrement. Elle lisait beaucoup nos revues allemandes, etavait des notions très saines sur la linguistique. J’avoue que jene m’aperçus pas du temps que Mlle Iwinska mit às’habiller ; mais il parut long au comte Szémioth, qui selevait, se rasseyait, regardait à la fenêtre, et tambourinait deses doigts sur les vitres comme un homme qui perd patience.

Enfin, au bout de trois quarts d’heure parut,suivie de sa gouvernante française, Mlle Julienne, portantavec grâce et fierté une robe dont la description exigerait desconnaissances bien supérieures aux miennes.

– Ne suis-je pas belle ? demanda-t-elleau comte en tournant lentement sur elle-même pour qu’il pût la voirde tous les côtés.

Elle ne regardait ni le comte ni moi, elleregardait sa robe.

– Comment, Ioulka, dit Mme Dowghiello, tune dis pas bonjour à M. le professeur, qui se plaint detoi ?

– Ah ! monsieur le professeur !s’écria-t-elle avec une petite moue charmante, qu’ai-je doncfait ? Est-ce que vous allez me mettre en pénitence ?

– Nous nous y mettrions nous-mêmes,mademoiselle, lui répondis-je, si nous nous privions de votreprésence. Je suis loin de me plaindre ; je me félicite, aucontraire, d’avoir appris, grâce à vous, que la muse lithuaniennerenaît plus brillante que jamais.

Elle baissa la tête, et, mettant ses mainsdevant son visage, en prenant soin de ne pas déranger sescheveux :

– Pardonnez-moi, je ne le ferai plus !dit-elle du ton d’un enfant qui vient de voler des confitures.

– Je ne vous pardonnerai, chère Pani, luidis-je, que lorsque vous aurez rempli certaine promesse que vousavez bien voulu me faire à Wilno, chez la princesse KatazynaPaç.

– Quelle promesse ? dit-elle, relevant latête en riant.

– Vous l’avez déjà oubliée ? Vous m’avezpromis que, si nous nous rencontrions en Samogitie, vous me feriezvoir une certaine danse du pays dont vous disiez merveille.

– Oh ! la roussalka ! J’y suisravissante, et voilà justement l’homme qu’il me faut.

Elle courut à une table où il y avait descahiers de musique, en feuilleta un précipitamment, le mit sur lepupitre d’un piano, et, s’adressant à sa gouvernante :

– Tenez, chère âme, allegropresto.

Et elle joua elle-même, sans s’asseoir, laritournelle pour indiquer le mouvement.

– Avancez ici, comte Michel ; vous êtestrop Lithuanien pour ne pas bien danser la roussalka ;… maisdansez comme un paysan, entendez-vous ?

Mme Dowghiello essaya d’une remontrance,mais en vain. Le comte et moi, nous insistâmes. Il avait sesraisons, car son rôle dans ce pas était des plus agréables, commel’on verra bientôt. La gouvernante, après quelques essais, ditqu’elle croyait pouvoir jouer cette espèce de valse, quelqueétrange qu’elle fût, et Mlle Iwinsa, ayant rangé quelqueschaises et une table qui auraient pu la gêner, prit son cavalierpar le collet de l’habit et l’amena au milieu du salon.

– Vous saurez, monsieur le professeur, que jesuis une roussalka, pour vous servir.

Elle fit une grande révérence.

– Une roussalka est une nymphe des eaux. Il yen a une dans toutes ces mares pleines d’eau noire qui embellissentnos forêts. Ne vous en approchez pas ! La roussalka sort,encore plus jolie que moi, si c’est possible ; elle vousemporte au fond où, selon toute apparence, elle vous croque…

– Une vraie sirène ! m’écriai-je.

– Lui, continua Mlle Iwinska en montrantle comte Szémioth, est un jeune pêcheur, fort niais, qui s’expose àmes griffes, et moi, pour faire durer le plaisir, je vais lefasciner en dansant un peu autour de lui… Ah ! mais, pour bienfaire, il me faudrait un sarafrane[10]. Queldommage !… Vous voudrez bien excuser cette robe, qui n’a pasde caractère, pas de couleur locale… Oh ! et j’ai dessouliers ! impossible de danser la roussalka avec dessouliers !… et à talons encore !

Elle souleva sa robe, et, secouant avecbeaucoup de grâce un joli petit pied, au risque de montrer un peusa jambe, elle envoya son soulier au bout du salon. L’autre suivitle premier, et elle resta sur le parquet avec ses bas de soie.

– Tout est prêt, dit-elle à lagouvernante.

Et la danse commença.

La roussalka tourne et retourne autour de soncavalier. Il étend les bras pour la saisir, elle passe par-dessouslui et lui échappe. Cela est très gracieux, et la musique a dumouvement et de l’originalité. La figure se termine lorsque lecavalier, croyant saisir la roussalka pour lui donner un baiser,elle fait un bond, le frappe sur l’épaule, et il tombe à ses piedscomme mort… Mais le comte improvisa une variante, qui futd’étreindre l’espiègle dans ses bras et de l’embrasser bel et bien.Mlle Iwinska poussa un petit cri, rougit beaucoup et allatomber sur un canapé d’un air boudeur, en se plaignant qu’il l’eûtserrée comme un ours qu’il était. Je vis que la comparaison ne plutpas au comte, car elle lui rappelait un malheur de famille ;son front se rembrunit. Pour moi, je remerciai vivementMlle Iwinska, et donnai des éloges à sa danse, qui me parutavoir un caractère tout antique, rappelant les danses sacrées desGrecs. Je fus interrompu par un domestique annonçant le général etla princesse Véliaminof. Mlle Iwinska fit un bond du canapé àses souliers, y enfonça à la hâte ses petits pieds et courutau-devant de la princesse, à qui elle fit coup sur coup deuxprofondes révérences. Je remarquai qu’à chacune elle relevaitadroitement le quartier de son soulier. Le général amenait deuxaides de camp, et, comme nous, venait demander la fortune du pot.Dans tout autre pays, je pense qu’une maîtresse de maison eût étéun peu embarrassée de recevoir à la fois six hôtes inattendus et debon appétit ; mais telle est l’abondance et l’hospitalité desmaisons lithuaniennes, que le dîner ne fut pas retardé, je pense,de plus d’une demi-heure. Seulement, il y avait trop de pâtéschauds et froids.

Chapitre 4

 

 

Le dîner fut fort gai. Le général nous donnades détails très intéressants sur les langues qui se parlent dansle Caucase, et dont les unes sont aryennes et les autrestouraniennes, bien qu’entre les différentes peuplades il yait une remarquable conformité de mœurs et de coutumes. Je fusobligé moi-même de parler de mes voyages, parce que, le comteSzémioth m’ayant félicité sur la manière dont je montais à cheval,et ayant dit qu’il n’avait jamais rencontré de ministre ni deprofesseur qui pût fournir si lestement une traite telle que celleque nous venions de faire, je dus lui expliquer que, chargé par laSociété biblique d’un travail sur la langue des Charruas,j’avais passé trois ans et demi dans la république de l’Uruguay,presque toujours à cheval et vivant dans les pampas, parmi lesIndiens. C’est ainsi que je fus conduit à raconter qu’ayant ététrois jours égaré dans ces plaines sans fin, n’ayant pas de vivresni d’eau, j’avais été réduit à faire comme les gauchos quim’accompagnaient, c’est-à-dire à saigner mon cheval et à boire sonsang.

Toutes les dames poussèrent un cri d’horreur.Le général remarqua que les Kalmouks en usaient de même en desemblables extrémités. Le comte me demanda comment j’avais trouvécette boisson.

– Moralement, répondis-je, elle me répugnaitfort ; mais, physiquement, je m’en trouvai fort bien, et c’està elle que je dois l’honneur de dîner ici aujourd’hui. Beaucoupd’Européens, je veux dire de blancs, qui ont longtemps vécu avecdes Indiens, s’y habituent et même y prennent goût. Mon excellentami, don Fructuoso Rivero, président de la république, perdrarement l’occasion de le satisfaire. Je me souviens qu’un jour,allant au congrès en grand uniforme, il passa devant unrancho où l’on saignait un poulain. Il s’arrêta, descenditde cheval pour demander un chupon, une sucée ; aprèsquoi, il prononça un de ses plus éloquents discours.

– C’est un affreux monstre que votreprésident ! s’écria Mlle Iwinska.

– Pardonnez-moi, chère Pani, lui dis-je, c’estun homme très distingué, d’un esprit supérieur. Il parlemerveilleusement plusieurs langues indiennes fort difficiles,surtout le charrua, à cause des innombrables formes queprend le verbe, selon son régime direct ou indirect, et même selonles rapports sociaux existant entre les personnes qui parlent.

J’allais donner quelques détails assez curieuxsur le mécanisme du verbe charrua, mais le comtem’interrompit pour me demander où il fallait saigner les chevauxquand on voulait boire leur sang.

– Pour l’amour de Dieu, mon cher professeur,s’écria Mlle Iwinska avec un air de frayeur comique, ne le luidites pas. Il est homme à tuer toute son écurie, et à nous mangernous-mêmes quand il n’aura plus de chevaux !

Sur cette saillie, les dames quittèrent latable en riant, pour aller préparer le thé et le café, tandis quenous fumerions. Au bout d’un quart d’heure, on envoya demander ausalon M. le général. Nous voulions le suivre tous ; maison nous dit que ces dames ne voulaient qu’un homme à la fois.Bientôt, nous entendîmes au salon de grands éclats de rire et desbattements de mains.

– Mlle Ioulka fait des siennes, dit lecomte.

On vint le demander lui-même ; nouveauxrires, nouveaux applaudissements. Ce fut mon tour après lui. Quandj’entrai dans le salon, toutes les figures avaient pris un semblantde gravité qui n’était pas de trop bon augure. Je m’attendais àquelque niche.

– Monsieur le professeur, me dit le général deson air le plus officiel, ces dames prétendent que nous avons faittrop d’accueil à leur champagne, et ne veulent nous admettre auprèsd’elles qu’après une épreuve. Il s’agit de s’en aller les yeuxbandés du milieu du salon à cette muraille, et de la toucher dudoigt. Vous voyez que la chose est simple, il suffit de marcherdroit. Êtes-vous en état d’observer la ligne droite ?

– Je le pense, monsieur le général.

Aussitôt, Mlle Iwinska me jeta unmouchoir sur les yeux et le serra de toute sa force parderrière.

– Vous êtes au milieu du salon, dit-elle,étendez la main… Bon ! Je parie que vous ne toucherez pas lamuraille.

– En avant, marche ! dit le général.

Il n’y avait que cinq ou six pas à faire. Jem’avançai fort lentement, persuadé que je rencontrerais quelquecorde ou quelque tabouret, traîtreusement placé sur mon chemin pourme faire trébucher. J’entendais des rires étouffés qui augmentaientmon embarras. Enfin, je me croyais tout à fait près du mur lorsquemon doigt, que j’étendais en avant, entra tout à coup dans quelquechose de froid et de visqueux. Je fis une grimace et un saut enarrière, qui fit éclater tous les assistants. J’arrachai monbandeau, et j’aperçus près de moi Mlle Iwinska tenant un potde miel où j’avais fourré le doigt, croyant toucher la muraille. Maconsolation fut de voir les deux aides de camp passer par la mêmeépreuve, et ne pas faire meilleure contenance que moi.

Pendant le reste de la soirée,Mlle Iwinska ne cessa de donner carrière à son humeur folâtre.Toujours moqueuse, toujours espiègle, elle prenait tantôt l’un,tantôt l’autre pour objet de ses plaisanteries. Je remarquaicependant qu’elle s’adressait le plus souvent au comte, qui, jedois le dire, ne se piquait jamais, et même semblait prendreplaisir à ses agaceries. Au contraire, quand elle s’attaquait àl’un des aides de camp, il fronçait le sourcil, et je voyais sonœil briller de ce feu sombre qui en réalité avait quelque chosed’effrayant. « Folâtre comme une chatte et blanche comme lacrème. » Il me semblait qu’en écrivant ce vers Miçkiewiczavait voulu faire le portrait de la panna Iwinska.

Chapitre 5

 

 

On se retira assez tard. Dans beaucoup degrandes maisons lithuaniennes, on voit une argenterie magnifique,de beaux meubles, des tapis de Perse précieux, et il n’y a pas,comme dans notre chère Allemagne, de bons lits à plume à offrir àun hôte fatigué. Riche ou pauvre, gentilhomme ou paysan, un Slavesait fort bien dormir sur une planche. Le château de Dowghielly nefait point exception à la règle générale. Dans la chambre où l’onnous conduisit, le comte et moi, il n’y avait que deux canapésrecouverts en maroquin. Cela ne m’effrayait guère, car, dans mesvoyages, j’avais couché souvent sur la terre nue, et je me moquaiun peu des exclamations du comte sur le manque de civilisation deses compatriotes. Un domestique vint nous tirer nos bottes et nousdonna des robes de chambre et des pantoufles. Le comte, après avoirôté son habit, se promena quelque temps en silence ; puis,s’arrêtant devant le canapé où déjà je m’étais étendu :

– Que pensez-vous, me dit-il, deIoulka ?

– Je la trouve charmante.

– Oui, mais si coquette !… Croyez-vousqu’elle ait du goût réellement pour ce petit capitaineblond ?

– L’aide de camp ?… Comment pourrais-jele savoir ?

– C’est un fat !… donc, il doit plaireaux femmes.

– Je nie la conclusion, monsieur le comte.Voulez-vous que je vous dise la vérité ? Mlle Iwinskapense beaucoup plus à plaire au comte Szémioth qu’à tous les aidesde camp de l’armée.

Il rougit sans me répondre ; mais il mesembla que mes paroles lui avaient fait un sensible plaisir. Il sepromena encore quelque temps sans parler ; puis, ayant regardésa montre :

– Ma foi, dit-il, nous ferions bien de dormir,car il est tard.

Il prit son fusil et son couteau de chasse,qu’on avait déposés dans notre chambre, et les mit dans une armoiredont il retira la clef.

– Voulez-vous la garder ? me dit-il en mela remettant à ma grande surprise ; je pourrais l’oublier.Assurément, vous avez plus de mémoire que moi.

– Le meilleur moyen de ne pas oublier vosarmes, lui dis-je, serait de les mettre sur cette table, près devotre sofa.

– Non… Tenez, à parler franchement, je n’aimepas à avoir des armes près de moi quand je dors… Et la raison, lavoici. Quand j’étais aux hussards de Grodno, je couchais un jourdans une chambre avec un camarade, mes pistolets étaient sur unechaise auprès de moi. La nuit, je suis réveillé par une détonation.J’avais un pistolet à la main ; j’avais fait feu, et la balleavait passé à deux pouces de la tête de mon camarade… Je ne me suisjamais rappelé le rêve que j’avais eu.

Cette anecdote me troubla un peu. J’étais bienassuré de ne pas avoir de balle dans la tête ; mais, quand jeconsidérais la taille élevée, la carrure herculéenne de moncompagnon, ses bras nerveux couverts d’un noir duvet, je ne pouvaism’empêcher de reconnaître qu’il était parfaitement en état dem’étrangler avec ses mains, s’il faisait un mauvais rêve.Toutefois, je me gardai de lui montrer la moindre inquiétude ;seulement, je plaçai une lumière sur une chaise auprès de moncanapé, et je me mis à lire le Catéchisme de Lawicki, quej’avais apporté. Le comte me souhaita le bonsoir, s’étendit sur sonsofa, s’y retourna cinq ou six fois ; enfin, il paruts’assoupir, bien qu’il fut pelotonné comme l’amant d’Horace, qui,renfermé dans un coffre, touche sa tête de ses genouxrepliés :

Turpi clausus in arca,

Contractum genibus tangas caput…

De temps en temps, il soupirait avec force, oufaisait entendre une sorte de râle nerveux que j’attribuais àl’étrange position qu’il avait prise pour dormir. Une heurepeut-être se passa de la sorte. Je m’assoupissais moi-même. Jefermai mon livre, et je m’arrangeais de mon mieux sur ma couche,lorsqu’un ricanement étrange de mon voisin me fit tressaillir. Jeregardai le comte. Il avait les yeux fermés, tout son corpsfrémissait, et de ses lèvres entr’ouvertes s’échappaient quelquesmots à peine articulés.

– Bien fraîche !… bien blanche !… Leprofesseur ne sait ce qu’il dit… Le cheval ne vaut rien… Quelmorceau friand !…

Puis il se mit à mordre à belles dents lecoussin où posait sa tête, et, en même temps, il poussa une sortede rugissement si fort qu’il se réveilla.

Pour moi, je demeurai immobile sur mon canapéet fit semblant de dormir. Je l’observais pourtant. Il s’assit, sefrotta les yeux, soupira tristement et demeura près d’une heuresans changer de posture, absorbé comme il semblait, dans sesréflexions. J’étais cependant fort mal à mon aise, et je me promisintérieurement de ne jamais coucher à côté de M. le comte. Àla longue pourtant, la fatigue triompha de l’inquiétude, et,lorsqu’on entra le matin dans notre chambre, nous dormions l’un etl’autre d’un profond sommeil.

Chapitre 6

 

 

Après le déjeuner, nous retournâmes àMédintiltas. Là, ayant trouvé le docteur Frœber seul, je lui disque je croyais le comte malade, qu’il avait des rêves affreux,qu’il était peut-être somnambule, et qu’il pouvait être dangereuxdans cet état.

– Je me suis aperçu de tout cela, me dit lemédecin. Avec une organisation athlétique, il est nerveux comme unejolie femme. Peut-être tient-il cela de sa mère… Elle a étédiablement méchante ce matin… Je ne crois pas beaucoup auxhistoires de peurs et d’envies de femmes grosses ; mais ce quiest certain, c’est que la comtesse est maniaque, et la manie esttransmissible par le sang…

– Mais le comte, repris-je, est parfaitementraisonnable ; il a l’esprit juste, il est instruit, beaucoupplus que je ne l’aurais cru, je vous l’avoue ; il aime lalecture…

– D’accord, d’accord, mon cher monsieur ;mais il est souvent bizarre. Il s’enferme quelquefois pendantplusieurs jours ; souvent il rôde la nuit ; il lit deslivres incroyables…, de la métaphysique allemande…, de laphysiologie, que sais-je ! Hier encore, il lui en est arrivéun ballot de Leipzig. Faut-il parler net ? un Hercule a besoind’une Hébé. Il y a ici des paysannes très jolies… Le samedi soir,après le bain, on les prendrait pour des princesses… Il n’y en apas une qui ne fût fière de distraire monseigneur. À son âge, moi,le diable m’emporte !… Non, il n’a pas de maîtresse, il ne semarie pas, il a tort. Il lui faudrait un dérivatif.

Le matérialisme grossier du docteur mechoquant au dernier point, je terminai brusquement l’entretien enlui disant que je faisais des vœux pour que le comte Szémiothtrouvât une épouse digne de lui. Ce n’est pas sans surprise, jel’avoue, que j’avais appris du docteur ce goût du comte pour lesétudes philosophiques. Cet officier de hussards, ce chasseurpassionné lisant de la métaphysique allemande et s’occupant dephysiologie, cela renversait mes idées. Le docteur avait dit vraicependant, et, dès le jour même, j’en eus la preuve.

– Comment expliquez-vous, monsieur leprofesseur, me dit-il brusquement vers la fin du dîner, commentexpliquez-vous la dualité ou la duplicité denotre nature ?…

Et, comme il s’aperçut que je ne le comprenaispas parfaitement, il reprit :

– Ne vous êtes-vous jamais trouvé au hautd’une tour ou bien au bord d’un précipice, ayant à la fois latentation de vous élancer dans le vide et un sentiment de terreurabsolument contraire ?…

– Cela peut s’expliquer par des causes toutesphysiques, dit le docteur ; premièrement, la fatigue qu’onéprouve après une marche ascensionnelle détermine un afflux de sangau cerveau, qui…

– Laissons-là le sang, docteur, s’écria lecomte avec impatience, et prenons un autre exemple. Vous tenez unearme à feu chargée. Votre meilleur ami est là. L’idée vous vient delui mettre une balle dans la tête. Vous avez la plus grande horreurd’un assassinat, et pourtant vous en avez la pensée. Je crois,messieurs, que, si toutes les pensées qui nous viennent en têtedans l’espace d’une heure…, je crois que si toutes vospensées, monsieur le professeur, que je tiens pour un sage, étaientécrites, elles formeraient un volume in-folio peut-être, d’aprèslequel il n’y a pas un avocat qui ne plaidât avec succès votreinterdiction, pas un juge qui ne vous mît en prison ou bien dansune maison de fous.

– Ce juge, monsieur le comte, ne mecondamnerait pas assurément pour avoir cherché ce matin, pendantplus d’une heure, la loi mystérieuse d’après laquelle les verbesslaves prennent un sens futur en se combinant avec unepréposition ; mais, si par hasard j’avais eu quelque autrepensée, quelle preuve en tirer contre moi ? Je ne suis pasplus maître de mes pensées que des accidents extérieurs qui me lessuggèrent. De ce qu’une pensée surgit en moi, on ne peut pasconclure un commencement d’exécution, ni même une résolution.Jamais je n’ai eu l’idée de tuer personne ; mais, si la penséed’un meurtre me venait, ma raison n’est-elle pas là pourl’écarter ?

– Vous parlez de la raison bien à votreaise ; mais est-elle toujours là, comme vous dites, pour nousdiriger ? Pour que la raison parle et se fasse obéir, il fautde la réflexion, c’est-à-dire du temps et du sang-froid. A-t-ontoujours l’un et l’autre ? Dans un combat, je vois arriver surmoi un boulet qui ricoche, je me détourne et je découvre mon ami,pour lequel j’aurais donné ma vie, si j’avais eu le temps deréfléchir…

J’essayai de lui parler de nos devoirs d’hommeet de chrétien, de la nécessité où nous sommes d’imiter le guerrierde l’Écriture, toujours prêt au combat ; enfin je lui fis voirqu’en luttant sans cesse contre nos passions, nous acquérions desforces nouvelles pour les affaiblir et les dominer. Je ne réussis,je le crains, qu’à le réduire au silence, et il ne paraissait pasconvaincu.

Je demeurai encore une dizaine de jours auchâteau. Je fis une autre visite à Dowghielly, mais nous n’ycouchâmes point. Comme la première fois, Mlle Iwinska semontra espiègle et enfant gâtée. Elle exerçait sur le comte unesorte de fascination, et je ne doutai pas qu’il n’en fût fortamoureux. Cependant, il connaissait bien ses défauts et ne sefaisait pas d’illusions. Il la savait coquette, frivole,indifférente à tout ce qui n’était pas pour elle un amusement.Souvent je m’apercevais qu’il souffrait intérieurement de la savoirsi peu raisonnable ; mais, dès qu’elle lui avait fait quelquepetite mignardise, il oubliait tout, sa figure s’illuminait, ilrayonnait de joie. Il voulut m’emmener une dernière fois àDowghielly la veille de mon départ, peut-être parce que je restaisà causer avec la tante pendant qu’il allait se promener au jardinavec la nièce ; mais j’avais fort à travailler, et je dusm’excuser, quelle que fût son insistance. Il revint dîner, bienqu’il nous eût dit de ne pas l’attendre. Il se mit à table, et neput manger. Pendant tout le repas, il fut sombre et de mauvaisehumeur. De temps à autre, ses sourcils se rapprochaient et ses yeuxprenaient une expression sinistre. Lorsque le docteur sortit pourse rendre auprès de la comtesse, le comte me suivit dans machambre, et me dit tout ce qu’il avait sur le cœur.

– Je me repens bien, s’écria-t-il, de vousavoir quitté pour aller voir cette petite folle, qui se moque demoi et qui n’aime que les nouveaux visages ; mais,heureusement, tout est fini entre nous, j’en suis profondémentdégoûté, et je ne la reverrai jamais…

Il se promena quelque temps de long en largeselon son habitude, puis il reprit :

– Vous avez cru peut-être que j’en étaisamoureux ? C’est ce que pense cet imbécile de docteur. Non, jene l’ai jamais aimée. Sa mine rieuse m’amusait. Sa peau blanche mefaisait plaisir à voir… Voilà tout ce qu’il y a de bon chez elle…la peau surtout. De cervelle, point. Jamais je n’ai vu en elleautre chose qu’une jolie poupée, bonne à regarder quand on s’ennuieet qu’on n’a pas de livre nouveau… Sans doute on peut dire quec’est une beauté… Sa beauté est merveilleuse !… Monsieur leprofesseur, le sang qui est sous cette peau doit être meilleur quecelui d’un cheval ?… Qu’en pensez-vous ?

Et il se mit à éclater de rire, mais ce rirefaisait mal à entendre.

Je pris congé de lui le lendemain pourcontinuer mes explorations dans le nord du Palatinat.

Chapitre 7

 

 

Elles durèrent environ deux mois, et je puisdire qu’il n’y a guère de village en Samogitie où je ne me soisarrêté et où je n’ai recueilli quelques documents. Qu’il me soitpermis de saisir cette occasion pour remercier les habitants decette province, et en particulier MM. les ecclésiastiques,pour le concours vraiment empressé qu’ils ont accordé à mesrecherches et les excellentes contributions dont ils ont enrichimon dictionnaire.

Après un séjour d’une semaine à Szawlé, je meproposais d’aller m’embarquer à Klaypeda (port que nous appelonsMemel) pour retourner chez moi, lorsque je reçus du comte Szémiothla lettre suivante, apportée par un de ses chasseurs :

 

« Monsieur le professeur,

« Permettez-moi de vous écrire enallemand. Je ferais encore plus de solécismes, si je vous écrivaisen jmoude, et vous perdriez toute considération pour moi. Je nesais si vous en avez déjà beaucoup, et la nouvelle que j’aie à vouscommuniquer ne l’augmentera peut-être pas. Sans plus de préface, jeme marie, et vous devinez bien à qui. Jupiter se rit desserments des amoureux. Ainsi fait Pirkuns, notre Jupitersamogitien. C’est donc Mlle Julienne Iwinska que j’épouse le 8du mois prochain. Vous seriez le plus aimable des hommes si vousveniez assister à la cérémonie. Tous les paysans de Médintiltas etlieux circonvoisins viendront chez moi manger quelques bœufs etd’innombrables cochons, et, quand ils seront ivres, ils danserontdans ce pré, à droite de l’avenue que vous connaissez. Vous verrezdes costumes et des costumes dignes de votre observation. Vous meferez le plus grand plaisir et à Julienne aussi. J’ajouterai quevotre refus nous jetterait dans le plus triste embarras. Vous savezque j’appartiens à la communion évangélique, de même que mafiancée ; or, notre ministre, qui demeure à une trentaine delieues, est perclus de la goutte, et j’ai osé espérer que vousvoudriez bien officier à sa place. Croyez-moi, mon chez professeur,votre bien dévoué,

« Michel Szémioth. »

Au bas de la lettre, en forme depost-scriptum, une assez jolie main féminine avait ajoutéen jmoude :

« Moi, muse de la Lithuanie, j’écris enjmoude. Michel est un impertinent de douter de votre approbation.Il n’y a que moi, en effet, qui sois assez folle pour vouloir d’ungarçon comme lui. Vous verrez, monsieur le professeur, le 8 du moisprochain, une mariée un peu chic. Ce n’est pas du jmoude,c’est du français. N’allez pas au moins avoir des distractionspendant la cérémonie. »

Ni la lettre, ni le post-scriptum neme plurent. Je trouvai que les fiancés montraient une impardonnablelégèreté dans une occasion si solennelle. Cependant, le moyen derefuser ? J’avouerai encore que le spectacle annoncé nelaissait pas de me donner des tentations. Selon toute apparence,dans le grand nombre de gentilshommes qui se réuniraient au châteaude Médintiltas, je ne manquerais pas de trouver des personnesinstruites qui me fourniraient des renseignements utiles. Monglossaire jmoude était très riche ; mais le sens d’un certainnombre de mots appris de la bouche de paysans grossiers demeuraitencore pour moi enveloppé d’une obscurité relative. Toutes cesconsidérations réunies eurent assez de force pour m’obliger àconsentir à la demande du comte, et je lui répondis que, dans lamatinée du 8, je serais à Médintiltas.

Combien j’eus lieu de m’en repentir !

Chapitre 8

 

 

En entrant dans l’avenue du château, j’aperçusun grand nombre de dames et de messieurs en toilette du matingroupés, sur le perron ou circulant dans les allées du parc. Lacour était pleine de paysans endimanchés. Le château avait un airde fête ; partout des fleurs, des guirlandes, des drapeaux etdes festons. L’intendant me conduisit à la chambre qui m’avait étépréparée au rez-de-chaussée, en me demandant pardon de ne pouvoirm’en offrir une plus belle ; mais il y avait tant de monde auchâteau, qu’il avait été impossible de me conserver l’appartementque j’avais occupé à mon premier séjour, et qui était destiné à lafemme du maréchal de la noblesse ; ma nouvelle chambre,d’ailleurs, était très convenable, ayant vue sur le parc, etau-dessous de l’appartement du comte. Je m’habillai en hâte pour lacérémonie, je revêtis ma robe ; mais ni le comte ni sa fiancéene paraissaient. Le comte était allé la chercher à Dowghielly.Depuis longtemps, ils auraient dû être arrivés ; mais latoilette d’une mariée n’est pas une petite affaire, et le docteuravertissait les invités que, le déjeuner ne devant avoir lieuqu’après le service religieux, les appétits trop impatientsferaient bien de prendre leurs précautions à un certain buffetgarni de gâteaux et de toute sorte de liqueurs. Je remarquai àcette occasion combien l’attente excite à la médisance ; deuxmères de jolies demoiselles invitées à la fête ne tarissaient pasen épigrammes contre la mariée.

Il était plus de midi quand une salve deboîtes et de coups de fusil signala son arrivée, et, bientôt après,une calèche de gala entre dans l’avenue, traînée par quatre chevauxmagnifiques. À l’écume qui couvrait leur poitrail, il était facilede voir que le retard n’était pas de leur fait. Il n’y avait dansla calèche que la mariée, Mme Dowghiello et le comte. Ildescendit et donna la main à Mme Dowghiello.Mlle Iwinska, par un mouvement plein de grâce et decoquetterie enfantine, fit mine de vouloir se cacher sous son châlepour échapper aux regards curieux qui l’entouraient de tous lescôtés. Pourtant, elle se leva debout dans la calèche, et elleallait prendre la main du comte, quand les chevaux du brancard,effrayés peut-être de la pluie de fleurs que les paysans lançaientà la mariée, peut-être aussi éprouvant cette étrange terreur que lecomte Szémioth inspirait aux animaux, se cabrèrent ens’ébrouant ; une roue heurta la borne au pied du perron, et onput croire pendant un moment qu’un accident allait avoir lieu.Mlle Iwinska laissa échapper un petit cri… On fut bientôtrassuré. Le comte, la saisissant dans ses bras, l’emporta jusqu’auhaut du perron aussi facilement que s’il n’avait tenu qu’unecolombe. Nous applaudissions tous à son adresse et à sa galanteriechevaleresque. Les paysans poussaient des vivats formidables, lamariée, toute rouge, riait et tremblait à la fois. Le comte, quin’était nullement pressé de se débarrasser de son charmant fardeau,semblait triompher en le montrant à la foule qui l’entourait…

Tout à coup, une femme de haute taille, pâle,maigre, les vêtements en désordre, les cheveux épars, et tous lestraits contractés par la terreur, parut au haut du perron, sans quepersonne pût savoir d’où elle venait.

– À l’ours ! criait-elle d’une voixaiguë ; à l’ours ! des fusils !… Il emporte unefemme ! tuez-le ! Feu ! feu !

C’était la comtesse. L’arrivée de la mariéeavait attiré tout le monde au perron, dans la cour, ou aux fenêtresdu château. Les femmes mêmes qui surveillaient la pauvre folleavaient oublié leur consigne ; elle s’était échappée, et, sansêtre observée de personne, était arrivée jusqu’au milieu de nous.Ce fut une scène très pénible. Il fallut l’emporter malgré ses criset sa résistance. Beaucoup d’invités ne connaissaient pas samaladie. On dut leur donner des explications. On chuchota longtempsà voix basse. Tous les visages étaient attristés. « Mauvaisprésage » disaient les personnes superstitieuses ; et lenombre en est grand en Lithuanie.

Cependant, Mlle Iwinska demanda cinqminutes pour faire sa toilette et mettre son voile de mariée,opération qui dura une bonne heure. C’était plus qu’il ne fallaitpour que les personnes qui ignoraient la maladie de la comtesse enapprissent la cause et les détails.

Enfin, la mariée reparut, magnifiquement paréeet couverte de diamants. Sa tante la présenta à tous les invités,et lorsque le moment fut venu de passer à la chapelle, à ma grandesurprise, en présence de toute la compagnie, Mme Dowghielloappliqua un soufflet sur la joue de sa nièce, assez fort pour faireretourner ceux qui auraient eu quelque distraction. Ce soufflet futreçu avec la plus parfaite résignation, et personne ne parut s’enétonner ; seulement, un homme en noir écrivit quelque chosesur un papier qu’il avait apporté et quelques-uns des assistants yapposèrent leur signature de l’air le plus indifférent. Ce ne futqu’à la fin de la cérémonie que j’eus le mot de l’énigme. Si jel’eusse deviné, je n’aurais pas manqué de m’élever avec toute laforce de mon ministère sacré contre cette odieuse pratique,laquelle a pour but d’établir un cas de divorce en simulant que lemariage n’a eu lieu que par suite de violence matérielle exercéecontre une des parties contractantes.

Après le service religieux, je crus de mondevoir d’adresser quelques paroles au jeune couple, m’attachant àleur mettre devant les yeux la gravité et la sainteté del’engagement qui venait de les unir, et, comme j’avais encore surle cœur le post-scriptum déplacé de Mlle Iwinska, je luirappelai qu’elle entrait dans une vie nouvelle, non plusaccompagnée d’amusements et de joies juvéniles, mais pleine dedevoirs sérieux et de graves épreuves. Il me sembla que cettepartie de mon allocution produisit beaucoup d’effet sur la mariée,comme sur toutes les personnes qui comprenaient l’allemand.

Des salves d’armes à feu et des cris de joieaccueillirent le cortège au sortir de la chapelle, puis on passadans la salle à manger. Le repas était magnifique, les appétitsfort aiguisés, et d’abord on n’entendit d’autre bruit que celui descouteaux et des fourchettes ; mais bientôt, avec l’aide desvins de Champagne et de Hongrie, on commença à causer, à rire etmême à crier. La santé de la mariée fut portée avec enthousiasme. Àpeine venait-on de se rasseoir, qu’un vieux pane àmoustaches blanches se leva, et, d’une voix formidable :

– Je vois avec douleur, dit-il, que nosvieilles coutumes se perdent. Jamais nos pères n’eussent porté cetoast avec des verres de cristal. Nous buvions dans le soulier dela mariée, et, même dans sa botte ; car, de mon temps, lesdames portaient des bottes en maroquin rouge. Montrons, amis, quenous sommes encore de vrais Lithuaniens. – Et toi, madame, daigneme donner ton soulier.

La mariée lui répondit en rougissant, avec unpetit rire étouffé :

– Viens le prendre, monsieur… ; mais jene te ferai pas raison dans ta botte.

Le pane ne se le fit pas rire deuxfois : Il se mit galamment à genoux, ôta un petit soulier desatin blanc à talon rouge, l’emplit de vin de Champagne et but sivite et si adroitement, qu’il n’y en eut pas plus de la moitié quicoula sur ses habits. Le soulier passa de main en main, et tous leshommes y burent, mais non sans peine. Le vieux gentilhomme réclamale soulier comme une relique précieuse, et Mme Dowghiello fitprévenir une femme de chambre de venir réparer le désordre de latoilette de sa nièce.

Ce toast fut suivi de beaucoup d’autres, etbientôt les convives devinrent si bruyants, qu’il ne me parut plusconvenable de demeurer parmi eux. Je m’échappai de la table sansque personne fît attention à moi, et j’allai respirer l’air endehors du château ; mais, là encore, je trouvai un spectaclepeu édifiant. Les domestiques et les paysans, qui avaient eu de labière et de l’eau-de-vie à discrétion, étaient déjà ivres, pour laplupart. Il y avait eu des disputes et des têtes cassées. Çà et là,sur le pré, des ivrognes se vautraient privés de sentiment, etl’aspect général de la fête tenait beaucoup d’un champ de bataille.J’aurais eu quelque curiosité de voir de près les dansespopulaires ; mais la plupart étaient menées par desbohémiennes effrontées, et je ne crus pas qu’il fût bienséant de mehasarder dans cette bagarre. Je rentrai donc dans ma chambre, jelus quelque temps, puis me déshabillai et m’endormis bientôt.

Lorsque je m’éveillai, l’horloge du châteausonnait trois heures. La nuit était claire, bien que la lune fût unpeu voilée par une légère brume. J’essayai de retrouver lesommeil ; je ne pus y parvenir. Selon mon usage en pareilleoccasion, je voulus prendre un livre et étudier, mais je ne pustrouver les allumettes à ma portée. Je me levai et j’allaistâtonnant dans ma chambre, quand un corps opaque, très gros, passadevant ma fenêtre, et tomba avec un bruit sourd dans le jardin. Mapremière impression fut que c’était un homme, et je crus qu’un denos ivrognes était tombé par la fenêtre. J’ouvris la mienne etregardai ; je ne vis rien. J’allumai enfin une bougie, et,m’étant remis au lit, je repassai mon glossaire jusqu’au moment oùl’on m’apporta mon thé.

Vers onze heures, je me rendis au salon, où jetrouvai beaucoup d’yeux battus et de mines défaites ; j’apprisen effet qu’on avait quitté la table fort tard. Ni le comte ni lajeune comtesse n’avaient encore paru. À onze heures et demie, aprèsbeaucoup de méchantes plaisanteries, on commença à murmurer, toutbas d’abord, bientôt assez haut. Le docteur Frœber prit sur luid’envoyer le valet de chambre du comte frapper à la porte de sonmaître. Au bout d’un quart d’heure, cet homme redescendit, et, unpeu ému, rapporta au docteur Frœber qu’il avait frappé plus d’unedouzaine de fois, sans obtenir de réponse. Nous nous consultâmes,Mme Dowghiello, le docteur et moi. L’inquiétude du valet dechambre m’avait gagné. Nous montâmes tous les trois avec lui.Devant la porte, nous trouvâmes la femme de chambre de la jeunecomtesse tout effarée, assurant que quelque malheur devait êtrearrivé, car la fenêtre de madame était toute grande ouverte. Je merappelai avec effroi ce corps pesant tombé devant ma fenêtre. Nousfrappâmes à grands coups. Point de réponse. Enfin, le valet dechambre apporta une barre de fer, et nous enfonçâmes la porte…Non ! le courage me manque pour décrire le spectacle quis’offrit à nos yeux. La jeune comtesse était étendue morte sur sonlit, la figure horriblement lacérée, la gorge ouverte, inondée desang. Le comte avait disparu, et personne depuis n’a eu de sesnouvelles.

Le docteur considéra l’horrible blessure de lajeune femme.

– Ce n’est pas une lame d’acier, s’écria-t-il,qui a fait cette plaie… C’est une morsure !…

 

Le docteur ferma son livre, et regarda le feud’un air pensif.

– Et l’histoire est finie ? demandaAdélaïde.

– Finie ! répondit le docteur d’une voixlugubre.

– Mais, reprit-elle, pourquoi l’avez-vousintitulée Lokis ? Pas un seul des personnages nes’appelle ainsi.

– Ce n’est pas un nom d’homme, dit leprofesseur.

– Voyons, Théodore, comprenez-vous ce que veutdire Lokis ?

– Pas le moins du monde.

– Si vous vous étiez bien pénétré de la loi detransformation du sanscrit au lithuanien, vous auriez reconnu dansLokis le sanscrit arkcha ou rikscha. Onappelle lokis, en lithuanien, l’animal que les Grecs ontnommé , les Latins ursus et les Allemandsbär.

Vous comprenez maintenant monépigraphe :

Miszka su Lokiu,

Abu du tokiu.

Vous savez que dans, dans le roman duRenard, l’ours s’appelle damp Brum. Chez les Slaves,on le nomme Michel, Miszka en lithuanien, et ce surnom remplacepresque toujours le nom générique, lokis. C’est ainsi que lesFrançais ont oublié leur mot néolatin de goupil ougorpil pour y substituer celui de renard. Je vous enciterai bien d’autres exemples…

Mais Adélaïde remarqua qu’il était tard, et on se sépara.

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