Protagoras répondit à cette proposition: — Socrate, ce
sera comme il te plaira. — Pour Prodicus, Hippias et les
autres, ils me pressèrent fort de parler.
— Je vais donc tâcher, leur dis-je, de vous exposer ma
pensée au sujet de cette pièce. Parmi les différents
peuples de la Grèce, la philosophie n’est nulle part plus
ancienne ni plus cultivée qu’en Crète et à
Lacédémone. Il y a là plus de sophistes que partout
ailleurs: mais ils nient qu’ils le soient, et ils font mine
d’être ignorants, afin qu’on ne découvre pas qu’ils
surpassent en sagesse, tous les Grecs, jouant en cela le
même rôle que les sophistes dont parlait Protagoras; ils
veulent qu’on ne les regarde comme supérieurs aux
autres qu’en bravoure et dans l’art de la guerre,
persuadés que, si on les connais- sait pour ce qu’ils sont,
tout le monde s’appliquerait à la philosophie. Cachant
donc leur science, comme ils font, ils trompent tous ceux
des Grecs qui se piquent de vivre à la façon des
Spartiates. Pour les imiter, on se meurtrit les oreilles,
on se met des courroies autour des bras, on
s’exerce sans cesse dans les gymnases, on porte des
vêtements fort courts, comme si c’était par là que les
Lacédémoniens surpassent les autres Grecs. Mais les
Lacédémoniens, lorsqu’ils veulent converser tout à leur
aise avec leurs sophistes, et qu’ils s’ennuient de ne les
voir qu’en cachette, chassent de chez eux tous ces
étrangers qui laconisent, et en général tout étranger qui
se trouve dans leur ville ; après quoi ils
s’entretiennent avec leurs sophistes sans que les autres
Grecs en sachent rien. De plus, comme les Crétois, ils ne
souffrent point que leurs jeunes gens voyagent
dans les autres villes, de peur qu’ils ne désapprennent ce
qu’on leur a enseigné. Et ce ne sont pas seulement les
hommes, dans ces deux états, qui se piquent d’érudition,
mais aussi les femmes . Que ce que je dis là soit
vrai, et que les Lacédémoniens soient parfaitement
instruits dans la philosophie et dans l’art de parler, voici
par où l’on en peut juger. On n’a qu’à converser avec le
dernier Lacédémonien, dans presque tout l’entretien on
verra un homme dont les discours n’ont rien que
de très médiocre; mais à la première occasion qui se
présente, il jette un mot court, serré et plein de sens, tel
qu’un trait lancé d’une main habile, et celui avec lequel il
s’entretient ne paraît plus qu’un enfant. Aussi a-t-on
remarqué de nos jours, comme déjà anciennement, que
l’institution lacédémonienne consiste beaucoup plus dans
l’étude de la sagesse que dans les exercices de la
gymnastique; car il est évident que le talent de
prononcer de pareilles sentences suppose en ceux qui le
possèdent une éducation parfaite. De ce nombre
ont été Thalès de Milet, Pittacus de Mitylène, Bias de
Priène, notre Solon, Cléobule de Lindos, Myson de
Chêne , et Chilon de Lacédémone, que l’on compte
pour le septième de ces sages. Tous ces personnages
ont admiré, aimé et cultivé l’éducation lacédémonienne;
et il est aisé de connaître que leur sagesse a été du
même genre que celles des Spartiates, par les sentences
courtes et dignes d’être retenues, qu’on attribue à
chacun d’eux. Un jour s’étant rassemblés, ils
consacrèrent les prémices de leur sagesse à
Apollon, dans son temple de Delphes, y gravant ces
maximes qui sont dans la bouche de tout le monde:
Connais-toi toi-même, et rien de trop .
A quel dessein ai-je rapporté tout ceci? Pour vous faire
connaître que le caractère de la philosophie des anciens
a été une brièveté laconienne. Or, on publiait en tous
lieux ce mot de Pittacus, vanté par tous les sages: Il est
difficile d’être homme de bien. Simonide donc, qui
se piquait de sagesse, s’imagina que s’il terrassait ce
mot, comme si c’était un athlète célèbre, et qu’il en
triomphât, il se ferait beaucoup d’honneur dans l’esprit
des hommes. C’est contre cette sentence, et dans la vue
de la renverser, qu’il a, ce me semble, composé la
chanson dont nous parlons.
Examinons tous en commun si ce que je dis est vrai.
D’abord le début de cette pièce paraît extravagant, si,
voulant simplement dire qu’il est difficile de devenir
homme de bien, il a ajouté sans doute, qui serait
mis là sans aucune raison, à moins qu’on ne suppose
que Simonide s’exprime ainsi, en disputant en quelque
sorte contre la sentence de Pittacus; et que celui-ci ayant
dit: Il est difficile d’être homme de bien, le poète,
contestant cette maxime, lui répond: La chose n’est pas
ainsi; mais il est difficile sans doute de devenir homme
de bien, Pittacus, véritablement. Ce véritablement ne
tombe pas ici sur homme de bien; et Simonide n’emploie
pas cette expression, comme s’il pensait qu’il y a des
gens de bien qui sont tels véritablement, et
d’autres qui, étant gens de bien, ne le sont pas
véritablement; car ce serait, selon moi, une sottise dont
Simonide était tout-à-fait incapable: mais il faut dire que
le mot véritablement est transposé dans la pièce, et que
le poète réplique ainsi au mot de Pittacus, en supposant
une espèce de dialogue entre Pittacus et lui. Pittacus dit:
O hommes! il est difficile d’être vertueux. Simonide
lui répond: Pittacus, ce que tu dis là n’est pas vrai: ce
n’est pas être vertueux; mais sans doute c’est devenir tel,
carré des pieds, des mains et de l’esprit, façonné sans
nul reproche, qui est difficile véritablement. De cette
manière on voit que sans doute est ajouté avec raison,
et que véritablement est bien placé à la fin. Et toute la
suite de la pièce prouve que c’est là le vrai sens. On
pourrait montrer, en insistant sur chaque endroit
de cette chanson, qu’elle est parfaitement composée; car
tout y est plein d’élégance et de justesse: mais il serait
trop long de la parcourir tout entière. Bornons-nous à en
exposer le plan et le dessein, qui n’est autre chose d’un
bout à l’autre que la réfutation du mot de Pittacus; car,
quelques lignes après le début, le poète donne
clairement à entendre que sans doute il est
véritablement difficile de devenir vertueux, mais toutefois
possible pour un certain temps: mais lorsqu’on l’est
devenu, persévérer dans cet état, et être vertueux,
comme tu le dis, Pittacus, c’est une chose impossible et
au-dessus des forces humaines. Dieu seul jouit de ce
privilège: pour l’homme, il est impossible qu’il ne soit pas
méchant, lorsqu’une calamité insurmontable vient à
l’abattre. Quel est donc celui qu’une calamité de cette
nature abat, dans la conduite d’un vaisseau, par
exemple? Il est évident que ce n’est pas l’ignorant, car il
est toujours abattu. Comme donc on ne renverse point
un homme qui est à terre, mais qu’on peut renverser et
mettre par terre celui qui est debout; de même,
un malheur sans ressource peut abattre l’homme qui a
des ressources en lui-même, mais non celui qui n’en a
aucune. Une grande tempête qui survient peut laisser le
pilote sans ressource; une saison fâcheuse laissera aussi
sans ressource le laboureur; il en est de même du
médecin: parce que le bon peut devenir mauvais,
comme le témoigne un autre poète, qui dit: L’homme de
bien est tantôt méchant, tantôt bon. Au lieu
que ce qui est mauvais ne saurait devenir mauvais,
puisque de nécessité il l’est toujours. Ainsi; lorsqu’une
calamité sans ressource abat l’homme de ressource, le
sage, l’homme de bien, il n’est pas possible qu’il ne
devienne méchant. Tu dis, Pittacus, qu’il est difficile
d’être homme de bien: il faut dire que sans doute il est
difficile de le devenir, mais possible; mais pour ce qui est
de l’être,-c’est une chose impossible. Car tout homme est
bon, lorsqu’il agit bien, et méchant lorsqu’il agit mal.
Or, qu’elle est la bonne action par rapport aux
lettres, celle qui rend l’homme bon en ce genre? Il est
évident que c’est l’action de les apprendre. Quelle est la
bonne action qui rend le médecin bon? C’est
manifestement l’action d’apprendre ce qui est propre à
guérir les malades; car celui qui les traite mal est
mauvais médecin. Mais qui peut devenir mauvais
médecin? évidemment celui qui en premier lieu est
médecin, et en outre bon médecin. Un tel homme seul
peut devenir mauvais médecin. Mais nous, qui sommes
ignorants dans la médecine, jamais en agissant mal nous
ne deviendrons ni médecins, ni charpentiers, ni
d’aucune autre profession semblable: or, quiconque ne
devient pas médecin en agissant mal, ne deviendra
assurément pas mauvais médecin. L’homme de bien
pareillement peut quelquefois devenir méchant, par
l’effet du temps, de la peine, de la maladie, ou de
quelque autre accident: car le seul vrai mal est de se voir
dépouillé de la science; mais le méchant ne deviendra
jamais méchant, parce qu’il l’est toujours; et, pour qu’il
le devînt, il faudrait qu’il commençât par devenir homme
de bien. Ainsi cet endroit de la pièce tend à nous faire
connaître qu’il n’est pas possible d’être vertueux, en
ce sens qu’on persévère toujours dans cet état; mais que
le même homme peut devenir tour-à-tour vertueux et
vicieux, et que ceux-là sont le plus longtemps et le plus
vertueux qui sont aimés des dieux. Tout ceci est dit
contre Pittacus, et c’est ce que la suite du poème fait
encore mieux voir. Simonide y parle ainsi: C’est pourquoi
je ne livrerai pas une partie de ma vie à un espoir vain et
stérile, cherchant ce qui ne peut exister, un homme tout-
à-fait sans reproche parmi tous tant que nous sommes
qui vivons des fruits de la terre au vaste sein; si je le
trouve, je vous le dirai. Il continue à s’élever avec
la même force dans toute la chanson contre le mot de
Pittacus. Je loue, dit-il, et j’aime volontiers tous ceux qui
ne se permettent rien de honteux; mais les dieux mêmes
ne sauraient combattre contre la nécessité. Ceci est
encore dit dans la même vue. Car Simonide n’était pas
assez peu instruit pour dire qu’il louait ceux qui ne font
aucun mal volontiers, comme s’il y avait des hommes qui
commissent le mal de la sorte. Pour moi, je suis à-peu-
près persuadé qu’aucun sage ne croit que qui que
ce soit pèche de plein gré, et fait de propos délibéré des
actions honteuses et mauvaises; mais ils savent très bien
que tous ceux qui commettent des actions de cette
nature, les commettent involontairement. Simonide, par
conséquent, ne prétend point ici louer quiconque ne fait
pas le mal volontiers; mais il rapporte ce mot volontiers
à lui-même. En effet, il pensait que l’homme de bien se
fait souvent violence pour devenir l’ami et l’approbateur
de certaines personnes; par exemple, qu’il arrive
souvent à un homme d’avoir un père ou une mère d’une
humeur fâcheuse, ou d’être maltraité de sa patrie, ou
quelque autre chose semblable; que les médians,
lorsqu’ils éprouvent de pareils traitements, ont l’air d’en
être bien aises, blâment et accusent publiquement les
mauvais procédés de leurs parents ou de leur patrie,
pour qu’on ne leur fasse aucun reproche, et qu’on ne les
accuse point de les négliger à leur tour; d’où il arrive
qu’ils grossissent de en plus les sujets de plainte, et
qu’aux occasions inévitables d’inimitié ils en ajoutent de
volontaires; tandis que les bons se font un devoir en ces
rencontres de dissimuler et d’approuver; et que s’ils ont
sujet de se fâcher contre leur patrie ou leurs parents,
pour quelque injustice qu’ils en ont reçue, ils travaillent
eux-mêmes à s’apaiser, se réconcilient avec eux, et se
font violence pour les aimer et les louer. Simonide lui-
même, à ce que j’imagine, a souvent cru qu’il était de
son devoir de louer et de combler d’éloges certain tyran,
ou certain homme puissant; non qu’il s’y portât de plein
gré, mais par une nécessité de bienséance. C’est ce qu’il
déclare à Pittacus en ces termes: Si je te blâme,
Pittacus, ce n’est pas que je sois enclin à censurer: il me
suffit au contraire qu’un homme ne soit pas méchant ni
tout-à-fait inutile, qu’il soit sensé, et connaisse la justice
légale: non, je ne le condamnerai pas; je n’aime point à
reprendre. Car le nombre des sots est infini, de sorte que
quiconque se plaît à censurer, a de quoi se satisfaire en
exerçant sur eux sa critique; et toute action où il n’entre
rien de honteux, est honnête. Il ne faut pas
prendre ces derniers mots comme s’il disait: Toute
couleur où il n’y a point de mélange de noir, est blanche:
ce serait un sens ridicule de plus d’une manière; mais il
parle ainsi, parce qu’entre l’honnête et le honteux il
admet un certain milieu qu’il ne condamne pas. Je ne
cherche point, dit-il, un homme tout-à-fait sans reproche
parmi tous tant que nous sommes qui vivons des fruits
de la terre au vaste sein, et si je le trouve, je viendrai
vous le dire. De sorte que je ne louerai personne à ce
titre; mais il me suffît qu’on tienne le milieu, et qu’on ne
fasse point de mal. J’aime et je loue tous ceux de ce
caractère. Il a emprunté en cet endroit le langage de
ceux de Mitylène , comme parlant à Pittacus,
lorsqu’il dit: Je loue sans exception et j’aime volontiers
(ici, après volontiers, il faut marquer la séparation avec
la voix) quiconque ne commet rien de honteux. Car il est
des hommes que je loue et que j’aime à contrecœur. Je
ne t’aurais donc jamais critiqué, Pittacus, si tu t’étais
tenu dans ce milieu, et que tu n’eusses dit que ce
qui est raisonnable et vrai; mais comme tu avances une
chose tout-à-fait fausse sur des objets très importants,
croyant ne rien dire de que certain, j’ai cru devoir te
reprendre. Tel est, Prodicus et Protagoras, le but que
Simonide me paraît s’être proposé en faisant cette
chanson.