PROTAGORAS de Platon

— Eh bien! a repris Protagoras, la justice ressemble en
quelque chose à la sainteté: aussi bien toutes les choses
se ressemblent à quelques égards. Le blanc ressemble
ou noir par quelque endroit, le dur au mol, et ainsi de
toutes les autres qualités qui paraissent les plus
opposées. Les parties même du visage en qui nous
avons reconnu des propriétés différentes, et dont nous
avons dit que l’une n’était point comme l’autre, ont entre
elles une certaine ressemblance, et l’une est en quelque
façon comme l’autre. De cette manière, tu
prouverais, si tu voulais, que toutes choses sont
semblables entre elles. Mais il n’est pas juste d’appeler
semblables celles qui ont quelque ressemblance, ni
dissemblables celles qui ont quelque différence, si cette
ressemblance ou cette différence est très légère.

Ce discours m’a causé de la surprise.

— Quoi donc? lui ai-je dit, juges-tu que le juste et le
saint soient tels l’un à l’égard de l’autre, qu’ils n’aient
entre eux qu’une faible ressemblance?
— Pas tout-à-fait, m’a-t-il dit; mais elle n’est pas
non plus aussi grande que tu parais le croire.
— Laissons ce point, ai-je repris, puisqu’il te met de
mauvaise humeur, et examinons cet autre endroit de ton
discours. N’appelles-tu pas une certaine chose folie, et la
sagesse n’est-elle pas le contraire de cette chose?
— Il me paraît qu’oui, a-t-il dit.
— Lorsque les hommes agissent conformément à la
droite raison, et d’une manière utile, ne juges-tu pas
qu’ils suivent les règles de la tempérance en
agissant de la sorte, plutôt que s’ils se conduisaient
d’une façon opposée?
— Ils sont tempérants. N’est-ce point par la
tempérance qu’ils sont tels?
— Nécessairement.
— Ceux donc qui n’agissent point suivant la droite
raison agissent d’une manière folle, et ne sont pas
tempérants en se comportant ainsi.
— Je pense comme toi, a-t-il dit.
— Agir follement est donc le contraire d’agir avec
tempérance?

Il en est convenu.
— Les actions faites follement n’ont-elles pas la folie
pour principe, et les actions faites avec tempérance, la
tempérance?

Il l’a avoué.
— Si donc une action a la force pour principe, elle est
faite fortement, et faiblement si c’est la faiblesse.

Il l’a accordé.
— Si elle a pour principe la vitesse, elle est faite
vitement; et si la lenteur, lentement.

Il a dit qu’oui.
— Et ce qui se fait de la même manière est fait par le
même principe; et par un principe contraire, s’il est fait
d’une manière contraire. Il en est convenu.
— Voyons à présent, ai-je dit. Y a-t-il quelque chose
qu’on appelle beau?

Il l’a reconnu.
— Ce beau a-t-il quelque autre contraire que le laid?
— Non.
— Mais quoi! y a-t-il quelque chose qu’on appelle bon?
— Oui.
— Ce bon a-t-il quelque autre contraire que le mauvais?
— Non.
— N’y a-t-il point aussi dans la voix un ton aigu?
— Sans doute.
— Ce ton aigu a-t-il un autre contraire que le ton
grave?
— Non.
— Chaque contraire n’a donc qu’un seul contraire, et
non plusieurs.

Il l’a avoué.
Reprenons un peu tous ces aveux. Nous sommes
convenus que chaque chose n’a qu’un contraire, et non
plusieurs.
— Il est vrai.
— Que ce qui se fait d’une manière contraire est fait
par des contraires.

Il l’a reconnu.
— Nous sommes convenus que ce qui se fait follement
se fait d’une manière contraire à ce qui se fait avec
tempérance.

Il l’a encore reconnu.
— Et que ce qui se fait avec tempérance a pour
principe la tempérance, et ce qui se fait follement, la
folie.

Il en est tombé d’accord.
— Si ces choses se font d’une manière contraire, elles
sont donc faites par des principes contraires?
— Oui.
— Mais l’une est faite par la tempérance, et l’autre par
la folie.
— Oui.
— D’une manière contraire.
— Sans doute.
— Donc par des contraires.
— Oui.
— Donc la folie est le contraire de la tempérance.
— Il paraît qu’oui.

— Te souviens-tu que nous sommes convenus plus
haut que la folie est le contraire de la sagesse?
— Je m’en souviens.
— Et que chaque chose n’a qu’un seul contraire?
— Je le dis encore.
— Lequel de ces deux discours révoquerons- nous,
Protagoras? Sera-ce celui-ci, que chaque chose n’a qu’un
seul contraire, ou celui où il a été dit que la tempérance
est autre que la sagesse, que toutes deux sont des
parties de la vertu, et que non-seulement elles sont
autres, mais dissemblables, elles et leurs propriétés, de
même que les parties du visage? Lequel, encore un
coup, rétracterons-nous? car ces deux discours pris
ensemble ne sont pas trop conformes aux règles de la
musique, puisqu’il n’y a entre eux ni consonance ni
harmonie. Et comment seraient-ils d’accord, si d’une part
c’est une nécessité que chaque chose n’ait qu’un
contraire, et non plusieurs; et si d’autre part la folie qui
est une paraît avoir deux contraires, la sagesse et la
tempérance? N’en est-il pas ainsi, Protagoras?

Il en est convenu bien malgré lui.
— La tempérance et la sagesse seraient donc une
même chose; comme nous avons vu précédemment que
la justice et la sainteté sont la même chose à-peu-près.
— Allons, Protagoras, ai-je continué, ne nous rebutons
pas, mais examinons le reste. Te paraît-il que quand on
commet une injustice, on soit prudent en cela
même qu’on est injuste?
— Je rougirais, Socrate, a-t-il répondu, de faire un
pareil aveu; c’est pourtant ce que disent la plupart des

hommes.
— Est-ce à eux, ai-je repris, que j’adresserai la parole,
ou bien à toi?
— Si tu veux, m’a-t-il dit, commence d’abord par
disputer contre le sentiment de la multitude.
— A la bonne heure, peu m’importe, pourvu que tu
répondes. Que ce soit là ta pensée ou non, comme c’est
la chose en elle-même que j’examine surtout, il en
résultera également que nous serons examinés l’un et
l’autre, moi qui interroge et toi qui réponds.

Protagoras a d’abord fait des façons, alléguant
pour excuse que la matière était difficile: enfin il s’est
accordé à répondre.
— Je reviens donc à ma question, ai-je dit: réponds-
moi. Peut-on commettre des injustices et être prudent?
— Soit, m’a-t-il dit.
— Être prudent, n’est-ce pas la même chose que penser
bien?

Il l’a avoué.
— Et penser bien, c’est prendre le bon parti en cela
même qu’on commet une injustice.
— A la bonne heure.
— Cela est-il vrai, ai-je dit, au cas que l’injustice
réussisse, ou lors même qu’elle ne réussit pas?
— Au cas qu’elle réussisse.
— Ne dis-tu pas que certaines choses sont bonnes?
— Je le dis.
— N’appelles-tu pas bon ce qui est utile aux hommes?
— Par Jupiter, a-t-il dit, quand même certaines

choses ne seraient point utiles aux hommes, je n’en
soutiens pas moins qu’elles sont bonnes.

Il m’a paru que Protagoras était aigri, qu’il s’embarrassait
et se troublait dans ses réponses. Le voyant donc en cet
état, j’ai cru devoir le ménager, et je lui ai demandé
doucement:
— Protagoras, entends-tu parler de ce qui n’est
utile à aucun homme, ou même de ce qui n’est
absolument utile à rien, et appelles-tu bonnes de
pareilles choses?
— Nullement, a-t-il dit. Je sais qu’il y a bien des choses
qui ne valent rien pour les hommes, en fait d’aliments,
de breuvages, de remèdes, et ainsi de mille autres; et
qu’il y en a qui leur sont utiles: que d’autres encore ne
sont ni bonnes ni mauvaises pour les hommes, mais
celles-ci pour les chevaux, celles-là pour les bœufs
seulement, quelques autres pour les chiens; que d’autres
ne sont bonnes pour aucun animal, mais pour les arbres;
et qu’à l’égard des arbres encore, ce qui est bon pour les
racines, ne vaut rien pour les surgeons. Le fumier, par
exemple, est très bon pour toutes les plantes, mis
à leurs racines; mais si tu t’avises d’en couvrir les
branches et les rejetons, tout périt. L’huile de même est
très nuisible à toutes les plantes, et ennemies du poil des
autres animaux, excepté de celui de l’homme, auquel
elle fait du bien, ainsi qu’aux autres parties de son corps.
Le bon est quelque chose de si divers, de si changeant,
que l’huile même dont je parle, est bonne à l’homme
pour l’extérieur du corps, et très nuisible pour
l’intérieur; et c’est pour cette raison que tous les

médecins défendent aux malades d’user d’huile, si ce
n’est en très petite quantité, dans ce qu’on leur sert, et
seulement autant qu’il en faut pour ôter aux viandes et
aux assaisonnements une odeur désagréable.

Protagoras ayant parlé de la sorte, toute l’assemblée lui
applaudit avec grand bruit. Pour moi je lui dis:
Protagoras, je suis sujet à un grand défaut de mémoire;
et lorsqu’on me fait de longs discours, je perds de
vue la chose dont il est question. De même donc que, si
j’étais un peu sourd, tu croirais nécessaire, pour
converser avec moi, de parler plus haut que tu ne ferais
avec d’autres; ainsi, puisque tu as maintenant affaire à
un homme oublieux, abrège-moi tes réponses, et fais-les
plus courtes, pour que je te suive.
— Comment veux-tu que je les abrège? dit-il; les ferai-
je plus courtes qu’il ne faut?
— Nullement.
— C’est donc aussi courtes qu’il faut.
— Oui.
— Mais qui sera juge de la juste étendue que je dois
donner à mes réponses? Sera-ce toi ou moi?J’ai entendu
dire, repris-je, que tu es en état, lorsque tu le veux, de
parler si longtemps sur la même matière, que le discours
ne tarit pas, et d’apprendre à tout autre à parler de
même; ou d’être si concis, qu’il est impossible de
s’exprimer en moins de mots. S’il te plaît donc que nous
conversions ensemble, fais usage de la seconde manière
de parler, de la brièveté.
— Socrate, m’a-t-il dit, j’ai discuté avec beaucoup de
personnes dans ma vie, et si j’avais voulu me prêter à ce

que tu exiges de moi, en conversant avec mon
adversaire de la façon qui lui aurait plu, je ne me serais
guère distingué, et le nom de Protagoras n’aurait jamais
été célèbre dans la Grèce.

Comme je voyais qu’il n’était nullement satisfait des
réponses qu’il m’avait déjà faites, et la conversation, je
crus qu’il était inutile que je demeurasse plus longtemps
dans l’assemblée, et je lui dis: Protagoras, je ne te
presse pas non plus de t’entretenir avec moi d’une
manière qui ne te plaît pas. Lors donc que tu voudras
converser de façon que je puisse te suivre, tu me
trouveras toujours prêt. On dit de toi, et tu dis toi-même,
qu’il est également en ton pouvoir d’employer des
discours longs ou courts; car tu es un habile
homme. Pour moi, je ne saurais suivre les longs
discours; je voudrais de tout mon cœur en être capable.
C’était à toi, pour qui l’un et l’autre est égal, de
condescendre à ma faiblesse, afin que l’entretien pût
avoir lieu. Mais puisque tu ne le veux pas, et que
d’ailleurs j’ai quelque affaire qui ne me permet pas
d’attendre que tu aies achevé tes longs discours, je m’en
vais; car il faut que je me rende quelque part. Sans cela,
peut-être t’aurais-je entendu avec plaisir.
En même temps, je me levai pour m’en aller. Mais,
lorsque je me levais, Callias me prenant par la main de la
droite, et de la gauche saisissant mon manteau,
me dit: Socrate, nous ne te laisserons point aller; car si
une fois tu sors, l’entretien n’ira plus de même. Je te
conjure donc de rester; aucune conversation ne peut
m’être plus agréable que la tienne avec Protagoras. Fais-

nous ce plaisir à tous. Je lui répondis debout comme
j’étais, et prêt à partir: fils d’Hipponicus, j’admire
toujours ton ardeur pour la sagesse, et aujourd’hui
je ne puis que la louer et l’aimer; et je serais charmé de
t’obliger, si tu me demandais une chose possible. Mais
c’est comme si tu me priais de suivre à la course un
Crison d’Himère , qui est à la fleur de l’âge, ou de
me mesurer avec ceux qui courent le dolique ou
avec les hémérodromes. Je te répondrais que je
m’excite moi-même, beaucoup plus que tu ne fais, à
courir aussi vite qu’eux, mais que cela passe mes forces,
et que si tu veux me voir courir à côté de Crison dans la
même carrière, tu dois le prier de se proportionner à
moi, parce qu’il peut courir lentement, et que je ne
saurais courir vite. Si donc tu souhaites m’entendre
discuter avec Protagoras, engage-le à continuer de me
répondre comme il a fait d’abord, en peu de mots et
précisément. Sans cela, que serait-ce que la
conversation? j’avais toujours cru que s’entretenir
familièrement, et faire des harangues, sont deux choses
tout-à-fait différentes.
— Cependant, Socrate, ajouta Callias, tu le vois, la
proposition que fait Protagoras paraît raisonnable: il
demande qu’il lui soit permis de discourir comme il lui
plaît, et il te laisse la même liberté.
— Callias, ce que tu dis là n’est pas juste, dit Alcibiade
en prenant la parole. Socrate convient qu’il n’a pas le
talent de parler longtemps de suite, et il le cède en ce
point à Protagoras; mais pour ce qui est de converser,
et de savoir répondre et interroger, je serais bien
surpris s’il le cédait en cela à aucun homme. Si

Protagoras veut reconnaître qu’il est inférieur à Socrate
dans la conversation, Socrate n’en demande pas
davantage; mais s’il prétend le lui disputer, qu’il converse
par manière d’interrogation et de réponse, et qu’il ne
fasse pas un long discours à chaque question qu’on lui
propose, éludant ainsi les arguments, refusant de
rendre raison, et tirant les choses en longueur, jusqu’à
ce que la plupart des assistants aient perdu de vue l’état
de la question. Pour Socrate, je réponds qu’il ne
l’oubliera pas; et, lorsqu’il dit qu’il n’a point de mémoire,
c’est un badinage. Il me paraît donc, puisqu’il faut que
chacun dise son avis, que la proposition de Socrate est
plus équitable.

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