Ma Vie – Récit d’un provincial

Unnuage doré avait passé la nuit au sein d’un rocher géant…

LERMONTOV.

Dans la chambre que le patron ducabaret[21], le cosaque SémioneTchistoplouï[22], appelait lui-même la chambre devoyageurs – car elle leur était exclusivement réservée, – étaitassis, près d’une grande table en bois blanc, un homme d’unequarantaine d’années, grand et large d’épaules.

Accoudé à la table et la tête appuyée sur unpoing, il dormait… Un bout de chandelle, planté dans un pot àpommade, éclairait sa barbe blonde, son nez gros et large, sesjoues hâlées, ses sourcils épais et noirs, pendants sur ses yeuxfermés… Nez, joues, sourcils, tous ses traits, pris à part, étaientgrossiers et lourds, comme le meuble et le poêle de la« chambre des voyageurs », mais, dans leur ensemble, il yavait quelque chose d’harmonieux et même de beau. C’est le secretdes visages russes : plus les traits en sont gros et lourds,plus ils semblent doux et avenants. L’homme portait un veston debonne coupe, râpé, mais ourlé d’une large ganse neuve, un gilet develours, et de larges pantalons noirs, rentrés dans de hautesbottes.

Sur l’un des bancs qui entouraient les mursdormait, sur une pelisse de renard, une petite fille d’une huitained’années, en robe marron avec de longs bas noirs. Ses cheveuxétaient blonds, sa figure pâle, ses épaules étroites, tout soncorps maigre et fluet. Son nez saillant formait une pomme aussigrosse et aussi laide que celle du nez de l’homme. La fillettedormait profondément sans même sentir que son peigne rond, glisséde ses cheveux, lui mordait la joue.

La « chambre des voyageurs » avaitun air de fête. On y sentait l’odeur des planchers fraîchementlavés ; aucune guenille ne pendait sur la corde qui latraversait diagonalement, et, dans le coin droit, au-dessus de latable, mettant une tache rouge sur l’icône de saintGeorges-vainqueur, une veilleuse brûlait. Suivant la plus sévère etla plus prudente gradation pour passer du divin à l’humain, touteune rangée de gravures populaires s’allongeait des deux côtés del’icône. Aux lumières vagues du bout de chandelle et de laveilleuse, ces images présentaient un bandeau continu, semé detaches noires. Quand le poêle de faïence, se mettant à l’unisson dutemps qu’il faisait, aspirait l’air en hurlant, et que les bûches,comme réveillées, s’embrasaient d’une flamme vive et geignaientavec colère, des taches rougeâtres se mettaient à danser sur lesmurs et l’on pouvait voir se dresser au-dessus de l’homme endormi,soit Séraphime-le-vénérable, soit le shah Nassr-Eddin, soit unBambin gras et basané, les yeux écarquillés, qui murmurait quelquechose à l’oreille d’une Vierge d’une figure extraordinairementstupide et indifférente…

Dehors, la tourmente grondait. Quelque chosede forcené, de mauvais et de profondément malheureux courait avecla fureur d’un fauve, tout autour du cabaret, tâchant de pénétrerau dedans. Claquant les portes, cognant aux fenêtres, frappant surle toit, griffant les murailles, cela parfois menaçait, parfoissuppliait, parfois s’apaisait un peu, puis s’engouffrait avec unhurlement joyeux et perfide dans la cheminée ; mais, alors,les bûches flambaient, et le feu, comme un chien de garde, sejetait avec rage sur l’ennemi ; la lutte s’engageait, suiviede sanglots, de glapissements et d’un mugissement furieux. En toutcela, on percevait du ressentiment inquiet, la haine inassouvie,l’impuissance offensée de quelqu’un accoutumé à vaincre.

Comme sous l’incantation de cette musiquesauvage, diabolique, la « chambre des voyageurs »semblait muette et figée pour toujours. Soudain pourtant la portegrinça, et le petit garçon de cabaret en veste-chemise de calicot,toute neuve, entra. Boitant, clignant ses yeux ensommeillés, ilmoucha la chandelle avec ses doigts, mit des bûches dans le poêleet sortit. Au même instant, minuit sonna à l’église de Rogatchy, àtrois cents pas du cabaret. Le vent se mit, comme avec des floconsde neige, à jouer avec les sons de la cloche. Les pourchassant, illes dispersait en tous sens si bien que certains coups étaientcoupés nets, tandis que d’autres s’allongeaient en un sonondulé ; d’autres se perdaient entièrement dans le hululementgénéral. L’un des coups vibra aussi distinctement dans la chambreque si l’on eût sonné sous les fenêtres.

La fillette qui dormait tressaillit et leva latête. Elle regarda inconsciemment une seconde la fenêtre sombre,puis Nassr-Eddin, sur lequel glissait à ce moment le reflet pourpredu poêle, et elle dirigea son regard vers l’homme qui dormait.

– Papa, dit-elle.

L’homme ne bougea pas.

La petite fille se renfrogna avec colère, secoucha et replia ses jambes sous elle. Quelqu’un dans le cabaretbâilla longuement. Peu après, la poulie de la porte grinça et desvoix confuses retentirent. Quelqu’un entra, et, secouant la neigede ses vêtements, frappa sourdement le parquet de ses bottes defeutre.

– Qu’est-ce que c’est ? demandaparesseusement une voix de femme.

– C’est Mlle Ilovaïskiqui arrive… répondit une grosse voix profonde.

Derechef la poulie grinça. On entendit lebruit du vent qui s’engouffrait. Quelqu’un – probablement le garçonboiteux – s’approcha de la porte de la chambre des voyageurs.Toussotant en se retenant, il tira le loquet.

– Par ici, honorée demoiselle[23], veuillez entrer, dit une femme à lavoix chantante ; ici, c’est propre, ma belle.

La porte s’ouvrit toute large, et, sur leseuil apparut un paysan barbu. Vêtu d’un cafetan de cocher, ilportait sur l’épaule une grande malle et était couvert de neige dela tête aux pieds. Après lui entra, presque deux fois moins grandeque l’homme, une silhouette de femme, sans figure et sans mainsEmpaquetée, emmitouflée, elle ressemblait à un ballot, et étaitcouverte de neige elle aussi. Comme d’une cave, il vint, du cocheret du ballot, du froid sur la petite fille. La flamme de lachandelle vacilla.

– Quelles sottises !… dit le balloten colère ; on peut parfaitement marcher ! Il ne resteque douze verstes, et presque toujours à travers bois ; on nepeut pas se perdre…

– Nous ne nous serions pas perdus,mademoiselle, mais les chevaux n’en peuvent plus, répondit lecocher. Ah ! le Seigneur le voie !… comme si je lefaisais exprès !…

– Dieu sait où tu m’as amenée !…Mais, chut !… On dort, je crois, ici… Va-t’en.

Le cocher posa la malle à terre et des couchesde neige glissèrent de ses épaules. Il fit un reniflement pareil àun sanglot et s’en alla.

La petite fille vit ensuite deux petites mainssortir du milieu du ballot. Elles se levèrent en l’air et se mirentà démêler nerveusement un fouillis de châles, de fichus etd’écharpes. D’abord tomba à terre un châle, puis un passe-montagne,puis un fichu blanc tricoté. Ayant dégagé sa tête, la voyageusequitta sa pelisse et se trouva soudain réduite de moitié. Elleavait maintenant un long manteau gris, à gros boutons, et despoches qui bâillaient. D’une de ces poches, elle tira un rouleau depapier, et, de l’autre, un trousseau de grosses et grandes clés,qu’elle jeta avec si peu de soin sur la table, que l’homme endormitressaillit et ouvrit les yeux.

Il regarda un instant stupidement autour delui, comme ne comprenant pas où il était ; puis il secoua latête, se leva et alla se mettre dans un coin de la pièce, où ils’assit… La nouvelle venue quitta son manteau et fut encore réduitede moitié. Elle enleva ses bottes de dessus en peluche, et s’assitégalement.

Elle ne ressemblait plus maintenant à unballot. C’était une brune et maigre petite personne d’une vingtained’années, mince comme un petit serpent, la figure allongée etblanche, les cheveux bouclés.

Elle avait un long nez pointu, le menton longaussi et pointu, de longs cils, les coins de la bouche pointus, et,grâce à toutes ces pointes, l’expression de la figure semblaitaiguë. Serrée dans une robe noire, avec une profusion de dentellesau cou et aux manches, des coudes pointus et de longs doigts roses,elle faisait songer à un portrait de dame anglaise du moyen âge.L’expression sérieuse et concentrée de son visage augmentait cetteressemblance.

La jeune personne examina la chambre, regardadu coin de l’œil l’homme et la fillette, et, ayant levé lesépaules, s’assit près d’une fenêtre. Les fenêtres obscurestremblaient à l’humide vent d’ouest. De gros flocons de neige,étincelants de blancheur, se collaient aux vitres, maisdisparaissaient aussitôt, emportés par le vent. La sauvage musiquedevenait de plus en plus bruyante.

Après un long silence, la fillette se retournasoudain et dit, en scandant rageusement chaque mot :

– Seigneur, Seigneur, que je suismalheureuse !… Plus malheureuse que qui que ce soit !

L’homme se leva, et d’un air de faute, àpetits pas précipités, qui n’allaient pas du tout avec son énormetaille et sa grande barbe, il s’empressa vers la fillette.

– Tu ne dors pas, petite amie ? luidemanda-t-il d’une voix qui s’excusait. Que veux-tu ?

– Je ne veux rien. J’ai mal à l’épaule.Tu es un méchant, papa, et Dieu te punira ! Tu verras qu’il tepunira !

– Ma chérie, je sais que tu as mal àl’épaule, mais que puis-je faire, petite amie ? dit l’homme,du ton dont un mari un peu ivre se justifie devant son épousesévère. Si tu as mal à l’épaule, Sacha[24], c’est àcause du voyage. Demain nous arriverons ; tu te reposeras etça passera !…

– Demain, demain… tu me le dis chaquejour… Nous serons encore au moins vingt jours en route !…

– Mais, petite amie, ma parole de papa,nous arriverons demain. Je ne mens jamais ; si la tempête deneige nous a surpris, ce n’est pas ma faute.

– Je ne peux plus y tenir ! Je ne lepuis plus !… je ne le puis plus !…

Sacha battit du pied brusquement et remplit lachambre de pleurs aigus et désagréables. Son père laissa tomber samain avec accablement et regarda, déconcerté, la jeune femme.Celle-ci leva les épaules et s’approcha irrésolument del’enfant.

– Chérie, dit-elle, pourquoipleurer ? C’est vrai que ce n’est pas bon d’avoir mal àl’épaule, mais que faire ?

– Voyez-vous, madame, dit l’hommevivement, comme s’il se disculpait, il y a deux nuits que nous nedormons pas, et nous avons voyagé dans une voiture horrible. Alors,certes, il est naturel qu’elle soit malade et en ait assez. Etencore, figurez-vous, nous sommes tombés sur un cocher ivre, et onnous a volé notre malle… Le chasse-neige tout le temps… Mais de là,à pleurer, madame !… Au reste, cela m’a fatigué, moi aussi dedormir assis ; je suis comme un homme ivre. Ma parole, Sacha,on a le cœur assez gros ici sans que tu pleures !

L’homme hocha la tête, fit un geste accablé ets’assit.

– Certainement, il ne faut pas pleurer,dit la jeune personne brune ; il n’y a que les enfants au seinqui pleurent. Si tu es malade, chérie, il faut te déshabiller etdormir. Laisse-moi te déshabiller !

Quand ce fut fait et la fillette calmée, lesilence se rétablit. Assise près de la fenêtre, la jeune personneregarda encore avec perplexité la chambre de l’auberge, l’icône, lepoêle… Visiblement, cette chambre, la petite au gros nez, enchemise courte de garçon, et le père de la petite, lui semblaientétranges. Cet homme singulier, assis dans son coin, confus comme unhomme ivre, regardait de côtés et d’autres et se frottait la figurede la paume de ses mains. Il se taisait, clignait des yeux et, enregardant sa figure à mine coupable, il était difficile de supposerqu’il se mettrait à parler bientôt ; ce fut pourtant lui quiparla le premier.

Glissant les mains sur ses genoux, ayanttoussé et souriant narquoisement, il dit :

– C’est une comédie, ma parole !… Jeregarde et n’en crois pas mes yeux. Pour quoi diable le sort nousa-t-il jetés dans cette dégoûtante auberge ? Qu’entend-il nousenseigner par là ? La vie fait parfois des sauts si périlleuxqu’on en ouvre les yeux, éberlué… Allez-vous loin,madame ?

– Non, répondit la jeune personne ;je vais de notre propriété à vingt verstes d’ici dans une ferme oùvivent mon père et mon frère. Je m’appelle Ilovaïski et la fermeporte notre nom ; elle est à douze verstes d’ici. Quel tempsdésagréable !

– Rien de pire.

Le petit boiteux entra et mit un nouveau boutde chandelle dans le pot à pommade.

– Tu devrais, mon petit, nous apporter unsamovar, lui dit l’homme.

– Qui prend du thé maintenant ?répondit le boiteux en riant. C’est un péché d’en boire avantmatines.

– Bah ! ce n’est pas toi quibrûleras en enfer.

En prenant du thé, les nouvelles connaissancescausèrent. Mlle Ilovaïski apprit que soninterlocuteur s’appelait Grigôri Pétrôvitch Lîkharév, qu’il étaitfrère de ce Lîkharév, qui était maréchal de la noblesse dans un desdistricts voisins, que lui-même y avait jadis été propriétaire,mais que, bien entendu, il avait fini par se ruiner.

Lîkharév, de son côté, apprit queMlle Ilovaïski se nommait Maria Mikhâïlovna, queson père possédait une immense propriété, mais qu’elle s’enoccupait seule, parce que son père et son frère ne regardaient lavie que de loin et aimaient trop les lévriers et la chasse.

– Mon père et mon frère sont seuls à laferme, absolument seuls, raconta Mlle Ilovaïski enremuant les doigts. (En parlant, elle avait l’habitude de remuerles doigts devant sa figure pointue et, après chaque phrase, ellepassait sa langue pointue sur ses lèvres.) Mes hommes sontinsouciants et ne prendraient pas la peine de lever un doigt poureux-mêmes. Mon père est fantasque et mon frère, chaque soir, a lesjambes fauchées. Je m’imagine qui leur préparera un souper de finde jeûne[25]. Maman est morte et nous avons desdomestiques qui, sans moi, ne savent pas mettre une nappe comme ilfaut. Vous pouvez vous figurer maintenant leur situation. Ilsn’auront pas de souper, et il faut que je reste ici toute la nuit.Comme tout cela est étrange !

Mlle Ilovaïski haussa lesépaules, but quelques gouttes de thé et dit :

– Certaines fêtes ont un parfum à elles.À Pâques, à la Trinité et à Noël, l’air a une odeur spéciale. Lesincroyants eux-mêmes aiment ces fêtes. Mon frère, par exemple,prétend que Dieu n’existe pas ; mais, à Pâques, il est lepremier à courir à la messe de minuit.

Lîkharév, amusé et riant, leva les yeux surMlle Ilovaïski.

– On prétend, continua la jeune fille, enriant, elle aussi, que Dieu n’existe pas, mais pourquoi tous lesécrivains célèbres, les savants, les gens d’esprit finissent-ilspar croire, dites-moi, à la fin de leur vie ?

– Celui, mademoiselle, qui n’a pas cru ensa jeunesse, ne croira pas dans sa vieillesse, fût-il unarchi-écrivain…

À en juger par sa toux, Lîkharév avait unevoix de basse, mais, par crainte sans doute de parler trop haut oupar timidité, il parlait comme s’il avait une voix de ténor.

Après un instant de silence, il soupira etdit :

– À mon sens, la foi est une dispositionparticulière ; c’est comme un talent, on naît avec elle.Autant que j’en puis juger par moi-même, par les gens que j’airencontrés dans ma vie et par tout ce qui s’est passé autour demoi, cette disposition-là est, au plus haut degré, particulière auxRusses. Voudriez-vous me verser encore une tasse ? La vierusse est une suite ininterrompue de fois et d’exaltations, etquant à l’incroyance ou aux négations, si vous voulez que je vousle dise, elle n’y a pas encore goûté. Si un Russe ne croit pas enDieu, c’est qu’il croit à autre chose.

Lîkharév prit la tasse de thé que lui tendaitMlle Ilovaïski, en but d’un trait la moitié etreprit :

– Pour moi, voici ce que je puis vousdire. La nature a mis en mon âme une extraordinaire faculté decroire. J’appartins la moitié de ma vie – il ne faudrait pas direcela la nuit – à la légion des athées et des nihilistes ; maisdans ma vie, il n’y a pas eu une seule heure où je n’aie pas cru.Tous les talents se révèlent d’ordinaire dès le bas âge, et mafaculté se fit jour aussi, alors que j’en étais encore à marchersous la table. Ma mère aimait que les enfants mangeassent beaucoupet, quand elle me servait, elle disait : « Mange, leprincipal dans la vie, c’est la soupe. » Je la croyais et jemangeais de la soupe dix fois par jour ; j’en avalais comme unrequin jusqu’au dégoût, jusqu’à m’en trouver mal… Ma bonne medisait des contes et je croyais aux lares, aux follets, à toutesles diableries. Je volais du sublimé corrosif à mon père ;j’en saupoudrais des biscuits et les portais au grenier pour que,figurez-vous, les lares, après en avoir mangé, en crevassent… Etquand j’eus appris à lire et que je compris ce que je lisais, cefut plus beau encore ! Je me sauvais en Amérique, jem’enfuyais chez les brigands, je demandais à entrer au couvent, etje payais des gamins pour qu’ils me fissent souffrir pour l’amourdu Christ. Et, remarquez que ma foi était toujours agissante et nonlettre morte. Si je m’enfuyais en Amérique, ce n’était jamais toutseul ; j’entraînais quelque petit imbécile comme moi, etj’étais heureux quand je gelais à la barrière de la ville et quandon me fouettait pour mes exploits. Si je m’en allais chez lesbrigands, je revenais immanquablement avec la figure démolie. Uneenfance, je vous le dis, des plus mouvementées ! Et quand onme mit au lycée et qu’on se mit à m’y déverser toute sorte devérités comme le mouvement de la terre autour du soleil ou comme leblanc qui n’est pas blanc, mais composé de sept couleurs, ma pauvretête tourna. Tout s’effondra autour de moi, et Josué qui arrêta lesoleil, et ma mère qui n’admettait pas les paratonnerres parrespect du prophète Élie, et mon père, que les vérités que l’onm’enseignait laissaient froid. Ce qui m’était révélé m’inspirait.Je marchais comme un halluciné dans notre maison, dans l’écurie,prêchant mes vérités ; je m’effrayais de l’ignorance commune,je brûlais de haine contre ceux qui ne voyaient dans le blanc quedu blanc. Du reste, tout cela n’est que fadaises et gamineries. Mesexaltations sérieuses, et, pour ainsi dire, viriles, commencèrent àl’Université. Vous avez, sans doute, mademoiselle, suivi des coursquelque part ?

– À Novotcherkassk, à l’Institut duDon.

– Vous n’avez pas suivi des cours defaculté, alors vous ne savez pas ce que sont les sciences. Toutesles sciences, tant qu’il y en ait au monde, portent une même livréesans laquelle elles se regardent comme impossibles ; c’est larecherche de la vérité. Chacune d’elles, même une vaguepharmacognosie, n’a pour but ni l’utilité, ni les commodités de lavie, mais la vérité. C’est remarquable ! Quand on se met àétudier une science, le commencement vous frappe toujours. Il n’estrien de plus attrayant, de plus magnifique, je dois vous ledire ; rien n’étourdit et ne saisit davantage l’esprit que lecommencement de n’importe quelle science. Après les cinq ou sixpremières leçons, des espérances lumineuses vous ravissent auciel ; vous vous croyez déjà maître de la vérité… Et jem’adonnai aux sciences tout entier, passionnément, comme on sedonne à la femme que l’on aime. J’étais leur serf, et, en dehorsd’elles, je ne voulais connaître aucune autre lumière. Nuit etjour, sans redresser l’échine, je piochais. Je me ruinais enlivres. Je pleurais quand, sous mes yeux, des gens exploitaient lascience dans leurs intérêts privés. Mais mon engouement ne duraitpas longtemps. Chaque science, c’est un fait, a un commencement,mais n’a pas de fin, ainsi que les fractions périodiques. Lazoologie a découvert 35 000 espèces d’insectes ; lachimie compte 60 corps simples ; si, avec le temps, on ajouteà la droite de ces chiffres des dizaines de zéros, la zoologie etla chimie seront aussi éloignées de leur fin que maintenant ;tout le travail scientifique moderne ne consiste qu’à grossir deschiffres. Je m’avisai de ce jeu quand je trouvai une trente-cinqmille et unième espèce, sans en ressentir de satisfaction. Je n’euspas le temps de souffrir de ma déception, car rapidement unecroyance nouvelle s’empara de moi. Je me jetai dans le nihilismeavec ses proclamations, ses partages noirs[26] ettoutes ses facéties. J’allai au peuple. Je travaillai dans desfabriques. Je fus graisseur, hâleur. Puis, lorsque parcourant notreRussie, je pus deviner la vie russe, je devins un fervent adorateurde cette vie. J’aimai le peuple russe jusqu’à en souffrir ; jel’aimais et croyais son Dieu, sa langue, ses productions, etc. Jefus en mon temps slavophile. J’ennuyai Aksâkov[27] demes lettres, je fus ukraïnophile, archéologue, collectionneur despécimens d’art populaire… Je m’engouais des idées, des gens, desévénements, des lieux… Je m’emballais sans désemparer. Il y a cinqans, je m’adonnai à la négation de la propriété. Ma dernière foifut la non-résistance au mal[28].

Sacha soupira plusieurs fois et s’agita ;Lîkharév se leva et s’approcha d’elle.

– Petite amie, lui demanda-t-iltendrement, ne veux-tu pas du thé ?

– Bois-le toi-même, réponditgrossièrement la fillette.

Déconcerté, Lîkharév revint vers la table avecun air de faute.

– Au total, vous avez eu une vie gaie,lui dit Mlle Ilovaïski ; vous avez matière àsouvenirs.

– Oui, si vous voulez, tout cela est gaiquand on est assis à boire du thé avec une aimable interlocutriceet quand on bavarde ; mais demandez-moi ce que m’a coûté cettegaieté, ce que m’a coûté la diversité de ma vie ! Je croyais,voyez-vous, mademoiselle, non pas comme un docteur allemand enphilosophie qui croit zierlich manierlich[29] ; je ne fuyais pas le monde, etchaque épreuve d’une nouvelle foi m’accablait et déchirait machair. Jugez-en vous-même. J’étais riche comme mes frères, etaujourd’hui, je suis pauvre. Dans la fumée de mes exaltations, j’aidilapidé ma fortune, celle de ma femme et beaucoup d’argent desautres. J’ai maintenant quarante-deux ans ; la vieillesse estproche, et je suis sans asile, comme un chien qui s’est écarté lanuit de la file des chariots. De ma vie, je n’ai su ce qu’était lerepos. Mon âme languissait sans cesse ; elle souffrait même deses espérances… Je m’exténuais à un travail pénible, désordonné.J’ai supporté des privations. J’ai été cinq fois en prison. On m’atraîné dans les gouvernements d’Arkhangel et de Tobolsk… Ça faitmal d’y penser. Je vivais et, dans l’ivresse de mes emballements,je ne voyais pas passer la vie. Le croiriez-vous, je ne me souviensd’aucun printemps ; je ne remarquai ni comme ma femmem’aimait, ni comment naissaient mes enfants. Que vous direencore ? J’étais un malheur pour tous ceux qui m’aimaient… Mamère a fait son deuil de moi depuis tantôt quinze ans, et mesfrères orgueilleux qui ont, à cause de moi, souffert dans leur âme,rougi, plié le dos, dépensé de l’argent, en sont venus, à la fin, àme détester comme le poison.

Lîkharév se leva et se rassit.

– Si je n’avais été que malheureux, j’enremercierais Dieu, poursuivit-il sans regarderMlle Ilovaïski. Mon malheur personnel passe ausecond plan lorsque je me souviens combien de fois, dans mesengouements, je fus inepte, loin de la vérité, injuste, cruel etdangereux. Combien souvent j’ai haï et méprisé de toute mon âmeceux qu’on devrait aimer, et vice versa ! J’ai trahiles gens mille fois. Aujourd’hui je croyais et me prosternais, et,le lendemain, je reniais et fuyais déjà, comme un lâche, mes dieuxet mes amis de la veille, et j’avalais en silence le nom de gredinque l’on me criait dans le dos. Dieu seul a vu combien souvent mesemballements m’ont fait pleurer de honte et mordre monoreiller ! Pas une fois en ma vie je n’ai menti sciemment etn’ai fait le mal ; mais ma conscience n’est pas tranquille.Mademoiselle, je ne peux pas même me flatter de n’avoir aucune viesur la conscience : ma femme est morte sous mes yeux, accabléede mon dérèglement. Oui, ma femme !… Tenez, il y a deux façonsde se comporter envers les femmes. Les uns mesurent leurs crânespour prouver que la femme est inférieure à l’homme, cherchent sesdéfauts pour se moquer d’elle, paraître originaux à ses yeux mêmes,et justifier leur animalité à son égard ; d’autres tâchent detoutes leurs forces de relever la femme jusqu’à eux, autrement ditde lui faire avaler les 35 000 espèces d’insectes et de luifaire dire et écrire les mêmes bêtises qu’ils disent et qu’ilsécrivent…

La figure de Lîkharév s’assombrit.

– Et moi je vous dirai, prononça-t-ild’une voix grave, en frappant la table du poing, je vous dirai quela femme a été et sera toujours l’esclave de l’homme. Elle est unecire ductile, délicate, de laquelle l’homme a toujours modelé toutce qu’il a voulu. Seigneur, mon Dieu ! pour le vagueengouement d’un homme quelconque, la femme coupe ses cheveux,quitte sa famille, meurt en exil… Et les idées pour lesquelles ellese sacrifie, il n’en est pas une de féminine !… Une esclavedévouée, sans conditions ! Je n’ai pas mesuré de crânes, jedis cela par une dure et amère expérience. Les femmes les plusfières, les plus indépendantes, quand je parvenais à leurcommuniquer ce qui m’inspirait, me suivaient sans raisonner, sansquestionner, et faisaient tout ce que je voulais. J’ai fait unenihiliste d’une nonne qui tira, comme je l’ai entendu dire plustard, sur un gendarme. Ma femme ne m’abandonna pas une minute dansmes ballottements. Comme une girouette, elle changeait sa foi quandje changeais mes vues.

Lîkharév se leva et marcha de long enlarge.

– Esclavage noble, élevé ! C’est enlui justement, dit-il en joignant les mains avec bruit, que résidele sens élevé de la vie de la femme ! De l’effroyable amas denotions qui s’est fait en ma tête dans tout le temps de mesrelations avec les femmes, j’ai conservé dans mon souvenir, commesur un filtre, non pas des idées, ni des grands mots, ni de laphilosophie, mais seulement cette extraordinaire soumission audestin, cette extraordinaire pitié, ce pardon de tout…

Lîkharév serra les poings, regarda fixementdevant lui, et, avec un effort passionné, comme s’il suçait chaquemot, il laissa passer entre ses dents serrées :

– Oh ! cette généreuse patience,cette fidélité jusqu’à la tombe, cette poésie du cœur… Le sens dela vie féminine consiste justement dans ce martyre résigné, dansces larmes qui amolliraient la pierre, dans l’amour infini quipardonne tout, qui apporte dans le chaos de la vie la lumière et latiédeur…

Mlle Ilovaïski se levalentement, fit un pas vers Lîkharév et attacha ses yeux sur lui.Aux larmes qui brillaient à ses cils, à sa voix tremblante etpassionnée, à la rougeur de ses joues, il était clair pour elle queles femmes n’avaient pas été pour Lîkharév un sujet de conversationsimple et fortuit ; elles étaient l’objet de son nouvelenthousiasme, ou, comme il disait, de sa foi nouvelle.

Pour la première fois de sa vie,Mlle Ilovaïski avait devant elle un hommepassionné, qui croyait ardemment. Gesticulant, les yeux brillants,il lui semblait fou, exalté, mais, dans le feu de ses yeux, dans saconversation, dans les mouvements de tout son grand corps, il yavait tant de beauté que, sans s’en apercevoir, elle restait devantlui comme figée et le regardait avec ravissement…

– Prenons même ma mère, dit Lîkharév, lesmains tendues vers elle, la mine suppliante. J’ai empoisonné sonexistence ; j’ai déshonoré, à son sens, le nom deLîkharév ; je lui ai causé autant de mal que son pire ennemi.Et qu’en est-il ? Mes frères lui donnent des sous pour sespains de communion et faire dire des prières, et elle, violentantson sentiment religieux, économise cet argent et l’envoie encachette à son fils dévoyé, Grigôri… Cette seule petite chose formeet ennoblit bien plus l’âme que toutes les théories, les grandsmots, les 35 000 espèces d’insectes. Je pourrais en donnermille exemples, mais ne prenons que vous. Dehors, c’est la nuit, lechasse-neige, et vous allez trouver votre frère et votre père pourles raviver de vos caresses un jour de fête, bien qu’eux,peut-être, ne pensent pas à vous et vous aient oubliée.Patientez ; si vous aimez quelqu’un, vous le suivrez au pôlenord !… N’irez-vous pas ?

– Oui, si… j’aimais…

– Vous voyez, fit Lîkharév, si satisfaitqu’il en frappa même du pied. Ma parole, je suis heureux d’avoirfait votre connaissance ! Telle est ma bonne chance : jerencontre toujours d’excellentes gens. Chaque jour qui soit, unerencontre telle qu’on est prêt à lui sacrifier son âme ! En cemonde, il y a bien plus de braves gens que de mauvais. Voyez, nousavons causé sincèrement, à cœur ouvert, comme si nous nousconnaissions depuis un siècle… Parfois, voyez-vous, on se tait dixans de suite, on se cache de ses amis et de sa femme, et l’onrencontre en wagon un Cadet[30] à qui onouvre toute son âme. J’ai l’honneur de vous voir pour la premièrefois, et je me suis confié à vous comme jamais je ne l’ai fait.Pourquoi cela ?

Se frottant les mains et souriant joyeusement,Lîkharév marcha dans la chambre et se remit à parler des femmes.Dans l’entrefaite, on commença à sonner les matines.

– Mon Dieu ! recommença à pleurerSacha, avec ses conversations, il ne me laisse pasdormir !

– Ah ! oui, petite amie, ditLîkharév s’arrêtant, j’ai tort. Dors, dors… En plus d’elle,murmura-t-il, j’ai encore deux garçons. Eux, mademoiselle, viventchez leur oncle, et celle-ci ne peut vivre un jour sans moi. Ellesouffre, elle grognonne, mais elle se colle à son père comme lesmouches au miel. J’ai bavardé, mademoiselle, et il serait bien quevous vous reposiez. Voulez-vous que je vous prépare unlit ?

Sans attendre la réponse, il secoua la pelissemouillée de Mlle Ilovaïski, l’étendit sur le banc,le poil en l’air, ramassa les fichus et les châles qui traînaient,mit en chevet son manteau roulé, et cela en silence, avec uneexpression de vénération servile, comme s’il ne maniait pas desvêtements de femme, mais des débris de vases sacrés. Il y avait enlui quelque chose d’embarrassé, de confus, comme si, en présenced’un être faible, il avait honte de sa taille et de sa force…

Quand Mlle Ilovaïski futcouchée, il souffla la chandelle et s’assit sur un escabeau près dupoêle.

– C’est comme je vous le dis,mademoiselle, chuchota-t-il, en allumant une cigarette et enrenvoyant la fumée dans le poêle. La nature a mis dans le Russe uneextraordinaire capacité de foi, un esprit chercheur et le don depenser ; mais tout cela est réduit à rien par son insouciance,sa paresse, sa rêverie et sa légèreté d’esprit… Oui,mademoiselle…

Mlle Ilovaïski, étonnée,ouvrait les yeux dans l’obscurité et ne voyait qu’une tache rougesur l’icône et le sautillement du reflet du poêle sur la figure deLîkharév. L’obscurité, le son des cloches, le mugissement de latempête, le petit boiteux, la plaintive Sacha, le malheureuxLîkharév et ses propos, tout se confondait, grandissait en uneseule impression, et le monde lui semblait fantastique, plein demiracles et de forces enchanteresses. Tout ce qu’elle venaitd’entendre tintait à ses oreilles, et la vie humaine lui semblaitun beau conte poétique qui n’a pas de fin.

Cette forte impression grandissait,grandissait ; elle voila sa conscience et se changea en undoux sommeil. Mlle Ilovaïski dormait, mais ellevoyait la veilleuse et le gros nez de Lîkharév sur lequelsautillait le feu rouge.

Elle entendit pleurer.

– Cher papa, suppliait tendrement unevoix d’enfant ; retournons chez mon oncle. Il y a un arbre deNoël… Stiôpa et Kôlia y sont[31].

– Petite amie, que puis-je faire ?répondait d’un ton persuasif une voix grave ; comprends-moi.Voyons, comprends !

Et aux pleurs de l’enfant se joignirent ceuxd’un homme. Cette voix de la douleur humaine dans le hurlement dela tempête toucha l’ouïe de la jeune fille d’une musique si douce,si humaine, qu’elle n’en supporta pas le ravissement ; elle semit elle aussi à pleurer.

Elle entendit la grande ombre s’approcherd’elle, ramasser le châle glissé à terre et lui en couvrir lespieds.

Un mugissement étrange réveillaMlle Ilovaïski. Elle sursauta et regarda, étonnée,autour d’elle.

L’aurore bleuissante regardait par la fenêtreà moitié couverte de neige. Dans la chambre régnait une pénombregrise à travers laquelle se dessinaient nettement le poêle, lafillette endormie et Nassr-Eddin. Le poêle et la veilleuses’étaient éteints.

Par la porte grande ouverte, on voyait lalarge salle de l’auberge, le comptoir et les tables. Un individu àfigure hébétée de tsigane, les yeux étonnés, était debout au milieude la salle dans une flaque de neige fondue ; il tenait aubout d’un bâton une grande étoile rouge[32]. Unefoule de gamins, immobiles comme des statues, couverts de neige,l’entourait. La lumière de l’étoile, filtrant à travers le papierrouge, empourprait leurs figures mouillées. La foule chantait àtort et à travers et, dans le meuglement,Mlle Ilovaïski ne comprit qu’un couplet :

Holà, petit garçonnet,

Prends un couteau effilé ;

Tuons, tuons le juif,

Ce fils malfaisant…

Près du comptoir, se tenait Lîkharév ; ilregardait les chanteurs avec attendrissement et battait la mesureavec le pied. Apercevant Mlle Ilovaïski, il souritde toute sa face et s’approcha d’elle ; elle sourit aussi.

– Je vous souhaite une bonne fête, luidit-il. J’ai vu que vous avez bien dormi.

Mlle Ilovaïski le regarda etcontinua à sourire.

Après les conversations de la nuit, Lîkharévne lui semblait plus de grande taille, ni large d’épaules, maispetit, comme nous semble petit le plus grand des vaisseaux dont onnous dit qu’il a traversé l’océan.

– Allons, il est temps que je parte,dit-elle. Il faut se vêtir. Dites-moi, où allez-vousmaintenant ?

– Moi, mademoiselle ? Je vais à lagare de Klinoûchki, et de là à Serguiévo, et plus loin, en voiture,à quarante verstes, aux mines de charbon d’un benêt, un certaingénéral Chachkôvski. Mes frères m’y ont trouvé une placed’intendant. J’extrairai du charbon.

– Permettez, je connais ces mines. VotreChachkôvski est mon oncle. Et à quel titre y allez-vous ?demanda-t-elle, regardant Lîkharév, étonnée.

– Comme intendant, pour diriger lesmines.

– Je ne comprends pas ! dit-elle,levant les épaules. Ces mines… mais c’est la steppe nue, déserte,et tellement triste que vous n’y resterez pas une journée !…Le charbon y est très mauvais ; personne ne l’achète ; etmon oncle est un maniaque, un despote, un ruiné ; il ne vouspaiera pas même vos appointements.

– Ça ne fait rien, dit Likharévindifférent. Merci aux mines telles qu’elles soient !

Mlle Ilovaïski leva lesépaules et marcha, agitée, dans la chambre.

– Je ne comprends pas, dit-elle enremuant les doigts devant sa figure ; je ne comprends pas.C’est impossible et… déraisonnable. Comprenez que c’est… pire quela déportation ! C’est la tombe pour un homme vivant.Ah ! mon Dieu, dit-elle avec chaleur, s’approchant deLîkharév, et remuant ses doigts devant sa figure souriante ;sa lèvre inférieure tremblait et son visage aigu était pâle ;mais représentez-vous donc la steppe dénudée, la solitude !…Il n’y a personne à qui dire un mot, et… les femmes vousoccupent !… Les mines et les femmes !…

Mlle Ilovaïski eut tout à couphonte de l’animation avec laquelle elle parlait ; elles’éloigna de Lîkharév et s’approcha de la fenêtre.

– Non, non ! fit-elle en passantrapidement les doigts sur les vitres, vous ne pouvez pas yaller !

Elle percevait, non pas seulement par son âme,mais par son dos, que, derrière elle, se tenait un homme infinimentmalheureux, perdu, abandonné ; et lui, comme s’il necomprenait pas son malheur, comme si ce n’était pas lui qui avaitpleuré la nuit, la regardait en souriant avec bonhomie ; ileût mieux valu qu’il continuât à pleurer !

Agitée, la jeune fille fit quelques pas dansla chambre, puis elle s’arrêta et songea. Lîkharév disait quelquechose, mais elle ne l’écoutait pas. Le dos tourné, elle sortit deson porte-monnaie vingt-cinq roubles, les froissa longtemps dansses mains, mais, s’étant tournée vers Lîkharév, elle rougit etremit le billet dans sa poche.

On entendit derrière la porte la voix ducocher. Mlle Ilovaïski, silencieuse, l’air sévèreet concentré, se mit à s’envelopper. Lîkharév l’emmitouflait etbavardait gaiement ; mais chacune de ses paroles mettait unpoids sur son âme. Il n’est pas gai d’entendre badiner lesmalheureux et les mourants.

Lorsque la transformation d’un être vivant enun ballot fut achevée, Mlle Ilovaïski regarda unedernière fois la « chambre des voyageurs ». Elle restasilencieuse et sortit lentement. Lîkharév alla la reconduire.

Dehors, Dieu le voulant, la tourmentecontinuait. Des nuées de neige, grosse et molle, tourbillonnaientinquiètes au-dessus de la terre, ne trouvaient pas une place où seposer. Les chevaux, les traîneaux, les arbres, un bœuf attaché à unpoteau, tout était blanc et semblait doux et duveté.

– Que Dieu soit avec vous ! marmottaLîkharév en installant Mlle Ilovaïski dans sontraîneau. Ne me gardez pas mauvais souvenir…

Mlle Ilovaïski se taisait.Quand le traîneau partit et se mit à contourner un gros amas deneige, elle se retourna vers Lîkharév comme si elle voulait luidire quelque chose. Il accourut vers elle, mais elle ne lui dit pasun mot. Elle le regarda seulement à travers ses longs cils,auxquels pendaient des flocons de neige.

L’âme sensible de Lîkharév sut-elle lire dansce regard ou son imagination le trompa-t-elle ? Il lui sembla,en tout cas soudainement, que s’il eût ajouté à ce qu’il avait ditdeux ou trois traits vigoureux et bons, la jeune fille lui auraitpardonné ses malchances, son manque de jeunesse, son abandon, etqu’elle l’aurait suivi, sans questionner, sans raisonner.

Il demeura longtemps comme attaché au sol,regardant les traces que laissaient les patins sur la neige. Lesflocons se posaient avidement sur ses cheveux, sa barbe, sesépaules… Bientôt, la trace du traîneau disparut, et lui-même,couvert de neige, se mit à ressembler à un rocher blanc.

Mais ses yeux cherchaient encore quelque chosedans les nuées de neige. 1887.

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