LYSIS de Platon

— De même l’ennemi sera non pas celui qui a de la
haine, mais celui qui en est l’objet. — D’accord.
— En ce cas, il arrive que bien des gens sont aimés par
leurs ennemis et haïs par leurs amis, et qu’ils sont
les amis de leurs ennemis et les ennemis de leurs amis,
s’il est vrai que l’ami soit, non l’aimant, mais l’aimé. C’est
pourtant là une chose bien déraisonnable, mon cher, ou
plutôt impossible, ce me semble, d’être l’ennemi de son
ami et l’ami de son ennemi. — Ton observation me
paraît juste, Socrate.
— Si donc il y a là impossibilité, il faudra bien que celui
qui aime soit l’ami de celui qui est aimé.
— Oui.
— Que celui qui hait soit l’ennemi de celui qui est haï.
— Naturellement.
— Dès lors nous nous trouverons souvent dans la
nécessité de reconnaître, comme dans les cas dont
nous avons parlé, que souvent on est l’ami de qui ne
nous est point ami, souvent même de qui nous est
ennemi, quand nous aimons qui ne nous aime point et
même qui nous hait; et que souvent aussi on est
l’ennemi de qui ne nous est point ennemi, même de qui
nous est ami, lorsque nous haïssons qui ne nous hait
point, et même qui nous est attaché.
— Cela est probable.
— Comment donc ferons-nous si l’ami n’est ni l’aimant,
ni l’aimé, ni même celui qui est à-la-fois l’un et l’autre?
Faut-il supposer un autre rapport dans lequel on peut
devenir réciproquement amis?
— Par Jupiter! je ne sais, Socrate, comment me tirer de
là.

—   N'aurions-nous pas, Ménexène, mal envisagé

les choses?
— C’est ce qu’il me semble, Socrate, dit Lysis, et
aussitôt il rougit.
Je vis bien que ces mots lui étaient échappés malgré lui
par la vivacité de l’attention qu’il nous prêtait, et que sa
physionomie n’avait cessé d’exprimer.
Voulant donc donner du relâche à Ménexène, et charmé
d’ailleurs de l’intelligente curiosité de son camarade, je
me tournai vers lui pour lui adresser la parole:
— Oui, mon cher Lysis, lui dis-je, je crois que tu as
raison, et que si nous eussions mieux dirigé cette
discussion, nous ne nous serions pas égarés de la sorte.
Eh bien, renonçons au chemin que nous avons pris; il
me paraît trop difficile: je suis d’avis que nous en
suivions un autre vers lequel nous nous sommes déjà
tournés, et que nous considérions ce que disent les
poètes. En fait de sagesse, les poètes sont nos pères et
nos guides. Vraiment, ils ne nous expliquent pas mal
l’amitié; ils nous disent que c’est Dieu lui-même qui fait
les amis, en les conduisant l’un vers l’autre. Ils
s’expriment à-peu-près en ces termes, s’il m’en souvient
bien:

Un Dieu rapproche ceux qui se ressemblent ,
et fait qu’ils se connaissent.

N’as-tu jamais rencontré ces vers-là?
— Si fait, Socrate.
— Tu auras peut-être aussi rencontré les ouvrages de
certains hommes fort habiles qui disent précisément la

même chose, savoir, que le semblable est toujours et
nécessairement ami de son semblable ; je veux
parler de ceux qui traitent, dans leurs entretiens et dans
leurs écrits, de la nature et de l’univers.
— Oui, Socrate.
— Trouves-tu qu’ils aient raison?
— Peut-être.
— Peut-être, repris-je, n’ont-ils raison qu’à demi, mais
peut-être aussi entièrement, et ce sera nous qui ne les
entendons pas. Il nous semble en effet que plus un
méchant homme se rapprochera de son pareil et
fera société avec lui, plus il devra devenir son ennemi:
car il lui fera quelque injustice; et il est impossible que
l’offenseur et l’offensé soient bons amis. N’est-il pas vrai?
— Sans doute.
— Il résulte de là qu’une moitié de la maxime serait
fausse, en supposant que les méchants fussent
semblables entre eux.
— Tu as raison.
— Mais ils veulent dire, je crois, que les bons se
ressemblent et sont amis entre eux, tandis qu’au
contraire les méchants sont, à ce qu’on dit du moins,
changeants et variables. Or, ce qui est différent de
soi-même, et contraire à soi-même, ne saurait à
beaucoup près ressembler à quelque autre chose et
l’aimer. N’est-ce pas ton avis?
— Oui, bien.
— Ainsi, mon cher ami, ceux qui disent que le
semblable est ami de son semblable l’entendent, je crois,
en ce sens, que l’homme de bien seul est ami de
l’homme de bien, et que le méchant ne saurait former

jamais ni avec le bon ni avec le méchant une amitié
véritable. Es-tu de cet avis?
Lysis me fit signe que oui.
Nous savons donc maintenant quelles gens sont amis;
car notre raisonnement nous démontre que ce sont
les gens de bien.
— Cela me paraît évident.
— Et à moi aussi, repris-je; pourtant il y a là quelque
chose qui me contrarie. Allons, courage, examinons, de
grâce, ce que je crois entrevoir. Le semblable est ami du
semblable en tant que semblable, et comme tel, il lui est
utile. Mais voyons ceci: est-il quelque bien ou quelque
dommage que le semblable puisse faire à son semblable
qu’il ne puisse se faire à soi-même? en peut-il attendre
quoi que ce soit qu’il ne puisse attendre de soi-
même? Alors, comment les semblables pourraient-ils
s’attacher l’un à l’autre, quand ils ne peuvent se servir de
rien réciproquement? y a-t-il moyen?
— Impossible.
— Et, sans attachement, comment pourrait-on être
amis?
— En aucune manière.
— Mais enfin, quoique le semblable ne soit pas ami du
semblable, il se pourrait que les gens de bien fussent
amis, en tant que gens de bien, sinon en tant que
semblables. — Peut-être. — Mais quoi! l’homme de bien,
en tant qu’homme de bien, ne se suffit-il pas à lui-
même? — Oui.
— Or celui qui se suffit à soi-même, par cela même n’a
besoin de personne.
— Certainement.

— Celui qui n’a besoin de personne ne saurait
s’attacher.
— Non.
— Ne s’attachant pas, il ne peut aimer.
— Non.
— Ne pouvant aimer, il ne peut être ami.
— Non, cela est clair.
— Comment donc voulons-nous que se forme l’amitié
entre les gens de bien, si, absents, ils n’ont pas besoin
les uns des autres, puisque chacun d’eux isolé se suffit à
soi-même, et si, présents, ils ne se sont d’aucune utilité?
Le moyen que de tels hommes se soucient beaucoup l’un
de l’autre?
— Je ne le conçois pas.
— Se souciant si peu l’un de l’autre, ils ne
sauraient être amis.
— Il est vrai.
— Vois donc un peu, Lysis, dans quel panneau on nous
a fait donner! Notre principe a bien l’air de n’être pas
faux à demi seulement.
— Comment cela?
— Il me revient en ce moment à l’esprit d’avoir entendu
quelqu’un soutenir que le semblable est en guerre avec
le semblable, les gens de bien avec les gens de bien.
Mon homme mettait en avant le témoignage d’Hésiode,
qui dit quelque part:
Le potier fait ombrage au potier, le chanteur au
chanteur,
Et le mendiant au mendiant .
Et en général il ajoutait que plus les choses sont
semblables entre elles, plus elles doivent contenir

d’éléments d’envie, de discorde et de haine; et moins
elles sont semblables, d’amitié; que d’ailleurs le pauvre
est de toute nécessité ami du riche, le faible du fort,
pour en avoir du secours; le malade du médecin; et
qu’enfin quiconque est ignorant recherche et aime
l’homme instruit. Alors, se développant de plus en
plus avec hardiesse, tant s’en fallait, selon lui, que le
semblable fût ami de son semblable, que c’était
précisément le contraire qui est ami de son contraire;
que les choses les plus opposées entre elles sont les plus
amies; qu’en effet on a besoin de son contraire et non
de son semblable: par exemple, le sec de l’humide, le
froid du chaud, l’amer du doux, l’aigu de l’obtus, le vide
du plein, le plein du vide, et ainsi du reste; puisque le
contraire sert d’aliment à son contraire, tandis que le
semblable ne profite de rien à son semblable .
Et, en disant ces choses-là, mon cher, il avait l’air d’être
bien sûr de son fait; il parlait à merveille. Et vous, mes
amis, en êtes-vous contents?
— Oui, vraiment, dit Ménexène, autant qu’il est possible
d’en juger sur un premier aperçu.
— Ainsi nous admettons que chaque chose est
éminemment amie de son contraire?
— Oui.
— Bon; mais n’est-ce pas en vérité bien étrange,
Ménexène? et n’allons-nous pas voir tomber sur nous
sans pitié nos autres habiles raisonneurs, qui nous
demanderont si la haine et l’amitié ne sont pas des
choses fort contraires? Que leur répondrons-nous? ne
sommes-nous pas forcés de leur accorder ce point?
— Nécessairement.

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