PROTAGORAS de Platon

— Arrête, repris-je: il est important d’examiner ce
que tu dis. Entends-tu par courageux ceux qui sont
hardis, ou bien autre chose?
— Oui, dit-il; et ceux qui vont avec sécurité au-devant
des objets dont les autres craignent d’approcher.
— Maintenant, réponds-moi: reconnais-tu que la vertu
est une belle chose, et n’est-ce pas comme telle que tu
fais profession de l’enseigner?
— Comme une très belle chose assurément: ou il faut
que je sois fou.
— La vertu est-elle en partie laide, et en partie belle, ou
belle de tout point? Elle est belle de tout point autant
qu’aucune chose peut l’être.
— Sais-tu quels sont ceux qui plongent avec
hardiesse dans les puits?
— Oui, les plongeurs.
— Est-ce parce qu’ils savent plonger, ou pour quelque
autre raison?
— Parce qu’ils savent plonger.

— Quels sont ceux qui sont hardis à combattre à
cheval, les bons cavaliers ou les mauvais?
— Les bons.
— Et quels sont ceux qui combattent hardiment avec
des peltes ? Ceux qui savent manier ce bouclier, ou
non?
— Ceux qui le savent manier. Et dans tout le reste,
ajouta-t-il, si c’est là ce que tu me demandes, ceux qui
savent montrent plus de hardiesse que ceux qui ne
savent point, et les mêmes hommes, lorsqu’ils ont
appris, sont plus hardis qu’ils ne l’étaient avant que
d’apprendre.
— As-tu vu quelquefois, lui dis-je, des gens qui n’ayant
aucune expérience de toutes ces choses, y montrent
néanmoins de la hardiesse?
— Oui, j’en ai vu, qui en montrent même beaucoup.
Ces gens hardis ne sont-ils pas courageux?
— S’ils l’étaient, Socrate, le courage serait quelque
chose de laid, puisque ceux dont il s’agit sont des fous.
— Quels sont donc ceux que tu appelles courageux? Ne
disais-tu pas que ce sont les gens hardis?
— Je le dis encore.
— N’est-il pas vrai que ces hommes si hardis ne
sont pas courageux, mais insensés, et que les autres qui
sont très instruits sont aussi très hardis, et qu’étant très
hardis, ils sont très courageux? d’où il suivrait que la
sagesse et le courage sont la même chose.
— Socrate, reprit Protagoras, tu ne te souviens pas bien
de ce que j’ai dit, et des réponses que je t’ai faites. Tu
m’as demandé si les gens courageux sont hardis, je te
l’ai accordé; mais tu ne m’as pas demandé si les gens

hardis sont courageux. Si tu m’avais fait cette question,
je t’aurais répondu qu’ils ne le sont pas tous. Tu
n’as nullement démontré que les courageux ne sont pas
hardis, ce qu’il eût fallu faire pour prouver que j’ai mal
accordé ce que j’ai accordé. Au lieu de cela, tu t’arrêtes
à faire voir que ceux qui savent sont plus hardis qu’ils ne
l’étaient avant de savoir, et que les autres qui n’ont point
appris: et tu crois que c’est là une preuve que la sagesse
et le courage sont la même chose. Mais en raisonnant de
cette manière, tu parviendrais de même à conclure que
la vigueur et la sagesse sont la même chose. Car si, en
suivant cette marche, tu me demandais d’abord si les
gens vigoureux sont forts, je dirais qu’oui; ensuite,
si ceux qui savent lutter sont plus forts que ceux qui ne
le savent pas, et depuis qu’ils ont appris, plus qu’ils ne
l’étaient auparavant; j’en conviendrais encore. Ces
choses une fois accordées, il te serait libre de te servir
des mêmes arguments, pour conclure que de mon aveu
la sagesse est la même chose que la vigueur. Pour moi,
je n’accorde ni ici, ni nulle part, que les forts sont
vigoureux, mais bien que les vigoureux sont forts:
parce qu’être forts et être vigoureux n’est pas une même
chose, et que la force vient de la science, et aussi de la
fureur et de la colère; au lieu que la vigueur vient de la
nature et de la bonne constitution du corps. Ici,
pareillement, la hardiesse et le courage ne sont pas la
même chose: en sorte qu’il est bien vrai que tous les
courageux sont hardis, mais qu’il ne l’est pas que les
hardis sont tous courageux. Car la hardiesse vient aux
hommes, et de l’art et de la colère et de la fureur,
comme la force; le courage au contraire vient de la

nature et de la bonne constitution de l’âme.
— Protagoras, lui dis-je, conviens-tu que parmi les
hommes, les uns vivent bien, et les autres mal?

Il en est convenu.
— Te semble-t-il qu’un homme vive bien, s’il vit dans la
douleur et les tourments?

Il l’a nié.
— Mais s’il mourait après avoir passé sa vie dans les
plaisirs, ne jugerais-tu pas qu’il a bien vécu?
— Oui.
— Vivre dans les plaisirs est donc un bien, et vivre
dans la douleur un mal?
— Pourvu, répondit-il, qu’on ne goûte que des plaisirs
honnêtes.
— Mais quoi, Protagoras, ne reconnais-tu pas, avec la
plupart des hommes, que certaines choses, quoique
agréables, sont mauvaises, et que d’autres, quoique
douloureuses, sont bonnes?
— Sans doute, je le pense.
— Et en tant qu’elles sont agréables, à cause de cela ne
sont-elles pas bonnes, à moins qu’il n’en résulte d’ailleurs
quelque suite fâcheuse? Et les choses douloureuses ne
sont-elles pas, par la même raison, mauvaises en tant
que douloureuses?
— Je ne sais, Socrate, me dit-il, si je dois répondre
ainsi d’une manière absolue, que tout ce qui est
agréable est bon, et tout ce qui est douloureux, mauvais.
Mais il me paraît plus sûr, non seulement pour la dispute
présente, mais pour être conséquent avec toute ma vie,

de dire qu’il y a des choses agréables qui ne sont pas
bonnes, d’autres douloureuses qui ne sont pas
mauvaises, et d’autres qui le sont; et enfin qu’il y en a
une troisième espèce, qui n’est ni l’un ni l’autre, ni bonne
ni mauvaise.
— N’appelles-tu point agréables celles que le plaisir
accompagne, ou qui font plaisir?
— Assurément.
— Je te demande donc si en tant qu’agréables elles ne
sont pas bonnes; et le sens de ma question est, si le
plaisir lui-même n’est point un bien.
— Je réponds à cela, Socrate, comme tu réponds toi-
même tous les jours, que c’est une chose qu’il faut
examiner. Si cet examen nous paraît appartenir à notre
sujet, et que d’ailleurs le bon et l’agréable nous semblent
être la même chose, nous l’accorderons; sinon, nous
disputerons.
— Veux-tu, lui dis-je, marcher le premier dans cette
recherche, ou aimes-tu mieux que je te conduise?
— Il est juste, répondit-il, que tu me conduises,
puisque c’est toi qui tiens le discours.
— Ne parviendrons-nous pas, repris-je, de la
manière suivante à découvrir ce que nous cherchons? De
même que si on examinait un homme sur son extérieur,
pour juger s’il a de la santé, ou s’il est propre à certains
exercices du corps, après avoir vu son visage et ses
mains, on lui dirait: Allons, quitte tes habits, découvre-
moi ta poitrine et ton dos, afin que je voie plus
clairement ce qui en est: ainsi j’ai envie de faire quelque
chose de semblable dans la discussion présente, et après
avoir vu ta manière de penser sur le bien et l’agréable, je

ne puis me dispenser d’ajouter: Allons, Protagoras,
découvre-moi encore tes sentiments sur la science.
Penses-tu sur ce point comme la plupart des hommes,
ou autrement? Or, voici l’idée que la plupart se forment
de la science: ils croient que la force lui manque, et que
sa destinée n’est pas de gouverner et de commander: il
s’imaginent au contraire que souvent elle a beau se
trouver dans un homme, ce n’est point elle qui
commande, mais quelque autre chose, tantôt la colère,
tantôt le plaisir, tantôt la douleur; quelquefois l’amour,
souvent la crainte; se représentant réellement la
science comme un esclave, que toutes ces passions
traînent à leur suite, comme il leur plaît. En as-tu la
même idée, ou juges-tu que la science est une belle
chose, faite pour commander à l’homme, que quiconque
aura la connaissance du bien et du mal, ne pourra
jamais être vaincu par quoi que ce soit, et ne fera autre
chose que ce que la science lui ordonne; qu’enfin
l’intelligence est suffisante pour défendre l’homme contre
toute espèce d’attaque?
— Socrate, me répondit-il, la chose me paraît telle que
tu dis, et il serait honteux pour moi plus que pour
tout autre, de ne pas reconnaître que la science et la
sagesse sont ce qu’il y a de plus fort parmi les hommes.
— On ne peut, lui dis-je, répondre mieux ni avec plus
de vérité. Mais sais-tu que le plus grand nombre n’est
pas en cela de ton avis ni du mien, et qu’ils disent que
beaucoup de gens connaissant ce qui est le meilleur, ne
le veulent pas faire, quoique cela soit en leur pouvoir, et
font toute autre chose? Tous ceux à qui j’ai demandé
quelle était la cause d’une pareille conduite, m’ont

répondu que, ce qui fait qu’on agit de la sorte, c’est
qu’on se laisse vaincre par le plaisir, par la douleur,
ou par quelqu’une des autres passions dont je parlais
tout-à-l ‘heure.
— Vraiment, Socrate, il y a bien d’autres choses sur
lesquelles les hommes n’ont pas des idées justes.
— Essaie donc avec moi, Protagoras, de les détromper,
et de leur apprendre en quoi consiste ce phénomène qui
se passe en eux, et qu’ils appellent être vaincu par
le plaisir, et en conséquence ne pas faire ce qui est le
meilleur, quoi- qu’on le connaisse. Peut-être que si nous
leur disions: O hommes! vous ne parlez pas selon la
vérité, et vous êtes dans l’erreur, ils nous
demanderaient: Protagoras et Socrate, si nous
définissons mal ce qui se passe dans l’âme, en disant
que c’est être vaincu par le plaisir, qu’est-ce donc? Et
apprenez-nous ce que vous pensez à cet égard?
— Quoi donc! Socrate, convient-il que nous nous
arrêtions à examiner les opinions du vulgaire, qui dit
sans réflexion tout ce qui lui vient à l’esprit?
— Je pense que cela nous servira à découvrir quel
est le rapport du courage avec les autres parties de la
vertu. Si tu juges encore, comme tout-à-l ‘heure, que
c’est à moi de te montrer le chemin, suis-moi par où je
croirai plus à propos de te conduire. Si tu ne le veux pas,
et que tu aimes mieux que je laisse là cette discussion,
j’y renonce.
— Tu as raison, dit-il; achève comme tu as commencé.
— S’ils nous demandaient donc de nouveau,
repris-je, qu’entendez-vous par ce que nous appelons
être vaincu par le plaisir? je leur répondrais: Écoutez;

nous allons tâcher de vous l’apprendre, Protagoras et
moi. N’est-il pas vrai que c’est dans les occasions
suivantes que cela vous arrive? Par exemple, vous vous
laissez vaincre par le manger, le boire, les plaisirs de
l’amour, toutes choses agréables, et vous faites des
actions mauvaises, quoique vous les connaissiez pour
telles. Ils en conviendraient; et si nous leur demandions
encore, toi et moi: Par quel endroit dites-vous qu’elles
sont mauvaises? Est-ce parce qu’elles vous causent
ce sentiment de plaisir momentané, et qu’elles sont
agréables, ou parce qu’elles vous exposent pour la suite
à des maladies, à l’indigence et à beaucoup d’autres
maux semblables? Et si elles n’étaient sujettes à aucune
suite fâcheuse, et qu’elles ne vous procurassent que du
plaisir, les regarderiez-vous encore comme des maux,
lorsqu’elles ne vous donneraient que du plaisir, de toute
manière et en toute occasion? Quelle autre réponse,
Protagoras, pensons-nous qu’ils nous feraient, sinon
qu’elles ne sont pas mauvaises à cause du sentiment
agréable qu’elles excitent en eux au moment de la
jouissance, mais à cause des maladies et des
autres maux qu’elles traînent à leur suite?
— Je pense, dit Protagoras, que la plupart répondraient
ainsi.
— Mais en causant des maladies, elles causent de la
douleur; elles en causent pareillement en engendrant la
pauvreté. Ils en conviendraient, ce me semble.
Protagoras en tomba d’accord.
O hommes! ces choses ne vous paraissent donc
mauvaises, comme nous le disions, Protagoras et moi,
que parce qu’elles aboutissent à la douleur, et qu’elles

vous privent d’autres plaisirs? Ils l’avoueraient sans
doute.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer