Il me serait impossible de vous peindre l’effet que produisit
en moi ce peu de paroles ; l’éclair n’est pas plus prompt : je vis
tout, je me vis négresse, dépendante, méprisée, sans fortune, sans
appui, sans un être de mon espèce à qui unir mon sort, jusqu’ici un
jouet, un amusement pour ma bienfaitrice, bientôt rejetée d’un
monde où je n’étais pas faite pour être admise. Une affreuse
palpitation me saisit, mes yeux s’obscurcirent, le battement de
mon cœur m’ôta un instant la faculté d’écouter encore ; enfin je
me remis assez pour entendre la suite de cette conversation.
« Je crains, disait Mme de …, que vous ne la rendiez
malheureuse. Que voulez-vous qui la satisfasse, maintenant
qu’elle a passé sa vie dans l’intimité de votre société ? – Mais elle
y restera, dit Mme de B. – Oui, reprit Mme de …, tant qu’elle est
un enfant : mais elle a quinze ans. À qui la marierez-vous, avec
l’esprit qu’elle a et l’éducation que vous lui avez donnée ? Qui
voudra jamais épouser une négresse ? Et si, à force d’argent, vous
trouvez quelqu’un qui consente à avoir des enfants nègres, ce sera
un homme d’une condition inférieure, et avec qui elle se trouvera
malheureuse. Elle ne peut vouloir que de ceux qui ne voudront
pas d’elle. – Tout cela est vrai, dit Mme de B. ; mais heureusement
elle ne s’en doute point encore, et elle a pour moi un attachement
qui, j’espère, la préservera longtemps de juger sa position. Pour la
rendre heureuse, il eût fallu en faire une personne commune : je
crois sincèrement que cela était impossible. Eh bien ! peut-être
sera-t-elle assez distinguée pour se placer au-dessus de son sort,
n’ayant pu rester au-dessous. – Vous vous faites des chimères, dit
Mme de … : la philosophie nous place au-dessus des maux de la
fortune ; mais elle ne peut rien contre les maux qui viennent
d’avoir brisé l’ordre de la nature. Ourika n’a pas rempli sa
destinée : elle s’est placée dans la société sans sa permission ; la
société se vengera. – Assurément, dit Mme de B., elle est bien
innocente de ce crime : mais vous êtes sévère pour cette pauvre
enfant. – Je lui veux plus de bien que vous, reprit Mme de … ; je
désire son bonheur, et vous la perdez. » Mme de B. répondit avec
impatience, et j’allais être la cause d’une querelle entre les deux
amies, quand on annonça une visite : je me glissai derrière le
paravent ; je m’échappai ; je courus dans ma chambre, où un
déluge de larmes soulagea un instant mon pauvre cœur.
C’était un grand changement dans ma vie, que la perte de ce
prestige qui m’avait environnée jusqu’alors ! Il y a des illusions
qui sont comme la lumière du jour ; quand on les perd, tout
disparaît avec elles. Dans la confusion des nouvelles idées qui
m’assaillaient, je ne retrouvais plus rien de ce qui m’avait occupée
jusqu’alors : c’était un abîme avec toutes ses terreurs. Ce mépris
dont je me voyais poursuivie ; cette société où j’étais déplacée ;
cet homme qui, à prix d’argent, consentirait peut-être que ses
enfants fussent nègres ! toutes ces pensées s’élevaient
successivement comme des fantômes et s’attachaient sur moi
comme des furies : l’isolement surtout ; cette conviction que
j’étais seule, pour toujours seule dans la vie, Mme de B. l’avait
dit ; et à chaque instant je me répétais, seule ! pour toujours
seule ! La veille encore, que m’importait d’être seule ? je n’en
savais rien ; je ne le sentais pas ; j’avais besoin de ce que j’aimais,
je ne songeais pas que ce que j’aimais n’avait pas besoin de moi.
Mais à présent, mes yeux étaient ouverts, et le malheur avait déjà
fait entrer la défiance dans mon âme.
Quand je revins chez Mme de B., tout le monde fut frappé de
mon changement ; on me questionna : je dis que j’étais malade ;
on le crut. Mme de B. envoya chercher Barthez224, qui m’examina
avec soin, me tâta le pouls, et dit brusquement que je n’avais rien.
Mme de B. se rassura, et essaya de me distraire et de m’amuser. Je
n’ose dire combien j’étais ingrate pour ces soins de ma
bienfaitrice ; mon âme s’était comme resserrée en elle-même. Les
bienfaits qui sont doux à recevoir, sont ceux dont le cœur
s’acquitte : le mien était rempli d’un sentiment trop amer pour se
répandre au-dehors. Des combinaisons infinies, les mêmes
pensées occupaient tout mon temps ; elles se reproduisaient sous
mille formes différentes : mon imagination leur prêtait les
couleurs les plus sombres ; souvent mes nuits entières se passaient
à pleurer. J’épuisais ma pitié sur moi-même ; ma figure me faisait
horreur, je n’osais plus me regarder dans une glace ; lorsque mes
yeux se portaient sur mes mains noires, je croyais voir celles d’un
singe ; je m’exagérais ma laideur, et cette couleur me paraissait
comme le signe de ma réprobation ; c’est elle qui me séparait de
tous les êtres de mon espèce, qui me condamnait à être seule,
toujours seule ! jamais aimée ! Un homme, à prix d’argent,
consentirait peut-être que ses enfants fussent nègres ! Tout mon
sang se soulevait d’indignation à cette pensée. J’eus un moment
l’idée de demander à Mme de B. de me renvoyer dans mon pays ;
mais là encore j’aurais été isolée : qui m’aurait entendue, qui
m’aurait comprise ! Hélas ! je n’appartenais plus à personne ;
j’étais étrangère à la race humaine tout entière !
