Quelques Nouvelles terrifiantes

Chapitre 3L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE

 

– À propos de femmes, dit Chanlieu, je ne voussouhaite pas de faire jamais un voyage de noces comme il m’estarrivé avec « ma première ». Outre que nous avons faillien crever tous les deux… Mais voici l’histoire, tout de go, sansautres salamalecs. À mon retour de Saigon, j’avais demandé un congéaux Messageries, et j’en avais profité pour épouser, comme c’étaitconvenu, la petite Maria-Luce, du Mourillon, qui vivait avec songrand-père, après la mort du père à Madagascar.

« Nous fîmes notre voyage de noces enSuisse. Une idée à moi. Au fond, je suis un bourgeois, un terrien,et je déteste les aventures. Si j’ai été vingt ans capitaine aulong cours, c’était pour obéir à la tradition dans la famille, etparce que les vieux le voulaient, mais d’avance j’en avais le malde mer. Enfin, nous voilà en Suisse, ma jeune femme et moi, commeau temps de Töppfer. Nous étions amoureux, que ce n’est pas rien dele dire. Connaissez-vous Soleure ?

– Moi, je me suis marié à Bornéo, ricanaDorat, le plus loustic de ces vieux loups de mer qui se racontaientdes histoires, sur la terrasse du café de la Vieille-Darse, àToulon.

– Compris… Eh bien, Soleure… C’est comme quidirait la capitale de la Suisse romande Une longue rue tranquilleavec des enseignes à images qui se balancent, sur des tringles, aumoindre souffle venu du Wesseinstein. Le Wesseinstein est un sommetdu Jura, haut de treize cents mètres, qui se dresse au nord-ouestde la ville. Plus d’un touriste s’est égaré dans les gorges et dansles sentiers d’une forêt où, passée une certaine altitude, on nerencontre avant d’arriver au sommet qu’une auberge qui, dans lemoment, avait la plus sinistre renommée.

« Deux ans avant notre passage,l’administration vicinale avait découvert, au fond d’un puits etdans une grotte voisine, une douzaine de squelettes et quelquesobjets ayant appartenu à des voyageurs qui avaient trouvé là unehospitalité fatale et sans lendemain. Il ressortait de l’enquête etdes expertises que les crimes avaient été commis par un couple quiavait si bien terrorisé toute la région que la mort même despropriétaires de l’établissement, les hideux Weisbach – vous vousrappelez peut-être cette histoire qui a défrayé toutes leschroniques de l’époque –, n’avait pu délier les langues. Carquelques anciens de la montagne, dans le temps, s’étaient doutés debien des choses ; mais Jean Weisbach avait suffisamment faitentendre qu’il n’aimait point que l’on se mêlât de ses affaires,pour qu’un chacun se le tînt pour dit. Finalement, les aubergistesétaient morts de leur belle mort, considérés et riches. Mortégalement leur valet à tout faire, un nommé Daniel. Quand on avaitdécouvert le pot aux roses, si j’ose dire, les magistratsinstructeurs, en interrogeant de ci de là, en renouvelant letémoignage récalcitrant d’anciens voisins et particulièrement unevieille goitreuse qui les avait servis dans l’épouvante, avaientreconstitué bien des drames qui n’avaient plus, du reste, qu’unevaleur historique. Mais il y avait des détails horribles quiattestaient chez les Weisbach, en même temps qu’une âpreté faroucheau gain, un fond de cruauté et de sadisme rarement dépassés.

** * * *

« Naturellement, aux tables d’hôte deSoleure, on ne parlait que de cette histoire. Les voyageurs quidevaient prendre la diligence pour arriver de nuit au sommet duWesseinstein, et y coucher dans l’hôtel illustré par le passage deNapoléon, puis, de là, redescendre et gagner la France par latrouée de Belfort, se promettaient bien d’aller boire un verre, àmi-chemin de la montée, dans « l’auberge du sang », commeon l’appelait maintenant, autant à cause de l’affaire que de lacouleur dont elle était peinte. C’était dans le programme. Pendantque le conducteur donnait à boire aux chevaux, les touristesdevaient aller se régaler sur le comptoir et faire bavarder lesnouveaux propriétaires.

« Ceux-ci n’étaient là que depuis l’annéeprécédente. Leurs prédécesseurs, les successeurs immédiats desWeisbach, avaient vidé les lieux, se prétendant ruinés, dès que lescandale avait éclaté. Mais le père et la mère Scheffer, plusmalins, s’étaient dit que la curiosité des imbéciles pourrait bienles enrichir. Le calcul n’était point mauvais, s’il fallait encroire les propos du pays. Tous les étrangers qui passaientmaintenant par Soleure voulaient voir « l’auberge dusang ». Certains s’offraient même le luxe d’y coucher. Le jouroù Maria-Luce et moi montâmes dans la diligence, après un excellentdéjeuner et une bonne bouteille de vin du Rhin, le temps étaitmagnifique, et l’on se promettait une belle promenade, avec,entre-temps, un joli chapitre de roman-feuilleton vécu, pourcompléter le programme. Nous devions redescendre ensuite à Soleureoù nous avions laissé nos bagages. Maria-Luce n’emportait qu’unpetit sac. Ah ! Nous avons bien failli ne plus revenir àSoleure, et nous l’avons vécu plus que nous ne l’aurions voulu, ceroman-feuilleton-là ! Vous allez voir comment !… Quandj’y pense !… C’est peut-être de cela qu’elle est morte, mabrave petite Maria-Luce !…

Elle qui était si gentille, si rieuse, sipleine de vie… Une chair saine si éclatante ; des joues commeune rosée !… Enfin !… Passons… c’est ça la vie ! Unassassinat perpétuel… On se demande pourquoi on vient aumonde !… Ah ! on s’aimait bien !… Dans la diligence,j’avais retenu tout le coupé pour nous deux… histoire d’être bienentre nous et de pouvoir s’embrasser à son aise, comme dejuste !…

** * * *

Au moment du départ, nous voyons arriver uncouple… quelque chose de bien ! Je l’aurai dans l’œil toute mavie, et pour cause : des Italiens. Lui, un grand, bel homme,trop beau… dans les trente ans… De grands yeux de velours, commeils savent en avoir là-bas pour rendre folles lessignorine…Des dents éclatantes… une peau ambrée,entièrement rasé… l’air d’un acteur… C’en était un, un ténor quiavait déjà sa renommée, qui avait remporté d’éclatants succès à laScala de Milan… Antonio Ferretti, comme nous l’avions appris plustard… D’une santé magnifique, aimable et jovial… Le monde entiersemblait lui appartenir.

« Sa compagne, qui se pâmait rien qu’à leregarder, lui appartenait corps et biens, certainement… Une jeunefemme au visage ravissant, dorée comme une Vénitienne qu’elle étaitet de la plus rare aristocratie… Son nom appartient depuis cejour-là à l’histoire judiciaire, hélas !… La comtesse OliviaOrsino. Le beau ténor l’avait enlevée. Je vous dis cela tout desuite, pour déblayer, pour que vous voyiez et compreniez lespersonnages du premier coup, mieux que nous assurément qui, dans lemoment, ne considérâmes qu’un couple encombrant, lequel, sous leprétexte que l’intérieur de la diligence était déjà à peu prèsplein, voulait prendre place dans le coupé, à nos côtés, ou nous enchasser au besoin s’il avait pu. Altercation, naturellement ;car le sans-gêne du beau ténor me déplaisait d’autant plus que jem’étais réjoui de ce voyage à deux, dans notre petit coin. S’ilavait été plus poli, Antonio Ferretti aurait peut-être obtenu gainde cause, car je ne suis tout de même pas un mufle et sa compagneétait, comme je vous l’ai dit, bien charmante.

« Maria-Luce me conseillait de céder. Unmot gâta tout, quelque chose comme sauvage de Francese. Jerefermai violemment la portière, et comme j’avais payé les quatreplaces, je réclamai mon droit. Ils durent aller s’installer avecles autres. Au fait, si ça les gênait d’aller en diligence, ilsn’avaient qu’à louer une voiture. Mais ce n’était pas une petiteaffaire que de trouver, dans ce temps-là où il n’y avait pasd’auto, une voiture et des chevaux pour grimper au sommet duWesseinstein. Il fallait des chars spéciaux, agencés comme notrediligence, avec sa fourche toujours pendante, prête à mordre laroute dans le recul qui était souvent redoutable. Si je me suisarrêté sur cet incident, c’est qu’il eut une importance terrible,hélas, pour quelques-uns d’entre nous.

** * * *

« Notre promenade commença par une bellecluse d’accès, fraîche, boisée, toute retentissante de sourceslimpides, dans laquelle niche un petit ermitage, fameux à la rondecomme tout ermitage – celui de Sainte-Venère, Venera Einsiedolei,si je ne me trompe, avec des chapelles, des grottes, des roches ensurplomb et, de temps à autre, de superbes carrières de marbresoleurois qui éclataient soudain en tâches aveuglantes sous lesoleil. Trois heures plus tard, on était loin de toute habitation,en pleine forêt, et le soleil avait disparu. De gros nuagescouraient entre les cimes et, peu à peu, un voile noir nous cachatoute la vallée… Par instants, un bruit sourd de tonnerre glissaitvers nous… Mais ce n’était pas encore le tonnerre : c’étaitune lourde luge chargée de bois qui dégringolait la route avec unerapidité foudroyante, sur ses patins que dirigeait quelque gamin,grimpé sur le faîte de cette avalanche. C’est sous la menace d’unprochain orage que nous aperçûmes, enfin, « l’auberge dusang ». Dans ce crépuscule livide, elle ne faisait pointassurément bonne figure avec ses murs épais, trapus, ses fenêtresgrillées, sa vieille porte cintrée, aux vantaux bardés de fer, quidonnait dans la cour où était le fameux puits, le tout recouvertd’un horrible badigeon brunâtre, comme on voit, paraît-il, aux brasde la guillotine. « Oh ! Qu’elle est laide ! »s’écria Maria-Luce. Et il fallait qu’elle le fût, car cetaprès-midi là, je vous prie de croire que nous étions disposés àvoir tout en beau. On ne s’était pas ennuyés dans notrecoupé ! On s’était raconté des histoires et des belles !On en avait fait, des projets. On en avait échangé, des baisers, àla santé de nos deux Italiens.

** * * *

« Au moment où la diligence s’arrêtaitdevant la porte de cette sinistre demeure, une pluie diluvienne,accompagnée d’éclairs et de tonnerre, se mit à tomber… Nous nousjetâmes dans l’auberge, ou plutôt dans une immense cuisine au fondde laquelle s’ouvrait une prodigieuse cheminée où l’on aurait pubrûler un arbre, et qui ne contenait, pour l’instant, qu’un honnêtepetit feu de branches sèches au-dessus duquel bouillait, dans unehonnête petite marmite suspendue à une crémaillère, un pot-au-feu,dont l’arôme, ma foi, était fort agréable. Au-devant de nous étaitvenu le maître du logis, rond comme une barrique, de bon accueil,des petits yeux rieurs, sous des plis de graisse, trois mentons,mais pas ogre le moins du monde : tout sourire.

« “Es-tu rassurée ?” demandai-je àMaria-Luce. “Oui, me répondit-elle. Ils ne nous feront pas cuiredans cette petite marmite-là, et le gros est bien réjoui !…Mais quel temps !” Au fait, le conducteur rentra, ayant dételéses chevaux et les ayant mis à l’abri, car il commençait à montrerun désarroi inquiétant pour l’équilibre de la voiture, sous lescoups répétés du tonnerre. Je demandai à ce brave homme pourcombien de temps nous étions là. Il me répondit : “Pour uneheure… Dans une heure, je repars, quelque temps qu’il fasse !”Je calculai que nous arriverions à l’hôtel du Wesseinstein enpleine nuit, si nous y arrivions ; car sur notre droite, nouslongions un véritable précipice. Ma résolution fut vite prise. Dureste, Maria-Luce fut tout de suite de mon avis. Et j’abordai dansun coin l’aubergiste : “Avez-vous une chambre ?

« – J’en ai deux, me répondit le grosbonhomme, en me dévisageant d’un air goguenard. Vous voulez coucherici ?…

« – Oui, montrez-moi voschambres !…

« – Attendez que je serve le monsieur etla petite dame qui sont dans le salon… et je suis àvous !”

« Ce qu’il appelait le salon était unepetite pièce, au bout de la cuisine, meublée d’une table ronderecouverte d’une toile cirée et de quatre chaises avec, sur lesmurs badigeonnés à la chaux, des gravures représentant lesbatailles du premier Empire. C’est vers ce réduit luxueux etconfortable que notre couple italien s’était dirigé en sortant dela diligence, pour échapper à une promiscuité dont il avait sansdoute déjà trop souffert. Quand le père Scheffer, l’aubergiste,ouvrit la porte qu’ils avaient poussée, j’aperçus le beau ténorcontre la vitre, considérant le paysage d’un air fort mélancolique.Sa compagne, assise, les deux coudes sur la table, ne paraissaitpas plus gaie.

« L’aubergiste revint nous trouver :“Encore deux qui veulent coucher ici ! La promenade ne leurdit rien par un temps pareil… Dépêchez-vous de choisir votrechambre car, entre nous, il n’y en a qu’une de propre !”

« Vous pensez bien qu’on ne se le fit pasrépéter et qu’on lui emboîta le pas. Nous grimpâmes un escalierraide comme une échelle. Par cet escalier, on arrivait, à gauche,au grenier qui s’étendait juste au-dessus de la grande cuisine et,par un corridor à droite, on parvenait à la chambre desvoyageurs. Elle était célèbre, cette chambre : c’était làqu’avaient couché presque tous ceux que l’on avait assassinés.

« “Vous n’avez pas peur, ricana le pèreScheffer en ouvrant la porte. Il est vrai qu’on y vient maintenanten voyage de noces !…

« – C’est notre cas, dis-je.

« – Allons, me voilà tranquille pourvous, répliqua-t-il, vous ne ferez pas de mauvais rêves !…Avez-vous des bagages ?

« – Non. Nous les avons laissés àSoleure.”

« Je m’imaginai que ce détail lecontrariait ! C’est peut-être une idée que je me suis forgéeplus tard ! Plus tard aussi, j’ai cru me rappeler qu’il avaitconsidéré avec quelque attention le sac de Maria-Luce, les bijouxqu’elle portait, et même la grosse bague que j’avais à la main.Mais je n’insiste pas ! Ce fut tellement fugitif. Il nousquitta. Dehors, il pleuvait toujours à verse, mais le tonnerres’était éloigné. À la dernière clarté du jour, cette chambre nousapparut comme un tranquille refuge. Elle était grande et propre,avec un clair papier à fleurettes et à motifs champêtres ; ungrand lit avec des draps bien blancs, un énorme édredon rouge, ungrand fauteuil Voltaire, une cheminée ornée d’un bouquet de fleursd’oranger sous globe, et deux chandeliers de cuivre. Deux gravuressur les murs, des images empruntées à l’œuvre deM. de Chateaubriand, Atala et le Dernier desAbencérages, dont j’expliquai le sujet à Maria-Luce.

« “Nous serons très bien ici, fit-elle…Si tu étais gentil, on ferait une flambée dans la cheminée, et nousdînerions dans la chambre !

« – Bonne idée. Je descends prévenirnotre hôte…

« – Je t’accompagne !s’écria-t-elle… Tu ne vas pas me laisser seule dans cettechambre-là !…

« – Ah ! ça t’impressionne tout demême…

« – Dame ! quand je pense…

« – Eh bien ! viens, et n’y penseplus !…”

« Nous nous trouvâmes au haut del’escalier, devant le grenier dont la porte était poussée… et nousreconnûmes la voix de l’Italien. “Mais ça n’est pas ouneçambre, cela ! s’écriait Antonio dans son charabia, c’estune soupente ! C’est un taudis !…

« – C’est tout ce que j’ai à vousoffrir ! répliqua l’hôte… Je vous ai averti que mon autrechambre était retenue !…”

« La porte fut poussée, et nous noustrouvâmes en face des deux Italiens et de l’aubergiste.

« “Ah ! c’est encore vous,signor ! s’exclama le ténor. Vous m’avouerez que nousn’avons pas de çance.”

« Je ne pus m’empêcher de rire… J’avaisaperçu un lit de fer dans un coin du grenier, lequel était encombréde tous les objets fort peu reluisants que l’on a coutume dereléguer dans ces endroits-là…

« “Assurément, fis-je. Il est difficilede coucher ici, surtout quand on est habitué à un certain confort.Savez-vous ce que je ferais à votre place ? Maintenant, lecoupé est libre ; je repartirais avec la diligence !…

« – Il a raison, fit lasignora.

« – Il se fiche de nous !…” grinçal’autre entre ses dents.

« Je compris que ça allait mal tourner…J’entraînai Maria-Luce et nous rentrâmes dans la grande sallecommune de l’auberge. Malgré la pluie, les voyageurs avaient voulualler voir le puits où les bourreaux jetaient leurs victimes, etils en étaient revenus ruisselants. Ils se firent servir des grogs,cependant que l’aubergiste, toujours goguenard, donnait desdétails : “Probable qu’ils ne buvaient point de l’eau de cepuits-là – chacun a sa délicatesse – mais les paysans d’alentouront continué à s’en régaler. Faut vous dire que les Weisbachfaisaient proprement les choses. Ils nettoyaient bienleurs squelettes. Ils les faisaient bouillir pendant desheures et des heures dans une énorme marmite suspendue à cettecrémaillère-là !…” Sur quoi, les voyageurs demandèrent à voirla marmite, la fourche, la hache et le couteau, enfin tous lesinstruments de supplice qui avaient illustré cette horribleaffaire. “Ils sont dans le réduit… et c’est ma femme quien a la clef.”

« Mme Scheffer ne sepressait pas de rentrer, retenue chez quelque forestier desenvirons par le mauvais temps. Le conducteur annonça, sur cesentrefaites, qu’on allait repartir, et la salle se vida. LesItaliens ne redescendirent qu’après le départ de la diligence. Ilssemblaient avoir pris leur parti de l’aventure, et commandèrentleur dîner.

« Nous les regardions du coin de l’œil.Maria-Luce s’amusait énormément. Je me montrai courtois. Je liaiconversation : “Si j’avais été seul, j’aurais volontiers cédéma chambre”, etc.

« L’Italien me répondit avec unsourire : “Une mauvaise nuit est vite passée !”

« Celle que j’appellerai désormais lacomtesse Orsino, bien que j’ignorasse alors son nom, devintcharmante avec Maria-Luce. “On est volé, lui dit-elle. Cetteauberge n’est pas épouvantable du tout.”

« Une porte s’ouvrit au fond de la pièce.C’était l’hôtesse qui rentrait, Mme Scheffer. Ellese débarrassa d’un énorme manteau et de son capuchon. Et nous nepûmes nous empêcher de tressaillir. C’était plus qu’horrible,c’était sinistre. Sa hideur lui venait particulièrement de ses yeuxqui louchaient, et d’une bouche énorme qui souriait. À part cela,des dents éclatantes, une chevelure blonde magnifique, un nez unpeu fort aux narines férocement sensuelles. Je ne sais pas commentétait la Weisbach, mais cette femelle-là avait l’air de respireravec volupté une odeur de sang. Elle était forte, jeune encore,dans les trente-huit ans, des membres solides, des mains habituéesà des travaux d’homme.

« Derrière elle, apparut bientôt le valetque nous n’avions pas encore vu. Celui-là était carré, un peubossu, et il boitait. Un rouquin à tête de brute. Il jeta sur lecarreau un fardeau sous lequel il disparaissait et se redressa enpoussant un han ! de délivrance. Puis il nous regardaen silence et souleva une trappe sous l’escalier. Il alluma unelanterne qui était là, toute prête, et s’enfonça dans la cave,traînant son fardeau derrière lui. Le patron récurait ses verres.Nul n’avait dit un mot. Ils nous avaient regardés tous trois ensilence, voilà tout.

« “Cette fois, j’ai peur ! mesouffla Maria-Luce.

« – Oui ! Ça prend de la couleur,fis-je. Mais t’en fais pas ! on finira bien parrigoler !”

« Ce fut le patron qui donna le signal,quand sa femme eut disparu dans la cave, derrière le valet.“Comment trouvez-vous ma femme ? fit-il. Croyez-vous qu’elleest assez nature dans une auberge pareille ? Je ne pouvais pasmieux la choisir !…” Je rentrai dans le jeu. “Oui, c’est assezfarce !” La petite comtesse, dans un coin de l’âtre, s’étaitréfugiée à l’ombre de son beau ténor. Antonio Ferrettidit :

« “Mme Scheffer seraittrès bien si elle ne louchait pas.

« – Si elle n’avait pas louché, jel’aurais laissée à ses parents ! répliqua l’aubergiste. Lafemme Weisbach louchait ! Et je ne sais pas si vous avezremarqué mon valet… mais il est bossu et bancal comme Daniel, levalet des Weisbach. J’ai dû aller le chercher jusqu’à LaChaux-de-Fonds.

« – Pourquoi ne riez-vous pas,Olivia ? questionna le ténor qui paraissait s’amuser.

« – Est-ce qu’on a assassiné dans legrenier ?… soupira Olivia.

« – Comment, si on a assassiné ?…s’exclama Scheffer… Je crois bien, qu’on a assassiné !… J’aila collection des journaux, si vous voulez les feuilleter. C’est làque couchait Daniel, et d’où il surveillait la chambre desvoyageurs. Quand il avait des raisons de les croire profondémentendormis, il frappait trois coups sur le plancher, et les Weisbach,qui se tenaient tout prêts en bas et qui n’attendaient que lesignal, montaient.

« “Quelquefois l’affaire était proprementexpédiée, d’autres fois, il y avait du grabuge. Ainsi, Mengal, deBreslau, le président du tribunal, a raconté la goitreuse, s’est sibien défendu que sa femme avait pu s’enfuir… Mais en quittant lachambre, la malheureuse s’était jetée dans le grenier… Là,l’attendait Daniel qui était toujours à l’affût, prêt à intervenir.Il lui a fendu le crâne d’un coup de hache… Vous verrez lahache !…

« – Quelle horreur ! gémit lacomtesse.

« – Oh, ça ce n’est rien ! continual’hôte en haussant les épaules. Il y a bien d’autres histoires etplus intéressantes que celles-là !… Et je n’invente rien…Reportez-vous aux articles relatant ce qui est arrivé à la belledame brune dans le petit réduit… Mais il faut lire ça dans le petitréduit !… Si on est amateur !… Vous verrez la fourcheavec laquelle les Weisbach la caressaient !…”

« Je sentais la main de Maria-Lucetrembler dans la mienne.

« “Passez-moi du feu ! fis-je àl’aubergiste. Et quand j’eus allumé ma pipe : PèreScheffer ! Tu es un sale blagueur !…

« – N… de D… !… Eh bien ! Etl’enquête ?… Et les journaux ?…

« – Possible !… Mais tu me faisrigoler avec ta hache ! Ta fourche !… C’est comme si tume disais que les Weisbach avaient fait cuire leurs victimes danscette marmite-là !…

« – Vous êtes un malin, s’esclaffa-t-il…Mais j’ai trouvé le chaudron qu’il me faut ! Pas plus tardqu’hier !… La femme est allée le payer aujourd’hui, et levalet l’a rapporté avec quelques affaires qui ne feront pas maldans le paysage !… Ça c’est vrai, je soigne le décor !C’est mon idée !… Et quand tout sera arrangé commeavant, on croira y être !… Mais faut y croire !…Quand je vous dis : c’est le chaudron… c’est la hache… c’estla fourche… faut y croire, ou il n’y a pas de plaisir !… Etvous n’êtes pas amateur !… Moi, ce que j’en fais, c’est pourles amateurs !… C’est déjà bien beau que ce soit le réduit,que ce soit le puits, que ce soit l’auberge !… Avec un peud’imagination, on y est !… Sans compter que ma femme et mondomestique, c’est un coup de génie !… Je veux être riche avantdix ans !… Quand je pense que mes prédécesseurs ont remis lachambre des voyageurs à neuf, et qu’ils ont fait ici unsalon !… Les cochons !… S’il est possible d’abîmer commeça l’auberge du sang !”

« Il soupira et puis :

« “Avec vous, vous voyez, je ne fais pasde boniments ! Je vois que j’ai affaire à des voyageursquelconques ! Je montre mon décor à l’envers. Mais il y en aqui m’en voudraient ! Car il y en a qui aimentça !… N’ayez pas peur, ma petite dame, fit-il à lacomtesse, si ça vous gêne de coucher dans mon grenier où on aassassiné cette pauvre madame, je vais vous faire descendre unmatelas dans le salon !…

« – Non ! Nous coucherons dans legrenier ! déclara Antonio Ferretti.

« – Eh bien, et vous ? fit encorel’aubergiste en se tournant vers moi. Ça vous ennuie peut-être decoucher dans la chambre des voyageurs ?

« – Pas du tout… pas du tout !…N’est-ce pas, Maria-Luce ?

« – Oh ! moi, ici, j’ai peurpartout », répondit Maria-Luce.

« Alors nous, les trois hommes, nous nousmîmes à rire. Et les femmes finirent par rire comme nous, mais dubout des lèvres. La mère Scheffer réapparut par sa trappe, suiviedu domestique, et nous ne rîmes plus du tout. Seul Scheffersemblait s’amuser beaucoup de l’effet que produisait son épouse. Ilappelait son valet « Daniel !…”, commel’autre ! Il lui ordonna de tordre le cou à deux poulets,mais Olivia déclara qu’elle n’avait pas faim, qu’elle secontenterait d’un bol de bouillon.

« “Pardon, pardon ! Moi, j’ai faim,protesta Antonio Ferretti. Un poulet ne me fera pas peur !

« – Et toi ? demandai-je àMaria-Luce…

« – Moi non plus, répondit-elle en seserrant contre moi. C’est la seule chose qui ne me fasse pas peurdans la maison !

« – Nous dînons ensemble ? demandaAntonio qui, décidément, avait oublié l’incident de ladiligence.

« – Non, fis-je, je vous remercie… J’aifait faire une flambée dans la chambre… Ma femme et moi nousdînerons chez nous.

« – C’est très bien, chezvous ! répliqua l’autre en souriant… J’ai vu la chambre…Vous avez de la veine !… Je comprends qu’on y reste, aurisque de s’y faire assassiner !

« – Vous êtes gai !

« – Oh ! Je parle pour ceux qui ysont venus avant vous.”

** * * *

« L’hôte faisait entendre un bruit declefs. Il venait d’allumer les lampes, car la nuit était tout àfait venue : “En attendant le dîner, je vais vous faire faireun petit tour ! La pluie a cessé. Nous allons aller au puits,à la grotte, dans l’écurie.” Les femmes hésitaient, nous lesdécidâmes à nous suivre. L’hôte nous précédait, brinquebalant unelanterne… Et dans l’écurie, devant le puits, dans la grotte quiétait à une centaine de mètres de l’auberge, et dont on avait étélongtemps sans soupçonner l’existence, il nous évoqua toutel’histoire et même davantage. Il devait y mettre du sien ! Lescrimes de l’auberge de Peyrebelle étaient de la gnognotte, de lapure gnognotte à côté des crimes de l’auberge dusang !…

« Les Weisbach s’étaient fait, au fond dela grotte, une espèce de four crématoire… Là aussi, on avaitdécouvert dans les cendres des fragments d’os humains tropconsidérables pour pouvoir être confondus avec des os demouton. On a beau faire les esprits forts, nous revînmes decette petite expédition assez impressionnés… C’est avec plaisir quenous retrouvâmes la grande salle de l’auberge avec son âtre… Etpourtant !… Oui… Mais dans l’âtre… les deux poulets tournaientà la broche et répandaient une odeur des plus sympathiques… Levalet bancal les arrosait de leur jus de temps à autre, tout enfourbissant un énorme bassin de cuivre, le long duquel il étaitaffalé.

« “Qu’est-ce que tu fais là ?” luidemandai-je.

« Il leva vers moi sa tête de brute et seremit à frotter.

« “Pas la peine d’interrogerDaniel ! ricana l’aubergiste… Il ne vous répondra pas !…Ce n’est pas que la parole lui manque… mais il a l’ordre de restermuet, comme l’autre, qui l’était vraiment !…Comprenez ?

« – Oui ! Oui !… Ah, si jecomprends !… Compliments ! Vous n’oubliezrien !…

« – Rien… Quand ce chaudron sera dansl’âtre, vous verrez l’effet que j’en tirerai quand je raconterai ceque racontait la goitreuse aux juges.

« – Quoi donc ? demanda Antonio.

« – Eh bien, mais ce qui lui est arrivéla première fois qu’elle a compris quels maîtres elle servait… Il yavait, ce soir-là, quand elle est rentrée de sa lessive, un feu detous les diables dans l’âtre… Elle s’approcha pour voir ce qu’oncuisait là-dedans, elle souleva le couvercle, mais Weisbachaccourut et la renvoya d’une taloche contre le mur… Mais elle avaitvu !… Elle avait vu une tête d’homme qui tournoyait dans lebouillon au milieu des débris de chair. Weisbach lui dit :« Voilà ce que c’est ! La curiosité est toujourspunie !… Si j’étais juste, je t’enverrais voir jusqu’au fonddu chaudron ce qui s’y passe ! Mais j’ai besoin de toi !…En attendant, tu peux toujours te couper la langue !” Lamalheureuse se jeta à ses pieds en jurant qu’elle ne parleraitjamais. Et elle resta !… Parce qu’elle savait bien quel’autre ne la laisserait pas partir !… Depuis ce jour-là,ils ne se gênèrent plus devant elle… Il y avait des nuits même oùils la forçaient à assister à des choses !… Ils l’invitaient àcoups de pied dans le cul à venir dans le réduit !…Tenez !… Descendons dans le réduit ! C’est le plusbeau. »

« Et il reprit sa lanterne…

** * * *

« Les femmes se regardèrent. Puis un coupd’œil jeté sur le bancal qui les fixait en dessous, tout enfrottant son chaudron, les décida encore. Derrière l’homme, nousdescendîmes dans la cave. Un escalier gluant… Une corde graisseuse…Les ténèbres, et puis ce lumignon en avant. On entendait maintenantdes coups sonores comme un marteau qui frapperait sur des chaînes.C’était cela, en effet, quand, au bout d’un corridor souterrain,l’homme eut poussé une porte. Il y avait une autre lanterne parterre, sur le sol humide du caveau. Et, accroupie, la mère Schefferétait là qui fixait un bout de la chaîne à un anneau, dans le mur,où était accrochée une lanterne. Au bout de la chaîne, il y avaitun carcan de fer. Elle nous tournait le dos. Elle ne se dérangeapas. Elle frappait comme une enragée. Et puis, elle s’arrêta uninstant. L’homme dit :

« “Ça, j’ai été obligé de le faire faire.Mais c’est de la vieille ferraille tout de même. Ça tiendra lecoup, une fois que le carcan sera bien rouillé. Vous verrez qu’il yaura des amateurs pour y découvrir des taches de sang !…

« – Quel animal ! murmurai-je… Iln’y a vraiment pas moyen de s’ennuyer avec vous !…

« – N’est-ce pas ?… Et avec ma femmedonc !… Tenez, elle va vous faire le boniment ; elle vavous raconter l’histoire de la jolie femme brune dans le petitréduit. Ça vaut le jus !…

« – Vous devriez installer votre petittruc à Paris, boulevard Rochechouart. À côté du cabaret de Bruant,ça aurait du succès !

« – Je connais ! fit-il… On avoyagé… C’est pas les louftingues qui manquent…”

« Ce caveau n’était pas très grand, maisil y avait place tout de même pour une petite exposition. À desclous enfoncés entre les pierres, pendaient un énorme couteau bienrouillé, une scie, une hache et tous objets nécessaires à unaubergiste qui entendait son métier comme feu Weisbach. Dans uncoin, un aiguillon à bœuf et une fourche ; contre le murencore, des tenailles. Puis des loques informes qui pendaient etqui avaient perdu toute couleur, qui avaient été autrefois,paraît-il, des vêtements ; dans un autre coin, un tas dedétritus, où l’on démêlait des morceaux de cuir qui avaient été desbottes.

« “Remarquez que nous n’avons rieninventé. Vous lirez ma collection de journaux. Tout y est ! Ona trouvé tout ça !… Malheureusement, la justice a tout gardé.J’ai remplacé tout ça le mieux que j’ai pu !…” Et il riait.“Vas-y ! À toi !” fit-il à sa femme.

« Alors elle se dressa et elle marchavers nous. Nous reculâmes. Cette bouche énorme, ces yeux bigles, jeles verrai toute ma vie, et tout ça éclairé fantastiquement,farouchement, par les feux sanglants et croisés de deux lanternesdont l’une était restée par terre. Quel relief ! Quelleeau-forte !… La femme étendit les deux bras et s’empara del’aiguillon et de la fourche. Et elle parla en regardant la petitecomtesse d’une façon si terrible que l’autre détourna la tête…Quelle voix !…

** * * *

« Le père Scheffer nous dit : “Voussavez, elle ne boit que sa rincette comme tout le monde après lecafé au lait du matin !… Sacrée Annette – encore une qu’ilappelait Annette comme l’autre ! Vous allez voir lephénomène !” Elle dit, toujours en fixant la petitecomtesse : “L’une de ces dames ne veut pas essayer lecarcan ? Madame a beau être blonde, ça ferait l’affairetout de même !” Mais cette proposition n’eut aucunsuccès. Annette eut un horrible sourire : “Chacun son goût.Voilà comment ça se passait ! C’est la goitreuse qui l’adit : il est venu une fois une jolie femme brune. Un monsieurentre deux âges l’accompagnait. Ils ne devaient pas être mariés.C’étaient des gens riches qui avaient des bijoux. Un accident devoiture les avait forcés à s’arrêter à l’auberge. Le cocher étaitredescendu à Soleure et devait revenir les chercher le lendemainavec une autre voiture. Quand il revint, on lui dit que les deuxamoureux étaient partis de grand matin, et qu’ils avaient laissé del’argent pour le cocher, lequel prit son dû et s’en retourna sansplus s’occuper de ses clients… Or, ses clients n’avaient pas quittél’auberge…

« “Le monsieur, assommé par Daniel etdécoupé par Weisbach, était déjà dans le chaudron… Quant à la belledame brune, elle était vivante encore dans le petit réduit… Elle ya vécu quinze jours, à ce qu’a dit la goitreuse… Toutes les nuits,l’auberge fermée, ils descendaient lui faire une petite visite…C’était là qu’ils l’avaient enchaînée… et qu’ils lui avaient passéce carcan-là au cou !… Un soir que la goitreuse entendait descris, elle se glissa dans la cave… Mais Weisbach, qui avaitl’oreille fine, la découvrit. Il la traîna dans le caveau :Faut que tu voies, lui dit-il, faut que tu voies cequi t’arrivera si t’as la langue trop longue !… Et elle avu ! La jolie femme brune était toute nue, attachée là commeje vous dis ! Elle n’était déjà plus qu’une plaie !… Etla Weisbach, tantôt avec sa fourche, tantôt avec son aiguillon, luicaressait les côtes.”

« Ce disant, la mère Scheffers’actionnait. Et ce qu’elle racontait était moins horrible que cequ’elle faisait !… À demi-repliée sur elle-même, un mauvaiséclair dans les yeux, son énorme bouche baveuse, elle lançaitcontre le mur où s’accrochait la chaîne tantôt sa fourche, tantôtson aiguillon, avec un entrain qui cessait tout à coup d’être de lacomédie, et qui devenait de la rage et peut-être de la volupté.

« “La garce ! glapissait-elle… Ellela crevait, cette pauvre jolie dame ! Comme ça ! Commeça !… Et aïe donc ! Aïe donc… Dans les côtes… et partout…pendant que l’autre hurlait… : ‘T’es belle maintenant…Ah ! te voilà belle. Ton amoureux peut venir !… Tiens,encore celui-là ! Te voilà maintenant plus belle quemoi !’ Faut vous dire, fit la Scheffer en haletant et en seretournant vers nous, ou plutôt vers la petite comtesse quis’appuyait contre le mur pour ne pas défaillir…, faut vous dire quela Weisbach était laide comme les sept péchés capitaux ! Etqu’elle louchait ! Alors, n’est-ce pas ?… Elle ne pouvaitpas voir deux beaux yeux (et, ce disant, la Scheffer regardait lesyeux de la petite comtesse) sans avoir envie de lescrever !…

« – Allons-nous en !… Allons-nousen !… s’écria Olivia Orsino. Je ne veux pas rester une secondede plus ici !…”

« Et elle se sauva du caveau. Nous lasuivîmes tous. Derrière nous, Scheffer disait avec un grosrire : “Je vous ai dit qu’elle était impitoyable !…Ah ! elle répète bien sa leçon !… Mais ne vous en faitespas !… À part ça, elle est douce comme un mouton… Et bonnecuisinière, vous savez !” Et puis ce fut la voix de la femmequi nous avait rejoints :

«“ Je vous ai fait peur, hein ? Ehbien ! Il faut la raconter, ça fera venir du monde !”

« Je sentais Maria-Luce toutefrissonnante… Nous étions tous un peu pâles quand nous nousretrouvâmes dans la salle de l’auberge. Nous nous regardâmes etfinîmes par éclater de rire… excepté la comtesse quimurmurait : “Quelle horrible, horrible femme !

« – Avec tout ça, vous ne connaissez pasla fin de l’histoire…” dit Scheffer en piquant les poulets pour serendre compte du degré de cuisson. Il arrêta le mouvementd’horlogerie qui les faisait tourner…

« “Ils sont à point ! Vous m’endirez des nouvelles avec une bonne salade !… La fin del’histoire, la voilà ! C’est le jour où la goitreuse a ététraînée dans le cachot que la Weisbach a crevé avec sa fourche lesdeux yeux de la petite femme brune pour lui apprendre à les avoirplus beaux que les siens !…

« – Louche, maintenant ! Louche,qu’elle lui disait !… acheva la femme Scheffer en se chargeantd’une pile d’assiettes prises dans un grand bahut.

« – Eh bien, en voilà assez !déclarai-je… nous avons assez pris l’apéritif… À tablemaintenant !”

« Maria-Luce me dit tout bas : “Tune sais pas ce que m’a dit l’Italienne ?… Elle demande quenous ne nous quittions pas. Dînons en bas avec eux !

« – Ah non ! protestai-je… Moi,toutes ces histoires-là, je m’en fous ! Et je veux avoir mapetite femme pour moi tout seul !…”

** * * *

« Nous prîmes congé du couple, etj’entraînai ma femme dans l’escalier. Nous eûmes quelque peine àretrouver notre chambre dans le singulier corridor. Vous vousrappelez l’argumentation du docteur Festus : “Je veuxretrouver ma chambre. Or, ma chambre est au numéro 19. Donc, enallant au numéro 19 je retrouverai ma chambre.” Ce disant, et telun fil conducteur en main, le bonhomme pousse toujours plus avant.Mais à peine a-t-il progressé qu’un escalier inattendu serencontre. Alors il trébuche, et le descend d’un trait sur lesreins. Nous aussi, nous faillîmes dégringoler de même sorte… Dureste, l’histoire des Weisbach comporte quelques incidents de cegenre. Le voyageur montait. Le valet l’attendait dans l’ombre enhaut des marches, et le précipitait. Les aubergistes l’attendaienten bas, et son compte était bon.

« Enfin, plus heureux que le docteurFestus puisqu’il n’y avait qu’une chambre dans cet hôtel, nousfinîmes par la découvrir ; mais j’avais ouvert plusieursportes donnant sur de petites pièces encombrées de caisses et dedébris de toute sorte, et je me demandai pourquoi, dans uneauberge, on n’utilisait point un espace aussi précieux.

« Quand le père Scheffer nous servitnotre souper, devant un bon feu, sous une honnête lampe de famille,je ne pus m’empêcher de l’interroger à ce propos. Il me réponditque ce serait beaucoup de frais, peut-être inutiles… Enfin, aprèsune hésitation, il ajouta : “Mon idée est que le vieuxWeisbach ne tenait point à avoir beaucoup de voyageurs à lafois…”

« Et il s’en alla, après avoir déposé surla table une bouteille de Champagne et nous avoir souhaité unebonne nuit.

** * * *

« Maria-Luce me dit : “Tu ascompris ?… Mais pourquoi lui aussi laisse-t-il les chosesen l’état ?

« – Il vient d’arriver, cet homme !…Laisse-lui le temps !… Tu ne vas pas te faire desimaginations ?…”

« À la fin du souper, je l’avaisreconquise tout à fait… Nous avions vidé gaiement notre bouteilleet, ma foi, nous ne pensions plus guère à toutes ces horreurs, etnous allions nous mettre au lit, quand on frappa un coup léger ànotre porte… Il n’y avait point, à cette porte, de verrou, mais ily avait une clef, et aussi une espèce de crochet que l’on glissaitdans un piton fixé dans le chambranle. Je demandai : “Qui estlà ?

« – N’ouvre pas !” me soufflaMaria-Luce, déjà terrorisée… Il faut dire que nous avions prolongéla soirée et que l’on pouvait déjà nous croire endormis…

« “Ouvrez ! Ouvrez vite !” fitune voix sourde que je reconnus pour être celle de l’Italien.Alors, j’ouvris. L’homme se jeta dans la chambre et repoussa laporte. Il avait la figure pâle, ravagée, et semblait en proie à laplus folle émotion…

« “Je viens vous avertir ! nousjeta-t-il, la voix tremblante… Du premier, on entend tout ce qui sedit dans la cuisine. Ces gens-là sont des assassins !… J’aientendu la femme qui disait au père Scheffer : ‘Qu’est-ce quenous craignons ?… Si on découvre leurs os… on croira quec’est encore l’autre affaire !…’ Vous comprenez que nousne restons pas une seconde de plus dans cette caverne !… J’aitrouvé une corde dans le grenier. Habillez-vous et faites commenous !”

« Maria-Luce était déjà à demidéshabillée. J’avais jeté mon veston sur une chaise…

« “En voilà une histoire !m’exclamai-je ahuri…

« – Tu n’as pas vu les yeux de lafemme !” fit Maria-Luce en claquant des dents. Voyant que jen’étais pas décidé, l’Italien ne perdit pas son temps à insister etdisparut…

« “Partons ! Partons !suppliait-elle… Tu n’as même pas un revolver…”

« C’était vrai !… Et puis, on nerésistait pas à Maria-Luce… Je pris le sac et deux minutes plustard nous étions dans le grenier… Nous y étions arrivés déchausséspour ne pas faire de bruit… La petite porte en bois plein de lalucarne était restée ouverte… La corde y était attachée au crochetd’une poulie… Et les Italiens étaient déjà loin !… Nous nousrechaussâmes hâtivement… J’aperçus alors une lueur qui filtraitentre deux lattes du plancher… Cela venait de la cuisine… J’essayaide voir… mais je n’apercevais rien… Seulement, j’entendis la voixde Scheffer : “Par lequel faut-ilcommencer ?”

** * * *

Chanlieu en était là de son récit, quand lecommandant Michel donna un coup de poing sur la table, où dansèrentles soucoupes de l’apéritif :

– Je l’attendais, celle-là !… Tu as de lalittérature !… Mais dans l’histoire de Paul-Louis Courier,l’aubergiste dit : « Faut-il les tuer tousdeux ? » et il ne s’agissait que de deux chapons !…Tu nous prends pour des oies, Chanlieu !

– Minute ! dit Chanlieu. Je ne sais pasce que tu racontes avec ton Paul-Louis… que je n’ai vu ni d’Ève nid’Adam… Et si vous êtes des oies, prenez-vous-en à vos parentsrespectifs… Moi, je raconte l’aventure telle qu’elle m’estarrivée.

– Laisse-le donc finir ! fit Dorat… Moije comprends qu’il ne devait pas être à la noce…

– Non, mon vieux, je n’étais plus à la noce…Et Maria-Luce non plus !… Et je te prie de croire que nousavons joué la fille de l’air !… Je refis un nœud à la corde,je l’empoignai. Maria-Luce, à qui j’avais passé le sac quicontenait une assez forte somme et nos objets de toilette, se mitsur mes épaules… Et, arrivés en bas, nous nous mîmes à courirpendant dix bonnes minutes… Nous descendions du côté de Soleure, auhasard d’un sentier, n’osant nous risquer sur la grand-route… Jepensais retrouver les Italiens… mais en pleine obscurité, nous nouségarâmes !… Du reste, nous glissions, nous tombions sur laterre détrempée…

– Eh bien, vous en aviez une colique !ricana Michel.

– Au vrai, je ne pouvais plus arrêterMaria-Luce qui croyait que nous étions poursuivis et que lesbandits allaient nous abattre à coups de fusil… Le plus terriblefut que la pluie se remit à tomber. Et comment !… Ah, mesenfants ! Quelle nuit ! Sous des tombereaux d’eau !…Dans la forêt… perdus ! Je n’ai jamais passé des heurespareilles à cause de Maria-Luce que j’ai dû finalement porter commeune enfant qui n’était plus qu’une loque ruisselante… Enfin, unelumière !… Une cabane de paysan !… On nous recueille… Onnous réchauffe… On nous donne un lit… On fait sécher nos vêtements…Je vide mes poches… Dans celle du veston, je trouve un mot sur unbout de carton :

« Merci pour la chambre… Je vous laissele coupé ! Serviteur. »

– Eh bien ! Je l’aurais juré !…Faut-il que tu sois gourde ! s’exclama le commandantMichel.

– Minute ! fit encore Chanlieu… Ce n’estpas fini !… Vous pensez si je suis pris d’une belle ragedevant cette stupide plaisanterie, qui, vu l’état de ma pauvreMaria-Luce, risquait de devenir criminelle… J’avais beau lafrictionner… je n’arrivais pas à la réchauffer… Elle fut prised’une belle fièvre. Le lendemain, j’envoyai chercher un docteur àSoleure, et nous ne pûmes quitter cette demeure hospitalière quedeux jours plus tard.

** * * *

« À quelque temps de là, installés dansnotre bonheur tout neuf, ces heures affreuses s’étaient effacées denos esprits. Cependant, la pâleur persistante de Maria-Lucem’inquiétait… Un ami, de retour d’Italie, laissa un journal cheznous. Je pris la gazette, amusé de parcourir les nouvellesitaliennes, quand mes yeux furent accrochés par unentrefilet :

La plus grande inquiétude règne dans lahaute société milanaise. La comtesse Olivia Orsino, partie il y adeux mois pour un court voyage en Suisse, n’a donné aucunenouvelle. Le fameux ténor Ferretti l’accompagnait ; ils n’ontpas reparu… Aucun indice ne permet d’avoir l’espoir de lesretrouver. On les savait très passionnés de haute montagne… Oncraint le pire…

« En un éclair, je revis l’expression dela femme du père Scheffer fulminant : “L’une de ces damesne veut pas essayer le carcan ? Ça fourrait fairel’affaire !… Faut vous dire que la Weisbachlouchait ! Alors, n’est-ce pas ? elle nepouvait pas voir de beaux yeux !” Et la Scheffer biglaitvers les yeux de la petite comtesse… En fin de compte, nousl’avions échappé belle !… Mais, l’esprit malin continuant sonœuvre, je ne sus que plus tard que Maria-Luce paierait, elle aussi,de sa vie cette nuit infernale…

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