le chant est vide
le ciel pareil à un rocher
se dresse devant l’appel
Il fait taches de brouillard
et minces certitudes
à la porte de l’histoire
qui s’étonne
de tenir encore
dans la cohue des paroles
il fait un temps
que le cœur ne déchiffre plus
parmi les vents durs
il fait un temps à fermer les yeux
pour mieux voir
au plus obscur de la vague
nous ne sommes pas faits pour respirer
Les jours tombent comme
cassent les troncs
dans le cercle des ans
tombe le fruit
quand la foudre me surprend
je pourrais ne plus trouver
la maison
m’enfermer
dans la nuit des autres
L’herbe ne va nulle part
elle devient un monde
où se terrent d’autres mystères
que le nôtre
entre ses brins
elle dissimule de petites bêtes
qui dessinent un alphabet
loin de la nuit humaine
elles surgissent parfois
sur l’écran des machines
croisent le regard
qui attend un nouveau rêve
À l’instant où
rien ne s’est encore passé
avant qu’un rayon
ne presse d’éclore
le premier bourgeon
avant la première fleur
à l’instant où rien ne remue
sur la toile
c’est encore l’infini
quand le cœur ignore
les erreurs de l’enfance
Ce sera comme un souvenir
qui s’ouvre ce sera une main
avec de longues lignes enchevêtrées
la langue de nos destins
impossible à lire ce sera
la sensation du corps
dans les humeurs de la terre
ce sera comme une soif de clairière
dans le fracas des ombres
l’empreinte d’un avenir
plus haut que la forêt ce sera
l’épine indécise
entre l’écorce et le noyau
ce sera un peu de lumière
pour décider du paysage
Le chemin qui monte vers toi
brûle les ombres
de ma vie
je suis l’arbre foudroyé
la chute et l’envol
dans l’instant
où advient le désir
l’élan de la neige
recouvre la terre
une aile perce le ciel
et son écho rompt le rivage
déchire comme une flamme
la peau fragile de nos rêves
je me tiens dans le sillage
de la nuit je remonte
vers toi l’unique
présence qui jamais ne s’éteint
désir de voir toucher dire
on invente des ailleurs à la vie
toute feuille est désir
de fleur et de fruit
avec lui
le monde surgit
Il fait rage virale
sur nos écrans
qui jamais ne dorment
propagent des mots
comme un venin
pénètre la surface
et l’image se modifie
d’abord légèrement un jour
on ne reconnaît rien
l’écran s’est verrouillé
le champ d’étoiles est devenu noir
il fait nulle part et n’importe où
quand la rame fracasse le ruisseau
quand la soif casse le verre
on ferme tout
ce que l’on veut réparer
On dirait une silhouette mystérieuse
où glissent des rivières
et s’élancent les rêves
puis le jour recommence
l’arbre jette l’ancre
dans le jardin de tes pas
il tend les cordes de l’univers
où les âmes jamais ne fanent
aux confins du silence
le ciel brûle
– arbre de grâce et de beauté
arbre de solitude et de questions –
les branches qu’il recueille
s’inclinent comme des archets
tu écoutes le chant des racines
tu deviens la sève
un filet de clarté
qui traverse le tronc
c’est le temps dis-tu
cette fenêtre opaque
qui raconte le voyage
un poème avance sur la tige
vole parfois
sur les traces de l’oiseau
l’arbre n’a d’âge
que celui des saisons
Autour de moi les notes
lumineuses d’une feuille
venue jusqu’à la branche
pour remuer avec le souffle
danse et boit
l’eau qui la sauve
au matin quand recommence
son chemin vers le soir
et je marche aussi
d’un pas qui repose dans l’infini
j’écoute le monde qui bruit
à travers les arbres seuls
comme des êtres occupés
à devenir leur forme singulière
La neige a cessé de fondre
les rues se sont tues
le siècle s’arrête comme un navire
surpris par la marée
dans le bassin des heures
remue l’invisible
alors que les oiseaux se renversent
pareils à un amas d’os rompus
ta maison devient plus vaste
qu’un commencement
Tu pousses la porte du temps
vois la nuit le rocher
comme le sang du souvenir
qui a survécu
est-ce une joie
dans le poème
qui soulève l’aube
un insondable horizon
ou ce monde incertain
savons-nous
gravir la montagne
jusqu’à nous
Mes forêts sont le bois usé d’une histoire
que racontent des lunes tenues à bout de bras
quand s’approchent la nuit et le hurlement
de nos peurs mes forêts
sont la mise en terre de vagues immenses
et de mots que je ne reconnais pas
elles sont un horizon de corps nus
sur le plateau des heures
qui bascule soudain
la danse très lente des ombres
vient hanter la machine de nos pas
et quand les brumes s’apaisent
mes forêts sont une poignée de rayons
plantés dans le sol durci
avec le réveil d’un temps
elles sont les paupières tremblantes d’un espoir
qui parle une langue d’écorce et de souffle
langue de tous les jours
– humiliée résistante conquise invaincue –
qui trouble et promet
avec des mots de travers mots de trop
de peut-être
où les temps se confondent
mes forêts parlent la langue du fleuve
celle d’algue et de limon
de rivières qui débordent
corps fous de joie ou emportés
dans les remous de leur vie
elles disent nos mains d’obscurité
de frêles beautés l’effroi
qui pèse sur demain
mes forêts
racontent une histoire
qui sauve et détruit
sauve
et détruit
alors nous rêvons
comme la sève qui sera
comme le sang
de ce qui n’est plus
nous sommes hauteur de montagne
parmi les brumes affolées
rien ne nous appartient
nous dénouons nous réparons
ce que nous pouvons
Le bruissement du temps
Où avons-nous été,
et pourquoi descendons-nous ?
Annie Dillard
Avant l’aube
Dans la forêt du temps
il n’y avait rien
ni ciel ni océan
au commencement
il n’y avait ni dieux ni humains
ni souffle ni solitude
au commencement le rien était l’obscur
le vide un long tunnel de silence
puis sont venues les eaux
est venue la Terre
comme une montagne qui émerge
est venu le ciel pour la couvrir
le haut et le bas
l’envol et les pas
sont venus les dieux qui flottent
au-dessus des eaux
Hésiode Zeus Odin
Brahma Izanami
avec eux sont venus l’air et la lumière
l’algue et l’arête du monde
le rayonnement le chaud l’expansion
coulée de matière et recul des ténèbres
il y eut un soir et il y eut un matin
il y eut la vie
entre le Tigre et l’Euphrate
l’œuf qui éclot
dans un magma
se sont mises à tourner
les particules lumineuses
les saisons la Terre les planètes
l’aiguille a percé la mince couche de bleu
elle a chassé l’éternité
toutes choses alors ont été jetées
dans le temps qui s’écoulait
enfermées dans un cercle
cherchant le centre vers lequel graviter
le cœur battait
et le jour et la nuit
et les étoiles
comme des éclats de solitude
puis est venu le bourgeon
sont venus la feuille les ailes
et les pattes la tête et les yeux
Prométhée a pétri l’argile
modelé les humains
il a saisi le bien a saisi le mal
et le souffle d’Athéna a donné vie
à cette chose appelée âme
ainsi sont venus les visages
sont venus les voix les signes et les mots
les maisons en roseau la grotte et l’igloo
l’amour et la peur
la prière et le sacrifice
puis il y eut un puissant chaos
l’arc et la flèche
sous le ciel d’Apollon est venu Dionysos
les cyclopes et les titans
les cris de l’un ignorant ceux de l’autre
l’éclat des couteaux des obus
les cités éventrées
les dieux devenus des mendiants
et l’on a commencé à chercher l’ordonnance
on s’est nourri reproduit reposé
les animaux chassés
les animaux domestiqués
un corps qui tue d’autres corps
jusqu’à l’os mange la chair
on a inventé la charrue
les graines et les sillons
on a ensemencé le sol on l’a arrosé
on s’est mis à échanger la pierre et le sel
l’ambre et l’or
on a commencé la longue marche
du mythe à la connaissance
Galilée Giordano Bruno
Einstein la cause et l’effet rompus
sont venus le quantum
l’onde et le corpuscule
les possibles
que déploie la résistance du temps
et l’on a donné vie
à cette chose appelée réalité
Avant l’horizon
La terre a commencé à recueillir nos histoires
dans les arbres et sous la couche d’humus
au creux des vents et des vagues
parmi les fissures de pierres
qui encerclent les feux
des voix se sont levées
on a bu au sein de la mère
on a mis la main dans celle du père
autour de la table
les places ont été assignées
et l’on a prononcé le mot famille
on l’a ouvert très grand
jusqu’à l’humanité
puis on l’a refermé sur nos intimités
on a recouvert nos épaules de fourrures
mangé la chair des bêtes
brûlé leurs carcasses
avec la cendre
on a nourri d’autres bêtes
enrichi le sol
inventé d’autres matières
puis nos mains ont dessiné
quelques traits sur les murs d’une grotte
l’art allait nous protéger de la haine
mais la haine a continué
la porte du ciel s’est refermée
sur le babil des peuples
et les peuples se sont séparés
on a piétiné la terre des uns
volé celle des autres
on a arraché des enfants à leur famille
on leur a inculqué nos croyances
on a balayé leurs rituels enseigné notre dieu
chassant avec lui l’esprit de la Lune
et du Soleil celui des saisons de l’humain
de la Terre
on a dit que le coyote l’ours blanc
nous appartenaient
que les oiseaux volaient dans notre ciel
les poissons nageaient dans nos mers
on a souillé notre maison
on l’a vendue au plus offrant
chacun s’en est allé
emportant avec lui la terreur et le fiel
le désir de vaincre d’assujettir
de venger les offenses
s’éloignant de l’amour
pour se rapprocher du désastre
chaque pas laissait une trace
que jamais l’on ne pourrait effacer
corps informes plantes grenouilles
insectes et animaux à quatre pattes
qui voient d’autres corps
debout dans la savane
bientôt ils marchent
maîtrisent le feu ouvrent la bouche
et articulent des sons
tiennent l’outil dans la main
puis la main se met à écrire
invente des forêts imaginaires
et des visages s’y promènent
l’horizon est apparu
le monde aurait une histoire
le plus grand a croisé le plus petit et
d’autres récits ont commencé
sont venus le premier regard
le premier pas
les maisons de la plaine et du lac
celle du bois
la fenêtre de l’amour
qui referme celle de la peur
puis sont venus les premières lettres
et les premiers mots des phrases
pour dire un monde plus vaste
que celui des maisons
une parole échouant
au milieu de ce que l’on cherchait
l’eau l’or le sel le feu le bois
l’eau le bois le feu l’or
le sel l’eau le sel
l’or l’eau le bois
le sel le feu
à moitié debout à moitié à genoux
l’histoire retourne
d’où elle vient
Avant la nuit
Le plus grand a croisé le plus petit et
d’autres histoires ont commencé
sont venus la maternité
la rue Summerside
le jouet d’enfant collé au palais
les étés à la mer la piscine minuscule
dans le jardin le carré de sable
et les heures de silence sont venus
la solitude et les cris des parents
les goélands au-dessus des marées
les châteaux cassés l’odeur de la nuit
celle des hivers
au sommet de la montagne
le premier jour d’école
un deuxième et les autres jours
la jupe à carreaux les blouses
couleur pastel la grammaire des années
John F. Kennedy les ombres
qui se soulèvent
l’hôpital du Saint-Sacrement
puis sont venus les nuits de peur
et d’abandon
la fenêtre noire de ma chambre d’enfant
les trajets interminables
l’étui à crayons le cahier rose
la vague qui me renverse
et la main de ma sœur me rattrape
le club des cinq le royaume des quatre
la bouche du garçon sur ma bouche
le vertige de l’inconnu
des vies qui se confondent
et le feu de joie dans le corps sont venus
le bruit continu d’un océan
au creux de l’oreille
le regard fou de l’homme
au coin de la rue
ma course vers la maison
le château de cartes et de silence de mon père
nos éclipses au bout de l’horizon
la douceur qui me porte vers la rive
un fragment d’éternité entre les doigts
le long paradoxe
de l’arbre
et de la pomme
ici tout pourrait s’éteindre
devenir poussière
de passé qui flotte dans l’air
tout aurait pu ne pas être
peau laine fer charbon
pétrole argile gravier
chanvre sable riz maïs
coton calcaire
mais l’histoire a continué
et avec elle
la longue marche du savoir
de l’argile à l’or de l’âge d’airain
à l’âge de fer de la roue
jusqu’à l’ère numérique sont venus
les anges tristes et les tours blessées
la colère de lourds printemps
l’invisible bourreau
la cueillette inlassable d’informations
qui prononcent de vacillantes vérités
le sucre et l’acide
sur la langue
les mots qui tournent
comme l’histoire d’une pomme
dans les jardins de Cézanne l’orange
bleue comme la Terre
et nos vies comme des étoffes
se froissent
dans le paysage du temps
la nuit s’approfondit
et l’on se met à rêver
du haut des falaises de Rilke
dans la forêt de Dante
on voit le passé
déjà on lit le futur
on aperçoit l’aigle et la corneille
qui déchirent le rideau de l’histoire
pour rejoindre nos pas
on traverse le bois de Walden
la mémoire des saisons de Zanzotto
les paysages intérieurs
d’Hopkins les clairières de Zambrano
vers la connaissance de soi
on a marché on s’est plongé
dans le long travail de l’amour
on a trébuché
rebondi puis chuté de nouveau
le temps jamais ne s’arrête
nous dit l’arbre
nous dit la forêt
et sur la branche du présent
un poème murmure
un chemin vaste et lumineux
qui donne sens
à ce qu’on appelle humanité
Mes forêts sont de longues tiges d’histoire
elles sont des aiguilles qui tournent
à travers les saisons elles vont
d’est en ouest jusqu’au sud
et tout au nord
mes forêts sont des cages de solitude
des lames de bois clairsemées
dans la nuit rare
elles sont des maisons sans famille
des corps sans amour
qui attendent qu’on les retrouve
au matin elles sont
des ratures et des repentirs
une boule dans la gorge
quand les oiseaux recommencement à voler
mes forêts sont des doigts qui pointent
des ailleurs sans retour
elles sont des épines dans tous les sens
ignorant ce que l’âge résout
elles sont des lignes au crayon
sur papier de temps
portent le poids de la mer
le silence des nuages
mes forêts sont un long passage
pour nos mots d’exil et de survie
un peu de pluie sur la blessure
un rayon qui dure
dans sa douceur
et quand je m’y promène
c’est pour prendre le large
vers moi-même
Table
Mes forêts
L’écorce incertaine
Mes forêts
Une chute de galets
Mes forêts
L’onde du chaos
Mes forêts
Le bruissement du temps
Avant l’aube
Avant l’horizon
Avant la nuit
Mes forêts
Bruno et Murielle, merci pour votre présence sensible et votre accompagnement attentif. Notre amitié et nos complicités poétiques me sont précieuses.
De différentes manières, vous avez stimulé le processus d’écriture de ce livre, Julie A., Marie-Claire B., David C., Claude D., Fabrice F., Angela K., Richard S., Georges T., je vous en remercie.
Des pièces musicales ont accompagné l’écriture de mon livre.
Pour les partager, je les ai regroupées dans une liste de lecture que vous pouvez trouver sur Spotify, sous l’intitulé Hélène Dorion – Mes forêts.
helenedorion.com