Avant de plonger dans la lecture d’Ourika, il convient defaire un pas en arrière et de rappeler qui était cette romancière
« dilettante » qui, en pleine Restauration, sut unir « quelque chose
de la force de la pensée de Mme de Staël à la grâce du talent de
Mme de La Fayette4 », comme devait l’écrire Chateaubriand à sa
mort. À l’esprit des Lumières et à l’élégance formelle du Grand
Siècle, Mme de Duras joignait l’intelligence douloureuse d’une
solitude intérieure perçue non pas, à l’instar de René, comme le
signe de distinction des âmes supérieures, mais comme un
renoncement subi. Et c’est justement cette vie intense qui
enseigna à Mme de Duras la connaissance implacable de cette
pathologie de la passion amoureuse qui est au cœur de son œuvre.
Née en 1777 à Brest, Claire Louise Rose Bonne Lechat de
Kersaint était la fille de l’amiral Armand Guy Simon de
Coëtnempren, comte de Kersaint, et de Claire Louise Françoise
de Paul d’Alesso d’Éragny. Son père, officier de marine,
descendant d’une famille de l’ancienne noblesse bretonne, fier de
ses origines, courageux, ouvert cependant aux idées nouvelles,
s’était distingué au service de la France. Il avait suppléé à la
faiblesse de sa fortune familiale en épousant une riche héritière
créole, rencontrée au cours d’une mission en Martinique.
L’affection que les époux Kersaint éprouvaient pour leur fille
unique n’avait pas suffi à souder le couple, clivé par
l’incompréhension réciproque liée à deux cultures aussi distantes
que la bretonne et la créole. Tandis que Mme de Kersaint
sombrait dans la mélancolie et l’isolement, son mari se lançait sur
la scène politique, et prenait le parti des révolutionnaires. En 1789
il publia Le Bon Sens, un pamphlet anonyme où il attaquait
violemment les privilèges de la noblesse et du clergé, et en 1790 il
fonda la Société des Amis de la Constitution et de la Liberté, se
liant aux Girondins et siégeant d’abord à l’Assemblée constituante,
puis à l’Assemblée législative. La conscience des risques qu’il
encourait et le désir de protéger les intérêts de sa femme et de sa
fille l’amenèrent, en mai 1792, à formaliser l’échec de son mariage
par une séparation légale.
À cause de la suppression des couvents, Claire avait dû
quitter le collège de Panthémont, l’un des plus recherchés de
Paris, où elle étudiait depuis deux ans. En janvier 1793, Kersaint,
en tant que député de la Convention, vota contre l’exécution de
Louis XVI (« Comme législateur, l’idée d’une passion qui se
venge ne peut entrer dans mon esprit. L’inégalité de cette lutte me
révolte5 »), et sa femme et sa fille décidèrent aussitôt de chercher
refuge en Martinique. Le 4 décembre de la même année, l’amiral
fut condamné à mort et ses biens séquestrés. Claire et sa mère
apprirent son exécution par les marchands de journaux qui
clamaient la nouvelle dans le port de Bordeaux, où les deux
femmes devaient s’embarquer pour Philadelphie.
C’est sous ce signe tragique que commença un périple qui
conduisit la mère et la fille d’abord en Martinique, en passant par
l’Amérique du Nord, puis, en retraversant l’Atlantique, en Suisse,
et enfin, en 1795, à Londres. Au moment du départ Claire avait
seize ans, mais les conditions de santé de sa mère lui firent
assumer les responsabilités d’un chef de famille. En Martinique,
grâce aux relations de sa mère avec la comtesse d’Ennery, sa
cousine, dont le mari avait été gouverneur des îles Sous-le-Vent et
dont la mémoire était toujours vénérée aux Antilles, elle parvint à
recouvrer une bonne partie du patrimoine maternel, ce qui lui
permit d’affronter les longues années d’exil londonien en
compagnie de sa mère et de sa tante d’Ennery, qui était venue
habiter avec elles, dans des conditions matérielles nettement plus
avantageuses que la plupart de ses compatriotes, souvent réduits à
la misère et contraints à vivre au jour le jour. Et bientôt un nouvel
héritage devait accroître considérablement son patrimoine.
Intelligente, curieuse, pleine d’énergie, Claire s’adapta
rapidement à l’Angleterre. Elle en admira les institutions, elle en
apprit la langue, la littérature, les usages, elle s’appliqua à vivre
dans l’instant présent mais, comme elle devait l’écrire des années
plus tard, le souvenir de cette époque la marqua de façon
indélébile : « Ceux dont la jeunesse a vu la Terreur n’ont jamais
connu la franche gaîté de leurs pères, et ils porteront au tombeau
la mélancolie prématurée qui atteignit leur âme6. » À Londres,
face aux passions, aux jalousies, aux rancœurs qui déchiraient en
différentes factions les émigrés français, Claire fit ses premières
expériences des conflits et des préjugés qui devaient caractériser
la vie politique sous la Restauration. Elle s’en souviendrait plus
tard avec une perspicacité certaine : « Je vis là ce que j’ai souvent
remarqué depuis, c’est qu’on se sépare dès qu’il est question
d’approuver. Chacun était du même avis pour détester les crimes
de la Terreur et pour désirer le renversement du gouvernement
actuel ; mais si l’on mettait la conversation sur les causes de la
Révolution, personne ne s’entendait plus ; et cette conversation,
qui revenait souvent, amenait toujours de violentes disputes.
Alors, on retrouvait les vieilles erreurs ; les membres de
l’Assemblée constituante se séparaient de nouveau. Il y avait le
côté droit et le côté gauche, et les modérés, qui, suivant l’usage,
étaient détestés par tout le monde 7. »