Ourika de Claire de Duras


Ce n’est que bien longtemps après que je compris la
possibilité de me résigner à un tel sort. Mme de B. n’était point
dévote ; je devais à un prêtre respectable, qui m’avait instruite
pour ma première communion, ce que j’avais de sentiments
religieux. Ils étaient sincères comme tout mon caractère ; mais je
ne savais pas que, pour être profitable, la piété a besoin d’être
mêlée à toutes les actions de la vie : la mienne avait occupé
quelques instants de mes journées ; mais elle était demeurée
étrangère à tout le reste. Mon confesseur était un saint vieillard,
peu soupçonneux ; je le voyais deux ou trois fois par an, et,
comme je n’imaginais pas que des chagrins fussent des fautes, je
ne lui parlais pas de mes peines. Elles altéraient sensiblement ma
santé ; mais, chose étrange ! elles perfectionnaient mon esprit. Un
sage d’Orient a dit : « Celui qui n’a pas souffert, que sait-il ? » Je
vis que je ne savais rien avant mon malheur ; mes impressions
étaient toutes des sentiments ; je ne jugeais pas ; j’aimais : les
discours, les actions, les personnes plaisaient ou déplaisaient à
mon cœur. À présent, mon esprit s’était séparé de ces mouvements
involontaires : le chagrin est comme l’éloignement, il fait juger
l’ensemble des objets. Depuis que je me sentais étrangère à tout,
j’étais devenue plus difficile, et j’examinais, en le critiquant,
presque tout ce qui m’avait plu jusqu’alors.
Cette disposition ne pouvait échapper à Mme de B. ; je n’ai
jamais su si elle en devina la cause. Elle craignait peut-être
d’exalter ma peine en me permettant de la confier : mais elle me
montrait encore plus de bonté que de coutume ; elle me parlait
avec un entier abandon, et, pour me distraire de mes chagrins, elle
m’occupait de ceux qu’elle avait elle-même. Elle jugeait bien mon
cœur ; je ne pouvais en effet me rattacher à la vie que par l’idée
d’être nécessaire ou du moins utile à ma bienfaitrice. La pensée
qui me poursuivait le plus, c’est que j’étais isolée sur la terre, et
que je pouvais mourir sans laisser de regrets dans le cœur de
personne. J’étais injuste pour Mme de B. ; elle m’aimait, elle me
l’avait assez prouvé : mais elle avait des intérêts qui passaient bien
avant moi. Je n’enviais pas sa tendresse à ses petits-fils, surtout à
Charles ; mais j’aurais voulu pouvoir dire comme eux : Ma mère !

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