PHÉDON de Platon

ÉCHÉCRATÈS.
Comment cela?

PHÉDON.
Je vais te le dire. J’étais assis à sa droite, à côté du
lit, sur un petit siège; et lui, il était assis plus haut que
moi. Me passant donc la main sur la tête, et prenant mes
cheveux, qui tombaient sur mes épaules (c’était sa
coutume de jouer avec mes cheveux en toute occasion):
Demain, dit-il, ô Phédon! tu feras couper ces beaux
cheveux ; n’est-ce pas?
— Apparemment, Socrate, lui dis-je.
— Non pas, si tu m’en crois.
— Comment?
— Non pas demain, mais aujourd’hui, dit-il, nous nous
ferons couper tous deux les cheveux, s’il est vrai que
notre raisonnement soit mort, et que nous ne puissions
le ressusciter; et, si j’étais à ta place, et que l’on eût
battu mon raisonnement, je ferais serment, comme les
Argiens, de ne pas laisser croître mes cheveux jusqu’à ce
que j’eusse vaincu, dans une seconde bataille, le
raisonnement de Simmias et de Cébès.
— Mais, lui dis-je, on dit qu’Hercule même ne peut
suffire contre deux .

— Eh bien! dit-il, appelle-moi, comme ton Iolas.
— Pendant qu’il est encore jour, je t’appelle aussi, lui
répondis-je, non pas comme Hercule appelle son Iolas,
mais comme Iolas appelle son Hercule.
— Cela est égal, dit-il, mais prenons bien garde, avant
toutes choses, qu’il ne nous arrive un malheur.
— Lequel?
— C’est, continua-t-il, d’être des misologues;
comme il y a des misanthropes: on ne peut éprouver de
plus grand malheur que celui de haïr la raison, et cette
misologie a la même cause que la misanthropie. La
misanthropie vient de ce qu’après s’être beaucoup trop
fié, sans aucune connaissance, à quelqu’un, et l’avoir cru
tout-à-fait sincère, honnête et digne de confiance, on le
trouve, peu de temps après, méchant et infidèle, et tout
autre encore dans une autre occasion; et lorsque cela
est arrivé à quelqu’un plusieurs fois, et surtout
relativement à ceux qu’il aurait crus ses meilleurs et
plus intimes amis, après plusieurs mécomptes il finit par
prendre en haine tous les hommes, et ne plus croire qu’il
y ait rien d’honnête dans aucun d’eux. Ne t’es-tu pas
aperçu que la misanthropie se forme ainsi?
— Oui, lui dis-je.
— N’est-ce donc pas une honte? continua-t-il; n’est-il
pas évident que cet homme-là entreprend de traiter avec
les hommes, sans avoir aucune connaissance des choses
humaines? car s’il en avait eu un peu connaissance, il
eût pensé, comme cela est en réalité, que les bons
et les méchants sont les uns et les autres en bien petite
minorité, et ceux qui tiennent le milieu, en un très grand
nombre.

— Comment dis-tu?
— Il en est, répondit-il, des bons et des méchants
comme des hommes forts grands ou fort petits. Crois-tu
qu’il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un
homme fort grand ou fort petit? et ainsi des chiens et de
toutes les autres choses, comme de ce qui est vite et de
ce qui est lent, de ce qui est beau et de ce qui est laid,
de ce qui est blanc et de ce qui est noir. Ne t’aperçois-tu
pas que dans toutes ces choses les termes extrêmes sont
rares et en petit nombre, et que les choses moyennes
sont très ordinaires et en grand nombre?
— Il est vrai.
— Ne crois-tu pas que, si l’on proposait un combat
de méchanceté, là aussi il y en aurait très peu qui
pussent obtenir le prix?
— Cela est très vraisemblable.
— Assurément, reprit-il; mais ce n’est pas en cela que
les raisonnements ressemblent aux hommes; je me suis
laissé entraîner à ta suite un peu hors du sujet; ils leur
ressemblent en ce que, quand on admet un
raisonnement comme vrai, sans connaître l’art de
raisonner, souvent il arrive que ce même raisonnement
paraît faux, tantôt l’étant, tantôt ne l’étant pas, et
successivement tout différent de lui-même; et quand
on s’est accoutumé à beaucoup disputer pour et contre,
tu sais qu’on finit par croire qu’on est devenu très sage,
et qu’on a découvert par des lumières particulières que,
ni dans les choses, ni dans les raisonnements, il n’y a
rien de vrai ni de stable, mais que tout est dans un flux
et un reflux continuel, comme l’Euripe , et que rien
ne demeure un moment dans le même état.

— J’en conviens.
— Ne serait-ce donc pas une chose déplorable, Phédon,
que, quand il y a un raisonnement vrai, solide et
intelligible, pour avoir prêté l’oreille à des
raisonnements qui tantôt paraissent vrais et tantôt ne le
paraissent pas, au lieu de s’accuser soi-même et sa
propre incapacité, on finît par dépit à transporter la faute
avec complaisance de soi-même à la raison; et qu’on
passât le reste de sa vie à haïr et à calomnier la raison,
étranger à la réalité et à la science?
— Par Jupiter, m’écriai-je, très déplorable assurément!
— Prenons donc garde avant tout, reprit-il, que ce
malheur ne nous arrive, et ne nous laissons pas
préoccuper par cette pensée que peut-être il n’y a rien
de saint dans le raisonnement: persuadons-nous plutôt
que c’est nous qui sommes malades, et qu’il nous faut
faire courageusement tous nos efforts pour nous guérir,
toi et les autres bien plus que moi, par la raison qu’il
vous reste beaucoup de temps à vivre; et moi, parce
que je vais mourir; et je crains bien de ne pas montrer
dans cet entretien des dispositions philosophiques, mais
des dispositions contentieuses, comme ces faux savants
qui ne se soucient guère de la vérité de ce dont ils
parlent, mais n’ont pour but que de faire adopter leurs
opinions personnelles. Il me paraît qu’en ce moment, il
n’y a entre eux et moi qu’une seule différence, c’est que
ce ne sera pas aux assistants que je m’efforcerai de
persuader mon opinion (au moins n’est-ce pas là mon
but principal), mais bien plutôt de m’en convaincre
fortement moi-même, car je fais ce raisonnement,
et vois combien il est intéressé: si ce que je dis se trouve

vrai, il est bon de le croire; et si après la mort il n’y a
rien, j’en tirerai toujours cet avantage, de ne pas fatiguer
les autres de mes lamentations, pendant ce temps qui
me reste à vivre. D’ailleurs cette ignorance ne durera pas
longtemps, car ce serait un mal; mais elle finira bientôt.
Ainsi préparé, ô Simmias et Cébès! je vais commencer
mes preuves. Mais vous, si vous m’en croyez, faisant
peu d’attention à Socrate, mais beaucoup plus à la
vérité, si vous trouvez que ce que je dis soit vrai,
convenez-en; sinon, opposez-vous de toute votre force,
prenant bien garde que je ne me trompe moi-même et
vous en même temps, par trop de bonne volonté, et que
je ne vous quitte comme l’abeille, qui laisse son aiguillon
dans la plaie. Commençons donc; mais premièrement,
rappelez-moi vos arguments, si vous vous apercevez que
je les aie oubliés. Simmias, je crois, craint que l’âme,
quoique plus divine et plus belle que le corps, ne
périsse avant lui, comme l’harmonie avant la lyre: et
Cébès a accordé, si je ne me trompe, que l’âme est bien
plus durable que le corps, mais qu’on ne peut nullement
savoir si, après qu’elle a usé plusieurs corps, elle ne périt
pas en quittant le dernier, et si ce n’est pas là une
véritable mort qui anéantit l’âme; car, pour le corps, il ne
cesse pas un seul moment de périr. N’est-ce pas là, ô
Simmias et Cébès! ce qu’il faut que nous examinions?
Ils en tombèrent d’accord tous les deux.
Rejetez-vous donc tous les raisonnements précédents,
continua-t-il, ou en admettez-vous une partie?
Ils dirent qu’ils en admettaient une partie.
Mais, ajouta-t-il, que pensez-vous de ce que nous avons
dit, qu’apprendre n’est que se ressouvenir? et que par

conséquent c’est une nécessité que notre âme ait
existé quelque part avant d’avoir été renfermée dans le
corps.
— Pour moi, dit Cébès, c’est une chose étonnante:
combien j’en ai été d’abord convaincu, et maintenant j’y
persiste plus que dans tout autre principe.
— Je suis de même, dit Simmias; et je serais bien
étonné si je changeais jamais de sentiment.
Il faut pourtant bien, mon cher hôte thébain, que tu en
changes, reprit Socrate, si tu persistes dans cette
opinion, que l’harmonie est une chose composée, et que
l’âme est une espèce d’harmonie qui résulte de l’accord
des qualités corporelles; car tu ne t’en croirais pas toi-
même, si tu disais que l’harmonie existe avant les choses
dont elle se compose nécessairement. Cela te satisferait-
il?
— Non, sans doute, Socrate, répondit-il.
— T’aperçois-tu, reprit Socrate, que c’est là pourtant ce
que tu dis, quand, après avoir avoué que l’âme existe
avant que d’entrer dans la forme et le corps de l’homme,
tu prétends qu’elle est composée de choses qui
n’existent pas encore? Car l’harmonie ne ressemble pas à
l’âme, à laquelle tu la compares; mais, d’abord, sont la
lyre et les cordes, et les sons encore discordants;
l’harmonie ne vient qu’après tout le reste, et périt la
première. Comment ces deux propositions s’accordent-
elles ensemble?
— Elles ne s’accordent guère, dit Simmias.
— Cependant, reprit Socrate, si un discours doit jamais
être d’accord, c’est celui où il est question de l’harmonie.
— Tu as raison, dit Simmias.

— Celui-ci n’est pourtant pas d’accord, dit Socrate; mais
vois un peu laquelle tu préfères de ces deux
propositions: ou que la science est une réminiscence, ou
que l’âme est une harmonie.
— Je préfère de beaucoup la première, Socrate; car j’ai
reçu la seconde sans démonstration, sur la
vraisemblance et l’apparence, sources ordinaires des
opinions de la plupart des hommes: mais pour moi, je
suis convaincu que tout raisonnement qui ne s’appuie
que sur la vraisemblance est rempli de vanité, et que,
pour peu qu’on y prenne garde, il précipite en de graves
erreurs, soit en géométrie, soit dans tout le reste. La
doctrine de la réminiscence et de la science est fondée
sur un principe solide, le principe que nous avons avancé
plus haut, que notre âme existe nécessairement avant
que d’entrer dans le corps, puisqu’elle a en elle, comme
sa propriété, cet ordre de notions fondamentales qui
constituent l’existence et en portent le nom. Pleinement
convaincu de l’exactitude de ce principe, il faut, à ce qu’il
paraît, que je n’écoute ni moi-même, ni aucun autre qui
dira que l’âme est une harmonie.
— Et de ceci que penses-tu, Simmias? Te paraît-il qu’il
convienne à l’harmonie, ou à quelque autre composition,
de différer des choses mêmes dont elle est composée?
— Nullement.
— Ni de rien faire, ni de rien souffrir que ce que
souffrent ou font les choses qui la composent?
Simmias en tomba d’accord.
Il ne convient donc pas à l’harmonie de précéder les
choses qui la composent, mais de les suivre?
Il en convint.

Il s’en faut donc bien que l’harmonie ait des
mouvements, des sons, quoi que ce soit enfin, de
contraire aux choses dont elle se compose?
— Il s’en faut de beaucoup, répondit-il.
— Mais quoi! toute harmonie ne réside-t-elle pas dans
l’accord?
— Je n’entends pas bien, dit Simmias.
— Je demande si, quand il y a plus ou moins d’accord
dans les éléments de l’harmonie, il n’y a pas plus ou
moins d’harmonie.
— Assurément.
— Et peut-on dire de l’âme, qu’une âme soit le moins
du monde plus ou moins âme qu’une autre âme?
— Non, certes; nullement.
— Voyons donc, par Jupiter: dit-on que telle âme a de
l’intelligence et de la vertu, qu’elle est bonne, et qu’une
autre a de la folie et des vices, qu’elle est méchante? Et
est-ce avec raison qu’on dit cela?
— Avec raison.
— Mais ceux qui tiennent que l’âme est une harmonie,
que diront-ils que sont dans l’âme le vice et la vertu?
Diront-ils que c’est là encore de l’harmonie et de la
désharmonie? Que l’âme vertueuse étant harmonie par
elle-même, porte en elle une seconde harmonie? et que
l’autre, étant toute désharmonie ne produit point
d’harmonie?
— Je ne le dis pas, répondit Simmias; mais il y a toute
apparence que les partisans de cette opinion diraient
quelque chose de semblable.
— Mais nous sommes convenus, dit Socrate, qu’une
âme n’est pas plus ou moins âme qu’une autre; ce qui

revient à ceci qu’une harmonie n’est ni plus ni moins
harmonie qu’une autre: n’est-ce pas?
— Je l’avoue.
— Et que n’étant ni plus ni moins harmonie, elle n’est ni
plus ni moins d’accord dans toutes ses parties: est-ce
cela?
— Oui, sans doute.
— Et l’harmonie, qui n’est ni plus ni moins d’accord
dans toutes ses parties, peut-elle avoir plus ou moins de
l’harmonie, ou en a-t-elle également?
— Également.
— Ainsi donc, puisque une âme n’est ni plus ni moins
âme qu’une autre, elle n’est ni plus ni moins d’accord
qu’une autre?
— Ni plus ni moins.
— Cela étant, elle ne peut être plus harmonique ni plus
disharmonique qu’une autre âme?
— Non, sans doute.
— Cela étant encore, est-ce qu’une âme peut être plus
vicieuse ou plus vertueuse qu’une autre âme, si le vice
est désharmonie, et la vertu harmonie?
— Non.
— Bien plus, Simmias, si l’on veut être conséquent, il
faut dire que nulle âme ne peut être vicieuse, s’il est vrai
qu’elle soit une harmonie; car, certes, l’harmonie, si elle
est essentiellement harmonie, ne peut tenir de la
désharmonie.
— Non, certes!
— Ni l’âme non plus, si elle est essentiellement âme, ne
peut tenir du
— Comment le pourrait-elle, d’après ce qui a été dit

— En suivant ce raisonnement, les âmes de tous les
animaux seront également bonnes, si par leur nature
elles sont toutes également âmes?
— A ce qu’il semble, Socrate.
— Et te semble-t-il aussi que cela soit incontestable, et
qu’on eût été conduit là, si l’hypothèse que l’âme est une
harmonie, était vraie?
— Non, sans doute.
— Mais, je te le demande, dit-il, de toutes les choses
qui sont dans l’homme, trouves-tu qu’il y en ait une autre
qui commande, que l’âme seule, surtout quand elle est
sage?
— Non.
— Est-ce en cédant aux passions du corps, ou en leur
résistant? Par exemple, quand le corps a chaud, ou
quand il a soif, l’âme ne l’empêche-t-elle pas de boire?
Ou quand il a faim, ne l’empêche-t-elle pas de manger,
et de même dans mille autres cas, où nous voyons que
l’âme s’oppose aux passions du corps? N’est-il pas ainsi?
— Sans contredit.
— Mais ne sommes-nous pas convenus plus haut que
l’âme, étant une harmonie, ne peut avoir d’autre ton que
celui qui lui est donné par la tension ou le relâchement,
la vibration ou toute autre modification des éléments
dont elle est composée? Ne sommes-nous pas convenus
qu’elle obéit à ses éléments, et ne peut leur commander?
Nous en sommes convenus, sans doute. Le moyen de
s’en empêcher?
Cependant ne voyons-nous pas que l’âme fait tout le
contraire? qu’elle gouverne tous les éléments dont on
prétend qu’elle est composée; leur résiste pendant

presque toute la vie et les dompte de toutes les
manières, réprimant les uns durement et avec douleur,
comme dans la gymnastique et la médecine; réprimant
les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci,
avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la
crainte, comme à des choses d’une nature étrangère: ce
qu’Homère nous a représenté dans l’Odyssée, où Ulysse
Se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur:
Souffre ceci, mon cœur; tu as souffert des choses plus
dures .

Crois-tu qu’Homère eût dit cela, s’il eût conçu l’âme
comme une harmonie, et comme devant être gouvernée
par les passions du corps. Ne pensait-il pas plutôt,
qu’elle doit les gouverner et les maîtriser, et qu’elle est
quelque chose de bien plus divin qu’une harmonie?
— Oui, par Jupiter, répondit-il, je le crois.
— Il ne nous sied donc bien en aucune manière de dire
que l’âme est une espèce d’harmonie; car, à ce qu’il
paraît nous ne serions d’accord ni avec Homère, ce
poète divin, ni avec nous-mêmes
Il en convint.
— Très bien, reprit Socrate. Il me semble que nous
avons assez, bien apaisé cette harmonie thébaine; mais
ce Cadmus , Cébès, comment l’apaiserons-nous, et
avec quel discours?
— Je suis sûr que tu le trouveras, répondit Cébès: pour
celui que tu viens de faire contre l’harmonie, il est
étonnant à quel point il a surpassé mon attente; car,
pendant que Simmias te proposais ses doutes, je ne
concevais pas qu’on pût lui répondre, et j’ai été tout-à-

fait surpris, quand d’abord j’ai vu qu’il ne soutenait pas
seulement ta première attaque. Je ne serais donc
nullement surpris que Cadmus ait le même sort.
— Mon cher Cébès, reprit Socrate, ne me vante pas
trop, de peur que l’envie ne détruise d’avance ce que j’ai
à dire; mais c’est ce qui est entre les mains de Dieu.
Pour nous, en nous joignant de près, comme dit
Homère , essayons si ton objection résiste à
l’épreuve. Ce que tu cherches se réduit à ce point: Tu
veux qu’on démontre que l’âme est impérissable et
immortelle, afin qu’un philosophe qui va mourir, et
meurt avec courage, dans l’espérance d’être infiniment
plus heureux dans l’autre monde, que s’il fût mort après
avoir autrement vécu, ne soit pas la dupe d’une
confiance insensée; car montrer que l’âme a quelque
chose de fort et de divin, qu’elle était avant que nous
fussions nés, tout cela, selon toi, ne prouve pas qu’elle
soit immortelle, mais seulement qu’elle est susceptible
d’une longue durée, qu’elle a existé quelque part (qui
sait combien de temps avant nous)? qu’elle a pu savoir
et faire beaucoup de choses, sans pour cela être encore
immortelle; et qu’il se peut très bien que son entrée dans
un corps humain soit précisément pour elle le
commencement de sa perte, une sorte de maladie qui se
prolonge quelque temps dans les misères et les
langueurs de cette vie, et finit par ce qu’on appelle la
mort. Et peu importe, dis-tu, que l’âme vienne une ou
plusieurs fois habiter le corps; selon toi, cela ne peut
changer rien à nos justes sujets de crainte: car, à moins
qu’un homme ne soit fou, il a toujours de quoi craindre,
tant qu’il ne sait pas, et ne peut donner aucune preuve

certaine que l’âme est immortelle. Voilà, ce me semble,
à-peu-près tout ce que tu dis, Cébès, et je le répète
exprès fort souvent, afin que rien ne nous échappe, et
que tu puisses encore y ajouter ou y retrancher, si tu le
veux.

Pour l’heure, répondit Cébès, je n’ai rien à ajouter ni à
retrancher; et c’est bien là ce que je veux dire.
— Socrate alors garda quelque temps le silence,
comme pour se recueillir en lui-même. En vérité, Cébès,
dit-il, tu ne demandes pas là une petite chose; car; pour
l’expliquer, il faut traiter toute la question de la naissance
et de la mort. Si tu le veux donc, je te raconterai ce qui
m’est arrivé à moi-même sur cette matière; et, si ce que
je te dirai te semble pouvoir servir en quelque chose à la
conviction que tu cherches, tu pourras en faire usage.
— Je le veux de tout mon cœur, dit Simmias.
— Écoute-moi donc. Pendant ma jeunesse, il est
incroyable quel désir j’avais de connaître cette science,
qu’on appelle la physique. Je trouvais quelque chose de
sublime à savoir les causes de chaque chose, ce qui la
fait naître, ce qui la fait mourir, ce qui la fait être; et je
me suis souvent tourmenté de mille manières, cherchant
en moi-même si c’est du froid et du chaud, dans l’état de
corruption, comme quelques-uns le prétendent ,
que se forment les être animés; si c’est le sang qui nous
fait penser , ou l’air , ou le feu ; ou si ce
n’est aucune de ces choses; mais seulement le
cerveau qui produit en nous toutes nos sensations,
celles de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, qui engendre, à

leur tour, la mémoire et l’imagination, lesquelles,
reposées, engendrent enfin la science. Je réfléchissais
aussi à la corruption de toutes ces choses, aux
changements qui surviennent dans les cieux et sur la
terre; et à la fin, je me trouvai plus malhabile à toutes
ces recherches qu’on le puisse être. Je vais t’en donner
une preuve bien sensible: c’est que cette belle étude m’a
rendu si aveugle dans les choses mêmes que je savais
auparavant avec le plus d’évidence, comme cela me
paraissait du moins à moi et aux autres, que j’ai
désappris tout ce que je croyais savoir sur plusieurs
points, comme sur celui-ci, par exemple: d’où vient que
l’homme croît. Je pensais qu’il était clair à tout le monde
que l’homme ne croît que parce qu’il boit et qu’il mange;
car, par la nourriture, les chairs étant ajoutées aux
chairs, les os aux os, et ainsi dans une égale proportion
toutes les autres parties à leurs parties similaires, il arrive
que ce qui n’était d’abord qu’un petit volume,
s’augmente, et que, de cette manière, un homme, de
petit qu’il était, devient grand; voilà ce que je pensais
alors. Cela ne te paraît-il pas assez raisonnable?
Assurément, dit Cébès.
— Écoute la suite. Quand un homme debout, auprès
d’un autre homme petit, me paraissait grand, je croyais
suffisant de savoir qu’il avait la tête de plus que l’autre;
et ainsi d’un cheval auprès d’un autre cheval; ou bien, ce
qui est plus clair encore, dix me paraissaient plus que
huit, parce qu’ils renferment deux de plus; enfin, deux
coudées me semblaient plus grandes qu’une coudée,
parce qu’elles la surpassaient de moitié.
— Et qu’en penses-tu maintenant? dit Cébès.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer