Mes forêts d’Hélène Dorion

        le chant est vide

        le ciel pareil à un rocher

        se dresse devant l’appel





        Il fait taches de brouillard

        et minces certitudes

        à la porte de l’histoire

        qui s’étonne

        de tenir encore

        dans la cohue des paroles

        il fait un temps

        que le cœur ne déchiffre plus

parmi les vents durs

        il fait un temps à fermer les yeux

        pour mieux voir

        au plus obscur de la vague

        nous ne sommes pas faits pour respirer





        Les jours tombent comme

        cassent les troncs

        dans le cercle des ans

        tombe le fruit

quand la foudre me surprend

        je pourrais ne plus trouver

        la maison

        m’enfermer

        dans la nuit des autres





        L’herbe ne va nulle part

        elle devient un monde

        où se terrent d’autres mystères

        que le nôtre

entre ses brins

        elle dissimule de petites bêtes

        qui dessinent un alphabet

        loin de la nuit humaine

        elles surgissent parfois

        sur l’écran des machines

        croisent le regard

        qui attend un nouveau rêve





        À l’instant où

        rien ne s’est encore passé

avant qu’un rayon

        ne presse d’éclore

        le premier bourgeon

        avant la première fleur

        à l’instant où rien ne remue

        sur la toile

        c’est encore l’infini

quand le cœur ignore

        les erreurs de l’enfance





        Ce sera comme un souvenir

        qui s’ouvre ce sera une main

        avec de longues lignes enchevêtrées

        la langue de nos destins

        impossible à lire ce sera

        la sensation du corps

        dans les humeurs de la terre

ce sera comme une soif de clairière

        dans le fracas des ombres

        l’empreinte d’un avenir

        plus haut que la forêt ce sera

        l’épine indécise

        entre l’écorce et le noyau

ce sera un peu de lumière

        pour décider du paysage





        Le chemin qui monte vers toi

        brûle les ombres

        de ma vie

        je suis l’arbre foudroyé

        la chute et l’envol

        dans l’instant

        où advient le désir

l’élan de la neige

        recouvre la terre

        une aile perce le ciel

        et son écho rompt le rivage

        déchire comme une flamme

        la peau fragile de nos rêves

je me tiens dans le sillage

        de la nuit je remonte

        vers toi l’unique

        présence qui jamais ne s’éteint

        désir de voir toucher dire

        on invente des ailleurs à la vie

toute feuille est désir

        de fleur et de fruit

        avec lui

        le monde surgit





        Il fait rage virale

        sur nos écrans

        qui jamais ne dorment

propagent des mots

        comme un venin

        pénètre la surface

et l’image se modifie

        d’abord légèrement un jour

        on ne reconnaît rien

l’écran s’est verrouillé

        le champ d’étoiles est devenu noir

il fait nulle part et n’importe où

quand la rame fracasse le ruisseau

        quand la soif casse le verre

on ferme tout

        ce que l’on veut réparer





        On dirait une silhouette mystérieuse

        où glissent des rivières

        et s’élancent les rêves

puis le jour recommence

        l’arbre jette l’ancre

        dans le jardin de tes pas

il tend les cordes de l’univers

        où les âmes jamais ne fanent

aux confins du silence

        le ciel brûle

        – arbre de grâce et de beauté

        arbre de solitude et de questions –

        les branches qu’il recueille

        s’inclinent comme des archets

tu écoutes le chant des racines

        tu deviens la sève

        un filet de clarté

        qui traverse le tronc

c’est le temps dis-tu

        cette fenêtre opaque

        qui raconte le voyage

un poème avance sur la tige

        vole parfois

        sur les traces de l’oiseau

l’arbre n’a d’âge

        que celui des saisons





        Autour de moi les notes

        lumineuses d’une feuille

        venue jusqu’à la branche

        pour remuer avec le souffle

        danse et boit

        l’eau qui la sauve

        au matin quand recommence

        son chemin vers le soir

et je marche aussi

        d’un pas qui repose dans l’infini

        j’écoute le monde qui bruit

        à travers les arbres seuls

        comme des êtres occupés

        à devenir leur forme singulière





        La neige a cessé de fondre

        les rues se sont tues

        le siècle s’arrête comme un navire

        surpris par la marée

dans le bassin des heures

        remue l’invisible

alors que les oiseaux se renversent

        pareils à un amas d’os rompus

        ta maison devient plus vaste

        qu’un commencement





        Tu pousses la porte du temps

        vois la nuit le rocher

        comme le sang du souvenir

        qui a survécu

est-ce une joie

        dans le poème

        qui soulève l’aube

        un insondable horizon

        ou ce monde incertain

savons-nous

        gravir la montagne

        jusqu’à nous

Mes forêts sont le bois usé d’une histoire

        que racontent des lunes tenues à bout de bras

        quand s’approchent la nuit et le hurlement

        de nos peurs mes forêts

        sont la mise en terre de vagues immenses

        et de mots que je ne reconnais pas

elles sont un horizon de corps nus

        sur le plateau des heures

        qui bascule soudain

        la danse très lente des ombres

        vient hanter la machine de nos pas

et quand les brumes s’apaisent

        mes forêts sont une poignée de rayons

        plantés dans le sol durci

avec le réveil d’un temps

        elles sont les paupières tremblantes d’un espoir

        qui parle une langue d’écorce et de souffle

langue de tous les jours

        – humiliée résistante conquise invaincue –

        qui trouble et promet

        avec des mots de travers mots de trop

        de peut-être

        où les temps se confondent

mes forêts parlent la langue du fleuve

        celle d’algue et de limon

        de rivières qui débordent

        corps fous de joie ou emportés

        dans les remous de leur vie

elles disent nos mains d’obscurité

        de frêles beautés l’effroi

        qui pèse sur demain

mes forêts

        racontent une histoire

qui sauve et détruit

        sauve

        et détruit

alors nous rêvons

        comme la sève qui sera

        comme le sang

        de ce qui n’est plus

nous sommes hauteur de montagne

        parmi les brumes affolées

        rien ne nous appartient

        nous dénouons nous réparons

        ce que nous pouvons

Le bruissement du temps

        Où avons-nous été,

        et pourquoi descendons-nous ?

        Annie Dillard

Avant l’aube

        Dans la forêt du temps

        il n’y avait rien

        ni ciel ni océan

au commencement

        il n’y avait ni dieux ni humains

        ni souffle ni solitude

au commencement le rien était l’obscur

        le vide un long tunnel de silence

puis sont venues les eaux

        est venue la Terre

        comme une montagne qui émerge

        est venu le ciel pour la couvrir

le haut et le bas

        l’envol et les pas

sont venus les dieux qui flottent

        au-dessus des eaux

        Hésiode Zeus Odin

        Brahma Izanami

        avec eux sont venus l’air et la lumière

        l’algue et l’arête du monde

        le rayonnement le chaud l’expansion

coulée de matière et recul des ténèbres

        il y eut un soir et il y eut un matin

il y eut la vie

        entre le Tigre et l’Euphrate

        l’œuf qui éclot

dans un magma

        se sont mises à tourner

        les particules lumineuses

        les saisons la Terre les planètes

        l’aiguille a percé la mince couche de bleu

        elle a chassé l’éternité

toutes choses alors ont été jetées

        dans le temps qui s’écoulait

        enfermées dans un cercle

        cherchant le centre vers lequel graviter

le cœur battait

        et le jour et la nuit

        et les étoiles

        comme des éclats de solitude

puis est venu le bourgeon

        sont venus la feuille les ailes

        et les pattes la tête et les yeux

Prométhée a pétri l’argile

        modelé les humains

        il a saisi le bien a saisi le mal

        et le souffle d’Athéna a donné vie

        à cette chose appelée âme

ainsi sont venus les visages

        sont venus les voix les signes et les mots

        les maisons en roseau la grotte et l’igloo

l’amour et la peur

        la prière et le sacrifice

puis il y eut un puissant chaos

        l’arc et la flèche

        sous le ciel d’Apollon est venu Dionysos

        les cyclopes et les titans

        les cris de l’un ignorant ceux de l’autre

        l’éclat des couteaux des obus

        les cités éventrées

        les dieux devenus des mendiants

et l’on a commencé à chercher l’ordonnance

on s’est nourri reproduit reposé

les animaux chassés

        les animaux domestiqués

        un corps qui tue d’autres corps

        jusqu’à l’os mange la chair

on a inventé la charrue

        les graines et les sillons

        on a ensemencé le sol on l’a arrosé

on s’est mis à échanger la pierre et le sel

        l’ambre et l’or

on a commencé la longue marche

        du mythe à la connaissance

        Galilée Giordano Bruno

        Einstein la cause et l’effet rompus

        sont venus le quantum

        l’onde et le corpuscule

        les possibles

        que déploie la résistance du temps

        et l’on a donné vie

        à cette chose appelée réalité

Avant l’horizon

        La terre a commencé à recueillir nos histoires

dans les arbres et sous la couche d’humus

        au creux des vents et des vagues

        parmi les fissures de pierres

        qui encerclent les feux

        des voix se sont levées

on a bu au sein de la mère

        on a mis la main dans celle du père

        autour de la table

        les places ont été assignées

        et l’on a prononcé le mot famille

on l’a ouvert très grand

        jusqu’à l’humanité

        puis on l’a refermé sur nos intimités

on a recouvert nos épaules de fourrures

        mangé la chair des bêtes

        brûlé leurs carcasses

avec la cendre

        on a nourri d’autres bêtes

        enrichi le sol

        inventé d’autres matières

puis nos mains ont dessiné

        quelques traits sur les murs d’une grotte

l’art allait nous protéger de la haine

mais la haine a continué

la porte du ciel s’est refermée

        sur le babil des peuples

        et les peuples se sont séparés

on a piétiné la terre des uns

        volé celle des autres

        on a arraché des enfants à leur famille

        on leur a inculqué nos croyances

        on a balayé leurs rituels enseigné notre dieu

        chassant avec lui l’esprit de la Lune

        et du Soleil celui des saisons de l’humain

        de la Terre

on a dit que le coyote l’ours blanc

        nous appartenaient

        que les oiseaux volaient dans notre ciel

        les poissons nageaient dans nos mers

on a souillé notre maison

        on l’a vendue au plus offrant

chacun s’en est allé

        emportant avec lui la terreur et le fiel

        le désir de vaincre d’assujettir

        de venger les offenses

        s’éloignant de l’amour

        pour se rapprocher du désastre

        chaque pas laissait une trace

        que jamais l’on ne pourrait effacer

corps informes plantes grenouilles

        insectes et animaux à quatre pattes

        qui voient d’autres corps

        debout dans la savane

        bientôt ils marchent

        maîtrisent le feu ouvrent la bouche

        et articulent des sons

        tiennent l’outil dans la main

puis la main se met à écrire

        invente des forêts imaginaires

        et des visages s’y promènent

l’horizon est apparu

        le monde aurait une histoire

le plus grand a croisé le plus petit et

        d’autres récits ont commencé

sont venus le premier regard

        le premier pas

        les maisons de la plaine et du lac

        celle du bois

        la fenêtre de l’amour

        qui referme celle de la peur

        puis sont venus les premières lettres

        et les premiers mots des phrases

        pour dire un monde plus vaste

        que celui des maisons

une parole échouant

        au milieu de ce que l’on cherchait

        l’eau l’or le sel le feu le bois

         l’eau le bois le feu l’or

         le sel l’eau le sel

         l’or l’eau le bois

         le sel le feu

à moitié debout à moitié à genoux

        l’histoire retourne

        d’où elle vient

Avant la nuit

        Le plus grand a croisé le plus petit et

        d’autres histoires ont commencé

sont venus la maternité

        la rue Summerside

        le jouet d’enfant collé au palais

        les étés à la mer la piscine minuscule

        dans le jardin le carré de sable

        et les heures de silence sont venus

la solitude et les cris des parents

        les goélands au-dessus des marées

        les châteaux cassés l’odeur de la nuit

        celle des hivers

        au sommet de la montagne

le premier jour d’école

        un deuxième et les autres jours

        la jupe à carreaux les blouses

        couleur pastel la grammaire des années

        John F. Kennedy les ombres

        qui se soulèvent

        l’hôpital du Saint-Sacrement

puis sont venus les nuits de peur

        et d’abandon

        la fenêtre noire de ma chambre d’enfant

        les trajets interminables

        l’étui à crayons le cahier rose

        la vague qui me renverse

        et la main de ma sœur me rattrape

        le club des cinq le royaume des quatre

        la bouche du garçon sur ma bouche

        le vertige de l’inconnu

        des vies qui se confondent

        et le feu de joie dans le corps sont venus

le bruit continu d’un océan

        au creux de l’oreille

        le regard fou de l’homme

        au coin de la rue

        ma course vers la maison

        le château de cartes et de silence de mon père

        nos éclipses au bout de l’horizon

        la douceur qui me porte vers la rive

        un fragment d’éternité entre les doigts

        le long paradoxe

        de l’arbre

        et de la pomme

ici tout pourrait s’éteindre

        devenir poussière

        de passé qui flotte dans l’air

        tout aurait pu ne pas être

peau laine fer charbon

        pétrole argile gravier

        chanvre sable riz maïs

        coton calcaire

mais l’histoire a continué

et avec elle

        la longue marche du savoir

        de l’argile à l’or de l’âge d’airain

        à l’âge de fer de la roue

        jusqu’à l’ère numérique sont venus

        les anges tristes et les tours blessées

        la colère de lourds printemps

        l’invisible bourreau

        la cueillette inlassable d’informations

        qui prononcent de vacillantes vérités

        le sucre et l’acide

        sur la langue

        les mots qui tournent

        comme l’histoire d’une pomme

        dans les jardins de Cézanne l’orange

        bleue comme la Terre

        et nos vies comme des étoffes

        se froissent

        dans le paysage du temps

la nuit s’approfondit

et l’on se met à rêver

        du haut des falaises de Rilke

        dans la forêt de Dante

        on voit le passé

        déjà on lit le futur

        on aperçoit l’aigle et la corneille

        qui déchirent le rideau de l’histoire

        pour rejoindre nos pas

on traverse le bois de Walden

        la mémoire des saisons de Zanzotto

        les paysages intérieurs

        d’Hopkins les clairières de Zambrano

vers la connaissance de soi

        on a marché on s’est plongé

        dans le long travail de l’amour

        on a trébuché

        rebondi puis chuté de nouveau

le temps jamais ne s’arrête

        nous dit l’arbre

        nous dit la forêt

et sur la branche du présent

un poème murmure

        un chemin vaste et lumineux

        qui donne sens

        à ce qu’on appelle humanité

Mes forêts sont de longues tiges d’histoire

        elles sont des aiguilles qui tournent

        à travers les saisons elles vont

        d’est en ouest jusqu’au sud

        et tout au nord

        mes forêts sont des cages de solitude

        des lames de bois clairsemées

        dans la nuit rare

        elles sont des maisons sans famille

        des corps sans amour

        qui attendent qu’on les retrouve

        au matin elles sont

        des ratures et des repentirs

une boule dans la gorge

        quand les oiseaux recommencement à voler

        mes forêts sont des doigts qui pointent

        des ailleurs sans retour

elles sont des épines dans tous les sens

        ignorant ce que l’âge résout

elles sont des lignes au crayon

        sur papier de temps

        portent le poids de la mer

        le silence des nuages

mes forêts sont un long passage

        pour nos mots d’exil et de survie

        un peu de pluie sur la blessure

        un rayon qui dure

        dans sa douceur

et quand je m’y promène

        c’est pour prendre le large

        vers moi-même





                Table

        Mes forêts

        L’écorce incertaine

        Mes forêts

        Une chute de galets

        Mes forêts

        L’onde du chaos

        Mes forêts

        Le bruissement du temps

        Avant l’aube

        Avant l’horizon

        Avant la nuit

        Mes forêts





                Bruno et Murielle, merci pour votre présence sensible et votre accompa­gnement attentif. Notre amitié et nos complicités poétiques me sont précieuses.

De différentes manières, vous avez stimulé le processus d’écriture de ce livre, Julie A., Marie-Claire B., David C., Claude D., Fabrice F., Angela K., Richard S., Georges T., je vous en remercie.

        Des pièces musicales ont accompagné l’écriture de mon livre.

        Pour les partager, je les ai regroupées dans une liste de lecture que vous pouvez trouver sur Spotify, sous l’intitulé Hélène Dorion – Mes forêts.

helenedorion.com

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