Martin Eden

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[3]La premièrechose que fit Martin, le lendemain matin, fut d’agir exactement àrencontre de la volonté de Brissenden et de ses conseils. Ilcommença par expédier La Honte du soleil à TheAcropolis, pensant que, s’il parvenait à la faire publier parune revue, une maison d’édition la lui prendrait ensuite d’autantplus facilement. Il envoya Éphémère à une revue également.En dépit de la phobie de Brissenden contre les revues, Martindécida que cet admirable poème devait voir le jour. Non pas qu’ilcrût pouvoir se permettre de le faire publier sans sa permission.Mais, une fois le poème accepté par un grand magazine, il espéraitobtenir le consentement de son ami.

Ce matin-là, Martin commença une histoireesquissée quelques semaines auparavant et qui n’avait cessé de lehanter depuis. Elle devait se passer au XXe siècle, surmer, être pleine d’aventures et de romanesque et évoluer cependantdans un monde réel, avec des personnages réels, dans des conditionsvraisemblables. Mais à travers la trame pittoresque du récit, il yaurait autre chose, qu’un lecteur superficiel ne sentiraitpeut-être pas et qui en constituerait la valeur pour celui quisavait lire entre les lignes. Trop tard ! devait enêtre le titre et ça devait avoir au minimum soixante mille mots, –une bagatelle, étant donné la facilité de sa production. Il seplongea ce jour-là dans le travail avec le sentiment délicieux del’ouvrier qui sent ses outils bien en main et n’a plus à craindrequ’un faux mouvement ne gâche sa besogne. Ses longs moisd’application et d’étude portaient leurs fruits. Il pouvait àprésent, dégagé des détails élémentaires, s’appliquer d’une mainsûre aux grandes lignes d’une œuvre et, d’heure en heure, il serendait compte, comme jamais auparavant, de la façon solide etlarge dont il comprenait la vie et les choses de la vie – grâce àHerbert Spencer, se dit-il, en s’arrêtant une seconde d’écrire.Oui, c’est à Spencer qu’il devait la clé de la vie :l’évolution.

Il sentit que ce qu’il écrivait serait d’unegrande envergure. « Ça marche ! ça marche ! »se répétait-il sans cesse. Enfin il avait découvert le genre dechoses qui plairait forcément aux magazines. L’histoire toutentière fulgura devant ses yeux. Il s’interrompit pour écrire dansson calepin un long paragraphe, le dernier de Troptard ! Le livre tout entier était si parfaitement composédans sa tête, qu’il en pouvait déjà écrire la fin. Il le comparaaux histoires de marins qu’il connaissait.

– Il n’y en a qu’un seul qui enapprocherait, murmura-t-il tout haut, c’est Conrad. Et mêmecelui-là pourrait venir me serrer la main et me dire :« C’est bien, Martin, mon garçon ! »

Il travailla toute la journée et ne se rappelaqu’au dernier moment qu’il devait dîner chez les Morse. Grâce àBrissenden, son complet noir était dégagé et il pouvait de nouveaudîner en ville. Auparavant, il courut jusqu’à la librairie, acheterLe Cycle de la vie, un essai sur Spencer dont Brissendenavait parlé. À peine en tram, il l’ouvrit et à mesure qu’il lisait,la colère l’envahissait : le sang au visage, la mâchoireserrée, son poing se fermait, s’ouvrait puis se refermait, commepour saisir et broyer quelque chose de haïssable. Une fois descendudu tram, il arpenta furieusement le trottoir et sonna à la portedes Morse avec une telle rage qu’il retrouva du coup sa maîtrise desoi et sourit de s’être emporté à ce point. À peine fut-il entréchez les Morse, qu’il se sentit oppressé. Bourgeois, boutiquiers,avait dit d’eux Brissenden… Mais quoi ? s’interrogea-t-il,furieux contre lui-même. Il épousait Ruth et non pas safamille.

Il lui sembla que Ruth n’avait jamais été sibelle, si éthérée et, du même coup, si bien portante. Ses jouesétaient colorées et il ne pouvait s’empêcher de constammentregarder ses yeux, les yeux dans lesquels, pour la première fois,il avait lu l’immortalité. Depuis quelque temps, il négligeait unpeu l’immortalité ! Mais, à cet instant, dans les yeux deRuth, il lisait l’argument sans paroles qui réduisait à néant lesarguments les plus spécieux. Toute discussion s’éteignait devantces yeux, car il y voyait de l’amour. Cet amour étaitindéfinissable, incompréhensible, infini. Telle était sa doctrinepassionnée.

Avant le dîner, il eut avec elle unedemi-heure d’aparté qui le rendit profondément heureux etsatisfait de vivre. Mais à table, l’inévitable réaction de sa durejournée de travail se fit sentir ; il avait mal aux yeux, sesentait irritable, nerveux. Il se souvint qu’à cette même tablequ’il dénigrait à présent et où il s’ennuyait si souvent, il avaitpour la première fois mangé avec des gens civilisés, dans ce qu’ilimaginait alors le milieu le plus hautement intellectuel et le plusraffiné. Il évoqua le pathétique Martin Eden de ce soir-là, lesauvage embarrassé de lui-même, suant l’appréhension par tous lespores, affolé devant les mystères de la bienséance, médusé par lemaître d’hôtel qui lui faisait l’effet d’un ogre, s’essayant àfranchir d’un seul coup le gouffre énorme qui le séparait de cesêtres supérieurs et se décidant enfin à demeurer lui-même et à nepas singer plus longtemps une éducation qu’il n’avait pas.

Il lança un coup d’œil inquiet à Ruth, un peucomme ces passagers qui, saisis par une panique soudaine, cherchentdes yeux la ceinture de sauvetage. Si tout le reste avait faitfaillite, il avait du moins gagné l’amour et Ruth. Seuls, Ruth etl’amour avaient supporté l’épreuve des livres et mérité la sanctionbiologique. L’amour était l’expression la plus exaltée de la vie.La nature avait travaillé un million de siècles à faire éclore cechef-d’œuvre en lui, à le parfaire, à l’embellir de toutes lesmerveilles de l’imagination, pour le lancer ensuite sur cetteplanète à seule fin de vibrer, d’aimer et de s’unir. Sa mainchercha celle de Ruth sous la table et elles échangèrent uneardente pression. Ruth le regarda rapidement ; ses yeuxrayonnants, fondaient de tendresse. Un frisson le parcourut ;il ne se rendit pas compte que ce qu’il avait vu de si beau dans ceregard n’était que le reflet de ce qu’avait projeté le sien.

En face de lui, à la droite de M. Morse,était assis M. Blount, juge à la cour suprême. Martin l’avaitrencontré plusieurs fois, sans parvenir à l’apprécier. Lui etM. Morse discutaient syndicalisme, situation locale,socialisme et M. Morse s’efforçait d’attirer Martin dans ladiscussion et de le mettre dans son tort. À la fin, le juge Blountlui lança un regard à la fois indulgent et plein d’une paternellepitié, ce qui fit sourire Martin en dedans.

– Ça vous passera, jeune homme, dit-ild’un ton doucereux. Le temps est le meilleur remède pour tempérerles exagérations de la jeunesse. (Il se tourna versM. Morse 🙂 Dans des cas semblables, la discussion nevaut rien. Elle ne sert qu’à renforcer l’entêtement du patient.

– C’est exact, répondit gravementM. Morse. Mais il est bon parfois de renseigner le patient surson état.

Martin eut un rire joyeux, un peu forcé. Lajournée trop longue, trop intense provoquait en lui une réactionpénible.

– Je ne doute pas que vous ne soyez tousles deux d’excellents médecins, dit-il, mais, si vous vous souciezle moins du monde de l’avis du patient, permettez-moi de vous direque votre diagnostic ne vaut pas grand-chose. En fait, voussouffrez de la maladie que vous me découvrez, soi-disant. Moi, jesuis à l’abri. La philosophie socialiste que vous essayezpéniblement de digérer, moi, je ne l’ai pas avalée.

– Pas mal, pas mal ! murmura lejuge. C’est une excellente ruse, en controverse, que de renverserles situations.

– Pour vous ! (Les yeux de Martinlançaient des éclairs, mais il garda son sang-froid.) Voyez-vous,monsieur le Juge, j’ai suivi vos discours pendant la campagneélectorale. Par un phénomène d’autosuggestion, vous vous persuadezque vous croyez au système des compétitions et à la suprématie duplus fort et en même temps, vous sanctionnez, tant et plus, toutesles mesures capables de diminuer la puissance du plus fort.

– Jeune homme…

– Rappelez-vous que j’ai entendu vosdiscours, répéta Martin. Il est flagrant que votre position, en cequi concerne la réglementation du commerce intérieur, le trust desChemins de fer et la Standard Oil, la conservation des forêts etmille autres mesures restrictives, est nettement socialiste.

– Voudriez-vous me faire croire que vousn’approuvez pas la réglementation de ces odieux abus depouvoir ?

– Là n’est pas la question. Je tiensseulement à vous prouver l’inanité de votre diagnostic. Je tiens àvous dire que le microbe du socialisme ne m’a pas atteint et quec’est vous, au contraire, qu’il ronge et qu’il émascule. Quant àmoi, je suis un adversaire résolu du socialisme, comme de votredémocratie hybride, qui n’est autre chose qu’un pseudo-socialismeque vous dispensez à coups de grands mots qui ne veulent riendire.

« Je suis réactionnaire, tellementréactionnaire que mes opinions ne peuvent que vous êtreincompréhensibles, à vous qui vivez dans le mensonge d’uneorganisation sociale truquée et dont la vue n’est pas assezperçante pour découvrir ce truquage. Vous faites semblant de croireà la suprématie du plus fort et aux lois du plus fort. Moi, j’ycrois. Voilà la différence. Quand j’étais un peu plus jeune,j’étais comme vous. Vos idées m’avaient influencé. Mais lesmarchands, les commerçants ne sont tout au plus que des patronspeureux qui passent leur vie à lécher l’assiette au beurre. Alors,je me suis retourné vers l’aristocratie. Ici, à cette table, jesuis le seul individualiste. Pour moi, l’État n’est rien. J’attendsl’homme fort, le Chevalier sans peur qui viendra sauver l’État dece néant fangeux. Nietzsche avait raison – je ne perdrai pas montemps à vous expliquer qui était Nietzsche – mais il avait raison.Le monde appartient aux forts, à ceux qui allient la force à lanoblesse d’âme, qui ne se vautrent pas dans les mares croupies descompromissions, dans les pots-de-vin et les affaires plus ou moinsvéreuses. Le monde appartient à la grande brute racée, à celui quin’a qu’une parole et qui la tient, aux vrais aristocrates. Et ilsvous mangeront, vous, les socialistes qui avez peur du socialisme.Votre morale d’esclave ne vous sauvera pas. Je sais bien que toutcela est de l’hébreu pour vous et je ne vous ennuierai pasdavantage. Mais souvenez-vous d’une chose : il n’y a peut-êtrequ’une demi-douzaine d’individualistes dans tout Oakland – MartinEden est un de ceux-là.

Il se tourna vers Ruth, signifiant par làqu’il était décidé à ne plus discuter davantage.

– Je suis à bout ce soir, dit-il àmi-voix Tout ce que je peux faire encore, c’est de vous aimer.

Il fit semblant de ne pas entendreM. Morse qui disait :

– Je ne suis pas convaincu. Tous lessocialistes sont jésuites dans l’âme. Voilà ce qu’il faut leurdire.

– Nous arriverons tout de même un jour àfaire de vous un bon républicain, dit le juge Blount.

– Le sauveteur viendra avant, réponditMartin avec bonne humeur, puis il se tourna à nouveau versRuth.

Mais M. Morse n’était pas satisfait. Laparesse de son futur gendre, sa répulsion pour tout travail« sérieux », ses idées inquiétantes, sa natureincompréhensible lui causaient un vif déplaisir. M. Morselança donc la conversation sur Herbert Spencer. Le juge le secondade son mieux et Martin, qui avait dressé l’oreille en entendantprononcer le nom du philosophe, entendit le digne magistrat énoncergravement, avec complaisance, une diatribe sévère contre Spencer.De temps à autre, M. Morse lançait un regard furtif à Martincomme pour dire : Là, mon garçon, vous voyez bien.

– Sinistres raseurs ! marmottaMartin et il continua à discuter avec Ruth, mais le travail de lajournée l’avait éprouvé et il était nerveux.

– Qu’avez-vous ? lui demanda Ruthtout à coup, inquiète de voir l’effort qu’il faisait pour secontenir.

– Il n’y a de Dieu que l’Inconnu etHerbert Spencer est son prophète ! disait le juge à ce momentprécis.

Martin se retourna vers lui.

– Jugement facile, fit-il avec calme. Jel’ai entendu prononcer pour la première fois au City Hall Park, parun homme du peuple qui aurait dû être mieux renseigné. Depuis, jel’ai entendu souvent – et chaque fois, la bêtise de cette phrase medonne des nausées. Vous devriez être honteux. Entendre le nom de cegrand homme sur vos lèvres, c’est trouver une rose dans unepoubelle. Vous me dégoûtez.

Ce fut catastrophique. Le juge le foudroya duregard et parut sur le point d’avoir une attaque d’apoplexie.M. Morse se réjouissait, dans son for intérieur : safille était visiblement choquée et c’était bien ce qu’il voulaitfaire : amener cet homme qu’il n’aimait pas à révéler sabrutalité et son manque absolu d’éducation.

La main de Ruth, implorante, alla cherchercelle de Martin sous la table, mais le fauve était lâché. Laprétention intellectuelle et le mensonge de ceux qui occupent lesplus hautes situations, l’indignaient. Un juge de la coursuprême ! – Dire que peu d’années auparavant il avait regardéces glorieuses entités comme des demi-dieux ! Le juge repritson calme et tenta de continuer la discussion en affectant unepolitesse qui, Martin le comprit parfaitement, s’adressaituniquement aux femmes présentes. Ça l’exaspéra davantage encore.N’y avait-il décidément aucune sincérité de par le monde ?

– Vous ne pouvez pas discuter Spenceravec moi ! s’écria-t-il. Pas plus que ses proprescompatriotes, vous ne le connaissez. Mais ce n’est pas votre faute,je vous l’accorde. Ça tient à la méprisable ignorance de l’époqueoù nous vivons.

« Un philosophe de l’Académie, quin’était pas digne de respirer le même air que lui, l’aappelé : « le philosophe des demi-cultivés ». Je necrois pas que vous ayez lu dix pages de Spencer ; maiscertains critiques, probablement plus intelligents que vous, n’enont pas lu davantage et ils osent défier ses disciples de trouverune seule idée dans tous ses écrits, des écrits de Spencer !de l’homme dont le génie a influencé la science et la penséemodernes ; du père de la psychologie, de celui quirévolutionna la pédagogie de telle façon, que le petit paysanfrançais en apprenant à lire, apprend ses principes ! Et deshommes insignifiants essaient de salir sa mémoire, quand le peu deconnaissances qu’a emmagasiné leur cerveau lui est dû, en grandepartie !

« Et pourtant, un homme comme Fairbank,le principal d’Oxford, un homme qui occupe une situation plusélevée que la vôtre, monsieur le Juge, a déclaré que Spencer seraconsidéré par la postérité comme un poète et un rêveur, plutôt quecomme un penseur. Roquets et fantoches ! « SesPremiers principes ne sont pas entièrement dénués d’uncertain charme littéraire », a dit un autre. Et d’autresencore ont dit qu’il était un adroit besogneux, plutôt qu’unpenseur original. Roquets et fantoches ! Roquets etfantoches ! »

Martin s’arrêta. Il y eut un silence de mort.Toute la famille de Ruth tenait le juge Blount pour un hommeremarquable et puissant et la sortie de Martin les horrifia. Ledîner s’acheva dans une atmosphère de cérémonie funèbre. Le juge etM. Morse parlaient exclusivement ensemble : les autresparlaient à bâtons rompus. Puis, quand Ruth et Martin furent seuls,il y eut une scène.

– Vous êtes impossible !sanglota-t-elle.

Furieux encore, Martin marmottait :« Les brutes ! les brutes ! »

Quand elle lui affirma qu’il avait insulté lejuge, il répliqua :

– Parce que je lui ai dit lavérité !

– Que ce soit vrai ou faux, ça m’estégal ! s’écria-t-elle. Il y a des limites qu’on ne doit pasfranchir, et vous n’aviez aucun droit d’insulter quelqu’un.

– Alors, pourquoi le juge Blount a-t-ille droit de dénaturer la vérité ? demanda Martin. Dénaturer lavérité est une chose beaucoup plus grave qu’insulter une aussipiètre personnalité que celle du juge. Il a fait pire. Il a sali lamémoire d’un grand mort. Les brutes ! les brutes !

Sa colère se réveilla de plus belle, devantRuth épouvantée. Jamais elle ne l’avait vu si furieux et elle letrouvait déraisonnable et incompréhensible. Et pourtant, à traversson ressentiment craintif, l’ancien charme l’attirait encore verslui, ce charme qui l’avait autrefois poussée à nouer ses deux mainssur la nuque de Martin. Ce soir encore, bien qu’humiliée et blesséepar la scène du dîner, elle s’abandonna dans ses bras, tandis qu’ilrépétait : « Les brutes ! les brutes ! » –ajoutant finalement : « Je ne m’assoirai plus à votretable, chérie. Ils ne m’aiment pas et c’est mal de ma part de leurimposer une présence désagréable. Bon sang ! ils me rendentmalade. Et dire que dans ma naïveté j’avais cru que les gens quioccupaient les situations élevées, qui habitaient de belles maisonset qui avaient de l’éducation et un compte en banque, étaient tousdes gens supérieurs ! »

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