SOCRATE.
Non; mais s’il sème jamais dans les jardins de
l’écriture , il ne le fera que pour s’amuser, et se
faisant un trésor de souvenirs et pour lui-même quand la
vieillesse amènera l’oubli, et pour tous ceux qui suivent
les mêmes traces, il se réjouira en voyant croître les
plantes de ses jardins; et abandonnant aux autres
hommes les divertissements d’une autre espèce, tandis
qu’ils jouiront dès plaisirs de la table et d’autres voluptés
semblables, lui, si je ne me trompe, au lieu de ces
amusements, passera sa vie dans le doux badinage que
je viens de retracer.
PHÈDRE.
C’est en effet un divertissement bien noble à côté d’un
bien honteux, mon cher Socrate, que celui de l’homme
capable de se divertir avec des discours et des entretiens
sur la justice et les autres choses dont tu as parlé.
SOCRATE.
Oui, mon cher Phèdre, il est noble de s’en divertir, mais
plus noble de s’en occuper sérieusement, de semer et de
planter dans une âme convenable, avec la science, à
l’aide de la dialectique, des discours capables de se
défendre eux-mêmes et celui qui les a semés,
discours féconds qui, germant dans d’autres cœurs, y
produisent d’autres discours semblables, lesquels, se
reproduisant sans cesse, immortalisent la semence
précieuse et font jouir ceux qui la possèdent du plus
grand bonheur qu’on puisse goûter sur la terre.
PHÈDRE.
Oui, cela est encore plus admirable.
SOCRATE.
Maintenant, mon cher Phèdre, ces différents points étant
bien convenus entre nous, nous pouvons juger
définitivement notre première question.
PHÈDRE.
Laquelle?
SOCRATE.
Celle qui nous a conduits où nous sommes en voulant
l’approfondir, savoir si Lysias méritait le reproche que
nous lui avons fait au sujet de la composition de
ses discours, et quels sont en général les discours faits
avec art ou sans art. Nous avons suffisamment expliqué,
ce me semble, ce qui est fait avec art ou non.
PHÈDRE.
Il me le semble aussi; mais veux-tu bien aider ma
mémoire?
SOCRATE.
Avant de connaître la vraie nature de chaque chose dont
on parle ou dont on écrit, de savoir en donne une
définition générale, et puis de la diviser en ses parties
indivisibles, avant d’avoir approfondi de cette manière la
nature de l’âme et d’avoir trouvé l’espèce de
discours qui convient à chaque espèce d’âme, avant de
savoir disposer et ordonner son discours, de sorte qu’on
offre à une âme complexe des discours complexes et où
se trouvent tous les genres d’harmonie, et au contraire à
une âme simple des discours simples: avant tout cela,
dis-je, il est impossible de manier parfaitement l’art de la
parole, soit pour enseigner, soit pour persuader, comme
nous l’a prouvé tout le discours précédent.
PHÈDRE.
En effet, c’est ainsi que la chose nous a paru.
SOCRATE.
Quant à la gloire ou à la honte qu’il peut y avoir à
prononcer ou à écrire des discours, et quant à la
manière d’encourir ce reproche ou de l’éviter, ce que
nous avons dit un peu auparavant ne suffit-il pas pour
nous éclairer?
PHÈDRE.
Quoi?
SOCRATE.
Que si Lysias ou quelque autre a jamais écrit ou vient
jamais à écrire quelque chose, soit en particulier, soit en
public, en faisant des lois, c’est-à-dire eh composant des
écrits politiques, et s’il pense y avoir mis beaucoup de
solidité et de clarté; ce sera alors une honte pour
l’auteur, soit qu’on en convienne ou non. Car ignorer
absolument ce qui est vrai ou faux par rapport au juste
ou à l’injuste, au mauvais ou au bon, ne peut pas
ne pas être réellement très honteux, quand même la
multitude entière éclaterait en applaudissements.
PHÈDRE.
Certainement.
SOCRATE.
Mais suppose un homme qui pense que dans tout
discours écrit, n’importe sur quel sujet, il doit toujours y
avoir beaucoup de badinage; qu’aucun discours écrit ou
prononcé, soit en vers, soit en prose, ne doit être
regardé comme quelque chose de bien sérieux (à peu
près comme ces morceaux qui se récitent sans
discernement et sans dessein d’instruire, dans le seul but
de plaire), et qu’en effet les meilleurs discours écrits
ne sont qu’un moyen de réminiscence pour les hommes
qui savent déjà; suppose qu’il pense encore que dans les
discours destinés à instruire, véritablement écrits dans
l’âme, et qui ont pour sujet le juste, le beau et le bon,
dans ceux-là seuls se trouvent réunis la clarté, la
perfection et le sérieux, et que de tels discours sont les
enfants légitimes de leur auteur, d’abord ceux qu’il
produit lui-même, puis ceux qui, enfants ou frères
des premiers, naissent dans d’autres âmes sans démentir
leur origine, suppose enfin qu’il ne reconnaît que ceux là
et rejette avec mépris tous les autres, cet homme pourra
bien être tel que Phèdre et moi nous souhaiterions de
devenir.
PHÈDRE.
Oui, certes, je le désire, et je le demande aux dieux.
SOCRATE.
Laissons donc ce badinage sur l’art de parler; et toi, va
dire à Lysias qu’étant descendus dans le ruisseau des
nymphes et l’asile des Muses, nous avons entendu des
discours qui nous commandaient d’aller dire à
Lysias et à tous les discoureurs, puis à Homère et à tous
les poètes lyriques ou non, enfin à Solon et à tous ceux
qui ont écrit des discours dans le genre politique sous le
nom de lois, que si, en composant ces ouvrages,
quelqu’un d’eux est sûr de posséder la vérité, s’il est
capable de défendre ce qu’il aura dit quand on en
viendra à un examen sérieux, et de surpasser encore,
ses écrits par ses paroles, il ne faut pas lui donner les
noms dont nous nous sommes servis; qu’il faut au
contraire tirer son nom des choses dont il s’est
sérieusement occupé.
PHÈDRE.
Eh bien, quels noms lui accordes-tu?
SOCRATE.
Celui de sage me paraît trop grand et ne convenir qu’à
Dieu seul; mais le nom d’ami de la sagesse, le nom de
philosophe, ou un autre semblable, lui conviendrait
mieux et serait plus en harmonie avec son caractère.
PHÈDRE.
Cela me semble fort raisonnable.
SOCRATE.
Mais celui qui n’a rien de plus précieux que ce qu’il a
composé ou écrit, après bien des corrections, des
additions et des retranchements, tu avais raison de
l’appeler poète, écrivain de discours, faiseur de lois.
PHÈDRE.
Je le conçois.
SOCRATE.
Va donc faire part à ton ami de tout cela.
PHÈDRE.
Mais toi, comment feras -tu? il ne faut pas non plus
oublier ton ami.
SOCRATE.
Lequel donc?
PHÈDRE.
Le bel Isocrate. Que lui diras-tu, Socrate, ou que dirons-
nous de lui?
SOCRATE.
Isocrate est encore jeune, mon cher Phèdre; mais je
veux néanmoins te faire part de mes prédictions
sur son compte.
PHÈDRE.
Voyons-les.
SOCRATE.
Il me paraît avoir trop de talent naturel pour être
comparé à Lysias; il a aussi des inclinations plus
généreuses, en sorte que je ne m’étonnerais pas,
lorsqu’il avancera en âge, si, dans le genre auquel il
s’applique maintenant, ceux qui l’ont précédé dans l’art
oratoire semblaient des enfants auprès de lui; et si, peu
content de ces soins, insuffisants pour remplir son âme,
quelque inspiration divine le poussait vers de plus
grandes choses. Car, mon cher ami, il y a dans cette
jeune intelligence quelque chose de naturellement
propre à la philosophie. Voilà ce que j’annoncerai,
de la part des divinités de ces lieux à mon bien-aimé
Isocrate: toi, fais-en de même auprès de ton ami Lysias.
PHÈDRE.
Je n’y manquerai pas: mais allons, car la chaleur
commence à devenir plus supportable.
SOCRATE.
Ne devons-nous pas invoquer les dieux avant de nous
mettre en chemin?
PHÈDRE.
Pourquoi pas?
SOCRATE.
Ô Pan, et vous divinités qu’on honore en ce lieu, donnez-
moi la beauté intérieure de l’âme! quant à l’extérieur, je
me contente de celui que j’ai, pourvu qu’il ne soit
pas en contradiction avec l’intérieur, que le sage me
paraisse riche, et que j’aie seulement autant, d’or qu’un
sage peut en supporter, et en employer! Avons-nous
encore quelque chose à demander, mon cher Phèdre?
pour mon compte, voilà tous mes vœux.
PHÈDRE.
Fais les mêmes vœux pour moi, car entre amis tout est
commun.
SOCRATE.
Partons.