PHÈDRE.
Écoute. «Te voici donc instruit de tout ce qui
m’intéresse: tu sais ce qui, selon moi, contribuerait à
notre bonheur commun; ne me le refuse pas, sous
prétexte que je ne suis pas ton amant; car l’amant une
fois satisfait se repent ordinairement d’avoir trop fait
pour l’objet de sa passion; mais comment pourrait-on se
repentir d’avoir fait à quelqu’un qu’on aime, non par un
besoin irrésistible, mais volontairement, tout le bien
qu’on a pu lui faire? Les amants calculent à la fin le tort
que l’amour a fait à leur fortune: ils comptent leurs
libéralités, ils y ajoutent tant de peines cuisantes qu’ils
ont ressenties, et se croient depuis longtemps
quittes envers l’objet aimé. Mais celui qui n’a point connu
l’amour ne peut alléguer ni les affaires qu’il a négligées,
ni les peines qu’il a souffertes, ni les tracasseries de
famille, ni les reproches de ses parents. Exempt de tous
ces regrets, il ne lui reste qu’à saisir avec ardeur les
occasions de montrer sa reconnaissance.
On peut dire en faveur de l’amant que ses sentiments
sont plus vifs, et qu’incapable de se modérer ni taire ses
paroles, ni dans ses actions, il affrontera s’il le faut la
haine de tous pour plaire à un seul. Mais s’il en est ainsi,
n’est-il pas évident que de nouvelles amours venant à
l’emporter sur les premières, il ira, si sa nouvelle passion
l’exige, jusqu’à nuire à ceux qu’il chérissait auparavant?
Quoi donc! accorder de si précieuses faveurs à une
personne notoirement atteinte d’un mal qu’aucun
homme sensé n’essaiera jamais de guérir!
Ceux mêmes qui éprouvent avouent qu’ils sont plutôt
hors d’eux-mêmes que dans leur bon sens; qu’ils ont
bien le sentiment de leur folie, mais qu’ils n’en sont pas
les maîtres. Quand la jouissance aura tempéré leur
ardeur, comment approuveront-ils ce qu’ils auront fait
dans cet état de délire? D’ailleurs s’il te fallait opter
parmi tes amants, dans un petit nombre tu n’aurais pas
beaucoup de choix; choisis au contraire parmi les autres
celui qui te convient le mieux, et tu auras le choix entre
des milliers de personnes: n’est-il pas plus probable
que dans ce grand nombre tu rencontreras, quelqu’un
digne de tes faveurs? Peut-être l’opinion publique te fait-
elle peur: tu crains que tes liaisons découvertes ne
t’exposent à rougir.
Mais les indiscrétions sont bien plus à craindre de
la part d’un amant qui, pour faire envier son sort autant
qu’il le juge digne d’envie, est intéressé à faire sonner
bien haut les moindres complaisances, à se parer de sa
bonne fortune, et à publier partout qu’il n’a point soupiré
en vain. Celui qui n’aime pas est bien plus maître de lui-
même; il préférera toujours le bonheur de jouir en secret
au plaisir de faire parler de soi.
Songe aussi que les amants se font connaître et
remarquer de tout le monde en se pressant sur les pas
de ceux qu’ils aiment, en ne s’occupant que d’eux seuls,
et finissent par ne pouvoir même leur parler sans
éveiller le soupçon qu’une liaison plus intime les unit
déjà ou va bientôt les unir; mais ceux qui ne sont pas
amoureux peuvent vivre sans contrainte dans une douce
familiarité: ou ne songe pas même à leur en faire un
reproche, car il faut bien que par amitié ou autrement on
puisse quelquefois s’entretenir. Une autre crainte peut
t’arrêter: tu penses peut-être que l’amitié est rarement
durable, et qu’une séparation, qui autrement serait
également fâcheuse pour tous les deux, te
deviendrait infiniment désavantageuse si elle arrivait
après le sacrifice de ce que tu as de plus cher.
Mais une telle séparation serait bien plus à craindre de
la part d’un amant; car les amants ont bien des sujets de
fâcherie: ils croient que tout se fait à leur préjudice; c’est
pourquoi ils veulent interdire à l’objet aimé toute liaison
avec d’autres personnes; ils craignent qu’un plus riche
ou un plus instruit ne l’emporte sur eux par l’ascendant
de la fortune ou du talent; enfin ils écartent avec un soin
e x t r ê m e tous ceux qui possèdent quelque
avantage. Ils réussissent ainsi à vous brouiller avec tout
le monde, et vous réduisent à un déplorable isolement;
ou bien ton intérêt t’éclaire-t-il sur leurs préventions, c’en
est fait de leur amour. Mais celui qui doit à l’estime et
non pas à l’amour les faveurs qu’il désirait, loin
d’observer avec un œil jaloux les liaisons de son ami,
s’irriterait plutôt de le voir négligé, et se réjouit de lui
voir faire d’utiles connaissances. Il est donc
vraisemblable que son amitié, loin d’en être altérée, s’en
augmentera. D’ailleurs la plupart des amants sont épris
de la beauté du corps avant de connaître la tournure de
l’esprit et les autres qualités.
On ne peut donc savoir si, leur passion une fois
satisfaite, l’amitié survivra à l’amour; mais ceux qui
sans amour ont obtenu de l’amitié les plus douces
faveurs, est-il probable que leur amitié se refroidisse par
ces jouissances même, gages certains de ce qu’ils
doivent espérer pour l’avenir? Aspires-tu à devenir plus
parfait, fie-toi à moi plutôt qu’à un amant dont la voix
trompeuse louera contre la vérité toutes tes paroles et
toutes tes actions, soit dans la crainte de te déplaire,
soit par l’effet de sa propre illusion; car tels sont
les caprices de l’amour. Malheureux, il s’irrite de ce qui
devrait paraître indifférent; heureux, il vante avec
enthousiasme les choses les moins dignes d’admiration:
aussi l’objet d’une telle passion mérite-t-il moins d’envie
que de pitié. Mais si tu obtiens le prix de mes soins, tu
me verras moins occupé de mon bonheur présent que de
ton intérêt à venir.
Libre d’amour et maître de moi-même, je n’irai pas
pour la moindre cause ouvrir mon cœur à des haines
furieuses; au contraire, je ne céderai que lentement au
plus léger mouvement de dépit même pour les sujets les
plus graves. J’excuserai les torts involontaires, et tâcherai
de prévenir les autres; car tels sont les signes d’une
amitié solide et durable. Peut-être aussi crois-tu que
l’amitié sans l’amour ne peut jamais être bien vive.
Mais à ce compte, nos enfants, nos pères et nos mères
n’auraient donc qu’une faible part à notre tendresse, et
nous ne pourrions compter sur la fidélité de nos amis,
dont les sentiments n’ont pas leur source dans une
semblable passion! Si tu dis qu’il est juste d’accorder
plus à celui qui désire davantage, il faudra donc toujours
obliger ceux qui en ont le plus besoin, de préférence à
ceux qui en sont les plus dignes. Ainsi, quand tu
donneras un repas, tu y convieras, non tes meilleurs
amis, mais les mendiants les plus affamés: car ceux-ci,
justement enchantés d’une telle faveur, t’escorteront
partout, viendront assiéger ta porte; et leur joie, leur
reconnaissance, leurs bénédictions seront sans égales.
Peut-être, au contraire, dois-tu préférer à ceux qui
désirent le plus tes faveurs et n’y ont d’autre titre que
leur amour, ceux qui sauront le mieux les récompenser
et qui en sont le plus dignes; à ceux qui voudraient
cueillir en passant la fleur de ta jeunesse, ceux qui à tout
âge partageront avec toi leur existence; à ceux qui ne
désirent que pour se vanter d’avoir obtenu, ceux dont la
fidélité saura garder ton secret; à ceux qui une fois
satisfaits chercheront un prétexte pour te haïr, ceux qui,
longtemps après la saison des plaisirs, se croiront
encore obligés de justifier ton estime.
Pèse ces réflexions, et considère en outre que les
amants sont exposés sans cesse aux remontrances de
leurs amis, qui veulent les détourner d’une passion
funeste. Au contraire, ceux qui n’aiment pas ont-ils
jamais été réprimandés de ne pas aimer, et la tranquillité
de l’âme a-t-elle jamais passé pour nuisible? Tu me
demanderas peut-être si je te conseille la même
complaisance pour tous ceux qui ne sont pas amoureux:
mais sans doute un amant ne t’engagerait pas non plus à
traiter de même tous tes amants: car des faveurs
trop partagées ne mériteraient plus la même
reconnaissance, et il ne te serait plus aussi facile de les
tenir secrètes. Il faut que notre intelligence ne nuise mi à
l’un ni à l’autre, et nous soit utile à tous deux. Je crois en
avoir assez dit pour te convaincre; mais s’il te reste
quelque objection, parle; je suis prêt à la résoudre.»
Eh bien! que t’en semble, Socrate? ce discours ne te
paraît-il pas parfait sous tous les rapports, et aussi pour
le choix des expressions?
SOCRATE.
Merveilleux, mon cher Phèdre: il m’a transporté hors de
moi-même. Il est vrai que tu y contribuais; car je voyais
ta joie percer en le lisant, et, persuadé que sur ces
matières ton goût est plus sûr que le mien, je me suis
laissé aller à ton enthousiasme.
PHÈDRE.
Allons, tu veux rire.
SOCRATE.
Quoi! doutes-tu que je parle sérieusement?
PHÈDRE.
Non, Socrate; mais dis-moi, au nom de Jupiter qui
préside à l’amitié, crois-tu qu’il y ait en Grèce un autre
homme capable de parler sur le même sujet avec plus
d’abondance et de noblesse?