Quelques Nouvelles terrifiantes

Chapitre 6LA FEMME AU COLLIER DE VELOURS

 

– Vous dites que toutes les histoires devendettas corses se ressemblent ! fit l’ex-capitaineau long cours Gobert au vieux commandant Michel, eh bien !j’en connais une, moi, qui laisse loin derrière elle tous lespauvres petits drames du maquis et qui m’a fait frissonnerjusqu’aux moelles, je vous le jure !

– Oui, oui, répliqua le commandant, sceptiquecomme il convient à un homme qui prétend connaître les plus bellesaventures du monde et qui ne croit guère à celles des autres… Oui…oui… encore quelques coups de fusil… Mais racontez toujours, nousn’avons rien de mieux à faire que de vous entendre…

Et il commanda une nouvelle tournée apéritivepour les camarades qui venaient là, tous les soirs, bavarder,autour des soucoupes du Café de la Marine, à Toulon.

– D’abord, commença Gobert, il ne s’agit pointde coups de fusil… et ma vengeance corse, à moi, ne ressemblecertainement à rien de ce que vous avez entendu jusqu’ici, à moinscependant que vous ne vous soyez arrêtés, comme moi, il y a unetrentaine d’années, à Bonifacio, auquel cas vous avez pu laconnaître, car l’histoire, qui fut retentissante, en courait laville.

Mais pas un de ceux qui étaient là, autour dessoucoupes, n’avait fait la rare escale de Bonifacio.

– Cela ne m’étonne pas, exprima Gobert, on n’aguère l’occasion de visiter cette petite cité, l’une des pluspittoresques de la Corse. Et cependant, tout le monde l’a vue deloin, en passant sur la route d’Orient ! Tout le monde a saluéson antique citadelle, ses vieilles murailles jaunies, ses tourscrénelées accrochées au rocher comme un nid d’aigles…

– L’histoire !… L’histoire !…clamèrent les autres, impatients… Pas de littérature !…

– Eh bien, voilà !… À cette époque,j’étais lieutenant de vaisseau et commandais un torpilleur qui futdésigné pour faire partie de l’escadre qui accompagnait le ministrede la Marine dans un voyage d’études en Corse. Il s’agissait alorsde créer dans l’île des postes de défense mobile, et même mieux quecela. Vous savez qu’il a été question, à un moment, de transformerla rade de Porto-Vecchio, aussi vaste que celle de Brest, en unvéritable port de guerre. Le ministre visita d’abord Calvi, Bastia,et nous revînmes l’attendre à Ajaccio, cependant qu’il traversaittoute l’île en chemin de fer, par Vizzavona où il s’arrêta pourdéjeuner et où il fut reçu en grande pompe par une délégation desbandits, sortis le matin même du maquis pour venir luiprésenter leurs hommages.

« Le fameux Bella Coscia commandaitlui-même les feux de salve et fut félicité par le ministre quiadmira sa belle prestance, son beau fusil, dont la crosse sculptéeportait autant de crans qu’il avait fait de victimes, et son beaucouteau dont Edmond About lui avait fait cadeau, en luirecommandant de ne point le laisser dans la plaie !

– Oui, oui ! Toutes les blagues,interrompit le commandant Michel, bourru… Toutes lesblagues !

– Comme vous le dites si bien, mon chercommandant… Toutes les blagues… Mais, attendez ! Nous arrivonsaux choses sérieuses. Nous partîmes d’Ajaccio et arrivâmes vers lesoir à Bonifacio. Et, pendant que les gros navires continuaientleur chemin jusqu’à Porto-Vecchio, moi, je fus de ceux quiaccompagnèrent le ministre à terre. Il y avait naturellement fête,dîner de gala et, le soir, réception dans les salles de lamairie.

« Bonifacio, situé en face de lamenaçante Magdelana, demandait un poste de défense mobile. Pourl’obtenir, la ville fit mille grâces, sortit ses plus magnifiquesatours, ses plus belles fleurs, ses plus belles femmes, et voussavez si les femmes corses sont jolies ! Au dîner, nous envîmes quelques-unes qui étaient d’une beauté vraiment remarquable.Comme j’en félicitais mon voisin de table, un brave homme charmantet terriblement frisé, gros garçon débonnaire que chacun appelaitPietro-Santo et qui était alors secrétaire de mairie, il medit : « Attendez la femme au collier develours !

« – Elle est encore plus belle quecelle-ci ? demandai-je en souriant.

« – Oui, répondit-il, sans sourire…Encore plus belle… mais ce n’est pas le même genre… »

« En l’attendant, nous nous mîmes àcauser des mœurs du pays. L’esprit encore hanté de toutes leshistoires de brigands que mes camarades, qui avaient accompagné leministre à Vizzavona, m’avaient racontées et de cette réceptiond’opéra-comique à laquelle avait présidé Bella-Coscia, l’homme auxbelles cuisses, je trouvai plaisant et même poli de mettre en doutele caractère dangereux de ces brigandages, à une époque où la Corsenous apparaissait au moins aussi civilisée que bien desdépartements touchant de plus près à la métropole.

« – La vendetta, me dit-il,continue à être aussi en honneur chez nous que le duel chez vous.Et quand on s’est vengé, on devient brigand. Qu’est-ce que vousvoulez qu’on fasse ?… Certes, continua-t-il, il faut ledéplorer. Moi, je suis le plus débonnaire des hommes, j’ai étéélevé au fond d’une boutique d’antiquaire et, je vous le dis commeje le pense, je regrette de voir certains de mes compatriotesencore si sauvages, dès que l’honneur de leur maison, comme ilsdisent, est en jeu !

« – Vraiment, vous m’étonnez, fis-je enlui montrant toutes les bonnes figures réjouies du banquet.

« Il hocha la tête : « Ne vousy fiez pas ; le rire chez eux se change vite en un rictusdiabolique. Regardez-moi ces yeux de jais, brillants d’une francheallégresse… Demain, ils refléteront la haine et toutes les passionsde la vendetta, et ces mains fines, délicates, quiaffectent de se serrer en une étreinte d’ardente amitié, ne cessentde jouer, croyez-moi, avec une arme cachée !

« – Je croyais qu’on ne retrouvait plusces mœurs qu’au fond des lointaines campagnes !

« – Monsieur, je vais vous dire, lepremier mari de la femme au collier de velours était mairede Bonifacio ! »

« J’allais demander une explicationdevenue nécessaire, quand on frappa sur les verres pour réclamer lesilence. C’étaient les discours qui commençaient. On passa ensuitedans le salon de réception. Et c’est là que je vis la femme aucollier de velours.

« Pietro-Santo, qui ne m’avait pointquitté, n’eut point besoin de me l’indiquer. Je la devinai tout desuite, d’abord à son étrange beauté funèbre, ensuite à son collierqui découpait une large marge noire au bas de son col nu, mince ethaut. Ce collier était placé très bas, à la naissance des épaules,et le cou n’en paraissait que plus haut, ne remuant pas, portant latête avec une rigidité et un orgueil inflexibles, une admirabletête d’une régularité de lignes hellénique, mais si pâle, si pâle,qu’on eût pu la croire vidée de tout son sang et de toute sa vie,si deux yeux de feu n’eussent brillé dans cette face de marbre,d’un éclat insoutenable.

« Tous baissaient les paupières etpenchaient la tête sur son passage, la saluant avec une sorted’effroi et de recul instinctif qu’il m’était facile de saisir, cequi déjà m’intriguait au plus haut point. Son beau corps étaitmoulé dans un fourreau de velours noir et elle s’avançait, glissaitau milieu de tous, avec sa tête si pâle et si tragiquementsurélevée au-dessus des épaules nues par le ruban de velours qu’oneût dit le fantôme orgueilleux d’une reine défunte et martyre.Quand elle fut passée, je communiquai mon impression mortuaire àmon cicérone qui me répondit : « Rien d’étonnant à cela,elle a été guillotinée !

« – Vous dites ?… »

« Mais il ne put me répéter,sur-le-champ, son impossible phrase. La femme au collier develours, après avoir salué le ministre, revenait de notre côtéet tendait la main à mon ami, le secrétaire de mairie :« Bonsoir, et bonne fête, Zi[2]Pietro-Santo ! » lui fit-elle du haut de sa tête, quine remuait pas.

« L’autre s’inclina en balbutiant, etelle passa. Tous la suivaient des yeux et un grand silence s’étaitfait. Je m’aperçus alors qu’elle était accompagnée d’un beau garçond’une trentaine d’années, bien taillé, bien découplé, etremarquable par ce profil de médaille antique commun à presque tousles Corses et qui leur donne si souvent un air de famille avec legrand empereur. À ce moment, le couple disparut, tandis qu’autourde moi j’entendais des « Jésus-Maria ! » et qu’unvieux de la montagne récitait tout haut un ave.

« – Ils ne restent pas longtemps,expliqua Pietro-Santo, parce qu’ils ne sont pas bien avec le maireactuel, Ascoli. Oui, la belle Angeluccia, que vous venezde voir, aurait bien voulu que son second mari, le seigneurGiuseppe Girgenti, s’installât à la mairie, comme le premier. Ellea toujours été fière et ambitieuse. Mais leur liste a été battueaux dernières élections, et je crois bien qu’elle le sera toujours,ajouta-t-il, à cause de cette histoire deguillotine !

« Je sursautai et pris mon homme par lebras : « Ah ! vous voudriez bien savoir… Tenez,voilà déjà le maire qui raconte l’histoire au ministre… Mais il nela sait pas aussi bien que moi… Moi, voyez-vous, mon capitaine,j’étais de la maison… et j’ai tout vu ! Jusqu’aufond du panier !…

« – Pietro-Santo, aimez-vous les bonscigares ? Des cigares comme vous n’en avez jamaisfumé ? »

« Pietro-Santo aimait les bons cigares…Je l’emmenai à mon bord, car je ne voulais point, vous pensez bien,quitter Bonifacio sans savoir exactement ce que c’était que cettehistoire incompréhensible de guillotine.

« – Ainsi, fis-je en riant, pour amorcerla conversation, dès que nous fûmes installés dans mon carré…Ainsi, cette femme a été guillotinée ?

« – Ah ! monsieur, vous avez tort derire, répliqua-t-il le plus sérieusement du monde : elle a étéguillotinée, comme je vous le dis, et cela devant la plupart desgens que vous avez vus ce soir, se signant et récitant desave aussitôt qu’elle fut passée !…

« Et comme j’ouvrais des yeux énormes,Pietro-Santo m’expliqua simplement : « C’est pour cacherla cicatrice qu’elle porte toujours son collier develours !

« – Monsieur Pietro-Santo, vous vousmoquez de moi ! Je demanderai à la belle Angeluccia de retirerson collier sous mes yeux, car je serais curieux de voir cettecicatrice-là… »

« Le secrétaire de la mairie secoua latête : « Elle ne l’ôtera point, monsieur, car tout lemonde sait ici que si elle l’ôtait, sa têtetomberait ! » Et le bon Pietro se signa, à son tour,avec son cigare. Je le regardais, sous la lueur de ma lampe. Ilavait, avec ses cheveux bouclés, une bonne figure bouffie d’angeeffaré d’avoir aperçu le diable. Il poussa un soupir endisant : « Cet Antonio Macci, le premier marid’Angeluccia, était cependant le meilleur des hommes ! Quiest-ce qui aurait jamais cru cela de lui ? Je l’aimais,monsieur, car il avait été bon pour moi. J’avais été élevé dans saboutique. Antonio était antiquaire, célèbre dans toute la Corse, etbien connu des touristes, auxquels il a vendu autant de souvenirsde Napoléon et de la famille impériale qu’il en pouvait fabriquer.On en était réduit là, monsieur, parce que la rage des amateurs nesaurait se contenter de souvenirs authentiques et Antonio avaitfait une jolie fortune en ne mécontentant personne, ne s’en tenantpoint du reste aux Bonaparte, et il ne manquait jamais l’occasiond’enrichir ses collections d’un tas de bibelots de l’époquerévolutionnaire qu’il revendait toujours un bon prix aux Anglais etaux Américains, lesquels ne descendaient jamais dans l’île sans luifaire une petite visite. De temps en temps, nous faisions ensembleun court voyage sur le continent pour renouveler nos collections.C’est ainsi que je l’accompagnai la dernière fois qu’il s’en fut àToulon, après qu’il eut lu dans un journal de l’île que l’on allaity procéder à une vente des plus intéressantes et qui ne manqueraitpoint de faire quelque réclame aux acheteurs.

« “C’est ce jour-là, monsieur, que nousacquîmes un relief de la Bastille pour 425 francs, le lit dugénéral Moreau pour 215 francs, une bague à chaton-cercueil oùrestaient enfermés les cheveux de Louis XVI pour 1 200 francs,enfin, la fameuse guillotine qui, paraît-il, avait servi à Sanson,sur une enchère de 921 francs, exactement ! C’étaitdonné ! Aussi nous revînmes fort joyeux à la maison. Sur lequai, nous trouvâmes Angeluccia et son cousin Giuseppe, qui nousattendaient, en même temps que le premier adjoint et une délégationdu conseil municipal, car, comme je vous l’ai dit, Antonio, dont lecommerce était prospère, et qui était considéré comme l’homme leplus raisonnable de la ville, avait été nommé maire. Il avait alorsune quarantaine d’années, vingt ans de plus que sa femme qui en atrente aujourd’hui. Cette différence d’âge n’empêchait pointAngeluccia d’aimer bien son mari ; mais Giuseppe, qui avaitvingt ans, comme Angeluccia, adorait sa cousine. Chacun avait pus’en apercevoir rien qu’à la façon dont le malheureux garçon laregardait. Quoi qu’il en fût, je dois dire que je n’avais jamaissurpris, pour ma part, dans la conduite de l’un et de l’autre, dequoi donner ombrage au mari. Angeluccia agissait, en tout du reste,avec trop de droiture et d’honnêteté pour que le pauvre Giuseppe, àmon avis, eût quelque chance de lui faire oublier ses devoirs. Etje ne pensais point qu’il eût l’audace de tenter jamais unepareille aventure. Il aimait Angeluccia, voilà tout. Et mon maîtrele savait aussi bien que nous tous. Sûr de sa femme, il en riaitquelquefois avec elle. Charitablement, Angeluccia le priaitd’épargner le pauvre cousin et de ne point trop se gausser de lui,car jamais Antonio ne retrouverait un pareil ouvrier pour imiter etrefaire au besoin l’Empire et le Louis XVI. Giuseppe, eneffet, était un véritable artiste. De plus, il connaissait tous lessecrets industriels de son maître et savait naturaliserles petits oiseaux. Antonio ne pouvait se passer de Giuseppe. Etc’était là la raison, certainement, pour laquelle il montrait tantde complaisance envers un ouvrier qui avait des yeux aussiéloquents quand ils regardaient sa femme.

« “Giuseppe était toujours un peumélancolique à cause de son amour. Angeluccia, elle, n’avait pointencore cette beauté funèbre que lui avez vue. Elle souriaitvolontiers et accueillait toujours son époux, comme une bravepetite femme qui n’a rien à se reprocher. On fêta joyeusement notreretour.

« “Angeluccia avait préparé un excellentdîner auquel furent invités l’adjoint et quelques amis. Tout lemonde demandait des nouvelles de la guillotine, car le bruits’était répandu des sensationnelles acquisitions d’Antonio etchacun voulait les voir.

« “– Est-ce qu’elle marche encore ?demandait l’un.

« “– Si tu veux l’essayer…, répondait enriant le maître de la maison.

« “Antonio, auprès de qui je me trouvaisà ce moment, laissa tomber par mégarde sa serviette. Il se baissarapidement pour la ramasser, mais j’avais déjà prévenu sonmouvement et ma tête fut en même temps que la sienne sous la tableet ma main sur le linge. Je me levai en lui rendant cette servietteet, sous un prétexte quelconque, je sortis. Je ne voulais pas avoirde témoins de mon émoi, car je suffoquais. Dans le magasin, je melaissai tomber sur une chaise et je réfléchis que, de la façon dontje m’étais précipité sous la table et dont ma tête se trouvaitplacée, il avait été impossible à Antonio d’apercevoir ce quej’avais vu, de mes yeux, hélas, vu. Du reste, le calme avec lequelil s’était redressé et avait reçu de mes mains la serviette et latranquillité avec laquelle il avait continué de s’intéresser à laconversation devaient me rassurer. Je rentrai dans la salle àmanger où le repas se terminait le plus gaiement du monde.L’adjoint, qui est le maire d’aujourd’hui, insistait pour qu’onmontât tout de suite la guillotine. Antonio, lui, répondit que ceserait pour une autre fois, quand elle serait réparée, arrangéecomme il convenait, car je connais mes Américains, conclut-il,ils ne me l’achèteront que si elle fonctionnebien !

« “On se sépara et, tout le reste de lajournée, je ne pus regarder sans frémir Angeluccia qui embrassaitgentiment son mari et lui faisait mille amitiés. Je ne pouvaisimaginer que tant de dissimulation fût possible chez une jeunepersonne d’aspect aussi candide. Sous la table, au dîner,j’avais vu le petit pied d’Angeluccia, étroitement, amoureusementserré entre les deux pieds de Giuseppe. Le mouvement mêmequ’elle avait fait pour le retirer m’avait dénoncé le crime.

« “Au magasin, la vie reprit son coursnormal. Quelques clients étrangers s’étaient présentés pour lafameuse guillotine, mais le maître avait répondu qu’elle n’étaitpoint prête et qu’il ne la vendrait que lorsqu’elle seraitprésentable, c’est-à-dire lorsqu’elle aurait subi les réparationsnécessaires. De fait, on y travaillait en secret dans lessous-sols. Nous l’avions montée et démontée plusieurs fois. Toutevermoulue et disloquée, nous essayions de la retaper, delui retrouver son parfait équilibre et le jeu glissant du couteau.Cette besogne qui me répugnait semblait plaire au contraire àAntonio. Comme nous approchions de la fête d’Angeluccia, qui seconfond avec celle de la Pentecôte, date où il est d’usage, cheznous, que le maire offre quelques réjouissances à ses administrés,mon maître nous prévint qu’il avait résolu de donner une fêtecostumée du temps de la Révolution, ce qui lui permettrait demontrer au dessert sa fameuse guillotine que personne n’avaitencore vue : ce serait le bouquet !

« “À Bonifacio, on est très friand de cegenre de divertissements, reconstitutions historiques et autrescavalcades. Angeluccia sauta au cou de son mari et ce fut lapremière qui demanda à être habillée en Marie-Antoinette.

« “– Et à la fin de la fête, on teguillotinera ! ajouta Antonio en éclatant de rire.

« “– Pourquoi pas ? repritAngeluccia, ce sera très amusant !

« “Quand on sut quel genre de fête lemaire allait donner, tout le monde voulut en être. On ne fit ques’y préparer pendant les quinze jours qui nous séparaient de laPentecôte. Le magasin ne désemplissait pas. On venait demander desconseils, consulter des estampes. Antonio devait représenterFouquier-Tinville, le terrible accusateur public. Giuseppe devaitfaire Sanson, le bourreau, et moi, je serais modestement un aide dubourreau.

« “Le grand jour arriva. Dès le matin,nous avions vidé le magasin de tous les objets qui l’encombraientet monté la guillotine que nous fîmes fonctionner à plusieursreprises avec le couteau de carton et de papier d’argent queGiuseppe avait fait fabriquer pour que, d’après le désird’Angeluccia, nous puissions jouer la comédie jusqu’aubout.

« “Tout l’après-midi, on dansa. Le soir,il y eut bal dans la salle de la mairie. On buvait à la santé deM. le Maire et l’on trinquait à celle de sa gentille épouse,la reine Angeluccia, qui présidait à la fête dans les atours deMarie-Antoinette au temps de la captivité de la Conciergerie. Cettetoilette simple et modeste, telle qu’en pouvait montrer une pauvrefemme destinée à un aussi poignant malheur, lui seyait plus qu’onne saurait le dire, et je n’oublierai jamais, quant à moi, la grâcealtière avec laquelle son beau col tout nu et tout blanc sortait deson fichu croisé si joliment sur sa poitrine. Giuseppe la dévoraitdes yeux et, en surprenant la flamme trop visible qui consumaitl’imprudent garçon, je ne pouvais m’empêcher de regarder du côtéd’Antonio, lequel manifestait une gaieté extraordinaire. C’est luiqui, à la fin du repas, donna le signal de l’effroyablecomédie : dans un discours fort bien tourné, ma foi, ilprévint que quelques-uns de ses amis et lui-même avaient préparéune petite surprise qui allait consister à faire revivre une desheures les plus tragiques de la Révolution et que, puisque la villede Bonifacio avait le bonheur exceptionnel de posséder uneguillotine, on allait s’en servir pour guillotinerMarie-Antoinette !

« “À ces mots, les bravos et les rireséclatèrent et l’on fit une ovation à la belle Angeluccia quis’était levée et qui déclarait qu’elle saurait mourircourageusement comme c’était son devoir de reine de France. Il yeut alors des roulements de tambour et le chant de la Carmagnoleéclata dans la rue. On se précipita aux fenêtres. Il y avait là unemauvaise charrette tirée par une pauvre haridelle et entourée degendarmes, de pourvoyeurs de guillotine, coiffés du bonnetphrygien, et d’horribles tricoteuses qui dansaient et criaient enréclamant l’Autrichienne ! On se serait cru en 93 !

« “Chacun s’était prêté à ce jeu sans yvoir malice. Il n’y eut que lorsque Angeluccia fut montée sur lacharrette, les mains liées derrière le dos, et que le singuliercortège se fut mis en marche au son sourd des tambours dont Antonioavait réglé le rythme funèbre, que plus d’un fut pris d’un frissonet comprit qu’une telle mascarade pouvait bien toucher ausacrilège. C’était fort impressionnant. La nuit était venue. Lalueur dansante des flambeaux donnait déjà à Angeluccia une sorte debeauté d’outre-tombe. Sans compter qu’elle se tenait droite, lefront altier, comme bravant la populace et dans cette attitude demarbre qu’a consacrée le crayon de David.

« “On arriva à la maison d’Antonio. Là,ce fut une bousculade où les rires reprirent de plus belle. Antonioétait déjà dans le magasin, donnant la dernière main auxpréparatifs et plaçant aussi bien qu’il le pouvait une assemblée dechoix qu’il avait introduite par la porte de derrière. On étaitfort entassé là-dedans et très excité à voir de près la fameuseguillotine. Mon maître réclama énergiquement le silence, et ilcommença à faire un cours très sérieux sur les vertus de soninstrument. Il énuméra tous les nobles cous qui, affirmait-il,avaient été glissés dans cette lunette et il exhiba le vrai couteautel qu’il l’avait acheté.

« “– Si vous voyez là-haut un couteau encarton, ajouta-t-il, c’est que j’ai voulu vous montrer, grâce à cestratagème, comment fonctionnait ma guillotine. »

« “– Alors, il se tourna du côté deGiuseppe et il dit :

« “– Es-tu prêt, Sanson ? »Sanson répondit qu’il était prêt. Alors, l’autrecommanda :

« “– Amène l’Autrichienne !

« “Giuseppe et moi couchâmes aussitôtMarie-Antoinette-Angeluccia sur la bascule et ce fut Antoniolui-même qui rabattit la partie supérieure de la lunette. À cemoment, tous les rires s’étaient tus et il y eut, dans toutel’assemblée, comme une espèce de gêne. Tout cela avait beau être dela comédie, la vue de ce joli corps étendu sur la planche fataleévoquait devant les esprits les plus grossiers d’autres corps quis’étaient véritablement couchés là pour mourir. Il ne fallut rienmoins pour ramener momentanément la gaieté que la vision assezcurieuse de la figure amusée d’Angeluccia qui regardait sidrôlement tout son monde d’invités pendant que son mari donnait ladernière explication sur le déclic, sur le panier qui recevait lecorps et sur celui qui recevait la tête.

« “Or, tout à coup, comme nous regardionsAngeluccia, nous vîmes sa physionomie changer brusquement etexprimer une terreur indicible. Ses yeux s’étaient effroyablementagrandis et sa bouche s’entrouvrit comme pour laisser échapper unson qui ne voulait pas sortir. Giuseppe, qui était derrière laguillotine, ne voyait rien de cela, mais moi, qui étais sur lecôté, je fus frappé comme tous ceux qui m’entouraient de cettehorrible métamorphose. Nous avions vraiment là la vision d’une têtequi, réellement, savait qu’elle allait être décollée. Lesrires s’étaient tus devant nous et certains même des invitéss’étaient reculés comme sous le coup d’un effroyable… effroi. Quantà moi, je m’étais encore approché, car je venais de m’apercevoirque les yeux épouvantés d’Angeluccia fixaient quelque chose au fonddu panier qui devait recevoir la tête. Et je regardai dans cepanier dont Antonio avait, en dernier lieu, relevé le couvercle, etvoici ce que je lus, moi aussi, comme lisaient les yeuxd’Angeluccia. Voici ce que je lus sur une petite pancarte attachéeau fond du panier :

Prie la Vierge Marie, Angeluccia, époused’Antonio, maîtresse de Giuseppe, car tu vas mourir !

« “Je poussai une exclamation sourde etme retournai comme un fou pour arrêter la main de Giuseppe qui, surun signe d’Antonio, appuyait sur le déclic. Hélas ! J’arrivaitrop tard ! Le couteau tombait et ce fut terrible !… Lamalheureuse jeta un cri effrayant et arrêté net quiretentit toujours à mes oreilles… Et, tout de suite, son sangjaillit sur l’assistance qui en fut couverte et qui s’enfuit,éperdue, avec de délirantes clameurs. Je m’évanouis. »

« Ici, le bon Pietro-Santo se tut et ilétait devenu si pâle à l’évocation de cette scène macabre que jecrus qu’il allait encore se trouver mal. Je lui rendis quelquesforces avec un bon verre de vieille grappadont on m’avaitfait cadeau au Mourillon.

** * * *

« – Tout de même, lui dis-je, Angeluccian’était pas morte, puisque je l’ai revue vivante.

« Il poussa un soupir et hocha latête : « Êtes-vous bien sûr qu’elle est encore vivante,cette femme-là ? dit-il. Il n’y a pas de gens d’ici qui, en lavoyant passer, la tête si droite et qui ne remue jamais, pensentque cette tête ne tient sur les épaules que par quelque miracle del’au-delà, d’où la légende du collier de velours. C’estqu’elle a l’air vraiment d’un fantôme… Quand elle me serre la main,je sens sa peau glacée et je frissonne. C’est enfantin, je le saisbien, au fond, mais tout a été si singulier dans cette affairequ’il faut excuser les contes fantastiques de nos gens de lamontagne. La vérité, évidemment, est qu’Antonio avait mal calculéson affaire, que sa vieille machine ne fonctionnait pas bien, quele couteau était dérangé, que le cou de cette pauvre Angelucciaétait trop engagé dans la lunette, de telle sorte qu’elle a étéfrappée maladroitement à la naissance des épaules. Ce n’est pointla première fois qu’un accident de ce genre se produit et l’onrapporte que, pour certains condamnés, il a fallu s’y reprendre àcinq fois. Giuseppe a raconté que la blessure était assez large, iln’y a que lui qui l’ait vue avec le médecin qu’il avait faitchercher. Tout le monde s’était sauvé et Antonio avait disparu.Vous comprenez que cette circonstance n’a point été étrangère à laformation de la légende. Tous ceux qui avaient assisté à l’affaires’étaient répandus dans la ville en racontant qu’Angeluccia avaitété guillotinée et qu’ils avaient vu tomber sa tête dans lepanier. Alors, quand, quelques semaines après, on a vuréapparaître Angeluccia avec sa tête immobile sur les épaules etreliée au corps par le ruban de velours qui était destiné à cacherla cicatrice, les imaginations n’ont plus connu de frein. Et,moi-même, je vous avouerai qu’il y a des moments où, quand jeregarde Angeluccia et son cou qui vous hypnotise, je nevoudrais pas dénouer le ruban de velours !

« – Et qu’est devenu Antonio dans toutcela ?

« – Il est mort, monsieur… Ou, du moins,on le dit… Enfin, son acte de décès a été dressé puisque Giuseppeet Angeluccia se sont mariés. On a trouvé près des grottes soncorps à moitié mangé par les poissons et les oiseaux de mer et toutdéfiguré. Cependant, il n’y avait pas de doute à cause des habitset des papiers trouvés sur lui… Il a dû s’enfuir, persuadéqu’Angeluccia avait succombé, et il se sera jeté du haut du rocher.Ah ! Il avait bien ruminé sa vengeance et l’avait préparéecomme on fait toujours ici, en sournois. Tout de même, je suisencore étonné de la façon dont il avait su dissimuler depuis lejour où il avait vu, comme moi, le pied d’Angeluccia entre ceux deGiuseppe, sous la table. Il avait, de son côté, fabriqué uncouperet et une masse qui, extérieurement, ressemblaient à ceux deGiuseppe, mais qui cachaient, sous le carton et le papier d’argent,l’arme du crime… Si vous voulez voir l’instrument, il est encore àAjaccio, entre les mains d’un vieux magistrat qui se l’estapproprié, après que la justice eut informé. »

** * * *

– Votre histoire, concéda le commandant Michelau capitaine Gobert, votre histoire est, en effet, assezépouvantable !

– Elle n’est point finie, commandant !expliqua Gobert en réclamant encore le silence pour quelquesinstants. Laissez-moi terminer, et vous verrez qu’elle l’esttout à fait ! Je n’en connus la fin que plus tard, à unsecond voyage que je fis à Bonifacio – et c’est encore le bonPietro-Santo qui me la rapporta. Mais jugez tout d’abord de monprodigieux ébahissement quand, lui ayant demandé des nouvelles dela femme au collier de velours, il me dit le plussérieusement et le plus sinistrement du monde :« Monsieur, c’est la légende qui avait raison, Angelucciaest morte le jour où on a touché à son collier !

« – Comment cela ? m’écriai-je. Etqui donc lui a détaché son collier ?

« – Moi, monsieur ! Et sa têteest tombée ! »

« Comme je continuais de regarderPietro-Santo en me demandant avec inquiétude s’il n’était pasdevenu fou, il m’expliqua que, pour beaucoup, la mort d’Antonioétait restée douteuse et qu’en particulier le maire qui nous avaitreçus lors du passage du ministre, un certain Ascoli, savaitpertinemment à quoi s’en tenir, persuadé qu’il avait rencontré, unjour de chasse dans la montagne, Antonio presque nu et vivant commeune bête sauvage. Il avait essayé de lui parler, mais l’autres’était enfui.

« Or il arriva qu’aux électionsmunicipales Giuseppe, qui s’était à nouveau présenté contre Ascoli,passa, cette fois, avec sa liste. Pendant toute la périodeélectorale, Ascoli avait prétendu que Giuseppe Gergenti étaitindigne d’occuper un siège à la mairie, s’étant fait le compliced’une femme bigame. Et il affirmait qu’Antonio vivait encore. Aprèsqu’il eut été battu, la rage de l’ancien maire ne connut plus debornes. Il résolut d’aller chercher lui-même Antonio dans lamontagne. Il lui fallut plusieurs mois pour le joindre, mais ilparvint à ses fins. Antonio qui, depuis dix ans, n’avait adressé laparole à personne apprit que sa femme n’était pas morte, comme ille pensait, et qu’elle vivait heureuse au bras de Giuseppe, danscette mairie dont il avait été lui-même le maître, au temps où ilse croyait aimé d’Angeluccia.

« – Ce qui se passa alors, me dit d’unevoix sourde Pietro-Santo en se signant, dépasse toute imaginationet ferait reculer d’horreur les démons de l’enfer !Jésus-Maria ! Je vivrais mille ans… Mais, tenez, monsieur, lavérité tient en peu de mots !… C’était un soir comme celui-ci,doux et lumineux, je revenais, comme maintenant, de conduire desamis aux grottes et j’étais assis au gouvernail de la petite barquequi nous ramenait au port quand, en passant au pied du rocher,j’entendis une mélopée dont le son nous fait toujours tressaillir,une psalmodie que nous appelons ballatare et qui est bienconnue chez ceux d’entre nous dont les familles ont à se venger dequelque affront mortel. Je levai la tête. Un homme était debout,là-haut, sur la falaise qui lui faisait une sorte de piédestal.Quoiqu’il fût habillé de haillons, il portait fièrement son fusilsur l’épaule et il chantait. Soudain, les derniers rayons du soleilcouchant l’éclairèrent en plein. Je poussai un cri :Antonio !… C’était lui ! C’était lui !Ah ! J’étais sûr que c’était lui ! Sa fatale chanson, sonair exalté, tout me prouvait qu’il n’était point revenu dans nosparages, après avoir fait le mort pendant plus de dix ans, sansnourrir un abominable dessein ! Heureusement qu’avec ma petitebarque je pouvais être arrivé chez Giuseppe et Angeluccia avantqu’il n’eût eu le temps de tourner le port. Je me jetai sur lesrames et bientôt je débarquai. La première personne que jerencontrai fut justement Giuseppe qui revenait de la mairie etrentrait chez lui. Je remerciai le ciel d’arriver encore à temps etje criai à cet homme de se hâter, qu’un malheur irréparable lemenaçait, que je venais de voir Antonio, Antonio lui-même, vivant…et se dirigeant vers la ville !

« “Pendant qu’il m’interrogeait et que jelui répondais, nous courions et nous arrivâmes ainsi, haletants, àla maison où Giuseppe avait laissé Angeluccia.’Angeluccia !…Angeluccia !…’criâmes-nous… Mais personne ne nousrépondait.’Pourvu, mon Dieu, qu’elle ne soit pas sortie à lapromenade !’pleurait le malheureux Giuseppe. Nous gravîmes,toujours appelant, le premier étage.

« “Il entra dans une pièce et moi dansl’autre. C’était dans la pièce où j’avais pénétré que se trouvaitAngeluccia. Elle était assise au coin de la fenêtre, dans un grandfauteuil Voltaire sur le dossier duquel reposait sa tête. Elleparaissait dormir. Comme elle était toujours extrêmement pâle, lapâleur, surprenante pour tout autre, de son beau visage, ne mefrappa point.’Viens, elle est par ici’, criai-je à Giuseppe. Quantà moi, j’avais continué d’avancer dans la pénombre, stupéfaitqu’Angeluccia ne se réveillât pas, ne nous répondît pas, je latouchai… Je touchai son collier de velours qui se dénoua et satête me roula dans la main !

« “Je m’enfuis, les cheveux dressés, maisje tombai presque aussitôt dans une horrible flaque de sang que lesombres de la nuit commençante m’avaient empêché de voir en entrant.Je me relevai en hurlant, je repris ma course insensée et l’on duts’emparer de moi avec des précautions comme d’une bête enragée.

« “On put croire, pendant quelques jours,que je devenais fou. Enfin, heureusement, je me calmai, et si bienqu’aujourd’hui, c’est moi qui suis maire de Bonifacio,monsieur ! Comme vous le devinez, quand j’avais aperçuAntonio, celui-ci n’allait point à sa vengeance : il enrevenait !On reconstitua tout le drame. Entré dans lamaison alors qu’Angeluccia se trouvait seule, il l’avait d’abordtuée d’un coup de poignard au cœur et puis, l’esprit hanté par toutce que lui avait raconté Ascoli, il avait achevé ce qu’il avait simaladroitement commencé dix ans plus tôt, à la fête de laPentecôte. Plus sûr de son bon couteau corse que de l’instrumentpseudo-historique qui l’avait trahi, il avait décollé tout à faitla malheureuse avec son large poignard, puis il n’avait pas reculédevant l’atrocité de replacer la tête sur les épaules et decacher la section du cou sous le collier develours ! » »

** * * *

« – Maintenant, termina l’excellentPietro-Santo, si vous voulez avoir des nouvelles de Giuseppe, ilfaudrait aller en demander aux échos du maquis. Deux joursaprès, le second mari d’Angeluccia prenait le chemin de lamontagne, à la recherche du premier. Il avait le fusil sur l’épauleet portait à sa ceinture un sac dans lequel il avait glissé la têted’Angeluccia qu’il avait lui-même embaumée. On n’a jamais plus revuni Giuseppe, ni Antonio, ni Ascoli, mais ils ont bien dû se joindrecomme il convenait et se massacrer dans quelque coin. Car,monsieur, c’est la seule façon dont la vendetta s’éteintdans notre pays, quand tout le monde est mort. »

 

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