Sodome et Gomorrhe

Chapitre 3

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Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stationsdu «Transatlantique». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avecelle.

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Je tombais de sommeil. Je fus monté en ascenseur jusqu’à monétage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engageala conversation pour me raconter que sa sœur était toujours avec leMonsieur si riche, et qu’une fois, comme elle avait envie deretourner chez elle au lieu de rester sérieuse, son Monsieur avaitété trouver la mère du chasseur louche et des autres enfants plusfortunés, laquelle avait ramené au plus vite l’insensée chez sonami. «&|160;Vous savez, Monsieur, c’est une grande dame que masœur. Elle touche du piano, cause l’espagnol. Et vous ne lecroiriez pas, pour la sœur du simple employé qui vous fait monterl’ascenseur, elle ne se refuse rien&|160;; Madame a sa femme dechambre à elle, je ne serais pas épaté qu’elle ait un jour savoiture. Elle est très jolie, si vous la voyiez, un peu trop fière,mais dame&|160;! ça se comprend. Elle a beaucoup d’esprit. Elle nequitte jamais un hôtel sans se soulager dans une armoire, unecommode, pour laisser un petit souvenir à la femme de chambre quiaura à nettoyer. Quelquefois même, dans une voiture, elle fait ça,et après avoir payé sa course, se cache dans un coin, histoire derire en voyant rouspéter le cocher qui a à relaver sa voiture. Monpère était bien tombé aussi en trouvant pour mon jeune frère ceprince indien qu’il avait connu autrefois. Naturellement, c’est unautre genre. Mais la position est superbe. S’il n’y avait pas lesvoyages, ce serait le rêve. Il n’y a que moi jusqu’ici qui suisresté sur le carreau. Mais on ne peut pas savoir. La chance estdans ma famille&|160;; qui sait si je ne serai pas un jourprésident de la République&|160;? Mais je vous fais babiller (jen’avais pas dit une seule parole et je commençais à m’endormir enécoutant les siennes). Bonsoir, Monsieur. Oh&|160;! merci,Monsieur. Si tout le monde avait aussi bon cœur que vous il n’yaurait plus de malheureux. Mais, comme dit ma sœur, il faudratoujours qu’il y en ait pour que, maintenant que je suis riche, jepuisse un peu les emmerder. Passez-moi l’expression. Bonne nuit,Monsieur.&|160;»

Peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, endormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et nonavenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil quenous croyons sans conscience.

En effet, ces soirs où je rentrais tard de la Raspelière,j’avais très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, je nepouvais m’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si oneût allumé une lampe. Seulement ce n’était qu’une flambée, et –comme une lampe aussi, comme le jour quand le soir tombe – sa tropvive lumière ne tardait pas à baisser&|160;; et j’entrais dans lesommeil, lequel est comme un second appartement que nous aurions etoù, délaissant le nôtre, nous serions allé dormir. Il a dessonneries à lui, et nous y sommes quelquefois violemment réveilléspar un bruit de timbre, parfaitement entendu de nos oreilles, quandpourtant personne n’a sonné. Il a ses domestiques, ses visiteursparticuliers qui viennent nous chercher pour sortir, de sorte quenous sommes prêts à nous lever quand force nous est de constater,par notre presque immédiate transmigration dans l’autreappartement, celui de la veille, que la chambre est vide, quepersonne n’est venu. La race qui l’habite, comme celle des premiershumains, est androgyne. Un homme y apparaît au bout d’un instantsous l’aspect d’une femme. Les choses y ont une aptitude à devenirdes hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps quis’écoule pour le dormeur, durant ces sommeils-là, est absolumentdifférent du temps dans lequel s’accomplit la vie de l’hommeréveillé. Tantôt son cours est beaucoup plus rapide, un quartd’heure semble une journée&|160;; quelquefois beaucoup plus long,on croit n’avoir fait qu’un léger somme, on a dormi tout le jour.Alors, sur le char du sommeil, on descend dans des profondeurs oùle souvenir ne peut plus le rejoindre et en deçà desquellesl’esprit a été obligé de rebrousser chemin.

L’attelage du sommeil, semblable à celui du soleil, va d’un passi égal, dans une atmosphère où ne peut plus l’arrêter aucunerésistance, qu’il faut quelque petit caillou aérolithique étrangerà nous (dardé de l’azur par quel Inconnu) pour atteindre le sommeilrégulier (qui sans cela n’aurait aucune raison de s’arrêter etdurerait d’un mouvement pareil jusque dans les siècles des siècles)et le faire, d’une brusque courbe, revenir vers le réel, brûler lesétapes, traverser les régions voisines de la vie – où bientôt ledormeur entendra, de celle-ci, les rumeurs presque vagues encore,mais déjà perceptibles, bien que déformées – et atterrirbrusquement au réveil. Alors de ces sommeils profonds on s’éveilledans une aurore, ne sachant qui on est, n’étant personne, neuf,prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était lavie jusque-là. Et peut-être est-ce plus beau encore quandl’atterrissage du réveil se fait brutalement et que nos pensées dusommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’ont pas le temps derevenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. Alors dunoir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disonsmême pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un«&|160;nous&|160;» qui serait sans contenu. Quel coup de marteaul’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer,stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend laconscience ou la personnalité&|160;? Encore, pour ces deux genresde réveil, faut-il ne pas s’endormir, même profondément, sous laloi de l’habitude. Car tout ce que l’habitude enserre dans sesfilets, elle le surveille, il faut lui échapper, prendre le sommeilau moment où on croyait faire tout autre chose que dormir, prendreen un mot un sommeil qui ne demeure pas sous la tutelle de laprévoyance, avec la compagnie, même cachée, de la réflexion.

Du moins, dans ces réveils tels que je viens de les décrire, etqui étaient la plupart du temps les miens quand j’avais dîné laveille à la Raspelière, tout se passait comme s’il en était ainsi,et je peux en témoigner, moi l’étrange humain qui, en attendant quela mort le délivre, vis les volets clos, ne sais rien du monde,reste immobile comme un hibou et, comme celui-ci, ne vois un peuclair que dans les ténèbres. Tout se passe comme s’il en étaitainsi, mais peut-être seule une couche d’étoupe a-t-elle empêché ledormeur de percevoir le dialogue intérieur des souvenirs et leverbiage incessant du sommeil. Car (ce qui peut, du reste,s’expliquer aussi bien dans le premier système, plus vaste, plusmystérieux, plus astral) au moment où le réveil se produit, ledormeur entend une voix intérieure qui lui dit&|160;:«&|160;Viendrez-vous à ce dîner ce soir, cher ami&|160;? comme ceserait agréable&|160;!&|160;» et pense&|160;: «&|160;Oui, comme cesera agréable, j’irai&|160;»&|160;; puis, le réveil s’accentuant,il se rappelle soudain&|160;: «&|160;Ma grand’mère n’a plus quequelques semaines à vivre, assure le docteur.&|160;» Il sonne, ilpleure à l’idée que ce ne sera pas, comme autrefois, sa grand’mère,sa grand’mère mourante, mais un indifférent valet de chambre qui vavenir, lui répondre. Du reste, quand le sommeil l’emmenait si loinhors du monde habité par le souvenir et la pensée, à travers unéther où il était seul, plus que seul, n’ayant même pas cecompagnon où l’on s’aperçoit soi-même, il était hors du temps et deses mesures. Déjà le valet de chambre entre, et il n’ose luidemander l’heure, car il ignore s’il a dormi, combien d’heures il adormi (il se demande si ce n’est pas combien de jours, tant ilrevient le corps rompu et l’esprit reposé, le cœur nostalgique,comme d’un voyage trop lointain pour n’avoir pas durélongtemps).

Certes on peut prétendre qu’il n’y a qu’un temps, pour la futileraison que c’est en regardant la pendule qu’on a constaté n’êtrequ’un quart d’heure ce qu’on avait cru une journée. Mais au momentoù on le constate, on est justement un homme éveillé, plongé dansle temps des hommes éveillés, on a déserté l’autre temps. Peut-êtremême plus qu’un autre temps&|160;: une autre vie. Les plaisirsqu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le comptedes plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faireallusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, auréveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant,un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peutplus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là&|160;?C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre viequi n’est pas la nôtre. Souffrances et plaisirs du rêve (quigénéralement s’évanouissent bien vite au réveil), si nous lesfaisons figurer dans un budget, ce n’est pas dans celui de la viecourante.

J’ai dit deux temps&|160;; peut-être n’y en a-t-il qu’un seul,non que celui de l’homme éveillé soit valable pour le dormeur, maispeut-être parce que l’autre vie, celle où on dort, n’est pas – danssa partie profonde – soumise à la catégorie du temps. Je me lefigurais quand, aux lendemains des dîners à la Raspelière, jem’endormais si complètement. Voici pourquoi. Je commençais à medésespérer, au réveil, en voyant qu’après que j’avais sonné dixfois, le valet de chambre n’était pas venu. À la onzième ilentrait. Ce n’était que la première. Les dix autres n’étaient quedes ébauches, dans mon sommeil qui durait encore, du coup desonnette que je voulais. Mes mains gourdes n’avaient seulement pasbougé. Or ces matins-là (et c’est ce qui me fait dire que lesommeil ignore peut-être la loi du temps), mon effort pourm’éveiller consistait surtout en un effort pour faire entrer lebloc obscur, non défini, du sommeil que je venais de vivre, auxcadres du temps. Ce n’est pas tâche facile&|160;; le sommeil, quine sait si nous avons dormi deux heures ou deux jours, ne peut nousfournir aucun point de repère. Et si nous n’en trouvons pas audehors, ne parvenant pas à rentrer dans le temps, nous nousrendormons pour cinq minutes, qui nous semblent trois heures.

J’ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant deshypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deuxheures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pourtoujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveillerqu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnantde l’un à l’autre, je fus surpris d’apprendre par le philosophenorvégien, qui le tenait de M. Boutroux, «&|160;son éminentcollègue – pardon, son confrère&|160;», – ce que M. Bergson pensaitdes altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques.«&|160;Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à encroire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps entemps, à doses modérées, n’ont pas d’influence sur cette solidemémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous.Mais il est d’autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi.Un de mes collègues fait un cours d’histoire ancienne. Il m’a ditque si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait dela peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecquesdont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé cescachets lui assura qu’ils étaient sans influence sur la mémoire.«&|160;C’est peut-être que vous n’avez pas à faire de citationsgrecques&|160;», lui avait répondu l’historien, non sans un orgueilmoqueur.&|160;»

Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutrouxest exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et siclair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre.Personnellement mon expérience m’a donné des résultats opposés.

Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion decertains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, maistroublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeilnaturel et profond. Or, ce que j’oublie dans l’un et l’autre cas,ce n’est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt,«&|160;ainsi qu’un tympanon&|160;», ce n’est pas tel concept d’undes philosophes cités, c’est la réalité elle-même des chosesvulgaires qui m’entourent – si je dors – et dont la non-perceptionfait de moi un fou&|160;; c’est, si je suis éveillé et sors à lasuite d’un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou dePlotin, dont je puis discuter aussi bien qu’un autre jour, mais laréponse que j’ai promis de donner à une invitation, au souvenir delaquelle s’est substitué un pur blanc. L’idée élevée est restée àsa place&|160;; ce que l’hypnotique a mis hors d’usage c’est lepouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande del’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner telsouvenir de la vie de tous les jours. Malgré tout ce qu’on peutdire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu’àchaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nouspossédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous lesrappeler, dit d’après M. Bergson le grand philosophe norvégien,dont je n’ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d’imiter lelangage. Sinon la faculté de se les rappeler. Mais qu’est-ce qu’unsouvenir qu’on ne se rappelle pas&|160;? Ou bien, allons plus loin.Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernièresannées&|160;; mais ils nous baignent tout entiers&|160;; pourquoialors s’arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu’audelà de la naissance cette vie antérieure&|160;? Du moment que jene connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrièremoi, du moment qu’ils me sont invisibles, que je n’ai pas lafaculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cettemasse inconnue de moi, il n’y en a pas qui remontent àbien au delà de ma vie humaine&|160;? Si je puis avoir en moi etautour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cetoubli (du moins oubli de fait puisque je n’ai pas la faculté derien voir) peut porter sur une vie que j’ai vécue dans le corpsd’un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli effacetout. Mais alors que signifie cette immortalité de l’âme dont lephilosophe norvégien affirmait la réalité&|160;? L’être que jeserai après la mort n’a pas plus de raisons de se souvenir del’homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne sesouvient de ce que j’ai été avant elle.

Le valet de chambre entrait. Je ne lui disais pas que j’avaissonné plusieurs fois, car je me rendais compte que je n’avais faitjusque-là que le rêve que je sonnais. J’étais effrayé pourtant depenser que ce rêve avait eu la netteté de la connaissance. Laconnaissance aurait-elle, réciproquement, l’irréalité durêve&|160;?

En revanche, je lui demandais qui avait tant sonné cette nuit.Il me disait&|160;: personne, et pouvait l’affirmer, car le«&|160;tableau&|160;» des sonneries eût marqué. Pourtantj’entendais les coups répétés, presque furieux, qui vibraientencore dans mon oreille et devaient me rester perceptibles pendantplusieurs jours. Il est pourtant rare que le sommeil jette ainsidans la vie éveillée des souvenirs qui ne meurent pas avec lui. Onpeut compter ces aérolithes. Si c’est une idée que le sommeil aforgée, elle se dissocie très vite en fragments ténus,irretrouvables. Mais, là, le sommeil avait fabriqué des sons. Plusmatériels et plus simples, ils duraient davantage.

J’étais étonné de l’heure relativement matinale que me disait levalet de chambre. Je n’en étais pas moins reposé. Ce sont lessommeils légers qui ont une longue durée, parce qu’intermédiairesentre la veille et le sommeil, gardant de la première une notion unpeu effacée mais permanente, il leur faut infiniment plus de tempspour nous reposer qu’un sommeil profond, lequel peut être court. Jeme sentais bien à mon aise pour une autre raison. S’il suffit de serappeler qu’on s’est fatigué pour sentir péniblement sa fatigue, sedire&|160;: «&|160;Je me suis reposé&|160;» suffit à créer lerepos. Or j’avais rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans etvenait de donner une paire de claques à sa propre mère&|160;; deMme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards unbouquet de violettes&|160;; j’étais donc assuré d’avoir dormiprofondément, rêvé à rebours de mes notions de la veille et detoutes les possibilités de la vie courante&|160;; cela suffisaitpour que je me sentisse tout reposé.

J’aurais bien étonné ma mère, qui ne pouvait comprendrel’assiduité de M. de Charlus chez les Verdurin, si je lui avaisraconté (précisément le jour où avait été commandée la toqued’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût lasurprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon auGrand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de piedd’une cousine des Cambremer. Ce valet de pied était habillé avecune grande élégance et, quand il traversa le hall avec le baron, il«&|160;fit homme du monde&|160;» aux yeux des touristes, commeaurait dit Saint-Loup. Même les jeunes chasseurs, les«&|160;lévites&|160;» qui descendaient en foule les degrés dutemple à ce moment, parce que c’était celui de la relève, ne firentpas attention aux deux arrivants, dont l’un, M. de Charlus, tenait,en baissant les yeux, à montrer qu’il leur en accordait très peu.Il avait l’air de se frayer un passage au milieu d’eux.«&|160;Prospérez, cher espoir d’une nation sainte&|160;», dit-il ense rappelant des vers de Racine, cités dans un tout autre sens.«&|160;Plaît-il&|160;?&|160;» demanda le valet de pied, peu aucourant des classiques. M. de Charlus ne lui répondit pas, car ilmettait un certain orgueil à ne pas tenir compte des questions et àmarcher droit devant lui comme s’il n’y avait pas eu d’autresclients de l’hôtel et s’il n’existait au monde que lui, baron deCharlus. Mais ayant continué les vers de Josabeth&|160;:«&|160;Venez, venez, mes filles&|160;», il se sentit dégoûté etn’ajouta pas, comme elle&|160;: «&|160;il faut les appeler&|160;»,car ces jeunes enfants n’avaient pas encore atteint l’âge où lesexe est entièrement formé et qui plaisait à M. de Charlus.

D’ailleurs, s’il avait écrit au valet de pied de Mmede Chevregny, parce qu’il ne doutait pas de sa docilité, il l’avaitespéré plus viril. Il le trouvait, à le voir, plus efféminé qu’iln’eût voulu. Il lui dit qu’il aurait cru avoir affaire à quelqu’und’autre, car il connaissait de vue un autre valet de pied deMme de Chevregny, qu’en effet il avait remarqué sur lavoiture. C’était une espèce de paysan fort rustaud, tout l’opposéde celui-ci, qui, estimant au contraire ses mièvreries autant desupériorités et ne doutant pas que ce fussent ces qualités d’hommedu monde qui eussent séduit M. de Charlus, ne comprit même pas dequi le baron voulait parler. «&|160;Mais je n’ai aucun camaradequ’un que vous ne pouvez pas avoir reluqué, il est affreux, il al’air d’un gros paysan.&|160;» Et à l’idée que c’était peut-être cerustre que le baron avait vu, il éprouva une piqûre d’amour-propre.Le baron la devina et, élargissant son enquête&|160;: «&|160;Maisje n’ai pas fait un vœu spécial de ne connaître que des gens deMme de Chevregny, dit-il. Est-ce que ici, ou à Parispuisque vous partez bientôt, vous ne pourriez pas me présenterbeaucoup de vos camarades d’une maison ou d’une autre&|160;? –Oh&|160;! non&|160;! répondit le valet de pied, je ne fréquentepersonne de ma classe. Je ne leur parle que pour le service. Maisil y a quelqu’un de très bien que je pourrai vous faire connaître.– Qui&|160;? demanda le baron. – Le prince de Guermantes.&|160;» M.de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge,et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de larecommandation d’un valet de pied. Aussi déclina-t-il l’offre d’unton sec et, ne se laissant pas décourager par les prétentionsmondaines du larbin, recommença à lui expliquer ce qu’il voudrait,le genre, le type, soit un jockey, etc… Craignant que le notaire,qui passait à ce moment-là, ne l’eût entendu, il crut fin demontrer qu’il parlait de tout autre chose que de ce qu’on aurait pucroire et dit avec insistance et à la cantonade, mais comme s’il nefaisait que continuer sa conversation&|160;: «&|160;Oui, malgré monâge j’ai gardé le goût de bibeloter, le goût des jolis bibelots, jefais des folies pour un vieux bronze, pour un lustre ancien.J’adore le Beau.&|160;»

Mais pour faire comprendre au valet de pied le changement desujet qu’il avait exécuté si rapidement, M. de Charlus pesaittellement sur chaque mot, et de plus, pour être entendu du notaire,il les criait tous si fort, que tout ce jeu de scène eût suffi àdéceler ce qu’il cachait pour des oreilles plus averties que cellesde l’officier ministériel. Celui-ci ne se douta de rien, non plusqu’aucun autre client de l’hôtel, qui virent tous un élégantétranger dans le valet de pied si bien mis. En revanche, si leshommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain trèschic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné pareux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé àdistance comme un animal par certains animaux. Les chefs de ranglevèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Le sommelier,haussant les épaules, dit derrière sa main, parce qu’il crut celade la politesse, une phrase désobligeante que tout le mondeentendit.

Et même notre vieille Françoise, dont la vue baissait et quipassait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner«&|160;aux courriers&|160;», leva la tête, reconnut un domestiquelà où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas – comme lavieille nourrice Euryclée reconnaît Ulysse bien avant lesprétendants assis au festin – et, voyant marcher familièrement aveclui M. de Charlus, eut une expression accablée, comme si tout d’uncoup des méchancetés qu’elle avait entendu dire et n’avait pascrues eussent acquis à ses yeux une navrante vraisemblance. Elle neme parla jamais, ni à personne, de cet incident, mais il dut fairefaire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaquefois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avaitjusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse,mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une fortedose de réserve. Ce même incident amena au contraire quelqu’und’autre à me faire une confidence&|160;; ce fut Aimé. Quand j’avaiscroisé M. de Charlus, celui-ci, qui n’avait pas cru me rencontrer,me cria, en levant la main&|160;: «&|160;bonsoir&|160;», avecl’indifférence, apparente du moins, d’un grand seigneur qui secroit tout permis et qui trouve plus habile d’avoir l’air de ne passe cacher. Or Aimé, qui, à ce moment, l’observait d’un œil méfiantet qui vit que je saluais le compagnon de celui en qui il étaitcertain de voir un domestique, me demanda le soir même quic’était.

Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt, commeil disait, sans doute pour marquer le caractère selon luiphilosophique de ces causeries, à «&|160;discuter&|160;» avec moi.Et comme je lui disais souvent que j’étais gêné qu’il restât deboutprès de moi pendant que je dînais au lieu qu’il pût s’asseoir etpartager mon repas, il déclarait qu’il n’avait jamais vu un clientayant «&|160;le raisonnement aussi juste&|160;». Il causait en cemoment avec deux garçons. Ils m’avaient salué, je ne savais paspourquoi&|160;; leurs visages m’étaient inconnus, bien que dansleur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pasnouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leursfiançailles, qu’il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis queje ne pouvais avoir d’opinion, ne les connaissant pas. Ils merappelèrent leur nom, qu’ils m’avaient souvent servi à Rivebelle.Mais l’un avait laissé pousser sa moustache, l’autre l’avait raséeet s’était fait tondre&|160;; et à cause de cela, bien que ce fûtleur tête d’autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non uneautre, comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), ellem’était restée aussi invisible que ces objets qui échappent auxperquisitions les plus minutieuses, et qui traînent simplement auxyeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dèsque je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertainede leur voix parce que je revis leur ancien visage qui ladéterminait. «&|160;Ils veulent se marier et ils ne saventseulement pas l’anglais&|160;!&|160;» me dit Aimé, qui ne songeaitpas que j’étais peu au courant de la profession hôtelière etcomprenais mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on nepeut pas compter sur une situation.

Moi qui croyais qu’il saurait aisément que le nouveau dîneurétait M. de Charlus, et me figurais même qu’il devait se lerappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron étaitvenu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme deVilleparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne serappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produireune impression profonde. Il me dit qu’il chercherait le lendemaindans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être luiexpliquer. Je fus d’autant plus étonné que M. de Charlus, quand ilavait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la premièreannée, avait fait spécialement demander Aimé, qu’il avait dûretrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j’avais déjeunéavec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nousespionner. Il est vrai qu’Aimé n’avait pu accomplir en personne cesmissions, étant, une fois, couché et, la seconde fois, en train deservir. J’avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand ilprétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dûconvenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel deBalbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes,Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, doncplus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d’abordseul. Mais bientôt dans l’office on apercevait un sculptural maîtred’hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type, un peuvieilli par les excès de champagne et voyant venir l’heurenécessaire de l’eau de Contrexéville. Tous les clients ne leurdemandaient pas que de les servir. Les commis, qui étaient jeunes,scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, sedérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de n’être pas sérieux. Ilen avait le droit. Sérieux, lui l’était. Il avait une femme et desenfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangèreou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-ilrester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Ilavait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que jele soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le connaître. Jeme trompais. C’est en toute vérité que le groom avait dit au baronqu’Aimé (qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché(ou sorti), et l’autre fois en train de servir. Mais l’imaginationsuppose au delà de la réalité. Et l’embarras du groom avaitprobablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de sesexcuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentimentsqu’Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avaitempêché Aimé d’aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne saiscomment, s’était procuré la nouvelle adresse du maître d’hôtel,avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé, qui ne l’avait pasremarqué, éprouva un étonnement qu’on peut concevoir quand, le soirmême du jour où j’avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, ilreçut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guermantes etdont je citerai ici quelques passages comme exemple de folieunilatérale chez un homme intelligent s’adressant à un imbécilesensé. «&|160;Monsieur, je n’ai pu réussir, malgré des efforts quiétonneraient bien des gens cherchant inutilement à être reçus etsalués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelquesexplications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de madignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici cequ’il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vouscacherai pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec,votre figure m’a été franchement antipathique.&|160;» Suivaientalors des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jourseulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu unegrande affection. «&|160;J’avais eu alors un moment l’idée que vouspouviez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisantavec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savaitdissiper ma tristesse, me donner l’illusion qu’il n’était pas mort.Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes quevous avez probablement faites et plus à la portée d’un serviteur(qui ne mérite même pas ce nom puisque il n’a pas voulu servir) quela compréhension d’un sentiment si élevé, vous avez probablementcru vous donner de l’importance, ignorant qui j’étais et ce quej’étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander unlivre, que vous étiez couché&|160;; or c’est une erreur de croirequ’un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtesd’ailleurs entièrement dépourvu. J’aurais brisé là si par hasard,le lendemain matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblanceavec mon pauvre ami s’accentua tellement, faisant disparaîtrejusqu’à la forme insupportable de votre menton proéminent, que jecompris que c’était le défunt qui à ce moment vous prêtait de sonexpression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et devous empêcher de manquer la chance unique qui s’offrait à vous. Eneffet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n’a plusd’objet et que je n’aurai plus l’occasion de vous rencontrer encette vie, mêler à tout cela de brutales questions d’intérêt,j’aurais été trop heureux d’obéir à la prière du mort (car je croisà la communion des saints et à leur velléité d’intervention dans ledestin des vivants), d’agir avec vous comme avec lui, qui avait savoiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que jeconsacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque jel’aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. À ma demandeque vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vousaviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai fait demander devenir à ma voiture, vous m’avez, si je peux, parler ainsi sanssacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m’excuserez de ne pasmettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptaisvous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m’entenir à l’égard de quelqu’un avec qui j’avais cru un moment toutpartager. Tout au plus pourriez-vous m’éviter de faire auprès devous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile etjusqu’à laquelle ma patience n’ira pas. (Et ici M. de Charlusdonnait son adresse, l’indication des heures où on le trouverait,etc… ) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant àl’ami que j’ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sansquoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadéqu’un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sanséprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyezque bien sincèrement je n’en garde aucune amertume. J’aurais mieuxaimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir quecette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Noussommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois deBalbec, qui se sont croisés un moment&|160;; il eût pu y avoiravantage pour chacun d’eux à stopper&|160;; mais l’un a jugédifféremment&|160;; bientôt ils ne s’apercevront même plus àl’horizon, et la rencontre est effacée&|160;; mais avant cetteséparation définitive, chacun salue l’autre, et c’est ce que faitici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le Baron deCharlus.&|160;»

Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’ycomprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand je lui eusexpliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouvace regret que M. de Charlus lui avait prédit. Je ne jurerais mêmepas qu’il n’eût alors écrit pour s’excuser à un homme qui donnaitdes voitures à ses amis. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avaitfait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations aveccelui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-ilparfois, pour un soir, une compagnie comme celle dans laquelle jevenais de le rencontrer dans le hall. Mais il ne pouvait plusdétourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques annéesplus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dictéla lettre dont j’étais gêné pour M. de Charlus et que m’avaitmontrée le maître d’hôtel. Elle était, à cause de l’amourantisocial qu’était celui de M. de Charlus, un exemple plusfrappant de la force insensible et puissante qu’ont ces courants dela passion et par lesquels l’amoureux, comme un nageur entraînésans s’en apercevoir, bien vite perd de vue la terre. Sans doutel’amour d’un homme normal peut aussi, quand l’amoureux, parl’intervention successive de ses désirs, de ses regrets, de sesdéceptions, de ses projets, construit tout un roman sur une femmequ’il ne connaît pas, permettre de mesurer un assez notableécartement de deux branches de compas. Tout de même un telécartement était singulièrement élargi par le caractère d’unepassion qui n’est pas généralement partagée et par la différencedes conditions de M. de Charlus et d’Aimé.

Tous les jours, je sortais avec Albertine. Elle s’était décidéeà se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pourtravailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’est plusfréquentée par personne et est connue de très peu, difficile à sefaire indiquer, impossible à découvrir sans être guidé, longue àatteindre dans son isolement, à plus d’une demi-heure de la stationd’Épreville, les dernières maisons du village de Quetteholme depuislongtemps passées. Pour le nom d’Épreville, je ne trouvai pasd’accord le livre du curé et les renseignements de Brichot. D’aprèsl’un, Épreville était l’ancienne Sprevilla&|160;; l’autreindiquait comme étymologie Aprivilla. La première foisnous prîmes un petit chemin de fer dans la direction opposée àFéterne, c’est-à-dire vers Grattevast. Mais c’était la canicule etç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après ledéjeuner. J’eusse mieux aimé ne pas sortir si tôt&|160;; l’airlumineux et brûlant éveillait des idées d’indolence et derafraîchissement. Il remplissait nos chambres, à ma mère et à moi,selon leur exposition, à des températures inégales, comme deschambres de balnéation. Le cabinet de toilette de maman, festonnépar le soleil, d’une blancheur éclatante et mauresque, avait l’airplongé au fond d’un puits, à cause des quatre murs en plâtras surlesquels il donnait, tandis que tout en haut, dans le carré laissévide, le ciel, dont on voyait glisser, les uns par-dessus lesautres, les flots moelleux et superposés, semblait (à cause dudésir qu’on avait), situé sur une terrasse ou, vu à l’envers dansquelque glace accrochée à la fenêtre, une piscine pleine d’une eaubleue, réservée aux ablutions. Malgré cette brûlante température,nous avions été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avaiteu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet àpied, et j’avais peur qu’elle ne prît froid en restant ensuiteimmobile dans ce creux humide que le soleil n’atteint pas. D’autrepart, et dès nos premières visites à Elstir, m’étant rendu comptequ’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certainconfort dont son manque d’argent la privait, je m’étais entenduavec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vîntnous chercher. Pour avoir moins chaud nous prenions par la forêt deChantepie. L’invisibilité des innombrables oiseaux, quelques-uns àdemi marins, qui s’y répondaient à côté de nous dans les arbresdonnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. À côtéd’Albertine, enchaîné par ses bras au fond de la voiture,j’écoutais ces Océanides. Et quand par hasard j’apercevais l’un deces musiciens qui passaient d’une feuille sous une autre, il yavait si peu de lien apparent entre lui et ses chants que je necroyais pas voir la cause de ceux-ci dans le petit corpssautillant, humble, étonné et sans regard. La voiture ne pouvaitpas nous conduire jusqu’à l’église. Je la faisais arrêter au sortirde Quetteholme et je disais au revoir à Albertine. Car elle m’avaiteffrayé en me disant de cette église comme d’autres monuments, decertains tableaux&|160;: «&|160;Quel plaisir ce serait de voir celaavec vous&|160;!&|160;» Ce plaisir-là, je ne me sentais pas capablede le donner. Je n’en ressentais devant les belles choses que sij’étais seul, ou feignais de l’être et me taisais. Mais puisqu’elleavait cru pouvoir éprouver, grâce à moi, des sensations d’art quine se communiquent pas ainsi, je trouvais plus prudent de lui direque je la quittais, viendrais la rechercher à la fin de la journée,mais que d’ici là il fallait que je retournasse avec la voiturefaire une visite à Mme Verdurin ou aux Cambremer, oumême passer une heure avec maman à Balbec, mais jamais plus loin.Du moins, les premiers temps. Car Albertine m’ayant une fois ditpar caprice&|160;: «&|160;C’est ennuyeux que la nature ait si malfait les choses et qu’elle ait mis Saint-Jean de la Haise d’uncôté, la Raspelière d’un autre, qu’on soit pour toute la journéeemprisonnée dans l’endroit qu’on a choisi&|160;»&|160;; dès quej’eus reçu la toque et le voile, je commandai, pour mon malheur,une automobile à Saint-Fargeau (Sanctus Ferreolus selon lelivre du curé). Albertine, laissée par moi dans l’ignorance, et quiétait venue me chercher, fut surprise en entendant devant l’hôtelle ronflement du moteur, ravie quand elle sut que cette auto étaitpour nous. Je la fis monter un instant dans ma chambre. Ellesautait de joie. «&|160;Nous allons faire une visite auxVerdurin&|160;? – Oui, mais il vaut mieux que vous n’y alliez pasdans cette tenue puisque vous allez avoir votre auto. Tenez, vousserez mieux ainsi.&|160;» Et je sortis la toque et le voile, quej’avais cachés. «&|160;C’est à moi&|160;? Oh&|160;! ce que vousêtes gentil&|160;», s’écria-t-elle en me sautant au cou. Aimé, nousrencontrant dans l’escalier, fier de l’élégance d’Albertine et denotre moyen de transport, car ces voitures étaient assez rares àBalbec, se donna le plaisir de descendre derrière nous. Albertine,désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, me demanda defaire relever la capote, qu’on baisserait ensuite pour que noussoyons plus librement ensemble. «&|160;Allons, dit Aimé aumécanicien, qu’il ne connaissait d’ailleurs pas et qui n’avait pasbougé, tu n’entends pas qu’on te dit de relever tacapote&|160;?&|160;» Car Aimé, dessalé par la vie d’hôtel, où ilavait conquis, du reste, un rang éminent, n’était pas aussi timideque le cocher de fiacre pour qui Françoise était une«&|160;dame&|160;»&|160;; malgré le manque de présentationpréalable, les plébéiens qu’il n’avait jamais vus il les tutoyait,sans qu’on sût trop si c’était de sa part dédain aristocratique oufraternité populaire. «&|160;Je ne suis pas libre, répondit lechauffeur qui ne me connaissait pas. Je suis commandé pourMlle Simonet. Je ne peux pas conduire Monsieur.&|160;»Aimé s’esclaffa&|160;: «&|160;Mais voyons, grand gourdiflot,répondit-il au mécanicien, qu’il convainquit aussitôt, c’estjustement Mlle Simonet, et Monsieur, qui te commande delever ta capote, est justement ton patron.&|160;» Et comme Aimé,quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine,était à cause de moi fier de la toilette qu’elle portait, il glissaau chauffeur&|160;: «&|160;T’en conduirais bien tous les jours,hein&|160;! si tu pouvais, des princesses comme ça&|160;!&|160;»Cette première fois, ce ne fut pas moi seul qui pus aller à laRaspelière, comme je fis d’autres jours pendant qu’Albertinepeignait&|160;; elle voulut y venir avec moi. Elle pensait bien quenous pourrions nous arrêter çà et là sur la route, mais croyaitimpossible de commencer par aller à Saint-Jean de la Haise,c’est-à-dire dans une autre direction, et de faire une promenadequi semblait vouée à un jour différent. Elle apprit au contraire dumécanicien que rien n’était plus facile que d’aller à Saint-Jean oùil serait en vingt minutes, et que nous y pourrions rester, si nousle voulions, plusieurs heures, ou pousser beaucoup plus loin, carde Quetteholme à la Raspelière il ne mettrait pas plus detrente-cinq minutes. Nous le comprîmes dès que la voiture,s’élançant, franchit d’un seul bond vingt pas d’un excellentcheval. Les distances ne sont que le rapport de l’espace au tempset varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons ànous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres,qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L’art en estaussi modifié, puisqu’un village, qui semblait dans un autre mondeque tel autre, devient son voisin dans un paysage dont lesdimensions sont changées. En tout cas, apprendre qu’il existepeut-être un univers où 2 et 2 font 5 et où la ligne droite n’estpas le chemin le plus court d’un point à un autre, eût beaucoupmoins étonné Albertine que d’entendre le mécanicien lui dire qu’ilétait facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à laRaspelière. Douville et Quetteholme, Saint-Mars-le-Vieux etSaint-Mars-le-Vêtu, Gourville et Balbec-le-Vieux, Tourville etFéterne, prisonniers aussi hermétiquement enfermés jusque-là dansla cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, etsur lesquels les mêmes yeux ne pouvaient se poser dans un seulaprès-midi, délivrés maintenant par le géant aux bottes de septlieues, vinrent assembler autour de l’heure de notre goûter leursclochers et leurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinants’empressait de découvrir.

Arrivée au bas de la route de la Corniche, l’auto monta d’unseul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu’on repasse,tandis que la mer, abaissée, s’élargissait au-dessous de nous. Lesmaisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenantserrés contre elles leur vigne ou leur rosier&|160;; les sapins dela Raspelière, plus agités que quand s’élevait le vent du soir,coururent dans tous les sens pour nous éviter, et un domestiquenouveau que je n’avais encore jamais vu vint nous ouvrir au perron,pendant que le fils du jardinier, trahissant des dispositionsprécoces, dévorait des yeux la place du moteur. Comme ce n’étaitpas un lundi, nous ne savions pas si nous trouverionsMme Verdurin, car sauf ce jour-là, où elle recevait, ilétait imprudent d’aller la voir à l’improviste. Sans doute ellerestait chez elle «&|160;en principe&|160;», mais cette expression,que Mme Swann employait au temps où elle cherchait elleaussi à se faire son petit clan et à attirer les clients en nebougeant pas, dût-elle souvent ne pas faire ses frais, et qu’elletraduisait avec contresens en «&|160;par principe&|160;»,signifiait seulement «&|160;en règle générale&|160;», c’est-à-direavec de nombreuses exceptions. Car non seulement MmeVerdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirsde l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôtaprès le café, les liqueurs et les cigarettes (malgré le premierengourdissement de la chaleur et de la digestion où on eût mieuxaimé, à travers les feuillages de la terrasse, regarder le paquebotde Jersey passer sur la mer d’émail), le programme comprenait unesuite de promenades au cours desquelles les convives, installés deforce en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autredes points de vue qui foisonnent autour de Douville. Cette deuxièmepartie de la fête n’était pas, du reste (l’effort de se lever et demonter en voiture accompli), celle qui plaisait le moins auxinvités, déjà préparés par les mets succulents, les vins fins ou lecidre mousseux, à se laisser facilement griser par la pureté de labrise et la magnificence des sites. Mme Verdurin faisaitvisiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes (plus oumoins lointaines) de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pasaller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et,réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas étéreçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droitunique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis deDechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petitclan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble aupremier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement del’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dansl’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, maisencore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ilsfaisaient, ou faisaient faire, aux environs. De même que, selonelle, la Raspelière ne commençait à devenir ce qu’elle aurait dûêtre que depuis qu’elle était l’asile du petit clan, de même elleaffirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leurcalèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seulevilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays detout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai danscette assertion. Par routine, défaut d’imagination, incuriositéd’une région qui semble rebattue parce qu’elle est si voisine, lesCambremer ne sortaient de chez eux que pour aller toujours auxmêmes endroits et par les mêmes chemins. Certes ils riaientbeaucoup de la prétention des Verdurin de leur apprendre leurpropre pays. Mais, mis au pied du mur, eux, et même leur cocher,eussent été incapables de nous conduire aux splendides endroits, unpeu secrets, où nous menait M. Verdurin, levant ici la barrièred’une propriété privée, mais abandonnée, où d’autres n’eussent pascru pouvoir s’aventurer&|160;; là descendant de voiture pour suivreun chemin qui n’était pas carrossable, mais tout cela avec larécompense certaine d’un paysage merveilleux. Disons, du reste, quele jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé detoutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètresalentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’uncôté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’unseul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient étéfaites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassaittel horizon, de là tel autre. Il y avait à chacun de ces points devue un banc&|160;; on venait s’asseoir tour à tour sur celui d’oùon découvrait Balbec, ou Parville, ou Douville. Même, dans uneseule direction, avait été placé un banc plus ou moins à pic sur lafalaise, plus ou moins en retrait. De ces derniers, on avait unpremier plan de verdure et un horizon qui semblait déjà le plusvaste possible, mais qui s’agrandissait infiniment si, continuantpar un petit sentier, on allait jusqu’à un banc suivant d’où l’onembrassait tout le cirque de la mer. Là on percevait exactement lebruit des vagues, qui ne parvenait pas au contraire dans lesparties plus enfoncées du jardin, là où le flot se laissait voirencore, mais non plus entendre. Ces lieux de repos portaient, à laRaspelière, pour les maîtres de maison, le nom de«&|160;vues&|160;». Et en effet ils réunissaient autour du châteaules plus belles «&|160;vues&|160;» des pays avoisinants, des plagesou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, commeHadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monumentsles plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot«&|160;vue&|160;» n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte,mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait,gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama. De mêmequ’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pouraller lire une heure à la «&|160;vue de Balbec&|160;», de même, sile temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la«&|160;vue de Rivebelle&|160;», à condition pourtant qu’il ne fîtpas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, làl’air était vif. Pour en revenir aux promenades en voiture queMme Verdurin organisait pour l’après-midi, la Patronne,si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain «&|160;depassage sur la côte&|160;», feignait d’être ravie mais étaitdésolée d’avoir manqué sa visite, et (bien qu’on ne vînt encore quepour voir «&|160;la maison&|160;» ou connaître pour un jour unefemme dont le salon artistique était célèbre, mais infréquentable àParis) le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner auprochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé derepartir avant, ou craignait les retours tardifs, MmeVerdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours àl’heure du goûter. Ces goûters n’étaient pas extrêmement nombreuxet j’en avais connu à Paris de plus brillants chez la princesse deGuermantes, chez Mme de Galliffet ou Mmed’Arpajon. Mais justement, ici ce n’était plus Paris et le charmedu cadre ne réagissait pas pour moi que sur l’agrément de laréunion, mais sur la qualité des visiteurs. La rencontre de telmondain, laquelle à Paris ne me faisait aucun plaisir, mais qui àla Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt deChantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait unagréable incident. Quelquefois c’était quelqu’un que je connaissaisparfaitement bien et que je n’eusse pas fait un pas pour retrouverchez les Swann. Mais son nom sonnait autrement sur cette falaise,comme celui d’un acteur qu’on entend souvent dans un théâtre,imprimé sur l’affiche, en une autre couleur, d’une représentationextraordinaire et de gala, où sa notoriété se multiplie tout à coupde l’imprévu du contexte. Comme à la campagne on ne se gêne pas, lemondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui ilhabitait, faisant valoir tout bas comme excuse à MmeVerdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux&|160;; àces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte depolitesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une viede plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter unemagnifique demeure et de faire un excellent goûter. Cela composaittout de suite une réunion de plusieurs personnes dedemi-valeur&|160;; et si un petit bout de jardin avec quelquesarbres, qui paraîtrait mesquin à la campagne, prend un charmeextraordinaire avenue Gabriel, ou bien rue de Monceau, où desmultimillionnaires seuls peuvent se l’offrir, inversement desseigneurs qui sont de second plan dans une soirée parisienneprenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière.À peine assis autour de la table couverte d’une nappe brodée derouge et sous les trumeaux en camaïeu, on leur servait desgalettes, des feuilletés normands, des tartes en bateaux, rempliesde cerises comme des perles de corail, des«&|160;diplomates&|160;», et aussitôt ces invités subissaient, del’approche de la profonde coupe d’azur sur laquelle s’ouvraient lesfenêtres et qu’on ne pouvait pas ne pas voir en même temps qu’eux,une altération, une transmutation profonde qui les changeait enquelque chose de plus précieux. Bien plus, même avant de les avoirvus, quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, lesgens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués parl’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant unhôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux outrois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous lesgrands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste étaitdifférent et que les impressions mondaines, grâce à cettetransposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que lamauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurinévoquait une belle promenade et un coûteux «&|160;forfait&|160;»conclu avec un cocher qui avait demandé «&|160;tant&|160;» pour lajournée. Mais la curiosité légèrement émue à l’égard des arrivants,encore impossibles à distinguer, tenait aussi de ce que chacun sedemandait&|160;: «&|160;Qui est-ce que cela va être&|160;?&|160;»question à laquelle il était difficile de répondre, ne sachant pasqui avait pu venir passer huit jours chez les Cambremer ouailleurs, et qu’on aime toujours à se poser dans les vies agrestes,solitaires, où la rencontre d’un être humain qu’on n’a pas vudepuis longtemps, ou la présentation à quelqu’un qu’on ne connaîtpas, cesse d’être cette chose fastidieuse qu’elle est dans la viede Paris, et interrompt délicieusement l’espace vide des vies tropisolées, où l’heure même du courrier devient agréable. Et le jouroù nous vînmes en automobile à la Raspelière, comme ce n’était paslundi, M. et Mme Verdurin devaient être en proie à cebesoin de voir du monde qui trouble les hommes et les femmes etdonne envie de se jeter par la fenêtre au malade qu’on a enferméloin des siens, pour une cure d’isolement. Car le nouveaudomestique aux pieds plus rapides, et déjà familiarisé avec cesexpressions, nous ayant répondu que «&|160;si Madame n’était passortie elle devait être à la «&|160;vue de Douville&|160;»,«&|160;qu’il allait aller voir&|160;», il revint aussitôt nous direque celle-ci allait nous recevoir. Nous la trouvâmes un peudécoiffée, car elle arrivait du jardin, de la basse-cour et dupotager, où elle était allée donner à manger à ses paons et à sespoules, chercher des œufs, cueillir des fruits et des fleurs pour«&|160;faire son chemin de table&|160;», chemin qui rappelait enpetit celui du parc&|160;; mais, sur la table, il donnait cettedistinction de ne pas lui faire supporter que des choses utiles etbonnes à manger&|160;; car, autour de ces autres présents du jardinqu’étaient les poires, les œufs battus à la neige, montaient dehautes tiges de vipérines, d’œillets, de roses et de coreopsisentre lesquels on voyait, comme entre des pieux indicateurs etfleuris, se déplacer, par le vitrage de la fenêtre, les bateaux dularge. À l’étonnement que M. et Mme Verdurin,s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteursannoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autresqu’Albertine et moi, je vis bien que le nouveau domestique, pleinde zèle, mais à qui mon nom n’était pas encore familier, l’avaitmal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtesinconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin devoir n’importe qui. Et le nouveau domestique contemplait cespectacle, de la porte, afin de comprendre le rôle que nous jouionsdans la maison. Puis il s’éloigna en courant, à grandes enjambées,car il n’était engagé que de la veille. Quand Albertine eut bienmontré sa toque et son voile aux Verdurin, elle me jeta un regardpour me rappeler que nous n’avions pas trop de temps devant nouspour ce que nous désirions faire. Mme Verdurin voulaitque nous attendissions le goûter, mais nous refusâmes, quand toutd’un coup se dévoila un projet qui eût mis à néant tous lesplaisirs que je me promettais de ma promenade avec Albertine&|160;:la Patronne, ne pouvant se décider à nous quitter, ou peut-être àlaisser échapper une distraction nouvelle, voulait revenir avecnous. Habituée dès longtemps à ce que, de sa part, les offres de cegenre ne fissent pas plaisir, et n’étant probablement pas certaineque celle-ci nous en causerait un, elle dissimula sous un excèsd’assurance la timidité qu’elle éprouvait en nous l’adressant, etn’ayant même pas l’air de supposer qu’il pût y avoir doute surnotre réponse, elle ne nous posa pas de question, mais dit à sonmari, en parlant d’Albertine et de moi, comme si elle nous faisaitune faveur&|160;: «&|160;Je les ramènerai, moi.&|160;» En mêmetemps s’appliqua sur sa bouche un sourire qui ne lui appartenaitpas en propre, un sourire que j’avais déjà vu à certaines gensquand ils disaient à Bergotte, d’un air fin&|160;: «&|160;J’aiacheté votre livre, c’est comme cela&|160;», un de ces sourirescollectifs, universaux, que, quand ils en ont besoin – comme on sesert du chemin de fer et des voitures de déménagement – empruntentles individus, sauf quelques-uns très raffinés, comme Swann oucomme M. de Charlus, aux lèvres de qui je n’ai jamais vu se poserce sourire-là. Dès lors ma visite était empoisonnée. Je fissemblant de ne pas avoir compris. Au bout d’un instant il devintévident que M. Verdurin serait de la fête. «&|160;Mais ce sera bienlong pour M. Verdurin, dis-je. – Mais non, me réponditMme Verdurin d’un air condescendant et égayé, il dit queça l’amusera beaucoup de refaire avec cette jeunesse cette routequ’il a tant suivie autrefois&|160;; au besoin il montera à côté duwattman, cela ne l’effraye pas, et nous reviendrons tous les deuxbien sagement par le train, comme de bons époux. Regardez, il al’air enchanté.&|160;» Elle semblait parler d’un vieux grandpeintre plein de bonhomie qui, plus jeune que les jeunes, met sajoie à barbouiller des images pour faire rire ses petits-enfants.Ce qui ajoutait à ma tristesse est qu’Albertine semblait ne pas lapartager et trouver amusant de circuler ainsi par tout le pays avecles Verdurin. Quant à moi, le plaisir que je m’étais promis deprendre avec elle était si impérieux que je ne voulus pas permettreà la Patronne de le gâcher&|160;; j’inventai des mensonges, que lesirritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables,mais qu’Albertine, hélas&|160;! contredisait. «&|160;Mais nousavons une visite à faire, dis-je. – Quelle visite&|160;? demandaAlbertine. – Je vous expliquerai, c’est indispensable. – Hébien&|160;! nous vous attendrons&|160;», dit MmeVerdurin résignée à tout. À la dernière minute, l’angoisse de mesentir ravir un bonheur si désiré me donna le courage d’êtreimpoli. Je refusai nettement, alléguant à l’oreille deMme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait euAlbertine et sur lequel elle désirait me consulter, il fallaitabsolument que je fusse seul avec elle. La Patronne prit un aircourroucé&|160;: «&|160;C’est bon, nous ne viendrons pas&|160;», medit-elle d’une voix tremblante de colère. Je la sentis si fâchéeque, pour avoir l’air de céder un peu&|160;: «&|160;Mais on auraitpeut-être pu… – Non, reprit-elle, plus furieuse encore, quand j’aidit non, c’est non.&|160;» Je me croyais brouillé avec elle, maiselle nous rappela à la porte pour nous recommander de ne pas«&|160;lâcher&|160;» le lendemain mercredi, et de ne pas venir aveccette affaire-là, qui était dangereuse la nuit, mais par le train,avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà enmarche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié demettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avaitfait envelopper pour nous. Nous repartîmes escortés un moment parles petites maisons accourues avec leurs fleurs. La figure du paysnous semblait toute changée tant, dans l’image topographique quenous nous faisons de chacun d’eux, la notion d’espace est loind’être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que celledu temps les écarte davantage. Elle n’est pas non plus la seule.Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sanscommune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gensque nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, aurégiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien. Lapremière année de mon séjour à Balbec, il y avait une hauteur oùMme de Villeparisis aimait à nous conduire, parce que delà on ne voyait que l’eau et les bois, et qui s’appelait Beaumont.Comme le chemin qu’elle faisait prendre pour y aller, et qu’elletrouvait le plus joli à cause de ses vieux arbres, montait tout letemps, sa voiture était obligée d’aller au pas et mettait trèslongtemps. Une fois arrivés en haut, nous descendions, nous nouspromenions un peu, remontions en voiture, revenions par le mêmechemin, sans avoir rencontré aucun village, aucun château. Jesavais que Beaumont était quelque chose de très curieux, de trèsloin, de très haut, je n’avais aucune idée de la direction où celase trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour allerailleurs&|160;; on mettait, du reste, beaucoup de temps en voiturepour y arriver. Cela faisait évidemment partie du même département(ou de la même province) que Balbec, mais était situé pour moi dansun autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité.Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoirdépassé Incarville, dont j’avais encore les maisons dans les yeux,comme nous descendions la côte de traverse qui aboutit à Parville(Paterni villa), apercevant la mer d’un terre-plein oùnous étions, je demandai comment s’appelait cet endroit, et avantmême que le chauffeur m’eût répondu, je reconnus Beaumont, à côtéduquel je passais ainsi sans le savoir chaque fois que je prenaisle petit chemin de fer, car il était à deux minutes de Parville.Comme un officier de mon régiment qui m’eût semblé un être spécial,trop bienveillant et simple pour être de grande famille, troplointain déjà et mystérieux pour être simplement d’une grandefamille, et dont j’aurais appris qu’il était beau-frère, cousin detelles ou telles personnes avec qui je dînais en ville, ainsiBeaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais sidistinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région, mefaisant penser avec terreur que Madame Bovary et la Sanseverinam’eussent peut-être semblé des êtres pareils aux autres si je leseusse rencontrées ailleurs que dans l’atmosphère close d’un roman.Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en cheminde fer aurait dû m’empêcher de partager l’émerveillementd’Albertine devant l’automobile qui mène, même un malade, là où ilveut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici – de considérerl’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sanssuccédané des beautés inamovibles. Et sans doute, cet emplacement,l’automobile n’en faisait pas, comme jadis le chemin de fer, quandj’étais venu de Paris à Balbec, un but soustrait aux contingencesde la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui, le restant àl’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habitepersonne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, al’air d’en promettre enfin l’accessibilité, comme elle en serait lamatérialisation. Non, l’automobile ne nous menait pas ainsiféeriquement dans une ville que nous voyions d’abord dansl’ensemble que résume son nom, et avec les illusions du spectateurdans la salle. Elle nous faisait entrer dans la coulisse des rues,s’arrêtait à demander un renseignement à un habitant. Mais, commecompensation d’une progression si familière, on a les tâtonnementsmêmes du chauffeur incertain de sa route et revenant sur ses pas,les chassés-croisés de la perspective faisant jouer un château auxquatre coins avec une colline, une église et la mer, pendant qu’onse rapproche de lui, bien qu’il se blottisse vainement sous safeuillée séculaire&|160;; ces cercles, de plus en plus rapprochés,que décrit l’automobile autour d’une ville fascinée qui fuit danstous les sens pour échapper, et sur laquelle finalement elle foncetout droit, à pic, au fond de la vallée où elle reste gisante àterre&|160;; de sorte que cet emplacement, point unique, quel’automobile semble avoir dépouillé du mystère des trains express,elle donne par contre l’impression de le découvrir, de ledéterminer nous-même comme avec un compas, de nous aider à sentird’une main plus amoureusement exploratrice, avec une plus fineprécision, la véritable géométrie, la belle mesure de la terre.

Ce que malheureusement j’ignorais à ce moment-là et que jen’appris que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients duchauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer etgardant une partie de l’argent pour lui (en faisant tripler etquintupler par le chauffeur le nombre des kilomètres), s’étaitbeaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaîtredevant le monde) et usait de sa voiture pour des courseslointaines. Si j’avais su cela alors, et que la confiance qu’eurentbientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insupeut-être, bien des chagrins de ma vie à Paris, l’année suivante,bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités&|160;;mais je ne m’en doutais nullement. En elles-mêmes, les promenadesde M. de Charlus en auto avec Morel n’étaient pas d’un intérêtdirect pour moi. Elles se bornaient, d’ailleurs, plus souvent à undéjeuner ou à un dîner dans un restaurant de la côte, où M. deCharlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avaitmission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Jeraconte un de ces repas, qui peut donner une idée des autres.C’était dans un restaurant de forme oblongue, à Saint-Mars-le-Vêtu.«&|160;Est-ce qu’on ne pourrait pas enlever ceci&|160;?&|160;»demanda M. de Charlus à Morel comme à un intermédiaire et pour nepas s’adresser directement aux garçons. Il désignait par«&|160;ceci&|160;» trois roses fanées dont un maître d’hôtel bienintentionné avait cru devoir décorer la table. «&|160;Si… , ditMorel embarrassé. Vous n’aimez pas les roses&|160;? – Je prouveraisau contraire, par la requête en question, que je les aime,puisqu’il n’y a pas de roses ici (Morel parut surpris), mais enréalité je ne les aime pas beaucoup. Je suis assez sensible auxnoms&|160;; et dès qu’une rose est un peu belle, on apprend qu’elles’appelle la Baronne de Rothschild ou la Maréchale Niel, ce quijette un froid. Aimez-vous les noms&|160;? Avez-vous trouvé dejolis titres pour vos petits morceaux de concert&|160;? – Il y en aun qui s’appelle Poème triste. – C’est affreux, réponditM. de Charlus d’une voix aiguë et claquante comme un soufflet. Maisj’avais demandé du Champagne&|160;? dit-il au maître d’hôtel quiavait cru en apporter en mettant près des deux clients deux coupesremplies de vin mousseux. – Mais, Monsieur… – Ôtez cette horreurqui n’a aucun rapport avec le plus mauvais Champagne. C’est levomitif appelé cup où on fait généralement traîner troisfraises pourries dans un mélange de vinaigre et d’eau de Seltz…Oui, continua-t-il en se retournant vers Morel, vous semblezignorer ce que c’est qu’un titre. Et même, dans l’interprétation dece que vous jouez le mieux, vous semblez ne pas apercevoir le côtémédiumnimique de la chose. – Vous dites&|160;?&|160;» demanda Morelqui, n’ayant absolument rien compris à ce qu’avait dit le baron,craignait d’être privé d’une information utile, comme, par exemple,une invitation à déjeuner. M. de Charlus, ayant négligé deconsidérer «&|160;Vous dites&|160;?&|160;» comme une question,Morel, n’ayant en conséquence pas reçu de réponse, crut devoirchanger la conversation et lui donner un tour sensuel&|160;:«&|160;Tenez, la petite blonde qui vend ces fleurs que vous n’aimezpas&|160;; encore une qui a sûrement une petite amie. Et la vieillequi dîne à la table du fond aussi. – Mais comment sais-tu toutcela&|160;? demanda M. de Charlus émerveillé de la prescience deMorel. – Oh&|160;! en une seconde je les devine. Si nous nouspromenions tous les deux dans une foule, vous verriez que je ne metrompe pas deux fois.&|160;» Et qui eût regardé en ce moment Morel,avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût comprisl’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certainesfemmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien,vaguement désireux d’ajouter à son «&|160;fixe&|160;» les revenusque, croyait-il, le giletier tirait du baron. «&|160;Et pour lesgigolos, je m’y connais mieux encore, je vous éviterais toutes leserreurs. Ce sera bientôt la foire de Balbec, nous trouverions biendes choses. Et à Paris alors, vous verriez que vous vousamuseriez.&|160;» Mais une prudence héréditaire du domestique luifit donner un autre tour à la phrase que déjà il commençait. Desorte que M. de Charlus crut qu’il s’agissait toujours de jeunesfilles. «&|160;Voyez-vous, dit Morel, désireux d’exalter d’unefaçon qu’il jugeait moins compromettante pour lui-même (bienqu’elle fût en réalité plus immorale) les sens du baron, mon rêve,ce serait de trouver une jeune fille bien pure, de m’en faire aimeret de lui prendre sa virginité.&|160;» M. de Charlus ne put seretenir de pincer tendrement l’oreille de Morel, mais ajoutanaïvement&|160;: «&|160;À quoi cela te servirait-il&|160;? Si tuprenais son pucelage, tu serais bien obligé de l’épouser. –L’épouser&|160;? s’écria Morel, qui sentait le baron grisé ou bienqui ne songeait pas à l’homme, en somme plus scrupuleux qu’il necroyait, avec lequel il parlait&|160;; l’épouser&|160;? Desnèfles&|160;! Je le promettrais, mais, dès la petite opérationmenée à bien, je la plaquerais le soir même.&|160;» M. de Charlusavait l’habitude, quand une fiction pouvait lui causer un plaisirsensuel momentané, d’y donner son adhésion, quitte à la retirertout entière quelques instants après, quand le plaisir seraitépuisé. «&|160;Vraiment, tu ferais cela&|160;? dit-il à Morel enriant et en le serrant de plus près. – Et comment&|160;! dit Morel,voyant qu’il ne déplaisait pas au baron en continuant à luiexpliquer sincèrement ce qui était en effet un de ses désirs. –C’est dangereux, dit M. de Charlus. – Je ferais mes malles d’avanceet je ficherais le camp sans laisser d’adresse. – Et moi&|160;?demanda M. de Charlus. – Je vous emmènerais avec moi, bien entendu,s’empressa de dire Morel qui n’avait pas songé à ce que deviendraitle baron, lequel était le cadet de ses soucis. Tenez, il y a unepetite qui me plairait beaucoup pour ça, c’est une petitecouturière qui a sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fillede Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait.Oh&|160;! jamais, ajouta-t-il, soit que la présence d’un tiersl’eût refroidi, soit que, même dans ces espèces de messes noires oùil se complaisait à souiller les choses les plus saintes, il ne pûtse résoudre à faire entrer des personnes pour qui il avait del’amitié. Jupien est un brave homme, la petite est charmante, ilserait affreux de leur causer du chagrin.&|160;» Morel sentit qu’ilétait allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans levide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait vouluun jour que je l’appelasse «&|160;cher grand artiste&|160;» et àqui il avait commandé un gilet. Très travailleuse, la petiten’avait pas pris de vacances, mais j’ai su depuis que, tandis queMorel le violoniste était dans les environs de Balbec, elle necessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vuMorel avec moi, elle l’avait pris pour un«&|160;monsieur&|160;».

«&|160;Je n’ai jamais entendu jouer Chopin, dit le baron, etpourtant j’aurais pu, je prenais des leçons avec Stamati, mais ilme défendit d’aller entendre, chez ma tante Chimay, le Maître desNocturnes. – Quelle bêtise il a faite là, s’écria Morel. – Aucontraire, répliqua vivement, d’une voix aiguë, M. de Charlus. Ilprouvait son intelligence. Il avait compris que j’étais une«&|160;nature&|160;» et que je subirais l’influence de Chopin. Çane fait rien puisque j’ai abandonné tout jeune la musique, commetout, du reste. Et puis on se figure un peu, ajouta-t-il d’une voixnasillarde, ralentie et traînante, il y a toujours des gens qui ontentendu, qui vous donnent une idée. Mais enfin Chopin n’était qu’unprétexte pour revenir au côté médiumnimique, que vousnégligez.&|160;»

On remarquera qu’après une interpolation du langage vulgaire,celui de M. de Charlus était brusquement redevenu aussi précieux ethautain qu’il était d’habitude. C’est que l’idée que Morel«&|160;plaquerait&|160;» sans remords une jeune fille violée luiavait fait brusquement goûter un plaisir complet. Dès lors ses sensétaient apaisés pour quelque temps et le sadique (lui, vraimentmédiumnimique) qui s’était substitué pendant quelques instants à M.de Charlus avait fui et rendu la parole au vrai M. de Charlus,plein de raffinement artistique, de sensibilité, de bonté.«&|160;Vous avez joué l’autre jour la transcription au piano duXVe quatuor, ce qui est déjà absurde parce que rienn’est moins pianistique. Elle est faite pour les gens à qui lescordes trop tendues du glorieux Sourd font mal aux oreilles. Orc’est justement ce mysticisme presque aigre qui est divin. En toutcas vous l’avez très mal jouée, en changeant tous les mouvements.Il faut jouer ça comme si vous le composiez&|160;: le jeune Morel,affligé d’une surdité momentanée et d’un génie inexistant, reste uninstant immobile. Puis, pris du délire sacré, il joue, il composeles premières mesures. Alors, épuisé par un pareil effortd’entrance, il s’affaisse, laissant tomber la jolie mèche pourplaire à Mme Verdurin, et, de plus, il prend ainsi letemps de refaire la prodigieuse quantité de substance grise qu’il aprélevée pour l’objectivation pythique. Alors, ayant retrouvé sesforces, saisi d’une inspiration nouvelle et suréminente, ils’élance vers la sublime phrase intarissable que le virtuoseberlinois (nous croyons que M. de Charlus désignait ainsiMendelssohn) devait infatigablement imiter. C’est de cette façon,seule vraiment transcendante et animatrice, que je vous ferai jouerà Paris.&|160;» Quand M. de Charlus lui donnait des avis de cegenre, Morel était beaucoup plus effrayé que de voir le maîtred’hôtel remporter ses roses et son «&|160;cup&|160;» dédaignés, caril se demandait avec anxiété quel effet cela produirait à la«&|160;classe&|160;». Mais il ne pouvait s’attarder à cesréflexions, car M. de Charlus lui disait impérieusement&|160;:«&|160;Demandez au maître d’hôtel s’il a du bon chrétien. – Du bonchrétien&|160;? je ne comprends pas. – Vous voyez bien que noussommes au fruit, c’est une poire. Soyez sûr que Mme deCambremer en a chez elle, car la comtesse d’Escarbagnas, qu’elleest, en avait. M. Thibaudier la lui envoie et elle dit&|160;:«&|160;Voilà du bon chrétien qui est fort beau.&|160;» – Non, je nesavais pas. – Je vois, du reste, que vous ne savez rien. Si vousn’avez même pas lu Molière… Hé bien, puisque vous ne devez passavoir commander, plus que le reste, demandez tout simplement unepoire qu’on recueille justement près d’ici, la «&|160;Louise-Bonned’Avranches.&|160;» – Là… &|160;? – Attendez, puisque vous êtes sigauche je vais moi-même en demander d’autres, que j’aimemieux&|160;: Maître d’hôtel, avez-vous de la Doyenné desComices&|160;? Charlie, vous devriez lire la page ravissante qu’aécrite sur cette poire la duchesse Émilie de Clermont-Tonnerre. –Non, Monsieur, je n’en ai pas. – Avez-vous du Triomphe deJodoigne&|160;? – Non, Monsieur. – De la Virginie-Dallet&|160;? dela Passe-Colmar&|160;? Non&|160;? eh bien, puisque vous n’avez riennous allons partir. La «&|160;Duchesse-d’Angoulême&|160;» n’est pasencore mûre&|160;; allons, Charlie, partons.&|160;» Malheureusementpour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chastetédes rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firents’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étrangesbontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature,folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondreque par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et quiplongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide –dans des accès de vrai désespoir. On verra comment, dans les pluspetites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus millefois plus important, avait compris de travers, en les prenant à lalettre, les orgueilleux enseignements du baron quant àl’aristocratie. Disons simplement, pour l’instant, tandisqu’Albertine m’attend à Saint-Jean de la Haise, que s’il y avaitune chose que Morel mît au-dessus de la noblesse (et cela était enson principe assez noble, surtout de quelqu’un dont le plaisirétait d’aller chercher des petites filles – «&|160;ni vu niconnu&|160;» – avec le chauffeur), c’était sa réputation artistiqueet ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute ilétait laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, ileût l’air de le renier, de se moquer de lui, de la même façon que,dès que j’eus promis le secret sur les fonctions de son père chezmon grand-oncle, il me traita de haut en bas. Mais, d’autre part,son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un«&|160;nom&|160;». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves detendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de safamille, Morel s’y refusait énergiquement.

Quand Albertine trouvait plus sage de rester à Saint-Jean de laHaise pour peindre, je prenais l’auto, et ce n’était pas seulementà Gourville et à Féterne, mais à Saint-Mars-le-Vieux et jusqu’àCriquetot que je pouvais aller avant de revenir la chercher. Touten feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’êtreobligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, je ne pensais qu’àelle. Bien souvent je n’allais pas plus loin que la grande plainequi domine Gourville, et comme elle ressemble un peu à celle quicommence au-dessus de Combray, dans la direction de Méséglise, mêmeà une assez grande distance d’Albertine j’avais la joie de penserque, si mes regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portantplus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passaità côté de moi devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’àQuetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissentSaint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figurede mon amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à moi dans cetteretraite indéfiniment agrandie, mais sans risques, comme dans cesjeux où deux enfants se trouvent par moments hors de la portée dela voix et de la vue l’un de l’autre, et où tout en étant éloignésils restent réunis. Je revenais par ces chemins d’où l’on aperçoitla mer, et où autrefois, avant qu’elle apparût entre les branches,je fermais les yeux pour bien penser que ce que j’allais voir,c’était bien la plaintive aïeule de la terre, poursuivant, comme autemps qu’il n’existait pas encore d’êtres vivants, sa démente etimmémoriale agitation. Maintenant, ils n’étaient plus pour moi quele moyen d’aller rejoindre Albertine, quand je les reconnaissaistout pareils, sachant jusqu’où ils allaient filer droit, où ilstourneraient&|160;; je me rappelais que je les avais suivis enpensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâtede retrouver Albertine, je l’avais eue à Paris en descendant lesrues par où passait Mme de Guermantes&|160;; ilsprenaient pour moi la monotonie profonde, la signification moraled’une sorte de ligne que suivait mon caractère. C’était naturel, etce n’était pourtant pas indifférent&|160;; ils me rappelaient quemon sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont laréalité, pour une bonne part, était dans mon imagination&|160;; ily a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, mon cas –pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres,la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptentpas&|160;; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils ysacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir àrencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas às’évanouir&|160;; alors on court après tel autre, quitte à revenirensuite au premier. Ce n’était pas la première fois que jerecherchais Albertine, la jeune fille vue la première année devantla mer. D’autres femmes, il est vrai, avaient été intercalées entreAlbertine aimée la première fois et celle que je ne quittais guèreen ce moment&|160;; d’autres femmes, notamment la duchesse deGuermantes. Mais, dira-t-on, pourquoi se donner tant de soucis ausujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme deGuermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’yplus penser, mais seulement à Albertine&|160;? Swann, avant samort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes. Defantômes poursuivis, oubliés, recherchés à nouveau, quelquefoispour une seule entrevue, et afin de toucher à une vie irréellelaquelle aussitôt s’enfuyait, ces chemins de Balbec étaient pleins.En pensant que leurs arbres, poiriers, pommiers, tamaris, mesurvivraient, il me semblait recevoir d’eux le conseil de me mettreenfin au travail pendant que n’avait pas encore sonné l’heure durepos éternel.

Je descendais de voiture à Quetteholme, courais dans la raidecavée, passais le ruisseau sur une planche et trouvais Albertinequi peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse etrouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan seul était uni&|160;;et à la surface riante de la pierre affleuraient des anges quicontinuaient, devant notre couple du XXe siècle, àcélébrer, cierges en mains, les cérémonies du XIIIe.C’était eux dont Albertine cherchait à faire le portrait sur satoile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups depinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait ditle grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’ilconnaissait. Puis elle reprenait ses affaires. Appuyés l’un surl’autre nous remontions la cavée, laissant la petite église, aussitranquille que si elle ne nous avait pas vus, écouter le bruitperpétuel du ruisseau. Bientôt l’auto filait, nous faisait prendrepour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Nous passions devantMarcouville l’Orgueilleuse. Sur son église, moitié neuve, moitiérestaurée, le soleil déclinant étendait sa patine aussi belle quecelle des siècles. À travers elle les grands bas-reliefs semblaientn’être vus que sous une couche fluide, moitié liquide, moitiélumineuse&|160;; la Sainte Vierge, sainte Élisabeth, saint Joachim,nageaient encore dans l’impalpable remous, presque à sec, à fleurd’eau ou à fleur de soleil. Surgissant dans une chaude poussière,les nombreuses statues modernes se dressaient sur des colonnesjusqu’à mi-hauteur des voiles dorés du couchant. Devant l’église ungrand cyprès semblait dans une sorte d’enclos consacré. Nousdescendions un instant pour le regarder et faisions quelques pas.Tout autant que de ses membres, Albertine avait une consciencedirecte de sa toque de paille d’Italie et de l’écharpe de soie (quin’étaient pas pour elle le siège de moindres sensations debien-être), et recevait d’elles, tout en faisant le tour del’église, un autre genre d’impulsion, traduite par un contentementinerte mais auquel je trouvais de la grâce&|160;; écharpe et toquequi n’étaient qu’une partie récente, adventice, de mon amie, maisqui m’était déjà chère et dont je suivais des yeux le sillage, lelong du cyprès, dans l’air du soir. Elle-même ne pouvait le voir,mais se doutait que ces élégances faisaient bien, car elle mesouriait tout en harmonisant le port de sa tête avec la coiffurequi la complétait&|160;: «&|160;Elle ne me plaît pas, elle estrestaurée&|160;», me dit-elle en me montrant l’église et sesouvenant de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, surl’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savaitreconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait ques’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture,au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Pas plusqu’Elstir, je n’aimais cette église, c’est sans me faire plaisirque sa façade ensoleillée était venue se poser devant mes yeux, etje n’étais descendu la regarder que pour être agréable à Albertine.Et pourtant je trouvais que le grand impressionniste était encontradiction avec lui-même&|160;; pourquoi ce fétichisme attaché àla valeur architecturale objective, sans tenir compte de latransfiguration de l’église dans le couchant&|160;? «&|160;Nondécidément, me dit Albertine, je ne l’aime pas&|160;; j’aime sonnom d’Orgueilleuse. Mais ce qu’il faudra penser à demander àBrichot, c’est pourquoi Saint-Mars s’appelle le Vêtu. On ira laprochaine fois, n’est-ce pas&|160;?&|160;» me disait-elle en meregardant de ses yeux noirs sur lesquels sa toque était abaisséecomme autrefois son petit polo. Son voile flottait. Je remontais enauto avec elle, heureux que nous dussions le lendemain allerensemble à Saint-Mars, dont, par ces temps ardents où on ne pensaitqu’au bain, les deux antiques clochers d’un rose saumon, aux tuilesen losange, légèrement infléchis et comme palpitants, avaient l’airde vieux poissons aigus, imbriqués d’écailles, moussus et roux,qui, sans avoir l’air de bouger, s’élevaient dans une eautransparente et bleue. En quittant Marcouville, pour raccourcir,nous bifurquions à une croisée de chemins où il y a une ferme.Quelquefois Albertine y faisait arrêter et me demandait d’allerseul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, ducalvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et parlequel nous étions tout arrosés. Nous étions pressés l’un contrel’autre. Les gens de la ferme apercevaient à peine Albertine dansla voiture fermée, je leur rendais les bouteilles&|160;; nousrepartions, comme afin de continuer cette vie à nous deux, cettevie d’amants qu’ils pouvaient supposer que nous avions, et dont cetarrêt pour boire n’eût été qu’un moment insignifiant&|160;;supposition qui eût paru d’autant moins invraisemblable si on nousavait vus après qu’Albertine avait bu sa bouteille de cidre&|160;;elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elleet moi un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas&|160;; sous sajupe de toile ses jambes se serraient contre mes jambes, elleapprochait de mes joues ses joues qui étaient devenues blêmes,chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et defané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là,presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix,perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie,presque crapuleuse. Le soir tombait. Quel plaisir de la sentircontre moi, avec son écharpe et sa toque, me rappelant que c’estainsi toujours, côte à côte, qu’on rencontre ceux qui s’aiment.J’avais peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas lelui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en moi, ce ne pûtêtre que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu lacontrôler par l’expérience&|160;; or il me semblait irréalisable ethors du plan de la vie. Quant à ma jalousie, elle me poussait àquitter le moins possible Albertine, bien que je susse qu’elle neguérirait tout à fait qu’en me séparant d’elle à jamais. Je pouvaismême l’éprouver auprès d’elle, mais alors m’arrangeais pour ne paslaisser se renouveler la circonstance qui l’avait éveillée en moi.C’est ainsi qu’un jour de beau temps nous allâmes déjeuner àRivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de cehall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaientouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil etdesquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Legarçon, à la figure rose, aux cheveux noirs tordus comme uneflamme, s’élançait dans toute cette vaste étendue moins vitequ’autrefois, car il n’était plus commis mais chef de rang&|160;;néanmoins, à cause de son activité naturelle, parfois au loin, dansla salle à manger, parfois plus près, mais au dehors, servant desclients qui avaient préféré déjeuner dans le jardin, onl’apercevait tantôt ici, tantôt là, comme des statues successivesd’un jeune dieu courant, les unes à l’intérieur, d’ailleurs bienéclairé, d’une demeure qui se prolongeait en gazons verts, tantôtsous les feuillages, dans la clarté de la vie en plein air. Il futun moment à côté de nous. Albertine répondit distraitement à ce queje lui disais. Elle le regardait avec des yeux agrandis. Pendantquelques minutes je sentis qu’on peut être près de la personnequ’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’aird’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par ma présence,et suite peut-être de rendez-vous anciens que je ne connaissaispas, ou seulement d’un regard qu’il lui avait jeté – et dontj’étais le tiers gênant et de qui on se cache. Même quand, rappeléavec violence par son patron, il se fut éloigné, Albertine, tout encontinuant à déjeuner, n’avait plus l’air de considérer lerestaurant et les jardins que comme une piste illuminée, oùapparaissait çà et là, dans des décors variés, le dieu coureur auxcheveux noirs. Un instant je m’étais demandé si, pour le suivre,elle n’allait pas me laisser seul à ma table. Mais dès les jourssuivants je commençai à oublier pour toujours cette impressionpénible, car j’avais décidé de ne jamais retourner à Rivebelle,j’avais fait promettre à Albertine, qui m’assura y être venue pourla première fois, qu’elle n’y retournerait jamais. Et je niai quele garçon aux pieds agiles n’eût eu d’yeux que pour elle, afinqu’elle ne crût pas que ma compagnie l’avait privée d’un plaisir.Il m’arriva parfois de retourner à Rivebelle, mais seul, de tropboire, comme j’y avais déjà fait. Tout en vidant une dernière coupeje regardais une rosace peinte sur le mur blanc, je reportais surelle le plaisir que j’éprouvais. Elle seule au monde existait pourmoi&|160;; je la poursuivais, la touchais, et la perdais tour àtour de mon regard fuyant, et j’étais indifférent à l’avenir, mecontentant de ma rosace comme un papillon qui tourne autour d’unpapillon posé, avec lequel il va finir sa vie dans un acte devolupté suprême. Le moment était peut-être particulièrement bienchoisi pour renoncer à une femme à qui aucune souffrance bienrécente et bien vive ne m’obligeait à demander ce baume contre unmal, que possèdent celles qui l’ont causé. J’étais calmé par cespromenades mêmes, qui, bien que je ne les considérasse, au moment,que comme une attente d’un lendemain qui lui-même, malgré le désirqu’il m’inspirait, ne devait pas être différent de la veille,avaient le charme d’être arrachées aux lieux où s’était trouvéejusque-là Albertine et où je n’étais pas avec elle, chez sa tante,chez ses amies. Charme non d’une joie positive, mais seulement del’apaisement d’une inquiétude, et bien fort pourtant. Car àquelques jours de distance, quand je repensais à la ferme devantlaquelle nous avions bu du cidre, ou simplement aux quelques pasque nous avions faits devant Saint-Mars-le-Vêtu, me rappelantqu’Albertine marchait à côté de moi sous sa toque, le sentiment desa présence ajoutait tout d’un coup une telle vertu à l’imageindifférente de l’église neuve, qu’au moment où la façadeensoleillée venait se poser ainsi d’elle-même dans mon souvenir,c’était comme une grande compresse calmante qu’on eût appliquée àmon cœur. Je déposais Albertine à Parville, mais pour la retrouverle soir et aller m’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur lagrève. Sans doute je ne la voyais pas tous les jours, mais pourtantje pouvais me dire&|160;: «&|160;Si elle racontait l’emploi de sontemps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus deplace&|160;»&|160;; et nous passions ensemble de longues heures desuite qui mettaient dans mes journées un enivrement si doux quemême quand, à Parville, elle sautait de l’auto que j’allais luirenvoyer une heure après, je ne me sentais pas plus seul dans lavoiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs.J’aurais pu me passer de la voir tous les jours&|160;; j’allais laquitter heureux, je sentais que l’effet calmant de ce bonheurpouvait se prolonger plusieurs jours. Mais alors j’entendaisAlbertine, en me quittant, dire à sa tante ou à une amie&|160;:«&|160;Alors, demain à 8 heures 1/2. Il ne faut pas être en retard,ils seront prêts dès 8 heures 1/4.&|160;» La conversation d’unefemme qu’on aime ressemble à un sol qui recouvre une eausouterraine et dangereuse&|160;; on sent à tout moment derrière lesmots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible&|160;;on aperçoit çà et là son suintement perfide, mais elle-même restecachée. Aussitôt la phrase d’Albertine entendue, mon calme étaitdétruit. Je voulais lui demander de la voir le lendemain matin,afin de l’empêcher d’aller à ce mystérieux rendez-vous de 8 heures1/2 dont on n’avait parlé devant moi qu’à mots couverts. Elle m’eûtsans doute obéi les premières fois, regrettant pourtant de renoncerà ses projets&|160;; puis elle eût découvert mon besoin permanentde les déranger&|160;; j’eusse été celui pour qui l’on se cache detout. Et d’ailleurs, il est probable que ces fêtes dont j’étaisexclu consistaient en fort peu de chose, et que c’était peut-êtrepar peur que je trouvasse telle invitée vulgaire ou ennuyeuse qu’onne me conviait pas. Malheureusement cette vie si mêlée à celled’Albertine n’exerçait pas d’action que sur moi&|160;; elle medonnait du calme&|160;; elle causait à ma mère des inquiétudes dontla confession le détruisit. Comme je rentrais content, décidé àterminer d’un jour à l’autre une existence dont je croyais que lafin dépendait de ma seule volonté, ma mère me dit, entendant que jefaisais dire au chauffeur d’aller chercher Albertine&|160;:«&|160;Comme tu dépenses de l’argent&|160;! (Françoise, dans sonlangage simple et expressif, disait avec plus de force&|160;:«&|160;L’argent file.&|160;») Tâche, continua maman, de ne pasdevenir comme Charles de Sévigné, dont sa mère disait&|160;:«&|160;Sa main est un creuset où l’argent se fond.&|160;» Et puisje crois que tu es vraiment assez sorti avec Albertine. Je t’assureque c’est exagéré, que même pour elle cela peut sembler ridicule.J’ai été enchantée que cela te distraie, je ne te demande pas de neplus la voir, mais enfin qu’il ne soit pas impossible de vousrencontrer l’un sans l’autre.&|160;» Ma vie avec Albertine, viedénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus –cette vie que je comptais changer d’un jour à l’autre, enchoisissant une heure de calme, me redevint tout d’un coup pour untemps nécessaire, quand, par ces paroles de maman, elle se trouvamenacée. Je dis à ma mère que ses paroles venaient de retarder dedeux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sanselles eût été prise avant la fin de la semaine. Maman se mit à rire(pour ne pas m’attrister) de l’effet qu’avaient produitinstantanément ses conseils, et me promit de ne pas m’en reparlerpour ne pas empêcher que renaquît ma bonne intention. Mais depuisla mort de ma grand’mère, chaque fois que maman se laissait aller àrire, le rire commencé s’arrêtait net et s’achevait sur uneexpression presque sanglotante de souffrance, soit par le remordsd’avoir pu un instant oublier, soit par la recrudescence dont cetoubli si bref avait ravivé encore sa cruelle préoccupation. Mais àcelle que lui causait le souvenir de ma grand’mère, installé en mamère comme une idée fixe, je sentis que cette fois s’en ajoutaitune autre, qui avait trait à moi, à ce que ma mère redoutait dessuites de mon intimité avec Albertine&|160;; intimité qu’elle n’osapourtant pas entraver à cause de ce que je venais de lui dire. Maiselle ne parut pas persuadée que je ne me trompais pas. Elle serappelait pendant combien d’années ma grand’mère et elle nem’avaient plus parlé de mon travail et d’une règle de vie plushygiénique que, disais-je, l’agitation où me mettaient leursexhortations m’empêchait seule de commencer, et que, malgré leursilence obéissant, je n’avais pas poursuivie. Après le dîner l’autoramenait Albertine&|160;; il faisait encore un peu jour&|160;;l’air était moins chaud, mais, après une brûlante journée, nousrêvions tous deux de fraîcheurs inconnues&|160;; alors à nos yeuxenfiévrés la lune toute étroite parut d’abord (telle le soir oùj’étais allé chez la princesse de Guermantes et où Albertinem’avait téléphoné) comme la légère et mince pelure, puis comme lefrais quartier d’un fruit qu’un invisible couteau commençait àécorcer dans le ciel. Quelquefois aussi, c’était moi qui allaischercher mon amie, un peu plus tard&|160;; alors elle devaitm’attendre devant les arcades du marché, à Maineville. Aux premiersmoments je ne la distinguais pas&|160;; je m’inquiétais déjàqu’elle ne dût pas venir, qu’elle eût mal compris. Alors je lavoyais, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de moidans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’unejeune fille. Et c’est comme une chienne encore qu’elle commençaitaussitôt à me caresser sans fin. Quand la nuit était tout à faitvenue et que, comme me disait le directeur de l’hôtel, le cielétait tout parcheminé d’étoiles, si nous n’allions pas nouspromener en forêt avec une bouteille de Champagne, sans nousinquiéter des promeneurs déambulant encore sur la digue faiblementéclairée, mais qui n’auraient rien distingué à deux pas sur lesable noir, nous nous étendions en contrebas des dunes&|160;; cemême corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine,marine et sportive, des jeunes filles que j’avais vu passer lapremière fois devant l’horizon du flot, je le tenais serré contrele mien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobiledivisée par un rayon tremblant&|160;; et nous l’écoutions sans nouslasser et avec le même plaisir, soit quand elle retenait sarespiration, assez longtemps suspendue pour qu’on crût le refluxarrêté, soit quand elle exhalait enfin à nos pieds le murmureattendu et retardé. Je finissais par ramener Albertine à Parville.Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre nos baisers de peurqu’on ne nous vît&|160;; n’ayant pas envie de se coucher, ellerevenait avec moi jusqu’à Balbec, d’où je la ramenais une dernièrefois à Parville&|160;; les chauffeurs de ces premiers temps del’automobile étaient des gens qui se couchaient à n’importe quelleheure. Et de fait, je ne rentrais à Balbec qu’avec la premièrehumidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de laprésence de mon amie, gorgé d’une provision de baisers longue àépuiser. Sur ma table je trouvais un télégramme ou une cartepostale. C’était d’Albertine encore&|160;! Elle les avait écrits àQuetteholme pendant que j’étais parti seul en auto et pour me direqu’elle pensait à moi. Je me mettais au lit en les relisant. Alorsj’apercevais au-dessus des rideaux la raie du grand jour et je medisais que nous devions nous aimer tout de même pour avoir passé lanuit à nous embrasser. Quand, le lendemain matin, je voyaisAlbertine sur la digue, j’avais si peur qu’elle me répondît qu’ellen’était pas libre ce jour-là et ne pouvait acquiescer à ma demandede nous promener ensemble, que, cette demande, je retardais le plusque je pouvais de la lui adresser. J’étais d’autant plus inquietqu’elle avait l’air froid, préoccupé&|160;; des gens de saconnaissance passaient&|160;; sans doute avait-elle formé pourl’après-midi des projets dont j’étais exclu. Je la regardais, jeregardais ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressanten face de moi l’énigme de ses intentions, la décision inconnue quidevait faire le bonheur ou le malheur de mon après-midi. C’étaittout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait prisdevant moi la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Etquand enfin je me décidais, quand, de l’air le plus indifférent queje pouvais, je demandais&|160;: «&|160;Est-ce que nous nouspromenons ensemble tantôt et ce soir&|160;?&|160;» et qu’elle merépondait&|160;: «&|160;Très volontiers&|160;», alors tout lebrusque remplacement, dans la figure rose, de ma longue inquiétudepar une quiétude délicieuse, me rendait encore plus précieuses cesformes auxquelles je devais perpétuellement le bien-être,l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté. Je merépétais&|160;: «&|160;Comme elle est gentille, quel êtreadorable&|160;!&|160;» dans une exaltation moins féconde que celledue à l’ivresse, à peine plus profonde que celle de l’amitié, maistrès supérieure à celle de la vie mondaine. Nous ne décommandionsl’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurinet ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec moi, j’enavais profité pour prévenir les gens qui désiraient me voir que jeresterais à Balbec. Je donnais à Saint-Loup autorisation de venirces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois qu’il étaitarrivé à l’improviste, j’avais préféré me priver de voir Albertineplutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’étatde calme heureux où je me trouvais depuis quelque temps et que fûtma jalousie renouvelée. Et je n’avais été tranquille qu’une foisSaint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, maisscrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de ma part. Jadis,songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantespassait avec lui, j’attachais un tel prix à le voir&|160;! Lesêtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Dansla marche insensible mais éternelle du monde, nous les considéronscomme immobiles, dans un instant de vision trop court pour que lemouvement qui les entraîne soit perçu. Mais nous n’avons qu’àchoisir dans notre mémoire deux images prises d’eux à des momentsdifférents, assez rapprochés cependant pour qu’ils n’aient paschangé en eux-mêmes, du moins sensiblement, et la différence desdeux images mesure le déplacement qu’ils ont opéré par rapport ànous. Il m’inquiéta affreusement en me parlant des Verdurin,j’avais peur qu’il ne me demandât à y être reçu, ce qui eût suffi,à cause de la jalousie que je n’eusse cessé de ressentir, à gâtertout le plaisir que j’y trouvais avec Albertine. Mais heureusementRobert m’avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus toutne pas les connaître. «&|160;Non, me dit-il, je trouve ce genre demilieux cléricaux exaspérants.&|160;» Je ne compris pas d’abordl’adjectif «&|160;clérical&|160;» appliqué aux Verdurin, mais lafin de la phrase de Saint-Loup m’éclaira sa pensée, ses concessionsà des modes de langage qu’on est souvent étonné de voir adopter pardes hommes intelligents. «&|160;Ce sont des milieux, me dit-il, oùon fait tribu, où on fait congrégation et chapelle. Tu ne me diraspas que ce n’est pas une petite secte&|160;; on est tout miel pourles gens qui en sont, on n’a pas assez de dédain pour les gens quin’en sont pas. La question n’est pas, comme pour Hamlet, d’être oude ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être. Tu en es, mononcle Charlus en est. Que veux-tu&|160;? moi je n’ai jamais aiméça, ce n’est pas ma faute.&|160;»

Bien entendu, la règle que j’avais imposée à Saint-Loup de ne mevenir voir que sur un appel de moi, je l’édictai aussi stricte pourn’importe laquelle des personnes avec qui je m’étais peu à peu liéà la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs&|160;; etquand j’apercevais de l’hôtel la fumée du train de trois heuresqui, dans l’anfractuosité des falaises de Parville, laissait sonpanache stable, qui restait longtemps accroché au flanc des pentesvertes, je n’avais aucune hésitation sur le visiteur qui allaitvenir goûter avec moi et m’était encore, à la façon d’un Dieu,dérobé sous ce petit nuage. Je suis obligé d’avouer que cevisiteur, préalablement autorisé par moi à venir, ne fut presquejamais Saniette, et je me le suis bien souvent reproché. Mais laconscience que Saniette avait d’ennuyer (naturellement encore bienplus en venant faire une visite qu’en racontant une histoire)faisait que, bien qu’il fût plus instruit, plus intelligent etmeilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouverauprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’unspleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi.Probablement, si Saniette avait avoué franchement cet ennui qu’ilcraignait de causer, on n’eût pas redouté ses visites. L’ennui estun des maux les moins graves qu’on ait à supporter, le sienn’existait peut-être que dans l’imagination des autres, ou luiavait été inoculé grâce à une sorte de suggestion par eux, laquelleavait trouvé prise sur son agréable modestie. Mais il tenait tant àne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pass’offrir. Certes il avait raison de ne pas faire comme les gens quisont si contents de donner des coups de chapeau dans un lieupublic, que, ne vous ayant pas vu depuis longtemps et vousapercevant dans une loge avec des personnes brillantes qu’ils neconnaissent pas, ils vous jettent un bonjour furtif et retentissanten s’excusant sur le plaisir, sur l’émotion qu’ils ont eus à vousapercevoir, à constater que vous renouez avec les plaisirs, quevous avez bonne mine, etc. Mais Saniette, au contraire, manquaitpar trop d’audace. Il aurait pu, chez Mme Verdurin oudans le petit tram, me dire qu’il aurait grand plaisir à venir mevoir à Balbec s’il ne craignait pas de me déranger. Une telleproposition ne m’eût pas effrayé. Au contraire il n’offrait rien,mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructiblequ’un émail cuit, mais dans la composition duquel entrait, avec undésir pantelant de vous voir – à moins qu’il ne trouvât quelqu’und’autre de plus amusant – la volonté de ne pas laisser voir cedésir, il me disait d’un air détaché&|160;: «&|160;Vous ne savezpas ce que vous faites ces jours-ci&|160;? parce que j’irai sansdoute près de Balbec. Mais non, cela ne fait rien, je vous ledemandais par hasard.&|160;» Cet air ne trompait pas, et les signesinverses à l’aide desquels nous exprimons nos sentiments par leurcontraire sont d’une lecture si claire qu’on se demande comment ily a encore des gens qui disent par exemple&|160;: «&|160;J’ai tantd’invitations que je ne sais où donner de la tête&|160;» pourdissimuler qu’ils ne sont pas invités. Mais, de plus, cet airdétaché, à cause probablement de ce qui entrait dans sa compositiontrouble, vous causait ce que n’eût jamais pu faire la crainte del’ennui ou le franc aveu du désir de vous voir, c’est-à-dire cetteespèce de malaise, de répulsion, qui, dans l’ordre des relations desimple politesse sociale, est l’équivalent de ce qu’est, dansl’amour, l’offre déguisée que fait à une dame l’amoureux qu’ellen’aime pas, de la voir le lendemain, tout en protestant qu’il n’ytient pas, ou même pas cette offre, mais une attitude de faussefroideur. Aussitôt émanait de la personne de Saniette je ne saisquoi qui faisait qu’on lui répondait de l’air le plus tendre dumonde&|160;: «&|160;Non, malheureusement, cette semaine, je vousexpliquerai… &|160;» Et je laissais venir, à la place, des gens quiétaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargéde la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume detoutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faireaux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare queSaniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venaitme voir, si même celui-ci ne m’avait pas dit, chez lesVerdurin&|160;: «&|160;N’oubliez pas que je vais vous voirjeudi&|160;», jour où j’avais précisément dit à Saniette ne pasêtre libre. De sorte qu’il finissait par imaginer la vie commeremplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contrelui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discretétait maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vintme voir malgré moi, une lettre, je ne sais de qui, traînait sur latable. Au bout d’un instant je vis qu’il n’écoutait quedistraitement ce que je lui disais. La lettre, dont il ignoraitcomplètement la provenance, le fascinait et je croyais à toutmoment que ses prunelles émaillées allaient se détacher de leurorbite pour rejoindre la lettre quelconque, mais que sa curiositéaimantait. On aurait dit un oiseau qui va se jeter fatalement surun serpent. Finalement il n’y put tenir, la changea de placed’abord comme pour mettre de l’ordre dans ma chambre. Cela ne luisuffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, commemachinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que,rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme j’étais souffrant cejour-là, je lui demandai de reprendre le train suivant et de partirdans une demi-heure. Il ne doutait pas que je souffrisse, mais merépondit&|160;: «&|160;Je resterai une heure un quart, et après jepartirai.&|160;» Depuis, j’ai souffert de ne pas lui avoir dit,chaque fois où je le pouvais, de venir. Qui sait&|160;? Peut-êtreeusse-je conjuré son mauvais sort, d’autres l’eussent invité pourqui il m’eût immédiatement lâché, de sorte que mes invitationsauraient eu le double avantage de lui rendre la joie et de medébarrasser de lui.

Les jours qui suivaient ceux où j’avais reçu, je n’attendaisnaturellement pas de visites, et l’automobile revenait nouschercher, Albertine et moi. Et quand nous rentrions, Aimé, sur lepremier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeuxpassionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire jedonnais au chauffeur. J’avais beau enfermer ma pièce ou mon billetdans ma main close, les regards d’Aimé écartaient mes doigts. Ildétournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret,bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativementpetits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui unecuriosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.Pendant ces courts instants, il avait l’air attentif et fiévreuxd’un enfant qui lit un roman de Jules Verne, ou d’un dîneur assisnon loin de vous, dans un restaurant, et qui, voyant qu’on vousdécoupe un faisan que lui-même ne peut pas ou ne veut pas s’offrir,délaisse un instant ses pensées sérieuses pour attacher sur lavolaille un regard que font sourire l’amour et l’envie.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades enautomobile. Mais une fois, au moment où je remontais parl’ascenseur, le lift me dit&|160;: «&|160;Ce Monsieur est venu, ilm’a laissé une commission pour vous.&|160;» Le lift me dit ces motsd’une voix absolument cassée et en me toussant et crachant à lafigure. «&|160;Quel rhume que je tiens&|160;!&|160;» ajouta-t-il,comme si je n’étais pas capable de m’en apercevoir tout seul.«&|160;Le docteur dit que c’est la coqueluche&|160;», et ilrecommença à tousser et à cracher sur moi. «&|160;Ne vous fatiguezpas à parler&|160;», lui dis-je d’un air de bonté, lequel étaitfeint. Je craignais de prendre la coqueluche qui, avec madisposition aux étouffements, m’eût été fort pénible. Mais il mitsa gloire, comme un virtuose qui ne veut pas se faire portermalade, à parler et à cracher tout le temps. «&|160;Non, ça ne faitrien, dit-il (pour vous peut-être, pensai-je, mais pas pour moi).Du reste, je vais bientôt rentrer à Paris (tant mieux, pourvu qu’ilne me la passe pas avant). Il paraît, reprit-il, que Paris c’esttrès superbe. Cela doit être encore plus superbe qu’ici et qu’àMonte-Carlo, quoique des chasseurs, même des clients, et jusqu’àdes maîtres d’hôtel qui allaient à Monte-Carlo pour la saison,m’aient souvent dit que Paris était moins superbe que Monte-Carlo.Ils se gouraient peut-être, et pourtant, pour être maître d’hôtelil ne faut pas être un imbécile&|160;; pour prendre toutes lescommandes, retenir les tables, il en faut une tête&|160;! On m’adit que c’était encore plus terrible que d’écrire des pièces et deslivres.&|160;» Nous étions presque arrivés à mon étage quand lelift me fit redescendre jusqu’en bas parce qu’il trouvait que lebouton fonctionnait mal, et en un clin d’œil il l’arrangea. Je luidis que je préférais remonter à pied, ce qui voulait dire et cacherque je préférais ne pas prendre la coqueluche. Mais d’un accès detoux cordial et contagieux, le lift me rejeta dans l’ascenseur.«&|160;Ça ne risque plus rien, maintenant, j’ai arrangé lebouton.&|160;» Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférantconnaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laisséeau parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, jelui dis (comme à un ténor qui vous excède avec Benjamin Godard,chantez-moi de préférence du Debussy)&|160;: «&|160;Mais qui est-cequi est venu pour me voir&|160;? – C’est le monsieur avec qui vousêtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez monconcierge.&|160;» Comme, la veille, j’avais déposé Robert deSaint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercherAlbertine, je crus que le lift voulait parler de Saint-Loup, maisc’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots&|160;:«&|160;Le monsieur avec qui vous êtes sorti&|160;», il m’apprenaitpar la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieurque ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pourla chose, je n’avais jamais fait de distinction entre les classes.Et si j’avais, à entendre appeler un chauffeur un monsieur, le mêmeétonnement que le comte X… qui ne l’était que depuis huit jours età qui, ayant dit&|160;: «&|160;la Comtesse a l’air fatigué&|160;»,je fis tourner la tête derrière lui pour voir de qui je voulaisparler, c’était simplement par manque d’habitude duvocabulaire&|160;; je n’avais jamais fait de différence entre lesouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais prisindifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certainepréférence pour les ouvriers, et après cela pour les grandsseigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plusde politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part desbourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas lesouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sontvolontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmesheureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tantde joie. Je ne peux, du reste, pas dire que cette façon que j’avaisde mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens dumonde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît enrevanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fîtune différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoiseavait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consoléeet soignée par maman avec la même amitié, avec le même dévouementque sa meilleure amie. Mais ma mère était trop la fille de mongrand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Lesgens de Combray avaient beau avoir du cœur, de la sensibilité,acquérir les plus belles théories sur l’égalité humaine, ma mère,quand un valet de chambre s’émancipait, disait une fois«&|160;vous&|160;» et glissait insensiblement à ne plus me parler àla troisième personne, avait de ces usurpations le mêmemécontentement qui éclate dans les «&|160;Mémoires&|160;» deSaint-Simon chaque fois qu’un seigneur qui n’y a pas droit saisitun prétexte de prendre la qualité d’«&|160;Altesse&|160;» dans unacte authentique, ou de ne pas rendre aux ducs ce qu’il leur devaitet ce dont peu à peu il se dispense. Il y avait un «&|160;esprit deCombray&|160;» si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté(celle de ma mère était infinie), de théories égalitaires, pourarriver à le dissoudre. Je ne peux pas dire que chez ma mèrecertaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restéesinsolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valetde chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels luifaisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’ellel’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiquesétaient les gens qui mangeaient à la cuisine. Quand elle voyait unchauffeur d’automobile dîner avec moi dans la salle à manger, ellen’était pas absolument contente et me disait&|160;: «&|160;Il mesemble que tu pourrais avoir mieux comme ami qu’unmécanicien&|160;», comme elle aurait dit, s’il se fût agi demariage&|160;: «&|160;Tu pourrais trouver mieux comme parti.&|160;»Le chauffeur (heureusement je ne songeai jamais à inviter celui-là)était venu me dire que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé àBalbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain.Cette raison, d’autant plus que le chauffeur était charmant ets’exprimait si simplement qu’on eût toujours dit parolesd’évangile, nous sembla devoir être conforme à la vérité. Elle nel’était qu’à demi. Il n’y avait en effet plus rien à faire àBalbec. Et en tout cas, la Compagnie, n’ayant qu’à demi confiancedans la véracité du jeune évangéliste, appuyé sur sa roue deconsécration, désirait qu’il revînt au plus vite à Paris. Et eneffet, si le jeune apôtre accomplissait miraculeusement lamultiplication des kilomètres quand il les comptait à M. deCharlus, en revanche, dès qu’il s’agissait de rendre compte à saCompagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion dequoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus depromenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soitqu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse quele mieux était de le rappeler à Paris, où on ne faisait d’ailleurspas grand’chose. Le désir du chauffeur était d’éviter, si possible,la morte-saison. J’ai dit – ce que j’ignorais alors et ce dont laconnaissance m’eût évité bien des chagrins – qu’il était très lié(sans qu’ils eussent jamais l’air de se connaître devant lesautres) avec Morel. À partir du jour où il fut rappelé, sans savoirencore qu’il avait un moyen de ne pas partir, nous dûmes nouscontenter pour nos promenades de louer une voiture, ou quelquefois,pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, deschevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. «&|160;Queltacot&|160;!&|160;» disait Albertine. J’aurais d’ailleurs souventaimé d’y être seul. Sans vouloir me fixer une date, je souhaitaisque prit fin cette vie à laquelle je reprochais de me fairerenoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant ilarrivait aussi que les habitudes qui me retenaient fussent soudainabolies, le plus souvent quand quelque ancien moi, plein du désirde vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le moi actuel.J’éprouvai notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laisséAlbertine chez sa tante, j’étais allé à cheval voir les Verdurin etque j’avais pris dans les bois une route sauvage dont ils m’avaientvanté la beauté. Épousant les formes de la falaise, tour à tourelle montait, puis, resserrée entre des bouquets d’arbres épais,elle s’enfonçait en gorges sauvages. Un instant, les rochersdénudés dont j’étais entouré, la mer qu’on apercevait par leursdéchirures, flottèrent devant mes yeux comme des fragments d’unautre univers&|160;: j’avais reconnu le paysage montagneux et marinqu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles,«&|160;Poète rencontrant une Muse&|160;», «&|160;Jeune hommerencontrant un Centaure&|160;», que j’avais vues chez la duchessede Guermantes. Leur souvenir replaçait les lieux où je me trouvaistellement en dehors du monde actuel que je n’aurais pas été étonnési, comme le jeune homme de l’âge antéhistorique que peint Elstir,j’avais, au cours de ma promenade, croisé un personnagemythologique. Tout à coup mon cheval se cabra&|160;; il avaitentendu un bruit singulier, j’eus peine à le maîtriser et à ne pasêtre jeté à terre, puis je levai vers le point d’où semblait venirce bruit mes yeux pleins de larmes, et je vis à une cinquantaine demètres au-dessus de moi, dans le soleil, entre deux grandes ailesd’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peudistincte me parut ressembler à celle d’un homme. Je fus aussi émuque pouvait l’être un Grec qui voyait pour la première fois undemi-Dieu. Je pleurais aussi, car j’étais prêt à pleurer, du momentque j’avais reconnu que le bruit venait d’au-dessus de ma tête –les aéroplanes étaient encore rares à cette époque – à la penséeque ce que j’allais voir pour la première fois c’était unaéroplane. Alors, comme quand on sent venir dans un journal uneparole émouvante, je n’attendais que d’avoir aperçu l’avion pourfondre en larmes. Cependant l’aviateur sembla hésiter sur savoie&|160;; je sentais ouvertes devant lui – devant moi, sil’habitude ne m’avait pas fait prisonnier – toutes les routes del’espace, de la vie&|160;; il poussa plus loin, plana quelquesinstants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti,semblant céder à quelque attraction inverse de celle de lapesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement deses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

Pour revenir au mécanicien, il demanda non seulement à Morel queles Verdurin remplaçassent leur break par une auto (ce qui, étantdonné la générosité des Verdurin à l’égard des fidèles, étaitrelativement facile), mais, chose plus malaisée, leur principalcocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui,le chauffeur. Cela fut exécuté en quelques jours de la façonsuivante. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout cequi lui était nécessaire pour atteler. Un jour il ne trouvait pasle mors, un jour la gourmette. D’autres fois, c’était son coussinde siège qui avait disparu, jusqu’à son fouet, sa couverture, lemartinet, l’éponge, la peau de chamois. Mais il s’arrangea toujoursavec des voisins&|160;; seulement il arrivait en retard, ce quiagaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état detristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclaraà Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grandcoup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeunecocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans unguet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leurdit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Pour sa part, ilne pouvait pas s’en mêler, mais les prévenait afin qu’ils prissentles devants. Il fut convenu que, pendant que M. et MmeVerdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tousà l’écurie sur le jeune homme. Je rapporterai, bien que ce ne fûtque l’occasion de ce qui allait avoir lieu, mais parce que lespersonnages m’ont intéressé plus tard, qu’il y avait, ce jour-là,un ami des Verdurin en villégiature chez eux et à qui on voulaitfaire faire une promenade à pied avant son départ, fixé au soirmême.

Ce qui me surprit beaucoup quand on partit en promenade, c’estque, ce jour-là, Morel, qui venait avec nous en promenade à pied,où il devait jouer du violon dans les arbres, me dit&|160;:«&|160;Écoutez, j’ai mal au bras, je ne veux pas le dire àMme Verdurin, mais priez-la d’emmener un de ses valets,par exemple Howsler, il portera mes instruments. – Je crois qu’unautre serait mieux choisi, répondis-je. On a besoin de lui pour ledîner.&|160;» Une expression de colère passa sur le visage deMorel. «&|160;Mais non, je ne veux pas confier mon violon àn’importe qui.&|160;» Je compris plus tard la raison de cettepréférence. Howsler était le frère très aimé du jeune cocher, et,s’il était resté à la maison, aurait pu lui porter secours. Pendantla promenade, assez bas pour que Howsler aîné ne pût nousentendre&|160;: «&|160;Voilà un bon garçon, dit Morel. Du reste,son frère l’est aussi. S’il n’avait pas cette funeste habitude deboire… – Comment, boire, dit Mme Verdurin, pâlissant àl’idée d’avoir un cocher qui buvait. – Vous ne vous en apercevezpas. Je me dis toujours que c’est un miracle qu’il ne lui soit pasarrivé d’accident pendant qu’il vous conduisait. – Mais il conduitdonc d’autres personnes&|160;? – Vous n’avez qu’à voir combien defois il a versé, il a aujourd’hui la figure pleine d’ecchymoses. Jene sais pas comment il ne s’est pas tué, il a cassé ses brancards.– Je ne l’ai pas vu aujourd’hui, dit Mme Verdurintremblante à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle, vousme désolez.&|160;» Elle voulut abréger la promenade pour rentrer,Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour lafaire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancardneuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faireaucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et luiremettre de l’argent, mais de lui-même, ne voulant pas accuser sescamarades à l’animosité de qui il attribuait rétrospectivement levol quotidien de toutes les selles, etc., et voyant que sa patiencene conduisait qu’à se faire laisser pour mort sur le carreau, ildemanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra lelendemain et, plus tard, Mme Verdurin (qui avait étéobligée d’en prendre un autre) fut si satisfaite de lui, qu’elle mele recommanda chaleureusement comme homme d’absolue confiance. Moiqui ignorais tout, je le pris à la journée à Paris. Mais je n’aique trop anticipé, tout cela se retrouvera dès l’histoired’Albertine. En ce moment nous sommes à la Raspelière où je viensdîner pour la première fois avec mon amie, et M. de Charlus avecMorel, fils supposé d’un «&|160;intendant&|160;» qui gagnait trentemille francs par an de fixe, avait une voiture et nombre demajordomes subalternes, de jardiniers, de régisseurs et de fermierssous ses ordres. Mais puisque j’ai tellement anticipé, je ne veuxcependant pas laisser le lecteur sous l’impression d’une méchancetéabsolue qu’aurait eue Morel. Il était plutôt plein decontradictions, capable à certains jours d’une gentillessevéritable.

Je fus naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avaitété mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçantle chauffeur qui nous avait promenés, Albertine et moi. Mais il medébita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé êtrerentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et jen’eus pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause queMorel causa un peu avec moi, afin de m’exprimer sa tristesserelativement au départ de ce brave garçon. Du reste, même en dehorsdes moments où j’étais seul et où il bondissait littéralement versmoi avec une expansion de joie, Morel, voyant que tout le monde mefaisait fête à la Raspelière et sentant qu’il s’excluaitvolontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans dangerpour lui, puisqu’il m’avait fait couper les ponts et ôté toutepossibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs (que jen’avais, d’ailleurs, nullement songé à prendre), cessa de se teniréloigné de moi. J’attribuai son changement d’attitude à l’influencede M. de Charlus, laquelle, en effet, le rendait, sur certainspoints, moins borné, plus artiste, mais sur d’autres, où ilappliquait à la lettre les formules éloquentes, mensongères, etd’ailleurs momentanées, du maître, le bêtifiait encore davantage.Ce qu’avait pu lui dire M. de Charlus, ce fut, en effet, la seulechose que je supposai. Comment aurais-je pu deviner alors ce qu’onme dit ensuite (et dont je n’ai jamais été certain, lesaffirmations d’Andrée sur tout ce qui touchait Albertine, surtoutplus tard, m’ayant toujours semblé fort sujettes à caution car,comme nous l’avons vu autrefois, elle n’aimait pas sincèrement monamie et était jalouse d’elle), ce qui en tout cas, si c’était vrai,me fut remarquablement caché par tous les deux&|160;: qu’Albertineconnaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers cemoment du renvoi du cocher, Morel adopta à mon égard me permit dechanger d’avis sur son compte. Je gardai de son caractère lavilaine idée que m’en avait fait concevoir la bassesse que ce jeunehomme m’avait montrée quand il avait eu besoin de moi, suivie, toutaussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas mevoir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avecM. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dontla non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complicationsqu’ils entraînaient, causaient ses tristesses&|160;; mais cecaractère n’était pas si uniformément laid et plein decontradictions. Il ressemblait à un vieux livre du moyen âge, pleind’erreurs, de traditions absurdes, d’obscénités, il étaitextraordinairement composite. J’avais cru d’abord que son art, oùil était vraiment passé maître, lui avait donné des supérioritésqui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Une fois que jedisais mon désir de me mettre au travail&|160;: «&|160;Travaillez,devenez illustre, me dit-il. – De qui est cela&|160;? luidemandai-je. – De Fontanes à Chateaubriand.&|160;» Il connaissaitaussi une correspondance amoureuse de Napoléon. Bien, pensai-je, ilest lettré. Mais cette phrase, qu’il avait lue je ne sais pas où,était sans doute la seule qu’il connût de toute la littératureancienne et moderne, car il me la répétait chaque soir. Une autre,qu’il répétait davantage pour m’empêcher de rien dire de lui àpersonne, c’était celle-ci, qu’il croyait également littéraire, quiest à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens,sauf peut-être pour un domestique cachottier&|160;:«&|160;Méfions-nous des méfiants.&|160;» Au fond, en allant decette stupide maxime jusqu’à la phrase de Fontanes à Chateaubriand,on eût parcouru toute une partie, variée mais moins contradictoirequ’il ne semble, du caractère de Morel. Ce garçon qui, pour peuqu’il y trouvât de l’argent, eût fait n’importe quoi, et sansremords – peut-être pas sans une contrariété bizarre, allantjusqu’à la surexcitation nerveuse, mais à laquelle le nom deremords irait fort mal – qui eût, s’il y trouvait son intérêt,plongé dans la peine, voire dans le deuil, des familles entières,ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler debonté, au-dessus des sentiments de simple humanité les plusnaturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent sondiplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pûttenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou decontrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres etplus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de cequ’il appelait (en généralisant sans doute quelques casparticuliers où il avait rencontré des malveillants) la fourberieuniverselle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais depersonne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pourmon malheur, à cause de ce qui devait en résulter après mon retourà Paris, sa méfiance n’avait pas «&|160;joué&|160;» à l’égard duchauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil,c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonneacception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant leshonnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule). Illui semblait – et ce n’était pas absolument faux – que cetteméfiance lui permettrait de tirer toujours son épingle du jeu, deglisser, insaisissable, à travers les plus dangereuses aventures,et sans qu’on pût rien, non pas même prouver, mais avancer contrelui, dans l’établissement de la rue Bergère. Il travaillerait,deviendrait illustre, serait peut-être un jour, avec unerespectabilité intacte, maître du jury de violon aux concours de ceprestigieux Conservatoire.

Mais c’est peut-être encore trop de logique dans la cervelle deMorel que d’y faire sortir les unes des autres les contradictions.En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel ona fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’yretrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avecune magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautesd’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avaitmal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui&|160;; àses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis delui-même.

Bientôt même, l’été finissant, quand on descendait du train àDouville, le soleil, amorti par la brume, n’était déjà plus, dansle ciel uniformément mauve, qu’un bloc rouge. À la grande paix quidescend, le soir, sur ces prés drus et salins et qui avaitconseillé à beaucoup de Parisiens, peintres pour la plupart,d’aller villégiaturer à Douville, s’ajoutait une humidité qui lesfaisait rentrer de bonne heure dans les petits chalets. Dansplusieurs de ceux-ci la lampe était déjà allumée. Seules quelquesvaches restaient dehors à regarder la mer en meuglant, tandis qued’autres, s’intéressant plus à l’humanité, tournaient leurattention vers nos voitures. Seul un peintre qui avait dressé sonchevalet sur une mince éminence travaillait à essayer de rendre cegrand calme, cette lumière apaisée. Peut-être les vachesallaient-elles lui servir inconsciemment et bénévolement demodèles, car leur air contemplatif et leur présence solitaire,quand les humains sont rentrés, contribuaient, à leur manière, à lapuissante impression de repos que dégage le soir. Et quelquessemaines plus tard, la transposition ne fut pas moins agréablequand, l’automne s’avançant, les jours devinrent tout à fait courtset qu’il fallut faire ce voyage dans la nuit. Si j’avais été faireun tour dans l’après-midi, il fallait rentrer s’habiller au plustard à cinq heures, où maintenant le soleil rond et rouge étaitdéjà descendu au milieu de la glace oblique, jadis détestée, et,comme quelque feu grégeois, incendiait la mer dans les vitres detoutes mes bibliothèques. Quelque geste incantateur ayant suscité,pendant que je passais mon smoking, le moi alerte et frivole quiétait le mien quand j’allais avec Saint-Loup dîner à Rivebelle etle soir où j’avais cru emmener Mlle de Stermaria dînerdans l’île du Bois, je fredonnais inconsciemment le même airqu’alors&|160;; et c’est seulement en m’en apercevant qu’à lachanson je reconnaissais le chanteur intermittent, lequel, eneffet, ne savait que celle-là. La première fois que je l’avaischantée, je commençais d’aimer Albertine, mais je croyais que je nela connaîtrais jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand j’avaiscessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour lapremière fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et aumoment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, quicroyait que je finirais par habiter la Raspelière et lâcher sonhôtel, et qui assurait avoir entendu dire qu’il régnait par là desfièvres dues aux marais du Bac et à leurs eaux«&|160;accroupies&|160;». J’étais heureux de cette multiplicité queje voyais ainsi à ma vie déployée sur trois plans&|160;; et puis,quand on redevient pour un instant un homme ancien, c’est-à-diredifférent de celui qu’on est depuis longtemps, la sensibilité,n’étant plus amortie par l’habitude, reçoit des moindres chocs desimpressions si vives qu’elles font pâlir tout ce qui les aprécédées et auxquelles, à cause de leur intensité, nous nousattachons avec l’exaltation passagère d’un ivrogne. Il faisait déjànuit quand nous montions dans l’omnibus ou la voiture qui allaitnous mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans lehall, le premier président nous disait&|160;: «&|160;Ah&|160;! vousallez à la Raspelière&|160;! Sapristi, elle a du toupet,Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin defer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer letrajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. Onvoit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire&|160;»,ajoutait-il en se frottant les mains. Sans doute parlait-il ainsipar mécontentement de ne pas être invité, et aussi à cause de lasatisfaction qu’ont les hommes «&|160;occupés&|160;» – fût-ce parle travail le plus sot – de «&|160;ne pas avoir le temps&|160;» defaire ce que vous faites.

Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports,aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit lescours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant&|160;:«&|160;C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire&|160;», unagréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmeraittout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’hommeoccupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrireHamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupésmanquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leurparaît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent aumoment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la mêmequi, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui nesont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux,mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent endisant&|160;: «&|160;Il paraît que c’est un grand lettré, unindividu tout à fait distingué.&|160;» Mais surtout le premierprésident ne se rendait pas compte que ce qui me plaisait dans cesdîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison,quoique par critique, ils «&|160;représentaient un vraivoyage&|160;», un voyage dont le charme me paraissait d’autant plusvif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchaitnullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion verslaquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifiépar toute l’atmosphère qui l’entourait. Il faisait déjà nuitmaintenant quand j’échangeais la chaleur de l’hôtel – de l’hôteldevenu mon foyer – pour le wagon où nous montions avec Albertine etoù le reflet de la lanterne sur la vitre apprenait, à certainsarrêts du petit train poussif, qu’on était arrivé à une gare. Pourne pas risquer que Cottard ne nous aperçût pas, et n’ayant pasentendu crier la station, j’ouvrais la portière, mais ce qui seprécipitait dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais levent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité je distinguais leschamps, j’entendais la mer, nous étions en rase campagne.Albertine, avant que nous rejoignions le petit noyau, se regardaitdans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elleemportait avec elle. En effet, les premières fois, MmeVerdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pourqu’elle s’arrangeât avant le dîner, j’avais, au sein du calmeprofond où je vivais depuis quelque temps, éprouvé un petitmouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisserAlbertine au pied de l’escalier, et je m’étais senti si anxieuxpendant que j’étais seul au salon, au milieu du petit clan, et medemandais ce que mon amie faisait en haut, que j’avais lelendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. deCharlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chezCartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi lamienne. Il était pour moi un gage de calme et aussi de lasollicitude de mon amie. Car elle avait certainement deviné que jen’aimais pas qu’elle restât sans moi chez Mme Verdurinet s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable audîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plusfidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. deCharlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs quistationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai deDoncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, auxmoustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarquemoins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendaitplus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers lepetit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher (seulement parhabitude de connaisseur, puisque maintenant il avait un sentimentqui le rendait chaste ou du moins, la plupart du temps, fidèle) dejeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens encostume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial ettimoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur sesyeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train dedire son chapelet, avec la réserve d’une épouse vouée à son uniqueamour ou d’une jeune fille bien élevée. Les fidèles étaientd’autant plus persuadés qu’il ne les avait pas vus, qu’il montaitdans un compartiment autre que le leur (comme faisait souvent aussila princesse Sherbatoff), en homme qui ne sait point si l’on seracontent ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté devenir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas étééprouvée, les toutes premières fois, par le docteur, qui avaitvoulu que nous le laissions seul dans son compartiment. Portantbeau son caractère hésitant depuis qu’il avait une grande situationmédicale, c’est en souriant, en se renversant en arrière, enregardant Ski par-dessus le lorgnon, qu’il dit par malice ou poursurprendre de biais l’opinion des camarades&|160;: «&|160;Vouscomprenez, si j’étais seul, garçon… , mais, à cause de ma femme, jeme demande si je peux le laisser voyager avec nous après ce quevous m’avez dit, chuchota le docteur. – Qu’est-ce que tu dis&|160;?demanda Mme Cottard. – Rien, cela ne te regarde pas, cen’est pas pour les femmes&|160;», répondit en clignant de l’œil ledocteur, avec une majestueuse satisfaction de lui-même qui tenaitle milieu entre l’air pince-sans-rire qu’il gardait devant sesélèves et ses malades et l’inquiétude qui accompagnait jadis sestraits d’esprit chez les Verdurin, et il continua à parler toutbas. Mme Cottard ne distingua que les mots «&|160;de laconfrérie&|160;» et «&|160;tapette&|160;», et comme dans le langagedu docteur le premier désignait la race juive et le second leslangues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. deCharlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’ontînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir dedoyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul et nous nousacheminâmes tous vers le compartiment de M. de Charlus, guidés parCottard, toujours perplexe. Du coin où il lisait un volume deBalzac, M. de Charlus perçut cette hésitation&|160;; il n’avaitpourtant pas levé les yeux. Mais comme les sourds-muetsreconnaissent à un courant d’air, insensible pour les autres, quequelqu’un arrive derrière eux, il avait, pour être averti de lafroideur qu’on avait à son égard, une véritable hyperacuitésensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous lesdomaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrancesimaginaires. Comme ces névropathes qui, sentant une légèrefraîcheur, induisent qu’il doit y avoir une fenêtre ouverte àl’étage au-dessus, entrent en fureur et commencent à éternuer, M.de Charlus, si une personne avait devant lui montré un airpréoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un proposqu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’oneût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il lesinventait. En revanche la cordialité lui masquait aisément lesmédisances qu’il ne connaissait pas. Ayant deviné la première foisl’hésitation de Cottard, si, au grand étonnement des fidèles qui nese croyaient pas aperçus encore par le liseur aux yeux baissés, illeur tendit la main quand ils furent à distance convenable, il secontenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivementredressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suèdela main que le docteur lui avait tendue. «&|160;Nous avons tenuabsolument à faire route avec vous, Monsieur, et à ne pas vouslaisser comme cela seul dans votre petit coin. C’est un grandplaisir pour nous, dit avec bonté Mme Cottard au baron.– Je suis très honoré, récita le baron en s’inclinant d’un airfroid. – J’ai été très heureuse d’apprendre que vous aviezdéfinitivement choisi ce pays pour y fixer vos tabern… &|160;» Elleallait dire tabernacles, mais ce mot lui sembla hébraïque etdésobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion. Aussise reprit-elle pour choisir une autre des expressions qui luiétaient familières, c’est-à-dire une expression solennelle&|160;:«&|160;pour y fixer, je voulais dire «&|160;vos pénates&|160;» (ilest vrai que ces divinités n’appartiennent pas à la religionchrétienne non plus, mais à une qui est morte depuis si longtempsqu’elle n’a plus d’adeptes qu’on puisse craindre de froisser).«&|160;Nous, malheureusement, avec la rentrée des classes, leservice d’hôpital du docteur, nous ne pouvons jamais bien longtempsélire domicile dans un même endroit.&|160;» Et lui montrant uncarton&|160;: «&|160;oyez d’ailleurs comme nous autres femmes noussommes moins heureuses que le sexe fort&|160;; pour aller aussiprès que chez nos amis Verdurin nous sommes obligées d’emporteravec nous toute une gamme d’impedimenta.&|160;» Moi je regardaispendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas unexemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergottequ’il m’avait prêté la première année. C’était un livre de sabibliothèque et, comme tel, portant la devise&|160;: «&|160;Je suisau Baron de Charlus&|160;», à laquelle faisaient place parfois,pour montrer le goût studieux des Guermantes&|160;: «&|160;Inprœliis non semper&|160;», et une autre encore&|160;:«&|160;Non sine labore&|160;». Mais nous les verronsbientôt remplacées par d’autres, pour tâcher de plaire à Morel.Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elletrouvait plus personnel au baron. «&|160;Je ne sais pas si vousêtes de mon avis, Monsieur, lui dit-elle au bout d’un instant, maisje suis très large d’idées et, selon moi, pourvu qu’on les pratiquesincèrement, toutes les religions sont bonnes. Je ne suis pas commeles gens que la vue d’un… protestant rend hydrophobes. – On m’aappris que la mienne était la vraie&|160;», répondit M. de Charlus.«&|160;C’est un fanatique, pensa Mme Cottard&|160;;Swann, sauf sur la fin, était plus tolérant, il est vrai qu’ilétait converti.&|160;» Or, tout au contraire, le baron était nonseulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon dumoyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIesiècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peupléed’une foule d’êtres, crus parfaitement réels&|160;: prophètes,apôtres, anges, saints personnages de toute sorte, entourant leVerbe incarné, sa mère et son époux, le Père Éternel, tous lesmartyrs et docteurs&|160;; tel que leur peuple en plein relief,chacun d’eux se presse au porche ou remplit le vaisseau descathédrales. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi commepatrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël,avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ilscommuniquassent ses prières au Père Éternel, devant le trône de quiils se tiennent. Aussi l’erreur de Mme Cottardm’amusa-t-elle beaucoup.

Pour quitter le terrain religieux, disons que le docteur, venu àParis avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puisabsorbé par les études, presque purement matérielles, auxquellesceux qui veulent pousser loin leur carrière médicale sont obligésde se consacrer pendant un grand nombre d’années, ne s’était jamaiscultivé&|160;; il avait acquis plus d’autorité, mais non pasd’expérience&|160;; il prit à la lettre ce motd’«&|160;honoré&|160;», en fut à la fois satisfait parce qu’ilétait vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. «&|160;Cepauvre de Charlus, dit-il le soir à sa femme, il m’a fait de lapeine quand il m’a dit qu’il était honoré de voyager avec nous. Onsent, le pauvre diable, qu’il n’a pas de relations, qu’ils’humilie.&|160;»

Mais bientôt, sans avoir besoin d’être guidés par la charitableMme Cottard, les fidèles avaient réussi à dominer lagêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à setrouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ilsgardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Skiet l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leurcompagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux uneespèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron,d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaientguère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté laconversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme unpeu fade. Dès le début d’ailleurs, on s’était plu à reconnaîtrequ’il était intelligent. «&|160;Le génie peut être voisin de lafolie&|160;», énonçait le docteur, et si la princesse, avide des’instruire, insistait, il n’en disait pas plus, cet axiome étanttout ce qu’il savait sur le génie et ne lui paraissant pas,d’ailleurs, aussi démontré que tout ce qui a trait à la fièvretyphoïde et à l’arthritisme. Et comme il était devenu superbe etresté mal élevé&|160;: «&|160;Pas de questions, princesse, nem’interrogez pas, je suis au bord de la mer pour me reposer.D’ailleurs vous ne me comprendriez pas, vous ne savez pas lamédecine.&|160;» Et la princesse se taisait en s’excusant, trouvantCottard un homme charmant, et comprenant que les célébrités ne sontpas toujours abordables. À cette première période on avait doncfini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice (ou ceque l’on nomme généralement ainsi). Maintenant, c’était, sans s’enrendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plusintelligent que les autres. Les maximes les plus simples que,adroitement provoqué par l’universitaire ou le sculpteur, M. deCharlus énonçait sur l’amour, la jalousie, la beauté, à cause del’expérience singulière, secrète, raffinée et monstrueuse où il lesavait puisées, prenaient pour les fidèles ce charme dudépaysagement qu’une psychologie, analogue à celle que nous aofferte de tout temps notre littérature dramatique, revêt dans unepièce russe ou japonaise, jouée par des artistes de là-bas. Onrisquait encore, quand il n’entendait pas, une mauvaiseplaisanterie&|160;: «&|160;Oh&|160;! chuchotait le sculpteur, envoyant un jeune employé aux longs cils de bayadère et que M. deCharlus n’avait pu s’empêcher de dévisager, si le baron se met àfaire de l’œil au contrôleur, nous ne sommes pas prêts d’arriver,le train va aller à reculons. Regardez-moi la manière dont il leregarde, ce n’est plus un petit chemin de fer où nous sommes, c’estun funiculeur.&|160;» Mais au fond, si M. de Charlus ne venait pas,on était presque déçu de voyager seulement entre gens comme tout lemonde et de n’avoir pas auprès de soi ce personnage peinturluré,pansu et clos, semblable à quelque boîte de provenance exotique etsuspecte qui laisse échapper la curieuse odeur de fruits auxquelsl’idée de goûter seulement vous soulèverait le cœur. À ce point devue, les fidèles de sexe masculin avaient des satisfactions plusvives, dans la courte partie du trajet qu’on faisait entreSaint-Martin-du-Chêne, où montait M. de Charlus, et Doncières,station où on était rejoint par Morel. Car tant que le violonisten’était pas là (et si les dames et Albertine, faisant bande à partpour ne pas gêner la conversation, se tenaient éloignées), M. deCharlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certainssujets et parler de «&|160;ce qu’on est convenu d’appeler lesmauvaises mœurs&|160;». Albertine ne pouvait le gêner, car elleétait toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veutpas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Or jesupportais aisément de ne pas l’avoir à côté de moi, à conditiontoutefois qu’elle restât dans le même wagon. Car moi quin’éprouvais plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensaispas à ce qu’elle faisait les jours où je ne la voyais pas, enrevanche, quand j’étais là, une simple cloison, qui eût pu à larigueur dissimuler une trahison, m’était insupportable, et si elleallait avec les dames dans le compartiment voisin, au bout d’uninstant, ne pouvant plus tenir en place, au risque de froissercelui qui parlait, Brichot, Cottard ou Charlus, et à qui je nepouvais expliquer la raison de ma fuite, je me levais, les plantaislà et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passais àcôté. Et jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas dechoquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait netrouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait parhabileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il étaitque les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit desfidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelquespersonnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plustard familière, «&|160;fixées sur son compte&|160;». Mais il sefigurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre etqu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Cette illusion peutétonner de la part de quelqu’un d’aussi fin, d’aussi inquiet. Mêmepour ceux qu’il croyait plus ou moins renseignés, il se flattaitque ce ne fût que dans le vague, et avait la prétention, selonqu’il leur dirait telle ou telle chose, de mettre telle personne endehors des suppositions d’un interlocuteur qui, par politesse,faisait semblant d’accepter ses dires. Même se doutant de ce que jepouvais savoir ou supposer sur lui, il se figurait que cetteopinion, qu’il croyait beaucoup plus ancienne de ma part qu’elle nel’était en réalité, était toute générale, et qu’il lui suffisait denier tel ou tel détail pour être cru, alors qu’au contraire, si laconnaissance de l’ensemble précède toujours celle des détails, ellefacilite infiniment l’investigation de ceux-ci et, ayant détruit lepouvoir d’invisibilité, ne permet plus au dissimulateur de cacherce qu’il lui plaît. Certes, quand M. de Charlus, invité à un dînerpar tel fidèle ou tel ami des fidèles, prenait les détours les pluscompliqués pour amener, au milieu des noms de dix personnes qu’ilcitait, le nom de Morel, il ne se doutait guère qu’aux raisonstoujours différentes qu’il donnait du plaisir ou de la commoditéqu’il pourrait trouver ce soir-là à être invité avec lui, seshôtes, en ayant l’air de le croire parfaitement, en substituaientune seule, toujours la même, et qu’il croyait ignorée d’eux, àsavoir qu’il l’aimait. De même Mme Verdurin, semblanttoujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifsmi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait del’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avecémotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avaitpour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si,un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venuspar le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire&|160;:«&|160;Nous n’attendons plus que ces demoiselles&|160;!&|160;» Lebaron eût été d’autant plus stupéfait que, ne bougeant guère de laRaspelière, il y faisait figure de chapelain, d’abbé du répertoire,et quelquefois (quand Morel avait quarante-huit heures depermission) y couchait deux nuits de suite. Mme Verdurinleur donnait alors deux chambres communicantes et, pour les mettreà l’aise, disait&|160;: «&|160;Si vous avez envie de faire de lamusique, ne vous gênez pas, les murs sont comme ceux d’uneforteresse, vous n’avez personne à votre étage, et mon mari a unsommeil de plomb.&|160;» Ces jours-là, M. de Charlus relayait laprincesse en allant chercher les nouveaux à la gare, excusaitMme Verdurin de ne pas être venue à cause d’un état desanté qu’il décrivait si bien que les invités entraient avec unefigure de circonstance et poussaient un cri d’étonnement entrouvant la Patronne alerte et debout, en robe à demidécolletée.

Car M. de Charlus était momentanément devenu, pourMme Verdurin, le fidèle des fidèles, une secondeprincesse Sherbatoff. De sa situation mondaine elle était beaucoupmoins sûre que de celle de la princesse, se figurant que, sicelle-ci ne voulait voir que le petit noyau, c’était par mépris desautres et prédilection pour lui. Comme cette feinte était justementle propre des Verdurin, lesquels traitaient d’ennuyeux tous ceuxqu’ils ne pouvaient fréquenter, il est incroyable que la Patronnepût croire la princesse une âme d’acier, détestant le chic. Maiselle n’en démordait pas et était persuadée que, pour la grande dameaussi, c’était sincèrement et par goût d’intellectualité qu’elle nefréquentait pas les ennuyeux. Le nombre de ceux-ci diminuait, dureste, à l’égard des Verdurin. La vie de bains de mer ôtait à uneprésentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter àParis. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce quifacilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances etd’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince deGuermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pasdécidé à aller «&|160;en garçon&|160;» chez les Verdurin, sil’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monterd’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière,malheureusement un jour où la Patronne était sortie. MmeVerdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlusfussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc deGuermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’unaventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si«&|160;fidèle&|160;» envers les Verdurin, la Patronne hésitaitpresque à l’inviter avec le prince de Guermantes. Elle consulta Skiet Brichot&|160;: «&|160;Le baron et le prince de Guermantes,est-ce que ça marche&|160;? – Mon Dieu, Madame, pour l’un des deuxje crois pouvoir le dire. – Mais l’un des deux, qu’est-ce que çapeut me faire&|160;? avait repris Mme Verdurin irritée.Je vous demande s’ils marchent ensemble&|160;? – Ah&|160;! Madame,voilà des choses qui sont bien difficiles à savoir.&|160;»Mme Verdurin n’y mettait aucune malice. Elle étaitcertaine des mœurs du baron, mais quand elle s’exprimait ainsi ellen’y pensait nullement, mais seulement à savoir si on pouvaitinviter ensemble le prince et M. de Charlus, si cela corderait.Elle ne mettait aucune intention malveillante dans l’emploi de cesexpressions toutes faites et que les «&|160;petits clans&|160;»artistiques favorisent. Pour se parer de M. de Guermantes, ellevoulait l’emmener, l’après-midi qui suivrait le déjeuner, à unefête de charité et où des marins de la côte figureraient unappareillage. Mais n’ayant pas le temps de s’occuper de tout, elledélégua ses fonctions au fidèle des fidèles, au baron. «&|160;Vouscomprenez, il ne faut pas qu’ils restent immobiles comme desmoules, il faut qu’ils aillent, qu’ils viennent, qu’on voie lebranle-bas, je ne sais pas le nom de tout ça. Mais vous, qui allezsouvent au port de Balbec-Plage, vous pourriez bien faire faire unerépétition sans vous fatiguer. Vous devez vous y entendre mieux quemoi, M. de Charlus, à faire marcher des petits marins. Mais, aprèstout, nous nous donnons bien du mal pour M. de Guermantes. C’estpeut-être un imbécile du Jockey. Oh&|160;! mon Dieu, je dis du maldu Jockey, et il me semble me rappeler que vous en êtes. Hé baron,vous ne me répondez pas, est-ce que vous en êtes&|160;? Vous nevoulez pas sortir avec nous&|160;? Tenez, voici un livre que j’aireçu, je pense qu’il vous intéressera. C’est de Roujon. Le titreest joli&|160;: «&|160;Parmi les hommes.&|160;»

Pour ma part, j’étais d’autant plus heureux que M. de Charlusfût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, que j’étaistrès mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante etprofonde. Un jour que j’étais dans le petit train, comblant de mesprévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, j’y vismonter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venuepasser quelques semaines chez la princesse de Luxembourg, mais,enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, je n’avais jamaisrépondu aux invitations multipliées de la marquise et de sonhôtesse royale. J’eus du remords en voyant l’amie de ma grand’mèreet, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) je causaiassez longtemps avec elle. J’ignorais, du reste, absolument queMme de Villeparisis savait très bien qui était mavoisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante,Mme de Villeparisis quitta le wagon, je me reprochaimême de ne pas l’avoir aidée à descendre&|160;; j’allai me rasseoirà côté de la princesse. Mais on eût dit – cataclysme fréquent chezles personnes dont la situation est peu solide et qui craignentqu’on n’ait entendu parler d’elles en mal, qu’on les méprise –qu’un changement à vue s’était opéré. Plongée dans sa Revue desDeux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine dubout des lèvres à mes questions et finit par me dire que je luidonnais la migraine. Je ne comprenais rien à mon crime. Quand jedis au revoir à la princesse, le sourire habituel n’éclaira pas sonvisage, un salut sec abaissa son menton, elle ne me tendit même pasla main et ne m’a jamais reparlé depuis. Mais elle dut parler – jene sais pas pour dire quoi – aux Verdurin, car dès que je demandaisà ceux-ci si je ne ferais pas bien de faire une politesse à laprincesse Sherbatoff, tous en chœur se précipitaient&|160;:«&|160;Non&|160;! Non&|160;! Non&|160;! Surtout pas&|160;! Ellen’aime pas les amabilités&|160;!&|160;» On ne le faisait pas pourme brouiller avec elle, mais elle avait réussi à faire croirequ’elle était insensible aux prévenances, une âme inaccessible auxvanités de ce monde. Il faut avoir vu l’homme politique qui passepour le plus entier, le plus intransigeant, le plus inapprochabledepuis qu’il est au pouvoir&|160;; il faut l’avoir vu au temps desa disgrâce, mendier timidement, avec un sourire brillantd’amoureux, le salut hautain d’un journaliste quelconque&|160;; ilfaut avoir vu le redressement de Cottard (que ses nouveaux maladesprenaient pour une barre de fer), et savoir de quels dépitsamoureux, de quels échecs de snobisme étaient faits l’apparentehauteur, l’anti-snobisme universellement admis de la princesseSherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle – quicomporte des exceptions naturellement – est que les durs sont desfaibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peuqu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaireprend pour de la faiblesse.

Au reste je ne dois pas juger sévèrement la princesseSherbatoff. Son cas est si fréquent&|160;! Un jour, à l’enterrementd’un Guermantes, un homme remarquable placé à côté de moi me montraun Monsieur élancé et pourvu d’une jolie figure. «&|160;De tous lesGuermantes, me dit mon voisin, celui-là est le plus inouï, le plussingulier. C’est le frère du duc.&|160;» Je lui répondisimprudemment qu’il se trompait, que ce Monsieur, sans parentéaucune avec les Guermantes, s’appelait Fournier-Sarlovèze. L’hommeremarquable me tourna le dos et ne m’a plus jamais saluédepuis.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaireofficiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où ilavait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlusfut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) etsurtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permîtd’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., oùjouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs hommecharmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché detoutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui leconcernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pourlui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dansles lieux officiels où les profanes n’entrent pas, de toutes lesoccasions données par le célèbre artiste au jeune virtuose de seproduire, de se faire connaître, en le désignant, de préférence àd’autres, à talent égal, pour des auditions qui devaient avoir unretentissement particulier. Mais M. de Charlus ne se doutait pasqu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance quecelui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux foiscoupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de sonnoble protecteur. Il les favorisa, certes sans sympathie pourelles, ne pouvant comprendre d’autre amour que celui de la femme,qui avait inspiré toute sa musique, mais par indifférence morale,complaisance et serviabilité professionnelles, amabilité mondaine,snobisme. Quant à des doutes sur le caractère de ces relations, ilen avait si peu que, dès le premier dîner à la Raspelière, il avaitdemandé à Ski, en parlant de M. de Charlus et de Morel comme il eûtfait d’un homme et de sa maîtresse&|160;: «&|160;Est-ce qu’il y alongtemps qu’ils sont ensemble&|160;?&|160;» Mais trop homme dumonde pour en laisser rien voir aux intéressés, prêt, si parmi lescamarades de Morel il s’était produit quelques commérages, à lesréprimer et à rassurer Morel en lui disant paternellement&|160;:«&|160;On dit cela de tout le monde aujourd’hui&|160;», il ne cessade combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes,mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tantde vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence deM. de Charlus, les «&|160;à peu près&|160;» sur Morel, personnen’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. Et pourtant cettesimple situation suffit à montrer que même cette choseuniversellement décriée, qui ne trouverait nulle part undéfenseur&|160;: «&|160;le potin&|160;», lui aussi, soit qu’il aitpour objet nous-même et nous devienne ainsi particulièrementdésagréable, soit qu’il nous apprenne sur un tiers quelque choseque nous ignorions, a sa valeur psychologique. Il empêche l’espritde s’endormir sur la vue factice qu’il a de ce qu’il croit leschoses et qui n’est que leur apparence. Il retourne celle-ci avecla dextérité magique d’un philosophe idéaliste et nous présenterapidement un coin insoupçonné du revers de l’étoffe. M. de Charluseût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente&|160;:«&|160;Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi&|160;? tuoublies donc que je suis une femme&|160;!&|160;» Et pourtant elleavait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus.Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection etla bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les proposqu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on leverra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginaitêtre, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quandil était là&|160;? Ceux-là seuls ornaient d’inscriptionsaffectueuses le petit pavillon idéal où M. de Charlus venaitparfois rêver seul, quand il introduisait un instant sonimagination dans l’idée que les Verdurin avaient de lui.L’atmosphère y était si sympathique, si cordiale, le repos siréconfortant, que, quand M. de Charlus, avant de s’endormir, étaitvenu s’y délasser un instant de ses soucis, il n’en sortait jamaissans un sourire. Mais, pour chacun de nous, ce genre de pavillonest double&|160;: en face de celui que nous croyons être l’unique,il y a l’autre, qui nous est habituellement invisible, le vrai,symétrique avec celui que nous connaissons, mais bien différent etdont l’ornementation, où nous ne reconnaîtrions rien de ce que nousnous attendions à voir, nous épouvanterait comme faite avec lessymboles odieux d’une hostilité insoupçonnée. Quelle stupeur pourM. de Charlus, s’il avait pénétré dans un de ces pavillonsadverses, grâce à quelque potin, comme par un de ces escaliers deservice où des graffiti obscènes sont charbonnés à la porte desappartements par des fournisseurs mécontents ou des domestiquesrenvoyés&|160;! Mais, tout autant que nous sommes privés de ce sensde l’orientation dont sont doués certains oiseaux, nous manquons dusens de la visibilité, comme nous manquons de celui des distances,nous imaginant toute proche l’attention intéressée des gens qui, aucontraire, ne pensent jamais à nous et ne soupçonnant pas que noussommes, pendant ce temps-là, pour d’autres leur seul souci. AinsiM. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau oùil nage s’étend au delà du verre de son aquarium qui lui enprésente le reflet, tandis qu’il ne voit pas à côté de lui, dansl’ombre, le promeneur amusé qui suit ses ébats ou le pisciculteurtout-puissant qui, au moment imprévu et fatal, différé en ce momentà l’égard du baron (pour qui le pisciculteur, à Paris, seraMme Verdurin), le tirera sans pitié du milieu où ilaimait vivre pour le rejeter dans un autre. Au surplus, lespeuples, en tant qu’ils ne sont que des collections d’individus,peuvent offrir des exemples plus vastes, mais identiques en chacunede leurs parties, de cette cécité profonde, obstinée etdéconcertante. Jusqu’ici, si elle était cause que M. de Charlustenait, dans le petit clan, des propos d’une habileté inutile oud’une audace qui faisait sourire en cachette, elle n’avait pasencore eu pour lui ni ne devait avoir, à Balbec, de gravesinconvénients. Un peu d’albumine, de sucre, d’arythmie cardiaque,n’empêche pas la vie de continuer normale pour celui qui ne s’enaperçoit même pas, alors que seul le médecin y voit la prophétie decatastrophes. Actuellement le goût – platonique ou non – de M. deCharlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers,en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant quecela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela commeun homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindrapas d’entrer dans des détails qui semblent en apparencedésavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus denaturel et moins de vulgarité que les protestationsconventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté,toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou lecontraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens quiont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même&|160;:«&|160;Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, carcela n’a rien de si étrange&|160;», pour se montrer à soi-mêmecombien il était à l’aise avec son public. Et il l’était en effet,à condition que ce fût lui qui eût l’initiative des opérations etqu’il sût la galerie muette et souriante, désarmée par la crédulitéou la bonne éducation.

Quand M. de Charlus ne parlait pas de son admiration pour labeauté de Morel, comme si elle n’eût eu aucun rapport avec un goût– appelé vice – il traitait de ce vice, mais comme s’il n’avait éténullement le sien. Parfois même il n’hésitait pas à l’appeler parson nom. Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac,je lui demandais ce qu’il préférait dans la ComédieHumaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idéefixe&|160;: «&|160;Tout l’un ou tout l’autre, les petitesminiatures comme le Curé de Tours et la Femmeabandonnée, ou les grandes fresques comme la série desIllusions perdues. Comment&|160;! vous ne connaissez pasles Illusions perdues&|160;? C’est si beau, le moment oùCarlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sacalèche&|160;: c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il aaimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie queSwann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristessed’Olympio de la pédérastie. Et la mort de Lucien&|160;! je neme rappelle plus quel homme de goût avait eu cette réponse, à quilui demandait quel événement l’avait le plus affligé dans savie&|160;: «&|160;La mort de Lucien de Rubempré dans Splendeurset Misères.&|160;» – Je sais que Balzac se porte beaucoupcette année, comme l’an passé le pessimisme, interrompit Brichot.Mais, au risque de contrister les âmes en mal de déférencebalzacienne, sans prétendre, Dieu me damne, au rôle de gendarme delettres et dresser procès-verbal pour fautes de grammaire, j’avoueque le copieux improvisateur, dont vous me semblez surfairesingulièrement les élucubrations effarantes, m’a toujours paru unscribe insuffisamment méticuleux. J’ai lu ces IllusionsPerdues dont vous nous parlez, baron, en me torturant pouratteindre à une ferveur d’initié, et je confesse en toutesimplicité d’âme que ces romans-feuilletons, rédigés en pathos, engalimatias double et triple (Esther heureuse, Oùmènent les mauvais chemins, À combien l’amour revient auxvieillards), m’ont toujours fait l’effet des mystères deRocambole, promus par inexplicable faveur à la situation précairede chef-d’œuvre. – Vous dites cela parce que vous ne connaissez pasla vie, dit le baron doublement agacé, car il sentait que Brichotne comprendrait ni ses raisons d’artiste, ni les autres. –J’entends bien, répondit Brichot, que, pour parler comme MaîtreFrançois Rabelais, vous voulez dire que je suis moult sorbonagre,sorbonicole et sorboniforme. Pourtant, tout autant que lescamarades, j’aime qu’un livre donne l’impression de la sincérité etde la vie, je ne suis pas de ces clercs… – Le quart d’heure deRabelais, interrompit le docteur Cottard avec un air non plus dedoute, mais de spirituelle assurance. –&|160;… &|160;qui font vœude littérature en suivant la règle de l’Abbaye-aux-Bois dansl’obédience de M. le vicomte de Chateaubriand, grand maître duchiqué, selon la règle stricte des humanistes. M. le vicomte deChateaubriand… – Chateaubriand aux pommes&|160;? interrompit ledocteur Cottard. – C’est lui le patron de la confrérie, continuaBrichot sans relever la plaisanterie du docteur, lequel, enrevanche, alarmé par la phrase de l’universitaire, regarda M. deCharlus avec inquiétude. Brichot avait semblé manquer de tact àCottard, duquel le calembour avait amené un fin sourire sur leslèvres de la princesse Sherbatoff. – Avec le professeur, l’ironiemordante du parfait sceptique ne perd jamais ses droits, dit-ellepar amabilité et pour montrer que le «&|160;mot&|160;» du médecinn’avait pas passé inaperçu pour elle. – Le sage est forcémentsceptique, répondit le docteur. Que sais-je&|160;? γυωθι σεαυτου,disait Socrate. C’est très juste, l’excès en tout est un défaut.Mais je reste bleu quand je pense que cela a suffi à faire durer lenom de Socrate jusqu’à nos jours. Qu’est-ce qu’il y a dans cettephilosophie&|160;? peu de chose en somme. Quand on pense queCharcot et d’autres ont fait des travaux mille fois plusremarquables et qui s’appuient, au moins, sur quelque chose, sur lasuppression du réflexe pupillaire comme syndrome de la paralysiegénérale, et qu’ils sont presque oubliés&|160;! En somme, Socrate,ce n’est pas extraordinaire. Ce sont des gens qui n’avaient rien àfaire, qui passaient toute leur journée à se promener, àdiscutailler. C’est comme Jésus-Christ&|160;: Aimez-vous les unsles autres, c’est très joli. – Mon ami… , pria MmeCottard. – Naturellement, ma femme proteste, ce sont toutes desnévrosées. – Mais, mon petit docteur, je ne suis pas névrosée,murmura Mme Cottard. – Comment, elle n’est pasnévrosée&|160;? quand son fils est malade, elle présente desphénomènes d’insomnie. Mais enfin, je reconnais que Socrate, et lereste, c’est nécessaire pour une culture supérieure, pour avoir destalents d’exposition. Je cite toujours le γυωθι σεαυτου à mesélèves pour le premier cours. Le père Bouchard, qui l’a su, m’en afélicité. – Je ne suis pas des tenants de la forme pour la forme,pas plus que je ne thésauriserais en poésie la rime millionnaire,reprit Brichot. Mais, tout de même, la Comédie Humaine –bien peu humaine – est par trop le contraire de ces œuvres où l’artexcède le fond, comme dit cette bonne rosse d’Ovide. Et il estpermis de préférer un sentier à mi-côte, qui mène à la cure deMeudon ou à l’Ermitage de Ferney, à égale distance de laVallée-aux-Loups où René remplissait superbement les devoirs d’unpontificat sans mansuétude, et les Jardies où Honoré de Balzac,harcelé par les recors, ne s’arrêtait pas de cacographier pour unePolonaise, en apôtre zélé du charabia. – Chateaubriand est beaucoupplus vivant que vous ne dites, et Balzac est tout de même un grandécrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût deSwann pour ne pas être irrité par Brichot, et Balzac a connujusqu’à ces passions que tout le monde ignore, ou n’étudie que pourles flétrir. Sans reparler des immortelles IllusionsPerdues, Sarrazine, la Fille aux yeux d’or,Une passion dans le désert, même l’assez énigmatiqueFausse Maîtresse, viennent à l’appui de mon dire. Quand jeparlais de ce côté «&|160;hors de nature&|160;» de Balzac à Swann,il me disait&|160;: «&|160;Vous êtes du même avis que Taine.&|160;»Je n’avais pas l’honneur de connaître M. Taine, ajouta M. deCharlus (avec cette irritante habitude du «&|160;Monsieur&|160;»inutile qu’ont les gens du monde, comme s’ils croyaient, en taxantde Monsieur un grand écrivain, lui décerner un honneur, peut-êtregarder les distances, et bien faire savoir qu’ils ne le connaissentpas), je ne connaissais pas M. Taine, mais je me tenais pour forthonoré d’être du même avis que lui.&|160;» D’ailleurs, malgré ceshabitudes mondaines ridicules, M. de Charlus était trèsintelligent, et il est probable que si quelque mariage ancien avaitnoué une parenté entre sa famille et celle de Balzac, il eûtressenti (non moins que Balzac d’ailleurs) une satisfaction dont iln’eût pu cependant s’empêcher de se targuer comme d’une marque decondescendance admirable.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, desjeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pass’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulaitl’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher unsecret, plus particulier même que le véritable&|160;; on aurait ditqu’il les connaissait, le laissait malgré lui paraître après avoiraccepté son sacrifice, avant de se retourner vers nous, comme fontces enfants à qui, à la suite d’une brouille entre parents, on adéfendu de dire bonjour à des camarades, mais qui, lorsqu’ils lesrencontrent, ne peuvent se priver de lever la tête avant deretomber sous la férule de leur précepteur.

Au mot tiré du grec dont M. de Charlus, parlant de Balzac, avaitfait suivre l’allusion à la Tristesse d’Olympio dansSplendeurs et Misères, Ski, Brichot et Cottard s’étaientregardés avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de lasatisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faireparler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne.On comptait bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjàDoncières, où Morel nous rejoignait. Devant lui, M. de Charlussurveillait soigneusement sa conversation, et quand Ski voulut leramener à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, lebaron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’onne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendraitdire des indécences devant sa fille. Ski ayant mis quelqueentêtement à poursuivre, M. de Charlus, les yeux hors de la tête,élevant la voix, dit d’un ton significatif, en montrant Albertinequi pourtant ne pouvait nous entendre, occupée à causer avecMme Cottard et la princesse Sherbatoff, et sur le ton àdouble sens de quelqu’un qui veut donner une leçon à des gens malélevés&|160;: «&|160;Je crois qu’il serait temps de parler dechoses qui puissent intéresser cette jeune fille.&|160;» Mais jecompris bien que, pour lui, la jeune fille était non pas Albertine,mais Morel&|160;; il témoigna, du reste, plus tard de l’exactitudede mon interprétation par les expressions dont il se servit quandil demanda qu’on n’eût plus de ces conversations devant Morel.«&|160;Vous savez, me dit-il, en parlant du violoniste, qu’il n’estpas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit trèshonnête, qui est toujours resté sage, très sérieux.&|160;» Et onsentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversionsexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que laprostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel del’épithète de «&|160;sérieux&|160;», c’était dans le sens qu’elleprend appliquée à une petite ouvrière. Alors Brichot, pour changerla conversation, me demanda si je comptais rester encore longtempsà Incarville. J’avais eu beau lui faire observer plusieurs fois quej’habitais non pas Incarville mais Balbec, il retombait toujoursdans sa faute, car c’est sous le nom d’Incarville ou deBalbec-Incarville qu’il désignait cette partie du littoral. Il y aainsi des gens qui parlent des mêmes choses que nous en lesappelant d’un nom un peu différent. Une certaine dame du faubourgSaint-Germain me demandait toujours, quand elle voulait parler dela duchesse de Guermantes, s’il y avait longtemps que je n’avais vuZénaïde, ou Oriane-Zénaïde, ce qui fait qu’au premier moment je necomprenais pas. Probablement il y avait eu un temps où, une parentede Mme de Guermantes s’appelant Oriane, on l’appelait,elle, pour éviter les confusions, Oriane-Zénaïde. Peut-être aussi yavait-il eu d’abord une gare seulement à Incarville, et allait-onde là en voiture à Balbec. «&|160;De quoi parliez-vous donc&|160;?dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venaitd’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron,et vous avez justement ce soir la toilette de la princesse deCadignan, pas la première, celle du dîner, mais la seconde.&|160;»Cette rencontre tenait à ce que, pour choisir des toilettes àAlbertine, je m’inspirais du goût qu’elle s’était formé grâce àElstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût puappeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, demollesse française. Le plus souvent, les robes qu’il préféraitoffraient aux regards une harmonieuse combinaison de couleursgrises, comme celle de Diane de Cadignan. Il n’y avait guère que M.de Charlus pour savoir apprécier à leur véritable valeur lestoilettes d’Albertine&|160;; tout de suite ses yeux découvraient cequi en faisait la rareté, le prix&|160;; il n’aurait jamais dit lenom d’une étoffe pour une autre et reconnaissait le faiseur.Seulement il aimait mieux – pour les femmes – un peu plus d’éclatet de couleur que n’en tolérait Elstir. Aussi, ce soir-là, melança-t-elle un regard moitié souriant, moitié inquiet, en courbantson petit nez rose de chatte. En effet, croisant sur sa jupe decrêpe de chine gris, sa jaquette de cheviote grise laissait croirequ’Albertine était tout en gris. Mais me faisant signe de l’aider,parce que ses manches bouffantes avaient besoin d’être aplaties ourelevées pour entrer ou retirer sa jaquette, elle ôta celle-ci, etcomme ces manches étaient d’un écossais très doux, rose, bleu pâle,verdâtre, gorge-de-pigeon, ce fut comme si dans un ciel griss’était formé un arc-en-ciel. Et elle se demandait si cela allaitplaire à M. de Charlus. «&|160;Ah&|160;! s’écria celui-ci ravi,voilà un rayon, un prisme de couleur. Je vous fais tous mescompliments. – Mais Monsieur seul en a mérité, répondit gentimentAlbertine en me désignant, car elle aimait montrer ce qui luivenait de moi. – Il n’y a que les femmes qui ne savent pass’habiller qui craignent la couleur, reprit M. de Charlus. On peutêtre éclatante sans vulgarité et douce sans fadeur. D’ailleurs vousn’avez pas les mêmes raisons que Mme de Cadignan devouloir paraître détachée de la vie, car c’était l’idée qu’ellevoulait inculquer à d’Arthez par cette toilette grise.&|160;»Albertine, qu’intéressait ce muet langage des robes, questionna M.de Charlus sur la princesse de Cadignan. «&|160;Oh&|160;! c’est unenouvelle exquise, dit le baron d’un ton rêveur. Je connais le petitjardin où Diane de Cadignan se promena avec M. d’Espard. C’estcelui d’une de mes cousines. – Toutes ces questions du jardin de sacousine, murmura Brichot à Cottard, peuvent, de même que sagénéalogie, avoir du prix pour cet excellent baron. Mais quelintérêt cela a-t-il pour nous qui n’avons pas le privilège de nousy promener, ne connaissons pas cette dame et ne possédons pas detitres de noblesse&|160;?&|160;» Car Brichot ne soupçonnait pasqu’on pût s’intéresser à une robe et à un jardin comme à une œuvred’art, et que c’est comme dans Balzac que M. de Charlus revoyaitles petites allées de Mme de Cadignan. Le baronpoursuivit&|160;: «&|160;Mais vous la connaissez, me dit-il, enparlant de cette cousine et pour me flatter en s’adressant à moicomme à quelqu’un qui, exilé dans le petit clan, pour M. de Charlussinon était de son monde, du moins allait dans son monde. En toutcas vous avez dû la voir chez Mme de Villeparisis. – Lamarquise de Villeparisis à qui appartient le château deBaucreux&|160;? demanda Brichot d’un air captivé. – Oui, vous laconnaissez&|160;? demanda sèchement M. de Charlus. – Nullement,répondit Brichot, mais notre collègue Norpois passe tous les ansune partie de ses vacances à Baucreux. J’ai eu l’occasion de luiécrire là.&|160;» Je dis à Morel, pensant l’intéresser, que M. deNorpois était ami de mon père. Mais pas un mouvement de son visagene témoigna qu’il eût entendu, tant il tenait mes parents pour gensde peu et n’approchant pas de bien loin de ce qu’avait été mongrand-oncle chez qui son père avait été valet de chambre et qui, dureste, contrairement au reste de la famille, aimant assez«&|160;faire des embarras&|160;», avait laissé un souvenir ébloui àses domestiques. «&|160;Il paraît que Mme deVilleparisis est une femme supérieure&|160;; mais je n’ai jamaisété admis à en juger par moi-même, non plus, du reste, que mescollègues. Car Norpois, qui est d’ailleurs plein de courtoisie etd’affabilité à l’Institut, n’a présenté aucun de nous à lamarquise. Je ne sais de reçu par elle que notre ami Thureau-Dangin,qui avait avec elle d’anciennes relations de famille, et aussiGaston Boissier, qu’elle a désiré connaître à la suite d’une étudequi l’intéressait tout particulièrement. Il y a dîné une fois etest revenu sous le charme. Encore Mme Boissiern’a-t-elle pas été invitée.&|160;» À ces noms, Morel souritd’attendrissement&|160;: «&|160;Ah&|160;! Thureau-Dangin, me dit-ild’un air aussi intéressé que celui qu’il avait montré en entendantparler du marquis de Norpois et de mon père était restéindifférent. Thureau-Dangin, c’était une paire d’amis avec votreoncle. Quand une dame voulait une place de centre pour uneréception à l’Académie, votre oncle disait&|160;: «&|160;J’écriraià Thureau-Dangin.&|160;» Et naturellement la place était aussitôtenvoyée, car vous comprenez bien que M. Thureau-Dangin ne se seraitpas risqué de rien refuser à votre oncle, qui l’aurait repincé autournant. Cela m’amuse aussi d’entendre le nom de Boissier, carc’était là que votre grand-oncle faisait faire toutes ses emplettespour les dames au moment du jour de l’an. Je le sais, car jeconnais la personne qui était chargée de la commission.&|160;» Ilfaisait plus que la connaître, c’était son père. Certaines de cesallusions affectueuses de Morel à la mémoire de mon oncletouchaient à ce que nous ne comptions pas rester toujours dansl’Hôtel de Guermantes, où nous n’étions venus loger qu’à cause dema grand’mère. On parlait quelquefois d’un déménagement possible.Or, pour comprendre les conseils que me donnait à cet égard CharlesMorel, il faut savoir qu’autrefois mon grand-oncle demeurait 40bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dansla famille, comme nous allions beaucoup chez mon oncle Adolphejusqu’au jour fatal où je brouillai mes parents avec lui enracontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire«&|160;chez votre oncle&|160;», on disait «&|160;au 40bis&|160;». Des cousines de maman lui disaient le plusnaturellement du monde&|160;: «&|160;Ah&|160;! dimanche on ne peutpas vous avoir, vous dînez au 40 bis.&|160;» Si j’allaisvoir une parente, on me recommandait d’aller d’abord «&|160;au 40bis&|160;», afin que mon oncle ne pût être froissé qu’onn’eût commencé par lui. Il était propriétaire de la maison et semontrait, à vrai dire, très difficile sur le choix des locataires,qui étaient tous des amis, ou le devenaient. Le colonel baron deVatry venait tous les jours fumer un cigare avec lui pour obtenirplus facilement des réparations. La porte cochère était toujoursfermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis,il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidementqu’aujourd’hui les agents de police. Mais enfin il n’en louait pasmoins une partie de la maison, n’ayant pour lui que deux étages etles écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant lebon entretien de la maison, on célébrait le confort du «&|160;petithôtel&|160;» comme si mon oncle en avait été le seul occupant, etil laissait dire, sans opposer le démenti formel qu’il aurait dû.Le «&|160;petit hôtel&|160;» était assurément confortable (mononcle y introduisant toutes les inventions de l’époque). Mais iln’avait rien d’extraordinaire. Seul mon oncle, tout en disant, avecune modestie fausse, mon petit taudis, était persuadé, ou en toutcas avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci,au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui,pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petithôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans letrain je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déménagement,aussitôt il me souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, medisait&|160;: «&|160;Ah&|160;! ce qu’il vous faudrait, c’estquelque chose dans le genre du 40 bis&|160;! C’est là quevous seriez bien&|160;! On peut dire que votre oncle s’y entendait.Je suis bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le40 bis.&|160;»

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princessede Cadignan, M. de Charlus, j’avais bien senti que cette nouvellene le faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assezindifférente. Il tomba dans une songerie profonde, et comme separlant à soi-même&|160;: «&|160;Les Secrets de la princesse deCadignan&|160;! s’écria-t-il, quel chef-d’œuvre&|160;! commec’est profond, comme c’est douloureux, cette mauvaise réputation deDiane qui craint tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne&|160;!Quelle vérité éternelle, et plus générale que cela n’en al’air&|160;! comme cela va loin&|160;!&|160;» M. de Charlusprononça ces mots avec une tristesse qu’on sentait pourtant qu’ilne trouvait pas sans charme. Certes M. de Charlus, ne sachant pasau juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues,tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu àParis et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-cin’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cetteéventualité ne lui était probablement apparue jusqu’ici que commequelque chose de profondément désagréable et pénible. Mais le baronétait fort artiste. Et maintenant que depuis un instant ilconfondait sa situation avec celle décrite par Balzac, il seréfugiait en quelque sorte dans la nouvelle, et à l’infortune quile menaçait peut-être, et ne laissait pas en tout cas del’effrayer, il avait cette consolation de trouver, dans sa propreanxiété, ce que Swann et aussi Saint-Loup eussent appelé quelquechose de «&|160;très balzacien&|160;». Cette identification à laprincesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlusgrâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle etdont il avait déjà donné divers exemples. Elle suffisait,d’ailleurs, pour que le seul remplacement de la femme, comme objetaimé, par un jeune homme, déclanchât aussitôt autour de celui-citout le processus de complications sociales qui se développentautour d’une liaison ordinaire. Quand, pour une raison quelconque,on introduit une fois pour toutes un changement dans le calendrier,ou dans les horaires, si on fait commencer l’année quelquessemaines plus tard, ou si l’on fait sonner minuit un quart d’heureplus tôt, comme les journées auront tout de même vingt-quatreheures et les mois trente jours, tout ce qui découle de la mesuredu temps restera identique. Tout peut avoir été changé sans ameneraucun trouble, puisque les rapports entre les chiffres sonttoujours pareils. Ainsi des vies qui adoptent «&|160;l’heure del’Europe Centrale&|160;» ou les calendriers orientaux. Il semblemême que l’amour-propre qu’on a à entretenir une actrice jouât unrôle dans cette liaison-ci. Quand, dès le premier jour, M. deCharlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait apprisqu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine quenous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle estla fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à quiil avait fait écrire – même pas par intérêt, comme les amis qui, enprésentant Swann à Odette, la lui avaient dépeinte comme plusdifficile et plus recherchée qu’elle n’était – par simple banalitéd’hommes en vue surfaisant un débutant, avaient répondu aubaron&|160;: «&|160;Ah&|160;! grand talent, grosse situation, étantdonné naturellement qu’il est un jeune, très apprécié desconnaisseurs, fera son chemin.&|160;» Et par la manie des gens quiignorent l’inversion à parler de la beauté masculine&|160;:«&|160;Et puis, il est joli à voir jouer&|160;; il fait mieux quepersonne dans un concert&|160;; il a de jolis cheveux, des posesdistinguées&|160;; la tête est ravissante, et il a l’air d’unvioloniste de portrait.&|160;» Aussi M. de Charlus, surexcitéd’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien depropositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener aveclui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car lereste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessairepar sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dûtlui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée trèsGuermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on nevaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sontsimplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peurqu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfinil ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors decertains grands concerts, à se dire&|160;: «&|160;Celui qu’onacclame en ce moment sera chez moi cette nuit.&|160;» Les gensélégants, quand ils sont amoureux, et de quelque façon qu’ils lesoient, mettent leur vanité à ce qui peut détruire les avantagesantérieurs où leur vanité eût trouvé satisfaction.

Morel me sentant sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché àM. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolueà l’égard de tous les deux, finit par manifester à mon endroit lesmêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui saitqu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincèrequi ne cherchera pas à le brouiller avec elle. Non seulement il meparlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse deSaint-Loup, mais encore, d’après ce que me répétait M. de Charlus,lui disait de moi, en mon absence, les mêmes choses que Racheldisait de moi à Robert. Enfin M. de Charlus me disait&|160;:«&|160;Il vous aime beaucoup&|160;», comme Robert&|160;:«&|160;Elle t’aime beaucoup.&|160;» Et comme le neveu de la part desa maîtresse, c’est de la part de Morel que l’oncle me demandaitsouvent de venir dîner avec eux. Il n’y avait, d’ailleurs, pasmoins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quandCharlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pasd’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que levioloniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visibleque souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’airirrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eûtsouhaité le baron. Cette irritation alla même plus tard, par suitede la faiblesse qui poussait M. de Charlus à pardonner sesinconvenances d’attitude à Morel, jusqu’au point que le violonistene cherchait pas à la cacher, ou même l’affectait. J’ai vu M. deCharlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militairesde ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien,accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Ou bien ilfaisait semblant de dormir, comme quelqu’un que cette arrivéeexcède d’ennui. Ou il se mettait à tousser, les autres riaient,affectaient, pour se moquer, le parler mièvre des hommes pareils àM. de Charlus&|160;; attiraient dans un coin Charlie qui finissaitpar revenir, comme forcé, auprès de M. de Charlus, dont le cœurétait percé par tous ces traits. Il est inconcevable qu’il les aitsupportés&|160;; et ces formes, chaque fois différentes, desouffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème dubonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais àdésirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciéepar un affreux souvenir. Et pourtant, si pénibles que furentensuite ces scènes, il faut reconnaître que, les premiers temps, legénie de l’homme du peuple de France dessinait pour Morel, luifaisait revêtir des formes charmantes de simplicité, de franchiseapparente, même d’une indépendante fierté qui semblait inspirée parle désintéressement. Cela était faux, mais l’avantage de l’attitudeétait d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui quiaime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il estau contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une lignedroite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilègede la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé,ce visage paré de la grâce néo-hellénique qui fleurit auxbasiliques champenoises. Malgré sa fierté factice, souvent,apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, ilétait gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, auravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’étaitsimplement un signe d’irritation et de honte. La premières’exprimait parfois&|160;; car, si calme et énergiquement décenteque fût habituellement l’attitude de Morel, elle n’allait pas sansse démentir souvent. Parfois même, à quelque mot que lui disait lebaron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une répliqueinsolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissaitla tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté decroire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté deleurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moinsà chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’étaitd’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellionsn’atteignaient généralement pas leur but, surtout parce qu’ayantvécu avec des gens du monde, dans le calcul des réactions qu’ilpouvait éveiller il tenait compte de la bassesse, sinon originelle,du moins acquise par l’éducation. Or, à la place, il rencontraitchez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pourMorel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et labonne réputation au Conservatoire (mais ceci, qui devait être plusgrave, ne se posait pas pour le moment) entraient en jeu. Ainsi,par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, lesgrands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, aucontraire, le nom de Morel était indissolublement lié à sonIer prix de violon, donc impossible à modifier. M. deCharlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom.S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblaità Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait lesCharmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à direétant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devaitsans hésiter prendre le nom de «&|160;Charmel&|160;», allusiondiscrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. Endernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouterqu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fitqu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. «&|160;Il y eutun temps où mes ancêtres étaient fiers du titre de valet dechambre, de maîtres d’hôtel du Roi. – Il y en eut un autre,répondit fièrement Morel, où mes ancêtres firent couper le cou auxvôtres.&|160;» M. de Charlus eût été bien étonné s’il eût pusupposer que, à défaut de «&|160;Charmel&|160;», résigné à adopterMorel et à lui donner un des titres de la famille de Guermantesdesquels il disposait, mais que les circonstances, comme on leverra, ne lui permirent pas d’offrir au violoniste, celui-ci eûtrefusé en pensant à la réputation artistique attachée à son nom deMorel et aux commentaires qu’on eût faits à «&|160;laclasse&|160;». Tant au-dessus du faubourg Saint-Germain il plaçaitla rue Bergère. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pourl’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portantl’antique inscription&|160;: PLVS VLTRA CAROLVS. Certes, devant, unadversaire d’une sorte qu’il ne connaissait pas, M. de Charlusaurait dû changer de tactique. Mais qui en est capable&|160;? Dureste, si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pasnon plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena larupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoirese trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus,c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisaitêtre plat devant la dureté et répondre par l’insolence à ladouceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait uneneurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillantdans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge,faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sagentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmerle baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer desdiscussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui,soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons etune violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. Car,bien vite à court d’arguments, il en inventait quand même, danslesquels se déployait toute l’étendue de son ignorance et de sabêtise. Elles perçaient à peine quand il était aimable et necherchait qu’à plaire. Au contraire, on ne voyait plus qu’ellesdans ses accès d’humeur sombre, où d’inoffensives elles devenaienthaïssables. Alors M. de Charlus se sentait excédé, ne mettait sonespoir que dans un lendemain meilleur, tandis que Morel, oubliantque le baron le faisait vivre fastueusement, avec un sourireironique de pitié supérieure, et disait&|160;: «&|160;Je n’aijamais rien accepté de personne. Comme cela je n’ai personne à quije doive un seul merci.&|160;»

En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde,M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes,mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant.Ainsi, un jour (qui se place d’ailleurs après cette premièrepériode) où le baron revenait avec Charlie et moi d’un déjeunerchez les Verdurin, croyant passer la fin de l’après-midi et lasoirée avec le violoniste à Doncières, l’adieu de celui-ci, dès ausortir du train, qui répondit&|160;: «&|160;Non, j’ai àfaire&|160;», causa à M. de Charlus une déception si forte que,bien qu’il eût essayé de faire contre mauvaise fortune bon cœur, jevis des larmes faire fondre le fard de ses cils, tandis qu’ilrestait hébété devant le train. Cette douleur fut telle que, commenous comptions, elle et moi, finir la journée à Doncières, je dis àAlbertine, à l’oreille, que je voudrais bien que nous ne laissionspas seul M. de Charlus qui me semblait, je ne savais pourquoi,chagriné. La chère petite accepta de grand cœur. Je demandai alorsà M. de Charlus s’il ne voulait pas que je l’accompagnasse un peu.Lui aussi accepta, mais refusa de déranger pour cela ma cousine. Jetrouvai une certaine douceur (et sans doute pour une dernière fois,puisque j’étais résolu de rompre avec elle) à lui ordonnerdoucement, comme si elle avait été ma femme&|160;: «&|160;Rentre deton côté, je te retrouverai ce soir&|160;», et à l’entendre, commeune épouse aurait fait, me donner la permission de faire comme jevoudrais, et m’approuver, si M. de Charlus, qu’elle aimait bien,avait besoin de moi, de me mettre à sa disposition. Nous allâmes,le baron et moi, lui dandinant son gros corps, ses yeux de jésuitebaissés, moi le suivant, jusqu’à un café où on nous apporta de labière. Je sentis les yeux de M. de Charlus attachés parl’inquiétude à quelque projet. Tout à coup il demanda du papier etde l’encre et se mit à écrire avec une vitesse singulière. Pendantqu’il couvrait feuille après feuille, ses yeux étincelaient d’unerêverie rageuse. Quand il eut écrit huit pages&|160;:«&|160;Puis-je vous demander un grand service&|160;? me dit-il.Excusez-moi de fermer ce mot. Mais il le faut. Vous allez prendreune voiture, une auto si vous pouvez, pour aller plus vite. Voustrouverez certainement encore Morel dans sa chambre, où il est allése changer. Pauvre garçon, il a voulu faire le fendant au moment denous quitter, mais soyez sûr qu’il a le cœur plus gros que moi.Vous allez lui donner ce mot et, s’il vous demande où vous m’avezvu, vous lui direz que vous vous étiez arrêté à Doncières (ce quiest, du reste, la vérité) pour voir Robert, ce qui ne l’estpeut-être pas, mais que vous m’avez rencontré avec quelqu’un quevous ne connaissez pas, que j’avais l’air très en colère, que vousavez cru surprendre les mots d’envoi de témoins (je me bats demain,en effet). Surtout ne lui dites pas que je le demande, ne cherchezpas à le ramener, mais s’il veut venir avec vous, ne l’empêchez pasde le faire. Allez, mon enfant, c’est pour son bien, vous pouvezéviter un gros drame. Pendant que vous serez parti, je vais écrireà mes témoins. Je vous ai empêché de vous promener avec votrecousine. J’espère qu’elle ne m’en aura pas voulu, et même je lecrois. Car c’est une âme noble et je sais qu’elle est de celles quisavent ne pas refuser la grandeur des circonstances. Il faudra quevous la remerciiez pour moi. Je lui suis personnellement redevableet il me plaît que ce soit ainsi.&|160;» J’avais grand’pitié de M.de Charlus&|160;; il me semblait que Charlie aurait pu empêcher ceduel, dont il était peut-être la cause, et j’étais révolté, si celaétait ainsi, qu’il fût parti avec cette indifférence au lieud’assister son protecteur. Mon indignation fut plus grande quand,en arrivant à la maison où logeait Morel, je reconnus la voix duvioloniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de lagaîté, chantait de tout cœur&|160;: «&|160;Le samedi soir, après leturrbin&|160;!&|160;» Si le pauvre M. de Charlus l’avait entendu,lui qui voulait qu’on crût, et croyait sans doute, que Morel avaiten ce moment le cœur gros&|160;! Charlie se mit à danser de plaisiren m’apercevant. «&|160;Oh&|160;! mon vieux (pardonnez-moi de vousappeler ainsi, avec cette sacrée vie militaire on prend de saleshabitudes), quelle veine de vous voir&|160;! Je n’ai rien à fairede ma soirée. Je vous en prie, passons-la ensemble. On restera icisi ça vous plaît, on ira en canot si vous aimez mieux, on fera dela musique, je n’ai aucune préférence.&|160;» Je lui dis quej’étais obligé de dîner à Balbec, il avait bonne envie que je l’yinvitasse, mais je ne le voulais pas. «&|160;Mais si vous êtes sipressé, pourquoi êtes-vous venu&|160;? – Je vous apporte un mot deM. de Charlus.&|160;» À ce moment toute sa gaîté disparut&|160;; safigure se contracta. «&|160;Comment&|160;! il faut qu’il vienne merelancer jusqu’ici&|160;! Alors je suis un esclave&|160;! Monvieux, soyez gentil. Je n’ouvre pas la lettre. Vous lui direz quevous ne m’avez pas trouvé. – Ne feriez-vous pas mieuxd’ouvrir&|160;? je me figure qu’il y a quelque chose de grave. –Cent fois non, vous ne connaissez pas les mensonges, les rusesinfernales de ce vieux forban. C’est un truc pour que j’aille levoir. Hé bien&|160;! je n’irai pas, je veux la paix ce soir. – Maisest-ce qu’il n’y a pas un duel demain&|160;? demandai-je à Morel,que je supposais aussi au courant. – Un duel&|160;? me dit-il d’unair stupéfait. Je ne sais pas un mot de ça. Après tout, je m’enfous, ce vieux dégoûtant peut bien se faire zigouiller si ça luiplaît. Mais tenez, vous m’intriguez, je vais tout de même voir salettre. Vous lui direz que vous l’avez laissée à tout hasard pourle cas où je rentrerais.&|160;» Tandis que Morel me parlait, jeregardais avec stupéfaction les admirables livres que lui avaitdonnés M. de Charlus et qui encombraient la chambre. Le violonisteayant refusé ceux qui portaient&|160;: «&|160;Je suis au baron,etc… &|160;» devise qui lui semblait insultante pour lui-même commeun signe d’appartenance, le baron, avec l’ingéniosité sentimentaleoù se complaît l’amour malheureux, en avait varié d’autres,provenant d’ancêtres, mais commandées au relieur selon lescirconstances d’une mélancolique amitié. Quelquefois elles étaientbrèves et confiantes, comme «&|160;Spes mea&|160;», oucomme «&|160;Exspectata non eludet&|160;». Quelquefoisseulement résignées, comme «&|160;J’attendrai&|160;». Certainesgalantes&|160;: «&|160;Mesmes plaisir du mestre&|160;», ouconseillant la chasteté, comme celle empruntée aux Simiane, seméede tours d’azur et de fleurs de lis et détournée de son sens&|160;:«&|160;Sustentant lilia turres&|160;». D’autres enfindésespérées et donnant rendez-vous au ciel à celui qui n’avait pasvoulu de lui sur la terre&|160;: «&|160;Manet ultimacœlo&|160;», et, trouvant trop verte la grappe qu’il nepouvait atteindre, feignant de n’avoir pas recherché ce qu’iln’avait pas obtenu, M. de Charlus disait dans l’une&|160;:«&|160;Non mortale quod opto&|160;». Mais je n’eus pas letemps de les voir toutes.

Si M. de Charlus, en jetant sur le papier cette lettre, avaitparu en proie au démon de l’inspiration qui faisait courir saplume, dès que Morel eut ouvert le cachet&|160;: Atavis etarmis, chargé d’un léopard accompagné de deux roses degueules, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eueM. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diableses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron.«&|160;Ah&|160;! mon Dieu&|160;! s’écria-t-il, il ne manquait plusque cela&|160;! mais où le trouver&|160;? Dieu sait où il estmaintenant.&|160;» J’insinuai qu’en se pressant on le trouveraitpeut-être, encore à une brasserie où il avait demandé de la bièrepour se remettre. «&|160;Je ne sais pas si je reviendrai&|160;»,dit-il à sa femme de ménage, et il ajouta in petto&|160;:«&|160;Cela dépendra de la tournure que prendront leschoses.&|160;» Quelques minutes après nous arrivions au café. Jeremarquai l’air de M. de Charlus au moment où il m’aperçut. Envoyant que je ne revenais pas seul, je sentis que la respiration,que la vie lui étaient rendues. Étant d’humeur, ce soir-là, à nepouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avaitrapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui àpropos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins.Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il étaitaccouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendreson mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit àdeux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être sestémoins. Et si le violoniste n’était pas venu, il est certain que,fou comme était M. de Charlus (et pour changer sa tristesse enfureur), il les eût envoyés au hasard à un officier quelconque,avec lequel ce lui eût été un soulagement de se battre. Pendant cetemps, M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pureque la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se fairetant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont iln’eût pas daigné fréquenter le maître. D’autre part, s’il ne seplaisait plus guère que dans la fréquentation de la crapule, laprofonde habitude qu’a celle-ci de ne pas répondre à une lettre, demanquer à un rendez-vous sans prévenir, sans s’excuser après, luidonnait, comme il s’agissait souvent d’amours, tant d’émotions et,le reste du temps, lui causait tant d’agacement, de gêne et derage, qu’il en arrivait parfois à regretter la multiplicité delettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs etdes princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusementindifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos.Habitué aux façons de Morel et sachant combien il avait peu deprise sur lui et était incapable de s’insinuer dans une vie où descamaraderies vulgaires, mais consacrées par l’habitude, prenaienttrop de place et de temps pour qu’on gardât une heure au grandseigneur évincé, orgueilleux et vainement implorant, M. de Charlusétait tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avaittellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant troploin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, sesentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et àen tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. «&|160;Quevenez-vous faire ici&|160;? lui dit-il. Et vous&|160;? ajouta-t-ilen me regardant, je vous avais recommandé surtout de ne pas leramener. – Il ne voulait pas me ramener, dit Morel (en roulant versM. de Charlus, dans la naïveté de sa coquetterie, des regardsconventionnellement tristes et langoureusement démodés, avec unair, jugé sans doute irrésistible, de vouloir embrasser le baron etd’avoir envie de pleurer), c’est moi qui suis venu malgré lui. Jeviens au nom de notre amitié pour vous supplier à deux genoux de nepas faire cette folie.&|160;» M. de Charlus délirait de joie. Laréaction était bien forte pour ses nerfs&|160;; malgré cela il enresta le maître. «&|160;L’amitié, que vous invoquez assezinopportunément, répondit-il d’un ton sec, devrait au contraire mefaire approuver de vous quand je ne crois pas devoir laisser passerles impertinences d’un sot. D’ailleurs, si je voulais obéir auxprières d’une affection que j’ai connue mieux inspirée, je n’enaurais plus le pouvoir, mes lettres pour mes témoins sont partieset je ne doute pas de leur acceptation. Vous avez toujours agi avecmoi comme un petit imbécile et, au lieu de vous enorgueillir, commevous en aviez le droit, de la prédilection que je vous avaismarquée, au lieu de faire comprendre à la tourbe d’adjudants ou dedomestiques au milieu desquels la loi militaire vous force de vivrequel motif d’incomparable fierté était pour vous une amitié commela mienne, vous avez cherché à vous excuser, presque à vous faireun mérite stupide de ne pas être assez reconnaissant. Je sais qu’encela, ajouta-t-il, pour ne pas laisser voir combien certainesscènes l’avaient humilié, vous n’êtes coupable que de vous êtrelaissé mener par la jalousie des autres. Mais comment, à votre âge,êtes-vous assez enfant (et enfant assez mal élevé) pour n’avoir pasdeviné tout de suite que votre élection par moi et tous lesavantages qui devaient en résulter pour vous allaient exciter desjalousies&|160;? que tous vos camarades, pendant qu’ils vousexcitaient à vous brouiller avec moi, allaient travailler à prendrevotre place&|160;? Je n’ai pas cru devoir vous avertir des lettresque j’ai reçues à cet égard de tous ceux à qui vous vous fiez leplus. Je dédaigne autant les avances de ces larbins que leursinopérantes moqueries. La seule personne dont je me soucie, c’estvous parce que je vous aime bien, mais l’affection a des bornes etvous auriez dû vous en douter.&|160;» Si dur que le mot de«&|160;larbin&|160;» pût être aux oreilles de Morel, dont le pèrel’avait été, mais justement parce que son père l’avait été,l’explication de toutes les mésaventures sociales par la«&|160;jalousie&|160;», explication simpliste et absurde, maisinusable et qui, dans une certaine classe, «&|160;prend&|160;»toujours d’une façon aussi infaillible que les vieux trucs auprèsdu public des théâtres, ou la menace du péril clérical dans lesassemblées, trouvait chez lui une créance presque aussi forte quechez Françoise ou les domestiques de Mme de Guermantes,pour qui c’était la seule cause des malheurs de l’humanité. Il nedouta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa placeet ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleursimaginaire. «&|160;Oh&|160;! quel désespoir, s’écria Charlie. Jen’y survivrai pas. Mais ils ne doivent pas vous voir avant d’allertrouver cet officier&|160;? – Je ne sais pas, je pense que si. J’aifait dire à l’un d’eux que je resterais ici ce soir, et je luidonnerai mes instructions. – J’espère d’ici sa venue vous faireentendre raison&|160;; permettez-moi seulement de rester auprès devous&|160;», lui demanda tendrement Morel. C’était tout ce quevoulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. «&|160;Vousauriez tort d’appliquer ici le «&|160;qui aime bien châtiebien&|160;» du proverbe, car c’est vous que j’aimais bien, etj’entends châtier, même après notre brouille, ceux qui ontlâchement essayé de vous faire du tort. Jusqu’ici, à leursinsinuations questionneuses, osant me demander comment un hommecomme moi pouvait frayer avec un gigolo de votre espèce et sorti derien, je n’ai répondu que par la devise de mes cousins LaRochefoucauld&|160;: «&|160;C’est mon plaisir.&|160;» Je vous aimême marqué plusieurs fois que ce plaisir était susceptible dedevenir mon plus grand plaisir, sans qu’il résultât de votrearbitraire élévation un abaissement pour moi.&|160;» Et dans unmouvement d’orgueil presque fou, il s’écria en levant lesbras&|160;: «&|160;Tantus ab uno splendor&|160;!Condescendre n’est pas descendre, ajouta-t-il avec plus de calme,après ce délire de fierté et de joie. J’espère au moins que mesdeux adversaires, malgré leur rang inégal, sont d’un sang que jepeux faire couler sans honte. J’ai pris à cet égard quelquesrenseignements discrets qui m’ont rassuré. Si vous gardiez pour moiquelque gratitude, vous devriez être fier, au contraire, de voirqu’à cause de vous je reprends l’humeur belliqueuse de mesancêtres, disant comme eux, au cas d’une issue fatale, maintenantque j’ai compris le petit drôle que vous êtes&|160;: «&|160;Mortm’est vie.&|160;» Et M. de Charlus le disait sincèrement, nonseulement par amour pour Morel, mais parce qu’un goût batailleur,qu’il croyait naïvement tenir de ses aïeux, lui donnait tantd’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abordseulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant duregret à y renoncer. Il n’avait jamais eu d’affaire sans se croireaussitôt valeureux et identifié à l’illustre connétable deGuermantes, alors que, pour tout autre, ce même acte d’aller sur leterrain lui paraissait de la dernière insignifiance. «&|160;Jecrois que ce sera bien beau, nous dit-il sincèrement, enpsalmodiant chaque terme. Voir Sarah Bernhardt dansl’Aiglon, qu’est-ce que c’est&|160;? du caca. Mounet-Sullydans Oedipe&|160;? caca. Tout au plus prend-il unecertaine pâleur de transfiguration quand cela se passe dans lesArènes de Nîmes. Mais qu’est-ce que c’est à côté de cette choseinouïe, voir batailler le propre descendant duConnétable&|160;?&|160;» Et à cette seule pensée, M. de Charlus, nese tenant pas de joie, se mit à faire des contre-de-quarte qui,rappelant Molière, nous firent rapprocher prudemment de nous nosbocks, et craindre que les premiers croisements de fer blessassentles adversaires, le médecin et les témoins. «&|160;Quel spectacletentant ce serait pour un peintre&|160;! Vous qui connaissez M.Elstir, me dit-il, vous devriez l’amener.&|160;» Je répondis qu’iln’était pas sur la côte. M. de Charlus m’insinua qu’on pourrait luitélégraphier. «&|160;Oh&|160;! je dis cela pour lui, ajouta-t-ildevant mon silence. C’est toujours intéressant pour un maître – àmon avis il en est un – de fixer un exemple de pareillereviviscence ethnique. Et il n’y en a peut-être pas un parsiècle.&|160;»

Mais si M. de Charlus s’enchantait à la pensée d’un combat qu’ilavait cru d’abord tout fictif, Morel pensait avec terreur auxpotins qui, de la «&|160;musique&|160;» du régiment, pouvaient êtrecolportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de larue Bergère. Voyant déjà la «&|160;classe&|160;» informée de tout,il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus,lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de sebattre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitterjusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vueet tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendreproposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Ildit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il feraitremettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon,en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savaitgarder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir delui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation auduel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dontil ne se priverait pas sans regret. Et en cela d’ailleurs il étaitsincère, car il avait toujours pris plaisir à aller sur le terrainquand il s’agissait de croiser le fer ou d’échanger des balles avecun adversaire. Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard,car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait étéobligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, endemandant qu’on voulût bien lui indiquer «&|160;le n° 100&|160;» oule «&|160;petit endroit&|160;». Aussitôt qu’il fut là, le baronl’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaireque Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait àdonner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salledu trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il leremercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probableque le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dansces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoinque, sauf complications possibles, l’incident était considéré commeclos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Il voulutmême un instant manifester de la colère, mais il se rappela qu’unde ses maîtres, qui avait fait la plus belle carrière médicale deson temps, ayant échoué la première fois à l’Académie pour deuxvoix seulement, avait fait contre mauvaise fortune bon cœur etétait allé serrer la main du concurrent élu. Aussi le docteur sedispensa-t-il d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé,et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y acertaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta quec’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait. M. deCharlus, désireux de témoigner sa reconnaissance au docteur de lamême façon que M. le duc son frère eût arrangé le col du paletot demon père, comme une duchesse surtout eût tenu la taille à uneplébéienne, approcha sa chaise tout près de celle du docteur,malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sansplaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, enGuermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui pritla main et la lui caressa un moment avec une bonté de maîtreflattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. MaisCottard, qui n’avait jamais laissé voir au baron qu’il eût mêmeentendu courir de vagues mauvais bruits sur ses mœurs, et ne l’enconsidérait pas moins, dans son for intérieur, comme faisant partiede la classe des «&|160;anormaux&|160;» (même, avec son habituelleimpropriété de termes et sur le ton le plus sérieux, il disait d’unvalet de chambre de M. Verdurin&|160;: «&|160;Est-ce que ce n’estpas la maîtresse du baron&|160;?&|160;»), personnages dont il avaitpeu l’expérience, il se figura que cette caresse de la main étaitle prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel ilavait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans unguet-apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où ilallait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur letenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé auxmains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne senourrît pas de chair humaine. Enfin M. de Charlus, lui lâchant lamain et voulant être aimable jusqu’au bout&|160;: «&|160;Vous allezprendre quelque chose avec nous, comme on dit, ce qu’on appelaitautrefois un mazagran ou un gloria, boissons qu’on ne trouve plus,comme curiosités archéologiques, que dans les pièces de Labiche etles cafés de Doncières. Un «&|160;gloria&|160;» serait assezconvenable au lieu, n’est-ce pas, et aux circonstances, qu’endites-vous&|160;? – Je suis président de la ligue antialcoolique,répondit Cottard. Il suffirait que quelque médicastre de provincepassât, pour qu’on dise que je ne prêche pas d’exemple. Oshomini sublime dedit cœlumque tueri&|160;», ajouta-t-il, bienque cela n’eût aucun rapport, mais parce que son stock de citationslatines était assez pauvre, suffisant d’ailleurs pour émerveillerses élèves. M. de Charlus haussa les épaules et ramena Cottardauprès de nous, après lui avoir demandé un secret qui lui importaitd’autant plus que le motif du duel avorté était purementimaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles del’officier arbitrairement mis en cause. Tandis que nous buvionstous quatre, Mme Cottard, qui attendait son mari dehors,devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, maisqu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron,qui lui tendit la main comme à une chambrière, sans bouger de sachaise, partie en roi qui reçoit des hommages, partie en snob quine veut pas qu’une femme peu élégante s’asseye à sa table, partieen égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veutpas être embêté. Mme Cottard resta donc debout à parlerà M. de Charlus et à son mari. Mais peut-être parce que lapolitesse, ce qu’on a «&|160;à faire&|160;», n’est pas le privilègeexclusif des Guermantes, et peut tout d’un coup illuminer et guiderles cerveaux les plus incertains, ou parce que, trompant beaucoupsa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, lebesoin de la protéger contre qui lui manquait, brusquement ledocteur fronça le sourcil, ce que je ne lui avais jamais vu faire,et sans consulter M. de Charlus, en maître&|160;: «&|160;Voyons,Léontine, ne reste donc pas debout, assieds-toi. – Mais est-ce queje ne vous dérange pas&|160;?&|160;» demanda timidementMme Cottard à M. de Charlus, lequel, surpris du ton dudocteur, n’avait rien répondu. Et sans lui en donner cette secondefois le temps, Cottard reprit avec autorité&|160;: «&|160;Je t’aidit de t’asseoir.&|160;»

Au bout d’un instant on se dispersa et alors M. de Charlus dit àMorel&|160;: «&|160;Je conclus de toute cette histoire, mieuxterminée que vous ne méritiez, que vous ne savez pas vous conduireet qu’à la fin de votre service militaire je vous ramène moi-même àvotre père, comme fit l’archange Raphaël envoyé par Dieu au jeuneTobie.&|160;» Et le baron se mit à sourire avec un air de grandeuret une joie que Morel, à qui la perspective d’être ainsi ramené neplaisait guère, ne semblait pas partager. Dans l’ivresse de secomparer à l’archange, et Morel au fils de Tobie, M. de Charlus nepensait plus au but de sa phrase, qui était de tâter le terrainpour savoir si, comme il le désirait, Morel consentirait à veniravec lui à Paris. Grisé par son amour, ou par son amour-propre, lebaron ne vit pas ou feignit de ne pas voir la moue que fit levioloniste car, ayant laissé celui-ci seul dans le café, il me ditavec un orgueilleux sourire&|160;: «&|160;Avez-vous remarqué, quandje l’ai comparé au fils de Tobie, comme il délirait de joie&|160;!C’est parce que, comme il est très intelligent, il a tout de suitecompris que le Père auprès duquel il allait désormais vivre,n’était pas son père selon la chair, qui doit être un affreux valetde chambre à moustaches, mais son père spirituel, c’est-à-dire Moi.Quel orgueil pour lui&|160;! Comme il redressait fièrement latête&|160;! Quelle joie il ressentait d’avoir compris&|160;! Jesuis sûr qu’il va redire tous les jours&|160;: «&|160;O Dieu quiavez donné le bienheureux Archange Raphaël pour guide àvotre serviteur Tobie, dans un long voyage, accordez-nous à nous,vos serviteurs, d’être toujours protégés par lui et munis de sonsecours.&|160;» Je n’ai même pas eu besoin, ajouta le baron, fortpersuadé qu’il siégerait un jour devant le trône de Dieu, de luidire que j’étais l’envoyé céleste, il l’a compris de lui-même et enétait muet de bonheur&|160;!&|160;» Et M. de Charlus (à qui aucontraire le bonheur n’enlevait pas la parole), peu soucieux desquelques passants qui se retournèrent, croyant avoir affaire à unfou, s’écria tout seul et de toute sa force, en levant lesmains&|160;: «&|160;Alléluia&|160;!&|160;»

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourmentsde M. de Charlus&|160;; souvent Morel, parti en manœuvres trop loinpour que M. de Charlus pût aller le voir ou m’envoyer lui parler,écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il luiassurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait,pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Il nedisait pas quelle était la chose affreuse, l’eût-il dit qu’elle eûtsans doute été inventée. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eûtenvoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie lesmoyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelqueautre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec ettranchant de sa voix. Quand il était certain de leur effet, ilsouhaitait que Morel fût à jamais brouillé avec lui, car, persuadéque ce serait le contraire qui se réaliserait, il se rendait comptede tous les inconvénients qui allaient renaître de cette liaisoninévitable. Mais si aucune réponse de Morel ne venait, il nedormait plus, il n’avait plus un moment de calme, tant le nombreest grand, en effet, des choses que nous vivons sans les connaîtreet des réalités intérieures et profondes qui nous restent cachées.Il formait alors toutes les suppositions sur cette énormité quifaisait que Morel avait besoin de vingt-cinq mille francs, il luidonnait toutes les formes, y attachait tour à tour bien des nomspropres. Je crois que, dans ces moments-là, M. de Charlus (et bienqu’à cette époque, son snobisme, diminuant, eût été déjà au moinsrejoint, sinon dépassé, par la curiosité grandissante que le baronavait du peuple) devait se rappeler avec quelque nostalgie lesgracieux tourbillons multicolores des réunions mondaines où lesfemmes et les hommes les plus charmants ne le recherchaient quepour le plaisir désintéressé qu’il leur donnait, où personne n’eûtsongé à «&|160;lui monter le coup&|160;», à inventer une«&|160;chose affreuse&|160;» pour laquelle on est prêt à se donnerla mort si on ne reçoit pas tout de suite vingt-cinq mille francs.Je crois qu’alors, et peut-être parce qu’il était resté tout demême plus de Combray que moi et avait enté la fierté féodale surl’orgueil allemand, il devait trouver qu’on n’est pas impunémentl’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout àfait le monde, qu’en somme il «&|160;ne faisait pasconfiance&|160;» au peuple comme je la lui ai toujours faite.

La station suivante du petit train, Maineville, me rappellejustement un incident relatif à Morel et à M. de Charlus. Avantd’en parler, je dois dire que l’arrêt à Maineville (quand onconduisait à Balbec un arrivant élégant qui, pour ne pas gêner,préférait ne pas habiter la Raspelière) était l’occasion de scènesmoins pénibles que celle que je vais raconter dans un instant.L’arrivant, ayant ses menus bagages dans le train, trouvaitgénéralement le Grand Hôtel un peu éloigné, mais, comme il n’yavait avant Balbec que de petites plages aux villas inconfortables,était, par goût de luxe et de bien-être, résigné au long trajet,quand, au moment où le train stationnait à Maineville, il voyaitbrusquement se dresser le Palace dont il ne pouvait pas se douterque c’était une maison de prostitution. «&|160;Mais, n’allons pasplus loin, disait-il infailliblement à Mme Cottard,femme connue comme étant d’esprit pratique et de bon conseil. Voilàtout à fait ce qu’il me faut. À quoi bon continuer jusqu’à Balbecoù ce ne sera certainement pas mieux&|160;? Rien qu’à l’aspect, jejuge qu’il y a tout le confort&|160;; je pourrai parfaitement fairevenir là Mme Verdurin, car je compte, en échange de sespolitesses, donner quelques petites réunions en son honneur. Ellen’aura pas tant de chemin à faire que si j’habite Balbec. Cela mesemble tout à fait bien pour elle, et pour votre femme, mon cherprofesseur. Il doit y avoir des salons, nous y ferons venir cesdames. Entre nous, je ne comprends pas pourquoi, au lieu de louerla Raspelière, Mme Verdurin n’est pas venue habiter ici.C’est beaucoup plus sain que de vieilles maisons comme laRaspelière, qui est forcément humide, sans être propred’ailleurs&|160;; ils n’ont pas l’eau chaude, on ne peut pas selaver comme on veut. Maineville me paraît bien plus agréable.Mme Verdurin y eût joué parfaitement son rôle depatronne. En tout cas chacun ses goûts, moi je vais me fixer ici.Madame Cottard, ne voulez-vous pas descendre avec moi, en nousdépêchant, car le train ne va pas tarder à repartir. Vous mepiloteriez dans cette maison, qui sera la vôtre et que vous devezavoir fréquentée souvent. C’est tout à fait un cadre fait pourvous.&|160;» On avait toutes les peines du monde à faire taire, etsurtout à empêcher de descendre, l’infortuné arrivant, lequel, avecl’obstination qui émane souvent des gaffes, insistait, prenait sesvalises et ne voulait rien entendre jusqu’à ce qu’on lui eût assuréque jamais Mme Verdurin ni Mme Cottard neviendraient le voir là. «&|160;En tout cas je vais y éliredomicile. Mme Verdurin n’aura qu’à m’yécrire.&|160;»

Le souvenir relatif à Morel se rapporte à un incident d’un ordreplus particulier. Il y en eut d’autres, mais je me contente ici, aufur et à mesure que le tortillard s’arrête et que l’employé crieDoncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petiteplage ou la garnison m’évoquent. J’ai déjà parlé de Maineville(media villa) et de l’importance qu’elle prenait à causede cette somptueuse maison de femmes qui y avait été récemmentconstruite, non sans éveiller les protestations inutiles des mèresde famille. Mais avant de dire en quoi Maineville a quelque rapportdans ma mémoire avec Morel et M. de Charlus, il me faut noter ladisproportion (que j’aurai plus tard à approfondir) entrel’importance que Morel attachait à garder libres certaines heureset l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait lesemployer, cette même disproportion se retrouvant au milieu desexplications d’un autre genre qu’il donnait à M. de Charlus. Luiqui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sansrisques, vu la générosité de son protecteur), quand il désiraitpasser la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il nemanquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourired’avidité&|160;: «&|160;Et puis, cela peut me faire gagner quarantefrancs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vousvoyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous,j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner dessous.&|160;» Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout àfait insincère. D’une part, que l’argent n’ait pas de couleur estfaux. Une manière nouvelle de le gagner rend du neuf aux pièces quel’usage a ternies. S’il était vraiment sorti pour une leçon, il estpossible que deux louis remis au départ par une élève lui eussentproduit un effet autre que deux louis tombés de la main de M. deCharlus. Puis l’homme le plus riche ferait pour deux louis deskilomètres qui deviennent des lieues si l’on est fils d’un valet dechambre. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de laleçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent lemusicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordreentièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleursabsurdes. Morel ne pouvait ainsi s’empêcher de présenter une imagede sa vie, mais volontairement, et involontairement aussi,tellement enténébrée, que certaines parties seules se laissaientdistinguer. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. deCharlus à condition de garder ses soirées libres, car il désiraitsuivre avec continuité des cours d’algèbre. Venir voir après M. deCharlus&|160;? Ah&|160;! c’était impossible, les cours duraientparfois fort tard. «&|160;Même après 2 heures du matin&|160;?demandait le baron. – Des fois. – Mais l’algèbre s’apprend aussifacilement dans un livre. – Même plus facilement, car je necomprends pas grand’chose aux cours. – Alors&|160;? D’ailleursl’algèbre ne peut te servir à rien. – J’aime bien cela. Ça dissipema neurasthénie.&|160;» «&|160;Cela ne peut pas être l’algèbre quilui fait demander des permissions de nuit, se disait M. de Charlus.Serait-il attaché à la police&|160;?&|160;» En tout cas Morel,quelque objection qu’on fît, réservait certaines heures tardives,que ce fût à cause de l’algèbre ou du violon. Une fois ce ne fut nil’un ni l’autre, mais le prince de Guermantes qui, venu passerquelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse deLuxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sansêtre davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pourpasser la nuit ensemble dans la maison de femmes deMaineville&|160;; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. deGuermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seinsbruns se montraient à découvert. Je ne sais comment M. de Charluseut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non duséducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, iltélégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, aucommencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il seraitencore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargeraitd’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on lescachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. «&|160;C’estentendu. Je vais m’en occuper, ma petite gueule&|160;», réponditJupien au baron. On ne peut comprendre à quel point cetteinquiétude agitait, et par là même avait momentanément enrichi,l’esprit de M. de Charlus. L’amour cause ainsi de véritablessoulèvements géologiques de la pensée. Dans celui de M. de Charlusqui, il y a quelques jours, ressemblait à une plaine si uniformequ’au plus loin il n’aurait pu apercevoir une idée au ras du sol,s’étaient brusquement dressées, dures comme la pierre, un massif demontagnes, mais de montagnes aussi sculptées que si quelquestatuaire, au lieu d’emporter le marbre, l’avait ciselé sur placeet où se tordaient, en groupes géants et titaniques, la Fureur, laJalousie, la Curiosité, l’Envie, la Haine, la Souffrance,l’Orgueil, l’Épouvante et l’Amour.

Cependant le soir où Morel devait être absent était arrivé. Lamission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir versonze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriverà cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous lesenvirons élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds,dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peurque, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré àpas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peul’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfactionse trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel desVentes. C’est en vain qu’il recommandait de parler plus bas à dessoubrettes qui se pressaient autour de lui&|160;; d’ailleurs leurvoix même était couverte par le bruit de criées et d’adjudicationsque faisait une vieille «&|160;sous-maîtresse&|160;» à la perruquefort brune, au visage où craquelait la gravité d’un notaire ou d’unprêtre espagnol, et qui lançait à toutes minutes, avec un bruit detonnerre, en laissant alternativement ouvrir et refermer lesportes, comme on règle la circulation des voitures&|160;:«&|160;Mettez Monsieur au vingt-huit, dans la chambreespagnole.&|160;» «&|160;On ne passe plus.&|160;» «&|160;Rouvrez laporte, ces Messieurs demandent Mademoiselle Noémie. Elle les attenddans le salon persan.&|160;» M. de Charlus était effrayé comme unprovincial qui a à traverser les boulevards&|160;; et, pour prendreune comparaison infiniment moins sacrilège que le sujet représentédans les chapiteaux du porche de la vieille église de Corlesville,les voix des jeunes bonnes répétaient en plus bas, sans se lasser,l’ordre de la sous-maîtresse, comme ces catéchismes qu’on entendles élèves psalmodier dans la sonorité d’une église de campagne. Sipeur qu’il eût, M. de Charlus, qui, dans la rue, tremblait d’êtreentendu, se persuadant que Morel était à la fenêtre, ne futpeut-être pas tout de même aussi effrayé dans le rugissement de cesescaliers immenses où on comprenait que des chambres rien nepouvait être aperçu. Enfin, au terme de son calvaire, il trouvaMlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, maiscommença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où ilne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre uneorangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait lesdeux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on laréclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leurfaire passer le temps elle allait leur envoyer «&|160;une petitedame intelligente&|160;». Car, elle, on l’appelait. La petite dameintelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. deCharlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter duChampagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité,pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes&|160;; ilavait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, étaitentré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaientempressées de laisser seuls les deux messieurs. M. de Charlusignorait tout cela, mais pestait, voulait ouvrir les portes, fitredemander Mlle Noémie, laquelle, ayant entendu lapetite dame intelligente donner à M. de Charlus des détails surMorel non concordants avec ceux qu’elle-même avait donnés à Jupien,la fit déguerpir et envoya bientôt, pour remplacer la petite dameintelligente, «&|160;une petite dame gentille&|160;», qui ne leurmontra rien de plus, mais leur dit combien la maison était sérieuseet demanda, elle aussi, du Champagne. Le baron, écumant, fitrevenir Mlle Noémie, qui leur dit&|160;: «&|160;Oui,c’est un peu long, ces dames prennent des poses, il n’a pas l’aird’avoir envie de rien faire.&|160;» Enfin, devant les promesses dubaron, ses menaces, Mlle Noémie s’en alla d’un aircontrarié, en les assurant qu’ils n’attendraient pas plus de cinqminutes. Ces cinq minutes durèrent une heure, après quoi Noémieconduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupiendésolé vers une porte entrebâillée en leur disant&|160;:«&|160;Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’estpas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte savie de régiment.&|160;» Enfin le baron put voir par l’ouverture dela porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle leforça de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devantlui, mais, comme si les mystères païens et les enchantementsexistaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé,pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, unfantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où,partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes desorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Morelavait, comme après la mort, perdu toute couleur&|160;; entre cesfemmes avec lesquelles il semblait qu’il eût dû s’ébattrejoyeusement, livide, il restait figé dans une immobilitéartificielle&|160;; pour boire la coupe de Champagne qui étaitdevant lui, son bras sans force essayait lentement de se tendre etretombait. On avait l’impression de cette équivoque qui fait qu’unereligion parle d’immortalité, mais entend par là quelque chose quin’exclut pas le néant. Les femmes le pressaient de questions&|160;:«&|160;Vous voyez, dit tout bas Mlle Noémie au baron,elles lui parlent de sa vie de régiment, c’est amusant, n’est-cepas&|160;? – et elle rit – vous êtes content&|160;? Il est calme,n’est-ce pas&|160;», ajouta-t-elle, comme elle aurait dit d’unmourant. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel,inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle mêmed’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eutqu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soitmaladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissanceexpansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais,soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police,on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cherpour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantesmétamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant,paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus levoyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre sonverre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron.

L’histoire, au reste, ne finit pas mieux pour le prince deGuermantes. Quand on l’avait fait sortir pour que M. de Charlus nele vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en étaitl’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faireconnaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuitsuivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que,malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant lamême maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chezMme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs defamille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel,retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épiépar M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passantsuspect, par entrer dans la villa. Un valet le fit entrer au salonen lui disant qu’il allait prévenir Monsieur (son maître lui avaitrecommandé de ne pas prononcer le nom de prince de peur d’éveillerdes soupçons). Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarderdans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme unehallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissablespour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de laprincesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, deMme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi.Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était unpeu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regardétrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeurpremière, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. deCharlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle,dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mità courir à toutes jambes sur la route et quand le prince deGuermantes (après avoir cru faire faire à une connaissance depassage le stage nécessaire, non sans s’être demandé si c’étaitbien prudent et si l’individu n’était pas dangereux) entra dans sonsalon, il n’y trouva plus personne. Il eut beau, avec son valet,par crainte de cambriolage, et revolver au poing, explorer toute lamaison, qui n’était pas grande, les recoins du jardinet, lesous-sol, le compagnon dont il avait cru la présence certaine avaitdisparu. Il le rencontra plusieurs fois au cours de la semainesuivante. Mais chaque fois c’était Morel, l’individu dangereux, quise sauvait comme si le prince l’avait été plus encore. Buté dansses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vuedu prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M.de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, etvengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

Mais déjà les souvenirs de ce qu’on m’avait raconté à ce sujetsont remplacés par d’autres, car le B. C. N., reprenant sa marchede «&|160;tacot&|160;», continue de déposer ou de prendre lesvoyageurs aux stations suivantes.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allépasser l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comtede Crécy (qu’on appelait seulement le Comte de Crécy), gentilhommepauvre mais d’une extrême distinction, que j’avais connu par lesCambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Réduit à une vieextrêmement modeste, presque misérable, je sentais qu’un cigare,une «&|160;consommation&|160;» étaient choses si agréables pour luique je pris l’habitude, les jours où je ne pouvais voir Albertine,de l’inviter à Balbec. Très fin et s’exprimant à merveille, toutblanc, avec de charmants yeux bleus, il parlait surtout du bout deslèvres, très délicatement, des conforts de la vie seigneuriale,qu’il avait évidemment connus, et aussi de généalogies. Comme jelui demandais ce qui était gravé sur sa bague, il me dit avec unsourire modeste&|160;: «&|160;C’est une branche de verjus.&|160;»Et il ajouta avec un plaisir dégustateur&|160;: «&|160;Nos armessont une branche de verjus – symbolique puisque je m’appelle Verjus– tigellée et feuillée de sinople.&|160;» Mais je crois qu’ilaurait eu une déception si à Balbec je ne lui avais offert à boireque du verjus. Il aimait les vins les plus coûteux, sans doute parprivation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé,par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand jel’invitais à dîner à Balbec, il commandait le repas avec unescience raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait,faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux quiexigent d’être dans de la glace. Avant le dîner et après, ilindiquait la date ou le numéro qu’il voulait pour un porto ou unefine, comme il eût fait pour l’érection, généralement ignorée, d’unmarquisat, mais qu’il connaissait aussi bien.

Comme j’étais pour Aimé un client préféré, il était ravi que jedonnasse de ces dîners extras et criait aux garçons&|160;:«&|160;Vite, dressez la table 25&|160;», il ne disait même pas«&|160;dressez&|160;», mais «&|160;dressez-moi&|160;», comme siç’avait été pour lui. Et comme le langage des maîtres d’hôtel n’estpas tout à fait le même que celui des chefs de rang, demi-chefs,commis, etc., au moment où je demandais l’addition, il disait augarçon qui nous avait servis, avec un geste répété et apaisant durevers de la main, comme s’il voulait calmer un cheval prêt àprendre le mors aux dents&|160;: «&|160;N’allez pas trop fort (pourl’addition), allez doucement, très doucement.&|160;» Puis, comme legarçon partait muni de cet aide-mémoire, Aimé, craignant que sesrecommandations ne fussent pas exactement suivies, lerappelait&|160;: «&|160;Attendez, je vais chiffrer moi-même.&|160;»Et comme je lui disais que cela ne faisait rien&|160;: «&|160;J’aipour principe que, comme on dit vulgairement, on ne doit pasestamper le client.&|160;» Quant au directeur, comme les vêtementsde mon invité étaient simples, toujours les mêmes, et assez usés(et pourtant personne n’eût si bien pratiqué l’art de s’habillerfastueusement, comme un élégant de Balzac, s’il en avait eu lesmoyens), il se contentait, à cause de moi, d’inspecter de loin sitout allait bien, et d’un regard, de faire mettre une cale sous unpied de la table qui n’était pas d’aplomb. Ce n’est pas qu’il n’eûtsu, bien qu’il cachât ses débuts comme plongeur, mettre la main àla pâte comme un autre. Il fallut pourtant une circonstanceexceptionnelle pour qu’un jour il découpât lui-même lesdindonneaux. J’étais sorti, mais j’ai su qu’il l’avait fait avecune majesté sacerdotale, entouré, à distance respectueuse dudressoir, d’un cercle de garçons qui cherchaient, par là, moins àapprendre qu’à se faire bien voir et avaient un air béatd’admiration. Vus d’ailleurs par le directeur (plongeant d’un gestelent dans le flanc des victimes et n’en détachant pas plus ses yeuxpénétrés de sa haute fonction que s’il avait dû y lire quelqueaugure) ils ne le furent nullement. Le sacrificateur ne s’aperçutmême pas de mon absence. Quand il l’apprit, elle le désola.«&|160;Comment, vous ne m’avez pas vu découper moi-même lesdindonneaux&|160;?&|160;» Je lui répondis que, n’ayant pu voirjusqu’ici Rome, Venise, Sienne, le Prado, le musée de Dresde, lesIndes, Sarah dans Phèdre, je connaissais la résignation etque j’ajouterais son découpage des dindonneaux à ma liste. Lacomparaison avec l’art dramatique (Sarah dans Phèdre) futla seule qu’il parut comprendre, car il savait par moi que, lesjours de grandes représentations, Coquelin aîné avait accepté desrôles de débutant, celui même d’un personnage qui ne dit qu’un motou ne dit rien. «&|160;C’est égal, je suis désolé pour vous. Quandest-ce que je découperai de nouveau&|160;? Il faudrait unévénement, il faudrait une guerre.&|160;» (Il fallut en effetl’armistice.) Depuis ce jour-là le calendrier fut changé, on comptaainsi&|160;: «&|160;C’est le lendemain du jour où j’ai découpémoi-même les dindonneaux.&|160;» «&|160;C’est juste huit joursaprès que le directeur a découpé lui-même les dindonneaux.&|160;»Ainsi cette prosectomie donna-t-elle, comme la naissance du Christou l’Hégire, le point de départ d’un calendrier différent desautres, mais qui ne prit pas leur extension et n’égala pas leurdurée.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que dene plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisinerqu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantesétaient tout un. Quand il vit que je savais que Legrandin, lequelse faisait maintenant appeler Legrand de Méséglise, n’y avaitaucune espèce de droit, allumé d’ailleurs par le vin qu’il buvait,il eut une espèce de transport de joie. Sa sœur me disait d’un airentendu&|160;: «&|160;Mon frère n’est jamais si heureux que quandil peut causer avec vous.&|160;» Il se sentait en effet existerdepuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité desCambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour quil’univers social existait. Tel, après l’incendie de toutes lesbibliothèques du globe et l’ascension d’une race entièrementignorante, un vieux latiniste reprendrait pied et confiance dans lavie en entendant quelqu’un lui citer un vers d’Horace. Aussi, s’ilne quittait jamais le wagon sans me dire&|160;: «&|160;À quandnotre petite réunion&|160;?&|160;» c’était autant par avidité deparasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait lesagapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, dessujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avecpersonne, et analogues en cela à ces dîners où se réunit à datesfixes, devant la table particulièrement succulente du Cercle del’Union, la Société des bibliophiles. Très modeste en ce quiconcernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy quej’appris qu’elle était très grande et un authentique rameau,détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre deCrécy. Quand je sus qu’il était un vrai Crécy, je lui racontaiqu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé unAméricain du nom de Charles Crécy et lui dis que je pensais qu’iln’avait aucun rapport avec lui. «&|160;Aucun, me dit-il. Pas plus –bien, du reste, que ma famille n’ait pas autant d’illustration –que beaucoup d’Américains qui s’appellent Montgommery, Berry,Chandos ou Capel, n’ont de rapport avec les familles de Pembroke,de Buckingham, d’Essex, ou avec le duc de Berry.&|160;» Je pensaiplusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, que je connaissaisMme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefoissous le nom d’Odette de Crécy&|160;; mais, bien que le ducd’Alençon n’eût pu se froisser qu’on parlât avec lui d’Émilienned’Alençon, je ne me sentis pas assez lié avec M. de Crécy pourconduire avec lui la plaisanterie jusque-là. «&|160;Il est d’unetrès grande famille, me dit un jour M. de Montsurvent. Sonpatronyme est Saylor.&|160;» Et il ajouta que sur son vieux castelau-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable etque, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pourréparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. Jetrouvai cette devise très belle, qu’on l’appliquât soit àl’impatience d’une race de proie nichée dans cette aire, d’où elledevait jadis prendre son vol, soit, aujourd’hui, à la contemplationdu déclin, à l’attente de la mort prochaine dans cette retraitedominante et sauvage. C’est en ce double sens, en effet, que joueavec le nom de Saylor cette devise qui est&|160;: «&|160;Ne sçaisl’heure.&|160;»

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny, dont lenom, nous dit Brichot, signifiait, comme celui de Mgr de Cabrières,«&|160;lieu où s’assemblent les chèvres&|160;». Il était parent desCambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation del’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulementquand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année àBeausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux.Aussi, quand il allait passer quelques semaines à Paris, il n’yavait pas un seul jour de perdu pour tout ce qu’«&|160;il y avait àvoir&|160;»&|160;; c’était au point que parfois, un peu étourdi parle nombre de spectacles trop rapidement digérés, quand on luidemandait s’il avait vu une certaine pièce il lui arrivait de n’enêtre plus bien sûr. Mais ce vague était rare, car il connaissaitles choses de Paris avec ce détail particulier aux gens qui yviennent rarement. Il me conseillait les «&|160;nouveautés&|160;» àaller voir («&|160;Cela en vaut la peine&|160;»), ne lesconsidérant, du reste, qu’au point de vue de la bonne soiréequ’elles font passer, et ignorant du point de vue esthétiquejusqu’à ne pas se douter qu’elles pouvaient en effet constituerparfois une «&|160;nouveauté&|160;» dans l’histoire de l’art. C’estainsi que, parlant de tout sur le même plan, il nous disait&|160;:«&|160;Nous sommes allés une fois à l’Opéra-Comique, mais lespectacle n’est pas fameux. Cela s’appelle Pelléas etMélisande. C’est insignifiant. Périer joue toujours bien, maisil vaut mieux le voir dans autre chose. En revanche, au Gymnase ondonne La Châtelaine. Nous y sommes retournés deuxfois&|160;; ne manquez pas d’y aller, cela mérite d’être vu&|160;;et puis c’est joué à ravir&|160;; vous avez Frévalles, MarieMagnier, Baron fils&|160;»&|160;; il me citait même des nomsd’acteurs que je n’avais jamais entendu prononcer, et sans lesfaire précéder de Monsieur, Madame ou Mademoiselle, comme eût faitle duc de Guermantes, lequel parlait du même ton cérémonieusementméprisant des «&|160;chansons de Mademoiselle YvetteGuilbert&|160;» et des «&|160;expériences de MonsieurCharcot&|160;». M. de Chevrigny n’en usait pas ainsi, il disaitCornaglia et Dehelly, comme il eût dit Voltaire et Montesquieu. Carchez lui, à l’égard des acteurs comme de tout ce qui étaitparisien, le désir de se montrer dédaigneux qu’avait l’aristocrateétait vaincu par celui de paraître familier qu’avait leprovincial.

Dès après le premier dîner que j’avais fait à la Raspelière avecce qu’on appelait encore à Féterne «&|160;le jeune mariage&|160;»,bien que M. et Mme de Cambremer ne fussent plus, tants’en fallait, de la première jeunesse, la vieille marquise m’avaitécrit une de ces lettres dont on reconnaît l’écriture entre desmilliers. Elle me disait&|160;: «&|160;Amenez votre cousinedélicieuse – charmante – agréable. Ce sera un enchantement, unplaisir&|160;», manquant toujours avec une telle infaillibilité laprogression attendue par celui qui recevait sa lettre que je finispar changer d’avis sur la nature de ces diminuendos, par les croirevoulus, et y trouver la même dépravation du goût – transposée dansl’ordre mondain – qui poussait Sainte-Beuve à briser toutes lesalliances de mots, à altérer toute expression un peu habituelle.Deux méthodes, enseignées sans doute par des maîtres différents, secontrariaient dans ce style épistolaire, la deuxième faisantracheter à Mme de Cambremer la banalité des adjectifsmultiples en les employant en gamme descendante, en évitant definir sur l’accord parfait. En revanche, je penchais à voir dansces gradations inverses, non plus du raffinement, comme quand ellesétaient l’œuvre de la marquise douairière, mais de la maladressetoutes les fois qu’elles étaient employées par le marquis son filsou par ses cousines. Car dans toute la famille, jusqu’à un degréassez éloigné, et par une imitation admirative de tante Zélia, larègle des trois adjectifs était très en honneur, de même qu’unecertaine manière enthousiaste de reprendre sa respiration enparlant. Imitation passée dans le sang, d’ailleurs&|160;; et quand,dans la famille, une petite fille, dès son enfance, s’arrêtait enparlant pour avaler sa salive, on disait&|160;: «&|160;Elle tientde tante Zélia&|160;», on sentait que plus tard ses lèvrestendraient assez vite à s’ombrager d’une légère moustache, et on sepromettait de cultiver chez elle les dispositions qu’elle auraitpour la musique. Les relations des Cambremer ne tardèrent pas àêtre moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec moi, pourdifférentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. La«&|160;jeune&|160;» marquise me disait dédaigneusement&|160;:«&|160;Je ne vois pas pourquoi nous ne l’inviterions pas, cettefemme&|160;; à la campagne on voit n’importe qui, ça ne tire pas àconséquence.&|160;» Mais, au fond, assez impressionnés, ils necessaient de me consulter sur la façon dont ils devaient réaliserleur désir de politesse. Je pensais que, comme ils nous avaientinvités à dîner, Albertine et moi, avec des amis de Saint-Loup,gens élégants de la région, propriétaires du château de Gourvilleet qui représentaient un peu plus que le gratin normand, dontMme Verdurin, sans avoir l’air d’y toucher, étaitfriande, je conseillai aux Cambremer d’inviter avec eux laPatronne. Mais les châtelains de Féterne, par crainte (tant ilsétaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ilsétaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avecdes gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ilsétaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avaitpas fécondé) de mêler les genres et de commettre un«&|160;impair&|160;», déclarèrent que cela ne corderait pasensemble, que cela ne «&|160;bicherait&|160;» pas et qu’il valaitmieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec toutson petit groupe) pour un autre dîner. Pour le prochain –l’élégant, avec les amis de Saint-Loup – ils ne convièrent du petitnoyau que Morel, afin que M. de Charlus fût indirectement informédes gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fûtun élément de distraction pour les invités, car on lui demanderaitd’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. deCambremer déclara qu’il avait de l’entrain et «&|160;faisaitbien&|160;» dans un dîner&|160;; puis que cela pourrait êtrecommode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamaisquelqu’un de malade. Mais on l’invita seul, pour ne «&|160;riencommencer avec la femme&|160;». Mme Verdurin fut outréequand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invitéssans elle à dîner à Féterne «&|160;en petit comité&|160;». Elledicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter,une fière réponse où il disait&|160;: «&|160;Nous dînonsce soir-là chez Mme Verdurin&|160;», pluriel qui devaitêtre une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était passéparable de Mme Cottard. Quant à Morel, MmeVerdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie,qu’il tint spontanément, voici pourquoi. S’il avait, à l’égard deM. de Charlus, en ce qui concernait ses plaisirs, une indépendancequi affligeait le baron, nous avons vu que l’influence de cedernier se faisait sentir davantage dans d’autres domaines et qu’ilavait, par exemple, élargi les connaissances musicales et renduplus pur le style du virtuose. Mais ce n’était encore, au moins àce point de notre récit, qu’une influence. En revanche, il y avaitun terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglémentcru et exécuté par Morel. Aveuglément et follement, car nonseulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, maisencore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliquésà la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain oùMorel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’étaitle terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. deCharlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettrel’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée lebaron&|160;: «&|160;Il y a un certain nombre de famillesprépondérantes, lui avait dit M. de Charlus, avant tout lesGuermantes, qui comptent quatorze alliances avec la Maison deFrance, ce qui est d’ailleurs surtout flatteur pour la Maison deFrance, car c’était à Aldonce de Guermantes et non à Louis le Gros,son frère consanguin mais puîné, qu’aurait dû revenir le trône deFrance. Sous Louis XIV, nous drapâmes à la mort de Monsieur, commeayant la même grand’mère que le Roi&|160;; fort au-dessous desGuermantes, on peut cependant citer les La Trémoïlle, descendantsdes rois de Naples et des comtes de Poitiers&|160;; les d’Uzès, peuanciens comme famille mais qui sont les plus anciens pairs&|160;;les Luynes, tout à fait récents mais avec l’éclat de grandesalliances&|160;; les Choiseul, les Harcourt, les La Rochefoucauld.Ajoutez encore les Noailles, malgré le comte de Toulouse, lesMontesquieu, les Castellane et, sauf oubli, c’est tout. Quant àtous les petits messieurs qui s’appellent marquis de Cambremerde oude Vatefairefiche, il n’y a aucune différence entre eux et ledernier pioupiou de votre régiment. Que vous alliez faire pipi chezla comtesse Caca, ou caca chez la baronne Pipi, c’est la mêmechose, vous aurez compromis votre réputation et pris un torchonbreneux comme papier hygiénique. Ce qui est malpropre.&|160;» Morelavait recueilli pieusement cette leçon d’histoire, peut-être un peusommaire&|160;; il jugeait les choses comme s’il était lui-même unGuermantes et souhaitait une occasion de se trouver avec les fauxLa Tour d’Auvergne pour leur faire sentir, par une poignée de maindédaigneuse, qu’il ne les prenait guère au sérieux. Quant auxCambremer, justement voici qu’il pouvait leur témoigner qu’ilsn’étaient pas «&|160;plus que le dernier pioupiou de sonrégiment&|160;». Il ne répondit pas à leur invitation, et le soirdu dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi commes’il venait d’agir en prince du sang. Il faut, du reste, ajouterqu’on ne peut imaginer combien, d’une façon plus générale, M. deCharlus pouvait être insupportable, tatillon, et même, lui si fin,bête, dans toutes les occasions où entraient en jeu les défauts deson caractère. On peut dire, en effet, que ceux-ci sont comme unemaladie intermittente de l’esprit. Qui n’a remarqué le fait sur desfemmes, et même des hommes, doués d’intelligence remarquable, maisaffligés de nervosité&|160;? Quand ils sont heureux, calmes,satisfaits de leur entourage, ils font admirer leurs donsprécieux&|160;; c’est, à la lettre, la vérité qui parle par leurbouche. Une migraine, une petite pique d’amour-propre suffit à toutchanger. La lumineuse intelligence, brusque, convulsive etrétrécie, ne reflète plus qu’un moi irrité, soupçonneux, coquet,faisant tout ce qu’il faut pour déplaire. La colère des Cambremerfut vive&|160;; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrentune certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Commenous revenions, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et moi, d’undîner à la Raspelière et que les Cambremer, qui avaient déjeunéchez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie dutrajet avec nous&|160;: «&|160;Vous qui aimez tant Balzac et savezle reconnaître dans la société contemporaine, avais-je dit à M. deCharlus, vous devez trouver que ces Cambremer sont échappés desScènes de la vie de Province.&|160;» Mais M. de Charlus,absolument comme s’il avait été leur ami et si je l’eusse froissépar ma remarque, me coupa brusquement la parole&|160;: «&|160;Vousdites cela parce que la femme est supérieure au mari, me dit-ild’un ton sec. – Oh&|160;! je ne voulais pas dire que c’était laMuse du département, ni Madame de Bargeton bien que… &|160;» M. deCharlus m’interrompit encore&|160;: «&|160;Dites plutôtMme de Mortsauf.&|160;» Le train s’arrêta et Brichotdescendit. «&|160;Nous avions beau vous faire des signes, vous êtesterrible. – Comment cela&|160;? – Voyons, ne vous êtes-vous pasaperçu que Brichot est amoureux fou de Mme deCambremer&|160;?&|160;» Je vis par l’attitude des Cottard et deCharlie que cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans le petitnoyau. Je crus qu’il y avait de la malveillance de leur part.«&|160;Voyons, vous n’avez pas remarqué comme il a été troubléquand vous avez parlé d’elle&|160;», reprit M. de Charlus, quiaimait montrer qu’il avait l’expérience des femmes et parlait dusentiment qu’elles inspirent d’un air naturel et comme si cesentiment était celui qu’il éprouvait lui-même habituellement. Maisun certain ton d’équivoque paternité avec tous les jeunes gens –malgré son amour exclusif pour Morel – démentit par le ton les vuesd’homme à femmes qu’il émettait&|160;: «&|160;Oh&|160;! cesenfants, dit-il, d’une voix aiguë, mièvre et cadencée, il faut toutleur apprendre, ils sont innocents comme l’enfant qui vient denaître, ils ne savent pas reconnaître quand un homme est amoureuxd’une femme. À votre âge j’étais plus dessalé que cela&|160;»,ajouta-t-il, car il aimait employer les expressions du mondeapache, peut-être par goût, peut-être pour ne pas avoir l’air, enles évitant, d’avouer qu’il fréquentait ceux dont c’était levocabulaire courant. Quelques jours plus tard, il fallut bien merendre à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de lamarquise. Malheureusement il accepta plusieurs déjeuners chez elle.Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà.En dehors de l’utilité qu’elle voyait à une intervention, pour lapolitique du petit noyau, elle prenait à ces sortes d’explicationset aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif etque l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le mondearistocratique, dans la bourgeoisie. Ce fut un jour de grandeémotion à la Raspelière quand on vit Mme Verdurindisparaître pendant une heure avec Brichot, à qui on sut qu’elleavait dit que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’ilétait la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse,compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle alla jusqu’àlui parler en termes touchants de la blanchisseuse avec qui ilvivait à Paris, et de leur petite fille. Elle l’emporta, Brichotcessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deuxjours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et samaladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis.Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande,invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui.Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir faitune gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère,écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M.de Charlus en lui montrant son pouvoir. «&|160;Vous répondrez pournous deux que j’accepte&|160;», dit le baron à Morel. Le jour dudîner venu, on attendait dans le grand salon de Féterne. LesCambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chicqu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaienttellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu lesFéré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit lafièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faireune visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour lerenvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’ilne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués dele voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, lesCambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. deChevrigny, jugeant celui-ci provincial à cause de nuances, qu’onnéglige en famille, mais dont on ne tient compte que vis-à-vis desétrangers, qui sont précisément les seuls qui ne s’en apercevraientpas. Mais on n’aime pas leur montrer les parents qui sont restés ceque l’on s’est efforcé de cesser d’être. Quant à M. etMme Féré, ils étaient au plus haut degré ce qu’onappelle des gens «&|160;très bien&|160;». Aux yeux de ceux qui lesqualifiaient ainsi, sans doute les Guermantes, les Rohan et biend’autres étaient aussi des gens très bien, mais leur nom dispensaitde le dire. Comme tout le monde ne savait pas la grande naissancede la mère de Mme Féré, et le cercle extraordinairementfermé qu’elle et son mari fréquentaient, quand on venait de lesnommer, pour expliquer on ajoutait toujours que c’était des gens«&|160;tout ce qu’il y a de mieux&|160;». Leur nom obscur leurdictait-il une sorte de hautaine réserve&|160;? Toujours est-il queles Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraientfréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer,que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour queles Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avaitinvités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allaitproduire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il étaitau nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne leconnaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vivesatisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapportpour la première fois deux corps particulièrement importants errasur son visage. La porte s’ouvrit et Mme de Cambremerfaillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Comme unsecrétaire des commandements chargé d’excuser son ministre, commeune épouse morganatique qui exprime le regret qu’a le prince d’êtresouffrant (ainsi en usait Mme de Clinchamp à l’égard duduc d’Aumale), Morel dit du ton le plus léger&|160;: «&|160;Lebaron ne pourra pas venir. Il est un peu indisposé, du moins jecrois que c’est pour cela… Je ne l’ai pas rencontré cettesemaine&|160;», ajouta-t-il, désespérant, jusque par ces dernièresparoles, Mme de Cambremer qui avait dit à M. etMme Féré que Morel voyait M. de Charlus à toutes lesheures du jour. Les Cambremer feignirent que l’absence du baronétait un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendrede Morel, disaient à leurs invités&|160;: «&|160;Nous nouspasserons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plusagréable.&|160;» Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabalemontée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quandcelle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvantrésister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans lepetit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise étaitdésolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder lachambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la foisdonner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ilsn’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée, comme lesprincesses du sang autrefois reconduisaient les duchesses, maisseulement jusqu’à la moitié de la seconde chambre. Au bout dequelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremerm’en donnait ces explications&|160;: «&|160;Je vous dirai qu’avecM. de Charlus c’était difficile. Il est extrêmement dreyfusard… –Mais non&|160;! – Si… , en tout cas son cousin le prince deGuermantes l’est, on leur jette assez la pierre pour ça. J’ai desparents très à l’œil là-dessus. Je ne peux pas fréquenter cesgens-là, je me brouillerais avec toute ma famille. – Puisque leprince de Guermantes est dreyfusard, cela ira d’autant mieux, ditMme de Cambremer, que Saint-Loup, qui, dit-on, épouse sanièce, l’est aussi. C’est même peut-être la raison du mariage. –Voyons, ma chère, ne dites pas que Saint-Loup, que nous aimonsbeaucoup, est dreyfusard. On ne doit pas répandre ces allégations àla légère, dit M. de Cambremer. Vous le feriez bien voir dansl’armée&|160;! – Il l’a été, mais il ne l’est plus, dis-je à M. deCambremer. Quant à son mariage avec Mlle deGuermantes-Brassac, est-ce vrai&|160;? – On ne parle que de ça,mais vous êtes bien placé pour le savoir. – Mais je vous répètequ’il me l’a dit à moi-même qu’il était dreyfusard, ditMme de Cambremer. C’est, du reste, très excusable, lesGuermantes sont à moitié allemands. – Pour les Guermantes de la ruede Varenne, vous pouvez dire tout à fait, dit Cancan. MaisSaint-Loup, c’est une autre paire de manches&|160;; il a beau avoirtoute une parenté allemande, son père revendiquait avant tout sontitre de grand seigneur français, il a repris du service en 1871 eta été tué pendant la guerre de la plus belle façon. J’ai beau êtretrès à cheval là-dessus, il ne faut pas faire d’exagération ni dansun sens ni dans l’autre. In medio… virtus, ah&|160;! je nepeux pas me rappeler. C’est quelque chose que dit le docteurCottard. En voilà un qui a toujours le mot. Vous devriez avoir iciun petit Larousse.&|160;» Pour éviter de se prononcer sur lacitation latine et abandonner le sujet de Saint-Loup, où son marisemblait trouver qu’elle manquait de tact, Mme deCambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec euxétait encore plus nécessaire à expliquer. «&|160;Nous avons louévolontiers la Raspelière à Mme Verdurin, dit lamarquise. Seulement elle a eu l’air de croire qu’avec la maison ettout ce qu’elle a trouvé le moyen de se faire attribuer, lajouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses quin’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droitd’être liée avec nous. Ce sont des choses absolument distinctes.Notre tort est de n’avoir pas fait faire les choses simplement parun gérant ou par une agence. À Féterne ça n’a pas d’importance,mais je vois d’ici la tête que ferait ma tante de Ch’nouville sielle voyait s’amener, à mon jour, la mère Verdurin avec ses cheveuxen l’air. Pour M. de Charlus, naturellement, il connaît des genstrès bien, mais il en connaît aussi de très mal.&|160;» Je demandailesquels. Pressée de questions, Mme de Cambremer finitpar dire&|160;: «&|160;On prétend que c’est lui qui faisait vivreun monsieur Moreau, Morille, Morue, je ne sais plus. Aucun rapport,bien entendu, avec Morel, le violoniste, ajouta-t-elle enrougissant. Quand j’ai senti que Mme Verdurins’imaginait que, parce qu’elle était notre locataire dans laManche, elle aurait le droit de me faire des visites à Paris, j’aicompris qu’il fallait couper le câble.&|160;»

Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaientpas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans notre wagonquand ils étaient sur la ligne. Quand on était sur le pointd’arriver à Douville, Albertine, tirant une dernière fois sonmiroir, trouvait quelquefois utile de changer ses gants ou d’ôterun instant son chapeau et, avec le peigne d’écaille que je luiavais donné et qu’elle avait dans les cheveux, elle en lissait lescoques, en relevait le bouffant, et, s’il était nécessaire,au-dessus des ondulations qui descendaient en vallées régulièresjusqu’à la nuque, remontait son chignon. Une fois dans les voituresqui nous attendaient, on ne savait plus du tout où on setrouvait&|160;; les routes n’étaient pas éclairées&|160;; onreconnaissait au bruit plus fort des roues qu’on traversait unvillage, on se croyait arrivé, on se retrouvait en pleins champs,on entendait des cloches lointaines, on oubliait qu’on était ensmoking, et on s’était presque assoupi quand, au bout de cettelongue marge d’obscurité qui, à cause de la distance parcourue etdes incidents caractéristiques de tout trajet en chemin de fer,semblait nous avoir portés jusqu’à une heure avancée de la nuit etpresque à moitié chemin d’un retour vers Paris, tout à coup, aprèsque le glissement de la voiture sur un sable plus fin avait déceléqu’on venait d’entrer dans le parc, explosaient, nousréintroduisant dans la vie mondaine, les éclatantes lumières dusalon, puis de la salle à manger, où nous éprouvions un vifmouvement de recul en entendant sonner ces huit heures que nouscroyions passées depuis longtemps, tandis que les services nombreuxet les vins fins allaient se succéder autour des hommes en frac etdes femmes à demi décolletées, en un dîner rutilant de clarté commeun véritable dîner en ville et qu’entourait seulement, changeantpar là son caractère, la double écharpe sombre et singulièrequ’avaient tissée, détournées par cette utilisation mondaine deleur solennité première, les heures nocturnes, champêtres etmarines de l’aller et du retour. Celui-ci nous forçait, en effet, àquitter la splendeur rayonnante et vite oubliée du salon lumineuxpour les voitures, où je m’arrangeais à être avec Albertine afinque mon amie ne pût être avec d’autres sans moi, et souvent pourune autre cause encore, qui est que nous pouvions tous deux fairebien des choses dans une voiture noire où les heurts de la descentenous excusaient, d’ailleurs, au cas où un brusque rayon filtrerait,d’être cramponnés l’un à l’autre. Quand M. de Cambremer n’était pasencore brouillé avec les Verdurin, il me demandait&|160;:«&|160;Vous ne croyez pas, avec ce brouillard-là, que vous allezavoir vos étouffements&|160;? Ma sœur en a eu de terribles cematin. Ah&|160;! vous en avez aussi, disait-il avec satisfaction.Je le lui dirai ce soir. Je sais qu’en rentrant elle s’informeratout de suite s’il y a longtemps que vous ne les avez paseus.&|160;» Il ne me parlait, d’ailleurs, des miens que pourarriver à ceux de sa sœur, et ne me faisait décrire lesparticularités des premiers que pour mieux marquer les différencesqu’il y avait entre les deux. Mais malgré celles-ci, comme lesétouffements de sa sœur lui paraissaient devoir faire autorité, ilne pouvait croire que ce qui «&|160;réussissait&|160;» aux siens nefût pas indiqué pour les miens, et il s’irritait que je n’enessayasse pas, car il y a une chose plus difficile encore que des’astreindre à un régime, c’est de ne pas l’imposer aux autres.«&|160;D’ailleurs, que dis-je, moi profane, quand vous êtes icidevant l’aréopage, à la source. Qu’en pense le professeurCottard&|160;?&|160;» Je revis, du reste, sa femme une autre foisparce qu’elle avait dit que ma «&|160;cousine&|160;» avait un drôlede genre et que je voulus savoir ce qu’elle entendait par là. Ellenia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’unepersonne qu’elle avait cru rencontrer avec ma cousine. Elle nesavait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompaitpas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina,Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Je pensaisque «&|160;femme d’un banquier&|160;» n’était mis que pour plus dedémarquage. Je voulus demander à Albertine si c’était vrai. Maisj’aimais mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui quiquestionne. D’ailleurs Albertine ne m’eût rien répondu ou un nondont le «&|160;n&|160;» eût été trop hésitant et le«&|160;on&|160;» trop éclatant. Albertine ne racontait jamais defaits pouvant lui faire du tort, mais d’autres qui ne pouvaients’expliquer que par les premiers, la vérité étant plutôt un courantqui part de ce qu’on nous dit et qu’on capte, tout invisible qu’ilsoit, que la chose même qu’on nous a dite. Ainsi, quand je luiassurai qu’une femme qu’elle avait connue à Vichy avait mauvaisgenre, elle me jura que cette femme n’était nullement ce que jecroyais et n’avait jamais essayé de lui faire faire le mal. Maiselle ajouta un autre jour, comme je parlais de ma curiosité de cegenre de personnes, que la dame de Vichy avait une amie aussi,qu’elle, Albertine, ne connaissait pas, mais que la dame lui avait«&|160;promis de lui faire connaître&|160;». Pour qu’ellele lui eût promis, c’était donc qu’Albertine le désirait, ou que ladame avait, en le lui offrant, su lui faire plaisir. Mais si jel’avais objecté à Albertine, j’aurais eu l’air de ne tenir mesrévélations que d’elle, je les aurais arrêtées aussitôt, je n’eusseplus rien su, j’eusse cessé de me faire craindre. D’ailleurs, nousétions à Balbec, la dame de Vichy et son amie habitaientMenton&|160;; l’éloignement, l’impossibilité du danger eut tôt faitde détruire mes soupçons. Souvent, quand M. de Cambremerm’interpellait de la gare, je venais avec Albertine de profiter desténèbres, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était unpeu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.«&|160;Vous savez que je suis sûre que Cottard nous a vus&|160;; dureste, même sans voir il a bien entendu notre voix étouffée, justeau moment où on parlait de vos étouffements d’un autregenre&|160;», me disait Albertine en arrivant à la gare de Douvilleoù nous reprenions le petit chemin de fer pour le retour. Mais ceretour, de même que l’aller, si, en me donnant quelque impressionde poésie, il réveillait en moi le désir de faire des voyages, demener une vie nouvelle, et me faisait par là souhaiter d’abandonnertout projet de mariage avec Albertine, et même de rompredéfinitivement nos relations, me rendait aussi, et à cause même deleur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, auretour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avecnous ou nous disaient bonjour du quai des gens deconnaissance&|160;; sur les plaisirs furtifs de l’imaginationdominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont siapaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes,leurs noms (qui m’avaient tant fait rêver depuis le jour où je lesavais entendus, le premier soir où j’avais voyagé avec magrand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularitédepuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, nous en avaitplus complètement expliqué les étymologies. J’avais trouvé charmantla fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur,Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il y a à lafin de Bricquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf, quandBrichot (et cela, il me l’avait dit le premier jour dans le train)nous apprit que fleur veut dire «&|160;port&|160;» (commefiord) et que bœuf, en normand budh, signifie«&|160;cabane&|160;». Comme il citait plusieurs exemples, ce quim’avait paru particulier se généralisait&|160;: Bricquebœuf allaitrejoindre Elbeuf, et même, dans un nom au premier abord aussiindividuel que le lieu, comme le nom de Pennedepie, où lesétrangetés les plus impossibles à élucider par la raison mesemblaient amalgamées depuis un temps immémorial en un vocablevilain, savoureux et durci comme certain fromage normand, je fusdésolé de retrouver le pen gaulois qui signifie«&|160;montagne&|160;» et se retrouve aussi bien dans Pennemarckque dans les Apennins. Comme, à chaque arrêt du train, je sentaisque nous aurions des mains amies à serrer, sinon des visites àrecevoir, je disais à Albertine&|160;: «&|160;Dépêchez-vous dedemander à Brichot les noms que vous voulez savoir. Vous m’aviezparlé de Marcouville l’Orgueilleuse. – Oui, j’aime beaucoup cetorgueil, c’est un village fier, dit Albertine. – Vous letrouveriez, répondit Brichot, plus fier encore si, au lieu de sefaire française ou même de basse latinité, telle qu’on la trouvedans le cartulaire de l’évêque de Bayeux, Marcouvillasuperba, vous preniez la forme plus ancienne, plus voisine dunormand Marculphivilla superba, le village, le domaine deMerculph. Dans presque tous ces noms qui se terminent enville, vous pourriez voir, encore dressé sur cette côte,le fantôme des rudes envahisseurs normands. À Harambouville, vousn’avez eu, debout à la portière du wagon, que notre excellentdocteur qui, évidemment, n’a rien d’un chef norois. Mais en fermantles yeux vous pourriez voir l’illustre Herimund(Herimundivilla). Bien que je ne sache pourquoi on aillesur ces routes-ci, comprises entre Loigny et Balbec-Plage, plutôtque sur celles, fort pittoresques, qui conduisent de Loigny auvieux Balbec, Mme Verdurin vous a peut-être promenés dece côté-là en voiture. Alors vous avez vu Incarville ou village deWiscar, et Tourville, avant d’arriver chez Mme Verdurin,c’est le village de Turold. D’ailleurs il n’y eut pas que desNormands. Il semble que des Allemands soient venus jusqu’ici(Auménancourt, Alemanicurtis)&|160;; ne le disons pas à cejeune officier que j’aperçois&|160;; il serait capable de ne plusvouloir aller chez ses cousins. Il y eut aussi des Saxons, comme entémoigne la fontaine de Sissonne (un des buts de promenade favorisde Mme Verdurin et à juste titre), aussi bien qu’enAngleterre le Middlesex, le Wessex. Chose inexplicable, il sembleque des Goths, des «&|160;gueux&|160;» comme on disait, soientvenus jusqu’ici, et même les Maures, car Mortagne vient deMauretania. La trace en est restée à Gourville(Gothorumvilla). Quelque vestige des Latins subsisted’ailleurs aussi, Lagny (Latiniacum). – Moi je demandel’explication de Thorpehomme, dit M. de Charlus. Je comprends«&|160;homme&|160;», ajouta-t-il, tandis que le sculpteur etCottard échangeaient un regard d’intelligence. Mais Thorph&|160;? –«&|160;Homme&|160;» ne signifie nullement ce que vous êtesnaturellement porté à croire, baron, répondit Brichot, en regardantmalicieusement Cottard et le sculpteur. «&|160;Homme&|160;» n’arien à voir ici avec le sexe auquel je ne dois pas ma mère.«&|160;Homme&|160;» c’est Holm, qui signifie«&|160;îlot&|160;», etc… Quant à Thorph, ou«&|160;village&|160;», on le retrouve dans cent mots dont j’ai déjàennuyé notre jeune ami. Ainsi dans Thorpehomme il n’y a pas de nomde chef normand, mais des mots de la langue normande. Vous voyezcomme tout ce pays a été germanisé. – Je crois qu’il exagère, ditM. de Charlus. J’ai été hier à Orgeville. – Cette fois-ci je vousrends l’homme que je vous avais ôté dans Thorpehomme, baron. Soitdit sans pédantisme, une charte de Robert Ier nous donnepour Orgeville Otgervilla, le domaine d’Otger. Tous cesnoms sont ceux d’anciens seigneurs. Octeville la Venelle est pourl’Avenel. Les Avenel étaient une famille connue au moyen âge.Bourguenolles, où Mme Verdurin nous a emmenés l’autrejour, s’écrivait «&|160;Bourg de Môles&|160;», car ce villageappartint, au XIe siècle, à Baudoin de Môles, ainsi quela Chaise-Baudoin&|160;; mais nous voici à Doncières. – Mon Dieu,que de lieutenants vont essayer de monter, dit M. de Charlus, avecun effroi simulé. Je le dis pour vous, car moi cela ne me gêne pas,puisque je descends. – Vous entendez, docteur&|160;? dit Brichot.Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps. Etpourtant, ils sont dans leur rôle en se trouvant massés ici, carDoncières, c’est exactement Saint-Cyr, Dominus Cyriacus.Il y a beaucoup de noms de villes où sanctus etsancta sont remplacés par dominus et pardomina. Du reste, cette ville calme et militaire a parfoisde faux airs de Saint-Cyr, de Versailles, et même deFontainebleau.&|160;»

Pendant ces retours (comme à l’aller), je disais à Albertine dese vêtir, car je savais bien qu’à Amnancourt, à Doncières, àÉpreville, à Saint-Vast, nous aurions de courtes visites àrecevoir. Elles ne m’étaient d’ailleurs pas désagréables, que cefût, à Hermenonville (le domaine d’Herimund), celle de M. deChevrigny, profitant de ce qu’il était venu chercher des invitéspour me demander de venir le lendemain déjeuner à Montsurvent, ou,à Doncières, la brusque invasion d’un des charmants amis deSaint-Loup envoyé par lui (s’il n’était pas libre) pour metransmettre une invitation du capitaine de Borodino, du mess desofficiers au Coq Hardi, ou des sous-officiers au Faisan Doré.Saint-Loup venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’ilétait là, sans qu’on pût s’en apercevoir, je tenais Albertineprisonnière sous mon regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Unefois pourtant j’interrompis ma garde. Comme il y avait un longarrêt, Bloch, nous ayant salué, se sauva presque aussitôt pourrejoindre son père, lequel venait d’hériter de son oncle et, ayantloué un château qui s’appelait, la Commanderie, trouvait grandseigneur de ne circuler qu’en une chaise de poste, avec despostillons en livrée. Bloch me pria de l’accompagner jusqu’à lavoiture. «&|160;Mais hâte-toi, car ces quadrupèdes sontimpatients&|160;; viens, homme cher aux dieux, tu feras plaisir àmon père.&|160;» Mais je souffrais trop de laisser Albertine dansle train avec Saint-Loup, ils auraient pu, pendant que j’avais ledos tourné, se parler, aller dans un autre wagon, se sourire, setoucher&|160;; mon regard adhérent à Albertine ne pouvait sedétacher d’elle tant que Saint-Loup serait là. Or je vis très bienque Bloch, qui m’avait demandé comme un service d’aller direbonjour à son père, d’abord trouva peu gentil que je le luirefusasse quand rien ne m’en empêchait, les employés ayant prévenuque le train resterait encore au moins un quart d’heure en gare, etque presque tous les voyageurs, sans lesquels il ne repartiraitpas, étaient descendus&|160;; et ensuite ne douta pas que ce fûtparce que décidément – ma conduite en cette occasion lui était uneréponse décisive – j’étais snob. Car il n’ignorait pas le nom despersonnes avec qui je me trouvais. En effet, M. de Charlus m’avaitdit, quelque temps auparavant et sans se souvenir ou se soucier quecela eût jadis été fait pour se rapprocher de lui&|160;:«&|160;Mais présentez-moi donc votre ami, ce que vous faites est unmanque de respect pour moi&|160;», et il avait causé avec Bloch,qui avait paru lui plaire extrêmement au point qu’il l’avaitgratifié d’un «&|160;j’espère vous revoir&|160;». «&|160;Alorsc’est irrévocable, tu ne veux pas faire ces cent mètres pour direbonjour à mon père, à qui ça ferait tant de plaisir&|160;?&|160;»me dit Bloch. J’étais malheureux d’avoir l’air de manquer à labonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Blochcroyait que j’y manquais, et de sentir qu’il s’imaginait que jen’étais pas le même avec mes amis bourgeois quand il y avait desgens «&|160;nés&|160;». De ce jour il cessa de me témoigner la mêmeamitié, et, ce qui m’était plus pénible, n’eut plus pour moncaractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif quim’avait fait rester dans le wagon, il m’eût fallu lui dire quelquechose – à savoir que j’étais jaloux d’Albertine – qui m’eût étéencore plus douloureux que de le laisser croire que j’étaisstupidement mondain. C’est ainsi que, théoriquement, on trouvequ’on devrait toujours s’expliquer franchement, éviter lesmalentendus. Mais bien souvent la vie les combine de telle manièreque pour les dissiper, dans les rares circonstances où ce seraitpossible, il faudrait révéler ou bien – ce qui n’est pas le cas ici– quelque chose qui froisserait encore plus notre ami que le tortimaginaire qu’il nous impute, ou un secret dont la divulgation – etc’était ce qui venait de m’arriver – nous paraît pire encore que lemalentendu. Et d’ailleurs, même sans expliquer à Bloch, puisque jene le pouvais pas, la raison pour laquelle je ne l’avais pasaccompagné, si je l’avais prié de ne pas être froissé je n’auraisfait que redoubler ce froissement en montrant que je m’en étaisaperçu. Il n’y avait rien à faire qu’à s’incliner devant ce fatumqui avait voulu que la présence d’Albertine empêchât de lereconduire et qu’il pût croire que c’était au contraire celle degens brillants, laquelle, l’eussent-ils été cent fois plus,n’aurait eu pour effet que de me faire occuper exclusivement deBloch et réserver pour lui toute ma politesse. Il suffit, de lasorte, qu’accidentellement, absurdement, un incident (ici la miseen présence d’Albertine et de Saint-Loup) s’interpose entre deuxdestinées dont les lignes convergeaient l’une vers l’autre pourqu’elles soient déviées, s’écartent de plus en plus et ne serapprochent jamais. Et il y a des amitiés plus belles que celle deBloch pour moi, qui se sont trouvées détruites, sans que l’auteurinvolontaire de la brouille ait jamais pu expliquer au brouillé cequi sans doute eût guéri son amour-propre et ramené sa sympathiefuyante. Amitiés plus belles que celle de Bloch ne serait pas, dureste, beaucoup dire. Il avait tous les défauts qui me déplaisaientle plus. Ma tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, lesrendre tout à fait insupportables. Ainsi, dans ce simple moment oùje causai avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch medit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacunavait parlé de moi avec les plus grands éloges jusqu’au«&|160;déclin d’Hélios&|160;». «&|160;Bon, pensai-je, commeMme Bontemps croit Bloch un génie, le suffrageenthousiaste qu’il m’aura accordé fera plus que ce que tous lesautres ont pu dire, cela reviendra à Albertine. D’un jour à l’autreelle ne peut manquer d’apprendre, et cela m’étonne que sa tante nelui ait pas déjà redit, que je suis un homme«&|160;supérieur&|160;». «&|160;Oui, ajouta Bloch, tout le monde afait ton éloge. Moi seul j’ai gardé un silence aussi profond que sij’eusse absorbé, au lieu du repas, d’ailleurs médiocre, qu’on nousservait, des pavots, chers au bienheureux frère de Tanathos et deLéthé, le divin Hypnos, qui enveloppe de doux liens le corps et lalangue. Ce n’est pas que je t’admire moins que la bande de chiensavides avec lesquels on m’avait invité. Mais moi, je t’admire parceque je te comprends, et eux t’admirent sans te comprendre. Pourbien dire, je t’admire trop pour parler de toi ainsi au public,cela m’eût semblé une profanation de louer à haute voix ce que jeporte au plus profond de mon cœur. On eut beau me questionner à tonsujet, une Pudeur sacrée, fille du Kronion, me fit restermuet.&|160;» Je n’eus pas le mauvais goût de paraître mécontent,mais cette Pudeur-là me sembla apparentée – beaucoup plus qu’auKronion – à la pudeur qui empêche un critique qui vous admire deparler de vous parce que le temple secret où vous trônez seraitenvahi par la tourbe des lecteurs ignares et desjournalistes&|160;; à la pudeur de l’homme d’État qui ne vousdécore pas pour que vous ne soyez pas confondu au milieu de gensqui ne vous valent pas&|160;; à la pudeur de l’académicien qui nevote pas pour vous, afin de vous épargner la honte d’être lecollègue de X… qui n’a pas de talent&|160;; à la pudeur enfin, plusrespectable et plus criminelle pourtant, des fils qui nous prientde ne pas écrire sur leur père défunt qui fut plein de mérites,afin d’assurer le silence et le repos, d’empêcher qu’on entretiennela vie et qu’on crée de la gloire autour du pauvre mort, quipréférerait son nom prononcé par les bouches des hommes auxcouronnes, fort pieusement portées, d’ailleurs, sur sontombeau.

Si Bloch, tout en me désolant en ne pouvant comprendre la raisonqui m’empêchait d’aller saluer son père, m’avait exaspéré enm’avouant qu’il m’avait déconsidéré chez Mme Bontemps(je comprenais maintenant pourquoi Albertine ne m’avait jamais faitallusion à ce déjeuner et restait silencieuse quand je lui parlaisde l’affection de Bloch pour moi), le jeune Israélite avait produitsur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement.

Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement je ne pouvaisrester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux desavances qu’ils avaient pu lui faire (comme M. de Charlus), jetâchais de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de selier avec eux&|160;; mais de son côté le baron regrettait den’avoir pas vu davantage mon camarade. Selon son habitude, il segarda de le montrer. Il commença par me poser, sans en avoir l’air,quelques questions sur Bloch, mais d’un ton si nonchalant, avec unintérêt qui semblait tellement simulé, qu’on n’aurait pas cru qu’ilentendait les réponses. D’un air de détachement, sur une mélopéequi exprimait plus que l’indifférence, la distraction, et comme parsimple politesse pour moi&|160;: «&|160;Il a l’air intelligent, ila dit qu’il écrivait, a-t-il du talent&|160;?&|160;» Je dis à M. deCharlus qu’il avait été bien aimable de lui dire qu’il espérait lerevoir. Pas un mouvement ne révéla chez le baron qu’il eût entenduma phrase, et comme je la répétai quatre fois sans avoir deréponse, je finis par douter si je n’avais pas été le jouet d’unmirage acoustique quand j’avais cru entendre ce que M. de Charlusavait dit. «&|160;Il habite Balbec&|160;?&|160;» chantonna lebaron, d’un air si peu questionneur qu’il est fâcheux que la languefrançaise ne possède pas un signe autre que le pointd’interrogation pour terminer ces phrases apparemment si peuinterrogatives. Il est vrai que ce signe ne servirait guère pour M.de Charlus. «&|160;Non, ils ont loué près d’ici «&|160;laCommanderie&|160;». Ayant appris ce qu’il désirait, M. de Charlusfeignit de mépriser Bloch. «&|160;Quelle horreur&|160;!s’écria-t-il, en rendant à sa voix toute sa vigueur claironnante.Toutes les localités ou propriétés appelées «&|160;laCommanderie&|160;» ont été bâties ou possédées par les Chevaliersde l’Ordre de Malte (dont je suis), comme les lieux dits le Templeou la Cavalerie par les Templiers. J’habiterais la Commanderie querien ne serait plus naturel. Mais un Juif&|160;! Du reste, cela nem’étonne pas&|160;; cela tient à un curieux goût du sacrilège,particulier à cette race. Dès qu’un Juif a assez d’argent pouracheter un château, il en choisit toujours un qui s’appelle lePrieuré, l’Abbaye, le Monastère, la Maison-Dieu. J’ai eu affaire àun fonctionnaire juif, devinez où il résidait&|160;? àPont-l’Évêque. Mis en disgrâce, il se fit envoyer en Bretagne, àPont-l’Abbé. Quand on donne, dans la Semaine Sainte, ces indécentsspectacles qu’on appelle la Passion, la moitié de la salleest remplie de Juifs, exultant à la pensée qu’ils vont mettre uneseconde fois le Christ sur la Croix, au moins en effigie. Auconcert Lamoureux, j’avais pour voisin, un jour, un riche banquierjuif. On joua l’Enfance du Christ, de Berlioz, il étaitconsterné. Mais il retrouva bientôt l’expression de béatitude quilui est habituelle en entendant l’Enchantement duVendredi-Saint. Votre ami habite la Commanderie, lemalheureux&|160;! Quel sadisme&|160;! Vous m’indiquerez le chemin,ajouta-t-il en reprenant l’air d’indifférence, pour que j’aille unjour voir comment nos antiques domaines supportent une pareilleprofanation. C’est malheureux, car il est poli, il semble fin. Ilne lui manquerait plus que de demeurer à Paris, rue duTemple&|160;!&|160;» M. de Charlus avait l’air, par ces mots, devouloir seulement trouver à l’appui de sa théorie, un nouvelexemple&|160;; mais il me posait en réalité une question à deuxfins, dont la principale était de savoir l’adresse de Bloch.«&|160;En effet, fit remarquer Brichot, la rue du Temple s’appelaitrue de la Chevalerie-du-Temple. Et à ce propos, me permettez-vousune remarque, baron&|160;? dit l’universitaire. – Quoi&|160;?Qu’est-ce que c’est&|160;? dit sèchement M. de Charlus, que cetteobservation empêchait d’avoir son renseignement. – Non, rien,répondit Brichot intimidé. C’était à propos de l’étymologie deBalbec qu’on m’avait demandée. La rue du Temple s’appelaitautrefois la rue Barre-du-Bac, parce que l’Abbaye du Bac, enNormandie, avait là à Paris sa barre de justice.&|160;» M. deCharlus ne répondit rien et fit semblant de ne pas avoir entendu,ce qui était chez lui une des formes de l’insolence. «&|160;Oùvotre ami demeure-t-il à Paris&|160;? Comme les trois quarts desrues tirent leur nom d’une église ou d’une abbaye, il y a chancepour que le sacrilège continue. On ne peut pas empêcher des Juifsde demeurer boulevard de la Madeleine, faubourg Saint-Honoré ouplace Saint-Augustin. Tant qu’ils ne raffinent pas par perfidie, enélisant domicile place du Parvis-Notre-Dame, quai de l’Archevêché,rue Chanoinesse, ou rue de l’Ave-Maria, il faut leur tenir comptedes difficultés.&|160;» Nous ne pûmes renseigner M. de Charlus,l’adresse actuelle de Bloch nous étant inconnue. Mais je savais queles bureaux de son père étaient rue des Blancs-Manteaux.«&|160;Oh&|160;! quel comble de perversité, s’écria M. de Charlus,en paraissant trouver, dans son propre cri d’ironique indignation,une satisfaction profonde. Rue des Blancs-Manteaux, répéta-t-il enpressurant chaque syllabe et en riant. Quel sacrilège&|160;! Pensezque ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux desfrères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louisétablit là. Et la rue a toujours été à des ordres religieux. Laprofanation est d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la ruedes Blancs-Manteaux, il y a une rue, dont le nom m’échappe, et quiest tout entière concédée aux Juifs&|160;; il y a des caractèreshébreux sur les boutiques, des fabriques de pains azymes, desboucheries juives, c’est tout à fait la Judengasse de Paris. C’estlà que M. Bloch aurait dû demeurer. Naturellement, reprit-il sur unton assez emphatique et fier et pour tenir des propos esthétiques,donnant, par une réponse que lui adressait malgré lui son hérédité,un air de vieux mousquetaire Louis XIII à son visage redressé enarrière, je ne m’occupe de tout cela qu’au point de vue de l’art.La politique n’est pas de mon ressort et je ne peux pas condamneren bloc, puisque Bloch il y a, une nation qui compte Spinoza parmises enfants illustres. Et j’admire trop Rembrandt pour ne passavoir la beauté qu’on peut tirer de la fréquentation de lasynagogue. Mais enfin un ghetto est d’autant plus beau qu’il estplus homogène et plus complet. Soyez sûr, du reste, tant l’instinctpratique et la cupidité se mêlent chez ce peuple au sadisme, que laproximité de la rue hébraïque dont je vous parle, la commoditéd’avoir sous la main les boucheries d’Israël a fait choisir à votreami la rue des Blancs-Manteaux. Comme c’est curieux&|160;! C’est,du reste, par là que demeurait un étrange Juif qui avait faitbouillir des hosties, après quoi je pense qu’on le fit bouillirlui-même, ce qui est plus étrange encore puisque cela a l’air designifier que le corps d’un Juif peut valoir autant que le corps duBon Dieu. Peut-être pourrait-on arranger quelque chose avec votreami pour qu’il nous mène voir l’église des Blancs-Manteaux. Pensezque c’est là qu’on déposa le corps de Louis d’Orléans après sonassassinat par Jean sans Peur, lequel malheureusement ne nous a pasdélivrés des Orléans. Je suis, d’ailleurs, personnellement trèsbien avec mon cousin le duc de Chartres, mais enfin c’est une raced’usurpateurs, qui a fait assassiner Louis XVI, dépouiller CharlesX et Henri V. Ils ont, du reste, de qui tenir, ayant pour ancêtresMonsieur, qu’on appelait sans doute ainsi parce que c’était la plusétonnante des vieilles dames, et le Régent et le reste. Quellefamille&|160;!&|160;» Ce discours antijuif ou prohébreu – selonqu’on s’attachera à l’extérieur des phrases ou aux intentionsqu’elles recelaient – avait été comiquement coupé, pour moi, parune phrase que Morel me chuchota et qui avait désespéré M. deCharlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir del’impression que Bloch avait produite, me remerciait à l’oreille del’avoir «&|160;expédié&|160;», ajoutant cyniquement&|160;:«&|160;Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, ilvoudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin&|160;!&|160;»«&|160;On aurait pu profiter de cet arrêt, qui se prolonge, pourdemander quelques explications rituelles à votre ami. Est-ce quevous ne pourriez pas le rattraper&|160;? me demanda M. de Charlus,avec l’anxiété du doute. – Non, c’est impossible, il est parti envoiture et d’ailleurs fâché avec moi. – Merci, merci, me soufflaMorel. – La raison est absurde, on peut toujours rejoindre unevoiture, rien ne vous empêcherait de prendre une auto&|160;»,répondit M. de Charlus, en homme habitué à ce que tout pliât devantlui. Mais remarquant mon silence&|160;: «&|160;Quelle est cettevoiture plus ou moins imaginaire&|160;? me dit-il avec insolence etun dernier espoir. – C’est une chaise de poste ouverte et qui doitêtre déjà arrivée à la Commanderie.&|160;» Devant l’impossible, M.de Charlus se résigna et affecta de plaisanter. «&|160;Je comprendsqu’ils aient reculé devant le «&|160;coupé&|160;» superfétatoire.C’aurait été un recoupé.&|160;» Enfin on fut avisé que le trainrepartait et Saint-Loup nous quitta. Mais ce jour fut le seul où,en montant dans notre wagon, il me fit, à son insu, souffrir par lapensée que j’eus un instant de le laisser avec Albertine pouraccompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne me tortura pas.Car d’elle-même Albertine, pour m’éviter toute inquiétude, seplaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’ellen’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque troploin pour avoir même à lui tendre la main&|160;; détournant de luiles yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causerostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque desautres voyageurs, continuant ce jeu jusqu’à ce que Saint-Loup fûtparti. De la sorte, les visites qu’il nous faisait à Doncières neme causant aucune souffrance, même aucune gêne, ne mettaient pasune exception parmi les autres qui toutes m’étaient agréables enm’apportant en quelque sorte l’hommage et l’invitation de cetteterre. Déjà, dès la fin de l’été, dans notre trajet de Balbec àDouville, quand j’apercevais au loin cette station deSaint-Pierre-des-Ifs, où le soir, pendant un instant, la crête desfalaises scintillait toute rose, comme au soleil couchant la neiged’une montagne, elle ne me faisait plus penser, je ne dis pas mêmeà la tristesse que la vue de son étrange relèvement soudain m’avaitcausée le premier soir en me donnant si grande envie de reprendrele train pour Paris au lieu de continuer jusqu’à Balbec, auspectacle que, le matin, on pouvait avoir de là, m’avait ditElstir, à l’heure qui précède le soleil levé, où toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel se réfractent sur les rochers, et où tantde fois il avait réveillé le petit garçon qui, une année, lui avaitservi de modèle pour le peindre tout nu, sur le sable. Le nom deSaint-Pierre-des-Ifs m’annonçait seulement qu’allait apparaître unquinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui je pourraisparler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans lesbrumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui m’avaittant fait rêver autrefois, ce que je voyais comme si son grèsantique était devenu transparent, c’était la belle maison d’unoncle de M. de Cambremer et dans laquelle je savais qu’on seraittoujours content de me recueillir si je ne voulais pas dîner à laRaspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement lesnoms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début,mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystèreque l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encoredescendus d’un degré. Dans nos retours à Hermenonville, àSaint-Vast, à Harambouville, au moment où le train s’arrêtait, nousapercevions des ombres que nous ne reconnaissions pas d’abord etque Brichot, qui n’y voyait goutte, aurait peut-être pu prendredans la nuit pour les fantômes d’Hérimund, de Wiscar, etd’Herimbald. Mais elles approchaient du wagon. C’était simplementM. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, quireconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de safemme, venait me demander si je ne voulais pas qu’il«&|160;m’enlevât&|160;» pour me garder quelques jours à Féterne oùallaient se succéder une excellente musicienne qui me chanteraittout Gluck et un joueur d’échecs réputé avec qui je feraisd’excellentes parties qui ne feraient pas tort à celles de pêche etde yachting dans la baie, ni même aux dîners Verdurin, pourlesquels le marquis s’engageait sur l’honneur à me«&|160;prêter&|160;», en me faisant conduire et rechercher pourplus de facilité, et de sûreté aussi. «&|160;Mais je ne peux pascroire que ce soit bon pour vous d’aller si haut. Je sais que masœur ne pourrait pas le supporter. Elle reviendrait dans unétat&|160;! Elle n’est, du reste, pas très bien fichue en cemoment… Vraiment, vous avez eu une crise si forte&|160;! Demainvous ne pourrez pas vous tenir debout&|160;!&|160;» Et il setordait, non par méchanceté, mais pour la même raison qu’il nepouvait sans rire voir dans la rue un boiteux qui s’étalait, oucauser avec un sourd. «&|160;Et avant&|160;? Comment, vous n’enavez pas eu depuis quinze jours&|160;? Savez-vous que c’est trèsbeau. Vraiment vous devriez venir vous installer à Féterne, vouscauseriez de vos étouffements avec ma sœur.&|160;» À Incarvillec’était le marquis de Montpeyroux qui, n’ayant pas pu aller àFéterne, car il s’était absenté pour la chasse, était venu«&|160;au train&|160;», en bottes et le chapeau orné d’une plume defaisan, serrer la main des partants et à moi par la même occasion,en m’annonçant, pour le jour de la semaine qui ne me gênerait pas,la visite de son fils, qu’il me remerciait de recevoir et qu’ilserait très heureux que je fisse un peu lire&|160;; ou bien M. deCrécy, venu faire sa digestion, disait-il, fumant sa pipe,acceptant un ou même plusieurs cigares, et qui me disait&|160;:«&|160;Hé bien&|160;! vous ne me dites pas de jour pour notreprochaine réunion à la Lucullus&|160;? Nous n’avons rien à nousdire&|160;? permettez-moi de vous rappeler que nous avons laissé entrain la question des deux familles de Montgommery. Il faut quenous finissions cela. Je compte sur vous.&|160;» D’autres étaientvenus seulement acheter leurs journaux. Et aussi beaucoup faisaientla causette avec nous que j’ai toujours soupçonnés ne s’êtretrouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petitchâteau, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que deretrouver un moment des gens de connaissance. Un cadre de viemondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit cheminde fer. Lui-même semblait avoir conscience de ce rôle qui lui étaitdévolu, avait contracté quelque amabilité humaine&|160;; patient,d’un caractère docile, il attendait aussi longtemps qu’on voulaitles retardataires, et, même une fois parti, s’arrêtait pourrecueillir ceux qui lui faisaient signe&|160;; ils couraient alorsaprès lui en soufflant, en quoi ils lui ressemblaient, maisdifféraient de lui en ce qu’ils le rattrapaient à toute vitesse,alors que lui n’usait que d’une sage lenteur. Ainsi Hermenonville,Harambouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouchesgrandeurs de la conquête normande, non contents de s’êtreentièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avaisvus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières&|160;! Pourmoi, même après l’avoir connu et m’être éveillé de mon rêve,combien il était resté longtemps, dans ce nom, des ruesagréablement glaciales, des vitrines éclairées, des succulentesvolailles&|160;! Doncières&|160;! Maintenant ce n’était plus que lastation où montait Morel&|160;: Égleville (Aquilœvilla),celle où nous attendait généralement la princesse Sherbatoff&|160;;Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beautemps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie deprolonger encore un moment avec moi, n’ayant, par un raidillon,guère plus à marcher que si elle était descendue à Parville(Paterni villa). Non seulement je n’éprouvais plus lacrainte anxieuse d’isolement qui m’avait étreint le premier soir,mais je n’avais plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de mesentir dépaysé ou de me trouver seul sur cette terre productive nonseulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout lelong du parcours formaient une longue chaîne, interrompue commecelle des collines bleuâtres, cachées parfois dans l’anfractuositédu roc ou derrière les tilleuls de l’avenue, mais déléguant àchaque relais un aimable gentilhomme qui venait, d’une poignée demain cordiale, interrompre ma route, m’empêcher d’en sentir lalongueur, m’offrir au besoin de la continuer avec moi. Un autreserait à la gare suivante, si bien que le sifflet du petit tram nenous faisait quitter un ami que pour nous permettre d’en retrouverd’autres. Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin defer qui les côtoyait presque au pas d’une personne qui marche vite,la distance était si faible qu’au moment où, sur le quai, devant lasalle d’attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nousaurions presque pu croire qu’ils le faisaient du seuil de leurporte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voiedépartementale n’avait été qu’une rue de province et lagentilhommière isolée qu’un hôtel citadin&|160;; et même aux raresstations où je n’entendais le «&|160;bonsoir&|160;» de personne, lesilence avait une plénitude nourricière et calmante, parce que jele savais formé du sommeil d’amis couchés tôt dans le manoirproche, où mon arrivée eût été saluée avec joie si j’avais eu à lesréveiller pour leur demander quelque service d’hospitalité. Outreque l’habitude remplit tellement notre temps qu’il ne nous resteplus, au bout de quelques mois, un instant de libre dans une villeoù, à l’arrivée, la journée nous offrait la disponibilité de sesdouze heures, si une par hasard était devenue vacante, je n’auraisplus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquellej’étais jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint parElstir avec l’esquisse que j’en avais vue chez lui, mais à allerfaire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet,la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue cepays de Balbec de devenir pour moi un vrai pays deconnaissances&|160;; si sa répartition territoriale, sonensemencement extensif, tout le long de la côte, en culturesdiverses, donnaient forcément aux visites que je faisais à cesdifférents amis la forme du voyage, ils restreignaient aussi levoyage à n’avoir plus que l’agrément social d’une suite de visites.Les mêmes noms de lieux, si troublants pour moi jadis que le simpleAnnuaire des Châteaux, feuilleté au chapitre dudépartement de la Manche, me causait autant d’émotion quel’Indicateur des chemins de fer, m’étaient devenus si familiers quecet indicateur même, j’aurais pu le consulter, à la pageBalbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillitéqu’un dictionnaire d’adresses. Dans cette vallée trop sociale, auxflancs de laquelle je sentais accrochée, visible ou non, unecompagnie d’amis nombreux, le poétique cri du soir n’était pluscelui de la chouette ou de la grenouille, mais le «&|160;commentva&|160;?&|160;» de M. de Criquetot ou le «&|160;Kairé&|160;» deBrichot. L’atmosphère n’y éveillait plus d’angoisses et, chargéed’effluves purement humains, y était aisément respirable, tropcalmante même. Le bénéfice que j’en tirais, au moins, était de neplus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avecAlbertine m’apparaissait comme une folie.

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