Martin Eden

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– Dis donc, Joe ! (Ce fut ainsiqu’il accueillit son ancien camarade des mauvais jours, lelendemain matin.) Je connais un Français qui habite la28e Rue ; il a gagné le gros sac, retourne enFrance et vend sa blanchisserie, une jolie petite blanchisserie,épatante. Si tu veux t’établir, voilà ton affaire. Tiens, prendsça ; achète-toi des vêtements et va à dix heures au bureau dece gars. Il m’a montré la blanchisserie ; il te la montreraaussi. Si elle te plaît et si tu crois qu’elle vaut le prix – douzemille dollars – dis-le-moi et elle est à toi. Maintenantlaisse-moi. J’ai à faire. Je te verrai plus tard.

– Écoute, Mart, dit l’autre d’une voixlente où la colère montait. Je suis venu pour te voir. Tuentends ? Je ne suis pas venu pour voir une blanchisserie. Jeviens causer, en vieux copain et tu me flanques une blanchisserie àla tête. Ben, j’vas te dire : tu peux la garder, tablanchisserie et aller te faire voir…

Il partait déjà, furieux, quand Martin lesaisit par l’épaule et le fit pirouetter sur lui-même.

– Écoute, Joe ! dit-il, si tu faisl’imbécile, je te casse la figure. Et en souvenir de notre vieilleamitié, je te la casserai convenablement. Allons ! tu veux outu ne veux pas ?

Joe l’avait saisi à bras-le-corps, mais Martinayant eu l’avantage de la prise, il tenta en vain de se dégager.Ils titubèrent à travers la chambre, puis dégringolèrent à grandfracas à travers un fauteuil d’osier qui fut réduit en miettes. Joegisait dessous, les bras en croix, solidement maintenu, un genou deMartin sur l’estomac. Il haletait, pantelant, et soufflait comme unphoque lorsque Martin le relâcha.

– Maintenant, on va un peu discuter, ditMartin. Ce n’est pas la peine de faire le malin avec moi. Avanttout je veux terminer cette affaire de blanchisserie. Puis tupourras revenir et nous causerons du bon vieux temps. Je t’ai ditque j’étais occupé. Regarde ça !

Un domestique venait d’entrer avec unvolumineux courrier de lettres et de magazines.

– Comment veux-tu que j’examine tout çaet que je discute en même temps ? Va voir cette blanchisserieet puis tu reviendras.

– Bon, finit par admettre Joe, demauvaise grâce. Je croyais que tu voulais te débarrasser de moi, jeme suis trompé. Mais tu sais, Mart, tu n’aurais pas le dessus, sion faisait un vrai combat de boxe. J’ai le bras plus long quetoi.

– Nous mettrons des gants un de ces jourset on verra ! dit Martin en souriant.

– D’accord ! dès que lablanchisserie marchera.

Joe étendit le bras.

– Tu vois cette allonge ? Ehbien ! tu la sentiras passer !

Martin poussa un soupir de soulagement quandla porte se referma sur le blanchisseur. Il devenait misanthrope.De jour en jour il trouvait plus difficile d’être poli avec lesgens. Leur présence l’ennuyait, leur conversation l’irritait. Ilsle rendaient nerveux et, dès le premier contact, il cherchait unprétexte pour se débarrasser d’eux.

Au lieu de dépouiller son courrier, il paressadans son fauteuil pendant une demi-heure encore, sans rien faire,sans presque penser.

Puis il se secoua et prit connaissance de soncourrier. Il y avait une douzaine de demandes d’autographes – dupremier coup d’œil, il les reconnaissait – des demandes d’argent demendiants professionnels ; des lettres de cinglés depuisl’inventeur d’un moteur perpétuel et le scientifique qui adécouvert que la terre est l’intérieur d’une sphère creuse, jusqu’àl’illuminé demandant des fonds pour acheter la péninsule de laCalifornie méridionale en vue de fonder une colonie communiste.

Puis, des lettres de femmes qui voulaientfaire sa connaissance ; parmi elles une seule le fitsourire : elle y avait joint le reçu de location de sa chaiseà l’église, comme preuve de sa piété et de sa respectabilité.

Rédacteurs de journaux ou de revues et maisonsd’édition contribuaient pour une large part à l’avalanchequotidienne de lettres ; les premiers se traînaient à sesgenoux pour avoir ses manuscrits, les seconds pour avoir seslivres. Ses pauvres manuscrits dédaignés ! Dire que pour lesenvoyer par la poste il avait engagé tout ce qu’il possédaitpendant de longs mois lamentables. Le courrier contenait aussi deschèques inattendus d’Angleterre pour des droits de publication oudes avances sur des traductions étrangères. Son agent anglais luiannonçait la vente des droits de traduction en allemand pour troisde ses livres et l’informait que les éditions suédoises surlesquelles il ne touchait rien – la Suède ne faisant pas partie dela Convention de Berne – étaient déjà en vente. On lui demandaitaussi la permission de traduire en russe un de ses ouvrages, laRussie n’étant pas non plus membre de la Convention de Berne.

Il examina le gros tas de coupures queL’Argus de la Presse lui envoyait, lut ce qu’on disait delui et de sa vogue, qui était devenue inouïe. Toute sa productionlittéraire avait été jetée au public en un torrent magnifique quil’avait emporté d’assaut ; c’était sans doute à cause de ça.Pour Kipling, ça s’était produit de la même manière : il étaitbien près de mourir quand la foule capricieuse se mit soudain à lelire. Et Martin se souvenait très bien que cette même foule, aprèsavoir lu Kipling et l’avoir acclamé – sans en comprendre le premiermot d’ailleurs – avait brusquement fait volte-face quelques moisplus tard et l’avait déchiré à belles dents.

Martin ricana à cette pensée. Le mêmetraitement l’attendait sans doute, pourquoi pas ? Ehbien ! cette foule, il allait la posséder. Il allait partirdans les mers du Sud ; il construirait sa maison de verdure,ferait le commerce des perles et du copra, sauterait les récifsdans de frêles pirogues, pécherait le requin et la bonite etchasserait la chèvre sauvage sur les pics qui surplombent la valléede Taiohae.

Et, tout à coup, tout le désespoir de sasituation lui apparut. Il vit clairement qu’il était entré dans laVallée de l’Ombre. Toute la vie qui était en lui se fanait,s’évanouissait, s’en allait vers la mort. Il comprit à quel pointil aspirait à dormir toujours. Autrefois il haïssait le sommeil,qui lui dérobait de si précieux moments de vie. Sur vingt-quatreheures, ces quatre heures le privaient de quatre heures de vie.Qu’il avait dormi à regret ! À présent, il vivait à regret. Lavie n’était pas bonne ; elle manquait de sel ; son goûtétait amer. Or, toute vie qui n’aspire pas à continuer est bienprès de cesser ; Martin glissait sur une pente dangereuse. Unvague instinct de conservation lui fit sentir qu’il devait partirau plus vite. Il regarda autour de lui et l’idée de faire sesmalles l’ennuya tellement, qu’il préféra remettre ça à plus tard.En attendant, il allait s’occuper de son équipement.

Il sortit, entra dans un magasin d’engins dechasse et de pêche et y passa la matinée à choisir des carabinesautomatiques, des munitions et des lignes perfectionnées. Mais pourcommander sa pacotille en vue des échanges futurs, il lui fallaitattendre d’être à Tahiti, car ce genre de commerce subissait lesfluctuations de la mode tout comme les autres. Ses marchandisespouvaient venir d’Australie, d’ailleurs. Cette solution lesoulagea. La perspective d’entreprendre quelque chose d’actif luirépugnait en ce moment.

Il revint à l’hôtel tout heureux à la penséedu fauteuil confortable qui l’attendait et poussa un grognement dedésespoir en entrant dans sa chambre, car Joe s’y prélassaitdéjà.

Joe était ravi de la blanchisserie. Tout étaitarrangé ; il pouvait en prendre possession dès le lendemain.Martin s’était étendu sur le lit et avait fermé les yeux tandis quel’autre bavardait. Ses pensées l’emmenaient bien loin, si loinqu’il ne se rendit même plus compte qu’il pensait vraiment. Ildevait faire un véritable effort pour répondre de temps en temps àune question de Joe. Et pourtant, il avait toujours eu del’affection pour Joe. Mais Joe avait trop d’exubérance ; ill’extériorisait d’une façon bruyante qui fatiguait l’esprit maladede Martin, exaspérait sa sensibilité. Lorsque Joe lui rappelaqu’ils devaient boxer ensemble un jour, il en aurait hurléd’agacement.

– Souviens-toi, Joe, qu’il faudra fairemarcher ta blanchisserie d’après les règles qui te tenaient aucœur, à Shelly Hot Springs, lui dit-il. Un travail raisonnable. Pasde travail de nuit. Pas d’enfants aux cylindres ni à un autreemploi. Et des gages convenables.

Joe fit un signe d’assentiment et exhiba uncalepin.

– Regarde. J’ai inscrit ces règles avantde déjeuner ce matin. Qu’est-ce que tu en penses ?

Il les lut à haute voix et Martin approuva,tout en faisant des vœux pour que Joe le débarrasse au plus tôt desa présence.

Il se réveilla en fin d’après-midi. Lentementil reprit conscience de la vie et regarda autour de lui. Joes’était évidemment éclipsé en le voyant s’endormir. C’est vraimentbien gentil de sa part, se dit-il. Puis il referma les yeux et serendormit.

Les jours qui suivirent, Joe fut trop absorbépar l’organisation de la blanchisserie pour l’ennuyerbeaucoup ; et ce ne fut que la veille de son embarquement, queles journaux annoncèrent qu’il partait sur la Mariposa.Pendant un des rares moments où l’instinct de conservation semanifestait encore chez lui, il alla chez un médecin pour se fairesoigneusement examiner. On ne lui découvrit rien. Son cœur, sespoumons étaient magnifiques. Tous ses organes, autant que ledocteur put en juger, étaient sains et fonctionnaientnormalement.

– Vous n’avez rien, monsieur Eden,dit-il, absolument rien. Vous êtes en parfaite condition.Sincèrement, j’envie votre santé. Elle est superbe. Regardez-moicette poitrine ! Là et dans votre estomac, se trouve le secretde votre remarquable constitution. Physiquement, il n’y a pas unhomme sur mille qui vous vaille, pas un sur dix mille. À moins d’unaccident, vous devez vivre jusqu’à cent ans.

Et Martin comprit que le diagnostic de Lizzieétait exact. Physiquement il allait bien. C’est « sa machine àpenser » qui avait déraillé et rien ne pouvait la guérir queles mers du Sud. L’ennui, c’est que maintenant, au moment même departir, il n’en avait plus envie. Les mers du Sud ne l’attiraientpas davantage que la civilisation bourgeoise. L’idée du départn’avait rien d’excitant et l’acte même nécessitait toutes sortesd’efforts fatigants. Il aurait voulu déjà être à bord et aularge.

Le dernier jour fut une pénible épreuve. Ayantappris son départ par les journaux du matin, Bernard Higginbotham,Gertrude et toute la famille vinrent lui dire adieu, ainsi queHermann von Schmidt et Marianne. Puis il fallut régler desaffaires, payer des notes, supporter les éternels reporters. Il ditadieu à Lizzie Connolly brusquement, à l’entrée de l’école et sehâta de s’en aller. À l’hôtel il trouva Joe, que sa blanchisserieavait trop occupé tout le jour pour qu’il pût venir plus tôt.C’était la dernière corvée. Martin, cramponné aux bras de sonfauteuil, parla et écouta pendant une demi-heure.

– Tu sais, Joe, dit-il, tu n’es pas mariéavec ta blanchisserie. On ne t’y retiendra pas de force. Tupourras, quand tu voudras, la vendre et dépenser l’argent. Si tu enas assez et que tu aies envie de reprendre la route, à ton aise.Fais ce qui te fera plaisir.

Joe secoua la tête.

– Finie la route pour moi, merci bien.Être chemineau, c’est parfait, excepté pour une chose : lesfilles. J’peux pas m’en empêcher, je suis un homme à femmes. J’peuxpas m’en passer, et il faut s’en passer, quand on est chemineau.Chaque fois que je passais devant des maisons où on dansait, où ons’amusait, que j’entendais les femmes rire et que je voyais àtravers les vitres leurs robes blanches et leurs sourires, BonDieu ! Pour moi, c’était terrible ! J’aime la danse, lespique-niques, les promenades au clair de lune, et le reste – j’aimetrop tout ça ! À moi la blanchisserie, une réputationhonorable et de bons gros dollars sonnant dans ma poche. J’ai vuune fille, hier encore – eh bien ! figure-toi : j’aicomme une idée que je vais me marier avec elle. Toute la journéej’ai chanté, rien qu’en y pensant. C’est une beauté. Elle a lesplus gentils yeux, la plus douce voix du monde. Oui, nous deux, çacollerait bien… Et toi ! pourquoi tu ne te maries pas, avectout l’argent que tu as ? Tu pourrais t’offrir la plus joliefille du pays.

Martin secoua la tête en souriant. Dans lefond de son cœur il se demandait pourquoi les hommes tiennentabsolument à se marier. Ça lui semblait une chose stupéfiante,incompréhensible.

Du pont de la Mariposa, au moment delever l’ancre, il vit sur le quai Lizzie Connolly qui sedissimulait dans la foule.

« Prends-la avec toi ! se dit-iltout à coup. Il est facile d’être bon. Tu la rendras siheureuse. »

Cela devint presque une tentation, puisl’instant d’après, une sorte de terreur l’envahit et il se détournaen gémissant : Mon pauvre vieux, tu es trop malade ! tues trop malade !

Il s’enfuit dans sa cabine de luxe où il restacaché jusqu’au départ du paquebot. Dans la salle à manger, àdéjeuner, il eut la place d’honneur, à la droite ducapitaine ; et il ne fut pas long à découvrir qu’il était legrand personnage du bord. Mais jamais grand personnage ne donnamoins d’agrément aux passagers d’un bateau. Il passait l’après-midisur une chaise longue, sur le deck, les yeux clos, en sommeillantpresque tout le temps et, le soir, se couchait tôt.

Au bout de deux jours, guéris du mal de mer,les passagers se montrèrent au complet. Ils ne trouvèrent pointgrâce à ses yeux ; et cependant c’étaient de braves gensaimables – il fut forcé de le reconnaître – aimables et cordiauxcomme de bons bourgeois qu’ils étaient, avec toute la mesquinerieet la frivolité intellectuelle de leur milieu. Leur conversationinsignifiante l’ennuyait à mourir. Quant aux jeunes gens, leurexubérance bruyante et leur incessant besoin de se dépenser,l’énervaient. Jamais ils ne pouvaient rester tranquilles ; etc’était, du matin au soir, des jeux, des courses, des promenades,de grands cris et des courses d’un bord à l’autre pour voir sauterles tortues de mer ou bondir les premiers escadrons de poissonsvolants.

Il dormait beaucoup. Après le petit déjeuner,il tombait sur sa chaise longue, avec un magazine qu’il nefinissait jamais. La lecture le fatiguait. Il se demandait commentles gens pouvaient trouver encore des choses à raconter et, en yréfléchissant, il s’endormait. Quand le gong le réveillait pour ledéjeuner, ça l’exaspérait. D’être réveillé n’avait rien dedrôle.

Il essaya une fois de secouer sa léthargie etgagna le gaillard d’avant, voir les matelots. Mais leur mentalitésemblait avoir changé depuis le temps où il vivait parmi eux. Et ilne put trouver aucun lien de camaraderie entre lui et ces brutesaux faces stupides, aux cerveaux de ruminants. Il était audésespoir. Là-haut, personne ne tenait à Martin Eden pour lui-même,en bas il ne pouvait plus supporter ceux qui l’avaient acceptéautrefois.

Comme une trop forte lumière blanche blesseles yeux fatigués d’un malade, la vie consciente le blessait et ilétait aveuglé de son éclat. C’était une souffrance, une intolérablesouffrance. Jamais auparavant, Martin n’avait voyagé en premièreclasse. Sur mer il s’était toujours tenu sur le gaillard d’avant, àla timonerie, ou dans les sombres profondeurs des soutes à charbon.En ces temps-là, quand il grimpait hors du gouffre étouffant parl’échelle de fer et qu’il apercevait les passagers, de blanc vêtus,flânant ou s’amusant, sous des tentes qui les protégeaient dusoleil et du vent, servis par des stewards impeccables quiprévenaient leurs moindres besoins, il lui semblait, pour le moins,apercevoir un coin du paradis. Aujourd’hui, il était le grandpersonnage du bord que le capitaine faisait asseoir à sa droite, ilétait le point de mire de tous, et, du gaillard d’avant à lachaufferie, il errait vainement à la recherche du paradisperdu.

Il essaya de se secouer, de trouver un sujetd’intérêt. Il s’aventura dans le mess des sous-officiers : iln’y resta pas longtemps. Il discuta avec un quartier-maître, hommeintelligent, qui l’entreprit aussitôt sur la propagande socialisteet lui bourra les poches de fascicules et de pamphlets. En écoutantcet homme exposer la morale des esclaves, il la comparalanguissamment à sa propre philosophie nietzschéenne. Mais quevalait tout ça, après tout ? Il se rappela l’une des plusfolles affirmations de Nietzsche, celle de la non-existence de lavérité. Qui sait ? peut-être Nietzsche avait-il raison ?Peut-être la vérité n’est-elle qu’un mirage… Puis la fatigue depenser le reprit et il fut heureux de retrouver sa chaise longue etde dormir.

Bientôt de nouvelles préoccupationsl’obsédèrent. Qu’arriverait-il, une fois que le paquebot seraitarrivé à Tahiti ? Il lui faudrait descendre à terre, commandersa pacotille, trouver un bateau en partance pour les îlesMarquises, accomplir mille et mille choses dont l’idée seule leterrifiait. Chaque fois qu’il se forçait à réfléchir, le danger desa situation lui apparaissait. En vérité, il avançait dans laVallée de l’Ombre, – il y avançait à grands pas – sans crainte,c’était ça le danger. La peur l’aurait fait se raccrocher à la vie.Mais comme il n’avait pas peur, il s’enfonçait de plus en plus dansles ténèbres. Les choses qui l’enchantaient jadis, toutes leschoses familières tant aimées, le laissaient indifférent. LaMariposa,à présent, voguait à travers les alizés dunord-est ; mais le souffle enivrant de ce vent l’exaspéra, etil fit changer sa chaise longue de place pour échapper auxembrassements de ce vigoureux compagnon des anciens jours de peine,des nuits si douces.

Le jour où la Mariposa passal’Équateur, Martin était plus malheureux que jamais. Il ne pouvaitplus dormir. Étant saturé de sommeil, il lui fallait maintenantrester éveillé et supporter l’aveuglante lumière de la vie. Ilallait et venait, inquiet, sans trouver le repos. Les aversestorrentielles ne parvenaient pas à rafraîchir l’atmosphère humide,accablante. Il souffrait de vivre. Il se promena sur le deckjusqu’à ce qu’il soit complètement éreinté, s’assit, puis se remità marcher, à bout de nerfs. Enfin, il se força à achever la lecturede son magazine, puis alla choisir à la bibliothèque du bordplusieurs volumes de poésie. Mais il ne put s’y intéresser et il seremit à marcher, désespérément.

Après le dîner, il resta longtemps sur lepont, inutilement, car une fois dans sa cabine, il ne put dormir.Ce sursis de vivre que lui avait jusqu’ici procuré le sommeil, luiétait refusé. C’en était trop, cette fois. Il alluma l’électricitéet s’efforça de lire du Swinburne. Étendu sur son lit il lefeuilleta, et s’aperçut tout à coup qu’il s’intéressait à ce qu’illisait. Il finit le poème, essaya de continuer, revint auprécédent. Puis, il posa le livre ouvert sur sa poitrine etréfléchit.

C’était ça, oui, c’était bien ça !Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ça expliquaittout ; il l’avait cherchée si longtemps, et aujourd’huiSwinburne lui montrait la voie, la voie du repos. Il avait tantbesoin de repos !…

Il lança un coup d’œil vers le hublot. Oui, ilétait assez large.

Pour la première fois depuis de longuessemaines, il fut heureux. Il avait enfin trouvé le remède à sesmaux. Il reprit le livre, relut la strophe à haute voix,lentement…

From too much hope ofliving,

From hope and fear setfree,

We thank with briefthanksgiving

Whatever gods maybe,

That no life livesforever

That dead men rise upnever ;

That even the weariestriver

Winds somewhere safe tosea.

(De trop de foi dans la vie, – De tropd’espoir et de trop de crainte – Nous rendons grâce, en une brèveprière – Aux dieux qui nous en délivrent. – Et grâce leur soitrendue – Que nulle vie ne soit éternelle. – Que nul mort nerenaisse jamais. – Que même la plus lasse rivière – trouve un jourson repos dans la mer.)

Ses regards se dirigèrent encore vers lehublot ouvert. Swinburne lui avait donné la clef. La vie était sansintérêt, ou plutôt elle l’était devenue ; elle était devenueintolérable. « Que nul mort ne renaisse jamais ! »Ce vers l’émut d’une profonde reconnaissance. C’était une desseules choses salutaires de la création. Lorsque la vie devenaitpar trop douloureuse ou trop fatigante, la mort était prête àbercer toutes les douleurs, toutes les fatigues dans l’éternelsommeil. Qu’attendait-il ? Il était temps de partir.

Il se leva, passa la tête par le hublot,regarda la mer laiteuse. La Mariposa étant fortementchargée, en s’accrochant par les mains, il toucherait l’eau avecses pieds. Il pourrait s’y glisser sans bruit. Personnen’entendrait. Un paquet d’écume lui mouilla le visage et humectases lèvres d’un goût exquis. Il se demanda s’il fallait écrire unchant du cygne, puis cette idée le fit rire. Il n’avait pas letemps. Il était trop impatient de partir.

Il éteignit la lumière et descendit par lehublot, les pieds devant. Mais comme ses épaules ne pouvaient paspasser, il remonta, puis recommença la même manœuvre, cette fois enn’engageant qu’un bras à la fois. Un mouvement du paquebot l’aidaet il se trouva en dehors, suspendu par les mains.

Quand ses pieds eurent touché l’eau, il selaissa tomber. La mer était semblable à une mousse blanche. Ilglissa le long du flanc de la Mariposaqui ressemblait à unmur sombre percé ici et là par quelques hublots allumés. Sûrement,elle allait arriver en avance… Presque sans s’en apercevoir, il seretrouva à l’arrière et il nagea doucement dans l’écumepétillante.

Une bonite, attirée par son corps blanc, vintle mordre et ça le fit rire. Elle avait enlevé le morceau ; lapetite douleur qu’il en ressentit lui rappela la raison de songeste. L’action la lui avait fait oublier. Les lumières de laMariposa s’évanouissaient dans le lointain et il nageaitaussi tranquillement que s’il avait eu l’intention d’aborder aurivage le plus proche, à un millier de lieues environ.

L’instinct de conservation agissait encore. Ilcessa de nager, mais dès qu’il sentit le flot recouvrir ses lèvres,ses mains battirent fortement l’eau pour remonter à la surface. Ledésir de vivre, se dit-il en se moquant de lui-même. Eh bien !il avait de la volonté, assez de volonté pour en finir et, d’undernier effort, cesser d’exister.

Il changea sa position, se mit debout. Ilregarda les étoiles sereines, et expulsa tout l’air de sa poitrine.D’une vigoureuse poussée de ses mains et de ses pieds il sortit sonbuste hors de l’eau pour prendre son élan. Puis il se laissa alleret s’enfonça, sans un geste, dans les flots, comme une statueblanche. Il avala l’eau, de toutes ses forces, comme unanesthésique. Comme il étouffait, inconsciemment, ses bras et sesjambes battirent l’eau avec violence et il remonta à la surfacesous la claire lumière des étoiles.

Le désir de vivre, se dit-il avec mépris, entâchant vainement d’empêcher ses poumons en feu d’aspirer l’air. Ilfallait essayer d’une autre manière. Il respira à fond, de façon àpouvoir descendre très profondément. Puis, il plongea la tête lapremière, en nageant de toutes ses forces et de toute sa volonté.Les yeux ouverts, il voyait les bonites rapides zébrer l’eau deflèches phosphorescentes. Il espéra qu’elles ne l’attaqueraientpas, car la tension de sa volonté aurait pu se relâcher. Mais ellesne s’occupèrent pas de lui et il remercia la vie de cette dernièrefaveur.

Il nagea encore, toujours plus profondément.Ses bras et ses jambes, rompus de fatigue, ne remuaient plus quefaiblement. La pression de l’eau était douloureuse à ses tympans etsa tête bourdonnait. Son endurance était à bout, mais il se força àdescendre plus bas encore. Bientôt sa volonté l’abandonna. Aumilieu d’un grand bouillonnement, ses poumons se vidèrentcomplètement de l’air qu’ils conservaient encore. Tels deminuscules ballonnets, de petites bulles glissèrent en rebondissantsur ses joues et devant ses yeux dans une ascension éperdue vers lasurface. Puis vinrent la souffrance et l’étouffement. Ce n’étaitpas la mort encore, se dit-il, au bord de l’inconscience. La mortne faisait pas souffrir. C’était la vie, cette atroce sensationd’étouffement : c’était le dernier coup que devait lui porterla vie.

Ses mains et ses pieds, dans un derniersursaut de volonté, se mirent à battre, à faire bouillonner l’eau,faiblement, spasmodiquement. Mais malgré ses efforts désespérés, ilne pourrait jamais plus remonter ; il était trop bas, troploin. Il flottait languissamment, bercé par un flot de visions trèsdouces. Des couleurs, une radieuse lumière l’enveloppaient, lebaignaient, le pénétraient. Qu’était-ce ? On aurait dit unphare. Mais non, c’était dans son cerveau, cette éblouissantelumière blanche. Elle brillait de plus en plus resplendissante. Ily eut un long grondement, et il lui sembla glisser sur uneinterminable pente. Et, tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça,il le sut encore : il avait sombré dans la nuit.

Et au moment même où il le sut, il cessa de lesavoir.

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