Martin Eden

31

Martin avait rencontré par hasard sa sœurGertrude dans Broadway – hasard favorable, mais assez déconcertant,comme on va le voir. Elle attendait le tram à un coin de rue et vitson frère la première ; elle vit aussi ses traits tirés,fatigués, et son regard. Las, désespéré, il l’était, car leMont-de-Piété avait refusé de lui prêter quelques dollars de plussur sa bicyclette. Le mauvais temps ayant fait son apparition,Martin avait engagé son vélo et retiré son complet noir.

– Voilà le complet noir, avait répondu leprêteur sur gages, qui connaissait son actif dans le moindredétail. Mais si j’apprends jamais que vous l’avez engagé chez ceJuif, Lipka…

Martin, effrayé de la menace sous-entendue, sehâta de répondre :

– Non, non ! j’en ai besoin, il fautque je le mette !

– Bon, dit l’usurier, radouci. Mais vousn’aurez pas un sou de plus. Je ne veux pas y être de ma poche.

– Mais c’est une bicyclette de quarantedollars, en parfait état, insista Martin. Et vous ne m’en avezdonné que sept. Non ! même pas six dollars vingt-cinq !puisque vous avez pris l’intérêt d’avance.

– Si vous voulez davantage, apportez lecomplet.

Et Martin était sorti de la misérableboutique, si désespéré que sa sœur en fut frappée.

À peine se furent-ils dit bonjour, que le tramde Telegraph Avenue stoppa pour charger une foule degens pressés. Mme Higginbotham, que Martin aidait àmonter, sentant à la pression de sa main qu’il ne la suivait pas,se retourna sur le marchepied et le visage défait de son frère lanavra.

– Tu ne viens pas ? dit-elle, etaussitôt elle redescendit.

– Non, je marche ; il faut faire del’exercice…

– Je t’accompagne un bout de chemin,déclara-t-elle. Ça me fera peut-être du bien. Je ne me sens pasdans mon assiette depuis quelques jours.

Martin lui jeta un coup d’œil. En effet,l’allure générale de sa sœur, sa graisse malsaine, ses épaulesvoûtées, son visage tiré, ridé, sa démarche lourde, n’offraient pasl’image de la santé.

– Tu ferais mieux de t’arrêter là, dit-ilau prochain carrefour, où déjà elle reprenait haleine, et degrimper dans le prochain tram.

– Dieu ! que je suis déjàfatiguée ! fit-elle, essoufflée. Je suis aussi capable demarcher que toi, avec les souliers que tu as aux pieds. Ils sont siusés qu’ils te lâcheront avant d’arriver à Nord-Oakland.

– J’en ai une autre paire chez moi,dit-il.

– Viens dîner demain, suggéra Gertrudebrusquement. Bernard n’y sera pas. Il va à San Leandro pouraffaires.

Martin secoua la tête, mais ne put réprimerl’expression affamée de ses yeux à la pensée d’un dîner.

– Tu n’as pas le sou, Mart ! C’estpour ça que tu vas à pied. De l’exercice !… (Elle s’efforça derenifler avec mépris, mais le mépris resta en route.) Attends,laisse-moi voir !

Et, fouillant dans son sac, elle lui glissaune pièce de cinq dollars dans la main.

– J’ai oublié de te souhaiter ton dernieranniversaire, Mart, murmura-t-elle, confuse.

Instinctivement, Martin avait refermé la mainsur la pièce d’or. Puis, il se dit qu’il ne devait pas accepter etse débattit dans les affres de l’indécision. Cet argent signifiaitla nourriture, la vie, la lumière pour son corps et son cerveau,pouvoir continuer d’écrire et – qui sait – d’écrire peut-êtrel’œuvre qui lui rapporteraient de l’or, beaucoup d’or. Dans sonesprit flamboyèrent les titres de deux essais qu’il venaitd’achever : Les Grands Prêtres du Mystère et LeBerceau de la beauté. Il les vit sous la table, parmi lemonceau de manuscrits renvoyés, qu’il ne pouvait plus affranchir.Ceux-là, personne ne les connaissait et ils n’étaient pasinférieurs au reste. Si seulement il avait de quoi lesaffranchir !

Puis la certitude de l’ultime succèss’affirma, il sentit sa faim et… d’un geste vif il empocha lapièce.

– Je te le revaudrai cent fois, Gertrude,fit-il avec effort, la gorge contractée, les yeux humides.Souviens-toi de ce que je te dis : avant la fin de l’année, jete remettrai dans la main une centaine de pièces pareilles. Je nete demande pas de me croire. Attends et tu verras.

Elle n’en crut rien, bien entendu, et, un peugênée, sans chercher à ruser davantage :

– Je sais que tu as faim, Mart, dit-elle.Ça se voit tout de suite. Viens manger quand tu voudras. Jet’enverrai un des enfants pour t’avertir quand M. Higginbothamne sera pas là. Et, Mart, écoute…

Il attendit, mais il se doutait de ce qu’elleallait dire.

– Tu ne crois pas qu’il serait temps dete trouver du travail ?

– Tu ne crois pas à ma réussite ?répliqua-t-il.

Elle secoua la tête.

– Personne ne croit en moi, Gertrude,personne… que moi. (Le ton de sa voix était passionné.) J’ai déjàfait du bon travail, beaucoup de bon travail et, tôt ou tard, il sevendra.

– Comment sais-tu qu’il estbon ?

– Parce que… (Il s’arrêta, sentant qu’ilétait inutile de lui expliquer la raison de sa confiance.) MonDieu, parce que c’est meilleur que presque tout ce qui paraît dansles revues.

– Je voudrais que tu sois raisonnable,dit-elle timidement, mais satisfaite d’avoir deviné ce qui letourmentait. Je voudrais que tu sois raisonnable et que tu viennesdîner demain à la maison.

Quand elle fut montée dans le tram, Martincourut à la poste, acheta pour trois dollars de timbres et, plustard, en allant chez les Morse, il y retourna, fit peser un grospaquet de longues et volumineuses enveloppes, puis les affranchitminutieusement.

Ce fut une nuit mémorable pour Martin, car ilrencontra Russ Brissenden. Comment il se trouvait là, de qui ilétait l’ami, qui l’avait amené, il n’en savait rien et n’eut pas lacuriosité de le demander à Ruth. Au premier abord, Martin le trouvasuperficiel, et sans intérêt. Une heure plus tard, il décida queBrissenden était par-dessus le marché un sauvage, à la manière dontil allait d’une pièce à l’autre, dont il fixait les tableaux etfouillait sans façon dans les livres et les magazines qu’il prenaitsur la table ou sur un rayon de la bibliothèque.

C’était la première fois qu’il venait danscette maison, mais sans s’occuper de personne, il finit par sepelotonner dans un profond fauteuil, tira de sa poche un mincevolume et s’y plongea, s’isolant complètement du reste del’assemblée. Tout en lisant, il se passait une main distraite etcaressante dans les cheveux. Martin cessa ensuite del’observer ; plus tard cependant il l’entendit plaisanter avecsuccès au milieu d’un essaim de jeunes femmes.

Le hasard fit que Martin, en s’en allant,rattrapa Brissenden dans la rue.

– Ah ! c’est vous ? ditMartin.

L’autre eut un grognement revêche, maisemboîta le pas. Ils se turent tous deux assez longtemps.

– Quelle solennelle vieillecarne !

La soudaineté, la virulence de cetteexclamation surprirent Martin et l’amusèrent, tout en ne diminuanten rien son antipathie pour le personnage.

– Pourquoi allez-vous là-dedans ?lui lança Brissenden brusquement, après un autre silence.

– Et vous ? riposta Martin.

– Ma parole, je n’en sais rien !D’ailleurs, c’est ma première tentative. Le jour est composé devingt-quatre heures et il faut bien le passer d’une façonquelconque. Venez boire quelque chose.

– D’accord, dit Martin.

Il s’en voulut aussitôt d’avoir accepté aussifacilement. À la maison l’attendaient plusieurs heures de« gros ouvrage » à bâcler avant d’aller se coucher, ainsiqu’un volume de Weismann, sans compter l’autobiographie d’HerbertSpencer, dont le tour aventureux le passionnait autant que le plusintéressant roman. Pourquoi perdrait-il son temps avec cet hommequi lui déplaisait ? Ce n’était ni à cause de l’homme ni àcause de la boisson qu’il avait accepté, c’était à cause des viveslumières, des glaces, de l’étincellement des cristaux et del’argenterie, des visages heureux et riants, du brouhaha des voix.Oui, de ça surtout : il avait besoin d’entendre les voix deces hommes heureux, arrivés, qui claquent joyeusement leur argent.Il se sentait seul, terriblement seul : voilà pourquoi ilavait sauté sur l’invitation comme la bonite saute sur le chiffonblanc au bout de l’hameçon. Depuis Joe, à Shelly Hot Springs, et àl’exception des verres de vin qu’il prenait avec l’épicierportugais, Martin n’avait pas mis les pieds dans un bar. La fatiguecérébrale ne lui donnait pas, comme l’éreintement physique,l’impérieux besoin de boire et il n’en était nullement privé. À cemoment-là, c’est de l’atmosphère du bar dont il eut envie, bienplus que de la boisson elle-même.

Le « Grotto » les accueillit, ilss’étalèrent dans de confortables fauteuils, burent du scotch etdiscutèrent.

Ils causèrent de bien des choses, chacun à sontour commandant le whisky. Martin, qui avait la tête extrêmementsolide, admirait la capacité de son partenaire et s’interrompaitparfois pour admirer sa conversation. Il ne fut pas long àdécouvrir que Brissenden savait tout et à estimer qu’il était lesecond homme vraiment intellectuel qu’il eût rencontré. CependantBrissenden possédait ce qui manquait au professeur Caldwell :la flamme, la flamboyante vision intérieure, le rayonnementspontané du talent. Sa parole jaillissait comme une source vive.Ses lèvres minces prononçaient des phrases coupantes, cinglantes,d’autres douces, veloutées, de caressantes phrases de beauté et delumière, qui reflétaient tout le mystère insondable de la vie.D’autres fois encore, les lèvres minces claironnaient le tumultedes combats cosmiques, et des phrases couleur d’argent lunaire,étincelantes comme un ciel étoilé, qui résumaient toute la scienceavec des mots de poète.

Martin avait oublié sa première impressionhostile. Il trouvait enfin ce que les livres lui avaientpromis : une intelligence, un homme vivant qu’il regardaitavec respect. « Je suis par terre, dans la boue, à vospieds », se répétait-il.

– Vous avez étudié la biologie, dit-iltout haut.

À sa stupéfaction, Brissenden secoua latête.

– Mais vous émettez des vérités que labiologie seule peut donner, insista Martin, tandis que l’autre leregardait d’un air vague. Vos conclusions sont les mêmes.

– Enchanté de l’apprendre ! réponditl’autre. Il m’est très rassurant de savoir que mes pauvresconnaissances m’ont amené à la vérité par un raccourci. Quant àmoi, je ne me préoccupe jamais de savoir si j’ai raison ou non.Cela n’a aucune importance. L’homme ne peut jamais atteindre àl’ultime vérité.

– Vous êtes un disciple de Spencer !s’écria Martin triomphalement.

– Je ne l’ai pas ouvert depuis monadolescence, et même alors, je n’ai lu que sonÉducation.

– Je voudrais savoir ce que voussavez et l’avoir appris aussi facilement, déclara Martin unedemi-heure plus tard, après avoir analysé attentivement le bagageintellectuel de Brissenden. D’un seul coup vous trouvez la solutionjuste. Par un raccourci qui tient du prodige, vous arrivez à lavérité.

– Oui, c’est ce qui inquiétait beaucouple Père Joseph et le Frère Dutton, répondit Brissenden. Ohnon ! ajouta-t-il, je ne suis rien du tout. Un hasard heureuxm’a fait faire mon éducation dans un collège catholique. Etvous ? où avez-vous ramassé ce que vous savez ?

Martin le lui raconta ; en même temps ilétudiait Brissenden, depuis sa longue et mince figurearistocratique et ses épaules tombantes, jusqu’à son pardessus jetésur la chaise voisine, dont les poches bâillaient, déformées parles livres qui les bourraient. Le visage de Brissenden et seslongues mains fines étaient hâlés par le soleil, extrêmementhâlées, ce qui intrigua Martin. Il était évident que Brissendenn’était pas un sportif. Comment le soleil avait-il pu le hâlerainsi ? Quelque chose de morbide se cachait là-dessous, se ditMartin, revenant à l’étude de ce visage étroit, aux pommettessaillantes, aux joues creuses, au nez aquilin – le plus fin, leplus délicat que Martin eût jamais vu. La grandeur ni la couleur deses yeux n’avaient rien de remarquable : ils étaient moyens etd’un marron banal ; mais en eux couvait une flamme étrangementcomplexe, contradictoire. Ils défiaient, ces yeux fiers et durs àl’excès, et en même temps, éveillaient la pitié. Et Martin leplaignit, sans savoir pourquoi.

– Oui, je suis tuberculeux, déclaraBrissenden un instant plus tard, négligemment, après avoir ditqu’il revenait d’Arizona. J’y ai vécu deux ans, à cause duclimat.

– Vous n’avez pas peur du climatd’ici ?

– Peur ?…

Il n’avait mis dans cette interrogation nulleemphase.

Mais Martin lut sur ce visage ascétique quecet homme n’avait peur de rien. Les yeux fixes ressemblaient à ceuxdes aigles ; le nez aux narines dilatées, défiant, agressif,était semblable au bec d’un oiseau de proie.

Magnifique ! résuma Martin en lui-même.Puis tout haut il cita le poète :

Under the bludgeoning ofchance

My head is bloody but unbowed.

(Sous les coups de massue du Hasard, ma têtesaigne, mais ne se courbe pas.)

– Vous aimez Henley ? dit Brissendend’une voix tout à coup tendre et pleine de charme.Naturellement ! Je devais m’y attendre de votre part.Ah ! Henley ! Quelle belle âme ! il est au milieudes rimailleurs contemporains, ces rimailleurs de magazines, commeun gladiateur dans un troupeau d’eunuques.

– Vous n’aimez pas les magazines ?questionna Martin légèrement agressif.

– Et vous ? grogna-t-il d’un tontellement mauvais, que Martin sursauta.

– Je… j’écris, ou plutôt, j’essayed’écrire pour les magazines, balbutia Martin.

– Voilà qui est mieux, répondit l’autre,radouci. Vous essayez, mais sans succès ! D’ailleurs je vois àpeu près ce que vous écrivez : et ça renferme un ingrédient,qui ne convient pas aux magazines. Il y a des entrailles,là-dedans, et les magazines ne tiennent pas cet article. Ce qu’ilsveulent c’est de la lavasse, de la guimauve. Et Dieu sait qu’onleur en procure ! mais pas vous.

– Je ne dédaigne pas le travail demercenaire, avoua Martin.

– Au contraire… (Brissenden s’arrêta etson œil insolent détailla la pauvreté décente de Martin, passant dunœud de cravate un peu défraîchi, au col légèrement élimé, auxcoudes luisants et à la manchette un tantinet éraillée ; puisson regard s’arrêta à son visage creusé.) Au contraire, c’est letravail de mercenaire qui vous dédaigne ; il vous dédaignemême si bien qu’il n’y a aucune chance que vous parveniez jusqu’àlui. Voyons, mon garçon, mais ce serait vous insulter que de vousinviter à venir manger quelque chose !

Martin rougit si violemment, que Brissendeneut un rire triomphant et ajouta :

– Un homme rassasié ne se juge pasinsulté par une telle invitation.

– Vous êtes diabolique ! s’écriaMartin irrité.

– En tout cas, je ne vous ai pasinvité !

– Vous n’avez pas osé.

– C’est à savoir. D’ailleurs, à présentje vous invite.

Brissenden s’était levé à demi, tout enparlant, avec l’intention évidente d’aller aussitôt au restaurant.Martin avait serré les poings, le sang battait violemment à sestempes.

– Attention ! mesdames etmessieurs ! Il les avale tout crus, tout crus !… s’écriaBrissenden imitant le bonimenteur d’un fameux mangeur de serpentsqui faisait courir tout Oakland à ce moment-là.

– De vous… je ne ferais certainementqu’une bouchée, lança Martin, en toisant à son tour d’un œilinsolent la misérable anatomie de l’autre.

– Seulement je n’en vaux pas lapeine.

– Si, réfléchit Martin, mais c’estl’incident qui n’en vaut pas la peine ! (Il éclata de rire,d’un rire bon enfant, sans arrière-pensée.) J’ai été idiot,Brissenden. J’ai faim, vous l’avez deviné… Ce sont des phénomènesfort ordinaires et qui n’ont rien de déshonorant. Vous voyez, jeris des petits préjugés courants de la foule, et puis vous arrivez,et, d’un trait juste, acéré, vous me démontrez que je suis moi-mêmel’esclave de ces misérables petits préjugés.

– Vous vous êtes cru insulté,hein ?

– Il y a un instant, oui. Un préjugé dejeunesse, vous savez ! J’ai eu cette mentalité autrefois et ilm’en reste encore quelque chose. C’est mon petit musée de fossilespersonnel !

– Mais la porte est ferméemaintenant ?

– Verrouillée.

– Sûr ?

– Absolument.

– Alors, allons manger quelque chose.

– C’est bien, je vous suis, réponditMartin qui voulut changer sa dernière pièce de deux dollars, pourpayer les whiskys ; mais Brissenden, rudoyant le garçon, remitsa pièce sur la table.

Martin l’empocha avec une grimace et sentit àcet instant la main de Brissenden se poser avec sympathie sur sonépaule.

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