Ma Vie – Récit d’un provincial

Chapitre 20

 

Si j’avais eu l’envie de me commander unebague, j’aurais choisi la devise : « Rien nepasse ! » Je crois que rien ne passe en effet et toutlaisse une trace ; le moindre de nos pas a une significationdans cette vie, comme dans la vie future.

Ce que j’ai vécu n’a pas été vain. Mes grandsmalheurs, ma patience ont touché le cœur des habitants etaujourd’hui, on ne m’appelle plus Petit Profit. On ne se moque plusde moi, et, quand je passe au marché, on ne me lance plus d’eau. Ons’est accoutumé à ce que je sois ouvrier et à ce que, bien quenoble, je porte des seaux de couleur et pose des carreaux. Aucontraire, on me donne volontiers des commandes et je passe pourbon ouvrier et pour le meilleur entrepreneur de la ville aprèsRédka, qui, bien que guéri et peignant comme avant les coupoles desclochers sans échafaudage, n’a plus la force d’en venir à bout avecses ouvriers ; je cours la ville à sa place pour trouver descommandes. J’embauche et je paie les ouvriers ; j’emprunte del’argent à gros intérêts ; et maintenant, je comprends qu’onpuisse, pour une commande de rien, courir la ville deux ou troisjours pour trouver des couvreurs. On est poli avec moi ; on medit « vous », et, dans les maisons où je travaille, onm’offre du thé, et on envoie demander si je ne veux pas dîner. Lesenfants et les jeunes filles viennent souvent et me regardent aveccuriosité et tristesse.

Un jour, comme je travaillais dans le jardindu gouverneur, peignant en faux marbre un pavillon, le gouverneur yentra. Et, par désœuvrement, il se mit à me parler. Je lui rappelaile jour où il m’avait fait venir chez lui pour une explication. Ilme regarda un instant, puis il fit sa bouche en 0, écartales bras et dit :

– Je ne me rappelle pas.

J’ai vieilli, je suis devenu silencieux, rude,sévère. Je ris rarement, et on dit que je ressemble à Rédka. Commelui, j’ennuie les ouvriers par mes sermons inutiles.

Maria Vîctorovna, mon ex-femme, vit maintenantà l’étranger. Son père, l’ingénieur, construit un chemin de ferdans les provinces orientales, et il y achète des terres. Ledocteur Blagovo est aussi à l’étranger. La propriété de Doubètchniaest revenue à Mme Tchéprakov qui l’a rachetée àl’ingénieur avec vingt pour cent de rabais. Moïsséy porte unchapeau melon ; il vient souvent pour affaires en ville surune araignée ; et il s’arrête devant la banque. On dit qu’il adéjà acheté un bien par cession et qu’il s’informe constamment à labanque au sujet de Doubètchnia qu’il compte aussi acheter. Lepauvre Ivane Tchéprakov a longtemps battu le pavé de la ville, nefaisant rien et s’enivrant. J’ai essayé de lui faire gagner sa vieavec nous, et, pendant un temps, il peignait les toits, posait lesvitres, et y avait pris goût. Il volait l’huile comme un véritableouvrier, demandait des pourboires, et s’enivrait. Mais bientôt letravail l’ennuya. Il devint triste et revint à Doubètchnia. Et lesouvriers me confièrent ensuite qu’il les avait incités à aller aveclui, la nuit, tuer Moïsséy et dévaliser la générale.

Mon père a beaucoup vieilli. Il est voûté etse promène le soir devant sa maison. Je ne vais jamais chezlui.

Prokôfy, pendant le choléra, traitait lesmarchands avec de la poivrée additionnée de goudron et se faisaitpayer ; comme je l’appris par notre journal, il fut condamnéaux verges parce qu’il avait, dans sa boutique, mal parlé desmédecins. Son commis Nicôlka est mort du choléra ; Kârpovnaest encore vivante ; elle aime et craint son Prokôfy commeavant. En me voyant elle dit chaque fois, hochant la tête et avecun soupir : Malheur, malheur à toi !

Pendant la semaine, je suis occupé du matin ausoir ; mais les jours de fêtes, quand il fait beau, je prendssur mes bras ma minuscule nièce (ma sœur attendait un garçon etelle eut une fille), et je vais lentement jusqu’au cimetière. Là,je demeure longtemps à regarder la tombe qui m’est chère. Et je disà la petite fille que sa mère est couchée là.

Quelquefois, je rencontre près de la tombeAnioûta Blagovo. Nous nous disons bonjour et nous restonssilencieux, ou bien nous parlons de Cléopâtra, de son enfance et dela tristesse qu’il y a à vivre sur cette terre. Puis, sortis ducimetière, nous marchons en silence et elle ralentit le pas, afinde rester plus longtemps avec moi. Joyeuse, clignant les yeux à lalumière vive du jour, la petite tend vers elle ses petitesmains ; nous nous arrêtons, et nous la caressons ensemble.

Quand nous rentrons dans la ville, AnioûtaBlagovo, troublée et rougissante, me dit adieu et continue àmarcher seule, sérieuse et sévère… Aucun de ceux qui la rencontrentne peut penser qu’elle vient de marcher à côté de moi, et qu’elle acaressé l’enfant.

1896.

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