Quelques Nouvelles terrifiantes

Chapitre 2LA HACHE D’OR

 

Il y a de cela bien des années, je me trouvaisà Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelqueskilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne pour yterminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village, quimire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa labarque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristesavaient fui et tous les affreux Tartarins, descendus d’Allemagneavec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeaurond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontésvers leurs bocks et leur choucroute et leurs « grossconcerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate,les Mitten et le Rigi.

À la table d’hôte, on se retrouva tout au plusune demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soirvenu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu demusique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs,qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants,n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous étaittoujours apparue comme la personnification de la tristesse, serévéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous jouadu Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann, danslaquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisaitvenir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissantsdes heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment dudépart, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrirun souvenir de notre saison à Guersaü.

L’un de nous, qui se rendait dans la journée àLucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec unebroche en or qui représentait une petite hache.

Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit lavieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent lahache d’or.

Les bagages de la dame n’avaient pas quittél’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre,rassuré sur son sort par l’aubergiste qui me disait que lavoyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucuneraison de s’inquiéter.

De fait, la veille de mon départ, comme jefaisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelquespas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur leseuil du sanctuaire, la vieille dame.

Jamais, comme en ce moment, je n’avais étéfrappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient degrosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué lestraces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissasa voilette et descendit vers la rive. Cependant, je n’hésitaipoint à la rejoindre et, la saluant, lui fis part des regrets desvoyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis lapetite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or.

Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointainsourire, mais aussitôt qu’elle eut aperçu l’objet qui était dedans,elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi commesi elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’ungeste insensé, jeta la hache dans le lac !

J’étais encore stupéfait de cet accueilinexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il yavait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et,après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne comprisrien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoirequ’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, envérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de lavieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotionla berceuse de Schumann.

– Vous saurez tout, me dit-elle, car je vaisquitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernièrefois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac lapetite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellentefamille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations debourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étaistrès belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elleeût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre monpère.

« J’avais vingt-quatre ans quand unparti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeunehomme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisseet dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit demoi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux,simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles del’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance, sans être riche. Sonpère était encore dans le commerce et lui faisait une petite rentepour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devionsaller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété deTodnaü, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mèreprécipita singulièrement les événements.

« Ne se sentant plus la force de voyager,ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autoritésciviles de Todnaü, sur sa demande, les meilleurs renseignementsconcernant le jeune Herbert et sa famille.

« Le père avait commencé par être unhonnête bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu,ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est dumoins tout ce que l’on savait de lui à Todnaü.

« Il n’en fallut pas davantage à ma mèrepour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à monmariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, commeelle disait, « rassurée sur mon sort ».

« Mon mari, par tous les soins dont ilm’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleurd’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père,nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mongrand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sansavoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée, si, aufur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue,presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus enplus sombre.

« Cela m’étonna au-delà de touteexpression, car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractèreplaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir quetoute cette gaieté d’alors était factice et cachait un profondchagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il secroyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne melaissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Auxpremières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riantaux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassantpassionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à mepersuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureuxmystère.

« Je ne pouvais me cacher qu’il y avait,dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait debien près à des remords. Et cependant, j’aurais juré qu’il étaitincapable d’une action, je ne dis pas basse ou vile, mais mêmeindélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait aprèsmoi nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nousapprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cettenouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Ilresta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, nesemblant même pas entendre les douces paroles de consolation dontj’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissaitassommé. Enfin, aux premières heures de l’aube, il se leva dufauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablementravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un tondéchirant : « Allons, Élisabeth, il fautrevenir ! Il faut revenir ! » Ces dernièresparoles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il lesdisait un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose sinaturelle que le retour au pays de son père dans un moment commecelui-là, que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle ilsemblait lutter contre cette nécessité de revenir. Àpartir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devintterriblement taciturne, et je le surpris plus d’une fois sanglotantéperdument.

« La douleur causée par la perte d’unpère bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notresituation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que lemystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres quis’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures lesplus tendres et les faire se regarder l’un l’autre sans secomprendre.

« Nous étions arrivés à Todnaü, juste àtemps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de laForêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubreet il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieuxGutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à lalisière du bois.

« C’était un sombre chalet isolé, qui nerecevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroitque l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann, et quisurvenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pourse faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous,prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encoreplus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plusn’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoirede son père, continuait de le recevoir.

« Basckler, qui n’avait point d’enfant,avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait pointd’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de celaavec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de jugerson noble cœur :

« – Te plairait-il, me disait-il,d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruinede tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ?

« – Certes, non ! lui répondis-je.Ton père nous a laissé quelque bien, et ce que tu gagneshonnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut biennous envoyer un enfant.

« Je n’avais point plus tôt prononcécette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire.Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouvermal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avecforce : « Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai,avoir sa conscience pour soi ! » Et sur ces mots ils’échappa comme un fou.

« Quelquefois il s’absentait un jour,deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, àacheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à desentrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même, laissant auxautres, me disait-il, le soin de faire, avec les arbres,des traverses de chemin de fer si la matière était de moindrequalité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité étaitsupérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cettescience de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans sesvoyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieilleservante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachaispour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étaiscertaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle ilpensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien,je ne pouvais détacher ma pensée.

« Et puis, cette grande forêt me faisaitpeur ! Et la servante me faisait peur ! Et le pèreBasckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet, il était trèsgrand, avec des tas d’escaliers, partout, qui conduisaient dans descouloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, aubout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrerdeux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi.Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de cecabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert seretirait, me disait-il,pour faire ses comptes et mettre aunet ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que jel’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret.

« Une nuit que mon mari était parti pourl’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, monattention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre quej’avais laissée entrouverte à cause de la grande chaleur. Je melevai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de grosnuages cachaient les étoiles. C’est à peine si je pouvaisapercevoir les grandes ombres menaçantes des premiers arbres quientouraient notre demeure. Et je ne vis distinctement mon mari etla servante que dans le moment qu’ils passaient sous ma fenêtre,avec mille précautions, marchant sur la pelouse pour que jen’entendisse point le bruit de leurs pas et portant, chacun par unepoignée, une sorte de longue malle, assez étroite, que je n’avaisjamais vue. Ils pénétrèrent dans le chalet et je ne les entendis nine les vis plus pendant plus de dix minutes.

« Mon angoisse dépassait tout ce que l’onpeut imaginer. Pourquoi se cachaient-ils de moi ? Commentn’avais-je pas entendu arriver le petit cabriolet qui ramenaitHerbert ? À ce moment, il me sembla entendre hennir au loin.Et la servante parut, traversa les pelouses, se perdit dans la nuitet revint bientôt avec notre jument toute dételée qu’elle faisaitmarcher sur la terre molle. Que de précautions pour ne pas meréveiller !

« De plus en plus étonnée de ne pas voirHerbert entrer dans notre chambre, comme il faisait à chacun de sesretours nocturnes, je passai à la hâte un peignoir et me mis àerrer dans l’ombre des corridors. Mes pas me conduisirent toutnaturellement vers le petit cabinet qui me faisait si peur. Et jen’étais pas encore entrée dans le petit corridor qui y aboutit quej’entendais mon mari commander d’une voix sourde et rude à laservante qui remontait : « De l’eau !… Apporte-moide l’eau ! De l’eau chaude, tu entends ! Ça ne partpas ! »

« Je m’arrêtai et suspendis mon souffle.Au surplus, je ne pouvais plus respirer. J’étouffais, j’avais lepressentiment qu’un horrible malheur venait de nous arriver. Tout àcoup, je fus à nouveau secouée par la voix de mon mari quidisait : « Ah enfin ! ça y est !… C’estparti !… »

« La servante et lui se parlèrent encoreà voix basse et j’entendis le pas d’Herbert. Ceci me rendit desforces et je courus m’enfermer dans ma chambre. Bientôt il frappa,je fis celle qui était endormie et qui se réveillait ; enfin,je lui ouvris. J’avais une bougie à la main, elle tomba quandj’aperçus son visage qui était terrible.

« – Qu’as-tu, me demanda-t-iltranquillement, tu rêves encore ? Couche-toi donc.

« Je voulus rallumer la bougie, mais ils’y opposa, et j’allai me jeter dans mon lit. Je passai une nuitatroce. À côté de moi, Herbert se tournait et se retournait,poussait des soupirs et ne dormait point. Il ne me dit pas un mot.Au petit jour, il se leva, déposa un baiser glacé sur mon front etpartit. Quand je descendis, la servante me remit un mot de luim’annonçant qu’il était obligé de s’absenter encore pour deuxjours.

« À huit heures du matin, j’apprenais pardes ouvriers qui allaient à Neustadt que l’on avait trouvé le pèreBasckler assassiné dans un petit chalet qu’il possédait dans leVal-d’Enfer et où quelquefois il passait la nuit, lorsque sesaffaires d’usure l’avaient trop longtemps retenu chez les paysans.Basckler avait reçu un terrible coup de hache à la tête qui avaitété fendue en deux, une vraie besogne de bûcheron.

« Je rentrai chez moi en m’accrochant auxmurs. Et encore ce fut vers le fatal petit cabinet que je metraînai. Je n’aurais pu dire exactement ce qui se passait dans matête, mais j’avais besoin de savoir ce qu’il y avait derrière cetteporte, après les paroles de la nuit et la figure que j’avais vue àHerbert. À ce moment, la servante m’aperçut et me criaméchamment :

« – Laissez donc cette porte tranquille,vous savez bien que M. Herbert vous a défendu d’ytoucher ! Vous serez bien avancée, allez, quand voussaurez ce qu’il y a derrière !…

« Et je l’entendis s’éloigneravec un rire de démon. Je me mis au lit avec la fièvre. Je fusquinze jours malade. Herbert me soigna avec un dévouement maternel.Je croyais avoir fait un mauvais rêve et il me suffisait maintenantde regarder son bon visage pour me confirmer dans cette idée que jen’étais pas dans mon état normal, la nuit où j’avais cru voir etentendre tant de choses exceptionnelles. Du reste, l’assassin dupère Basckler était arrêté. C’était un bûcheron de Bergen que levieil usurier avait trop « saigné » et qui s’était vengéen le saignant à son tour.

« Ce bûcheron, un nommé Mathis Müller,continuait de proclamer son innocence, mais, bien qu’on n’eût pointtrouvé une goutte de sang sur lui, ni sur ses habits, et que sahache fût presque comme de l’acier neuf, on avait, paraît-il,suffisamment de preuves de sa culpabilité pour qu’il n’échappâtpoint au châtiment.

« Notre situation ne se trouva pointmodifiée, comme nous aurions pu le croire, par la mort du pèreBasckler et c’est en vain qu’Herbert attendit un testament quin’existait pas.

« À mon grand étonnement, mon mari s’entrouva très affecté et, un jour que je l’interrogeais là-dessus, ilme répondit, très énervé : « Eh bien, oui ! J’avaisbeaucoup compté sur ce testament-là, si tu veux le savoir,beaucoup ! » Et son visage, me disant cela, était devenusi mauvais que l’autre visage de la nuit mystérieuse me réapparutet, désormais, ne me quitta plus. C’était comme un masque toujoursprêt que je mettais sur la figure d’Herbert, même quand celle-ciétait naturellement douce et triste. Quand le procès de MathisMüller eut lieu à Fribourg, je me jetai sur les journaux. Unephrase que prononça l’avocat me poursuivit nuit et jour :

« – Tant que vous n’aurez pas retrouvé lahache qui a frappé et les vêtements maculés de sang de l’assassinde Basckler, vous ne pourrez pas condamner Mathis Müller.

« Néanmoins, Mathis Müller fut condamné àmort et je dois dire que cette nouvelle troubla étrangement monmari. La nuit, il ne rêvait plus que de Mathis Müller. Ilm’effrayait et ma pensée aussi m’épouvantait. Ah ! j’avaisbesoin de savoir ! Je voulais savoir ! Pourquoi avait-ildit : « Ça ne veut pas partir » ? À quellebesogne avait-il donc été occupé cette nuit-là, dans le petitchalet mystérieux ?

« Une nuit, je me levai à tâtons et jelui volai ses clefs !… Et je m’en fus dans les corridors…J’étais allée chercher dans la cuisine une lanterne… J’arrivai,claquant des dents, à la porte défendue… Je l’ouvris… et je vistout de suite la malle… la malle oblongue qui m’avait tantintriguée… Elle était fermée à clef, mais je n’eus pas de peine àtrouver la petite clef, là, dans le trousseau… et le couvercle futsoulevé… Je me mis à genoux pour mieux voir… et ce que je vism’arracha un cri d’horreur… Il y avait là des vêtements maculés desang et la hache encore tachée de rouille qui avaitfrappé !…

** * * *

« Comment ai-je pu vivre les quelquessemaines encore qui précédèrent l’exécution du malheureux, à côtéde cet homme, après ce que j’avais vu ? J’avais peur qu’il neme tuât !…

« Comment mon attitude, mes terreurs nel’ont-elles pas instruit ? C’est qu’à ce moment sa pensée toutentière semblait en proie à une épouvante au moins aussi grande quela mienne. Mathis Müller ne l’abandonnait pas ! Pourle fuir, sans doute, il allait maintenant s’enfermer dans le petitcabinet et, parfois, je l’entendais donner d’énormes coups dontretentissaient le plancher et les murs, comme s’il se battait avecsa hache contre les ombres et les fantômes qui l’assaillaient.

« Chose étrange, et qui me parut d’abordinexplicable : quarante-huit heures avant le jour fixé pourl’exécution de Müller, Herbert reconquit d’un coup tout son calme,un calme de marbre, un calme de statue. L’avant-veille au soir, ilme dit :

« – Élisabeth, je pars demain au petitjour, j’ai une importante affaire du côté de Fribourg ! Jeserai peut-être deux jours parti, ne t’inquiète pas.

« C’était à Fribourg que devait avoirlieu l’exécution, et, soudain, j’eus cette idée que toute lasérénité d’Herbert ne lui venait que d’une grande résolutionprise.

« Il allait se dénoncer.

« Une pareille pensée me soulagea à untel point que, pour la première fois depuis bien des nuits, jem’endormis d’un sommeil de plomb. Il faisait grand jour quand je meréveillai. Mon mari était parti. Je m’habillai à la hâte et, sansrien dire à la servante, je courus à Todnaü. Là, je pris unevoiture qui devait me conduire à Fribourg. J’y arrivai à la tombéedu jour. Je courus à la Maison de Justice et la première personneque j’aperçus, entrant dans cette maison, fut mon mari. Je restailà clouée sur place, et comme je ne vis point Herbert ressortir, jefus persuadée qu’il s’était dénoncé et qu’il avait été gardésur-le-champ à la disposition du parquet.

« La prison était alors attenante à laMaison de Justice. J’en fis le tour comme une désespérée. Toute lanuit, j’errai dans les rues, revenant sans cesse à cette lugubremaison, et les premiers rayons de l’aurore commençaient à poindrequand j’aperçus deux hommes en redingote noire qui gravissaient lesdegrés du palais. Je courus à eux et leur dis que je voulais voirle plus tôt possible le procureur, car j’avais la plus gravecommunication à lui faire relativement à l’assassinat deBasckler.

« L’un de ces messieurs était justementle procureur. Il me pria de le suivre et me fit entrer dans soncabinet. Là, je me nommai et lui dis qu’il avait dû recevoir, laveille, la visite de mon mari. Il me répondit qu’en effet ill’avait vu. Et comme il se taisait après cela, je me jetai à sesgenoux, en le suppliant d’avoir pitié de moi et de me dire siHerbert avait avoué son crime. Il parut étonné, me releva et mequestionna.

« Peu à peu, je lui fis le récit de monexistence, telle que je vous l’ai racontée, et enfin je lui fispart de l’atroce découverte que j’avais faite dans le cabinet duchalet de Todnaü. Je terminai en jurant que je n’aurais jamaislaissé exécuter un innocent et que, si mon mari ne s’était dénoncélui-même, je n’aurais pas hésité à instruire la justice. Enfin, jelui demandai comme grâce suprême de me laisser voir mon mari.

« – Vous allez le voir, madame, medit-il, veuillez me suivre.

« Il me conduisit plus morte que vive àla prison, me fit traverser des corridors et monter un escalier.Là, il me plaça devant une petite fenêtre grillée qui surplombaitune grande salle et il me quitta en me priant de prendre patience.D’autres personnes vinrent bientôt se placer également à cettepetite fenêtre et regardèrent dans la grande salle sans mot dire.Je fis comme eux. J’étais comme accrochée aux barreaux et j’avaisle sentiment aigu que j’allais assister à quelque chose demonstrueux. La salle peu à peu se garnissait de nombreuxpersonnages qui, tous, observaient le plus lugubre silence. Lejour, maintenant, éclairait mieux le spectacle. Au milieu de lasalle, on apercevait distinctement une lourde pièce de bois quequelqu’un derrière moi nomma : c’était le billot.

« On allait donc exécuter Müller !Une sueur froide commença à me couler le long des tempes et je nesais comment, dès cette minute, je ne perdis point connaissance.Une porte s’ouvrit et un cortège parut en tête duquel s’avançait lecondamné, tout frissonnant sous sa chemise échancrée et le col nu.Il avait les mains liées derrière le dos et il était soutenu pardeux aides. Un ministre du culte lui murmura quelque chose àl’oreille. Le malheureux prit alors la parole – une pauvre paroletremblante – pour avouer son crime et en demander pardon à Dieu etaux hommes ; un magistrat prit acte de cet aveu et lut unesentence ; puis les deux aides jetèrent le patient à genoux etlui mirent la tête sur le billot. Mathis Müller ne donnait déjàplus signe de vie quand je vis se détacher de la muraille, où ils’était jusque-là tenu dans l’ombre, un homme aux bras nus et quiportait une hache sur l’épaule. L’homme toucha la tête du condamné,écarta d’un geste les aides, leva la hache et, d’un terrible coup,frappa. Cependant, il dut s’y reprendre à deux fois avant que latête tombât. Alors, il la ramassa, de son poing dans les cheveux,et se redressa.

« Comment avais-je pu, jusqu’au bout,assister à une pareille horreur ? Mes yeux cependant nepouvaient se détacher de cette scène de sang, comme si mes yeuxavaient encore quelque chose à voir… Et, en effet, ils virent… Ilsvirent quand l’homme se redressa et leva la tête, tenant dans samain qui tremblait son abominable trophée… Je poussai un cridéchirant : « Herbert ! » Et jem’évanouis.

« Monsieur, maintenant, vous saveztout ; j’avais épousé le bourreau. La hache que j’avaisdécouverte dans le petit cabinet était la hache du bourreau ;les vêtements ensanglantés, ceux du bourreau ! Je faillisdevenir folle chez une vieille parente où, dès le lendemain, jem’étais réfugiée et je ne sais comment je suis encore de ce monde.Quant à mon mari, qui ne pouvait se passer de moi, car il m’aimaitplus que tout sur la terre, on le trouva, deux mois plus tard,pendu dans notre chambre. Je reçus ces derniers mots :

Pardonne-moi, Élisabeth, m’écrivait-il. J’aiessayé tous les métiers. On m’a chassé de partout quand on a sucelui que faisait mon père. Il m’a fallu de bonne heure me résoudreà une telle succession. Comprends-tu maintenant pourquoi on estbourreau de père en fils ? J’étais né honnête homme. Leseul crime que j’aie jamais commis de ma vie est de t’avoir toutcaché. Mais je t’aimais, Élisabeth, adieu !

La dame en noir était déjà loin que jeregardais encore stupidement l’endroit du lac où elle avait jeté lapetite hache d’or.

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