Sodome et Gomorrhe

Chapitre 2

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Les mystères d’Albertine.—Les jeunes filles qu’elle voitdans la glace.—La dame inconnue.—Le liftier.—Madame deCambremer.—Les plaisirs de M. Nissim Bernard.—Première esquisse ducaractère étrange de Morel.—M. de Charlus dîne chez lesVerdurin.

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Dans ma crainte que le plaisir trouvé dans cette promenadesolitaire n’affaiblît en moi le souvenir de ma grand’mère, jecherchais à le raviver en pensant à telle grande souffrance moralequ’elle avait eue&|160;; à mon appel cette souffrance essayait dese construire dans mon cœur, elle y élançait ses piliersimmenses&|160;; mais mon cœur, sans doute, était trop petit pourelle, je n’avais la force de porter une douleur si grande, monattention se dérobait au moment où elle se reformait tout entière,et ses arches s’effondraient avant de s’être rejointes, comme avantd’avoir parfait leur voûte s’écroulent les vagues. Cependant, rienque par mes rêves quand j’étais endormi, j’aurais pu apprendre quemon chagrin de la mort de ma grand’mère diminuait, car elle yapparaissait moins opprimée par l’idée que je me faisais de sonnéant. Je la voyais toujours malade, mais en voie de se rétablir,je la trouvais mieux. Et si elle faisait allusion à ce qu’elleavait souffert, je lui fermais la bouche avec mes baisers et jel’assurais qu’elle était maintenant guérie pour toujours. J’auraisvoulu faire constater aux sceptiques que la mort est vraiment unemaladie dont on revient. Seulement je ne trouvais plus chez magrand’mère la riche spontanéité d’autrefois. Ses paroles n’étaientqu’une réponse affaiblie, docile, presque un simple écho de mesparoles&|160;; elle n’était plus que le reflet de ma proprepensée.

Incapable comme je l’étais encore d’éprouver à nouveau un désirphysique, Albertine recommençait cependant à m’inspirer comme undésir de bonheur. Certains rêves de tendresse partagée, toujoursflottants en nous, s’allient volontiers, par une sorte d’affinité,au souvenir (à condition que celui-ci soit déjà devenu un peuvague) d’une femme avec qui nous avons eu du plaisir. Ce sentimentme rappelait des aspects du visage d’Albertine, plus doux, moinsgais, assez différents de ceux que m’eût évoqués le désirphysique&|160;; et comme il était aussi moins pressant que nel’était ce dernier, j’en eusse volontiers ajourné la réalisation àl’hiver suivant sans chercher à revoir Albertine à Balbec avant sondépart. Mais, même au milieu d’un chagrin encore vif, le désirphysique renaît. De mon lit où on me faisait rester longtemps tousles jours à me reposer, je souhaitais qu’Albertine vînt recommencernos jeux d’autrefois. Ne voit-on pas, dans la chambre même où ilsont perdu un enfant, des époux, bientôt de nouveau entrelacés,donner un frère au petit mort&|160;? J’essayais de me distraire dece désir en allant jusqu’à la fenêtre regarder la mer de cejour-là. Comme la première année, les mers, d’un jour à l’autre,étaient rarement les mêmes. Mais d’ailleurs elles ne ressemblaientguère à celles de cette première année, soit parce que maintenantc’était le printemps avec ses orages, soit parce que, même sij’étais venu à la même date que la première fois, des tempsdifférents, plus changeants, auraient pu déconseiller cette côte àcertaines mers indolentes, vaporeuses et fragiles que j’avais vuespendant des jours ardents dormir sur la plage en soulevantimperceptiblement leur sein bleuâtre, d’une molle palpitation, soitsurtout parce que mes yeux, instruits par Elstir à retenirprécisément les éléments que j’écartais volontairement jadis,contemplaient longuement ce que la première année ils ne savaientpas voir. Cette opposition qui alors me frappait tant entre lespromenades agrestes que je faisais avec Mme deVilleparisis et ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique,de l’Océan éternel n’existait plus pour moi. Et certains jours lamer me semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-même.Les jours, assez rares, de vrai beau temps, la chaleur avait tracésur les eaux, comme à travers champs, une route poussiéreuse etblanche derrière laquelle la fine pointe d’un bateau de pêchedépassait comme un clocher villageois. Un remorqueur, dont on nevoyait que la cheminée, fumait au loin comme une usine écartée,tandis que seul à l’horizon un carré blanc et bombé, peint sansdoute par une voile, mais qui semblait compact et comme calcaire,faisait penser à l’angle ensoleillé de quelque bâtiment isolé,hôpital ou école. Et les nuages et le vent, les jours où il s’enajoutait au soleil, parachevaient sinon l’erreur du jugement, dumoins l’illusion du premier regard, la suggestion qu’il éveilledans l’imagination. Car l’alternance d’espaces de couleursnettement tranchées, comme celles qui résultent, dans la campagne,de la contiguïté de cultures différentes, les inégalités âpres,jaunes, et comme boueuses de la surface marine, les levées, lestalus qui dérobaient à la vue une barque où une équipe d’agilesmatelots semblait moissonner, tout cela, par les jours orageux,faisait de l’océan quelque chose d’aussi varié, d’aussi consistant,d’aussi accidenté, d’aussi populeux, d’aussi civilisé que la terrecarrossable sur laquelle j’allais autrefois et ne devais pas tarderà faire des promenades. Et une fois, ne pouvant plus résister à mondésir, au lieu de me recoucher, je m’habillai et partis chercherAlbertine à Incarville. Je lui demanderais de m’accompagner jusqu’àDouville où j’irais faire à Féterne une visite à Mme deCambremer, et à la Raspelière une visite à Mme Verdurin.Albertine m’attendrait pendant ce temps-là sur la plage et nousreviendrions ensemble dans la nuit. J’allai prendre le petit cheminde fer d’intérêt local dont j’avais, par Albertine et ses amies,appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l’appelaittantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours,le Tacot parce qu’il n’avançait pas, leTransatlantique à cause d’une effroyable sirène qu’ilpossédait pour que se garassent les passants, leDecauville et le Funi, bien que ce ne fûtnullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait sur la falaise,ni même à proprement parler un Decauville mais parce qu’il avaitune voie de 60, le B. A. G. parce qu’il allait de Balbec àGrallevast en passant par Angerville, le Tram et le T.S. N. parce qu’il faisait partie de la ligne des tramways duSud de la Normandie. Je m’installai dans un wagon où j’étaisseul&|160;; il faisait un soleil splendide, on étouffait&|160;; jebaissai le store bleu qui ne laissa passer qu’une raie de soleil.Mais aussitôt je vis ma grand’mère, telle qu’elle était assise dansle train à notre départ de Paris à Balbec, quand, dans lasouffrance de me voir prendre de la bière, elle avait préféré nepas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Moi quine pouvais supporter autrefois la souffrance qu’elle avait quandmon grand-père prenait du cognac, je lui avais infligé celle, nonpas même seulement de me voir prendre, sur l’invitation d’un autre,une boisson qu’elle croyait funeste pour moi, mais je l’avaisforcée à me laisser libre de m’en gorger à ma guise&|160;; bienplus, par mes colères, mes crises d’étouffement, je l’avais forcéeà m’y aider, à me le conseiller, dans une résignation suprême dontj’avais devant ma mémoire l’image muette, désespérée, aux yeux clospour ne pas voir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette,m’avait de nouveau rendu l’âme que j’étais en train de perdredepuis quelque temps&|160;; qu’est-ce que j’aurais pu faire deRosemonde quand mes lèvres tout entières étaient parcouruesseulement par le désir désespéré d’embrasser une morte&|160;?qu’aurais-je pu dire aux Cambremer et aux Verdurin quand mon cœurbattait si fort parce que s’y reformait à tout moment la douleurque ma grand’mère avait soufferte&|160;? Je ne pus rester dans cewagon. Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière,renonçant à mes projets, je descendis, je rejoignis la falaise etj’en suivis les chemins sinueux. Maineville avait acquis depuisquelque temps une importance considérable et une réputationparticulière, parce qu’un directeur de nombreux casinos, marchandde bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe demauvais goût capable de rivaliser avec celui d’un palace, unétablissement, sur lequel nous reviendrons, et qui était, à francparler, la première maison publique pour gens chics qu’on eût eul’idée de construire sur les côtes de France. C’était la seule.Chaque port a bien la sienne, mais bonne seulement pour les marinset pour les amateurs de pittoresque que cela amuse de voir, toutprès de l’église immémoriale, la patronne presque aussi vieille,vénérable et moussue, se tenir devant sa porte mal famée enattendant le retour des bateaux de pêche.

M’écartant de l’éblouissante maison de «&|160;plaisir&|160;»,insolemment dressée là malgré les protestations des famillesinutilement adressées au maire, je rejoignis la falaise et j’ensuivis les chemins sinueux dans la direction de Balbec. J’entendissans y répondre l’appel des aubépines. Voisines moins cossues desfleurs de pommiers, elles les trouvaient bien lourdes, tout enreconnaissant le teint frais qu’ont les filles, aux pétales rosés,de ces gros fabricants de cidre. Elles savaient que, moinsrichement dotées, on les recherchait cependant davantage et qu’illeur suffisait, pour plaire, d’une blancheur chiffonnée.

Quand je rentrai, le concierge de l’hôtel me remit une lettre dedeuil où faisaient part le marquis et la marquise de Gonneville, levicomte et la vicomtesse d’Amfreville, le comte et la comtesse deBerneville, le marquis et la marquise de Graincourt, le comted’Amenoncourt, la comtesse de Maineville, le comte et la comtessede Franquetot, la comtesse de Chaverny née d’Aigleville, et delaquelle je compris enfin pourquoi elle m’était envoyée quand jereconnus les noms de la marquise de Cambremer née du Mesnil LaGuichard, du marquis et de la marquise de Cambremer, et que je visque la morte, une cousine des Cambremer, s’appelaitÉléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot.Dans toute l’étendue de cette famille provinciale, dont ledénombrement remplissait des lignes fines et serrées, pas unbourgeois, et d’ailleurs pas un titre connu, mais tout le ban etl’arrière-ban des nobles de la région qui faisaient chanter leursnoms – ceux de tous les lieux intéressants du pays – aux joyeusesfinales en ville, en court, parfois plus sourdes(en tot). Habillés des tuiles de leur château ou du crépide leur église, la tête branlant dépassant à peine la voûte ou lecorps de logis, et seulement pour se coiffer du lanternon normandou des colombages du toit en poivrière, ils avaient l’air d’avoirsonné le rassemblement de tous les jolis villages échelonnés oudispersés à cinquante lieues à la ronde et de les avoir disposés enformation serrée, sans une lacune, sans un intrus, dans le damiercompact et rectangulaire de l’aristocratique lettre bordée denoir.

Ma mère était remontée dans sa chambre, méditant cette phrase deMme de Sévigné&|160;: «&|160;Je ne vois aucun de ceuxqui veulent me divertir de vous&|160;; en paroles couvertes c’estqu’ils veulent m’empêcher de penser à vous et celam’offense&|160;», parce que le premier président lui avait ditqu’elle devrait se distraire. À moi il chuchota&|160;: «&|160;C’estla princesse de Parme.&|160;» Ma peur se dissipa en voyant que lafemme que me montrait le magistrat n’avait aucun rapport avec SonAltesse Royale. Mais comme elle avait fait retenir une chambre pourpasser la nuit en revenant de chez Mme de Luxembourg, lanouvelle eut pour effet sur beaucoup de leur faire prendre toutenouvelle dame arrivée pour la princesse de Parme – et pour moi, deme faire monter m’enfermer dans mon grenier.

Je n’aurais pas voulu y rester seul. Il était à peine quatreheures. Je demandai à Françoise d’aller chercher Albertine pourqu’elle vînt passer la fin de l’après-midi avec moi.

Je crois que je mentirais en disant que commença déjà ladouloureuse et perpétuelle méfiance que devait m’inspirerAlbertine, à plus forte raison le caractère particulier, surtoutgomorrhéen, que devait revêtir cette méfiance. Certes, dès cejour-là – mais ce n’était pas le premier – mon attente fut un peuanxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps que jecommençai à désespérer. Je n’avais pas allumé de lampe. Il nefaisait plus guère jour. Le vent faisait claquer le drapeau duCasino. Et, plus débile encore dans le silence de la grève, surlaquelle la mer montait, et comme une voix qui aurait traduit etaccru le vague énervant de cette heure inquiète et fausse, un petitorgue de Barbarie arrêté devant l’hôtel jouait des valsesviennoises. Enfin Françoise arriva, mais seule. «&|160;Je suis étéaussi vite que j’ai pu mais elle ne voulait pas venir à causequ’elle ne se trouvait pas assez coiffée. Si elle n’est pas restéeune heure d’horloge à se pommader, elle n’est pas restée cinqminutes. Ça va être une vraie parfumerie ici. Elle vient, elle estrestée en arrière pour s’arranger devant la glace. Je croyais latrouver là.&|160;» Le temps fut long encore avant qu’Albertinearrivât. Mais la gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette foisdissipèrent ma tristesse. Elle m’annonça (contrairement à cequ’elle avait dit l’autre jour) qu’elle resterait la saisonentière, et me demanda si nous ne pourrions pas, comme la premièreannée, nous voir tous les jours. Je lui dis qu’en ce moment j’étaistrop triste et que je la ferais plutôt chercher de temps en temps,au dernier moment, comme à Paris. «&|160;Si jamais vous vous sentezde la peine ou que le cœur vous en dise, n’hésitez pas, medit-elle, faites-moi chercher, je viendrai en vitesse, et si vousne craignez pas que cela fasse scandale dans l’hôtel, je resteraiaussi longtemps que vous voudrez.&|160;» Françoise avait, en laramenant, eu l’air heureuse comme chaque fois qu’elle avait prisune peine pour moi et avait réussi à me faire plaisir. MaisAlbertine elle-même n’était pour rien dans cette joie et, dès lelendemain, Françoise devait me dire ces paroles profondes&|160;:«&|160;Monsieur ne devrait pas voir cette demoiselle. Je vois bienle genre de caractère qu’elle a, elle vous fera deschagrins.&|160;» En reconduisant Albertine, je vis, par la salle àmanger éclairée, la princesse de Parme. Je ne fis que la regarderen m’arrangeant à n’être pas vu. Mais j’avoue que je trouvai unecertaine grandeur dans la royale politesse qui m’avait fait sourirechez les Guermantes. C’est un principe que les souverains sontpartout chez eux, et le protocole le traduit en usages morts etsans valeur, comme celui qui veut que le maître de la maison tienneà la main son chapeau, dans sa propre demeure, pour montrer qu’iln’est plus chez lui mais chez le Prince. Or cette idée, laprincesse de Parme ne se la formulait peut-être pas, mais elle enétait tellement imbue que tous ses actes, spontanément inventéspour les circonstances, la traduisaient. Quand elle se leva detable elle remit un gros pourboire à Aimé comme s’il avait été làuniquement pour elle et si elle récompensait, en quittant unchâteau, un maître d’hôtel affecté à son service. Elle ne secontenta d’ailleurs pas du pourboire, mais avec un gracieux sourirelui adressa quelques paroles aimables et flatteuses, dont sa mèrel’avait munie. Un peu plus, elle lui aurait dit qu’autant l’hôtelétait bien tenu, autant était florissante la Normandie, et qu’àtous les pays du monde elle préférait la France. Une autre pièceglissa des mains de la princesse pour le sommelier qu’elle avaitfait appeler et à qui elle tint à exprimer sa satisfaction comme ungénéral qui vient de passer une revue. Le lift était, à ce moment,venu lui donner une réponse&|160;; il eut aussi un mot, un sourireet un pourboire, tout cela mêlé de paroles encourageantes ethumbles destinées à leur prouver qu’elle n’était pas plus que l’und’eux. Comme Aimé, le sommelier, le lift et les autres crurentqu’il serait impoli de ne pas sourire jusqu’aux oreilles à unepersonne qui leur souriait, elle fut bientôt entourée d’un groupede domestiques avec qui elle causa bienveillamment&|160;; cesfaçons étant inaccoutumées dans les palaces, les personnes quipassaient sur la place, ignorant son nom, crurent qu’ils voyaientune habituée de Balbec, qui, à cause d’une extraction médiocre oudans un intérêt professionnel (c’était peut-être la femme d’unplacier en Champagne), était moins différente de la domesticité queles clients vraiment chics. Pour moi je pensai au palais de Parme,aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cetteprincesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dûse le concilier pour régner un jour, bien plus, comme si ellerégnait déjà.

Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul.J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann.Certes il arrive que les gens, même ceux que nous aimons le mieux,se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Ily a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspéreroù n’atteindra jamais une personne&|160;: c’est un piano.

Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devaits’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et m’avaitfait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais besoin d’elle unde ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela fit que,pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent toutnaturellement autour d’elle des liens de fleurs. J’ose avouer quebeaucoup de ses amies – je ne l’aimais pas encore – me donnèrent,sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunescamarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Maisdernièrement j’y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptaique, dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêlesfaveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J’eus alorscomme une cruauté enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, jesongeais que j’avais oublié la première, Albertine qui n’était pluset qui fit la quatorzième.

J’avais, pour reprendre le fil du récit, inscrit les noms et lesadresses des jeunes filles chez qui je la trouverais tel jour oùelle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là j’avais penséque je profiterais plutôt pour aller chez Mme Verdurin.D’ailleurs nos désirs pour différentes femmes n’ont pas toujours lamême force. Tel soir nous ne pouvons nous passer d’une qui, aprèscela, pendant un mois ou deux, ne nous troublera guère. Et puis lescauses d’alternance, que ce n’est pas le lieu d’étudier ici, aprèsles grandes fatigues charnelles, font que la femme dont l’imagehante notre sénilité momentanée est une femme qu’on ne feraitpresque que baiser sur le front. Quant à Albertine, je la voyaisrarement, et seulement les soirs, fort espacés, où je ne pouvais mepasser d’elle. Si un tel désir me saisissait quand elle était troploin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque-là, j’envoyaisle lift à Egreville, à la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandantde terminer son travail un peu plus tôt. Il entrait dans machambre, mais en laissait la porte ouverte car, bien qu’il fît avecconscience son «&|160;boulot&|160;», lequel était fort dur,consistant, dès cinq heures du matin, en nombreux nettoyages, il nepouvait se résoudre à l’effort de fermer une porte et, si on luifaisait remarquer qu’elle était ouverte, il revenait en arrière et,aboutissant à son maximum d’effort, la poussait légèrement. Avecl’orgueil démocratique qui le caractérisait et auquel n’atteignentpas dans les carrières libérales les membres de professions un peunombreuses, avocats, médecins, hommes de lettres appelant seulementun autre avocat, homme de lettres ou médecin&|160;: «&|160;Monconfrère&|160;», lui, usant avec raison d’un terme réservé auxcorps restreints, comme les académies par exemple, il me disait, enparlant d’un chasseur qui était lift un jour sur deux&|160;:«&|160;Je vais voir à me faire remplacer par moncollègue.&|160;» Cet orgueil ne l’empêchait pas, dans lebut d’améliorer ce qu’il appelait son traitement,d’accepter pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient faitprendre en horreur à Françoise&|160;: «&|160;Oui, la première foisqu’on le voit on lui donnerait le bon Dieu sans confession, mais ily a des jours où il est poli comme une porte de prison. Tout çac’est des tire-sous.&|160;» Cette catégorie où elle avait sisouvent fait figurer Eulalie et où, hélas, pour tous les malheursque cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parcequ’elle me voyait souvent demander à maman, pour mon amie peufortunée, de menus objets, des colifichets, ce que Françoisetrouvait inexcusable, parce que Mme Bontemps n’avaitqu’une bonne à tout faire. Bien vite, le lift, ayant retiré ce quej’eusse appelé sa livrée et ce qu’il nommait sa tunique,apparaissait en chapeau de paille, avec une canne, soignant sadémarche et le corps redressé, car sa mère lui avait recommandé dene jamais prendre le genre «&|160;ouvrier&|160;» ou«&|160;chasseur&|160;». De même que, grâce aux livres, la sciencel’est à un ouvrier qui n’est plus ouvrier quand il a fini sontravail, de même, grâce au canotier et à la paire de gants,l’élégance devenait accessible au lift qui, ayant cessé, pour lasoirée, de faire monter les clients, se croyait, comme un jeunechirurgien qui a retiré sa blouse, ou le maréchal des logisSaint-Loup sans uniforme, devenu un parfait homme du monde. Iln’était pas d’ailleurs sans ambition, ni talent non plus pourmanipuler sa cage et ne pas vous arrêter entre deux étages. Maisson langage était défectueux. Je croyais à son ambition parce qu’ildisait en parlant du concierge, duquel il dépendait&|160;:«&|160;Mon concierge&|160;», sur le même ton qu’un homme possédantà Paris ce que le chasseur eût appelé «&|160;un hôtelparticulier&|160;» eût parlé de son portier. Quant au langage duliftier, il est curieux que quelqu’un qui entendait cinquante foispar jour un client appeler&|160;: «&|160;Ascenseur&|160;», ne dîtjamais lui-même qu’«&|160;accenseur&|160;». Certaines chosesétaient extrêmement agaçantes chez ce liftier&|160;: quoi que jelui eusse dit il m’interrompait par une locution «&|160;Vouspensez&|160;!&|160;» ou «&|160;Pensez&|160;!&|160;» qui semblaitsignifier ou bien que ma remarque était d’une telle évidence quetout le monde l’eût trouvée, ou bien reporter sur lui le méritecomme si c’était lui qui attirait mon attention là-dessus.«&|160;Vous pensez&|160;!&|160;» ou «&|160;Pensez&|160;!&|160;»,exclamé avec la plus grande énergie, revenait toutes les deuxminutes dans sa bouche, pour des choses dont il ne se fût jamaisavisé, ce qui m’irritait tant que je me mettais aussitôt à dire lecontraire pour lui montrer qu’il n’y comprenait rien. Mais à maseconde assertion, bien qu’elle fût inconciliable avec la première,il ne répondait pas moins&|160;: «&|160;Vous pensez&|160;!&|160;»,comme si ces mots étaient inévitables. Je lui pardonnaisdifficilement aussi qu’il employât certains termes de son métier,et qui eussent, à cause de cela, été parfaitement convenables aupropre, seulement dans le sens figuré, ce qui leur donnait uneintention spirituelle assez bébête, par exemple le verbe pédaler.Jamais il n’en usait quand il avait fait une course à bicyclette.Mais si, à pied, il s’était dépêché pour être à l’heure, poursignifier qu’il avait marché vite il disait&|160;: «&|160;Vouspensez si on a pédalé&|160;!&|160;» Le liftier était plutôt petit,mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque fois qu’onlui parlait d’un jeune homme de taille haute, élancée et fine, ildisait&|160;: «&|160;Ah&|160;! oui, je sais, un qui est juste de magrandeur.&|160;» Et un jour que j’attendais une réponse de lui,comme on avait monté l’escalier, au bruit des pas j’avais parimpatience ouvert la porte de ma chambre et j’avais vu un chasseurbeau comme Endymion, les traits incroyablement parfaits, qui venaitpour une dame que je ne connaissais pas. Quand le liftier étaitrentré, en lui disant avec quelle impatience j’avais attendu saréponse, je lui avais raconté que j’avais cru qu’il montait maisque c’était un chasseur de l’hôtel de Normandie. «&|160;Ah&|160;!oui, je sais lequel, me dit-il, il n’y en a qu’un, un garçon de mataille. Comme figure aussi il me ressemble tellement qu’on pourraitnous prendre l’un pour l’autre, on dirait tout à fait monfrangin.&|160;» Enfin il voulait paraître avoir tout compris dès lapremière seconde, ce qui faisait que, dès qu’on lui recommandaitquelque chose, il disait&|160;: «&|160;Oui, oui, oui, oui, oui, jecomprends très bien&|160;», avec une netteté et un ton intelligentqui me firent quelque temps illusion&|160;; mais les personnes, aufur et à mesure qu’on les connaît, sont comme un métal plongé dansun mélange altérant, et on les voit peu à peu perdre leurs qualités(comme parfois leurs défauts). Avant de lui faire mesrecommandations, je vis qu’il avait laissé la porte ouverte&|160;;je le lui fis remarquer, j’avais peur qu’on ne nous entendît&|160;;il condescendit à mon désir et revint ayant diminué l’ouverture.«&|160;C’est pour vous faire plaisir. Mais il n’y a plus personne àl’étage que nous deux.&|160;» Aussitôt j’entendis passer une, puisdeux, puis trois personnes. Cela m’agaçait à cause del’indiscrétion possible, mais surtout parce que je voyais que celane l’étonnait nullement et que c’était un va-et-vient normal.«&|160;Oui, c’est la femme de chambre d’à côté qui va chercher sesaffaires. Oh&|160;! c’est sans importance, c’est le sommelier quiremonte ses clefs. Non, non, ce n’est rien, vous pouvez parler,c’est mon collègue qui va prendre son service.&|160;» Et comme lesraisons que tous les gens avaient de passer ne diminuaient pas monennui qu’ils pussent m’entendre, sur mon ordre formel, il alla, nonpas fermer la porte, ce qui était au-dessus des forces de cecycliste qui désirait une «&|160;moto&|160;», mais la pousser unpeu plus. «&|160;Comme ça nous sommes bien tranquilles.&|160;» Nousl’étions tellement qu’une Américaine entra et se retira ens’excusant de s’être trompée de chambre. «&|160;Vous allez meramener cette jeune fille, lui dis-je, après avoir fait claquermoi-même la porte de toutes mes forces (ce qui amena un autrechasseur s’assurer qu’il n’y avait pas de fenêtre ouverte). Vousvous rappelez bien&|160;: Mlle Albertine Simonet. Dureste, c’est sur l’enveloppe. Vous n’avez qu’à lui dire que celavient de moi. Elle viendra très volontiers, ajoutai-je pourl’encourager et ne pas trop m’humilier. – Vous pensez&|160;! – Maisnon, au contraire, ce n’est pas du tout naturel qu’elle viennevolontiers. C’est très incommode de venir de Berneville ici. – Jecomprends&|160;! – Vous lui direz de venir avec vous. – Oui, oui,oui, oui, je comprends très bien, répondait-il de ce ton précis etfin qui depuis longtemps avait cessé de me faire «&|160;bonneimpression&|160;» parce que je savais qu’il était presque mécaniqueet recouvrait sous sa netteté apparente beaucoup de vague et debêtise. – À quelle heure serez-vous revenu&|160;? – J’ai pas pourbien longtemps, disait le lift qui, poussant à l’extrême la règleédictée par Bélise d’éviter la récidive du pas avec lene, se contentait toujours d’une seule négative. Je peuxtrès bien y aller. Justement les sorties ont été supprimées cetantôt parce qu’il y avait un salon de 20 couverts pour ledéjeuner. Et c’était mon tour de sortir le tantôt. C’est bien justesi je sors un peu ce soir. Je prends n’avec moi mon vélo. Commecela je ferai vite.&|160;» Et une heure après il arrivait en medisant&|160;: «&|160;Monsieur a bien attendu, mais cette demoisellevient n’avec moi. Elle est en bas. – Ah&|160;! merci, le conciergene sera pas fâché contre moi&|160;? – Monsieur Paul&|160;? Il saitseulement pas où je suis été. Même le chef de la porte n’a rien àdire.&|160;» Mais une fois où je lui avais dit&|160;: «&|160;Ilfaut absolument que vous la rameniez&|160;», il me dit ensouriant&|160;: «&|160;Vous savez que je ne l’ai pas trouvée. Ellen’est pas là. Et j’ai pas pu rester plus longtemps&|160;; j’avaispeur d’être comme mon collègue qui a été envoyé de l’hôtel (car lelift qui disait rentrer pour une profession où on entre pour lapremière fois, «&|160;je voudrais bien rentrer dans lespostes&|160;», pour compensation, ou pour adoucir la chose s’ils’était agi de lui, ou l’insinuer plus doucereusement etperfidement s’il s’agissait d’un autre supprimait l’r etdisait&|160;: «&|160;Je sais qu’il a été envoyé&|160;»). Ce n’étaitpas par méchanceté qu’il souriait, mais à cause de sa timidité. Ilcroyait diminuer l’importance de sa faute en la prenant enplaisanterie. De même s’il m’avait dit&|160;: «&|160;Voussavez que je ne l’ai pas trouvée&|160;», ce n’est pas qu’ilcrût qu’en effet je le susse déjà. Au contraire il ne doutait pasque je l’ignorasse, et surtout il s’en effrayait. Aussi disait-il«&|160;vous le savez&|160;» pour s’éviter à lui-même les affresqu’il traverserait en prononçant les phrases destinées à mel’apprendre. On ne devrait jamais se mettre en colère contre ceuxqui, pris en faute par nous, se mettent à ricaner. Ils le font nonparce qu’ils se moquent, mais tremblent que nous puissions êtremécontents. Témoignons une grande pitié, montrons une grandedouceur à ceux qui rient. Pareil à une véritable attaque, letrouble du lift avait amené chez lui non seulement une rougeurapoplectique mais une altération du langage, devenu soudainfamilier. Il finit par m’expliquer qu’Albertine n’était pas àEgreville, qu’elle devait revenir seulement à 9 heures et que, sides fois, ce qui voulait dire par hasard, elle rentrait plus tôt,on lui ferait la commission, et qu’elle serait en tout cas chez moiavant une heure du matin.

Ce ne fut pas ce soir-là encore, d’ailleurs, que commença àprendre consistance ma cruelle méfiance. Non, pour le dire tout desuite, et bien que le fait ait eu lieu seulement quelques semainesaprès, elle naquit d’une remarque de Cottard. Albertine et sesamies avaient voulu ce jour-là m’entraîner au casino d’Incarvilleet, pour ma chance, je ne les y eusse pas rejointes (voulant allerfaire une visite à Mme Verdurin qui m’avait invitéplusieurs fois), si je n’eusse été arrêté à Incarville même par unepanne de tram qui allait demander un certain temps de réparation.Marchant de long en large en attendant qu’elle fût finie, je metrouvai tout à coup face à face avec le docteur Cottard venu àIncarville en consultation. J’hésitai presque à lui dire bonjourcomme il n’avait répondu à aucune de mes lettres. Mais l’amabiliténe se manifeste pas chez tout le monde de la même façon. N’ayantpas été astreint par l’éducation aux mêmes règles fixes desavoir-vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnesintentions qu’on ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avaitl’occasion de les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu meslettres, avait signalé ma présence aux Verdurin, qui avaient grandeenvie de me voir et chez qui il me conseillait d’aller. Il voulaitmême m’y emmener le soir même, car il allait reprendre le petitchemin de fer d’intérêt local pour y aller dîner. Comme j’hésitaiset qu’il avait encore un peu de temps pour son train, la pannedevant être assez longue, je le fis entrer dans le petit Casino, unde ceux qui m’avaient paru si tristes le soir de ma premièrearrivée, maintenant plein du tumulte des jeunes filles qui, fautede cavaliers, dansaient ensemble. Andrée vint à moi en faisant desglissades, je comptais repartir dans un instant avec Cottard chezles Verdurin, quand je refusai définitivement son offre, pris d’undésir trop vif de rester avec Albertine. C’est que je venais del’entendre rire. Et ce rire évoquait aussi les roses carnations,les parois parfumées contre lesquelles il semblait qu’il vînt de sefrotter et dont, âcre, sensuel et révélateur comme une odeur degéranium, il semblait transporter avec lui quelques particulespresque pondérables, irritantes et secrètes.

Une des jeunes filles que je ne connaissais pas se mit au piano,et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux, dans cepetit Casino, de penser que j’allais rester avec ces jeunes filles,je fis remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, dupoint de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation quine tenait pas compte de ce que je connaissais ces jeunes filles, àqui il avait pourtant dû me voir dire bonjour, me répondit&|160;:«&|160;Oui, mais les parents sont bien imprudents qui laissentleurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne permettraiscertainement pas aux miennes de venir ici. Sont-elles jolies aumoins&|160;? Je ne distingue pas leurs traits. Tenez, regardez,ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaientlentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon etje ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de lajouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seinsque les femmes l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchentcomplètement.&|160;» En effet, le contact n’avait pas cessé entreceux d’Andrée et ceux d’Albertine. Je ne sais si elles entendirentou devinèrent la réflexion de Cottard, mais elles se détachèrentlégèrement l’une de l’autre tout en continuant à valser. Andrée dità ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rirepénétrant et profond que j’avais entendu tout à l’heure. Mais letrouble qu’il m’apporta cette fois ne me fut plus que cruel&|160;;Albertine avait l’air d’y montrer, de faire constater à Andréequelque frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme lespremiers ou les derniers accords d’une fête inconnue. Je repartisavec Cottard, distrait en causant avec lui, ne pensant que parinstants à la scène que je venais de voir. Ce n’était pas que laconversation de Cottard fût intéressante. Elle était même en cemoment devenue aigre car nous venions d’apercevoir le docteur duBoulbon, qui ne nous vit pas. Il était venu passer quelque temps del’autre côté de la baie de Balbec, où on le consultait beaucoup.Or, quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne faisait pasde médecine en vacances, il avait espéré se faire, sur cette côte,une clientèle de choix, à quoi du Boulbon se trouvait mettreobstacle. Certes le médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard.C’était seulement un médecin très consciencieux, qui savait tout età qui on ne pouvait parler de la moindre démangeaison sans qu’ilvous indiquât aussitôt, dans une formule complexe, la pommade,lotion ou liniment qui convenait. Comme disait Marie Gineste dansson joli langage, il savait «&|160;charmer&|160;» les blessures etles plaies. Mais il n’avait pas d’illustration. Il avait bien causéun petit ennui à Cottard. Celui-ci, depuis qu’il voulait troquer sachaire contre celle de thérapeutique, s’était fait une spécialitédes intoxications. Les intoxications, périlleuse innovation de lamédecine, servant à renouveler les étiquettes des pharmaciens donttout produit est déclaré nullement toxique, au rebours des droguessimilaires, et même désintoxiquant. C’est la réclame à lamode&|160;; à peine s’il survit en bas, en lettres illisibles,comme une faible trace d’une mode précédente, l’assurance que leproduit a été soigneusement antiseptisé. Les intoxications serventaussi à rassurer le malade, qui apprend avec joie que sa paralysien’est qu’un malaise toxique. Or un grand-duc étant venu passerquelques jours à Balbec et ayant un œil extrêmement enflé avaitfait venir Cottard lequel, en échange de quelques billets de centfrancs (le professeur ne se dérangeait pas à moins), avait imputécomme cause à l’inflammation un état toxique et prescrit un régimedésintoxiquant. L’œil ne désenflant pas, le grand-duc se rabattitsur le médecin ordinaire de Balbec, lequel en cinq minutes retiraun grain de poussière. Le lendemain il n’y paraissait plus. Unrival plus dangereux pourtant était une célébrité des maladiesnerveuses. C’était un homme rouge, jovial, à la fois parce que lafréquentation de la déchéance nerveuse ne l’empêchait pas d’êtretrès bien portant, et aussi pour rassurer ses malades par le grosrire de son bonjour et de son au revoir, quitte à aider de ses brasd’athlète à leur passer plus tard la camisole de force. Néanmoins,dès qu’on causait avec lui dans le monde, fût-ce de politique ou delittérature, il vous écoutait avec une bienveillance attentive,d’un air de dire&|160;: «&|160;De quoi s’agit-il&|160;?&|160;»,sans se prononcer tout de suite comme s’il s’était agi d’uneconsultation. Mais enfin celui-là, quelque talent qu’il eût, étaitun spécialiste. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportéesur du Boulbon. Je quittai du reste bientôt, pour rentrer, leprofesseur ami des Verdurin, en lui promettant d’aller lesvoir.

Le mal que m’avaient fait ses paroles concernant Albertine etAndrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent passenties par moi immédiatement, comme il arrive pour cesempoisonnements qui n’agissent qu’au bout d’un certain temps.

Albertine, le soir où le lift était allé la chercher, ne vintpas, malgré les assurances de celui-ci. Certes les charmes d’unepersonne sont une cause moins fréquente d’amour qu’une phrase dugenre de celle-ci&|160;: «&|160;Non, ce soir je ne serai paslibre.&|160;» On ne fait guère attention à cette phrase si on estavec des amis&|160;; on est gai toute la soirée, on ne s’occupe pasd’une certaine image&|160;; pendant ce temps-là elle baigne dans lemélange nécessaire&|160;; en rentrant on trouve le cliché, qui estdéveloppé et parfaitement net. On s’aperçoit que la vie n’est plusla vie qu’on aurait quittée pour un rien la veille, parce que, sion continue à ne pas craindre la mort, on n’ose plus penser à laséparation.

Du reste, à partir, non d’une heure du matin (heure que leliftier avait fixée), mais de trois heures, je n’eus plus commeautrefois la souffrance de sentir diminuer mes chances qu’elleapparût. La certitude qu’elle ne viendrait plus m’apporta un calmecomplet, une fraîcheur&|160;; cette nuit était tout simplement unenuit comme tant d’autres où je ne la voyais pas, c’est de cetteidée que je partais. Et dès lors la pensée que je la verrais lelendemain ou d’autres jours, se détachant sur ce néant accepté,devenait douce. Quelquefois, dans ces soirées d’attente, l’angoisseest due à un médicament qu’on a pris. Faussement interprété parcelui qui souffre, il croit être anxieux à cause de celle qui nevient pas. L’amour naît dans ce cas comme certaines maladiesnerveuses de l’explication inexacte d’un malaise pénible.Explication qu’il n’est pas utile de rectifier, du moins en ce quiconcerne l’amour, sentiment qui (quelle qu’en soit la cause) esttoujours erroné.

Le lendemain, quand Albertine m’écrivit qu’elle venait seulementde rentrer à Egreville, n’avait donc pas eu mon mot à temps, etviendrait, si je le permettais, me voir le soir, derrière les motsde sa lettre comme derrière ceux qu’elle m’avait dits une fois autéléphone, je crus sentir la présence de plaisirs, d’êtres, qu’ellem’avait préférés. Encore une fois je fus agité tout entier par lacuriosité douloureuse de savoir ce qu’elle avait pu faire, parl’amour latent qu’on porte toujours en soi&|160;; je pus croire unmoment qu’il allait m’attacher à Albertine, mais il se contenta defrémir sur place et ses dernières rumeurs s’éteignirent sans qu’ilse fût mis en marche.

J’avais mal compris, dans mon premier séjour à Balbec – etpeut-être bien Andrée avait fait comme moi – le caractèred’Albertine. J’avais cru que c’était frivolité, mais ne savais sitoutes nos supplications ne réussiraient pas à la retenir et luifaire manquer une garden-party, une promenade à ânes, unpique-nique. Dans mon second séjour à Balbec, je soupçonnai quecette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’unparavent, sinon une invention. Il se passait sous des formesdiverses la chose suivante (j’entends la chose vue par moi, de moncôté du verre, qui n’était nullement transparent, et sans que jepuisse savoir ce qu’il y avait de vrai de l’autre côté). Albertineme faisait les protestations de tendresse les plus passionnées.Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire une visiteà une dame qui recevait, paraît-il, tous les jours à cinq heures, àInfreville. Tourmenté d’un soupçon et me sentant d’ailleurssouffrant, je demandais à Albertine, je la suppliais de rester avecmoi. C’était impossible (et même elle n’avait plus que cinq minutesà rester) parce que cela fâcherait cette dame, peu hospitalière etsusceptible, et, disait Albertine, assommante. «&|160;Mais on peutbien manquer une visite. – Non, ma tante m’a appris qu’il fallaitêtre polie avant tout. – Mais je vous ai vue si souvent êtreimpolie. – Là, ce n’est pas la même chose, cette dame m’en voudraitet me ferait des histoires avec ma tante. Je ne suis déjà pas sibien que cela avec elle. Elle tient à ce que je sois allée une foisla voir. – Mais puisqu’elle reçoit tous les jours.&|160;» Là,Albertine sentant qu’elle s’était «&|160;coupée&|160;», modifiaitla raison. «&|160;Bien entendu elle reçoit tous les jours. Maisaujourd’hui j’ai donné rendez-vous chez elle à des amies. Commecela on s’ennuiera moins. – Alors, Albertine, vous préférez la dameet vos amies à moi, puisque, pour ne pas risquer de faire unevisite un peu ennuyeuse, vous préférez de me laisser seul, maladeet désolé&|160;? – Cela me serait bien égal que la visite fûtennuyeuse. Mais c’est par dévouement pour elles. Je les ramèneraidans ma carriole. Sans cela elles n’auraient plus aucun moyen detransport.&|160;» Je faisais remarquer à Albertine qu’il y avaitdes trains jusqu’à 10 heures du soir, d’Infreville. «&|160;C’estvrai, mais, vous savez, il est possible qu’on nous demande derester à dîner. Elle est très hospitalière. – Hé bien, vousrefuserez. – Je fâcherais encore ma tante. – Du reste, vous pouvezdîner et prendre le train de 10 heures. – C’est un peu juste. –Alors je ne peux jamais aller dîner en ville et revenir par letrain. Mais tenez, Albertine, nous allons faire une chose biensimple&|160;: je sens que l’air me fera du bien&|160;; puisque vousne pouvez lâcher la dame, je vais vous accompagner jusqu’àInfreville. Ne craignez rien, je n’irai pas jusqu’à la tourÉlisabeth (la villa de la dame), je ne verrai ni la dame, ni vosamies.&|160;» Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup terrible.Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne luiréussissaient pas. «&|160;Si ça vous ennuie que je vousaccompagne&|160;? – Mais comment pouvez-vous dire cela, vous savezbien que mon plus grand plaisir est de sortir avec vous.&|160;» Unbrusque revirement s’était opéré. «&|160;Puisque nous allons nouspromener ensemble, me dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas del’autre côté de Balbec, nous dînerions ensemble. Ce serait sigentil. Au fond, cette côte-là est bien plus jolie. Je commence àen avoir soupé d’Infreville et du reste, tous ces petits coinsvert-épinard. – Mais l’amie de votre tante sera fâchée si vousn’allez pas la voir. – Hé bien, elle se défâchera. – Non, il nefaut pas fâcher les gens. – Mais elle ne s’en apercevra même pas,elle reçoit tous les jours&|160;; que j’y aille demain,après-demain, dans huit jours, dans quinze jours, cela feratoujours l’affaire. – Et vos amies&|160;? – Oh&|160;! elles m’ontassez souvent plaquée. C’est bien mon tour. – Mais du côté que vousme proposez, il n’y a pas de train après neuf heures. – Hé bien, labelle affaire&|160;! neuf heures c’est parfait. Et puis il ne fautjamais se laisser arrêter par les questions du retour. On trouveratoujours une charrette, un vélo, à défaut on a ses jambes. – Ontrouve toujours, Albertine, comme vous y allez&|160;! Du côtéd’Infreville, où les petites stations de bois sont collées les unesà côtés des autres, oui. Mais du côté de… ce n’est pas la mêmechose. – Même de ce côté-là. Je vous promets de vous ramener sainet sauf.&|160;» Je sentais qu’Albertine renonçait pour moi àquelque chose d’arrangé qu’elle ne voulait pas me dire, et qu’il yavait quelqu’un qui serait malheureux comme je l’étais. Voyant quece qu’elle avait voulu n’était pas possible, puisque je voulaisl’accompagner, elle renonçait franchement. Elle savait que cen’était pas irrémédiable. Car, comme toutes les femmes qui ontplusieurs choses dans leur existence, elle avait ce point d’appuiqui ne faiblit jamais&|160;: le doute et la jalousie. Certes ellene cherchait pas à les exciter, au contraire. Mais les amoureuxsont si soupçonneux qu’ils flairent tout de suite le mensonge. Desorte qu’Albertine n’était pas mieux qu’une autre, savait parexpérience (sans deviner le moins du monde qu’elle le devait à lajalousie) qu’elle était toujours sûre de retrouver les gens qu’elleavait plaqués un soir. La personne inconnue qu’elle lâchait pourmoi souffrirait, l’en aimerait davantage (Albertine ne savait pasque c’était pour cela), et, pour ne pas continuer à souffrir,reviendrait de soi-même vers elle, comme j’aurais fait. Mais je nevoulais ni faire de la peine, ni me fatiguer, ni entrer dans lavoie terrible des investigations, de la surveillance multiforme,innombrable. «&|160;Non, Albertine, je ne veux pas gâter votreplaisir, allez chez votre dame d’Infreville, ou enfin chez lapersonne dont elle est le porte-nom, cela m’est égal. La vraieraison pour laquelle je ne vais pas avec vous, c’est que vous ne ledésirez pas, que la promenade que vous feriez avec moi n’est pascelle que vous vouliez faire, la preuve en est que vous vous êtescontredite plus de cinq fois sans vous en apercevoir.&|160;» Lapauvre Albertine craignit que ses contradictions, qu’elle n’avaitpas aperçues, eussent été plus graves. Ne sachant pas exactementles mensonges qu’elle avait faits&|160;: «&|160;C’est très possibleque je me sois contredite. L’air de la mer m’ôte tout raisonnement.Je dis tout le temps les noms les uns pour les autres.&|160;» Et(ce qui me prouva qu’elle n’aurait pas eu besoin, maintenant, debeaucoup de douces affirmations pour que je la crusse) je ressentisla souffrance d’une blessure en entendant cet aveu de ce que jen’avais que faiblement supposé. «&|160;Hé bien, c’est entendu, jepars, dit-elle d’un ton tragique, non sans regarder l’heure afin devoir si elle n’était pas en retard pour l’autre, maintenant que jelui fournissais le prétexte de ne pas passer la soirée avec moi.Vous êtes trop méchant. Je change tout pour passer une bonne soiréeavec vous et c’est vous qui ne voulez pas, et vous m’accusez demensonge. Jamais je ne vous avais encore vu si cruel. La mer seramon tombeau. Je ne vous reverrai jamais. (Mon cœur battit à cesmots, bien que je fusse sûr qu’elle reviendrait le lendemain, cequi arriva.) Je me noierai, je me jetterai à l’eau. – Comme Sapho.– Encore une insulte de plus&|160;; vous n’avez pas seulement desdoutes sur ce que je dis mais sur ce que je fais. – Mais, monpetit, je ne mettais aucune intention, je vous le jure, vous savezque Sapho s’est précipitée dans la mer. – Si, si, vous n’avezaucune confiance en moi.&|160;» Elle vit qu’il était moins vingt àla pendule&|160;; elle craignit de rater ce qu’elle avait à faire,et, choisissant l’adieu le plus bref (dont elle s’excusa, du reste,en me venant voir le lendemain&|160;; probablement, celendemain-là, l’autre personne n’était pas libre), elle s’enfuit aupas de course en criant&|160;: «&|160;Adieu pour jamais&|160;»,d’un air désolé. Et peut-être était-elle désolée. Car sachant cequ’elle faisait en ce moment mieux que moi, plus sévère et plusindulgente à la fois à elle-même que je n’étais pour elle,peut-être avait-elle tout de même un doute que je ne voudrais plusla recevoir après la façon dont elle m’avait quitté. Or, je croisqu’elle tenait à moi, au point que l’autre personne était plusjalouse que moi-même.

Quelques jours après, à Balbec, comme nous étions dans la sallede danse du Casino, entrèrent la sœur et la cousine de Bloch,devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que je ne saluais plusà cause de mes amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait,au su de tout le monde, avec l’actrice dont elle avait fait laconnaissance pendant mon premier séjour. Andrée, sur une allusionqu’on fit à mi-voix à cela, me dit&|160;: «&|160;Oh&|160;!là-dessus je suis comme Albertine, il n’y a rien qui nous fassehorreur à toutes les deux comme cela.&|160;» Quant à Albertine, semettant à causer avec moi sur le canapé où nous étions assis, elleavait tourné le dos aux deux jeunes filles de mauvais genre. Etpourtant j’avais remarqué qu’avant ce mouvement, au moment oùétaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passédans les yeux de mon amie cette attention brusque et profonde quidonnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux,même grave, et la laissait triste après. Mais Albertine avaitaussitôt détourné vers moi ses regards restés pourtantsingulièrement immobiles et rêveurs. Mlle Bloch et sacousine ayant fini par s’en aller après avoir ri très fort etpoussé des cris peu convenables, je demandai à Albertine si lapetite blonde (celle qui était l’amie de l’actrice) n’était pas lamême qui, la veille, avait eu le prix dans la course pour lesvoitures de fleurs. «&|160;Ah&|160;! je ne sais pas, dit Albertine,est-ce qu’il y en a une qui est blonde&|160;? Je vous diraiqu’elles ne m’intéressent pas beaucoup, je ne les ai jamaisregardées. Est-ce qu’il y en a une qui est blonde&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’un air interrogateur et détaché à ses trois amies.S’appliquant à des personnes qu’Albertine rencontrait tous lesjours sur la digue, cette ignorance me parut bien excessive pour nepas être feinte. «&|160;Elles n’ont pas l’air de nous regarderbeaucoup non plus, dis-je à Albertine, peut-être dans l’hypothèse,que je n’envisageais pourtant pas d’une façon consciente, oùAlbertine eût aimé les femmes, de lui ôter tout regret en luimontrant qu’elle n’avait pas attiré l’attention de celles-ci, etque d’une façon générale il n’est pas d’usage, même pour les plusvicieuses, de se soucier des jeunes filles qu’elles ne connaissentpas. – Elles ne nous ont pas regardées&|160;? me réponditétourdiment Albertine. Elles n’ont pas fait autre chose tout letemps. – Mais vous ne pouvez pas le savoir, lui dis-je, vous leurtourniez le dos. – Eh bien, et cela&|160;?&|160;» me répondit-elleen me montrant, encastrée dans le mur en face de nous, une grandeglace que je n’avais pas remarquée, et sur laquelle je comprenaismaintenant que mon amie, tout en me parlant, n’avait pas cessé defixer ses beaux yeux remplis de préoccupation.

À partir du jour où Cottard fut entré avec moi dans le petitcasino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait émise,Albertine ne me sembla plus la même&|160;; sa vue me causait de lacolère. Moi-même j’avais changé tout autant qu’elle me semblaitautre. J’avais cessé de lui vouloir du bien&|160;; en sa présence,hors de sa présence quand cela pouvait lui être répété, je parlaisd’elle de la façon la plus blessante. Il y avait des trêvescependant. Un jour j’apprenais qu’Albertine et Andrée avaientaccepté toutes deux une invitation chez Elstir. Ne doutant pas quece fût en considération de ce qu’elles pourraient, pendant leretour, s’amuser, comme des pensionnaires, à contrefaire les jeunesfilles qui ont mauvais genre, et y trouver un plaisir inavoué devierges qui me serrait le cœur, sans m’annoncer, pour les gêner etpriver Albertine du plaisir sur lequel elle comptait, j’arrivai àl’improviste chez Elstir. Mais je n’y trouvai qu’Andrée. Albertineavait choisi un autre jour où sa tante devait y aller. Alors je medisais que Cottard avait dû se tromper&|160;; l’impressionfavorable que m’avait produite la présence d’Andrée sans son amiese prolongeait et entretenait en moi des dispositions plus douces àl’égard d’Albertine. Mais elles ne duraient pas plus longtemps quela fragile bonne santé de ces personnes délicates sujettes à desmieux passagers, et qu’un rien suffit à faire retomber malades.Albertine incitait Andrée à des jeux qui, sans aller bien loin,n’étaient peut-être pas tout à fait innocents&|160;; souffrant dece soupçon, je finissais par l’éloigner. À peine j’en étais guériqu’il renaissait sous une autre forme. Je venais de voir Andrée,dans un de ces mouvements gracieux qui lui étaient particuliers,poser câlinement sa tête sur l’épaule d’Albertine, l’embrasser dansle cou en fermant à demi les yeux&|160;; ou bien elles avaientéchangé un coup d’œil&|160;; une parole avait échappé à quelqu’unqui les avait vues seules ensemble et allant se baigner, petitsriens tels qu’il en flotte d’une façon habituelle dans l’atmosphèreambiante où la plupart des gens les absorbent toute la journée sansque leur santé en souffre ou que leur humeur s’en altère, mais quisont morbides et générateurs de souffrances nouvelles pour un êtreprédisposé. Parfois même, sans que j’eusse revu Albertine, sans quepersonne m’eût parlé d’elle, je retrouvais dans ma mémoire une posed’Albertine auprès de Gisèle et qui m’avait paru innocentealors&|160;; elle suffisait maintenant pour détruire le calme quej’avais pu retrouver, je n’avais même plus besoin d’aller respirerau dehors des germes dangereux, je m’étais, comme aurait ditCottard, intoxiqué moi-même. Je pensais alors à tout ce que j’avaisappris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont Swannavait été joué toute sa vie. Au fond, si je veux y penser,l’hypothèse qui me fit peu à peu construire tout le caractèred’Albertine et interpréter douloureusement chaque moment d’une vieque je ne pouvais pas contrôler entière, ce fut le souvenir, l’idéefixe du caractère de Mme Swann, tel qu’on m’avaitraconté qu’il était. Ces récits contribuèrent à faire que, dansl’avenir, mon imagination faisait le jeu de supposer qu’Albertineaurait pu, au lieu d’être une jeune fille bonne, avoir la mêmeimmoralité, la même faculté de tromperie qu’une ancienne grue, etje pensais à toutes les souffrances qui m’auraient attendu dans cecas si j’avais jamais dû l’aimer.

Un jour, devant le Grand-Hôtel où nous étions réunis sur ladigue, je venais d’adresser à Albertine les paroles les plus dureset les plus humiliantes, et Rosemonde disait&|160;:«&|160;Ah&|160;! ce que vous êtes changé tout de même pour elle,autrefois il n’y en avait que pour elle, c’était elle qui tenait lacorde, maintenant elle n’est plus bonne à donner à manger auxchiens.&|160;» J’étais en train, pour faire ressortir davantageencore mon attitude à l’égard d’Albertine, d’adresser toutes lesamabilités possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du mêmevice, me semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante etneurasthénique, quand nous vîmes déboucher au petit trot de sesdeux chevaux, dans la rue perpendiculaire à la digue à l’angle delaquelle nous nous tenions, la calèche de Mme deCambremer. Le premier président qui, à ce moment, s’avançait versnous, s’écarta d’un bond, quand il reconnut la voiture, pour ne pasêtre vu dans notre société&|160;; puis, quand il pensa que lesregards de la marquise allaient pouvoir croiser les siens,s’inclina en lançant un immense coup de chapeau. Mais la voiture,au lieu de continuer, comme il semblait probable, par la rue de laMer, disparut derrière l’entrée de l’hôtel. Il y avait bien dixminutes de cela lorsque le lift, tout essoufflé, vint meprévenir&|160;: «&|160;C’est la marquise de Camembert qui vientn’ici pour voir Monsieur. Je suis monté à la chambre, j’ai cherchéau salon de lecture, je ne pouvais pas trouver Monsieur.Heureusement que j’ai eu l’idée de regarder sur la plage.&|160;» Ilfinissait à peine son récit que, suivie de sa belle-fille et d’unmonsieur très cérémonieux, s’avança vers moi la marquise, arrivantprobablement d’une matinée ou d’un thé dans le voisinage et toutevoûtée sous le poids moins de la vieillesse que de la fouled’objets de luxe dont elle croyait plus aimable et plus digne deson rang d’être recouverte afin de paraître le plus«&|160;habillé&|160;» possible aux gens qu’elle venait voir.C’était, en somme, à l’hôtel, ce «&|160;débarquage&|160;» desCambremer que ma grand’mère redoutait si fort autrefois quand ellevoulait qu’on laissât ignorer à Legrandin que nous irions peut-êtreà Balbec. Alors maman riait des craintes inspirées par un événementqu’elle jugeait impossible. Voici qu’enfin il se produisaitpourtant, mais par d’autres voies et sans que Legrandin y fût pourquelque chose. «&|160;Est-ce que je peux rester, si je ne vousdérange pas, me demanda Albertine (dans les yeux de qui restaient,amenées par les choses cruelles que je venais de lui dire, quelqueslarmes que je remarquai sans paraître les voir, mais non sans enêtre réjoui), j’aurais quelque chose à vous dire.&|160;» Un chapeauà plumes, surmonté lui-même d’une épingle de saphir, était posén’importe comment sur la perruque de Mme de Cambremer,comme un insigne dont l’exhibition est nécessaire, mais suffisante,la place indifférente, l’élégance conventionnelle, et l’immobilitéinutile. Malgré la chaleur, la bonne dame avait revêtu un manteletde jais pareil à une dalmatique, par-dessus lequel pendait uneétole d’hermine dont le port semblait en relation non avec latempérature et la saison, mais avec le caractère de la cérémonie.Et sur la poitrine de Mme de Cambremer un tortil debaronne relié à une chaînette pendait à la façon d’une croixpectorale. Le Monsieur était un célèbre avocat de Paris, de famillenobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les Cambremer.C’était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelleconsommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent parexemple&|160;: «&|160;Je sais que je plaide bien, aussi cela nem’amuse plus de plaider&|160;», ou&|160;: «&|160;Cela nem’intéresse plus d’opérer&|160;; je sais que j’opère bien.&|160;»Intelligents, artistes, ils voient autour de leurmaturité, fortement rentée par le succès, briller cette«&|160;intelligence&|160;», cette nature d’«&|160;artiste&|160;»que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère unà-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passionpour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un artistecependant très distingué, et à l’achat des œuvres duquel ilsemploient les gros revenus que leur procure leur carrière. LeSidaner était l’artiste élu par l’ami des Cambremer, lequel était,du reste, très agréable. Il parlait bien des livres, mais non deceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seuldéfaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait certainesexpressions toutes faites d’une façon constante, par exemple&|160;:«&|160;en majeure partie&|160;», ce qui donnait à ce dont ilvoulait parler quelque chose d’important et d’incomplet.Mme de Cambremer avait profité, me dit-elle, d’unematinée que des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté deBalbec, pour venir me voir, comme elle l’avait promis à Robert deSaint-Loup. «&|160;Vous savez qu’il doit bientôt venir passerquelques jours dans le pays. Son oncle Charlus y est envillégiature chez sa belle-sœur, la duchesse de Luxembourg, et M.de Saint-Loup profitera de l’occasion pour aller à la fois direbonjour à sa tante et revoir son ancien régiment, où il est trèsaimé, très estimé. Nous recevons souvent des officiers qui nousparlent tous de lui avec des éloges infinis. Comme ce serait gentilsi vous nous faisiez le plaisir de venir tous les deux àFéterne.&|160;» Je lui présentai Albertine et ses amies.Mme de Cambremer nous nomma à sa belle-fille. Celle-ci,qui se montrait glaciale avec les petits nobliaux que le voisinagede Féterne la forçait à fréquenter, si pleine de réserve de craintede se compromettre, me tendit au contraire la main avec un sourirerayonnant, mise comme elle était en sûreté et en joie devant un amide Robert de Saint-Loup et que celui-ci, gardant plus de finessemondaine qu’il ne voulait le laisser voir, lui avait dit très liéavec les Guermantes. Telle, au rebours de sa belle-mère,Mme de Cambremer avait-elle deux politesses infinimentdifférentes. C’est tout au plus la première, sèche, insupportable,qu’elle m’eût concédée si je l’avais connue par son frèreLegrandin. Mais pour un ami des Guermantes elle n’avait pas assezde sourires. La pièce la plus commode de l’hôtel pour recevoirétait le salon de lecture, ce lieu jadis si terrible où maintenantj’entrais dix fois par jour, ressortant librement, en maître, commeces fous peu atteints et depuis si longtemps pensionnaires d’unasile que le médecin leur en a confié la clef. Aussi offris-je àMme de Cambremer de l’y conduire. Et comme ce salon nem’inspirait plus de timidité et ne m’offrait plus de charme parceque le visage des choses change pour nous comme celui despersonnes, c’est sans trouble que je lui fis cette proposition.Mais elle la refusa, préférant rester dehors, et nous nous assîmesen plein air, sur la terrasse de l’hôtel. J’y trouvai et recueillisun volume de Mme de Sévigné que maman n’avait pas eu letemps d’emporter dans sa fuite précipitée, quand elle avait apprisqu’il arrivait des visites pour moi. Autant que ma grand’mère elleredoutait ces invasions d’étrangers et, par peur de ne plus pouvoirs’échapper si elle se laissait cerner, elle se sauvait avec unerapidité qui nous faisait toujours, à mon père et à moi, nousmoquer d’elle. Mme de Cambremer tenait à la main, avecla crosse d’une ombrelle, plusieurs sacs brodés, un vide-poche, unebourse en or d’où pendaient des fils de grenats, et un mouchoir endentelle. Il me semblait qu’il lui eût été plus commode de lesposer sur une chaise&|160;; mais je sentais qu’il eût étéinconvenant et inutile de lui demander d’abandonner les ornementsde sa tournée pastorale et de son sacerdoce mondain. Nousregardions la mer calme où des mouettes éparses flottaient commedes corolles blanches. À cause du niveau de simple«&|160;médium&|160;» où nous abaisse la conversation mondaine, etaussi notre désir de plaire non à l’aide de nos qualités ignoréesde nous-mêmes, mais de ce que nous croyons devoir être prisé parceux qui sont avec nous, je me mis instinctivement à parler àMme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pufaire son frère. «&|160;Elles ont, dis-je, en parlant des mouettes,une immobilité et une blancheur de nymphéas.&|160;» Et en effetelles avaient l’air d’offrir un but inerte aux petits flots qui lesballottaient au point que ceux-ci, par contraste, semblaient, dansleur poursuite, animés d’une intention, prendre de la vie. Lamarquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue dela mer que nous avions à Balbec, et m’enviait, elle qui de laRaspelière (qu’elle n’habitait du reste pas cette année) ne voyaitles flots que de si loin. Elle avait deux singulières habitudes quitenaient à la fois à son amour exalté pour les arts (surtout pourla musique) et à son insuffisance dentaire. Chaque fois qu’elleparlait esthétique, ses glandes salivaires, comme celles decertains animaux au moment du rut, entraient dans une phased’hypersécrétion telle que la bouche édentée de la vieille damelaissait passer, au coin des lèvres légèrement moustachues,quelques gouttes dont ce n’était pas la place. Aussitôt elle lesravalait avec un grand soupir, comme quelqu’un qui reprend sarespiration. Enfin, s’il s’agissait d’une trop grande beautémusicale, dans son enthousiasme elle levait les bras et proféraitquelques jugements sommaires, énergiquement mastiqués et au besoinvenant du nez. Or je n’avais jamais songé que la vulgaire plage deBalbec pût offrir en effet une «&|160;vue de mer&|160;», et lessimples paroles de Mme de Cambremer changeaient mesidées à cet égard. En revanche, et je le lui dis, j’avais toujoursentendu célébrer le coup d’œil unique de la Raspelière, située aufaîte de la colline et où, dans un grand salon à deux cheminées,toute une rangée de fenêtres regarde, au bout des jardins, entreles feuillages, la mer jusqu’au delà de Balbec, et l’autre rangée,la vallée. «&|160;Comme vous êtes aimable et comme c’est biendit&|160;: la mer entre les feuillages. C’est ravissant, on dirait…un éventail.&|160;» Et je sentis à une respiration profondedestinée à rattraper la salive et à assécher la moustache, que lecompliment était sincère. Mais la marquise, née Legrandin, restafroide pour témoigner de son dédain non pas pour mes paroles maispour celles de sa belle-mère. D’ailleurs elle ne méprisait passeulement l’intelligence de celle-ci, mais déplorait son amabilité,craignant toujours que les gens n’eussent pas une idée suffisantedes Cambremer. «&|160;Et comme le nom est joli, dis-je. On aimeraitsavoir l’origine de tous ces noms-là. – Pour celui-là je peux vousle dire, me répondit avec douceur la vieille dame. C’est unedemeure de famille, de ma grand’mère Arrachepel, ce n’est pas unefamille illustre, mais c’est une bonne et très ancienne famille deprovince. – Comment, pas illustre&|160;? interrompit sèchement sabelle-fille. Tout un vitrail de la cathédrale de Bayeux est remplipar ses armes, et la principale église d’Avranches contient leursmonuments funéraires. Si ces vieux noms vous amusent,ajouta-t-elle, vous venez un an trop tard. Nous avions fait nommerà la cure de Criquetot, malgré toutes les difficultés qu’il y a àchanger de diocèse, le doyen d’un pays où j’ai personnellement desterres, fort loin d’ici, à Combray, où le bon prêtre se sentaitdevenir neurasthénique. Malheureusement l’air de la mer n’a pasréussi à son grand âge&|160;; sa neurasthénie s’est augmentée et ilest retourné à Combray. Mais il s’est amusé, pendant qu’il étaitnotre voisin, à aller consulter toutes les vieilles chartes, et ila fait une petite brochure assez curieuse sur les noms de larégion. Cela l’a d’ailleurs mis en goût, car il paraît qu’il occupeses dernières années à écrire un grand ouvrage sur Combray et sesenvirons. Je vais vous envoyer sa brochure sur les environs deFéterne. C’est un vrai travail de Bénédictin. Vous y lirez deschoses très intéressantes sur notre vieille Raspelière dont mabelle-mère parle beaucoup trop modestement. – En tout cas, cetteannée, répondit Mme de Cambremer douairière, laRaspelière n’est plus nôtre et ne m’appartient pas. Mais on sentque vous avez une nature de peintre&|160;; vous devriez dessiner,et j’aimerais tant vous montrer Féterne qui est bien mieux que laRaspelière.&|160;» Car depuis que les Cambremer avaient loué cettedernière demeure aux Verdurin, sa position dominante avaitbrusquement cessé de leur apparaître ce qu’elle avait été pour euxpendant tant d’années, c’est-à-dire donnant l’avantage, unique dansle pays, d’avoir vue à la fois sur la mer et sur la vallée, et enrevanche leur avait présenté tout à coup – et après coup –l’inconvénient qu’il fallait toujours monter et descendre pour yarriver et en sortir. Bref, on eût cru que si Mme deCambremer l’avait louée, c’était moins pour accroître ses revenusque pour reposer ses chevaux. Et elle se disait ravie de pouvoirenfin posséder tout le temps la mer de si près, à Féterne, elle quipendant si longtemps, oubliant les deux mois qu’elle y passait, nel’avait vue que d’en haut et comme dans un panorama. «&|160;Je ladécouvre à mon âge, disait-elle, et comme j’en jouis&|160;! Ça mefait un bien&|160;! Je louerais la Raspelière pour rien afin d’êtrecontrainte d’habiter Féterne.&|160;»

–&|160;Pour revenir à des sujets plus intéressants, reprit lasœur de Legrandin qui disait&|160;: «&|160;Ma mère&|160;» à lavieille marquise, mais, avec les années, avait pris des façonsinsolentes avec elle, vous parliez de nymphéas&|160;: je pense quevous connaissez ceux que Claude Monet a peints. Quel génie&|160;!Cela m’intéresse d’autant plus qu’auprès de Combray, cet endroit oùje vous ai dit que j’avais des terres… Mais elle préféra ne pastrop parler de Combray. «&|160;Ah&|160;! c’est sûrement la sériedont nous a parlé Elstir, le plus grand des peintres contemporains,s’écria Albertine qui n’avait rien dit jusque-là. – Ah&|160;! onvoit que Mademoiselle aime les arts, s’écria Mme deCambremer qui, en poussant une respiration profonde, résorba un jetde salive. – Vous me permettrez de lui préférer Le Sidaner,Mademoiselle&|160;», dit l’avocat en souriant d’un air connaisseur.Et, comme il avait goûté, ou vu goûter, autrefois certaines«&|160;audaces&|160;» d’Elstir, il ajouta&|160;: «&|160;Elstirétait doué, il a même fait presque partie de l’avant-garde, mais jene sais pas pourquoi il a cessé de suivre, il a gâché savie.&|160;» Mme de Cambremer donna raison à l’avocat ence qui concernait Elstir, mais, au grand chagrin de son invité,égala Monet à Le Sidaner. On ne peut pas dire qu’elle fûtbête&|160;; elle débordait d’une intelligence que je sentais m’êtreentièrement inutile. Justement, le soleil s’abaissant, les mouettesétaient maintenant jaunes, comme les nymphéas dans une autre toilede cette même série de Monet. Je dis que je la connaissais et(continuant à imiter le langage, du frère, dont je n’avais pasencore osé citer le nom) j’ajoutai qu’il était malheureux qu’ellen’eût pas eu plutôt l’idée de venir la veille, car à la même heure,c’est une lumière de Poussin qu’elle eût pu admirer. Devant unhobereau normand inconnu des Guermantes et qui lui eût dit qu’elleeût dû venir la veille, Mme de Cambremer-Legrandin sefût sans doute redressée d’un air offensé. Mais j’aurais pu êtrebien plus familier encore qu’elle n’eût été que douceur moelleuseet florissante&|160;; je pouvais, dans la chaleur de cette bellefin d’après-midi, butiner à mon gré dans le gros gâteau de miel queMme de Cambremer était si rarement et qui remplaça lespetits fours que je n’eus pas l’idée d’offrir. Mais le nom dePoussin, sans altérer l’aménité de la femme du monde, souleva lesprotestations de la dilettante. En entendant ce nom, à six reprisesque ne séparait presque aucun intervalle, elle eut ce petitclaquement de la langue contre les lèvres qui sert à signifier à unenfant qui est en train de faire une bêtise, à la fois un blâmed’avoir commencé et l’interdiction de poursuivre. «&|160;Au nom duciel, après un peintre comme Monet, qui est tout bonnement ungénie, n’allez pas nommer un vieux poncif sans talent commePoussin. Je vous dirai tout nûment que je le trouve le plusbarbifiant des raseurs. Qu’est-ce que vous voulez, je ne peuxpourtant pas appeler cela de la peinture. Monet, Degas, Manet, oui,voilà des peintres&|160;! C’est très curieux, ajouta-t-elle, enfixant un regard scrutateur et ravi sur un point vague de l’espace,où elle apercevait sa propre pensée, c’est très curieux, autrefoisje préférais Manet. Maintenant, j’admire toujours Manet, c’estentendu, mais je crois que je lui préfère peut-être encore Monet.Ah&|160;! les cathédrales&|160;!&|160;» Elle mettait autant descrupules que de complaisance à me renseigner sur l’évolutionqu’avait suivie son goût. Et on sentait que les phases parlesquelles avait passé ce goût n’étaient pas, selon elle, moinsimportantes que les différentes manières de Monet lui-même. Jen’avais pas, du reste, à être flatté qu’elle me fît confidence deses admirations, car, même devant la provinciale la plus bornée,elle ne pouvait pas rester cinq minutes sans éprouver le besoin deles confesser. Quand une dame noble d’Avranches, laquelle n’eût pasété capable de distinguer Mozart de Wagner, disait devant Madame deCambremer&|160;: «&|160;Nous n’avons pas eu de nouveautéintéressante pendant notre séjour à Paris, nous avons été une foisà l’Opéra-Comique, on donnait Pelléas et Mélisande, c’estaffreux&|160;», Mme de Cambremer non seulement bouillaitmais éprouvait le besoin de s’écrier&|160;: «&|160;Mais aucontraire, c’est un petit chef-d’œuvre&|160;», et de«&|160;discuter&|160;». C’était peut-être une habitude de Combray,prise auprès des sœurs de ma grand’mère qui appelaient cela&|160;:«&|160;Combattre pour la bonne cause&|160;», et qui aimaient lesdîners où elles savaient, toutes les semaines, qu’elles auraient àdéfendre leurs dieux contre des Philistins. Telle Mme deCambremer aimait à se «&|160;fouetter le sang&|160;» en se«&|160;chamaillant&|160;» sur l’art, comme d’autres sur lapolitique. Elle prenait le parti de Debussy comme elle aurait faitcelui d’une de ses amies dont on eût incriminé la conduite. Elledevait pourtant bien comprendre qu’en disant&|160;: «&|160;Maisnon, c’est un petit chef-d’œuvre&|160;», elle ne pouvait pasimproviser, chez la personne qu’elle remettait à sa place, toute laprogression de culture artistique au terme de laquelle ellesfussent tombées d’accord sans avoir besoin de discuter. «&|160;Ilfaudra que je demande à Le Sidaner ce qu’il pense de Poussin, medit l’avocat. C’est un renfermé, un silencieux, mais je saurai bienlui tirer les vers du nez.&|160;»

–&|160;Du reste, continua Mme de Cambremer, j’aihorreur des couchers de soleil, c’est romantique, c’est opéra.C’est pour cela que je déteste la maison de ma belle-mère, avec sesplantes du Midi. Vous verrez, ça a l’air d’un parc de Monte-Carlo.C’est pour cela que j’aime mieux votre rive. C’est plus triste,plus sincère&|160;; il y a un petit chemin d’où on ne voit pas lamer. Les jours de pluie, il n’y a que de la boue, c’est tout unmonde. C’est comme à Venise, je déteste le Grand Canal et je neconnais rien de touchant comme les petites ruelles. Du reste c’estune question d’ambiance.

–&|160;Mais, lui dis-je, sentant que la seule manière deréhabiliter Poussin aux yeux de Mme de Cambremer c’étaitd’apprendre à celle-ci qu’il était redevenu à la mode, M. Degasassure qu’il ne connaît rien de plus beau que les Poussin deChantilly. – Ouais&|160;? Je ne connais pas ceux de Chantilly, medit Mme de Cambremer, qui ne voulait pas être d’un autreavis que Degas, mais je peux parler de ceux du Louvre qui sont deshorreurs. – Il les admire aussi énormément. – Il faudra que je lesrevoie. Tout cela est un peu ancien dans ma tête, répondit-elleaprès un instant de silence et comme si le jugement favorablequ’elle allait certainement bientôt porter sur Poussin devaitdépendre, non de la nouvelle que je venais de lui communiquer, maisde l’examen supplémentaire, et cette fois définitif, qu’ellecomptait faire subir aux Poussin du Louvre pour avoir la faculté dese déjuger.

Me contentant de ce qui était un commencement de rétractation,puisque, si elle n’admirait pas encore les Poussin, elles’ajournait pour une seconde délibération, pour ne pas la laisserplus longtemps à la torture je dis à sa belle-mère combien onm’avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Modestement elleparla du petit jardin de curé qu’elle avait derrière et où lematin, en poussant une porte, elle allait en robe de chambre donnerà manger à ses paons, chercher les œufs pondus, et cueillir deszinnias ou des roses qui, sur le chemin de table, faisant aux œufsà la crème ou aux fritures une bordure de fleurs, lui rappelaientses allées. «&|160;C’est vrai que nous avons beaucoup de roses, medit-elle, notre roseraie est presque un peu trop près de la maisond’habitation, il y a des jours où cela me fait mal à la tête. C’estplus agréable de la terrasse de la Raspelière où le vent apportel’odeur des roses, mais déjà moins entêtante.&|160;» Je me tournaivers la belle-fille&|160;: «&|160;C’est tout à fait Pelléas, luidis-je, pour contenter son goût de modernisme, cette odeur de rosesmontant jusqu’aux terrasses. Elle est si forte, dans la partition,que, comme j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisaitéternuer chaque fois que j’entendais cette scène.&|160;»

«&|160;Quel chef-d’œuvre que Pelléas&|160;! s’écriaMme de Cambremer, j’en suis férue&|160;»&|160;; ets’approchant de moi avec les gestes d’une femme sauvage qui auraitvoulu me faire des agaceries, s’aidant des doigts pour piquer lesnotes imaginaires, elle se mit à fredonner quelque chose que jesupposai être pour elle les adieux de Pelléas, et continua avec unevéhémente insistance comme s’il avait été d’importance queMme de Cambremer me rappelât en ce moment cette scène,ou peut-être plutôt me montrât qu’elle se la rappelait. «&|160;Jecrois que c’est encore plus beau que Parsifal,ajouta-t-elle, parce que dans Parsifal il s’ajoute auxplus grandes beautés un certain halo de phrases mélodiques, donccaduques puisque mélodiques. – Je sais que vous êtes une grandemusicienne, Madame, dis-je à la douairière. J’aimerais beaucoupvous entendre.&|160;» Mme de Cambremer-Legrandin regardala mer pour ne pas prendre part à la conversation. Considérant quece qu’aimait sa belle-mère n’était pas de la musique, elleconsidérait le talent, prétendu selon elle, et des plusremarquables en réalité, qu’on lui reconnaissait comme unevirtuosité sans intérêt. Il est vrai que la seule élève encorevivante de Chopin déclarait avec raison que la manière de jouer, le«&|160;sentiment&|160;», du Maître, ne s’était transmis, à traverselle, qu’à Mme de Cambremer&|160;; mais jouer commeChopin était loin d’être une référence pour la sœur de Legrandin,laquelle ne méprisait personne autant que le musicien polonais.«&|160;Oh&|160;! elles s’envolent, s’écria Albertine en me montrantles mouettes qui, se débarrassant pour un instant de leur incognitode fleurs, montaient toutes ensemble vers le soleil. – Leurs ailesde géants les empêchent de marcher, dit Mme deCambremer, confondant les mouettes avec les albatros. – Je les aimebeaucoup, j’en voyais à Amsterdam, dit Albertine. Elles sentent lamer, elles viennent la humer même à travers les pierres des rues. –Ah&|160;! vous avez été en Hollande, vous connaissez les VerMeer&|160;?&|160;» demanda impérieusement Mme deCambremer et du ton dont elle aurait dit&|160;: «&|160;Vousconnaissez les Guermantes&|160;?&|160;», car le snobisme enchangeant d’objet ne change pas d’accent. Albertine réponditnon&|160;: elle croyait que c’étaient des gens vivants. Mais il n’yparut pas. «&|160;Je serais très heureuse de vous faire de lamusique, me dit Mme de Cambremer. Mais, vous savez, jene joue que des choses qui n’intéressent plus votre génération.J’ai été élevée dans le culte de Chopin&|160;», dit-elle à voixbasse, car elle redoutait sa belle-fille et savait que celle-ci,considérant que Chopin n’était pas de la musique, le bien jouer oule mal jouer étaient des expressions dénuées de sens. Ellereconnaissait que sa belle-mère avait du mécanisme, perlait lestraits. «&|160;Jamais on ne me fera dire qu’elle estmusicienne&|160;», concluait Mme de Cambremer-Legrandin.Parce qu’elle se croyait «&|160;avancée&|160;» et (en artseulement) «&|160;jamais assez à gauche&|160;», disait-elle, ellese représentait non seulement que la musique progresse, mais surune seule ligne, et que Debussy était en quelque sorte unsur-Wagner, encore un peu plus avancé que Wagner. Elle ne serendait pas compte que si Debussy n’était pas aussi indépendant deWagner qu’elle-même devait le croire dans quelques années, parcequ’on se sert tout de même des armes conquises pour achever des’affranchir de celui qu’on a momentanément vaincu, il cherchaitcependant, après la satiété qu’on commençait à avoir des œuvrestrop complètes, où tout est exprimé, à contenter un besoincontraire. Des théories, bien entendu, étayaient momentanémentcette réaction, pareilles à celles qui, en politique, viennent àl’appui des lois contre les congrégations, des guerres en Orient(enseignement contre nature, péril jaune, etc., etc.). On disaitqu’à une époque de hâte convenait un art rapide, absolument commeon aurait dit que la guerre future ne pouvait pas durer plus dequinze jours, ou qu’avec les chemins de fer seraient délaissés lespetits coins chers aux diligences et que l’auto pourtant devaitremettre en honneur. On recommandait de ne pas fatiguer l’attentionde l’auditeur, comme si nous ne disposions pas d’attentionsdifférentes dont il dépend précisément de l’artiste d’éveiller lesplus hautes. Car ceux qui bâillent de fatigue après dix lignes d’unarticle médiocre avaient refait tous les ans le voyage de Bayreuthpour entendre la Tétralogie. D’ailleurs le jour devaitvenir où, pour un temps, Debussy serait déclaré aussi fragile queMassenet et les tressautements de Mélisande abaissés au rang deceux de Manon. Car les théories et les écoles, comme lesmicrobes et les globules, s’entre-dévorent et assurent, par leurlutte, la continuité de la vie. Mais ce temps n’était pas encorevenu.

Comme à la Bourse, quand un mouvement de hausse se produit, toutun compartiment de valeurs en profitent, un certain nombred’auteurs dédaignés bénéficiaient de la réaction, soit parce qu’ilsne méritaient pas ce dédain, soit simplement – ce qui permettait dedire une nouveauté en les prônant – parce qu’ils l’avaient encouru.Et on allait même chercher, dans un passé isolé, quelques talentsindépendants sur la réputation de qui ne semblait pas devoirinfluer le mouvement actuel, mais dont un des maîtres nouveauxpassait pour citer le nom avec faveur. Souvent c’était parce qu’unmaître, quel qu’il soit, si exclusive que doive être son école,juge d’après son sentiment original, rend justice au talent partoutoù il se trouve, et même moins qu’au talent, à quelque agréableinspiration qu’il a goûtée autrefois, qui se rattache à un momentaimé de son adolescence. D’autres fois parce que certains artistesd’une autre époque ont, dans un simple morceau, réalisé quelquechose qui ressemble à ce que le maître peu à peu s’est rendu compteque lui-même avait voulu faire. Alors il voit en cet ancien commeun précurseur&|160;; il aime chez lui, sous une tout autre forme,un effort momentanément, partiellement fraternel. Il y a desmorceaux de Turner dans l’œuvre de Poussin, une phrase de Flaubertdans Montesquieu. Et quelquefois aussi ce bruit de la prédilectiondu Maître était le résultat d’une erreur, née on ne sait où etcolportée dans l’école. Mais le nom cité bénéficiait alors de lafirme sous la protection de laquelle il était entré juste à temps,car s’il y a quelque liberté, un goût vrai, dans le choix dumaître, les écoles, elles, ne se dirigent plus que suivant lathéorie. C’est ainsi que l’esprit, suivant son cours habituel quis’avance par digression, en obliquant une fois dans un sens, lafois suivante dans le sens contraire, avait ramené la lumière d’enhaut sur un certain nombre d’œuvres auxquelles le besoin dejustice, ou de renouvellement, ou le goût de Debussy, ou soncaprice, ou quelque propos qu’il n’avait peut-être pas tenu,avaient ajouté celles de Chopin. Prônées par les juges en qui onavait toute confiance, bénéficiant de l’admiration qu’excitaitPelléas, elles avaient retrouvé un éclat nouveau, et ceuxmêmes qui ne les avaient pas réentendues étaient si désireux de lesaimer qu’ils le faisaient malgré eux, quoique avec l’illusion de laliberté. Mais Mme de Cambremer-Legrandin restait unepartie de l’année en province. Même à Paris, malade, elle vivaitbeaucoup dans sa chambre. Il est vrai que l’inconvénient pouvaitsurtout s’en faire sentir dans le choix des expressions queMme de Cambremer croyait à la mode et qui eussentconvenu plutôt au langage écrit, nuance qu’elle ne discernait pas,car elle les tenait plus de la lecture que de la conversation.Celle-ci n’est pas aussi nécessaire pour la connaissance exacte desopinions que des expressions nouvelles. Pourtant ce rajeunissementdes «&|160;nocturnes&|160;» n’avait pas encore été annoncé par lacritique. La nouvelle s’en était transmise seulement par descauseries de «&|160;jeunes&|160;». Il restait ignoré deMme de Cambremer-Legrandin. Je me fis un plaisir de luiapprendre, mais en m’adressant pour cela à sa belle-mère, commequand, au billard, pour atteindre une boule on joue par la bande,que Chopin, bien loin d’être démodé, était le musicien préféré deDebussy. «&|160;Tiens, c’est amusant&|160;», me dit en souriantfinement la belle-fille, comme si ce n’avait été là qu’un paradoxelancé par l’auteur de Pelléas. Néanmoins il était biencertain maintenant qu’elle n’écouterait plus Chopin qu’avec respectet même avec plaisir. Aussi mes paroles, qui venaient de sonnerl’heure de la délivrance pour la douairière, mirent-elles dans safigure une expression de gratitude pour moi, et surtout de joie.Ses yeux brillèrent comme ceux de Latude dans la pièce appeléeLatude ou Trente-cinq ans de captivité et sa poitrine humal’air de la mer avec cette dilatation que Beethoven a si bienmarquée dans Fidelio, quand ses prisonniers respirentenfin «&|160;cet air qui vivifie&|160;». Quant à la douairière, jecrus qu’elle allait poser sur ma joue ses lèvres moustachues.«&|160;Comment, vous aimez Chopin&|160;? Il aime Chopin, il aimeChopin&|160;», s’écria-t-elle dans un nasonnement passionné&|160;;elle aurait dit&|160;: «&|160;Comment, vous connaissez aussiMme de Franquetot&|160;?&|160;» avec cette différenceque mes relations avec Mme de Franquetot lui eussent étéprofondément indifférentes, tandis que ma connaissance de Chopin lajeta dans une sorte de délire artistique. L’hyper-sécrétionsalivaire ne suffit plus. N’ayant même pas essayé de comprendre lerôle de Debussy dans la réinvention de Chopin, elle sentitseulement que mon jugement était favorable. L’enthousiasme musicalla saisit. «&|160;Élodie&|160;! Élodie&|160;! il aimeChopin&|160;»&|160;; ses seins se soulevèrent et elle battit l’airde ses bras. «&|160;Ah&|160;! j’avais bien senti que vous étiezmusicien, s’écria-t-elle. Je comprends, artiste comme vous êtes,que vous aimiez cela. C’est si beau&|160;!&|160;» Et sa voix étaitaussi caillouteuse que si, pour m’exprimer son ardeur pour Chopin,elle eût, imitant Démosthène, rempli sa bouche avec tous les galetsde la plage. Enfin le reflux vint, atteignant jusqu’à la voilettequ’elle n’eut pas le temps de mettre à l’abri et qui futtranspercée, enfin la marquise essuya avec son mouchoir brodé labave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de tremper sesmoustaches.

«&|160;Mon Dieu, me dit Mme de Cambremer-Legrandin,je crois que ma belle-mère s’attarde un peu trop, elle oublie quenous avons à dîner mon oncle de Ch’nouville. Et puis Cancan n’aimepas attendre.&|160;» Cancan me resta incompréhensible, et je pensaiqu’il s’agissait peut-être d’un chien. Mais pour les cousins deCh’nouville, voilà. Avec l’âge s’était amorti chez la jeunemarquise le plaisir qu’elle avait à prononcer leur nom de cettemanière. Et cependant c’était pour le goûter qu’elle avait jadisdécidé son mariage. Dans d’autres groupes mondains, quand onparlait des Chenouville, l’habitude était (du moins chaque fois quela particule était précédée d’un nom finissant par une voyelle, cardans le cas contraire on était bien obligé de prendre appui sur lede, la langue se refusant à prononcer Madam’ d’Ch’nonceaux) que ce fût l’e muet de la particule qu’onsacrifiât. On disait&|160;: «&|160;Monsieur d’Chenouville&|160;».Chez les Cambremer la tradition était inverse, mais aussiimpérieuse. C’était l’e muet de Chenouville que, dans tousles cas, on supprimait. Que le nom fût précédé de mon cousin ou dema cousine, c’était toujours de «&|160;Ch’nouville&|160;» et jamaisde Chenouville. (Pour le père de ces Chenouville on disait notreoncle, car on n’était pas assez gratin à Féterne pour prononcernotre «&|160;onk&|160;», comme eussent fait les Guermantes, dont lebaragouin voulu, supprimant les consonnes et nationalisant les nomsétrangers, était aussi difficile à comprendre que le vieux françaisou un moderne patois.) Toute personne qui entrait dans la famillerecevait aussitôt, sur ce point des Ch’nouville, un avertissementdont Mlle Legrandin-Cambremer n’avait pas eu besoin. Unjour, en visite, entendant une jeune fille dire&|160;: «&|160;matante d’Uzai&|160;», «&|160;mon onk de Rouan&|160;», elle n’avaitpas reconnu immédiatement les noms illustres qu’elle avaitl’habitude de prononcer&|160;: Uzès et Rohan&|160;; elle avait eul’étonnement, l’embarras et la honte de quelqu’un qui a devant luià table un instrument nouvellement inventé dont il ne sait pasl’usage et dont il n’ose pas commencer à manger. Mais, la nuitsuivante et le lendemain, elle avait répété avec ravissement&|160;:«&|160;ma tante d’Uzai&|160;» avec cette suppression del’s finale, suppression qui l’avait stupéfaite la veille,mais qu’il lui semblait maintenant si vulgaire de ne pas connaîtrequ’une de ses amies lui ayant parlé d’un buste de la duchessed’Uzès, Mlle Legrandin lui avait répondu avec mauvaisehumeur, et d’un ton hautain&|160;: «&|160;Vous pourriez au moinsprononcer comme il faut&|160;: Mame d’Uzai.&|160;» Dès lors elleavait compris qu’en vertu de la transmutation des matièresconsistantes en éléments de plus en plus subtils, la fortuneconsidérable et si honorablement acquise qu’elle tenait de sonpère, l’éducation complète qu’elle avait reçue, son assiduité à laSorbonne, tant aux cours de Caro qu’à ceux de Brunetière, et auxconcerts Lamoureux, tout cela devait se volatiliser, trouver sasublimation dernière dans le plaisir de dire un jour&|160;:«&|160;ma tante d’Uzai&|160;». Il n’excluait pas de son espritqu’elle continuerait à fréquenter, au moins dans les premiers tempsqui suivraient son mariage, non pas certaines amies qu’elle aimaitet qu’elle était résignée à sacrifier, mais certaines autresqu’elle n’aimait pas et à qui elle voulait pouvoir dire(puisqu’elle se marierait pour cela)&|160;: «&|160;Je vais vousprésenter à ma tante d’Uzai&|160;», et quand elle vit que cettealliance était trop difficile&|160;: «&|160;Je vais vous présenterà ma tante de Ch’nouville&|160;» et&|160;: «&|160;Je vous feraidîner avec les Uzai.&|160;» Son mariage avec M. de Cambremer avaitprocuré à Mlle Legrandin l’occasion de dire la premièrede ces phrases mais non la seconde, le monde que fréquentaient sesbeaux-parents n’étant pas celui qu’elle avait cru et duquel ellecontinuait à rêver. Aussi, après m’avoir dit de Saint-Loup (enadoptant pour cela une expression de Robert, car si, pour causer,j’employais avec elle ces expressions de Legrandin, par unesuggestion inverse elle me répondait dans le dialecte de Robert,qu’elle ne savait pas emprunté à Rachel), en rapprochant le poucede l’index et en fermant à demi les yeux comme si elle regardaitquelque chose d’infiniment délicat qu’elle était parvenue àcapter&|160;: «&|160;Il a une jolie qualité d’esprit&|160;»&|160;;elle fit son éloge avec tant de chaleur qu’on aurait pu croirequ’elle était amoureuse de lui (on avait d’ailleurs prétenduqu’autrefois, quand il était à Doncières, Robert avait été sonamant), en réalité simplement pour que je le lui répétasse et pouraboutir à&|160;: «&|160;Vous êtes très lié avec la duchesse deGuerrnantes. Je suis souffrante, je ne sors guère, et je saisqu’elle reste confinée dans un cercle d’amis choisis, ce que jetrouve très bien, aussi je la connais très peu, mais je sais quec’est une femme absolument supérieure.&|160;» Sachant queMme de Cambremer la connaissait à peine, et pour mefaire aussi petit qu’elle, je glissai sur ce sujet et répondis à lamarquise que j’avais connu surtout son frère, M. Legrandin. À cenom, elle prit le même air évasif que j’avais eu pourMme de Guermantes, mais en y joignant une expression demécontentement, car elle pensa que j’avais dit cela pour humiliernon pas moi, mais elle. Était-elle rongée par le désespoir d’êtrenée Legrandin&|160;? C’est du moins ce que prétendaient les sœurset belles-sœurs de son mari, dames nobles de province qui neconnaissaient personne et ne savaient rien, jalousaientl’intelligence de Mme de Cambremer, son instruction, safortune, les agréments physiques qu’elle avait eus avant de tombermalade. «&|160;Elle ne pense pas à autre chose, c’est cela qui latue&|160;», disaient ces méchantes dès qu’elles parlaient deMme de Cambremer à n’importe qui, mais de préférence àun roturier, soit, s’il était fat et stupide, pour donner plus devaleur, par cette affirmation de ce qu’a de honteux la roture, àl’amabilité qu’elles marquaient pour lui, soit, s’il était timideet fin et s’appliquait le propos à soi-même, pour avoir le plaisir,tout en le recevant bien, de lui faire indirectement une insolence.Mais si ces dames croyaient dire vrai pour leur belle-sœur, ellesse trompaient. Celle-ci souffrait d’autant moins d’être néeLegrandin qu’elle en avait perdu le souvenir. Elle fut froissée queje le lui rendisse et se tut comme si elle n’avait pas compris, nejugeant pas nécessaire d’apporter une précision, ni même uneconfirmation aux miens.

«&|160;Nos parents ne sont pas la principale cause del’écourtement de notre visite, me dit Mme de Cambremerdouairière, qui était probablement plus blasée que sa belle-fillesur le plaisir qu’il y a à dire&|160;: «&|160;Ch’nouville&|160;».Mais, pour ne pas vous fatiguer de trop de monde, Monsieur,dit-elle en montrant l’avocat, n’a pas osé faire venir jusqu’ici safemme et son fils. Ils se promènent sur la plage en nous attendantet doivent commencer à s’ennuyer.&|160;» Je me les fis désignerexactement et courus les chercher. La femme avait une figure rondecomme certaines fleurs de la famille des renonculacées, et au coinde l’œil un assez large signe végétal. Et les générations deshommes gardant leurs caractères comme une famille de plantes, demême que sur la figure flétrie de la mère, le même signe, qui eûtpu aider au classement d’une variété, se gonflait sous l’œil dufils. Mon empressement auprès de sa femme et de son fils touchal’avocat. Il montra de l’intérêt au sujet de mon séjour à Balbec.«&|160;Vous devez vous trouver un peu dépaysé, car il y a ici, enmajeure partie, des étrangers.&|160;» Et il me regardait tout en meparlant, car n’aimant pas les étrangers, bien que beaucoup fussentde ses clients, il voulait s’assurer que je n’étais pas hostile àsa xénophobie, auquel cas il eût battu en retraite en disant&|160;:«&|160;Naturellement, Mme X… peut être une femmecharmante. C’est une question de principes.&|160;» Comme jen’avais, à cette époque, aucune opinion sur les étrangers, je netémoignai pas de désapprobation, il se sentit en terrain sûr. Ilalla jusqu’à me demander de venir un jour chez lui, à Paris, voirsa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec moi les Cambremer,avec lesquels il me croyait évidemment intime. «&|160;Je vousinviterai avec Le Sidaner, me dit-il, persuadé que je ne vivraisplus que dans l’attente de ce jour béni. Vous verrez quel hommeexquis. Et ses tableaux vous enchanteront. Bien entendu, je ne puispas rivaliser avec les grands collectionneurs, mais je crois quec’est moi qui ai le plus grand nombre de ses toiles préférées. Celavous intéressera d’autant plus, venant de Balbec, que ce sont desmarines, du moins en majeure partie.&|160;» La femme et le fils,pourvus du caractère végétal, écoutaient avec recueillement. Onsentait qu’à Paris leur hôtel était une sorte de temple du LeSidaner. Ces sortes de temples ne sont pas inutiles. Quand le dieua des doutes sur lui-même, il bouche aisément les fissures de sonopinion sur lui-même par les témoignages irrécusables d’êtres quiont voué leur vie à son œuvre.

Sur un signe de sa belle-fille, Mme de Cambremerallait se lever et me disait&|160;: «&|160;Puisque vous ne voulezpas vous installer à Féterne, ne voulez-vous pas au moins venirdéjeuner, un jour de la semaine, demain par exemple&|160;?&|160;»Et, dans sa bienveillance, pour me décider elle ajouta&|160;:«&|160;Vous retrouverez le comte de Crisenoy&|160;» que jen’avais nullement perdu, pour la raison que je ne le connaissaispas. Elle commençait à faire luire à mes yeux d’autres tentationsencore, mais elle s’arrêta net. Le premier président, qui, enrentrant, avait appris qu’elle était à l’hôtel, l’avaitsournoisement cherchée partout, attendue ensuite et, feignant de larencontrer par hasard, il vint lui présenter ses hommages. Jecompris que Mme de Cambremer ne tenait pas à étendre àlui l’invitation à déjeuner qu’elle venait de m’adresser. Il laconnaissait pourtant depuis bien plus longtemps que moi, étantdepuis des années un de ces habitués des matinées de Féterne quej’enviais tant durant mon premier séjour à Balbec. Maisl’ancienneté ne fait pas tout pour les gens du monde. Et ilsréservent plus volontiers les déjeuners aux relations nouvelles quipiquent encore leur curiosité, surtout quand elles arriventprécédées d’une prestigieuse et chaude recommandation comme cellede Saint-Loup. Mme de Cambremer supputa que le premierprésident n’avait pas entendu ce qu’elle m’avait dit, mais pourcalmer les remords qu’elle éprouvait, elle lui tint les plusaimables propos. Dans l’ensoleillement qui noyait à l’horizon lacôte dorée, habituellement invisible, de Rivebelle, nousdiscernâmes, à peine séparées du lumineux azur, sortant des eaux,roses, argentines, imperceptibles, les petites cloches del’angélus qui sonnaient aux environs de Féterne.«&|160;Ceci est encore assez Pelléas, fis-je remarquer àMme de Cambremer-Legrandin. Vous savez la scène que jeveux dire. – Je crois bien que je sais&|160;»&|160;; mais «&|160;jene sais pas du tout&|160;» était proclamé par sa voix et sonvisage, qui ne se moulaient à aucun souvenir, et par son souriresans appui, en l’air. La douairière ne revenait pas de ce que lescloches portassent jusqu’ici et se leva en pensant à l’heure&|160;:«&|160;Mais en effet, dis-je, d’habitude, de Balbec, on ne voit pascette côte, et on ne l’entend pas non plus. Il faut que le tempsait changé et ait doublement élargi l’horizon. À moins qu’elles neviennent vous chercher puisque je vois qu’elles vous fontpartir&|160;; elles sont pour vous la cloche du dîner.&|160;» Lepremier président, peu sensible aux cloches, regardait furtivementla digue qu’il se désolait de voir ce soir aussi dépeuplée.«&|160;Vous êtes un vrai poète, me dit Mme de Cambremer.On vous sent si vibrant, si artiste&|160;; venez, je vous joueraidu Chopin&|160;», ajouta-t-elle en levant les bras d’un air extasiéet en prononçant les mots d’une voix rauque qui avait l’air dedéplacer des galets. Puis vint la déglutition de la salive, et lavieille dame essuya instinctivement la légère brosse, dite àl’américaine, de sa moustache avec son mouchoir. Le premierprésident me rendit sans le vouloir un très grand service enempoignant la marquise par le bras pour la conduire à sa voiture,une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et de goût pourl’ostentation dictant une conduite que d’autres hésiteraient àassurer, et qui est loin de déplaire dans le monde. Il en avaitd’ailleurs, depuis tant d’années, bien plus l’habitude que moi.Tout en le bénissant je n’osai l’imiter et marchai à côté deMme de Cambremer-Legrandin, laquelle voulut voir lelivre que je tenais à la main. Le nom de Mme de Sévignélui fit faire la moue&|160;; et, usant d’un mot qu’elle avait ludans certains journaux, mais qui, parlé et mis au féminin, etappliqué à un écrivain du XVIIe siècle, faisait un effetbizarre, elle me demanda&|160;: «&|160;La trouvez-vous vraimenttalentueuse&|160;?&|160;» La marquise donna au valet de piedl’adresse d’un pâtissier où elle avait à s’en aller avant derepartir sur la route, rose de la poussière du soir, oùbleuissaient en forme de croupes les falaises échelonnées. Elledemanda à son vieux cocher si un de ses chevaux, qui était frileux,avait eu assez chaud, si le sabot de l’autre ne lui faisait pasmal. «&|160;Je vous écrirai pour ce que nous devons convenir, medit-elle à mi-voix. J’ai vu que vous causiez littérature avec mabelle-fille, elle est adorable&|160;», ajouta-t-elle, bien qu’ellene le pensât pas, mais elle avait pris l’habitude – gardée parbonté – de le dire pour que son fils n’eût pas l’air d’avoir faitun mariage d’argent. «&|160;Et puis, ajouta-t-elle dans un derniermâchonnement enthousiaste, elle est si hartthhisstte&|160;!&|160;»Puis elle monta en voiture, balançant la tête, levant la crosse deson ombrelle, et repartit par les rues de Balbec, surchargée desornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en tournée deconfirmation.

«&|160;Elle vous a invité à déjeuner, me dit sévèrement lepremier président quand la voiture se fut éloignée et que jerentrai avec mes amies. Nous sommes en froid. Elle trouve que je lanéglige. Dame, je suis facile à vivre. Qu’on ait besoin de moi, jesuis toujours là pour répondre&|160;: «&|160;Présent.&|160;» Maisils ont voulu jeter le grappin sur moi. Ah&|160;! alors, cela,ajouta-t-il d’un air fin et en levant le doigt comme quelqu’un quidistingue et argumente, je ne permets pas ça. C’est attenter à laliberté de mes vacances. J’ai été obligé de dire&|160;:«&|160;Halte-là&|160;». Vous paraissez fort bien avec elle. Quandvous aurez mon âge, vous verrez que c’est bien peu de chose, lemonde, et vous regretterez d’avoir attaché tant d’importance à cesriens. Allons, je vais faire un tour avant dîner. Adieu lesenfants&|160;», cria-t-il à la cantonade, comme s’il était déjàéloigné de cinquante pas.

Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles virentavec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait pas. «&|160;Hébien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais l’heure&|160;? –Rentrez, leur répondit-t-elle avec autorité. J’ai à causer aveclui&|160;», ajouta-t-elle en me montrant d’un air soumis. Rosemondeet Gisèle me regardaient, pénétrées pour moi d’un respect nouveau.Je jouissais de sentir que, pour un moment du moins, aux yeux mêmesde Rosemonde et de Gisèle, j’étais pour Albertine quelque chose deplus important que l’heure de rentrer, que ses amies, et pouvaismême avoir avec elle de graves secrets auxquels il était impossiblequ’on les mêlât. «&|160;Est-ce que nous ne te verrons pas cesoir&|160;? – Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci. En tout casà demain. – Montons dans ma chambre&|160;», lui dis-je, quand sesamies se furent éloignées. Nous prîmes l’ascenseur&|160;; ellegarda le silence devant le lift. L’habitude d’être obligé derecourir à l’observation personnelle et à la déduction pourconnaître les petites affaires des maîtres, ces gens étranges quicausent entre eux et ne leur parlent pas, développe chez les«&|160;employés&|160;» (comme le lift appelle les domestiques) unplus grand pouvoir de divination que chez les«&|160;patrons&|160;». Les organes s’atrophient ou deviennent plusforts ou plus subtils selon que le besoin qu’on a d’eux croît oudiminue. Depuis qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de nepas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes,alors que chez les anciens Romains, dont l’astronomie n’était passeulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée, la notion,non pas de minutes, mais même d’heures fixes, existait à peine.Aussi le lift avait-il compris et comptait-il raconter à sescamarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi. Mais ilnous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas de tact.Cependant je voyais se peindre sur son visage, substitué àl’impression habituelle d’amitié et de joie de me faire monter dansson ascenseur, un air d’abattement et d’inquiétude extraordinaires.Comme j’en ignorais la cause, pour tâcher de l’en distraire, etquoique plus préoccupé d’Albertine, je lui dis que la dame quivenait de partir s’appelait la marquise de Cambremer et non deCamembert. À l’étage devant lequel nous posions alors, j’aperçus,portant un traversin, une femme de chambre affreuse qui me saluaavec respect, espérant un pourboire au départ. J’aurais voulusavoir si c’était celle que j’avais tant désirée le soir de mapremière arrivée à Balbec, mais je ne pus jamais arriver à unecertitude. Le lift me jura, avec la sincérité de la plupart desfaux témoins, mais sans quitter son air désespéré, que c’était biensous le nom de Camembert que la marquise lui avait demandé del’annoncer. Et, à vrai dire, il était bien naturel qu’il eûtentendu un nom qu’il connaissait déjà. Puis, ayant sur la noblesseet la nature des noms avec lesquels se font les titres les notionsfort vagues qui sont celles de beaucoup de gens qui ne sont pasliftiers, le nom de Camembert lui avait paru d’autant plusvraisemblable que, ce fromage étant universellement connu, il nefallait point s’étonner qu’on eût tiré un marquisat d’une renomméeaussi glorieuse, à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eûtdonné sa célébrité au fromage. Néanmoins, comme il voyait que je nevoulais pas avoir l’air de m’être trompé et qu’il savait que lesmaîtres aiment à voir obéis leurs caprices les plus futiles etacceptés leurs mensonges les plus évidents, il me promit, en bondomestique, de dire désormais Cambremer. Il est vrai qu’aucunboutiquier de la ville ni aucun paysan des environs, où le nom etla personne des Cambremer étaient parfaitement connus, n’auraientjamais pu commettre l’erreur du lift. Mais le personnel du«&|160;grand hôtel de Balbec&|160;» n’était nullement du pays. Ilvenait de droite ligne, avec tout le matériel, de Biarritz, Nice etMonte-Carlo, une partie ayant été dirigée sur Deauville, une autresur Dinard et la troisième réservée à Balbec.

Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour qu’iloubliât ainsi de me témoigner son dévouement par ses habituelssourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque malheur.Peut-être avait-il été «&|160;envoyé&|160;». Je me promis dans cecas de tâcher d’obtenir qu’il restât, le directeur m’ayant promisde ratifier tout ce que je déciderais concernant son personnel.«&|160;Vous pouvez toujours faire ce que vous voulez, je rectified’avance.&|160;» Tout à coup, comme je venais de quitterl’ascenseur, je compris la détresse, l’air atterré du lift. À causede la présence d’Albertine je ne lui avais pas donné les cent sousque j’avais l’habitude de lui remettre en montant. Et cet imbécile,au lieu de comprendre que je ne voulais pas faire devant des tiersétalage de pourboires, avait commencé à trembler, supposant quec’était fini une fois pour toutes, que je ne lui donnerais plusjamais rien. Il s’imaginait que j’étais tombé dans la«&|160;dèche&|160;» (comme eût dit le duc de Guermantes), et sasupposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais uneterrible déception égoïste. Je me dis que j’étais moinsdéraisonnable que ne trouvait ma mère quand je n’osais pas ne pasdonner un jour la somme exagérée mais fiévreusement attendue quej’avais donnée la veille. Mais aussi la signification donnéejusque-là par moi, et sans aucun doute, à l’air habituel de joie,où je n’hésitais pas à voir un signe d’attachement, me parut d’unsens moins assuré. En voyant le liftier prêt, dans son désespoir, àse jeter des cinq étages, je me demandais si, nos conditionssociales se trouvant respectivement changées, du fait par exempled’une révolution, au lieu de manœuvrer gentiment pour moil’ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne m’en eût pas précipité,et s’il n’y a pas, dans certaines classes du peuple, plus deduplicité que dans le monde où, sans doute, l’on réserve pour notreabsence les propos désobligeants, mais où l’attitude à notre égardne serait pas insultante si nous étions malheureux.

On ne peut pourtant pas dire qu’à l’hôtel de Balbec, le lift fûtle plus intéressé. À ce point de vue le personnel se divisait endeux catégories&|160;: d’une part ceux qui faisaient desdifférences entre les clients, plus sensibles au pourboireraisonnable d’un vieux noble (d’ailleurs en mesure de leur éviter28 jours en les recommandant au général de Beautreillis) qu’auxlargesses inconsidérées d’un rasta qui décelait par là même unmanque d’usage que, seulement devant lui, on appelait de la bonté.D’autre part ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité,situation, manières, étaient inexistantes, recouvertes par unchiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argentqu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-être Aimé lui-même, bienque prétendant, à cause du grand nombre d’hôtels où il avait servi,à un grand savoir mondain, appartenait-il à cette catégorie-là.Tout au plus donnait-il un tour social et de connaissance desfamilles à ce genre d’appréciation, en disant de la princesse deLuxembourg par exemple&|160;: «&|160;Il y a beaucoup d’argent làdedans&|160;?&|160;» (le point d’interrogation étant afin de serenseigner, ou de contrôler définitivement les renseignements qu’ilavait pris, avant de procurer à un client un «&|160;chef&|160;»pour Paris, ou de lui assurer une table à gauche, à l’entrée, avecvue sur la mer, à Balbec). Malgré cela, sans être dépourvud’intérêt, il ne l’eût pas exhibé avec le sot désespoir du lift. Aureste, la naïveté de celui-ci simplifiait peut-être les choses.C’est la commodité d’un grand hôtel, d’une maison comme étaitautrefois celle de Rachel&|160;; c’est que, sans intermédiaires,sur la face jusque-là glacée d’un employé ou d’une femme, la vued’un billet de cent francs, à plus forte raison de mille, mêmedonné, pour cette fois-là, à un autre, amène un sourire et desoffres. Au contraire, dans la politique, dans les relations d’amantà maîtresse, il y a trop de choses placées entre l’argent et ladocilité. Tant de choses que ceux-là mêmes chez qui l’argentéveille finalement le sourire sont souvent incapables de suivre leprocessus interne qui les relie, se croient, sont plus délicats. Etpuis cela décante la conversation polie des «&|160;Je sais ce quime reste à faire, demain on me trouvera à la Morgue.&|160;» Aussirencontre-t-on dans la société polie peu de romanciers, de poètes,de tous ces êtres sublimes qui parlent justement de ce qu’il nefaut pas dire.

Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine medit&|160;: «&|160;Qu’est-ce que vous avez contre moi&|160;?&|160;»Ma dureté avec elle m’avait-elle été pénible à moi-même&|160;?N’était-elle de ma part qu’une ruse inconsciente se proposantd’amener vis-à-vis de moi mon amie à cette attitude de crainte etde prière qui me permettrait de l’interroger, et peut-êtred’apprendre laquelle des deux hypothèses que je formais depuislongtemps sur elle était la vraie&|160;? Toujours est-il que, quandj’entendis sa question, je me sentis soudain heureux commequelqu’un qui touche à un but longtemps désiré. Avant de luirépondre je la conduisis jusqu’à ma porte. Celle-ci en s’ouvrantfit refluer la lumière rose qui remplissait la chambre et changeaitla mousseline blanche des rideaux tendus sur le soir en lampasaurore. J’allai jusqu’à la fenêtre&|160;; les mouettes étaientposées de nouveau sur les flots&|160;; mais maintenant ellesétaient roses. Je le fis remarquer à Albertine&|160;: «&|160;Nedétournez pas la conversation, me dit-elle, soyez franc commemoi.&|160;» Je mentis. Je lui déclarai qu’il lui fallait écouter unaveu préalable, celui d’une grande passion que j’avais depuisquelque temps pour Andrée, et je le lui fis avec une simplicité etune franchise dignes du théâtre, mais qu’on n’a guère dans la vieque pour les amours qu’on ne ressent pas. Reprenant le mensongedont j’avais usé avec Gilberte avant mon premier séjour à Balbec,mais le variant, j’allai, pour me faire mieux croire d’elle quandje lui disais maintenant que je ne l’aimais pas, jusqu’à laisseréchapper qu’autrefois j’avais été sur le point d’être amoureuxd’elle, mais que trop de temps avait passé, qu’elle n’était pluspour moi qu’une bonne camarade et que, l’eussé-je voulu, il nem’eût plus été possible d’éprouver de nouveau à son égard dessentiments plus ardents. D’ailleurs, en appuyant ainsi devantAlbertine sur ces protestations de froideur pour elle, je nefaisais – à cause d’une circonstance et en vue d’un butparticuliers – que rendre plus sensible, marquer avec plus deforce, ce rythme binaire qu’adopte l’amour chez tous ceux quidoutent trop d’eux-mêmes pour croire qu’une femme puisse jamais lesaimer, et aussi qu’eux-mêmes puissent l’aimer véritablement. Ils seconnaissent assez pour savoir qu’auprès des plus différentes, ilséprouvaient les mêmes espoirs, les mêmes angoisses, inventaient lesmêmes romans, prononçaient les mêmes paroles, pour s’être renduainsi compte que leurs sentiments, leurs actions, ne sont pas enrapport étroit et nécessaire avec la femme aimée, mais passent àcôté d’elle, l’éclaboussent, la circonviennent comme le flux qui sejette le long des rochers, et le sentiment de leur propreinstabilité augmente encore chez eux la défiance que cette femme,dont ils voudraient tant être aimés, ne les aime pas. Pourquoi lehasard aurait-il fait, puisqu’elle n’est qu’un simple accidentplacé devant le jaillissement de nos désirs, que nous fussionsnous-mêmes le but de ceux qu’elle a&|160;? Aussi, tout en ayantbesoin d’épancher vers elle tous ces sentiments, si différents dessentiments simplement humains que notre prochain nous inspire, cessentiments si spéciaux que sont les sentiments amoureux, aprèsavoir fait un pas en avant, en avouant à celle que nous aimonsnotre tendresse pour elle, nos espoirs, aussitôt craignant de luidéplaire, confus aussi de sentir que le langage que nous lui avonstenu n’a pas été formé expressément pour elle, qu’il nous a servi,nous servira pour d’autres, que si elle ne nous aime pas elle nepeut pas nous comprendre, et que nous avons parlé alors avec lemanque de goût, l’impudeur du pédant adressant à des ignorants desphrases subtiles qui ne sont pas pour eux, cette crainte, cettehonte, amènent le contre-rythme, le reflux, le besoin, fût-ce enreculant d’abord, en retirant vivement la sympathie précédemmentconfessée, de reprendre l’offensive et de ressaisir l’estime, ladomination&|160;; le rythme double est perceptible dans lesdiverses périodes d’un même amour, dans toutes les périodescorrespondantes d’amours similaires, chez tous les êtres quis’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut. S’il était pourtant unpeu plus vigoureusement accentué qu’il n’est d’habitude, dans cediscours que j’étais en train de faire à Albertine, c’étaitsimplement pour me permettre de passer plus vite et plusénergiquement au rythme opposé que scanderait ma tendresse.

Comme si Albertine avait dû avoir de la peine à croire ce que jelui disais de mon impossibilité de l’aimer de nouveau, à cause dutrop long intervalle, j’étayais ce que j’appelais une bizarrerie demon caractère d’exemples tirés de personnes avec qui j’avais, parleur faute ou la mienne, laissé passer l’heure de les aimer, sanspouvoir, quelque désir que j’en eusse, la retrouver après. J’avaisainsi l’air à la fois de m’excuser auprès d’elle, comme d’uneimpolitesse, de cette incapacité de recommencer à l’aimer, et dechercher à lui en faire comprendre les raisons psychologiques commesi elles m’eussent été particulières. Mais en m’expliquant de lasorte, en m’étendant sur le cas de Gilberte, vis-à-vis de laquelleen effet avait été rigoureusement vrai ce qui le devenait si peu,appliqué à Albertine, je ne faisais que rendre mes assertions aussiplausibles que je feignais de croire qu’elles le fussent peu.Sentant qu’Albertine appréciait ce qu’elle croyait mon «&|160;francparler&|160;» et reconnaissait dans mes déductions la clarté del’évidence, je m’excusai du premier, lui disant que je savais bienqu’on déplaisait toujours en disant la vérité et que celle-cid’ailleurs devait lui paraître incompréhensible. Elle me remercia,au contraire, de ma sincérité et ajouta qu’au surplus ellecomprenait à merveille un état d’esprit si fréquent et sinaturel.

Cet aveu fait à Albertine d’un sentiment imaginaire pour Andrée,et pour elle-même d’une indifférence que, pour paraître tout à faitsincère et sans exagération, je lui assurai incidemment, comme parun scrupule de politesse, ne pas devoir être prise trop à lalettre, je pus enfin, sans crainte, qu’Albertine y soupçonnât del’amour, lui parler avec une douceur que je me refusais depuis silongtemps et qui me parut délicieuse. Je caressais presque maconfidente&|160;; en lui parlant de son amie que j’aimais, leslarmes me venaient aux yeux. Mais, venant au fait, je lui dis enfinqu’elle savait ce qu’était l’amour, ses susceptibilités, sessouffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne pour moi, elleaurait à cœur de faire cesser les grands chagrins qu’elle mecausait, non directement puisque ce n’était pas elle que j’aimais,si j’osais le redire sans la froisser, mais indirectement enm’atteignant dans mon amour pour Andrée. Je m’interrompis pourregarder et montrer à Albertine un grand oiseau solitaire et hâtifqui, loin devant nous, fouettant l’air du battement régulier de sesailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage tachée çà etlà de reflets pareils à des petits morceaux de papier rougedéchirés et la traversait dans toute sa longueur, sans ralentir sonallure, sans détourner son attention, sans dévier de son chemin,comme un émissaire qui va porter bien loin un message urgent etcapital. «&|160;Lui, du moins, va droit au but&|160;! me ditAlbertine d’un air de reproche. – Vous me dites cela parce que vousne savez pas ce que j’aurais voulu vous dire. Mais c’est tellementdifficile que j’aime mieux y renoncer&|160;; je suis certain que jevous fâcherais&|160;; alors cela n’aboutira qu’à ceci&|160;: je neserai en rien plus heureux avec celle que j’aime d’amour et j’auraiperdu une bonne camarade. – Mais puisque je vous jure que je ne mefâcherai pas.&|160;» Elle avait l’air si doux, si tristement docileet d’attendre de moi son bonheur, que j’avais peine à me conteniret à ne pas embrasser, presque avec le même genre de plaisir quej’aurais eu à embrasser ma mère, ce visage nouveau qui n’offraitplus la mine éveillée et rougissante d’une chatte mutine etperverse au petit nez rose et levé, mais semblait dans la plénitudede sa tristesse accablée, fondu, à larges coulées aplaties etretombantes, dans de la bonté. Faisant abstraction de mon amourcomme d’une folie chronique sans rapport avec elle, me mettant à saplace, je m’attendrissais devant cette brave fille habituée à cequ’on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le boncamarade qu’elle avait pu croire que j’étais pour elle poursuivait,depuis des semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées àleur point culminant. C’est parce que je me plaçais à un point devue purement humain, extérieur à nous deux et d’où mon amour jalouxs’évanouissait, que j’éprouvais pour Albertine cette pitiéprofonde, qui l’eût moins été si je ne l’avais pas aimée. Du reste,dans cette oscillation rythmée qui va de la déclaration à labrouille (le plus sûr moyen, le plus efficacement dangereux pourformer, par mouvements opposés et successifs, un nœud qui ne sedéfasse pas et nous attache solidement à une personne), au sein dumouvement de retrait qui constitue l’un des deux éléments durythme, à quoi bon distinguer encore les reflux de la pitiéhumaine, qui, opposés à l’amour, quoique ayant peut-êtreinconsciemment la même cause, produisent en tout cas les mêmeseffets&|160;? En se rappelant plus tard le total de tout ce qu’on afait pour une femme, on se rend compte souvent que les actesinspirés par le désir de montrer qu’on aime, de se faire aimer, degagner des faveurs, ne tiennent guère plus de place que ceux dus aubesoin humain de réparer les torts envers l’être qu’on aime, parsimple devoir moral, comme si on ne l’aimait pas. «&|160;Mais enfinqu’est-ce que j’ai pu faire&|160;?&|160;» me demanda Albertine. Onfrappa&|160;; c’était le lift&|160;; la tante d’Albertine, quipassait devant l’hôtel en voiture, s’était arrêtée à tout hasardpour voir si elle n’y était pas et la ramener. Albertine fitrépondre qu’elle ne pouvait pas descendre, qu’on dînât sansl’attendre, qu’elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait.«&|160;Mais votre tante sera fâchée&|160;? – Pensez-vous&|160;!Elle comprendra très bien.&|160;» Ainsi donc, en ce moment, dumoins, tel qu’il n’en reviendrait peut-être pas, un entretien avecmoi se trouvait, par suite des circonstances, être aux yeuxd’Albertine une chose d’une importance si évidente qu’on dût lefaire passer avant tout, et à laquelle, se reportant sans douteinstinctivement à une jurisprudence familiale, énumérant tellesconjonctures où, quand la carrière de M. Bontemps était en jeu, onn’avait pas regardé à un voyage, mon amie ne doutait pas que satante trouvât tout naturel de voir sacrifier l’heure du dîner.Cette heure lointaine qu’elle passait sans moi, chez les siens,Albertine l’ayant fait glisser jusqu’à moi me la donnait&|160;;j’en pouvais user à ma guise. Je finis par oser lui dire ce qu’onm’avait raconté de son genre de vie, et que, malgré le profonddégoût que m’inspiraient les femmes atteintes du même vice, je nem’en étais pas soucié jusqu’à ce qu’on m’eût nommé sa complice, etqu’elle pouvait comprendre facilement, au point où j’aimais Andrée,quelle douleur j’en avais ressentie. Il eût peut-être été plushabile de dire qu’on m’avait cité aussi d’autres femmes, mais quim’étaient indifférentes. Mais la brusque et terrible révélation quem’avait faite Cottard était entrée en moi me déchirer, tellequelle, tout entière, mais sans plus. Et de même qu’auparavant jen’aurais jamais eu de moi-même l’idée qu’Albertine aimait Andrée,ou du moins pût avoir des jeux caressants avec elle, si Cottard nem’avait pas fait remarquer leur pose en valsant, de même je n’avaispas su passer de cette idée à celle, pour moi tellement différente,qu’Albertine pût avoir avec d’autres femmes qu’Andrée des relationsdont l’affection n’eût même pas été l’excuse. Albertine, avant mêmede me jurer que ce n’était pas vrai, manifesta, comme toutepersonne à qui on vient d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, dela colère, du chagrin et, à l’endroit du calomniateur inconnu, lacuriosité rageuse de savoir qui il était et le désir d’êtreconfrontée avec lui pour pouvoir le confondre. Mais elle m’assuraqu’à moi du moins, elle n’en voulait pas. «&|160;Si cela avait étévrai, je vous l’aurais avoué. Mais Andrée et moi nous avons aussihorreur l’une que l’autre de ces choses-là. Nous ne sommes pasarrivées à notre âge sans voir des femmes aux cheveux courts, quiont des manières d’hommes et le genre que vous dites, et rien nenous révolte autant.&|160;» Albertine ne me donnait que sa parole,une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c’estjustement ce qui pouvait le mieux me calmer, la jalousieappartenant à cette famille de doutes maladifs que lève bien plusl’énergie d’une affirmation que sa vraisemblance. C’est d’ailleursle propre de l’amour de nous rendre à la fois plus défiants et pluscrédules, de nous faire soupçonner, plus vite que nous n’aurionsfait une autre, celle que nous aimons, et d’ajouter foi plusaisément à ses dénégations. Il faut aimer pour prendre souci qu’iln’y ait pas que des honnêtes femmes, autant dire pour s’en aviser,et il faut aimer aussi pour souhaiter, c’est-à-dire pour s’assurerqu’il y en a. Il est humain de chercher la douleur et aussitôt às’en délivrer. Les propositions qui sont capables d’y réussir noussemblent facilement vraies, on ne chicane pas beaucoup sur uncalmant qui agit. Et puis, si multiple que soit l’être que nousaimons, il peut en tout cas nous présenter deux personnalitésessentielles, selon qu’il nous apparaît comme nôtre ou commetournant ses désirs ailleurs que vers nous. La première de cespersonnalités possède la puissance particulière qui nous empêche decroire à la réalité de la seconde, le secret spécifique pourapaiser les souffrances que cette dernière a causées. L’être aiméest successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave lemal. Sans doute j’avais été depuis longtemps, par la puissancequ’exerçait sur mon imagination et ma faculté d’être ému l’exemplede Swann, préparé à croire vrai ce que je craignais au lieu de ceque j’aurais souhaité. Aussi la douceur apportée par lesaffirmations d’Albertine faillit-elle en être compromise un momentparce que je me rappelai l’histoire d’Odette. Mais je me dis que,s’il était juste de faire sa part au pire, non seulement quand,pour comprendre les souffrances de Swann, j’avais essayé de memettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu’il s’agissait demoi-même, en cherchant la vérité comme s’il se fût agi d’un autre,il ne fallait cependant pas que, par cruauté pour moi-même, soldatqui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais oùil est le plus exposé, j’aboutisse à l’erreur de tenir unesupposition pour plus vraie que les autres, à cause de cela seulqu’elle était la plus douloureuse. N’y avait-il pas un abîme entreAlbertine, jeune fille d’assez bonne famille bourgeoise, et Odette,cocotte vendue par sa mère dès son enfance&|160;? La parole del’une ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l’autre.D’ailleurs Albertine n’avait en rien à me mentir le même intérêtqu’Odette à Swann. Et encore à celui-ci Odette avait avoué cequ’Albertine venait de nier. J’aurais donc commis une faute deraisonnement aussi grave – quoique inverse – que celle qui m’eûtincliné vers une hypothèse parce que celle-ci m’eût fait moinssouffrir que les autres, en ne tenant pas compte de ces différencesde fait dans les situations, et en reconstituant la vie réelle demon amie uniquement d’après ce que j’avais appris de celled’Odette. J’avais devant moi une nouvelle Albertine, déjà entrevueplusieurs fois, il est vrai, vers la fin de mon premier séjour àBalbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affectionpour moi, de me pardonner mes soupçons et de tâcher à les dissiper.Elle me fit asseoir à côté d’elle sur mon lit. Je la remerciai dece qu’elle m’avait dit, je l’assurai que notre réconciliation étaitfaite et que je ne serais plus jamais dur avec elle. Je dis àAlbertine qu’elle devrait tout de même rentrer dîner. Elle medemanda si je n’étais pas bien comme cela. Et attirant ma tête pourune caresse qu’elle ne m’avait encore jamais faite et que je devaispeut-être à notre brouille finie, elle passa légèrement sa languesur mes lèvres, qu’elle essayait d’entr’ouvrir. Pour commencer jene les desserrai pas. «&|160;Quel grand méchant vousfaites&|160;!&|160;» me dit-elle.

J’aurais dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Jepressentais dès lors que, dans l’amour non partagé – autant diredans l’amour, car il est des êtres pour qui il n’est pas d’amourpartagé – on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui m’enétait donné à un de ces moments uniques dans lesquels la bontéd’une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent sur nosdésirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmesactions, que si nous étions vraiment aimés. La sagesse eût été deconsidérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petiteparcelle de bonheur, à défaut de laquelle je serais mort sans avoirsoupçonné ce qu’il peut être pour des cœurs moins difficiles ouplus favorisés&|160;; de supposer qu’elle faisait partie d’unbonheur vaste et durable qui m’apparaissait en ce pointseulement&|160;; et, pour que le lendemain n’inflige pas un démentià cette feinte, de ne pas chercher à demander une faveur de plusaprès celle qui n’avait été due qu’à l’artifice d’une minuted’exception. J’aurais dû quitter Balbec, m’enfermer dans lasolitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de lavoix que j’avais su rendre un instant amoureuse, et de qui jen’aurais plus rien exigé que de ne pas s’adresser davantage àmoi&|160;; de peur que, par une parole nouvelle qui n’eût pudésormais être que différente, elle vînt blesser d’une dissonancele silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pusurvivre longtemps en moi la tonalité du bonheur.

Tranquillisé par mon explication avec Albertine, je recommençaià vivre davantage auprès de ma mère. Elle aimait à me parlerdoucement du temps où ma grand’mère était plus jeune. Craignant queje ne me fisse des reproches sur les tristesses dont j’avais puassombrir la fin de cette vie, elle revenait volontiers aux annéesoù mes premières études avaient causé à ma grand’mère dessatisfactions que jusqu’ici on m’avait toujours cachées. Nousreparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins jelisais, et qu’à Balbec je devrais bien faire de même, si je netravaillais pas. Je répondis que, pour m’entourer justement dessouvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes, j’aimeraisrelire les Mille et une Nuits. Comme jadis à Combray,quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette,pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois lesMille et une Nuits de Galland et les Mille et uneNuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur lesdeux traductions, ma mère aurait bien voulu que je m’en tinsse àcelle de Galland, tout en craignant de m’influencer, à cause durespect qu’elle avait de la liberté intellectuelle, de la peurd’intervenir maladroitement dans la vie de ma pensée, et dusentiment qu’étant une femme, d’une part elle manquait,croyait-elle, de la compétence littéraire qu’il fallait, d’autrepart qu’elle ne devait pas juger d’après ce qui la choquait leslectures d’un jeune homme. En tombant sur certains contes, elleavait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité del’expression. Mais surtout, conservant précieusement comme desreliques, non pas seulement la broche, l’en-tout-cas, le manteau,le volume de Mme de Sévigné, mais aussi les habitudes depensée et de langage de sa mère, cherchant en toute occasion quelleopinion celle-ci eût émise, ma mère ne pouvait douter de lacondamnation que ma grand’mère eût prononcée contre le livre deMardrus. Elle se rappelait qu’à Combray, tandis qu’avant de partirmarcher du côté de Méséglise je lisais Augustin Thierry, magrand’mère, contente de mes lectures, de mes promenades,s’indignait pourtant de voir celui dont le nom restait attaché àcet hémistiche&|160;: «&|160;Puis règne Mérovée&|160;» appeléMerowig, refusait de dire Carolingiens pour les Carlovingiens,auxquels elle restait fidèle. Enfin je lui avais raconté ce que magrand’mère avait pensé des noms grecs que Bloch, d’après Leconte deLisle, donnait aux dieux d’Homère, allant même, pour les choses lesplus simples, à se faire un devoir religieux, en lequel il croyaitque consistait le talent littéraire, d’adopter une orthographegrecque. Ayant, par exemple, à dire dans une lettre que le vinqu’on buvait chez lui était un vrai nectar, il écrivait un vrainektar, avec un k, ce qui lui permettait de ricaner au nomde Lamartine. Or si une Odyssée d’où étaient absents lesnoms d’Ulysse et de Minerve n’était plus pour ellel’Odyssée, qu’aurait-elle dit en voyant déjà déformé surla couverture le titre de ses Mille et Une Nuits, en neretrouvant plus, exactement transcrits comme elle avait été de touttemps habituée à les dire, les noms immortellement familiers deSheherazade, de Dinarzade, où, débaptisés eux-mêmes, si l’on oseemployer le mot pour des contes musulmans, le charmant Calife etles puissants Génies se reconnaissaient à peine, étant appelés l’unle «&|160;Khalifat&|160;», les autres les«&|160;Gennis&|160;»&|160;? Pourtant ma mère me remit les deuxouvrages, et je lui dis que je les lirais les jours où je seraistrop fatigué pour me promener.

Ces jours-là n’étaient pas très fréquents d’ailleurs. Nousallions goûter comme autrefois «&|160;en bande&|160;», Albertine,ses amies et moi, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette.Mais il y avait des fois où Albertine me donnait ce grand plaisir.Elle me disait&|160;: «&|160;Aujourd’hui je veux être un peu seuleavec vous, ce sera plus gentil de se voir tous les deux.&|160;»Alors elle disait qu’elle avait à faire, que d’ailleurs ellen’avait pas de comptes à rendre, et pour que les autres, si ellesallaient tout de même sans nous se promener et goûter, ne pussentpas nous retrouver, nous allions, comme deux amants, tout seuls àBagatelle ou à la Croix d’Heulan, pendant que la bande, quin’aurait jamais eu l’idée de nous chercher là et n’y allait jamais,restait indéfiniment, dans l’espoir de nous voir arriver, àMarie-Antoinette. Je me rappelle les temps chauds qu’il faisaitalors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil unegoutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente, commela goutte d’eau d’un réservoir, et alternait avec la chute du fruitmûr qui se détachait de l’arbre dans les «&|160;clos&|160;»voisins&|160;; ils sont restés, aujourd’hui encore, avec ce mystèred’une femme cachée, la part la plus consistante de tout amour quise présente pour moi. Une femme dont on me parle et à laquelle jene songerais pas un instant, je dérange tous les rendez-vous de masemaine pour la connaître, si c’est une semaine où il fait un deces temps-là, et si je dois la voir dans quelque ferme isolée. J’aibeau savoir que ce genre de temps et de rendez-vous n’est pasd’elle, c’est l’appât, pourtant bien connu de moi, auquel je melaisse prendre et qui suffit pour m’accrocher. Je sais que cettefemme, par un temps froid, dans une ville, j’aurais pu la désirer,mais sans accompagnement de sentiment romanesque, sans deveniramoureux&|160;; l’amour n’en est pas moins fort une fois que, grâceà des circonstances, il m’a enchaîné – il est seulement plusmélancolique, comme le deviennent dans la vie nos sentiments pourdes personnes, au fur et à mesure que nous nous apercevonsdavantage de la part de plus en plus petite qu’elles y tiennent etque l’amour nouveau que nous souhaiterions si durable, abrégé enmême temps que notre vie même, sera le dernier.

Il y avait encore peu de monde à Balbec, peu de jeunes filles.Quelquefois j’en voyais telle ou telle arrêtée sur la plage, sansagrément, et que pourtant bien des coïncidences semblaientcertifier être la même que j’avais été désespéré de ne pouvoirapprocher au moment où elle sortait avec ses amies du manège ou del’école de gymnastique. Si c’était la même (et je me gardais d’enparler à Albertine), la jeune fille que j’avais crue enivranten’existait pas. Mais je ne pouvais arriver à une certitude, car levisage de ces jeunes filles n’occupait pas sur la plage unegrandeur, n’offrait pas une forme permanente, contracté, dilaté,transformé qu’il était par ma propre attente, l’inquiétude de mondésir ou un bien-être qui se suffit à lui-même, les toilettesdifférentes qu’elles portaient, la rapidité de leur marche ou leurimmobilité. De tout près pourtant, deux ou trois me semblaientadorables. Chaque fois que je voyais une de celles-là, j’avaisenvie de l’emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes,mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, parcomparaison avec l’indifférence, il entre déjà cette audace qu’estun commencement, même unilatéral, de réalisation, tout de même,entre mon désir et l’action que serait ma demande de l’embrasser,il y avait tout le «&|160;blanc&|160;» indéfini de l’hésitation, dela timidité. Alors j’entrais chez le pâtissier-limonadier, jebuvais l’un après l’autre sept à huit verres de porto. Aussitôt, aulieu de l’intervalle impossible à combler entre mon désir etl’action, l’effet de l’alcool traçait une ligne qui les conjoignaittous deux. Plus de place pour l’hésitation ou la crainte. Il mesemblait que la jeune fille allait voler jusqu’à moi. J’allaisjusqu’à elle, d’eux-mêmes sortaient de mes lèvres&|160;:«&|160;J’aimerais me promener avec vous. Vous ne voulez pas qu’onaille sur la falaise, on n’y est dérangé par personne derrière lepetit bois qui protège du vent la maison démontable actuellementinhabitée&|160;?&|160;» Toutes les difficultés de la vie étaientaplanies, il n’y avait plus d’obstacles à l’enlacement de nos deuxcorps. Plus d’obstacles pour moi du moins. Car ils n’avaient pasété volatilisés pour elle qui n’avait pas bu de porto. L’eût-ellefait, et l’univers eût-il perdu quelque réalité à ses yeux, le rêvelongtemps chéri qui lui aurait alors paru soudain réalisable n’eûtpeut-être pas été du tout de tomber dans mes bras.

Non seulement les jeunes filles étaient peu nombreuses, mais, encette saison qui n’était pas encore «&|160;la saison&|160;», ellesrestaient peu. Je me souviens d’une au teint roux de colaeus, auxyeux verts, aux deux joues rousses et dont la figure double etlégère ressemblait aux graines ailées de certains arbres. Je nesais quelle brise l’amena à Balbec et quelle autre la remporta. Cefut si brusquement que j’en eus pendant plusieurs jours un chagrinque j’osai avouer à Albertine quand je compris qu’elle était partiepour toujours.

Il faut dire que plusieurs étaient ou des jeunes filles que jene connaissais pas du tout, ou que je n’avais pas vues depuis desannées. Souvent, avant de les rencontrer, je leur écrivais. Si leurréponse me faisait croire à un amour possible, quelle joie&|160;!On ne peut pas, au début d’une amitié pour une femme, et même sielle ne doit pas se réaliser par la suite, se séparer de cespremières lettres reçues. On les veut avoir tout le temps auprès desoi, comme de belles fleurs reçues, encore toutes fraîches, etqu’on ne s’interrompt de regarder que pour les respirer de plusprès. La phrase qu’on sait par cœur est agréable à relire et, danscelles moins littéralement apprises, on veut vérifier le degré detendresse d’une expression. A-t-elle écrit&|160;: «&|160;Votrechère lettre&|160;?&|160;» Petite déception dans la douceur qu’onrespire, et qui doit être attribuée soit à ce qu’on a lu trop vite,soit à l’écriture illisible de la correspondante&|160;; elle n’apas mis&|160;: «&|160;Et votre chère lettre&|160;», mais&|160;:«&|160;En voyant cette lettre&|160;». Mais le reste est si tendre.Oh&|160;! que de pareilles fleurs viennent demain. Puis cela nesuffit plus, il faudrait aux mots écrits confronter les regards, lavoix. On prend rendez-vous, et – sans qu’elle ait changé peut-être– là où on croyait, sur la description faite ou le souvenirpersonnel, rencontrer la fée Viviane, on trouve le Chat botté. Onlui donne rendez-vous pour le lendemain quand même, car c’est toutde même elle et ce qu’on désirait, c’est elle. Or cesdésirs pour une femme dont on a rêvé ne rendent pas absolumentnécessaire la beauté de tel trait précis. Ces désirs sont seulementle désir de tel être&|160;; vagues comme des parfums, comme lestyrax était le désir de Prothyraïa, le safran le désir éthéré, lesaromates le désir d’Héra, la myrrhe le parfum des mages, la mannele désir de Nikè, l’encens le parfum de la mer. Mais ces parfumsque chantent les Hymnes orphiques sont bien moins nombreux que lesdivinités qu’ils chérissent. La myrrhe est le parfum des mages,mais aussi de Protogonos, de Neptune, de Nérée, de Leto&|160;;l’encens est le parfum de la mer, mais aussi de la belle Diké, deThémis, de Circé, des neuf Muses, d’Eos, de Mnémosyne, du Jour, deDikaïosunè. Pour le styrax, la manne et les aromates, on n’enfinirait pas de dire les divinités qui les inspirent, tant ellessont nombreuses. Amphiétès a tous les parfums excepté l’encens, etGaïa rejette uniquement les fèves et les aromates. Ainsi enétait-il de ces désirs de jeunes filles que j’avais. Moins nombreuxqu’elles n’étaient, ils se changeaient en des déceptions et destristesses assez semblables les unes aux autres. Je n’ai jamaisvoulu de la myrrhe. Je l’ai réservée pour Jupien et pour laprincesse de Guermantes, car elle est le désir de Protogonos«&|160;aux deux sexes, ayant le mugissement du taureau, auxnombreuses orgies, mémorable, inénarrable, descendant, joyeux, versles sacrifices des Orgiophantes&|160;».

Mais bientôt la saison battit son plein&|160;; c’était tous lesjours une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement croissantede mes promenades, remplaçant la lecture charmante des Mille etUne Nuits, il y avait une cause dépourvue de plaisir et quiles empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée de jeunesfilles, et l’idée que m’avait suggérée Cottard m’ayant, non pasfourni de nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de cecôté, et prudent à ne pas en laisser se former en moi, dès qu’unejeune femme arrivait à Balbec, je me sentais mal à l’aise, jeproposais à Albertine les excursions les plus éloignées, afinqu’elle ne pût faire la connaissance et même, si c’était possible,pût ne pas recevoir la nouvelle venue. Je redoutais naturellementdavantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ouconnaissait la mauvaise réputation&|160;; je tâchais de persuader àmon amie que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien,était calomnieuse, peut-être sans me l’avouer par une peur, encoreinconsciente, qu’elle cherchât à se lier avec la dépravée ouqu’elle regrettât de ne pouvoir la chercher, à cause de moi, ouqu’elle crût, par le nombre des exemples, qu’un vice si répandun’est pas condamnable. En le niant de chaque coupable je ne tendaispas à moins qu’à prétendre que le saphisme n’existe pas. Albertineadoptait mon incrédulité pour le vice de telle et telle&|160;:«&|160;Non, je crois que c’est seulement un genre qu’elle cherche àse donner, c’est pour faire du genre.&|160;» Mais alors jeregrettais presque d’avoir plaidé l’innocence, car il me déplaisaitqu’Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce«&|160;genre&|160;» fût quelque chose d’assez flatteur, d’assezavantageux, pour qu’une femme exempte de ces goûts eût cherché às’en donner l’apparence. J’aurais voulu qu’aucune femme ne vîntplus à Balbec&|160;; je tremblais en pensant que, comme c’était àpeu près l’époque où Mme Putbus devait arriver chez lesVerdurin, sa femme de chambre, dont Saint-Loup ne m’avait pas cachéles préférences, pourrait venir excursionner jusqu’à la plage, et,si c’était un jour où je n’étais pas auprès d’Albertine, essayer dela corrompre. J’arrivais à me demander, comme Cottard ne m’avaitpas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à moi, et, tout en nevoulant pas avoir l’air, comme il disait, de me courir après,auraient donné beaucoup pour que j’allasse chez eux, si je nepourrais pas, moyennant les promesses de leur amener à Paris tousles Guermantes du monde, obtenir de Mme Verdurin que,sous un prétexte quelconque, elle prévînt Mme Putbusqu’il lui était impossible de la garder chez elle et la fîtrepartir au plus vite. Malgré ces pensées, et comme c’était surtoutla présence d’Andrée qui m’inquiétait, l’apaisement que m’avaientprocuré les paroles d’Albertine persistait encore un peu&|160;; –je savais d’ailleurs que bientôt j’aurais moins besoin de lui,Andrée devant partir avec Rosemonde et Gisèle presque au moment oùtout le monde arrivait, et n’ayant plus à rester auprès d’Albertineque quelques semaines. Pendant celles-ci d’ailleurs, Albertinesembla combiner tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, envue de détruire mes soupçons s’il m’en restait, ou de les empêcherde renaître. Elle s’arrangeait à ne jamais rester seule avecAndrée, et insistait, quand nous rentrions, pour que jel’accompagnasse jusqu’à sa porte, pour que je vinsse l’y chercherquand nous devions sortir. Andrée cependant prenait de son côté unepeine égale, semblait éviter de voir Albertine. Et cette apparenteentente entre elles n’était pas le seul indice qu’Albertine avaitdû mettre son amie au courant de notre entretien et lui demanderd’avoir la gentillesse de calmer mes absurdes soupçons.

Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec unscandale qui ne fut pas pour changer la pente de mes tourments. Lasœur de Bloch avait depuis quelque temps, avec une ancienneactrice, des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus.Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir,elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans lesregards de tous. Cela commença par des caresses, qu’on pouvait ensomme attribuer à une intimité amicale, dans le salon de jeu,autour de la table de baccara. Puis elles s’enhardirent. Et enfinun soir, dans un coin pas même obscur de la grande salle de danses,sur un canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaientété dans leur lit. Deux officiers, qui étaient non loin de là avecleurs femmes, se plaignirent au directeur. On crut un moment queleur protestation aurait quelque efficacité. Mais ils avaientcontre eux que, venus pour un soir de Netteholme, où ilshabitaient, à Balbec, ils ne pouvaient en rien être utiles audirecteur. Tandis que, même à son insu, et quelque observation quelui fît le directeur, planait sur Mlle Bloch laprotection de M. Nissim Bernard. Il faut dire pourquoi. M. NissimBernard pratiquait au plus haut point les vertus de famille. Tousles ans il louait à Balbec une magnifique villa pour son neveu, etaucune invitation n’aurait pu le détourner de rentrer dîner dansson chez lui, qui était en réalité leur chez eux. Mais jamais il nedéjeunait chez lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel.C’est qu’il entretenait, comme d’autres, un rat d’opéra, un«&|160;commis&|160;», assez pareil à ces chasseurs dont nous avonsparlé, et qui nous faisaient penser aux jeunes israélitesd’Esther et d’Athalie. À vrai dire, les quaranteannées qui séparaient M. Nissim Bernard du jeune commis auraient dûpréserver celui-ci d’un contact peu aimable. Mais, comme le ditRacine avec tant de sagesse dans les mêmes chœurs&|160;:

&|160;

Mon Dieu, qu’une vertu naissante,

Parmi tant de périls marche à pas incertains&|160;!

Qu’une âme qui te cherche et veut être innocente,

Trouve d’obstacle à ses desseins.

&|160;

Le jeune commis avait eu beau être «&|160;loin du mondeélevé&|160;», dans le Temple-Palace de Balbec, il n’avait pas suivile conseil de Joad&|160;:

&|160;

Sur la richesse et l’or ne mets point ton appui.

&|160;

Il s’était peut-être fait une raison en disant&|160;: «&|160;Lespécheurs couvrent la terre.&|160;» Quoi qu’il en fût, et bien queM. Nissim Bernard n’espérât pas un délai aussi court, dès lepremier jour,

&|160;

Et soit frayeur encor ou pour le caresser,

De ses bras innocents il se sentit presser.

&|160;

Et dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le commis,«&|160;l’abord contagieux altérait son innocence&|160;». Dès lorsla vie du jeune enfant avait changé. Il avait beau porter le painet le sel, comme son chef de rang le lui commandait, tout sonvisage chantait&|160;:

&|160;

De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs

Promenons nos désirs.

De nos ans passagers le nombre est incertain

Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie&|160;!

… L’honneur et les emplois

Sont le prix d’une aveugle et basse obéissance.

Pour la triste innocence

Qui voudrait élever la voix&|160;!

&|160;

Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais manqué devenir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût fait à l’orchestrequelqu’un qui entretient une figurante, une figurante celle-là d’ungenre fortement caractérisé, et qui attend encore son Degas).C’était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre dans la salle àmanger, et jusque dans les perspectives lointaines où, sous sonpalmier, trônait la caissière, les évolutions de l’adolescentempressé au service, au service de tous, et moins de M. NissimBernard depuis que celui-ci l’entretenait, soit que le jeune enfantde chœur ne crût pas nécessaire de témoigner la même amabilité àquelqu’un de qui il se croyait suffisamment aimé, soit que cetamour l’irritât ou qu’il craignît que, découvert, il lui fîtmanquer d’autres occasions. Mais cette froideur même plaisait à M.Nissim Bernard par tout ce qu’elle dissimulait&|160;; que ce fûtpar atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment chrétien, ilse plaisait singulièrement, qu’elle fût juive ou catholique, à lacérémonie racinienne. Si elle eût été une véritable représentationd’Esther ou d’Athalie, M. Bernard eût regrettéque la différence des siècles ne lui eût pas permis de connaîtrel’auteur, Jean Racine, afin d’obtenir pour son protégé un rôle plusconsidérable. Mais la cérémonie du déjeuner n’émanant d’aucunécrivain, il se contentait d’être en bons termes avec le directeuret avec Aimé pour que le «&|160;jeune Israélite&|160;» fût promuaux fonctions souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang.Celles du sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernardl’obligea à les refuser, car il n’aurait plus pu venir chaque jourle voir courir dans la salle à manger verte et se faire servir parlui comme un étranger. Or ce plaisir était si fort que tous les ansM. Bernard revenait à Balbec et y prenait son déjeuner hors de chezlui, habitudes où M. Bloch voyait, dans la première un goûtpoétique pour la belle lumière, les couchers de soleil de cettecôte préférée à toute autre&|160;; dans la seconde, une manieinvétérée de vieux célibataire.

À vrai dire, cette erreur des parents de M. Nissim Bernard,lesquels ne soupçonnaient pas la vraie raison de son retour annuelà Balbec et ce que la pédante Mme Bloch appelait sesdécouchages en cuisine, cette erreur était une vérité plus profondeet du second degré. Car M. Nissim Bernard ignorait lui-même cequ’il pouvait entrer d’amour de la plage de Balbec, de la vue qu’onavait, du restaurant, sur la mer, et d’habitudes maniaques, dans legoût qu’il avait d’entretenir comme un rat d’opéra d’une autresorte, à laquelle il manque encore un Degas, l’un de ses servantsqui étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernardentretenait-il avec le directeur de ce théâtre qu’était l’hôtel deBalbec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé – desquels lerôle en toute cette affaire n’était pas des plus limpides –d’excellentes relations. On intriguerait un jour pour obtenir ungrand rôle, peut-être une place de maître d’hôtel. En attendant, leplaisir de M. Nissim Bernard, si poétique et calmement contemplatifqu’il fût, avait un peu le caractère de ces hommes à femmes quisavent toujours – Swann jadis, par exemple – qu’en allant dans lemonde ils vont retrouver leur maîtresse. À peine M. Nissim Bernardserait-il assis qu’il verrait l’objet de ses vœux s’avancer sur lascène portant à la main des fruits ou des cigares sur un plateau.Aussi tous les matins, après avoir embrassé sa nièce, s’êtreinquiété des travaux de mon ami Bloch et donné à manger à seschevaux des morceaux de sucre posés dans sa paume tendue, avait-ilune hâte fébrile d’arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il yeût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu’il fût sansdoute parti tout de même. Aussi craignait-il comme la peste unrhume pour lequel il eût gardé le lit – car il était hypocondriaque– et qui eût nécessité qu’il fît demander à Aimé de lui envoyerchez lui, avant l’heure du goûter, son jeune ami.

Il aimait d’ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de cabinetssecrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeriesqu’était l’hôtel de Balbec. Par atavisme d’Oriental il aimait lessérails et, quand il sortait le soir, on le voyait en explorerfurtivement les détours.

Tandis que, se risquant jusqu’aux sous-sols et cherchant malgrétout à ne pas être vu et à éviter le scandale, M. Nissim Bernard,dans sa recherche des jeunes lévites, faisait penser à ces vers dela Juive&|160;:

&|160;

Ô Dieu de nos pères,

Parmi nous descends,

Cache nos mystères

À l’œil des méchants&|160;!

&|160;

je montais au contraire dans la chambre de deux sœurs quiavaient accompagné à Balbec, comme femmes de chambre, une vieilledame étrangère. C’était ce que le langage des hôtels appelait deuxcourrières et celui de Françoise, laquelle s’imaginait qu’uncourrier ou une courrière sont là pour faire des courses, deux«&|160;coursières&|160;». Les hôtels, eux, en sont restés, plusnoblement, au temps où l’on chantait&|160;: «&|160;C’est uncourrier de cabinet.&|160;»

Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dansdes chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très vitelié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunespersonnes, Mlle Marie Gineste et Mme CélesteAlbaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France,au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leurmaison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastéeplusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardéla nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide etsaccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée commeun lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où safureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquidesqui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, lematin, me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai jamais connu depersonnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolumentrien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelquechose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leurton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiaritéque je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pourme louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et lescritiques, également fausses, mais très sincères, que ces propossemblent comporter à mon égard, tandis que je trempais descroissants dans mon lait, Céleste me disait&|160;: «&|160;Oh&|160;!petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice&|160;! jene sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, carvous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne diraitpas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec unesouplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en traind’apprendre à voler. Ah&|160;! vous avez de la chance que ceux quivous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches&|160;;qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilàqu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon,voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette uneserviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vuquelqu’un de si bête et de si maladroit que vous.&|160;» Onentendait alors le bruit plus régulier de torrent de Marie Ginestequi, furieuse, faisait des réprimandes à sa sœur&|160;:«&|160;Allons, Céleste, veux-tu te taire&|160;? Es-tu pas folle deparler à Monsieur comme cela&|160;?&|160;» Céleste n’en faisait quesourire&|160;; et comme je détestais qu’on m’attachât uneserviette&|160;: «&|160;Mais non, Marie, regarde-le, bing, voilàqu’il s’est dressé tout droit comme un serpent. Un vrai serpent, jete dis.&|160;» Elle prodiguait, du reste, les comparaisonszoologiques, car, selon elle, on ne savait pas quand je dormais, jevoltigeais toute la nuit comme un papillon, et le jour j’étaisaussi rapide que ces écureuils, «&|160;tu sais, Marie, comme onvoit chez nous, si agiles que même avec les yeux on ne peut pas lessuivre. – Mais, Céleste, tu sais qu’il n’aime pas avoir uneserviette quand il mange. – Ce n’est pas qu’il n’aime pas ça, c’estpour bien dire qu’on ne peut pas lui changer sa volonté. C’est unseigneur et il veut montrer qu’il est un seigneur. On changera lesdraps dix fois s’il le faut, mais il n’aura pas cédé. Ceux d’hieravaient fait leur course, mais aujourd’hui ils viennent seulementd’être mis, et déjà il faudra les changer. Ah&|160;! j’avais raisonde dire qu’il n’était pas fait pour naître parmi les pauvres.Regarde, ses cheveux se hérissent, ils se boursouflent par lacolère comme les plumes des oiseaux. Pauvreploumissou&|160;!&|160;» Ici ce n’était pas seulementMarie qui protestait, mais moi, car je ne me sentais pas seigneurdu tout. Mais Céleste ne croyait jamais à la sincérité de mamodestie et, me coupant la parole&|160;: «&|160;Ah&|160;! sac àficelles, ah&|160;! douceur, ah&|160;! perfidie&|160;! rusé entreles rusés, rosse des rosses&|160;! Ah&|160;! Molière&|160;!&|160;»(C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle mel’appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à lafois de composer des pièces et de les jouer.)«&|160;Céleste&|160;!&|160;» criait impérieusement Marie qui,ignorant le nom de Molière, craignait que ce ne fût une injurenouvelle. Céleste se remettait à sourire&|160;: «&|160;Tu n’as doncpas vu dans son tiroir sa photographie quand il était enfant&|160;?Il avait voulu nous faire croire qu’on l’habillait toujours trèssimplement. Et là, avec sa petite canne, il n’est que fourrures etdentelles, comme jamais prince n’a eues. Mais ce n’est rien à côtéde son immense majesté et de sa bonté encore plus profonde. –Alors, grondait le torrent Marie, voilà que tu fouilles dans sestiroirs maintenant.&|160;» Pour apaiser les craintes de Marie jelui demandais ce qu’elle pensait de ce que M. Nissim Bernardfaisait. «&|160;Ah&|160;! Monsieur, c’est des choses que jen’aurais pas pu croire que ça existait&|160;: il a fallu venirici&|160;» et, damant pour une fois le pion à Céleste par uneparole plus profonde&|160;: «&|160;Ah&|160;! voyez-vous, Monsieur,on ne peut jamais savoir ce qu’il peut y avoir dans une vie.&|160;»Pour changer le sujet, je lui parlais de celle de mon père, quitravaillait nuit et jour. «&|160;Ah&|160;! Monsieur, ce sont desvies dont on ne garde rien pour soi, pas une minute, pas unplaisir&|160;; tout, entièrement tout est un sacrifice pour lesautres, ce sont des vies données. – Regarde, Céleste, rienque pour poser sa main sur la couverture et prendre son croissant,quelle distinction&|160;! il peut faire les choses les plusinsignifiantes, on dirait que toute la noblesse de France,jusqu’aux Pyrénées, se déplace dans chacun de sesmouvements.&|160;»

Anéanti par ce portrait si peu véridique, je me taisais&|160;;Céleste voyait là une ruse nouvelle&|160;: «&|160;Ah&|160;! frontqui as l’air si pur et qui caches tant de choses, joues amies etfraîches comme l’intérieur d’une amande, petites mains de satintout pelucheux, ongles comme des griffes&|160;», etc. «&|160;Tiens,Marie, regarde-le boire son lait avec un recueillement qui me donneenvie de faire ma prière. Quel air sérieux&|160;! On devrait bientirer son portrait en ce moment. Il a tout des enfants. Est-ce deboire du lait comme eux qui vous a conservé leur teint clair&|160;?Ah&|160;! jeunesse&|160;! ah&|160;! jolie peau&|160;! Vous nevieillirez jamais. Vous avez de la chance, vous n’aurez jamais àlever la main sur personne car vous avez des yeux qui saventimposer leur volonté. Et puis le voilà en colère maintenant. Il setient debout, tout droit comme une évidence.&|160;»

Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait lesdeux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec moi. Ledirecteur, qui faisait guetter par ses employés tout ce qui sepassait, me fit même observer gravement qu’il n’était pas digned’un client de causer avec des courrières. Moi qui trouvais les«&|160;enjôleuses&|160;» supérieures à toutes les clientes del’hôtel, je me contentai de lui éclater de rire au nez, convaincuqu’il ne comprendrait pas mes explications. Et les deux sœursrevenaient. «&|160;Regarde, Marie, ses traits si fins.Ô&|160;miniature parfaite, plus belle que la plus précieuse qu’onverrait sous une vitrine, car il a les mouvements, et des paroles àl’écouter des jours et des nuits.&|160;»

C’est miracle qu’une dame étrangère ait pu les emmener, car,sans savoir l’histoire ni la géographie, elles détestaient deconfiance les Anglais, les Allemands, les Russes, les Italiens, la«&|160;vermine&|160;» des étrangers et n’aimaient, avec desexceptions, que les Français. Leur figure avait tellement gardél’humidité de la glaise malléable de leurs rivières, que, dès qu’onparlait d’un étranger qui était dans l’hôtel, pour répéter ce qu’ilavait dit Céleste et Marie appliquaient sur leurs figures safigure, leur bouche devenait sa bouche, leurs yeux ses yeux, onaurait voulu garder ces admirables masques de théâtre. Célestemême, en faisant semblant de ne redire que ce qu’avait dit ledirecteur, ou tel de mes amis, insérait dans son petit récit despropos feints où étaient peints malicieusement tous les défauts deBloch, ou du premier président, etc., sans en avoir l’air. C’était,sous la forme de compte rendu d’une simple commission dont elles’était obligeamment chargée, un portrait inimitable. Elles nelisaient jamais rien, pas même un journal. Un jour pourtant, ellestrouvèrent sur mon lit un volume. C’étaient des poèmes admirablesmais obscurs de Saint-Léger Léger. Céleste lut quelques pages et medit&|160;: «&|160;Mais êtes-vous bien sûr que ce sont des vers,est-ce que ce ne serait pas plutôt des devinettes&|160;?&|160;»Évidemment pour une personne qui avait appris dans son enfance uneseule poésie&|160;: Ici-bas tous les lilas meurent, il yavait manque de transition. Je crois que leur obstination à ne rienapprendre tenait un peu à leur pays malsain. Elles étaient pourtantaussi douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils n’en ontgénéralement. Car si Céleste avait dit quelque chose de remarquableet que, ne me souvenant pas bien, je lui demandais de me lerappeler, elle assurait avoir oublié. Elles ne liront jamais delivres, mais n’en feront jamais non plus.

Françoise fut assez impressionnée en apprenant que les deuxfrères de ces femmes si simples avaient épousé, l’un la nièce del’archevêque de Tours, l’autre une parente de l’évêque de Rodez. Audirecteur, cela n’eût rien dit. Céleste reprochait quelquefois àson mari de ne pas la comprendre, et moi je m’étonnais qu’il pût lasupporter. Car à certains moments, frémissante, furieuse,détruisant tout, elle était détestable. On prétend que le liquidesalé qu’est notre sang n’est que la survivance intérieure del’élément marin primitif. Je crois de même que Céleste, nonseulement dans ses fureurs, mais aussi dans ses heures dedépression, gardait le rythme des ruisseaux de son pays. Quand elleétait épuisée, c’était à leur manière&|160;; elle était vraiment àsec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis tout d’un coup lacirculation reprenait dans son grand corps magnifique et léger.L’eau coulait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre.Elle souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans cesmoments-là elle était vraiment céleste.

La famille de Bloch avait beau n’avoir jamais soupçonné laraison pour laquelle son oncle ne déjeunait jamais à la maison etavoir accepté cela dès le début comme une manie de vieuxcélibataire, peut-être pour les exigences d’une liaison avecquelque actrice, tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était«&|160;tabou&|160;» pour le directeur de l’hôtel de Balbec. Etvoilà pourquoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il n’avaitfinalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandantquelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pendantquelques jours, s’étaient figurées être exclues du Casino et duGrand-Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heureuses demontrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à l’écartqu’elles pouvaient impunément tout se permettre. Sans douten’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène publique qui avaitrévolté tout le monde. Mais peu à peu leurs façons reprirentinsensiblement. Et un soir où je sortais du Casino à demi éteint,avec Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passèrentenlacées, ne cessant de s’embrasser, et, arrivées à notre hauteur,poussèrent des gloussements, des rires, des cris indécents. Blochbaissa les yeux pour ne pas avoir l’air de reconnaître sa sœur, etmoi j’étais torturé en pensant que ce langage particulier et atroces’adressait peut-être à Albertine.

Un autre incident fixa davantage encore mes préoccupations ducôté de Gomorrhe. J’avais vu sur la plage une belle jeune femmeélancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre,disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu’on pensait,devant son regard, à quelque constellation. Je songeais combiencette jeune femme était plus belle qu’Albertine et comme il étaitplus sage de renoncer à l’autre. Tout au plus le visage de cettebelle jeune femme était-il passé au rabot invisible d’une grandebassesse de vie, de l’acceptation constante d’expédients vulgaires,si bien que ses yeux, plus nobles pourtant que le reste du visage,ne devaient rayonner que d’appétits et de désirs. Or, le lendemain,cette jeune femme étant placée très loin de nous au Casino, je visqu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés ettournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des signescomme à l’aide d’un phare. Je souffrais que mon amie vît qu’onfaisait si attention à elle, je craignais que ces regardsincessamment allumés n’eussent la signification conventionnelled’un rendez-vous d’amour pour le lendemain. Qui sait&|160;? cerendez-vous n’était peut-être pas le premier. La jeune femme auxyeux rayonnants avait pu venir une autre année à Balbec. C’étaitpeut-être parce qu’Albertine avait déjà cédé à ses désirs ou à ceuxd’une amie que celle-ci se permettait de lui adresser ces brillantssignaux. Ils faisaient alors plus que réclamer quelque chose pourle présent, ils s’autorisaient pour cela des bonnes heures dupassé.

Ce rendez-vous, en ce cas, ne devait pas être le premier, maisla suite de parties faites ensemble d’autres années. Et, en effet,les regards ne disaient pas&|160;: «&|160;Veux-tu&|160;?&|160;» Dèsque la jeune femme avait aperçu Albertine, elle avait tourné tout àfait la tête et fait luire vers elle des regards chargés demémoire, comme si elle avait eu peur et stupéfaction que mon amiene se souvînt pas. Albertine, qui la voyait très bien, restaflegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le même genrede discrétion qu’un homme qui voit son ancienne maîtresse avec unautre amant, cessa de la regarder et de s’occuper plus d’elle quesi elle n’avait pas existé.

Mais quelques jours après, j’eus la preuve des goûts de cettejeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait connuAlbertine autrefois. Souvent, quand, dans la salle du Casino, deuxjeunes filles se désiraient, il se produisait comme un phénomènelumineux, une sorte de traînée phosphorescente allant de l’une àl’autre. Disons en passant que c’est à l’aide de tellesmatérialisations, fussent-elles impondérables, par ces signesastraux enflammant toute une partie de l’atmosphère, que Gomorrhe,dispersée, tend, dans chaque ville, dans chaque village, àrejoindre ses membres séparés, à reformer la cité biblique tandisque, partout, les mêmes efforts sont poursuivis, fût-ce en vued’une reconstruction intermittente, par les nostalgiques, par leshypocrites, quelquefois par les courageux exilés de Sodome.

Une fois je vis l’inconnue qu’Albertine avait eu l’air de ne pasreconnaître, juste à un moment où passait la cousine de Bloch. Lesyeux de la jeune femme s’étoilèrent, mais on voyait bien qu’elle neconnaissait pas la demoiselle israélite. Elle la voyait pour lapremière fois, éprouvait un désir, guère de doutes, nullement lamême certitude qu’à l’égard d’Albertine, Albertine sur lacamaraderie de qui elle avait dû tellement compter que, devant safroideur, elle avait ressenti la surprise d’un étranger habitué deParis mais qui ne l’habite pas et qui, étant revenu y passerquelques semaines, à la place du petit théâtre où il avaitl’habitude de passer de bonnes soirées, voit qu’on a construit unebanque.

La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regardaun magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un airdistrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voirbientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mainsqui étaient confondues. Les paroles suivirent, la conversations’engagea, et le naïf mari de la jeune femme, qui la cherchaitpartout, fut étonné de la trouver faisant des projets pour le soirmême avec une jeune fille qu’il ne connaissait pas. Sa femme luiprésenta comme une amie d’enfance la cousine de Bloch, sous un nominintelligible, car elle avait oublié de lui demander comment elles’appelait. Mais la présence du mari fit faire un pas de plus àleur intimité, car elles se tutoyèrent, s’étant connues au couvent,incident dont elles rirent fort plus tard, ainsi que du mari berné,avec une gaieté qui fut une occasion de nouvelles tendresses.

Quant à Albertine, je ne peux pas dire que nulle part, auCasino, sur la plage, elle eût avec une jeune fille des manièrestrop libres. Je leur trouvais même un excès de froideur etd’insignifiance qui semblait plus que de la bonne éducation, uneruse destinée à dépister les soupçons. À telle jeune fille, elleavait une façon rapide, glacée et décente, de répondre à très hautevoix&|160;: «&|160;Oui, j’irai vers cinq heures au tennis. Jeprendrai mon bain demain matin vers huit heures&|160;», et dequitter immédiatement la personne à qui elle venait de dire cela –qui avait un terrible air de vouloir donner le change, et soit dedonner un rendez-vous, soit plutôt, après l’avoir donné bas, dedire fort cette phrase, en effet insignifiante, pour ne pas«&|160;se faire remarquer&|160;». Et quand ensuite je la voyaisprendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvaism’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui elleavait à peine parlé.

Tout au plus, lorsque quelque belle jeune femme descendaitd’automobile au coin de la plage, Albertine ne pouvait-elles’empêcher de se retourner. Et elle expliquait aussitôt&|160;:«&|160;Je regardais le nouveau drapeau qu’ils ont mis devant lesbains. Ils auraient pu faire plus de frais. L’autre était assezmiteux. Mais je crois vraiment que celui-ci est encore plusmoche.&|160;»

Une fois Albertine ne se contenta pas de la froideur et je n’enfus que plus malheureux. Elle me savait ennuyé qu’elle pûtquelquefois rencontrer une amie de sa tante, qui avait«&|160;mauvais genre&|160;» et venait quelquefois passer deux outrois jours chez Mme Bontemps. Gentiment, Albertinem’avait dit qu’elle ne la saluerait plus. Et quand cette femmevenait à Incarville, Albertine disait&|160;: À propos, vous savezqu’elle est ici. Est-ce qu’on vous l’a dit&|160;?&|160;» comme pourme montrer qu’elle ne la voyait pas en cachette. Un jour qu’elle medisait cela elle ajouta&|160;: «&|160;Oui je l’ai rencontrée sur laplage et exprès, par grossièreté, je l’ai presque frôlée enpassant, je l’ai bousculée.&|160;» Quand Albertine me dit cela ilme revint à la mémoire une phrase de Mme Bontemps àlaquelle je n’avais jamais repensé, celle où elle avait dit devantmoi à Mme Swann combien sa nièce Albertine étaiteffrontée, comme si c’était une qualité, et comment elle avait dità je ne sais plus quelle femme de fonctionnaire que le père decelle-ci avait été marmiton. Mais une parole de celle que nousaimons ne se conserve pas longtemps dans sa pureté&|160;; elle segâte, elle se pourrit. Un ou deux soirs après, je repensai à laphrase d’Albertine, et ce ne fut plus la mauvaise éducation dontelle s’enorgueillissait – et qui ne pouvait que me faire sourire –qu’elle me sembla signifier, c’était autre chose, et qu’Albertine,même peut-être sans but précis, pour irriter les sens de cette dameou lui rappeler méchamment d’anciennes propositions, peut-êtreacceptées autrefois, l’avait frôlée rapidement, pensait que jel’avais appris peut-être, comme c’était en public, et avait voulud’avance prévenir une interprétation défavorable.

Au reste, ma jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-êtreAlbertine allait brusquement cesser.

*&|160;&|160;&|160;&|160; *&|160;&|160;&|160;&|160; *

Nous étions, Albertine et moi, devant la station Balbec du petittrain d’intérêt local. Nous nous étions fait conduire par l’omnibusde l’hôtel, à cause du mauvais temps. Non loin de nous était M.Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peul’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une fermeassez achalandée du voisinage, «&|160;Aux Cerisiers&|160;». Cegarçon rouge, aux traits abrupts, avait absolument l’air d’avoircomme tête une tomate. Une tomate exactement semblable servait detête à son frère jumeau. Pour le contemplateur désintéressé, il y acela d’assez beau, dans ces ressemblances parfaites de deuxjumeaux, que la nature, comme si elle s’était momentanémentindustrialisée, semble débiter des produits pareils.Malheureusement, le point de vue de M. Nissim Bernard était autreet cette ressemblance n’était qu’extérieure. La tomate n° 2 seplaisait avec frénésie à faire exclusivement les délices des dames,la tomate n° 1 ne détestait pas condescendre aux goûts de certainsmessieurs. Or chaque fois que, secoué, ainsi que par un réflexe,par le souvenir des bonnes heures passées avec la tomate n° 1, M.Bernard se présentait «&|160;Aux Cerisiers&|160;», myope (et dureste la myopie n’était pas nécessaire pour les confondre), levieil Israélite, jouant sans le savoir Amphitryon, s’adressait aufrère jumeau et lui disait&|160;: «&|160;Veux-tu me donnerrendez-vous pour ce soir.&|160;» Il recevait aussitôt une solide«&|160;tournée&|160;». Elle vint même à se renouveler au cours d’unmême repas, où il continuait avec l’autre les propos commencés avecle premier. À la longue elle le dégoûta tellement, par associationd’idées, des tomates, même de celles comestibles, que chaque foisqu’il entendait un voyageur en commander à côté de lui, auGrand-Hôtel, il lui chuchotait&|160;: «&|160;Excusez-moi, Monsieur,de m’adresser à vous, sans vous connaître. Mais j’ai entendu quevous commandiez des tomates. Elles sont pourries aujourd’hui. Jevous le dis dans votre intérêt car pour moi cela m’est égal, jen’en prends jamais.&|160;» L’étranger remerciait avec effusion cevoisin philanthrope et désintéressé, rappelait le garçon, feignaitde se raviser&|160;: «&|160;Non, décidément, pas de tomates.&|160;»Aimé, qui connaissait la scène, en riait tout seul etpensait&|160;: «&|160;C’est un vieux malin que Monsieur Bernard, ila encore trouvé le moyen de faire changer la commande.&|160;» M.Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à nous direbonjour, à Albertine et à moi, à cause de son œil poché. Noustenions encore moins à lui parler. C’eût été pourtant presqueinévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n’avait fondu à toutevitesse sur nous&|160;; le lift en sauta, hors d’haleine.Mme Verdurin avait téléphoné un peu après notre départpour que je vinsse dîner, le surlendemain&|160;; on verra bientôtpourquoi. Puis après m’avoir donné les détails du téléphonage, lelift nous quitta, et comme ces «&|160;employés&|160;» démocrates,qui affectent l’indépendance à l’égard des bourgeois, et entre euxrétablissent le principe d’autorité, voulant dire que le conciergeet le voiturier pourraient être mécontents s’il était en retard, ilajouta&|160;: «&|160;Je me sauve à cause de mes chefs.&|160;»

Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque temps. Jevoulais la distraire. À supposer qu’elle eût éprouvé du bonheur àpasser les après-midi rien qu’avec moi, à Balbec, je savais qu’ilne se laisse jamais posséder complètement et qu’Albertine, encore àl’âge (que certains ne dépassent pas) où on n’a pas découvert quecette imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur non à celuiqui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la causede sa déception. J’aimais mieux qu’elle l’imputât aux circonstancesqui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité d’êtreseuls ensemble, tout en l’empêchant de rester au Casino et sur ladigue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là dem’accompagner à Doncières où j’irais voir Saint-Loup. Dans ce mêmebut de l’occuper, je lui conseillais la peinture, qu’elle avaitapprise autrefois. En travaillant elle ne se demanderait pas sielle était heureuse ou malheureuse. Je l’eusse volontiers emmenéeaussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez lesCambremer qui, certainement, les uns et les autres, eussentvolontiers reçu une amie présentée par moi, mais il fallait d’abordque je fusse certain que Mme Putbus n’était pas encore àla Raspelière. Ce n’était guère que sur place que je pouvais m’enrendre compte, et comme je savais d’avance que, le surlendemain,Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante, j’enavais profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurinlui demandant si elle pourrait me recevoir le mercredi. SiMme Putbus était là, je m’arrangerais pour voir sa femmede chambre, m’assurer s’il y avait un risque qu’elle vînt à Balbec,en ce cas savoir quand, pour emmener Albertine au loin ce jour-là.Le petit chemin de fer d’intérêt local, faisant une boucle quin’existait pas quand je l’avais pris avec ma grand’mère, passaitmaintenant à Doncières-la-Goupil, grande station d’où partaient destrains importants, et notamment l’express par lequel j’étais venuvoir Saint-Loup, de Paris, et y étais rentré. Et à cause du mauvaistemps, l’omnibus du Grand-Hôtel nous conduisit, Albertine et moi, àla station de petit tram, Balbec-plage.

Le petit chemin de fer n’était pas encore là, mais on voyait,oisif et lent, le panache de fumée qu’il avait laissé en route, etqui maintenant, réduit à ses seuls moyens de nuage peu mobile,gravissait lentement les pentes vertes de la falaise de Criquetot.Enfin le petit tram, qu’il avait précédé pour prendre une directionverticale, arriva à son tour, lentement. Les voyageurs qui allaientle prendre s’écartèrent pour lui faire place, mais sans se presser,sachant qu’ils avaient affaire à un marcheur débonnaire, presquehumain et qui, guidé comme la bicyclette d’un débutant, par lessignaux complaisants du chef de gare, sous la tutelle puissante dumécanicien, ne risquait de renverser personne et se serait arrêtéoù on aurait voulu.

Ma dépêche expliquait le téléphonage des Verdurin et elletombait d’autant mieux que le mercredi (le surlendemain se trouvaitêtre un mercredi) était jour de grand dîner pour MmeVerdurin, à la Raspelière comme à Paris, ce que j’ignorais.Mme Verdurin ne donnait pas de «&|160;dîners&|160;»,mais elle avait des «&|160;mercredis&|160;». Les mercredis étaientdes œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils n’avaient leurs pareilsnulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux desnuances. «&|160;Ce dernier mercredi ne valait pas le précédent,disait-elle. Mais je crois que le prochain sera un des plus réussisque j’aie jamais donnés.&|160;» Elle allait parfois jusqu’àavouer&|160;: «&|160;Ce mercredi-ci n’était pas digne des autres.En revanche, je vous réserve une grosse surprise pour lesuivant.&|160;» Dans les dernières semaines de la saison de Paris,avant de partir pour la campagne, la Patronne annonçait la fin desmercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles&|160;:«&|160;Il n’y a plus que trois mercredis, il n’y en a plus quedeux, disait-elle du même ton que si le monde était sur le point definir. Vous n’allez pas lâcher mercredi prochain pour laclôture.&|160;» Mais cette clôture était factice, car elleavertissait&|160;: «&|160;Maintenant, officiellement il n’y a plusde mercredis. C’était le dernier pour cette année. Mais je seraitout de même là le mercredi. Nous ferons mercredi entre nous&|160;;qui sait&|160;? ces petits mercredis intimes, ce seront peut-êtreles plus agréables.&|160;» À la Raspelière, les mercredis étaientforcément restreints, et comme, selon qu’on avait rencontré un amide passage, on l’avait invité tel ou tel soir, c’était presque tousles jours mercredi. «&|160;Je ne me rappelle pas bien le nom desinvités, mais je sais qu’il y a Madame la marquise deCamembert&|160;», m’avait dit le lift&|160;; le souvenir de nosexplications relatives aux Cambremer n’était pas arrivé àsupplanter définitivement celui du mot ancien, dont les syllabesfamilières et pleines de sens venaient au secours du jeune employéquand il était embarrassé pour ce nom difficile, et étaientimmédiatement préférées et réadoptées par lui, non pasparesseusement et comme un vieil usage indéracinable, mais à causedu besoin de logique et de clarté qu’elles satisfaisaient.

Nous nous hâtâmes pour gagner un wagon vide où je pusseembrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien trouvénous montâmes dans un compartiment où était déjà installée une dameà figure énorme, laide et vieille, à l’expression masculine, trèsendimanchée, et qui lisait la Revue des Deux-Mondes.Malgré sa vulgarité, elle était prétentieuse dans ses goûts, et jem’amusai à me demander à quelle catégorie sociale elle pouvaitappartenir&|160;; je conclus immédiatement que ce devait êtrequelque tenancière de grande maison de filles, une maquerelle envoyage. Sa figure, ses manières le criaient. J’avais ignoréseulement jusque-là que ces dames lussent la Revue desDeux-Mondes. Albertine me la montra, non sans cligner de l’œilen me souriant. La dame avait l’air extrêmement digne&|160;; etcomme, de mon côté, je portais en moi la conscience que j’étaisinvité pour le lendemain, au point terminus de la ligne du petitchemin de fer, chez la célèbre Mme Verdurin, qu’à unestation intermédiaire j’étais attendu par Robert de Saint-Loup, etqu’un peu plus loin j’aurais fait grand plaisir à Mme deCambremer en venant habiter Féterne, mes yeux pétillaient d’ironieen considérant cette dame importante qui semblait croire qu’à causede sa mise recherchée, des plumes de son chapeau, de sa Revuedes Deux-Mondes, elle était un personnage plus considérableque moi. J’espérais que la dame ne resterait pas beaucoup plus queM. Nissim Bernard et qu’elle descendrait au moins à Toutainville,mais non. Le train s’arrêta à Evreville, elle resta assise. De mêmeà Montmartin-sur-Mer, à Parville-la-Bingard, à Incarville, de sorteque, de désespoir, quand le train eut quitté Saint-Frichoux, quiétait la dernière station avant Doncières, je commençai à enlacerAlbertine sans m’occuper de la dame. À Doncières, Saint-Loup étaitvenu m’attendre à la gare, avec les plus grandes difficultés, medit-il, car, habitant chez sa tante, mon télégramme ne lui étaitparvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger sontemps d’avance, me consacrer qu’une heure. Cette heure me parut,hélas&|160;! bien trop longue car, à peine descendus du wagon,Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Elle ne causaitpas avec moi, me répondait à peine si je lui adressais la parole,me repoussa quand je m’approchai d’elle. En revanche, avec Robert,elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité,jouait avec le chien qu’il avait, et, tout en agaçant la bête,frôlait exprès son maître. Je me rappelai que, le jour où Albertines’était laissé embrasser par moi pour la première fois, j’avais euun sourire de gratitude pour le séducteur inconnu qui avait amenéen elle une modification si profonde et m’avait tellement simplifiéla tâche. Je pensais à lui maintenant avec horreur. Robert avait dûse rendre compte qu’Albertine ne m’était pas indifférente, car ilne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeurcontre moi&|160;; puis il me parla comme si j’étais seul, ce qui,quand elle l’eût remarqué, me fit remonter dans son estime. Robertme demanda si je ne voulais pas essayer de trouver, parmi les amisavec lesquels il me faisait dîner chaque soir à Doncières quand j’yavais séjourné, ceux qui y étaient encore. Et comme il donnaitlui-même dans le genre de prétention agaçante qu’ilréprouvait&|160;: «&|160;À quoi ça te sert-il d’avoir fait ducharme pour eux avec tant de persévérance si tu ne veux pasles revoir&|160;?&|160;» je déclinai sa proposition, car je nevoulais pas risquer de m’éloigner d’Albertine, mais aussi parce quemaintenant j’étais détaché d’eux. D’eux, c’est-à-dire de moi. Nousdésirons passionnément qu’il y ait une autre vie où nous serionspareils à ce que nous sommes ici-bas. Mais nous ne réfléchissonspas que, même sans attendre cette autre vie, dans celle-ci, au boutde quelques années, nous sommes infidèles à ce que nous avons été,à ce que nous voulions rester immortellement. Même sans supposerque la mort nous modifiât plus que ces changements qui seproduisent au cours de la vie, si, dans cette autre vie, nousrencontrions le moi que nous avons été, nous nous détournerions denous comme de ces personnes avec qui on a été lié mais qu’on n’apas vues depuis longtemps – par exemple les amis de Saint-Loupqu’il me plaisait tant chaque soir de retrouver au FaisanDoré et dont la conversation ne serait plus maintenant pourmoi qu’importunité et que gêne. À cet égard, parce que je préféraisne pas aller y retrouver ce qui m’y avait plu, une promenade dansDoncières aurait pu me paraître préfigurer l’arrivée au paradis. Onrêve beaucoup du paradis, ou plutôt de nombreux paradis successifs,mais ce sont tous, bien avant qu’on ne meure, des paradis perdus,et où l’on se sentirait perdu.

Il nous laissa à la gare. «&|160;Mais tu peux avoir près d’uneheure à attendre, me dit-il. Si tu la passes ici tu verras sansdoute mon oncle Charlus qui reprend tantôt le train pour Paris, dixminutes avant le tien. Je lui ai déjà fait mes adieux parce que jesuis obligé d’être rentré avant l’heure de son train. Je n’ai pului parler de toi puisque je n’avais pas encore eu tontélégramme.&|160;» Aux reproches que je fis à Albertine quandSaint-Loup nous eut quittés, elle me répondit qu’elle avait voulu,par sa froideur avec moi, effacer à tout hasard l’idée qu’il avaitpu se faire si, au moment de l’arrêt du train, il m’avait vu penchécontre elle et mon bras passé autour de sa taille. Il avait, eneffet, remarqué cette pose (je ne l’avais pas aperçu, sans cela jeme fusse placé plus correctement à côté d’Albertine) et avait eu letemps de me dire à l’oreille&|160;: «&|160;C’est cela, ces jeunesfilles si pimbêches dont tu m’as parlé et qui ne voulaient pasfréquenter Mlle de Stermaria parce qu’elles luitrouvaient mauvaise façon&|160;?&|160;» J’avais dit, en effet, àRobert, et très sincèrement, quand j’étais allé de Paris le voir àDoncières et comme nous reparlions de Balbec, qu’il n’y avait rienà faire avec Albertine, qu’elle était la vertu même. Et maintenantque, depuis longtemps, j’avais, par moi-même, appris que c’étaitfaux, je désirais encore plus que Robert crût que c’était vrai. Ilm’eût suffi de dire à Robert que j’aimais Albertine. Il était deces êtres qui savent se refuser un plaisir pour épargner à leur amides souffrances qu’ils ressentiraient encore si elles étaient lesleurs. «&|160;Oui, elle est très enfant. Mais tu ne sais rien surelle&|160;? ajoutai-je avec inquiétude. – Rien, sinon que je vousai vus posés comme deux amoureux.&|160;»

«&|160;Votre attitude n’effaçait rien du tout, dis-je àAlbertine quand Saint-Loup nous eut quittés. – C’est vrai, medit-elle, j’ai été maladroite, je vous ai fait de la peine, j’ensuis bien plus malheureuse que vous. Vous verrez que jamais je neserai plus comme cela&|160;; pardonnez-moi&|160;», me dit-elle enme tendant la main d’un air triste. À ce moment, du fond de lasalle d’attente où nous étions assis, je vis passer lentement,suivi à quelque distance d’un employé qui portait ses valises, M.de Charlus.

À Paris, où je ne le rencontrais qu’en soirée, immobile, sanglédans un habit noir, maintenu dans le sens de la verticale par sonfier redressement, son élan pour plaire, la fusée de saconversation, je ne me rendais pas compte à quel point il avaitvieilli. Maintenant, dans un complet de voyage clair qui le faisaitparaître plus gros, en marche et se dandinant, balançant un ventrequi bedonnait et un derrière presque symbolique, la cruauté dugrand jour décomposait sur les lèvres, en fard, en poudre de rizfixée par le cold cream, sur le bout du nez, en noir sur lesmoustaches teintes dont la couleur d’ébène contrastait avec lescheveux grisonnants, tout ce qui aux lumières eût semblél’animation du teint chez un être encore jeune.

Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son train,je regardais le wagon d’Albertine pour lui faire signe que jevenais. Quand je détournai la tête vers M. de Charlus, il medemanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, quiétait de l’autre côté de la voie exactement comme s’il allaitmonter dans notre train, mais en sens inverse, dans la directionqui s’éloignait de Balbec. «&|160;Il est dans la musique durégiment, me dit M. de Charlus. Vous avez la chance d’être assezjeune, moi, l’ennui d’être assez vieux pour que vous puissiezm’éviter de traverser et d’aller jusque-là.&|160;» Je me fis undevoir d’aller vers le militaire désigné, et je vis, en effet, auxlyres brodées sur son col qu’il était de la musique. Mais au momentoù j’allais m’acquitter de ma commission, quelle ne fut pas masurprise, et je peux dire mon plaisir, en reconnaissant Morel, lefils du valet de chambre de mon oncle et qui me rappelait tant dechoses. J’en oubliai de faire la commission de M. de Charlus.«&|160;Comment, vous êtes à Doncières&|160;? – Oui et on m’aincorporé dans la musique, au service des batteries.&|160;» Mais ilme répondit cela d’un ton sec et hautain. Il était devenu très«&|160;poseur&|160;» et évidemment ma vue, en lui rappelant laprofession de son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coupje vis M. de Charlus fondre sur nous. Mon retard l’avait évidemmentimpatienté. «&|160;Je désirerais entendre ce soir un peu demusique, dit-il à Morel sans aucune entrée en matière, je donne 500francs pour la soirée, cela pourrait peut-être avoir quelqueintérêt pour un de vos amis, si vous en avez dans lamusique.&|160;» J’avais beau connaître l’insolence de M. deCharlus, je fus stupéfait qu’il ne dît même pas bonjour à son jeuneami. Le baron ne me laissa pas, du reste, le temps de la réflexion.Me tendant affectueusement la main&|160;: «&|160;Au revoir, moncher&|160;», me dit-il pour me signifier que je n’avais qu’à m’enaller. Je n’avais, du reste, laissé que trop longtemps seule machère Albertine. «&|160;Voyez-vous, lui dis-je en remontant dans lewagon, la vie de bains de mer et la vie de voyage me fontcomprendre que le théâtre du monde dispose de moins de décors qued’acteurs et de moins d’acteurs que de «&|160;situations&|160;». –À quel propos me dites-vous cela&|160;? – Parce que M. de Charlusvient de me demander de lui envoyer un de ses amis, que juste, àl’instant, sur le quai de cette gare, je viens de reconnaître pourl’un des miens.&|160;» Mais, tout en disant cela, je cherchaiscomment le baron pouvait connaître la disproportion sociale à quoije n’avais pas pensé. L’idée me vint d’abord que c’était parJupien, dont la fille, on s’en souvient, avait semblé s’éprendre duvioloniste. Ce qui me stupéfiait pourtant, c’est que, avant departir pour Paris dans cinq minutes, le baron demandât à entendrede la musique. Mais revoyant la fille de Jupien dans mon souvenir,je commençais à trouver que les «&|160;reconnaissances&|160;»exprimeraient au contraire une part importante de la vie, si onsavait aller jusqu’au romanesque vrai, quand tout d’un coup j’eusun éclair et compris que j’avais été bien naïf. M. de Charlus neconnaissait pas le moins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus,lequel, ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portaitpourtant que des lyres, m’avait requis, dans son émotion, pour luiamener celui qu’il ne soupçonnait pas que je connusse. En tout casl’offre des 500 francs avait dû remplacer pour Morel l’absence derelations antérieures, car je les vis qui continuaient à causersans penser qu’ils étaient à côté de notre tram. Et me rappelant lafaçon dont M. de Charlus était venu vers Morel et moi, jesaisissais sa ressemblance avec certains de ses parents quand ilslevaient une femme dans la rue. Seulement l’objet visé avait changéde sexe. À partir d’un certain âge, et même si des évolutionsdifférentes s’accomplissent en nous, plus on devient soi, plus lestraits familiaux s’accentuent. Car la nature, tout en continuantharmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotoniede la composition grâce à la variété des figures interceptées. Aureste, la hauteur avec laquelle M. de Charlus avait toisé levioloniste est relative selon le point de vue auquel on se place.Elle eût été reconnue par les trois quarts des gens du monde, quis’inclinaient, non pas par le préfet de police qui, quelques annéesplus tard, le faisait surveiller.

«&|160;Le train de Paris est signalé, Monsieur&|160;», ditl’employé qui portait les valises. «&|160;Mais je ne prends pas letrain, mettez tout cela en consigne, que diable&|160;!&|160;» ditM. de Charlus en donnant vingt francs à l’employé stupéfait durevirement et charmé du pourboire. Cette générosité attira aussitôtune marchande de fleurs. «&|160;Prenez ces œillets, tenez, cettebelle rose, mon bon Monsieur, cela vous portera bonheur.&|160;» M.de Charlus, impatienté, lui tendit quarante sous, en échange dequoi la femme offrit ses bénédictions et derechef ses fleurs.«&|160;Mon Dieu, si elle pouvait nous laisser tranquilles, dit M.de Charlus en s’adressant d’un ton ironique et gémissant, et commeun homme énervé, à Morel à qui il trouvait quelque douceur dedemander appui, ce que nous avons à dire est déjà assezcompliqué.&|160;» Peut-être, l’employé de chemin de fer n’étant pasencore très loin, M. de Charlus ne tenait-il pas à avoir unenombreuse audience, peut-être ces phrases incidentespermettaient-elles à sa timidité hautaine de ne pas aborder tropdirectement la demande de rendez-vous. Le musicien, se tournantd’un air franc, impératif et décidé vers la marchande de fleurs,leva vers elle une paume qui la repoussait et lui signifiait qu’onne voulait pas de ses fleurs et qu’elle eût à fiche le camp au plusvite. M. de Charlus vit avec ravissement ce geste autoritaire etviril, manié par la main gracieuse pour qui il aurait dû êtreencore trop lourd, trop massivement brutal, avec une fermeté et unesouplesse précoces qui donnaient à cet adolescent encore imberbel’air d’un jeune David capable d’assumer un combat contre Goliath.L’admiration du baron était involontairement mêlée de ce sourireque nous éprouvons à voir chez un enfant une expression d’unegravité au-dessus de son âge. «&|160;Voilà quelqu’un par quij’aimerais être accompagné dans mes voyages et aidé dans mesaffaires. Comme il simplifierait ma vie&|160;», se dit M. deCharlus.

Le train de Paris (que le baron ne prit pas) partit. Puis nousmontâmes dans le nôtre, Albertine et moi, sans que j’eusse su cequ’étaient devenus M. de Charlus et Morel. «&|160;Il ne faut plusjamais nous fâcher, je vous demande encore pardon, me reditAlbertine en faisant allusion à l’incident Saint-Loup. Il faut quenous soyons toujours gentils tous les deux, me dit-elle tendrement.Quant à votre ami Saint-Loup, si vous croyez qu’il m’intéresse enquoi que ce soit vous vous trompez bien. Ce qui me plaît seulementen lui, c’est qu’il a l’air de tellement vous aimer. – C’est untrès bon garçon, dis-je en me gardant de prêter à Robert desqualités supérieures imaginaires, comme je n’aurais pas manqué defaire par amitié pour lui si j’avais été avec toute autre personnequ’Albertine. C’est un être excellent, franc, dévoué, loyal, surqui on peut compter pour tout.&|160;» En disant cela je me bornais,retenu par ma jalousie, à dire au sujet de Saint-Loup la vérité,mais aussi c’était bien la vérité que je disais. Or elles’exprimait exactement dans les mêmes termes dont s’était serviepour me parler de lui Mme de Villeparisis, quand je nele connaissais pas encore, l’imaginais si différent, si hautain etme disais&|160;: «&|160;On le trouve bon parce que c’est un grandseigneur.&|160;» De même quand elle m’avait dit&|160;: «&|160;Ilserait si heureux&|160;», je me figurai, après l’avoir aperçudevant l’hôtel, prêt à mener, que les paroles de sa tante étaientpure banalité mondaine, destinées à me flatter. Et je m’étais renducompte ensuite qu’elle l’avait dit sincèrement, en pensant à ce quim’intéressait, à mes lectures, et parce qu’elle savait que c’étaitcela qu’aimait Saint-Loup, comme il devait m’arriver de diresincèrement à quelqu’un faisant une histoire de son ancêtre LaRochefoucauld, l’auteur des Maximes, et qui eût voulualler demander des conseils à Robert&|160;: «&|160;Il sera siheureux.&|160;» C’est que j’avais appris à le connaître. Mais, enle voyant la première fois, je n’avais pas cru qu’une intelligenceparente de la mienne pût s’envelopper de tant d’élégance extérieurede vêtements et d’attitude. Sur son plumage je l’avais jugé d’uneautre espèce. C’était Albertine maintenant qui, peut-être un peuparce que Saint-Loup, par bonté pour moi, avait été si froid avecelle, me dit ce que j’avais pensé autrefois&|160;: «&|160;Ah&|160;!il est si dévoué que cela&|160;! Je remarque qu’on trouve toujourstoutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourgSaint-Germain.&|160;» Or, que Saint-Loup fût du faubourgSaint-Germain, c’est à quoi je n’avais plus songé une seule fois aucours de ces années où, se dépouillant de son prestige, il m’avaitmanifesté ses vertus. Changement de perspective pour regarder lesêtres, déjà plus frappant dans l’amitié que dans les simplesrelations sociales, mais combien plus encore dans l’amour, où ledésir a une échelle si vaste, grandit à des proportions telles lesmoindres signes de froideur, qu’il m’en avait fallu bien moins quecelle qu’avait au premier abord Saint-Loup pour que je me crussetout d’abord dédaigné d’Albertine, que je m’imaginasse ses amiescomme des êtres merveilleusement inhumains, et que je n’attachassequ’à l’indulgence qu’on a pour la beauté et pour une certaineélégance le jugement d’Elstir quand il me disait de la petitebande, tout à fait dans le même sentiment que Mme deVilleparisis de Saint-Loup&|160;: «&|160;Ce sont de bonnesfilles.&|160;» Or ce jugement, n’est-ce pas celui que j’eussevolontiers porté quand j’entendais Albertine dire&|160;: «&|160;Entout cas, dévoué ou non, j’espère bien ne plus le revoir puisqu’ila amené de la brouille entre nous. Il ne faut plus se fâcher tousles deux. Ce n’est pas gentil&|160;?&|160;» Je me sentais,puisqu’elle avait paru désirer Saint-Loup, à peu près guéri pourquelque temps de l’idée qu’elle aimait les femmes, ce que je mefigurais inconciliable. Et, devant le caoutchouc d’Albertine, danslequel elle semblait devenue une autre personne, l’infatigableerrante des jours pluvieux, et qui, collé, malléable et gris en cemoment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l’eauqu’avoir été trempé par elle et s’attacher au corps de mon amiecomme afin de prendre l’empreinte de ses formes pour un sculpteur,j’arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrinedésirée, et attirant Albertine à moi&|160;: «&|160;Mais toi, neveux-tu pas, voyageuse indolente, rêver sur mon épaule en y posantton front&|160;?&|160;» dis-je en prenant sa tête dans mes mains eten lui montrant les grandes prairies inondées et muettes quis’étendaient dans le soir tombant jusqu’à l’horizon fermé sur leschaînes parallèles de vallonnements lointains et bleuâtres.

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