Martin Eden

Martin Eden

de Jack London

1

Arthur ouvrit la porte avec son passe-partout et entra, suivi d’un jeune homme qui se découvrit d’un geste gauche. Il portait de grossiers vêtements de marin qui détonnaient singulièrement dans ce hall grandiose. Sa casquette l’embarrassant beaucoup, il allait la glisser dans sa poche, quand Arthur la lui enleva des mains. Ce geste fut si naturel, que le jeune homme intimidé en apprécia l’intention. « Il comprend !… se dit-il, il va m’aider à m’en tirer ! »

Il marchait sur les talons de l’autre, enroulant des épaules et ses jambes s’arc-boutaient malgré lui sur le parquet, comme pour résister à un roulis imaginaire. Les grands appartements semblaient trop étroits pour sa démarche et il mourait de peur que ses larges épaules n’entrent en collision avec l’encadrement des portes ou avec les bibelots des étagères. Il s’écartait brusquement d’un objet pour en fuir un autre et s’exagérait les périls qui en réalité n’existaient que dans son imagination. Entre le piano à queue et la grande table centrale sur laquelle d’innombrables livres s’empilaient, une demi-douzaine de personnes auraient pu marcher de front ; cependant, il ne s’y risqua qu’avec angoisse. Il ne savait que faire de ses mains, ni de ses bras qui pendaient lourdement à ses côtés et, quand son esprit terrifié lui suggéra la possibilité de frôler du coude les livres de la table, il fit un brusque écart qui faillit lui faire renverser le tabouret du piano. L’allure aisée d’Arthur le frappaet, pour la première fois, il se rendit compte que la siennedifférait de celle des autres hommes. Une petite honte le mordit aucœur – il s’arrêta pour éponger son front où la sueur perlait.

– Un instant, Arthur, mon vieux !dit-il, en essayant de masquer son angoisse. Vrai ! c’est tropà la fois pour moi !… Donnez-moi le temps de me remettre. Voussavez que je ne voulais pas venir… et je suppose que votre famillene mourait pas d’envie de me voir !…

– Ça va bien ! répondit Arthur d’unevoix rassurante. N’ayez pas peur : nous sommes de braves genstout simples… Tiens ! une lettre pour moi.

Arthur vint à la table, déchira l’enveloppe etse mit à lire, donnant ainsi à l’étranger le temps de se ressaisir.Et l’étranger comprit et lui en sut gré. Cette compréhensivesympathie le mit à l’aise. Il épongea de nouveau son front moite etlança de furtifs regards autour de lui ; son visage avaitrepris son calme, mais ses yeux avaient l’expression des animauxsauvages pris au piège. Il était environné de mystère, pleind’appréhension de l’inconnu, sans savoir ce qu’il devaitfaire ; conscient de sa gaucherie, il craignait que tout enlui ne soit également déplaisant. Il était sensitif à l’excès,toujours sur ses gardes, et les coups d’œil amusés que l’autre luilançait furtivement par-dessus la lettre, le piquaient comme autantde coups d’épingles ; mais il ne bronchait pas, car, parmi leschoses qu’il avait apprises, il y avait la discipline de soi. Puis,ces coups d’épingles atteignirent son orgueil : tout enmaudissant l’idée qu’il avait eue de venir, il résolut de supporterl’épreuve, coûte que coûte. Les traits de son visage durcirent etdans ses yeux s’alluma une lueur combative. Il regarda autour delui plus librement, observant tout avec acuité et chaque détail dubel intérieur se grava dans son esprit. Rien n’échappa au champvisuel de ses yeux largement ouverts ; devant tant de beauté,leur éclat combatif s’éteignit et fut remplacé par une chaudelueur : car il était sensible à la beauté.

Un tableau accrocha son regard et le retint.Il représentait un rocher assailli par une mer en furie, des nuagesde tempête couvraient le ciel bas ; par-delà la barre, toutemâture serrée et donnant tellement de la bande que chaque détail dupont apparaissait – un schooner se détachait sur un coucher desoleil dramatique. C’était une belle chose et elle l’attirairrésistiblement. Il oublia sa démarche maladroite, s’approchadavantage du tableau… et toute beauté disparut de la toile. Ahuri,il observa ce qui lui semblait à présent un barbouillagequelconque, puis recula. Et la magique splendeur reparut.« C’est un trompe-l’œil », se dit-il – et il n’y pensaplus. Pourtant, il ressentit un peu d’indignation ; en effet,comment tant de beauté pouvait-elle être sacrifiée à untrompe-l’œil ? Il n’y connaissait pas grand-chose en peinture.Son éducation artistique s’était faite sur des chromos ou deslithographies, dont les contours – nets et définis – étaient lesmêmes vus de près ou de loin.

Il est vrai qu’il avait vu des peintures àl’huile à la devanture des boutiques, mais les glaces l’avaientempêché d’approcher d’assez près.

Il lança un regard vers son ami qui lisaittoujours sa lettre et vit les livres sur la table. Dans ses yeuxs’alluma une convoitise ardente, semblable à celle d’un hommemourant de faim, à la vue d’un morceau de pain. Une enjambéel’amena à la table, où il se mit à manipuler les livres. D’unregard caressant, il passa en revue les titres et les noms desauteurs. Par-ci par-là il lut certains passages et soudain reconnutun livre qu’il avait lu autrefois. Puis, il tomba sur un volume deSwinburne qu’il se mit à lire attentivement, sans plus penser àl’endroit où il se trouvait. Son visage rayonnait. À deux reprisesil retourna le volume pour voir le nom de l’auteur…« Swinburne ». Il n’oublierait pas ce nom-là. Cet hommesavait voir : quel sentiment de la couleur ! Quellelumière !… Mais qui était ce Swinburne ? Était-il mortdepuis des siècles, comme tant de poètes ? ou bien vivait-il,écrivait-il encore ?… Il retourna au titre : oui, ilavait écrit d’autres livres. Eh bien ! dès le lendemain matin,à la bibliothèque gratuite, il tâcherait de mettre la main sur unouvrage de ce type-là. Puis il se replongea dans le texte et s’youblia, si bien qu’il ne remarqua pas qu’une jeune femme étaitentrée. Il ne le sut qu’en entendant la voix d’Arthur quidisait :

– Ruth, voilà M. Eden.

Son doigt marquait encore la page du livrerefermé et, avant même de se retourner, il tressaillit – moinspeut-être à l’apparition de la jeune fille, qu’aux parolesprononcées par son frère. Ce corps d’athlète cachait unesensibilité extraordinairement développée. Au moindre choc, sespensées, ses sympathies, ses émotions s’élançaient, bondissantescomme des flammes vives. Étonnamment réceptif, il avait sonimagination toujours en éveil qui travaillait sans cesse à établirles rapports entre les causes et les effets.« M. Eden » – ces mots l’avaient frappé – lui quetoute sa vie on avait appelé « Eden » ou « MartinEden », ou « Martin » tout court.« Monsieur » !… quelle chose incongrue ! – Dansson cerveau changé en une vaste chambre noire, défilèrentd’innombrables tableaux de sa vie – chambres de chauffe etgaillards d’avant, campements et rivages, prisons et tavernes,hôpitaux et ruelles sordides – dont l’association se faisaitlorsqu’il songeait à la façon dont son nom avait été prononcé dansces divers endroits.

Puis, il se retourna et vit la jeunefille ; les fantasmagories de son cerveau disparurent. C’étaitune créature éthérée, pâle, auréolée de cheveux d’or, aux grandsyeux bleus immatériels. Il ne vit pas comment elle étaitvêtue : il vit seulement que sa robe était aussi merveilleusequ’elle. Et il la compara à une fleur d’or pâle sur une tigefragile. Non ! c’était un esprit, une divinité, uneidole !… Une aussi sublime beauté n’appartenait pas à laterre. Ou bien les livres avaient raison et il y en avait beaucoupcomme elle, dans les sphères supérieures de la vie. Swinburneaurait pu la chanter. Peut-être pensait-il à un être semblablequand il écrivit son Yseult. Une surabondance de visions,de sentiments, de pensées l’assaillit à la fois. Il la vit tendrele bras et elle le regarda droit dans les yeux en lui donnant unefranche poignée de main, comme un homme. Les femmes qu’il avaitconnues ne donnaient pas la main ainsi : par le fait laplupart ne la donnaient pas du tout. Un flot de souvenirs l’envahit– mais il les chassa au loin et la regarda. Jamais il n’avait vu defemme semblable ! Quand il songeait à toutes celles qu’ilavait connues !… Pendant une seconde qui lui parut éternelle,il se figura être transporté au milieu d’une galerie de portraits.Au centre trônait l’image de Ruth, et toutes devaient subirl’épreuve de la comparaison. Il vit les chlorotiques visages desouvrières d’usines et les filles niaises et bruyantes de SouthMarket, les gardiennes de bétail des « ranches » et lesfemmes basanées du vieux Mexico qui fumaient leur éternellecigarette. Les Japonaises les remplacèrent – de vraies poupéestrottinant sur leurs socques de bois ; puis les Eurasiennes,aux traits délicats et dégénérés ; et les filles des mers duSud couronnées de fleurs aux beaux corps bruns.

Puis tout cela fut effacé par un fourmillementde cauchemar grotesque et terrible – et ce furent les abjectescréatures du trottoir de Whitechapel, traînant leurs savates, lesmégères bouffies de gin des mauvais lieux et la foule diabolique deces harpies à la parole ordurière, qui jouent le rôle de femellesauprès des matelots – proies faciles – et qui sont la raclure desports et la lie de la plus basse humanité.

– Vous ne voulez pas vous asseoir,monsieur Eden ? dit la jeune fille. Je désirais vous voirdepuis qu’Arthur nous a tant parlé de vous. Comme vous avez étécourageux !

Il fit un geste de dénégation et murmura qu’iln’avait rien fait du tout et que n’importe qui aurait agi de même.Elle remarqua que ses deux mains étaient couvertes d’abrasions nonguéries encore, qu’une cicatrice barrait sa joue ; une autresur le front, se perdait dans les cheveux, une troisièmedisparaissait à demi sous le col empesé. Elle réprima un sourire àla vue de la raie rouge produite par le frottement du col contre lecou bronzé : évidemment, il n’avait pas l’habitude de porterdes cols durs. Son œil féminin enregistra également les vêtementsbon marché, mal coupés, les faux plis du veston et ceux desmanches, qui cachaient mal les biceps saillants.

Tout en protestant qu’il n’avait rien fait dutout, il obéissait à son invitation et se dirigea gauchement versune chaise en face d’elle. Avec quelle aisance elles’asseyait !… Ce lui était une impression nouvelle. De touteson existence, il ne s’était jamais demandé s’il était désinvolteou gauche.

Il s’assit soigneusement sur le bord de sachaise, très embarrassé de ses mains. Partout où il les mettait,elles étaient gênantes. Arthur quitta la pièce et Martin Eden lesuivit d’un regard d’envie. Il se sentait perdu, tout seul, dans cesalon, avec cette femme-esprit. Il n’y avait, hélas ! pas lemoindre barman à qui demander des boissons, pas de petit groom àenvoyer au coin de la rue acheter une bouteille de bière, afind’établir d’emblée un courant de sympathie.

– Quelle cicatrice vous avez au cou,monsieur Eden ! dit la jeune fille. Comment ça vous est-ilarrivé ? Dans une aventure, j’en suis sûre !

– Un Mexicain, avec son couteau,mademoiselle ! répondit-il. (Il passa sa langue sur ses lèvressèches et toussa pour s’éclaircir la voix.) Dans une bagarre. Quandje lui ai enlevé son couteau, il a essayé de m’arracher le nez avecses dents.

C’était mal dit. Mais devant ses yeux passa lavision somptueuse de cette chaude nuit étoilée, à SalinaCruz : la longue plage blanche, les lumières des steamerschargés de sucre, amarrés au port, les voix des matelots ivres dansle lointain, la bousculade des « stevadores », la lueurféline des yeux des Mexicains, et soudain, la morsure de l’acier àson cou, le ruissellement du sang, la foule et les cris. Les deuxcorps – le sien et celui du Mexicain – enlacés, roulant dans lesable qui volait et – venant d’on ne savait où – le mélodieuxtintement d’une guitare. Tel était le tableau – et il vibra enévoquant ce souvenir. L’artiste qui avait peint le schooner, là-bassur le mur, saurait-il aussi peindre ça ?… Il pensa que laplage blanche, les étoiles, les lumières des steamers seraientsuperbes et aussi, sur le sable, le groupe sombre entourant lescombattants. Le couteau également ferait bien, il brillerait dansun éclair, sous la lumière des étoiles ! Mais de tout cela,rien ne transparut dans ses paroles.

– Il a essayé de m’arracher le nez avecses dents, conclut-il.

– Oh ! fit la jeune fille d’une voixfaible. (Il remarqua la contraction de ses traits délicats.)

Lui-même ressentit un choc ; une rougeurd’embarras envahit ses joues hâlées, son visage brûla comme s’ilavait été exposé à la fournaise de la chaufferie. Évidemment, desrixes au couteau n’étaient pas des sujets de conversation pour unedame ; c’était trop sordide.

Dans ce monde-là, les gens dont parlent leslivres n’abordent pas de sujets semblables – peut-être même lesignorent-ils.

La conversation qu’ils s’efforçaient de fairedémarrer, subit un petit arrêt. Puis elle le questionna sur lacicatrice de sa joue. Il se rendit compte qu’elle faisait un effortpour se mettre à son niveau. « Je veux me mettre ausien ! » décida-t-il en pensée.

– Ce n’est qu’un accident, dit-il endésignant sa joue. Une nuit, par grosse mer, le bout-dehors dugrand mât a été arraché et aussi le palan. Le bout-dehors était enfil d’acier et il se tortillait en l’air comme un serpent. Tous leshommes de garde tâchaient de l’attraper. Alors, je me suis jetédessus et je me suis esquinté.

– Oh ! dit-elle – cette fois avec unaccent de compréhension, mais, dans le fond, son explication étaitde l’hébreu pour elle et elle se demandait ce que pouvait être un« bout-dehors ».

– Ce poète, Swinburne, reprit-il, suivantson idée, il y a longtemps qu’il est mort ?

– Non, je ne l’ai pas entendu dire !(Elle le regarda avec curiosité.) Où avez-vous fait saconnaissance ?

– Moi ?… je ne sais même pas commentil est fait. Mais avant que vous n’entriez, je venais de lirequelques vers de lui, dans ce livre, là, sur la table. Vous aimezla poésie ?

Alors, elle se mit à parler, avec vivacité etnaturel, sur le sujet qu’il avait lancé. Il se sentit mieux ets’enfonça un peu plus dans son siège auquel il s’agrippait des deuxmains, de peur qu’il ne se dérobe sous lui. Enfin, il était parvenuà la faire parler et, pendant qu’elle bavardait, il tâchait de lasuivre ; il s’émerveillait de toute la science emmagasinéedans cette jolie tête et s’imprégnait de la pâle beauté de sonvisage. Il arrivait à la suivre mais était gêné par les locutionsinconnues qu’elle employait, par ses critiques et par le processusde sa pensée – toutes choses qui lui étaient étrangères, mais quicependant stimulaient son esprit et le faisaient vibrer.« C’est ça, la vie intellectuelle ! se disait-il, labeauté intense et merveilleuse ! » Il s’oublia et ladévora des yeux. Vivre pour une femme pareille !… pour lagagner, pour la conquérir – et… mourir pour elle. Les livresavaient raison : de telles femmes existaient – elle en étaitune. Elle donnait des ailes à son imagination et de grandes toileslumineuses se déployaient devant lui, tissées de vagues etgigantesques silhouettes d’amour, de poésie et de gestes héroïquesaccomplis pour une femme – pour une femme pâle comme une fleurd’or. Et, à travers la vision miroitante, palpitante – comme àtravers un mirage féerique – il regardait avidement la femmeréelle, assise auprès de lui qui parlait de littérature et d’art.Il la regardait fiévreusement, sans se rendre compte de la fixitéde son regard et du fait que toute la masculinité de sa natureluisait dans ses yeux. Mais elle, qui savait peu de choses deshommes, sentait la brûlure de ce regard. Jamais aucun homme nel’avait dévisagée de cette manière – et cela la troubla. Gênée,elle s’interrompit au milieu d’une phrase, le fil de ses idéesétait coupé net. Il l’effrayait et en même temps, elle trouvaitagréable d’être regardée ainsi. Son éducation l’avertissait d’undanger et d’une tentation mauvaise, subtile, mystérieuse. D’autrepart, parcourant tout son être, son instinct l’induisait à rejeterl’esprit de caste et à séduire cet habitant d’un autre monde, cerude jeune homme aux mains abîmées, au cou marqué à vif par lefrottement inaccoutumé d’un faux col et qui, trop évidemment, étaitsouillé, dégradé par une pénible existence. Elle était pure et sonsens de la propreté morale se révoltait – mais elle était femme etelle commençait à apprendre les paradoxes de la femme.

– Comme je vous le disais… Mais que vousdisais-je donc ? (Elle s’arrêta court et rit de sonétourderie.)

– Vous disiez que cet homme – Swinburne –n’a pas été un grand poète, parce que… et vous n’êtes pas alléeplus loin, mademoiselle, dit-il avec empressement. (Il se sentittout à coup une sorte de faim et de délicieux petits frissonsmontaient et descendaient le long de son épine dorsale en écoutantle son de son rire.)

« Comme en argent ! se dit-il. –Comme un carillon de sonnettes d’argent. »

Et à l’instant – et pour un instant seulement– il se sentit transporté dans un pays lointain, où, sous descerisiers en fleur, il fumait une cigarette, en écoutant lesclochettes d’une pagode pointue appelant à la prière les fidèlesaux sandales de raphia.

– Oui, merci, dit-elle. Swinburne nousdéçoit, en somme, parce que, mon Dieu… il manque de délicatesse.Beaucoup de ses poèmes ne devraient même pas être lus. Un vraimentgrand poète n’écrit pas une ligne qui ne soit pleine de vérité etne s’adresse à tout ce qui est noble et pur en vous. On ne devraitpouvoir supprimer aucune ligne d’un grand poète sans occasionnerune irréparable perte pour le patrimoine commun !

– Ça m’a paru beau, dit-il, en hésitant,le peu que j’en ai lu. Je ne me doutais pas que c’était un…individu aussi peu recommandable. Je suppose que ça ressort mieuxdans ses autres livres.

– Dans le volume que vous lisiez, il y abien des choses qui auraient pu être évitées, dit-elle d’une voixnette, dogmatique.

– Je dois les avoir manquées,affirma-t-il. Ce que j’ai lu était épatant. C’était lumineux,brillant et ça m’a traversé, ça m’a chauffé comme le soleil etéclairé comme un projecteur. Voilà l’effet que ça m’a fait… Mais ilse peut bien que je ne connaisse pas grand-chose à la poésie,mademoiselle.

Il s’arrêta, car il était gêné. Il étaitconfus, terriblement conscient de son inaptitude à s’exprimer. Ilsentait la grandeur, l’intensité de ce qu’il avait lu, mais lesmots n’obéissaient pas à sa pensée, il ne pouvait décrire ce qu’ilressentait et se compara lui-même à un matelot, perdu par une nuitsombre sur une mer inconnue, et manœuvrant à l’aveuglette. Ehbien ! décida-t-il, c’était à lui de s’habituer à ce nouveaumonde. Il n’y avait rien dont il ne fût venu à bout quand il levoulait et il était temps d’apprendre à dire ce qu’il sentait enlui, pour qu’Elle le comprenne. « Elle » remplissait déjàtout son horizon.

– Parlons à présent de Longfellow,dit-elle.

– Oui, j’ai lu, interrompit-il vivement,désireux de faire valoir son petit bagage littéraire et de luimontrer qu’il n’était pas absolument un imbécile. Le Psaume dela Vie, Excelsior et… Je crois que c’est tout.

Elle hocha la tête, sourit et il sentit queson sourire était condescendant, plein de pitié. Il était idiotd’essayer de se faire valoir sur ce sujet. Ce Longfellow devaitavoir écrit quantité d’autres choses.

– Excusez-moi, mademoiselle, de parler àtort et à travers. En réalité je ne connais pas grand-chose dans cedomaine. Ce n’est pas de mon bord. Mais je vais m’arranger pour queça le devienne.

Ça sonna comme une menace. Sa voix étaitrésolue, ses yeux lançaient des éclairs, ses traits s’étaientdurcis. Elle vit que sa mâchoire se crispait : les angles enétaient devenus agressifs. Au même moment, une virilité intenseparut émaner de lui, ce qui la troubla.

– Je crois que vous pourriez y arriver,conclut-elle en riant. Vous êtes très fort !

Un instant son regard fixa la nuque de taureaupuissamment musclée, bronzée par le soleil, impressionnante desanté et de force. Et bien qu’il se tînt assis humblement,rougissant de nouveau, elle se sentit attirée vers lui. Une penséefolle lui traversa l’esprit. Il lui sembla qu’en mettant ses deuxmains sur cette nuque, toute cette force et cette santé passeraienten elle. Et cette pensée la choqua, car elle lui parut révéler unedépravation insoupçonnée de sa nature –, car jusqu’à ce jour, laforce physique lui était apparue comme une chose brutale etvulgaire. Son idéal de beauté masculine avait toujours été tout degrâce et de finesse. Cependant le même désir étrangepersistait : cela l’affolait de penser qu’elle pouvait avoirenvie de poser ses mains sur ce cou hâlé. En vérité, elle ne serendait pas compte que c’était son instinct qui la poussait àpuiser la force dont son faible organisme manquait. Elle savaitsimplement que jamais aucun homme ne l’avait impressionnée commecelui-ci – qui pourtant la choquait à tout moment avec son langageimpossible.

– Oui, je ne suis pas un infirme, dit-il.Quand il le faut, je peux digérer des cailloux !… Mais pour lemoment, j’ai de la dyspepsie ! La plus grande partie de ce quevous venez de dire, je n’ai pas pu le piger. Je ne suis pasentraîné, vous comprenez. J’aime les livres et la poésie et chaquefois que j’avais le temps, je lisais – mais ça ne m’a jamais faitréfléchir comme vous. Voilà pourquoi je ne peux pas en parler. Jesuis comme un navigateur à la dérive, sur une mer inconnue, sanscarte ni boussole. Maintenant je veux faire le point. Peut-êtrepourrez-vous m’aider… Comment avez-vous appris tout ce que vousm’avez dit là ?

– À l’école évidemment et entravaillant.

– J’ai été à l’école quand j’étaisgosse…

– Oui, mais je veux dire l’écolesecondaire et les cours et l’Université !…

– Vous avez été àl’Université !…

Il était confondu d’étonnement. Elle luisemblait s’être éloignée de lui d’un million de lieues, aumoins.

– J’y vais toujours. Je suis les courssupérieurs de littérature anglaise.

Il ignorait ce qu’elle voulait dire par là,mais se contenta de noter mentalement cette nouvelle preuved’ignorance et passa outre.

– Combien de temps faudrait-il travailleravant d’entrer à l’Université ? questionna-t-il.

Elle lui adressa un rayonnant sourired’encouragement et répondit :

– Ça dépend des études que vous avezfaites jusqu’à présent. Vous n’avez jamais été au lycée ?…Non, naturellement. Mais avez-vous terminé l’écoleélémentaire ?

– Il me restait deux ans à faire quandj’ai quitté, dit-il. Mais j’ai toujours été convenablement noté, àl’école, se hâta-t-il d’ajouter – et aussitôt, furieux de s’êtreainsi vanté, il serra le bras du fauteuil si violemment, qu’ilressentit des fourmillements au bout de ses doigts.

Au même moment, il s’aperçut qu’une femmeentrait dans la pièce. La jeune fille se leva et courut à elle. Ilpensa que ce devait être sa mère. C’était une grande femme blonde,mince, majestueuse, magnifique. Il se réjouit à regarder la ligneharmonieuse de sa robe, qui lui rappela des femmes qu’il avait vuessur la scène. Puis, il se souvint d’avoir aperçu de grandes dames,habillées de la même façon, qui entraient au théâtre, à Londres,tandis qu’il regardait et qu’un sergent de ville le repoussait endehors de la marquise, sous la pluie. D’un bond, son imagination letransporta ensuite à Yokohama, où, sur la promenade, il avaitégalement rencontré de grandes dames. Comme dans un kaléidoscope,le port et la ville de Yokohama défilèrent devant ses yeux. Mais ilchassa vite cette vision, oppressé par les exigences de la réalité.Il savait qu’il lui fallait être présenté. Il quitta doncpéniblement son siège, avec son pantalon qui faisait des poches auxgenoux, ses bras ballants et son visage contracté par l’épreuve quil’attendait.

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