Orlando

III

Il est, en vérité, hautement regrettable que cette période de la vie d’Orlando, où il joua un rôle important dans les affaires publiques de sa patrie, soit précisément la plus pauvre en documents. Nous savons qu’Orlando remplit ses devoirs à merveille comme en témoigne son accession à l’Ordre du Bain et au Duché. Nous savons qu’il mit la main à quelques-unes des plus délicates négociations entre le Roi Charles et les Turcs – les traités déposés dans les caves des Archives Nationales en font foi. Mais la révolution qui éclata pendant son ambassade et le feu qui suivit ont détruit ou endommagé tous les papiers d’où l’on pouvait tirer des renseignements dignes de confiance : ce que nous pourrons en citer sera, par suite, lamentablement incomplet. Combien n’avons-nous pas trouvé de ces documents qui portaient une tache de roussi au beau milieu de la phrase la plus importante ! Juste au moment où nous pensions élucider un mystère qui a fait pendant un siècle le désespoir des historiens, il y avait un trou dans le manuscrit : on y aurait passé le doigt. Bref, nous avons fait l’impossible pour composer un maigre résumé d’après les fragments noircis qui demeurent. Mais souvent nous avons trouvé nécessaire de spéculer, de supposer, même d’avoir recours à l’imagination.

Voici quelle était, semble-t-il, une journée d’Orlando. À sept heures environ il se levait, s’enveloppait dans une longue robe turque, allumait un « cheroot » et s’accoudait à son balcon. Longtemps il restait dans cette attitude à contempler au-dessous de lui la cité qui semblait dormante. Le brouillard, à cette heure, s’étendait si épais que les dômes de Sainte-Sophie et des autres églises paraissaient flotter dans l’air comme des bulles ; peu à peu le brouillard les découvrait ; et l’on voyait enfin que ces bulles étaient fermement attachées à la terre ; çà et là surgissait la rivière ; le pont de Galata ; les pèlerins aux turbans verts, le nez coupé ou les yeux aveugles, qui demandaient l’aumône ; puis les chiens errants fouillant les ordures ; les femmes serrées dans leur châle ; l’innombrable troupeau des ânes ; un groupe de cavaliers armés de longs bâtons. Bientôt la ville entière s’éveillait aux clic ! clac ! des fouets, au grondement des gongs, aux cris des muezzins, au cinglement des coups sur l’échine des mules, au sonore brimbalement des chariots bandés de cuivre, cependant que des odeurs aigres – mélange de levain, d’épices et d’encens – montant jusqu’au faubourg haut de Pera, semblaient être l’haleine même de cette populace barbare, stridente et bariolée.

Rien, songeait Orlando en considérant ce spectacle qui étincelait maintenant au soleil, rien ne pouvait moins ressembler aux comtés de Kent et Surrey, aux villes de Londres et de Tunbridge Wells. À droite, à gauche, se dressaient les déserts chauves et pierreux des montagnes inhospitalières d’Asie. Le château triste et sec d’un ou deux chefs de bande pouvait s’accrocher là ; mais de presbytère, aucun ; point de manoir, point de chaumière, point de chêne, de hêtre, de violette, de houx, d’églantine sauvage. Aucune de ces haies dont l’ombre est propice aux fougères, pas de prairie où mener paître les troupeaux. Les maisons, blanches comme des coquilles d’œuf, étaient tout aussi nues. Que lui, cependant, pur Anglais jusqu’au bout des ongles, sentît son cœur bondir dans sa poitrine à la sauvagerie de ce panorama ; qu’il ne pût détacher son regard de ces défilés, de ces crêtes lointaines ; qu’il projetât d’aller à pied et sans escorte, là-bas, sur ces hauteurs que hantent seuls les bergers et les chèvres ; qu’il éprouvât une tendresse passionnée pour les fleurs éclatantes, hors de saison, de ce pays ; qu’il aimât les chiens errants et hirsutes plus même que les lissiers de son propre chenil ; qu’il aspirât avidement, de toutes ses narines, l’odeur âcre et forte qui montait des rues, voilà qui pouvait le surprendre. Étonné, il se demandait si, au temps des croisades, un de ses ancêtres ne s’était pas épris de quelque paysanne circassienne ; il jugeait la chose fort possible ; trouvait dans son propre teint un peu de brun ; et, quittant soudain le balcon, se retirait pour prendre son bain.

Une heure plus tard, parfumé, frisé, oint selon l’usage, il recevrait les Secrétaires d’Ambassade et autres hauts fonctionnaires : tous lui portaient, l’un après l’autre, des coffrets rouges qui ne cédaient qu’à sa propre clef d’or. À l’intérieur des coffrets étaient des documents de la plus grande importance. Il n’en reste rien aujourd’hui que des débris : une lettre historiée, un sceau fermement attaché à un ruban de soie roussi. De ce qu’ils contenaient, par suite, nous ne pouvons rien dire ; nous témoignerons seulement qu’entre la cire et les sceaux, et les rubans de couleurs diverses qu’il fallait attacher différemment, entre les titres à grossoyer et les capitales à historier, Orlando avait de l’occupation jusqu’au déjeuner de midi, repas splendide qui comptait peut-être trente services.

Après le déjeuner, des valets annonçaient que le carrosse à six chevaux attendait à la porte : Orlando y montait et, précédé de janissaires en livrée pourpre qui couraient en agitant des éventails de plumes d’autruche sur leurs têtes, s’en allait rendre visite à d’autres Ambassadeurs ou à de hauts dignitaires. Le cérémonial ne variait jamais : aussitôt dans la cour, les janissaires frappaient de l’éventail la porte principale qui, à l’instant, s’ouvrait toute grande et laissait voir une vaste pièce superbement meublée. Là étaient assis deux personnages, à l’ordinaire de sexe différent. On échangeait des saluts et des révérences profondes. Dans la première pièce il était seulement permis de parler du temps. Après avoir dit qu’il faisait beau ou humide, chaud ou froid, l’Ambassadeur passait dans une seconde chambre où de nouveau, deux personnages se dressaient pour l’accueillir. Là, il était permis de comparer Constantinople à Londres comme lieux de résidence : l’Ambassadeur disait évidemment qu’il préférait Constantinople, et ses hôtes, évidemment, préféraient Londres qu’ils n’avaient pas vue. Dans la pièce suivante, la santé du Roi Charles et celle du Sultan devaient être l’objet d’une discussion assez soutenue. Dans la suivante, la conversation roulait, mais avec moins de développement, sur la santé de l’Ambassadeur et celle de l’hôtesse. Dans la suivante, l’Ambassadeur complimentait son hôte sur son ameublement ; l’hôte complimentait l’Ambassadeur sur son habit. Dans la suivante étaient servies quelques sucreries dont l’hôte déplorait l’indigence et que l’Ambassadeur portait aux nues. Enfin, pour clore la cérémonie, on fumait une houka et l’on buvait une tasse de café ; du moins l’on accomplissait minutieusement et jusqu’au bout les gestes de fumer et de boire ; mais il n’y avait point de tabac dans la pipe ni de café dans la tasse ; si la fumée, si le breuvage avaient été réels, l’organisme humain n’y eût pas tenu. En effet, l’Ambassadeur n’avait pas plutôt dépêché cette visite qu’il devait en entreprendre une autre. La même cérémonie se déroulait, exactement dans le même ordre, six ou sept fois encore dans les maisons des hauts fonctionnaires, de sorte qu’il était souvent une heure avancée de la nuit lorsque l’Ambassadeur rentrait dans ses appartements. Orlando s’acquitta toujours à merveille de ces obligations, et ne cessa jamais de voir en elles le fondement de toute diplomatie : pourtant, sans aucun doute, il en était las quelquefois, et certains jours même si profondément abattu qu’il préférait dîner tout seul avec ses chiens. On l’entendait leur parler dans sa langue. Tard dans la nuit, dit-on, il franchissait parfois les grilles de son palais sous un déguisement qui empêchait les sentinelles de le reconnaître. Il allait se perdre dans la foule sur le pont de Galata, errer dans les bazars ou bien encore se joindre, après avoir ôté ses chaussures, aux fidèles dans les mosquées. Un jour, tandis qu’on publiait partout qu’il était au lit malade de fièvre, des bergers venus à la ville pour vendre leurs chèvres, rapportèrent qu’ils avaient rencontré au sommet de la montagne un Lord anglais qui, à voix haute, priait son propre Dieu. On crut, dans ce portrait, reconnaître Orlando déclamant un poème : on savait en effet qu’il portait toujours sur lui, caché sous son manteau, un manuscrit surchargé de ratures, et les domestiques, en écoutant à la porte, avaient entendu quelquefois l’Ambassadeur qui nasillait on ne sait quoi, lorsqu’il était seul, d’une bizarre voix chantante.

Voilà les débris avec lesquels nous devrons tâcher de composer tant bien que mal un tableau de la vie d’Orlando et de son personnage à cette époque. Aujourd’hui encore circulent des rumeurs, des légendes, de vagues anecdotes sans authenticité sur ce passage d’Orlando à Constantinople. Nous n’en avons cité que quelques-unes : toutes semblent prouver du moins qu’il possédait alors, dans la fleur de son âge, ce pouvoir d’éveiller l’imagination, cet attrait fascinant qui maintiennent le souvenir d’un homme encore vivace dans la mémoire populaire quand l’œuvre de qualités plus solides en apparence a depuis longtemps sombré dans l’oubli. Cette puissance, mystérieusement, naît lorsque se combinent la beauté, un grand nom et quelques dons plus rares qu’avec la permission du lecteur nous désignerons, sans plus, du mot : charme. « Un million de chandelles », comme avait dit Sacha, brûlaient en Orlando sans qu’il prît la peine d’en allumer une. Il avait l’agilité du cerf, sans nul besoin de penser à ses jambes. Il parlait de sa voix ordinaire, et l’écho faisait résonner un gong d’argent. C’est pourquoi les légendes se pressaient autour de lui. Bien des femmes et quelques hommes lui vouèrent un culte. Ils n’avaient pas besoin pour cela de lui avoir parlé, ni même de l’avoir vu ; leur désir, simplement, évoquait, surtout devant un paysage romanesque ou un coucher de soleil, la silhouette d’un noble gentilhomme en bas de soie. Pour les hommes pauvres et incultes, Orlando avait le même attrait que pour les riches. Pâtres, bohémiens, âniers, chantent encore des chansons sur le Lord anglais « qui laissa tomber ses émeraudes dans le puits » – ce qui, indiscutablement, se rapporte à Orlando : un jour, dit-on, dans un accès de rage, il arracha ses bijoux et les jeta dans une fontaine d’où ils furent repêchés par un jeune page. Mais cet attrait romanesque est souvent associé, le fait est bien connu, avec une extrême réserve. Orlando ne semble s’être pris d’amitié pour personne. Autant qu’on peut le dire, il ne se lia d’aucun lien. Certaine grande dame n’hésita pas à faire le voyage d’Angleterre pour l’approcher ; elle l’accabla de ses attentions ; lui, persista à s’acquitter de ses devoirs avec un zèle si inlassable, qu’après un service de deux ans et demi à peine comme Ambassadeur à la Corne, le Roi Charles signifia son intention de l’élever au plus haut rang de la pairie. Les envieux virent dans cet honneur un tribut offert par Nell Gwyn au souvenir de certaine jambe. En vérité elle n’avait vu Orlando qu’une seule fois et dans un moment où elle portait toute son attention à bombarder son royal maître de noisettes : il est vraisemblable que notre héros dut son Duché à ses mérites et non à ses mollets.

Mais un arrêt, ici, est nécessaire, car nous touchons à un épisode lourd de sens dans la carrière d’Orlando. L’attribution de ce titre ducal fut l’occasion d’un incident très fameux et très discuté que nous devons maintenant rapporter en nous orientant de notre mieux parmi les documents brûlés et les rubans de coton en charpie. C’est à la fin du grand jeûne de Ramadan que l’Ordre du Bain et le brevet de noblesse arrivèrent sur une frégate commandée par Sir Adrian Scrope. Orlando saisit l’occasion pour donner une fête d’une splendeur jusqu’alors inconnue et qui n’a pas été dépassée depuis à Constantinople. La nuit était belle, la foule immense, et les fenêtres de l’Ambassade brillamment illuminées. De nouveau les détails manquent ; la flamme a passé là et de tous les mémoires du temps il ne reste que des débris fascinants, mais qui laissent l’essentiel dans l’ombre. Pourtant, le journal de John Fenner Brigge, officier de la marine anglaise qui était parmi les invités, nous apprend que des gens de toutes nationalités « étaient entassés comme des harengs » dans la cour du palais. La presse était si forte et si pénible que Brigge grimpa dans un arbre de Judée, excellent poste d’observation, d’ailleurs. Le bruit d’un miracle prochain (nouvelle preuve du mystérieux pouvoir qu’exerçait Orlando sur les imaginations) avait couru parmi les indigènes ; c’est pourquoi, écrit Brigge (mais son manuscrit est plein de trous et de roussis qui rendent quelques phrases tout à fait illisibles), aux premiers sifflements des fusées, nous éprouvâmes pour la plupart un certain malaise à l’idée que la population indigène pourrait bien être prise… conséquences déplaisantes, pour tous… dames anglaises dans la compagnie, j’avoue que je portai la main à mon coutelas. Par bonheur, poursuit-il en un style qui, du moins, ne manquait pas de souffle, « ces craintes, pour l’instant, ne semblèrent pas fondées et, l’œil fixé sur l’attitude des indigènes… j’en vins à la conclusion que cette démonstration de notre habileté dans l’art de la pyrotechnie n’était pas sans valeur, n’eût-elle servi qu’à leur bien faire sentir… la supériorité de la… anglaise. En vérité, le spectacle était d’une magnificence indescriptible. Je ne pouvais que, tour à tour, louer le Seigneur d’avoir permis… et souhaiter que ma pauvre chère mère… Par les ordres de l’Ambassadeur, les longues fenêtres qui sont un trait si imposant de l’architecture orientale, car, bien que fort ignorant en mainte… furent ouvertes toutes grandes ; et, à l’intérieur, nous pûmes voir un tableau vivant(4), sorte de parade théâtrale où des dames et des gentilshommes anglais… donnaient un divertissement, œuvre de… On ne pouvait entendre les paroles, mais la vue de tant de compatriotes et de leurs femmes, tous habillés avec l’élégance et la distinction les plus hautes… je fus transporté d’émotions dont je n’ai certainement pas honte, quoique incapable… J’étais tout occupé à observer l’étonnante conduite de Lady – conduite de nature à fixer tous les yeux et à jeter le discrédit sur son sexe et sa patrie – lorsque par malheur une branche cassa » ; le lieutenant Brigge roula de l’arbre de Judée, et le reste de son récit ne contient plus que l’expression de sa gratitude envers la Providence (qui joue un grand rôle dans ce journal) avec un rapport très exact de ses diverses meurtrissures.

Par bonheur, Miss Pénélope Hartopp, fille du général de ce nom, vit la scène de l’intérieur et en a fait le récit dans une lettre (fort abîmée aussi) qui parvint finalement à une amie de Tunbridge Wells. Miss Pénélope ne débordait pas moins d’enthousiasme que le galant officier. « Ravissant ! » s’exclame-t-elle dix fois par page. « Féerique… dépasse toute description… assiette d’or… candélabres… nègres en culotte de peluche… pyramides de glace… fontaines de vin chaud… blocs de gelée représentant les frégates de Sa Majesté… cygnes représentant des nénuphars… oiseaux dans des cages dorées… seigneurs en velours écarlate… coiffures des dames hautes d’au moins six pieds… boîtes à musique… Mr. Peregrine m’a trouvée « absolument adorable » : je ne le dis qu’à toi, chérie, parce que je sais… Oh ! comme j’aurais voulu te voir là !… Laissait bien loin derrière le Pantiles(5)… on nageait dans les vins et les liqueurs… aussi, quelques gentlemen… Lady Betty, ravissante… L’infortunée Lady Bonham, croyant qu’il y avait un siège derrière elle, s’est assise… erreur fatale… Tous fort galants gentilshommes… tant désiré pour toi et cette chère Betsy… Mais la proie de tous les regards, le point de mire universel… tout le monde était d’accord là-dessus, pas un n’eut le cœur assez bas pour le nier, c’était l’Ambassadeur lui-même. Quelle jambe ! Quel port ! ! Quelle grâce princière ! ! ! Sa façon d’entrer ! Sa façon de ressortir ! Puis, je ne sais quoi d’intéressant dans l’expression qui fait sentir, je ne sais comment, qu’il a souffert ! On parle d’une dame. Monstre sans cœur ! ! ! Comment une personne de notre sexe réputé tendre peut-elle avoir ce front ! ! ! Il n’est pas marié et la moitié des dames ici sont folles d’amour pour lui… Mille, mille baisers à Tom, Gerry, Peter, et à Mew chérie » (probablement sa chatte).

« Lorsque minuit sonna » – trouvons-nous dans la gazette de l’époque – « l’Ambassadeur apparut au balcon central entièrement tendu de tapis inestimables. Six Turcs de la Garde du Corps impériale, ayant chacun plus de six pieds de taille, l’encadraient avec des torches. Aussitôt des fusées jaillirent et une grande acclamation monta du peuple : l’Ambassadeur y répondit par une inclinaison profonde et par quelques mots de remerciement en turc, car il compte parmi ses mérites de parler couramment ce langage. Puis Sir Adrian Scrope, en grande tenue d’amiral britannique, s’avança ; l’Ambassadeur mit un genou à terre ; l’amiral lui passa le Collier du Très Noble Ordre du Bain, puis épingla l’Étoile sur sa poitrine ; après quoi un autre gentilhomme du corps diplomatique, s’étant avancé avec dignité, lui posa le manteau sur les épaules et lui offrit sur un coussin de pourpre la couronne de Duc. »

Enfin, avec une majesté et une grâce extraordinaires, s’inclinant d’abord profondément, puis se redressant avec orgueil de toute sa taille, Orlando prit la couronne dorée de feuilles de fraisier et d’un geste resté inoubliable pour quiconque le vit, la posa lui-même sur son front. C’est à cet instant précis que les premiers troubles éclatèrent. Peut-être le peuple attendait-il un miracle – d’après certains les prophètes auraient annoncé une averse d’or – et fut-il déçu de n’en point voir ; ou peut-être ce geste était-il le signal choisi pour lancer l’attaque ; personne ne semble le savoir au juste ; mais, à l’instant où la couronne toucha le front d’Orlando, une grande clameur s’éleva. Les cloches sonnèrent ; les criailleries des prophètes retentirent parmi les vociférations du peuple ; un grand nombre de Turcs se jeta le front contre terre. Une porte fut forcée. La foule des indigènes se rua dans les salles de fêtes. Les femmes hurlaient. Certaine dame qui, dit-on, mourait d’amour pour Orlando, saisit un candélabre et le jeta sur le parquet. Que fût-il arrivé sans la présence de Sir Adrian Scrope et d’une compagnie de matelots anglais, nul ne peut le dire. Mais l’amiral fit sonner l’alarme aux bugles ; une centaine de matelots furent aussitôt sur les rangs ; le désordre fut réprimé, et une paix au moins provisoire tomba sur cette scène.

Jusque-là, nous sommes sur la terre étroite mais ferme d’une vérité assurée. Plus loin, c’est l’incertitude et nul n’a jamais su exactement ce qui se passa cette nuit. Le témoignage des sentinelles et d’autres personnes semble prouver, toutefois, que les portes de l’Ambassade, les invités partis, furent closes, comme chaque nuit, environ vers deux heures. On vit l’Ambassadeur, encore revêtu des insignes de son rang, pénétrer dans sa chambre et refermer la porte. Certains disent qu’il poussa le verrou, ce qui n’était pas sa coutume. D’autres prétendent avoir entendu, plus avant dans la nuit, une sorte de mélopée rustique comme les pâtres en jouent sur leurs flûtes, dans la cour, sous la fenêtre de l’Ambassadeur. Une blanchisseuse, qu’une rage de dents tenait éveillée, rapporta qu’elle avait vu la silhouette d’un homme, enveloppé dans un manteau ou une robe de chambre, s’avancer sur le balcon. Puis, dit-elle, une femme tout emmitouflée, mais qui avait l’air d’une paysanne, fut hissée au moyen d’une corde que l’homme lui avait jetée du balcon. Alors, dit la blanchisseuse, ils s’enlacèrent passionnément « comme des amoureux » et entrèrent ensemble dans la chambre dont ils tirèrent les rideaux : de sorte qu’elle ne put voir la suite.

Le lendemain matin, Mr. le Duc, comme nous devons l’appeler désormais, fut trouvé par ses secrétaires profondément endormi et dans des vêtements de nuit tout chiffonnés. La chambre offrait un assez grand désordre : la Couronne avait roulé sur le parquet, le Manteau et la Jarretière étaient en vrac sur une chaise. La table était jonchée de paperasses. On ne soupçonna rien d’abord, car les fatigues de la nuit avaient été grandes. Mais l’après-midi vint, et Orlando dormait toujours : un médecin fut appelé. Il ordonna les remèdes dont on s’était déjà servi la fois précédente : emplâtres, orties, émétique, etc., mais sans succès. Orlando n’en dormit pas moins. Ses secrétaires crurent alors de leur devoir d’examiner les papiers sur la table. La plupart étaient tout griffonnés de vers où il était question d’un certain chêne. Il y avait aussi divers papiers officiels ; d’autres, privés, concernaient la gérance de propriétés en Angleterre. Mais, à la fin, ils tombèrent sur un document beaucoup plus remarquable. Ce n’était rien moins, en vérité, qu’un acte de mariage – dûment établi, paraphé, attesté – entre Sa Seigneurie Orlando, Chevalier de la Jarretière, etc., et Rosita Lolita, danseuse, née de père inconnu mais supposé bohémien, de mère également inconnue mais supposée marchande de ferraille, place du Marché, sur l’autre rive, contre le pont de Galata. Les secrétaires échangèrent des regards consternés. Orlando dormait toujours. Matin et soir ils vinrent le veiller, mais hormis sa respiration qui était régulière et l’incarnat de ses joues qui avait gardé son éclat naturel, il n’offrait aucun signe de vie. On essaya tout ce que la science ou le talent pouvaient suggérer pour l’éveiller. Mais Orlando n’en dormit pas moins.

Le septième jour de cette léthargie (mercredi 10 mai) éclata le premier coup de feu d’une terrible et sanglante insurrection dont le lieutenant Brigge avait décelé les premiers symptômes. Les Turcs, soulevés contre le Sultan, incendièrent la ville et passèrent au fil de l’épée ou à la bastonnade tous les étrangers qu’ils purent saisir. Un petit nombre d’Anglais parvint à se sauver. Mais, comme tout le laissait prévoir, les gentilshommes de l’Ambassade britannique choisirent de se faire tuer sur leurs coffres rouges et, dans les cas extrêmes, d’avaler leurs trousseaux de clefs plutôt que de les laisser choir aux mains des Infidèles. Les insurgés forcèrent l’accès de la chambre où dormait Orlando ; mais en le voyant allongé sur son lit avec toutes les apparences de la mort, ils l’abandonnèrent, emportant seulement sa couronne et ses insignes de Chevalier.

Et voici qu’à nouveau l’obscurité descend : Plût au ciel qu’elle fût plus profonde encore ! Plût au ciel, osons-nous souhaiter tout bas, qu’elle fût assez profonde pour nous empêcher de rien voir à travers son opacité ! Que nous pussions ici prendre la plume et tracer le mot « Fin » au bas de cette page ! Que nous pussions épargner au lecteur ce qui va suivre, lui confier sans plus : Orlando mourut, on le mit en terre. Hélas ! La Vérité, la Franchise et l’Honnêteté, déesses austères, toujours de quart, toujours de garde devant l’écritoire du biographe, crient : Non ! Embouchant d’un seul geste leurs trompettes d’argent, elles clament : la Vérité ! Et de nouveau elles entonnent : la Vérité ! Et, unissant une troisième fois leurs souffles, elles tonitruent : la Vérité, et rien que la Vérité !

Sur quoi – Dieu soit loué ! ceci nous donne le temps de souffler ! – doucement les portes s’entrouvrent comme mues par l’haleine du plus doux, du plus saint des zéphyrs, et trois personnages font leur entrée. Voici d’abord Notre-Dame de Pureté ; son front est ceint de bandelettes tissées de la plus blanche laine agneline ; sa chevelure est une avalanche de neige légère ; et dans sa main repose, confiante, la blanche plume d’une oie vierge. Derrière elle, mais d’un pas plus ferme et plus noble, s’avance Notre-Dame de Chasteté : son front porte, tour d’immobiles flammes, un diadème de glaçons ; ses yeux ont la pureté des étoiles ; le contact de ses doigts vous gèle jusqu’aux os. Sur ses talons, timide et cherchant un refuge dans l’ombre de ses sœurs plus fortes, s’avance Notre-Dame de Modestie, la plus fragile et la plus belle ; on devine de son visage ce qu’on devine de la lune lorsque son jeune et fin croissant transparaît parmi les nuées. Toutes trois marchent vers le centre de la pièce où Orlando, toujours endormi, repose ; et, avec des gestes qui implorent et ordonnent à la fois, Notre-Dame de Pureté parle la première :

« Sur le sommeil du faon je veille ; la neige m’est chère, la lune levante et la mer aux reflets d’argent. Du pan de ma robe je couvre les œufs de poule mouchetés, les conques striées de la mer ; je recouvre vice et misère. Sur toute vie, fragile ou sinistre ou douteuse, mon voile apitoyé descend. Ne parlez pas, n’arrachez pas les voiles. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

Mais les trompettes tonitruent : « Arrière, Pureté, ô Pureté, recule ! »

Alors Notre-Dame de Chasteté parle :

« Je suis celle dont le doigt glace et dont le regard pétrifie. J’ai figé l’astre dans sa danse, et la vague n’est pas retombée. Sur les plus hautes Alpes je demeure. Si je marche, les éclairs jaillissent autour de ma tête ; si mon œil se fixe, la mort survient. Plutôt que de laisser Orlando s’éveiller, je le glacerai jusqu’aux moelles. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

Mais les trompettes tonitruent : « Arrière, Chasteté, ô Chasteté, recule ! »

Puis Notre-Dame de Modestie parle d’une voix si faible qu’on peut à peine l’entendre :

« Vierge et pure toute ma vie, c’est moi qu’on nomme Modestie. Loin de moi les vergers féconds et les vignes fertiles. Toute croissance m’est odieuse ; quand les pommiers bourgeonnent ou les brebis agnèlent, je fuis, fuis ; mon manteau glisse de mes épaules. Mes cheveux répandus m’empêchent de rien voir. Arrêtez, de grâce, arrêtez ! »

De nouveau, les trompettes tonitruent : « Arrière, Modestie, ô Modestie, recule ! »

Avec des gestes douloureux de pleureuses, les trois sœurs, joignant leurs mains, dansent avec lenteur en balançant leurs voiles et en chantant.

« Vérité, ne sors pas de ton repaire affreux. Cache-toi plus profond encore, terrible Vérité ! Cruelle, par tes soins, le grand soleil éclaire ce qu’on ne doit pas voir, ce qu’on ne doit pas faire. Tu dévoiles la honte, tu illumines l’ombre. Cache ! Cache ! Cache ! »

Elles font le geste de couvrir Orlando de leurs draperies. Les trompettes cependant hurlent :

« La Vérité, et rien que la Vérité ! »

À ce coup, les trois sœurs essaient de jeter leurs voiles sur la bouche des trompettes pour les étouffer. En vain ! Les trompettes hurlent en chœur :

« Horribles sœurs, sortez ! »

Les sœurs, éperdues, se lamentent à l’unisson dans l’envol de leurs voiles tourbillonnants.

« Jadis, on avait plus d’égards ! Mais les hommes ne veulent plus de nous, et les femmes nous détestent. C’est bien, c’est bien, nous partons. Moi (dit la Pureté), pour le perchoir du poulailler. Moi (dit la Chasteté), pour les hauteurs inviolées du Surrey. Moi (dit la Modestie), pour n’importe quel gentil petit coin où je trouverai du houx et des rideaux en abondance. »

« C’est là, non pas ici (elles se sont prises par la main, parlent toutes à la fois en faisant des gestes d’adieu et de désespoir vers le lit où repose Orlando), au creux des nids et des boudoirs, dans les bureaux ou les cours de justice que nous retrouverons ceux qui nous aiment ; ceux qui nous honorent ; vierges ; hommes d’affaires, avocats et docteurs ; ceux qui interdisent ; ceux qui défendent ; ceux qui respectent sans savoir pourquoi ; qui applaudissent sans comprendre ; la tribu, très nombreuse encore (Dieu soit loué !) des gens respectables qui préfèrent ne pas voir ; qui désirent ne pas savoir ; chérissent l’obscurité ; qui nous vouent un culte fidèle, avec raison d’ailleurs, car nous leur avons donné la Richesse, la Prospérité, le Confort, l’Aisance. Nous allons les rejoindre et vous laisser. Allons, mes sœurs, allons. Ce n’est pas ici notre place. »

Elles sortent précipitamment en secouant leurs draperies autour de leurs têtes comme pour masquer un spectacle qu’elles n’osent pas regarder ; elles sortent en refermant la porte derrière elles.

Nous voici donc entièrement seuls dans la pièce avec Orlando endormi et les trompettes. Les trompettes, après s’être mises sur un seul rang, gonflant leurs joues, rugissent :

« LA VÉRITÉ ! »

À ce bruit, Orlando s’éveilla.

Il s’étira. Il se leva. Il apparut dans une nudité totale ; et, dans le tintamarre des trompettes hurlant : Vérité ! Vérité ! Vérité ! force nous est d’en faire l’aveu – c’était une femme.

……………………………

Le son des trompettes s’éloigna, mourut. Orlando, dans une nudité complète, demeurait immobile. Jamais, depuis le commencement du monde, on ne vit mortel aussi ravissant. Ses formes alliaient à la force d’un homme la grâce d’une femme. Tandis qu’il restait debout, sans un geste, les trompettes d’argent prolongeaient leur dernière note, comme au regret d’abandonner le charmant tableau que leurs clameurs avaient fait naître ; et les trois sœurs, Chasteté, Pureté, Modestie, ayant, sur le conseil sans doute de Curiosité, entrebâillé la porte et risqué un coup d’œil, lancèrent vers la forme nue une serviette protectrice qui, par malheur, manqua le but de plusieurs pouces. Enfin, Orlando, s’étant considéré des pieds à la tête dans un haut miroir, sans le moindre trouble apparent, s’en fut probablement prendre son bain.

Profitons de cet arrêt dans notre récit pour insister sur quelques faits. Orlando était devenu femme – inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d’Orlando – avant et après – sont, comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait – mais désormais, par convention, nous devons dire elle au lieu de il – elle pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours de sa vie passée. Une légère brume, peut-être, en noyait les contours comme si, dans le clair étang de la mémoire, quelques gouttes sombres se fussent diffusées ; certaines apparences en étaient plus obscures ; mais c’était tout. Il semble que la métamorphose ait été indolore, complète et si bien réussie qu’Orlando elle-même n’en fut pas surprise. Partant de là, de nombreux savants, persuadés d’ailleurs qu’un changement de sexe serait contre nature, se sont donné beaucoup de mal pour prouver : 1° qu’Orlando avait toujours été une femme ou : 2° qu’Orlando n’avait pas cessé d’être un homme. Laissons biologistes et psychologues décider de ce cas. Quant à nous, les faits nous suffisent : Orlando fut un homme jusqu’à l’âge de trente ans ; à ce moment il devint femme et l’est resté depuis.

Que d’autres plumes, cependant, traitent du sexe et de la sexualité ; nous abandonnons, pour notre part, aussitôt que possible, des sujets aussi odieux. Orlando, ayant fait sa toilette, revêtit la veste et les pantalons turcs qui conviennent indifféremment aux deux sexes. Alors elle fut contrainte de considérer sa position. Position précaire et embarrassante au dernier point, comme en conviendra le lecteur qui a suivi avec sympathie le cours de cette histoire. Jeune, noble, belle, Orlando se trouvait à son réveil dans une situation on ne peut plus délicate pour une jeune dame de sa qualité. Nous n’aurions pas songé à la blâmer si elle avait, à cet instant, sonné, hurlé, perdu les sens. Mais Orlando ne montra aucun de ces signes de trouble. Elle fit preuve, au contraire, dans tous ses actes, d’un calcul si délibéré, qu’on aurait pu y voir, en vérité, l’indice d’une préméditation. Tout d’abord elle examina soigneusement les paperasses de la table, tria des feuilles où des vers semblaient tracés, et les enfouit dans son sein ; puis elle appela son sloughi (qui, à demi mort de faim, n’avait jamais quitté le pied de son lit ces jours derniers), lui donna quelque nourriture et la peigna ; puis elle passa une paire de pistolets à se ceinture et enfin enroula autour de son corps plusieurs rangs d’émeraudes et de perles du plus bel orient qui avaient fait partie de sa garde-robe d’Ambassadeur. Ceci fait, elle se pencha à la fenêtre, siffla doucement une seule fois, descendit l’escalier aux marches rompues, tâchées de sang, que jonchaient maintenant, outre le contenu des corbeilles à papiers, tous les traités, dépêches, sceaux, bâtons de cire, etc., de l’Ambassade, et sortit ainsi dans la cour. Là, juché sur un âne, à l’ombre d’un figuier géant, un vieux bohémien attendait. Il tenait un second baudet par la bride. Orlando l’enfourcha ; et, dans cet équipage, avec un chien maigre pour suite, un âne pour monture, un bohémien pour compagnon, l’Ambassadeur de Grande-Bretagne à la Cour du Sultan quitta Constantinople.

Ils cheminèrent plusieurs jours et plusieurs nuits, rencontrant maintes traverses : mais, qu’elles vinssent des hommes ou de la nature, toujours Orlando les franchit à son honneur. Enfin, au bout d’une semaine, ils atteignirent le plateau qui domine Brousse ; là campait d’ordinaire la tribu bohémienne qu’Orlando avait choisie désormais pour famille. Bien souvent elle avait regardé ces montagnes, de son balcon, à l’Ambassade ; bien souvent elle avait rêvé d’y venir ; et se trouver enfin où l’on a rêvé de vivre donne assez à penser à un esprit méditatif. Les premiers jours, pourtant, Orlando fut trop heureuse de sa nouvelle vie pour la gâter par des méditations. Le plaisir de n’avoir pas de document à signer ni à sceller, pas de titre à enjoliver, pas de visite à rendre, lui suffisait. Les bohémiens suivaient l’herbe ; quand leurs bêtes l’avaient rasée, ils s’en allaient un peu plus loin. Orlando se lavait dans les ruisseaux, quand elle se lavait ; jamais on ne lui présentait un coffret rouge, bleu ou vert ; il n’y avait pas une seule clef dans le camp, à plus forte raison de clef d’or. Quant à « visites », le mot y était inconnu. Orlando trayait des chèvres ; ramassait du bois sec ; volait de temps à autre quelques œufs de poule, mais sans jamais omettre de laisser en échange une pièce de monnaie ou une perle ; elle faisait paître le bétail ; grappillait dans les vignes ; foulait les raisins ; emplissait l’outre de chèvre ; y buvait ; et parfois, à l’idée qu’elle aurait dû, à cette heure du jour, faire semblant de boire et de fumer devant une tasse vide et une pipe sans tabac, elle éclatait de rire, se taillait un nouveau quignon de pain et demandait au vieux Rustum une goulée de sa pipe, bourrée pourtant de bouse de vache.

Les bohémiens, avec lesquels elle avait évidemment entretenu des relations secrètes avant la révolution, semblent l’avoir considérée comme l’une d’entre eux (c’est toujours le plus haut compliment qu’une nation puisse faire). En effet, sa chevelure sombre, son teint brun, faisaient croire qu’elle était vraiment une des leurs, arrachée dans son premier âge de quelque fourche de noisetier par un duc anglais de passage qui l’eût emportée au pays barbare où les gens vivent dans des maisons parce qu’ils sont trop faibles et trop maladifs pour supporter l’air libre. Aussi, quoiqu’elle leur fût de bien des façons inférieure, ils l’aidaient volontiers à leur ressembler un peu plus ; ils lui enseignaient leurs arts, la fabrication des fromages et le tressage des paniers ; leurs sciences, le vol et l’oisellerie ; même s’ils envisageaient le moment où ils consentiraient à la laisser épouser l’un d’entre eux.

Mais Orlando avait contracté en Angleterre quelques-unes des coutumes ou des maladies (selon le nom qu’il vous plaira de leur donner) qu’il est impossible, semble-t-il, de vaincre. Un soir, tandis que tous étaient assis autour du feu de camp et que le soleil couchant flamboyait sur les collines thessaliennes, Orlando s’écria :

« Comme c’est bon à manger ! »

(Les bohémiens n’ont pas de mot pour « beau ». « Bon à manger » est l’expression la plus proche.)

Tous les jeunes hommes et les jeunes femmes éclatèrent d’un rire énorme. Le ciel bon à manger ! Leurs aînés, cependant, qui en savaient un peu plus long sur les étrangers, devinrent soupçonneux. Ils remarquèrent qu’Orlando passait de longues heures assise, à ne rien faire que promener ses regards de-çà de-là ; souvent ils la surprirent au sommet d’une colline, perdue dans une contemplation des lointains, tandis que les chèvres s’en allaient brouter et vagabonder à leur guise. Alors on la soupçonna d’hérésie, et les Anciens de la tribu, hommes et femmes, jugèrent qu’elle était tombée dans les griffes du plus vil et du plus cruel de tous les Dieux : la Nature. D’ailleurs, ils ne se trompaient guère. Orlando était atteinte de cette maladie congénitale anglaise : l’amour de la Nature, et dans cette contrée où la Nature est infiniment plus vaste et plus puissante qu’en Angleterre, plus que jamais elle était tombée en son pouvoir. Ce mal est trop connu, et la littérature clinique en est, hélas ! trop abondante pour qu’une nouvelle description soit ici nécessaire : de brefs rappels suffiront. Imaginez des monts ; des vals ; des ruisseaux. Orlando grimpait sur les monts ; se perdait dans les vals ; s’asseyait au bord des ruisseaux. Elle comparait les collines à des remparts, à la gorge des ramiers et aux flancs des génisses. Elle comparait les fleurs aux émaux, le gazon à un tapis turc aminci par l’usure. Les arbres étaient des mégères rabougries, les troupeaux un moutonnement de roches grises. Tout, en fait, était autre chose. Ayant trouvé le lac sur la montagne, elle manqua s’y précipiter à la recherche de la sagesse qu’elle pensait dormante sous ses eaux ; et lorsque, du plus haut sommet, elle contemplait à l’horizon, par-delà la mer de Marmara, les plaines de Grèce, distinguait (elle avait des yeux admirables) l’Acropole avec une ou deux hachures blanches qui étaient à coup sûr, pensait-elle, le Parthénon, l’âme élargie autant que les yeux, elle demandait, dans une prière, de partager la majesté des collines, de connaître la sérénité des plaines, etc., comme le font tous les adorateurs de la nature. Puis, elle ramenait ses regards à ses pieds, et la rouge hyacinthe, l’iris pourpre lui arrachaient des pleurs, la faisaient délirer d’amour pour la bonne et belle nature ; quand elle relevait les yeux, elle voyait planer un aigle, imaginait ses ivresses, finissait par les ressentir. Sur le chemin du retour, elle saluait chaque étoile, chaque pic, dans le camp chaque feu de veille comme si leur message n’eût été que pour elle ; et lorsque, à la fin, elle se jetait sur sa natte, dans la tente des bohémiens, elle ne pouvait s’empêcher de crier encore : « Comme c’est bon à manger ! Comme c’est bon à manger ! » (C’est un fait curieux, en effet, que les hommes, même lorsqu’ils n’ont à leur service que des moyens d’expression rudimentaires qui les forcent à dire « bon à manger » pour « beau » et réciproquement, préfèrent endurer le ridicule et l’incompréhension plutôt que de garder une impression pour eux.) Tous les jeunes bohémiens riaient. Mais Rustum El Sadi, le vieillard qui avait servi de guide à Orlando quand elle était sortie de Constantinople sur son âne, Rustum El Sadi gardait le silence. Il avait un nez comme un cimeterre, des joues qu’une grêle de fer semblait avoir longuement ravinées, le teint sombre, les yeux aigus ; il surveillait étroitement Orlando tout en tirant sur sa houka. Il la soupçonnait fortement d’avoir la Nature pour Dieu. Un jour il la trouva en larmes. Son Dieu, songea-t-il, l’a punie, et il dit à Orlando qu’il n’en était pas étonné. Il lui montra les doigts de sa main gauche ratatinés par la gelée ; il lui montra son pied droit que la chute d’un roc avait broyé. Voilà ce que son Dieu faisait aux hommes. Lorsqu’elle objecta que « c’était si beau », en se servant du mot anglais, il secoua la tête ; et lorsqu’elle redit la phrase, il s’irrita. Il comprit que la foi d’Orlando n’était pas sa foi : tout sage et tout ancien qu’il fût, il n’en fallait pas plus pour le mettre en fureur.

Ce dissentiment troubla le bonheur d’Orlando qui, jusqu’alors, avait été parfait. Elle voulut examiner si la Nature était belle ou méchante ; puis ce qu’était en soi cette beauté ; si elle était en effet dans les choses ou seulement dans l’âme humaine ; ayant ainsi touché le problème du réel, elle fut poussée vers la vérité qui, à son tour, la poussa, comme jadis sur sa colline, vers l’Amour, l’Amitié, ou la Poésie ; et de méditation en méditation elle finit, puisqu’elle ne pouvait rien dire, par soupirer, comme elle n’avait jamais soupiré auparavant, après une plume et de l’encre.

« Oh ! Si seulement je pouvais écrire ! » s’écria-t-elle (car elle partageait l’étrange préjugé des écrivains qui croient, lorsqu’ils ont écrit une phrase, n’être plus seuls à la penser). Elle n’avait pas d’encre, et de papier très peu. Mais elle fit de l’encre avec des mûres et du vin ; et, en utilisant les marges et les espaces vides de son manuscrit Le Chêne, elle parvint, grâce à une sténographie particulière, à transcrire d’abord un long poème en vers blancs sur le paysage qui l’entourait, puis un dialogue où elle discutait avec elle-même, dans un style assez concis, la question du Beau et du Vrai. Elle goûta dans ce travail de longues heures de bonheur. Mais les bohémiens devenaient chaque jour plus soupçonneux. Ils remarquèrent, en premier lieu, qu’elle mettait moins de zèle à traire et à faire des fromages ; puis, elle hésitait souvent avant de répondre ; un jour, enfin, un jeune bohémien, paisiblement endormi, s’était réveillé en sursaut sous l’insistance de son regard. Ce malaise gagnait parfois la tribu tout entière, plusieurs douzaines d’adultes, hommes et femmes. Il naissait du sentiment (ces gens-là ont des impressions subtiles fort en avance sur leur vocabulaire) que tout ce qu’ils faisaient croulait en cendres sous leurs doigts. Une vieille femme tressait un panier, un jeune garçon écorchait un mouton, et tous deux travaillaient allégrement, une chanson, une mélopée aux lèvres : Orlando, sur ces entrefaites, pénétrait dans le camp, se jetait sur le sol à côté du feu et regardait fixement dans les flammes. Sans qu’elle eût besoin de jeter un coup d’œil vers les bohémiens, ils sentaient : « Voici quelqu’un qui doute (nous donnons du dialecte bohémien une traduction approximative) ; voici quelqu’un qui n’agit pas pour agir, qui ne regarde pas pour regarder ; voici quelqu’un qui ne croit ni aux peaux de mouton ni aux paniers, mais qui voit (peureusement ils regardaient tout autour de la tente) quelque chose d’autre ». Alors un sentiment vague, mais désagréable, levait dans l’âme de la vieille et du garçon. Ils cassaient leurs brins d’osier, ils se coupaient le doigt. Une noire fureur s’emparait d’eux. Qu’elle quitte la tente, songeaient-ils, qu’elle ne revienne jamais auprès de nous. Pourtant c’était une bonne fille, admettaient-ils, d’un naturel serviable et gai ; puis, une seule de ses perles aurait payé le plus beau troupeau de chèvres de Brousse.

Orlando, peu à peu, prit conscience d’on ne sait quel dissentiment entre elle et les bohémiens qui parfois la faisait hésiter à se marier et à se fixer pour toujours parmi eux. D’abord elle essaya de l’expliquer par une différence de races : la sienne était vieille et civilisée, tandis que ces bohémiens formaient une nation ignorante, à peine supérieure aux sauvages. Un soir qu’ils l’interrogeaient sur l’Angleterre, elle ne put s’empêcher de décrire avec orgueil sa maison natale qui comptait, dit-elle, trois cent soixante-cinq chambres, et appartenait à sa famille depuis quatre ou cinq cents ans. Ses ancêtres étaient comtes, ducs même, ajouta-t-elle. À ces mots, elle nota chez les bohémiens un nouveau malaise, mais sans l’irritation qu’avaient naguère soulevée ses louanges à la Nature. Tous avaient maintenant l’attitude courtoise mais ennuyée d’aristocrates qui, par mégarde, ont fait révéler à un hôte sa pauvreté ou la bassesse de sa naissance. Rustum sortit de la tente, seul, derrière Orlando, et lui dit qu’elle ne devait pas se chagriner d’avoir eu pour père un duc propriétaire de tant de chambres et de tant de meubles. Personne, ici, ne l’en estimerait moins. Alors elle ressentit une honte inconnue. Il lui apparut clairement que Rustum et les autres bohémiens n’avaient que mépris pour une maigre lignée de quatre ou cinq siècles. Leur propre famille remontait au moins à deux ou trois mille ans. Pour le bohémien dont les ancêtres avaient bâti les Pyramides un certain nombre de siècles avant Jésus-Christ, la généalogie des Howards et des Plantagenets n’était ni meilleure ni pire que celle des Smiths et des Jones : toutes étaient également négligeables. De plus, dans un milieu où le premier petit pâtre venu pouvait se targuer d’une telle ascendance, la noblesse que donne le temps ne paraissait pas particulièrement rare ou précieuse ; les vagabonds et les mendiants partageaient tous ce privilège. Enfin (ce que Rustum taisait par courtoisie mais laissait voir, malgré tout, clairement), rien n’était plus vulgaire, à son avis, que l’ambition de posséder des chambres par centaines (ils étaient arrivés en parlant au sommet de la colline ; le soir tombait ; les monts grandissaient autour d’eux), quand toute la terre nous appartient. Aux yeux d’un bohémien, un duc, comprit Orlando, n’était qu’un brigand ou un grippe-sous qui arrache la terre et l’argent aux hommes qui n’y tiennent guère, et ne trouve rien de mieux à faire ensuite que de bâtir trois cent soixante-cinq chambres quand on est si bien avec une, ou même sans. Elle ne pouvait nier que ses ancêtres eussent fait leur fortune lopin à lopin ; maison à maison ; titre à titre ; et que, d’autre part, sa lignée ne comportât pas un saint, pas un héros, pas un bienfaiteur de l’humanité. Enfin, elle était bien obligée d’avouer (Rustum avait trop de savoir-vivre pour la mettre au pied du mur, mais elle comprit) qu’un homme agissant aujourd’hui comme avaient agi ses ancêtres il y a deux ou trois cents ans, serait traité, par sa propre famille en tout premier lieu, de parvenu vulgaire, d’aventurier et de nouveau riche.

Elle tenta de répondre, suivant une méthode commune mais tortueuse, en taxant les bohémiens eux-mêmes de barbarie et de grossièreté ; ainsi, en peu de temps, leur dispute s’envenima. Des divergences d’opinion qui n’étaient pas plus grandes ont causé des massacres et des révolutions. Des villes ont été mises à sac pour moins encore ; des millions de martyrs sont morts dans les supplices plutôt que de céder d’un pouce sur les points en question. Nulle passion n’est plus forte dans le cœur de l’homme que le désir de faire partager sa foi. Qu’un autre mette plus bas que terre ce que lui-même porte aux nues – son bonheur est ruiné, la rage l’étouffe. Whigs et Tories, Travaillistes et Libéraux ne se battent-ils pas pour une question de prestige ? Ce n’est pas l’amour de la vérité, mais la fureur d’avoir raison qui dresse province contre province, paroisse contre paroisse, et fait applaudir l’une à la ruine de l’autre. Tous aspirent à une paix routinière et à l’asservissement d’autrui plutôt qu’au triomphe de la vérité et à l’exaltation de la vertu. Mais ces réflexions morales sont du domaine de l’historien ; laissons-les-lui, de grâce : elles sont ennuyeuses comme la pluie.

« Quatre cent soixante-seize chambres ne sont rien pour eux ! » soupirait Orlando.

« Elle préfère un soleil couchant à un troupeau de chèvres ! » disaient les bohémiens.

Orlando ne savait à quoi se résoudre. L’idée de quitter les bohémiens pour redevenir Ambassadeur lui était insupportable. Mais il lui paraissait tout aussi impossible de rester en un lieu où l’on ne trouvait ni encre, ni papier, ni respect pour les Talbots, ni considération pour une multitude de chambres. Telles étaient ses méditations un beau matin qu’elle gardait ses chèvres sur les pentes du mont Athos. Or, la Nature, en qui elle avait foi, choisit cet instant pour faire un miracle ou pour jouer un de ses tours – de nouveau les opinions diffèrent trop pour qu’il soit possible de choisir. Orlando, avec un sombre ennui, tenait ses yeux fichés sur la pente abrupte en face d’elle. On était alors à la mi-été, et si nous devions choisir une image, nous comparerions le paysage à un os desséché ; à un squelette de mouton ; à un crâne gigantesque dont le bec de mille vautours a mis à nu la blancheur. La chaleur était intense, et le petit figuier sous lequel gisait Orlando servait tout au plus à orner d’un dessin de feuilles l’étoffe légère de son burnous.

Soudain une ombre, quoique rien ne pût projeter une ombre, apparut sur les rocs chauves de la montagne en face. Elle s’assombrit, recula, et bientôt un creux verdoyant apparut là où nul n’avait jamais vu que des rocs dénudés. Sous le regard d’Orlando, le creux prit forme, s’élargit ; un vaste parc sembla s’ouvrir au flanc de la colline. Et dans ce parc Orlando vit une pelouse, ondulante et drue ; elle vit des chênes piqués çà et là ; elle vit sautiller des grives dans les branches. Elle vit les daims glisser d’ombre en ombre ; elle entendit même le bourdonnement des insectes, tous les frêles soupirs, tous les frissons d’un jour d’été en Angleterre. Mais tandis qu’elle contemplait ce spectacle, la neige se mit à tomber ; bientôt le paysage entier en fut couvert ; les taches d’or ensoleillées disparurent, remplacées par des ombres violettes. Alors Orlando vit de lourds chariots s’avancer sur les routes, et elle devina que les troncs d’arbres dont ils étaient chargés allaient être sciés en bûches ; enfin apparurent les toits, les beffrois, les tourelles, les cours de sa propre maison. Il neigeait dru maintenant, et Orlando pouvait entendre, sur le toit, le bruissement de la neige qui glisse et le « floc » de sa chute molle. Mille cheminées fumaient vers le ciel. Tout était si net, si distinct, qu’elle pouvait voir un choucas picorant la neige pour y trouver des vers. Puis, graduellement, les ombres violettes foncèrent, se reployèrent sur les chariots, les pelouses, enfin sur la grande maison. Tout sombra. Le val herbeux avait disparu, et là où s’étalaient de vertes pelouses, on ne voyait plus rien que le mur aveuglant de la colline, dénudé semblait-il, par le bec de mille vautours. Alors Orlando éclata en sanglots ; et, revenant à grands pas vers le camp, elle annonça aux bohémiens qu’elle devait s’embarquer pour l’Angleterre dès le jour suivant, sans retard.

Ce fut une chance pour elle. Déjà les jeunes hommes avaient comploté sa mort. L’honneur l’exigeait, avaient-ils dit, puisqu’elle n’était pas de leur avis. Pourtant, ils eussent été aux regrets de lui couper la gorge, et ils se réjouirent à l’annonce de son départ. Un voilier marchand anglais, par bonheur, avait déjà mis à la voile dans le port pour l’Angleterre ; en détachant une autre perle de son collier, Orlando non seulement paya le prix de son passage, mais encore eut quelques billets à mettre au creux de son bissac. Elle aurait aimé en faire présent aux bohémiens. Mais, connaissant leur mépris des richesses, elle dut se contenter d’embrassements qui, de sa part, furent sincères.

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