MÉNEXÈNE de Platon

SOCRATE.
De moi-même peut-être rien du tout; mais, hier encore,
j’ai entendu d’Aspasie un discours funèbre sur ces
mêmes guerriers. Elle avait appris, comme toi, que les
Athéniens devaient choisir l’orateur, et nous exposa ce
qu’il conviendrait de dire; tantôt elle improvisait, tantôt
elle reprenait de mémoire et cousait ensemble quelques
morceaux du discours funèbre que prononça autrefois
Périclès, et dont je la crois l’auteur.

MÉNEXÈNE.
Te rappellerais-tu le discours d’Aspasie?

SOCRATE.
J’aurais bien tort de ne pas le faire; je l’ai appris d’elle-
même, et peu s’en est fallu que je n’aie été battu
pour n’avoir pas eu toujours la mémoire bien fidèle.

MÉNEXÈNE.

Que ne me le récites-tu donc?

SOCRATE.
Je crains que la maîtresse ne se fâche, si je publie son
discours.

MÉNEXÈNE.
Nullement, Socrate; mais parle toujours, et ce sera pour
moi un grand plaisir de t’entendre répéter le discours
d’Aspasie ou de tout autre, pourvu seulement que tu
parles.

SOCRATE.
Mais peut-être te moqueras-tu de moi si tu me vois
encore, vieux comme je suis, m’occuper d’enfantillages.

MÉNEXÈNE.
Point du tout, Socrate; mais commence enfin.

SOCRATE.
Je le vois bien, il faut te complaire; et en vérité si
tu me priais de me déshabiller et de danser, j’aurais
peine à te refuser, puisque nous sommes seuls. Écoute
donc. Voici, je pense, ce que dit Aspasie. Elle commença
par les morts eux-mêmes:

Ils ont reçu de nous les derniers devoirs, et les voilà
maintenant sur la route fatale accompagnés par leurs
concitoyens et par leurs parents. Il ne reste plus d’autre
tâche à remplir que celle de l’orateur chargé par la loi
d’honorer leur mémoire. Car c’est l’éloquence qui

illustre et sauve de l’oubli les belles actions et ceux qui
les ont faites. Il faut ici un discours qui loue dignement
les morts, serve d’exhortation bienveillante aux vivants,
excite les fils et les frères de ceux qui ne sont plus, à
imiter leurs vertus, et console leurs pères et leurs mères,
ainsi que leurs aïeux s’ils existent encore. Et quel
sera le discours propre à ce but? De quelle manière
commencer l’éloge de ces hommes généreux dont la
vertu, pendant leur vie, a fait la joie de leurs parents, et
qui ont bravé la mort pour nous sauver? Il faut les louer,
ce me semble, d’après l’ordre que la nature a suivi pour
les élever à ce point de vertu auquel ils sont parvenus.
Or ils sont devenus vertueux parce qu’ils étaient nés de
parents vertueux.
Nous louerons donc d’abord la noblesse de leur origine,
ensuite leur éducation et les institutions qui les ont
formés; enfin nous exposerons combien ils se sont
rendus dignes de leur éducation et de leur naissance par
leur belle conduite. Le premier avantage de leur
naissance est de n’être pas étrangers. Le sort ne les a
pas jetés dans un pays dont ils ne sont pas. Non, ils sont
autochtones, ils habitent et ils vivent dans leur véritable
patrie, ils sont nourris par la terre qu’ils habitent, non
pas en marâtre, comme d’autres, mais avec les soins
d’une mère. Et, maintenant qu’ils ne sont plus, ils
reposent dans le sein de celle qui les engendra, les reçut
dans ses bras à leur naissance et les nourrit.
C’est donc à elle, à cette mère, que nous devons nos
premiers hommages: ce sera louer la noble origine de
ces guerriers. Ce pays mérite nos éloges et ceux de tous
les autres hommes, par bien des causes, et surtout parce

qu’il est chéri du ciel: témoin la querelle et le jugement
des dieux , qui s’en disputaient la possession.
Honoré par les dieux, comment n’aurait-il pas droit de
l’être par tous les hommes? Souvenons-nous aussi que
lorsque la terre entière n’enfantait que des animaux
sauvages, carnivores ou herbivores, notre contrée
demeura pure de pareille production, et ne donna point
naissance à des animaux farouches: de tous les
animaux, elle ne choisit et n’engendra que l’homme, qui,
par son intelligence, domine sur les autres êtres, et seul
connaît la justice et les dieux.
Une preuve bien forte que cette terre a produit les
aïeux de ces guerriers et les nôtres, c’est que tout être
doué de la faculté de produire porte avec lui la
nourriture nécessaire à ce qu’il produit: c’est ainsi que la
vraie mère se distingue de celle qui ne l’est pas et a
dérobé l’enfant d’un autre; celle-là manque des sources
nourricières nécessaires au nouveau-né. Or, notre terre,
qui est notre mère, offre la même preuve incontestable
qu’elle a produit les hommes qui l’habitent, puisqu’elle
est la seule et la première qui dans ces vieux âges, ait
produit un aliment humain, l’orge et le froment,
nourriture la plus saine et la plus agréable à l’espèce
humaine: marque certaine que l’homme est
véritablement sorti de son sein.
Et ces témoignages s’appliquent encore mieux à la terre
qu’à une mère; car la terre n’imite pas la femme pour
concevoir et pour engendrer, mais la femme imite la
terre. Loin d’être avare des fruits qu’elle produit, notre
patrie les communique aux autres, et réserve à ses
enfants l’olivier, ce soutien des forces épuisées.

Après les avoir nourris et fortifiés jusqu’à l’adolescence,
elle appela les dieux eux-mêmes pour les gouverner et
les instruire. Il serait inutile de redire ici leurs noms;
nous connaissons les dieux qui ont protégé notre vie, en
nous enseignant les arts nécessaires à nos besoins
journaliers, et en nous apprenant à fabriquer des armes
et à nous en servir pour la défense du pays.

Nés et élevés de cette manière, les ancêtres de ces
guerriers ont fondé un état, dont il est convenable de
dire quelques mots. C’est l’état qui fait les hommes;
bons ou mauvais, selon qu’il est lui-même mauvais ou
bon. Il faut donc prouver que nos pères furent élevés
dans un état bien réglé, qui les a rendus vertueux, ainsi
que les hommes d’aujourd’hui dont faisaient partie ceux
qui sont morts. Le gouvernement était autrefois le même
que maintenant, une aristocratie; telle est la forme
politique sous laquelle nous vivons encore, et avons
presque toujours vécu. Les uns l’appellent une
démocratie, les autres autrement, selon leur goût; mais
c’est réellement une aristocratie. sous le consentement
du peuple. Nous n’avons jamais cessé d’avoir des rois,
tantôt par droit de succession, tantôt par droit de
suffrages. C’est, en général, le peuple qui possède
l’autorité souveraine: il confère les charges et la
puissance à ceux qui paraissent être les meilleurs; la
faiblesse, l’indigence, une naissance obscure, ne sont
pas, comme dans les autres états, des motifs
d’exclusion; non plus que les qualités contraires, des
motifs de préférence; le seul principe reçu, c’est que
celui qui paraît être habile ou vertueux l’emporte et

commande.
Ce gouvernement, nous le devons à l’égalité de notre
origine. Les autres pays sont composés d’hommes
d’espèce différente; aussi l’inégalité des races se
reproduit dans leurs gouvernements, despotiques ou
oligarchiques. Là, les citoyens se divisent en esclaves et
en maîtres. Pour nous et les nôtres, qui sommes
frères, et nés d’une mère commune, nous ne croyons
pas être ou les esclaves ou les maîtres les uns des
autres. L’égalité d’origine entraîne naturellement celle de
la loi, et nous porte à ne reconnaître entre nous d’autre
supériorité que celle de la vertu et des lumières.

Voilà pourquoi les ancêtres de ces guerriers et les
nôtres, et ces guerriers eux-mêmes, nés si
heureusement, et élevés au sein de la liberté, ont fait
tant de belles actions publiques et particulières, dans le
seul but de servir l’humanité. Ils croyaient devoir
combattre contre les Grecs eux-mêmes pour la liberté
d’une partie de la Grèce, et contre les barbares pour
celle de la Grèce entière. Le temps me manque pour
raconter dignement comment ils repoussèrent Eumolpe
et les Amazones, débordés sur nos terres, et les
invasions plus anciennes ; comment ils secoururent
les Argiens contre les sujets de Cadmus, et les Héraclides
contre les Argiens. Les chants des poètes ont répandu
sur toute la terre la gloire de ces exploits; et si nous
entreprenions de les célébrer dans le langage
ordinaire, nous ne ferions vraisemblablement que mettre
en évidence notre infériorité.
Ainsi je ne m’arrêterai point à ces actions, qui ont leur

récompense; mais il en est d’autres qui n’ont rapporté à
aucun poète une gloire égale à celle du sujet, et qui sont
encore dans l’oubli; ce sont celles-là que je crois devoir
rappeler: je viens les célébrer moi-même, et j’invite les
poètes à les chanter, dans leurs odes et leurs autres
compositions, d’une manière digne de ceux qui les ont
accomplies. Voici le premier de ces exploits.

Quand les Perses, maîtres de l’Asie, marchaient à
l’asservissement de l’Europe, nos pères, les enfants de
cette terre, les repoussèrent. Il est juste, il est de notre
devoir de les rappeler les premiers, et de louer d’abord la
valeur de ces héros. Mais, pour bien apprécier cette
valeur, transportons-nous par la pensée à l’époque où
toute l’Asie obéissait déjà à son troisième monarque.
Le premier, Cyrus, après avoir affranchi par son génie
les Perses, ses compatriotes, subjugua encore leurs
maîtres, les Mèdes, et régna sur le reste de l’Asie jusqu’à
l’Égypte. Son fils soumit l’Égypte et toutes les parties de
l’Afrique dans lesquelles il put pénétrer. Darius, le
troisième, étendit les limites de son empire jusqu’à la
Scythie, par les conquêtes de son armée de terre, et ses
flottes le rendirent maître de la mer et des îles.
Nul n’osait résister; les âmes des peuples étaient
asservies: tant de nations puissantes et belliqueuses
avaient passé sous le joug des Perses! Le même Darius
ayant accusé les Érétriens et nous d’avoir dressé
ensemble des embûches à la ville de Sardes , prit ce
prétexte pour embarquer une armée de cinq cent mille
soldats dans des vaisseaux de transport, accompagnés
d’une flotte de trois cents navires; et ordonna à Datis, le

chef de cette expédition, de ne revenir qu’amenant
captifs les Érétriens et les Athéniens: sa tête devait
répondre du succès. Datis se dirigea sur Érétrie, contre
des hommes qui étaient comptés alors au rang des plus
belliqueux parmi les Grecs: encore n’étaient-ils pas en
petit nombre. Cependant il les subjugua en trois jours;
et, pour que personne ne pût s’échapper, il battit
soigneusement tout le pays de la manière suivante. Ses
soldats, parvenus aux bornes de l’Érétrie, s’étendirent
d’une mer à l’autre, et parcoururent tout le
territoire en se donnant la main, afin de pouvoir dire au
roi que pas un seul n’avait échappé . Dans le même
dessein, ils partent d’Érétrie et débarquent à Marathon,
persuadés qu’il leur sera facile de réduire les Athéniens
au sort des Érétriens, et de les emmener captifs comme
eux. Après la première expédition et pendant la seconde,
aucun des Grecs ne secourut ni les Érétriens ni les
Athéniens, à l’exception des Lacédémoniens; mais ils
n’arrivèrent que le lendemain du combat.
Tous les autres Grecs, frappés de terreur, ne songeant
qu’à leur sûreté présente, se tinrent en repos. C’est
en se reportant à ces circonstances qu’on pourra estimer
ce qu’il y eut de courage déployé à Marathon par ces
guerriers qui soutinrent l’attaque des barbares,
châtièrent l’insolent orgueil de toute l’Asie, et, par ces
premiers trophées remportés sur les barbares, apprirent
aux Grecs que la puissance des Perses n’était pas
invincible, et qu’il n’y a ni multitude ni richesse qui ne
cèdent à la valeur.

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