Sodome et Gomorrhe

Chapitre 1

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M. de Charlus dans le monde.—Un médecin.—Facecaractéristique de Mme de Vaugoubert.—Mme d’Arpajon, le jet d’eaud’Hubert Robert et la gaieté du grand-duc Wladimir.—Mme d’Amoncourtde Citri, Mme de Saint-Euverte, etc.—Curieuse conversation entreSwann et le prince de Guermantes.—Albertine au téléphone.—Visitesen attendant mon dernier et deuxième séjour à Balbec.—Arrivée àBalbec.—Les intermittences du coeur.

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Comme je n’étais pas pressé d’arriver à cette soirée desGuermantes où je n’étais pas certain d’être invité, je restaisoisif dehors&|160;; mais le jour d’été ne semblait pas avoir plusde hâte que moi à bouger. Bien qu’il fût plus de neuf heures,c’était lui encore qui sur la place de la Concorde donnait àl’obélisque de Louqsor un air de nougat rose. Puis il en modifia lateinte et le changea en une matière métallique, de sorte quel’obélisque ne devint pas seulement plus précieux, mais semblaaminci et presque flexible. On s’imaginait qu’on aurait pu tordre,qu’on avait peut-être déjà légèrement faussé ce bijou. La luneétait maintenant dans le ciel comme un quartier d’orange pelédélicatement quoique un peu entamé. Mais elle devait plus tard êtrefaite de l’or le plus résistant. Blottie toute seule derrière elle,une pauvre petite étoile allait servir d’unique compagne à la lunesolitaire, tandis que celle-ci, tout en protégeant son amie, maisplus hardie et allant de l’avant, brandirait comme une armeirrésistible, comme un symbole oriental, son ample et merveilleuxcroissant d’or.

Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, je rencontrai leduc de Châtellerault&|160;; je ne me rappelais plus qu’unedemi-heure auparavant me persécutait encore la crainte – laquelleallait du reste bientôt me ressaisir – de venir sans avoir étéinvité. On s’inquiète, et c’est parfois longtemps après l’heure dudanger, oubliée grâce à la distraction, que l’on se souvient de soninquiétude. Je dis bonjour au jeune duc et pénétrai dans l’hôtel.Mais ici il faut d’abord que je note une circonstance minime,laquelle permettra de comprendre un fait qui suivra bientôt.

Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents,pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du restequi il était&|160;: c’était l’huissier (qu’on appelait dans cetemps-là «&|160;l’aboyeur&|160;») de Mme de Guermantes.M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme ilétait l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salonpour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dixans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être cesoir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter.Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avaitrencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvécharmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. Nonque le jeune homme ne se fût montré aussi aimable que généreux.Toutes les faveurs que l’huissier s’était figuré avoir à accorder àun monsieur si jeune, il les avait au contraire reçues. Mais M. deChâtellerault était aussi froussard qu’imprudent&|160;; il étaitd’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignoraità qui il avait affaire&|160;; il aurait eu une peur bien plusgrande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné àse faire passer pour un Anglais, et à toutes les questionspassionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui ildevait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné àrépondre, tout le long de l’avenue Gabriel&|160;: «&|160;I donot speak french.&|160;»

Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de soncousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien deCourvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière, onjugeait généralement l’esprit d’initiative et la supérioritéintellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on nerencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, etquelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges,chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de tellefaçon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, setournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social enallant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. Elle necraignait pas du reste d’élire et d’attirer le membre d’un autregroupe. Si, par exemple, elle avait fait remarquer à M. Detaille,lequel avait naturellement acquiescé, combien Mme deVillemur, que sa place dans un autre groupe faisait voir de dos,possédait un joli cou, la princesse n’hésitait pas à élever lavoix&|160;: «&|160;Madame de Villemur, M. Detaille, en grandpeintre qu’il est, est en train d’admirer votre cou.&|160;»Mme de Villemur sentait là une invite directe à laconversation&|160;; avec l’adresse que donne l’habitude du cheval,elle faisait lentement pivoter sa chaise selon un arc de troisquarts de cercle et, sans déranger en rien ses voisins, faisaitpresque face à la princesse. «&|160;Vous ne connaissez pas M.Detaille&|160;? demandait la maîtresse de maison, à qui l’habile etpudique conversion de son invitée ne suffisait pas. – Je ne leconnais pas, mais je connais ses œuvres&|160;», répondaitMme de Villemur, d’un air respectueux, engageant, etavec un à-propos que beaucoup enviaient, tout en adressant aucélèbre peintre, que l’interpellation n’avait pas suffi à luiprésenter d’une manière formelle, un imperceptible salut.«&|160;Venez, monsieur Detaille, disait la princesse, je vais vousprésenter à Mme de Villemur.&|160;» Celle-ci mettaitalors autant d’ingéniosité à faire une place à l’auteur duRêve que tout à l’heure à se tourner vers lui. Et laprincesse s’avançait une chaise pour elle-même&|160;; elle n’avaiten effet interpellé Mme de Villemur que pour avoir unprétexte de quitter le premier groupe où elle avait passé les dixminutes de règle, et d’accorder une durée égale de présence ausecond. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu savisite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que parl’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but demettre en relief avec quel naturel «&|160;une grande dame saitrecevoir&|160;». Mais maintenant les invités de la soiréecommençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise nonloin de l’entrée – droite et fière, dans sa majesté quasi royale,les yeux flambant par leur incandescence propre – entre deuxAltesses sans beauté et l’ambassadrice d’Espagne.

Je faisais la queue derrière quelques invités arrivés plus tôtque moi. J’avais en face de moi la princesse, de laquelle la beauténe me fait pas seule sans doute, entre tant d’autres, souvenir decette fête-là. Mais ce visage de la maîtresse de maison était siparfait, était frappé comme une si belle médaille, qu’il a gardépour moi une vertu commémorative. La princesse avait l’habitude dedire à ses invités, quand elle les rencontrait quelques jours avantune de ses soirées&|160;: «&|160;Vous viendrez, n’est-cepas&|160;?&|160;» comme si elle avait un grand désir de causer aveceux. Mais comme, au contraire, elle n’avait à leur parler de rien,dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans selever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deuxAltesses et l’ambassadrice et de remercier en disant&|160;:«&|160;C’est gentil d’être venu&|160;», non qu’elle trouvât quel’invité eût fait preuve de gentillesse en venant, mais pouraccroître encore la sienne&|160;; puis aussitôt le rejetant à larivière, elle ajoutait&|160;: «&|160;Vous trouverez M. deGuermantes à l’entrée des jardins&|160;», de sorte qu’on partaitvisiter et qu’on la laissait tranquille. À certains même elle nedisait rien, se contentant de leur montrer ses admirables yeuxd’onyx, comme si on était venu seulement à une exposition depierres précieuses.

La première personne à passer avant moi était le duc deChâtellerault.

Ayant à répondre à tous les sourires, à tous les bonjours de lamain qui lui venaient du salon, il n’avait pas aperçu l’huissier.Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cetteidentité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant ilallait la connaître. En demandant à son «&|160;Anglais&|160;» del’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était passeulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblaitqu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douteraitde rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorteet d’étaler publiquement. En entendant la réponse del’invité&|160;: «&|160;Le duc de Châtellerault&|160;», il se sentittroublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc leregarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique,qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pourcompléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avecl’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresseintime&|160;: «&|160;Son Altesse Monseigneur le duc deChâtellerault&|160;!&|160;» Mais c’était maintenant mon tour d’êtreannoncé. Absorbé dans la contemplation de la maîtresse de maison,qui ne m’avait pas encore vu, je n’avais pas songé aux fonctions,terribles pour moi – quoique d’une autre façon que pour M. deChâtellerault – de cet huissier habillé de noir comme un bourreau,entouré d’une troupe de valets aux livrées les plus riantes,solides gaillards prêts à s’emparer d’un intrus et à le mettre à laporte. L’huissier me demanda mon nom, je le lui dis aussimachinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot.Il leva aussitôt majestueusement la tête et, avant que j’eusse pule prier de m’annoncer à mi-voix pour ménager mon amour-propre sije n’étais pas invité, et celui de la princesse de Guermantes si jel’étais, il hurla les syllabes inquiétantes avec une force capabled’ébranler la voûte de l’hôtel.

L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement uneplace prépondérante dans le monde de la littérature anglaise)raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le mondeparce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’ungeste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle étaitbien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence duvieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pasainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour laguérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant depénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on luifaisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une visioninexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’unmonsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moinspeut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu legrondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysmepossible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme sije n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princessed’un air résolu.

Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui neme laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, aulieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva,vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir desoulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti des’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit quec’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princessevenait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelquesinstants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance deMalherbe qui finit ainsi&|160;:

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Et pour leur faire honneur les Anges se lever.

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Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée,comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour,elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiementplein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Jem’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle uneconductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou unemontre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, etcomme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté unsacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troublerles sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt nela commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer, me fitpart seulement de l’endroit où se trouvait le prince.

Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentantqu’elle n’avait absolument rien à me dire et que, dans son immensebonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noblecomme l’étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement àl’échafaud, n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse,que me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois&|160;:«&|160;Vous trouverez le prince dans le jardin.&|160;» Or, allerauprès du prince, c’était sentir renaître sous une autre forme mesdoutes.

En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. Onentendait, dominant toutes les conversations, l’intarissablejacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence leduc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. Deprofession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M.de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairécelui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde,d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucuneinterruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sansremède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris ladétermination, non de se taire, mais de parler chacun sanss’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruitconfus, produit dans les comédies de Molière par plusieurspersonnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron,avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus,de couvrir la voix faible de M. de Sidonia&|160;; sans découragerce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instanthaleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grandd’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours.J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince deGuermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fûtfâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plusingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en nelui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait siaffectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avaisnullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir,cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je nesoupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de tempsauparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et den’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus,je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter despropositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouverla phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dictécette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé desensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avaisdit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefoisl’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos parolesqui croient mentir dessinent une réalité prochaine.

M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque dereconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que maprésence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuisquelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclarationsolennelle&|160;: «&|160;On n’entre dans ces salons-là que parmoi.&|160;» Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais passuivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que lestonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas àses ordres, ou qu’il avait pris en haine, commençaient à passer,selon beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour destonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chassern’importe qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que sonpouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novicestels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour luidemander un service dans une fête où ma présence seule semblait unironique démenti à ses prétentions.

Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, leprofesseur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez lesGuermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car jamais onn’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, unpersonnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjàadministré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance touteparticulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantesétait cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avaitinvité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salonset ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de lamort, m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois desa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait deprendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquellesil s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre. Il attachaitbeaucoup d’importance à ne jamais faire d’erreur de diagnostic. Orson courrier était si nombreux qu’il ne se rappelait pas toujourstrès bien, quand il n’avait vu qu’une fois un malade, si la maladieavait bien suivi le cours qu’il lui avait assigné. On n’a peut-êtrepas oublié qu’au moment de l’attaque de ma grand’mère, je l’avaisconduite chez lui le soir où il se faisait coudre tant dedécorations. Depuis le temps écoulé, il ne se rappelait plus lefaire-part qu’on lui avait envoyé à l’époque. «&|160;Madame votregrand’mère est bien morte, n’est-ce pas&|160;? me dit-il d’une voixoù une quasi-certitude calmait une légère appréhension. Ah&|160;!En effet&|160;! Du reste dès la première minute où je l’ai vue, monpronostic avait été tout à fait sombre, je me souviens trèsbien.&|160;»

C’est ainsi que le professeur E… apprit ou rapprit la mort de magrand’mère, et, je dois le dire à sa louange, qui est celle ducorps médical tout entier, sans manifester, sans éprouver peut-êtrede satisfaction. Les erreurs des médecins sont innombrables. Ilspèchent d’habitude par optimisme quant au régime, par pessimismequant au dénouement. «&|160;Du vin&|160;? en quantité modérée celane peut vous faire du mal, c’est en somme un tonifiant… Le plaisirphysique&|160;? après tout c’est une fonction. Je vous le permetssans abus, vous m’entendez bien. L’excès en tout est undéfaut.&|160;» Du coup, quelle tentation pour le malade de renoncerà ces deux résurrecteurs, l’eau et la chasteté. En revanche, sil’on a quelque chose au cœur, de l’albumine, etc., on n’en a paspour longtemps. Volontiers, des troubles graves, mais fonctionnels,sont attribués à un cancer imaginé. Il est inutile de continuer desvisites qui ne sauraient enrayer un mal inéluctable. Que le malade,livré à lui-même, s’impose alors un régime implacable, et ensuiteguérisse ou tout au moins survive, le médecin, salué par lui avenuede l’Opéra quand il le croyait depuis longtemps au Père-Lachaise,verra dans ce coup de chapeau un geste de narquoise insolence. Uneinnocente promenade effectuée à son nez et à sa barbe ne causeraitpas plus de colère au président d’assises qui, deux ans auparavant,a prononcé contre le badaud, qui semble sans crainte, unecondamnation à mort. Les médecins (il ne s’agit pas de tous, bienentendu, et nous n’omettons pas, mentalement, d’admirablesexceptions) sont en général plus mécontents, plus irrités del’infirmation de leur verdict que joyeux de son exécution. C’est cequi explique que le professeur E… , quelque satisfactionintellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’étaitpas trompé, sut ne me parler que tristement du malheur qui nousavait frappés. Il ne tenait pas à abréger la conversation, qui luifournissait une contenance et une raison de rester. Il me parla dela grande chaleur qu’il faisait ces jours-ci, mais, bien qu’il fûtlettré et eût pu s’exprimer en bon français, il me dit&|160;:«&|160;Vous ne souffrez pas de cette hyperthermie&|160;?&|160;»C’est que la médecine a fait quelques petits progrès dans sesconnaissances depuis Molière, mais aucun dans son vocabulaire. Moninterlocuteur ajouta&|160;: «&|160;Ce qu’il faut, c’est éviter lessudations que cause, surtout dans les salons surchauffés, un tempspareil. Vous pouvez y remédier, quand vous rentrez et avez envie deboire, par la chaleur&|160;» (ce qui signifie évidemment desboissons chaudes).

À cause de la façon dont était morte ma grand’mère, le sujetm’intéressait et j’avais lu récemment dans un livre d’un grandsavant que la transpiration était nuisible aux reins en faisantpasser par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Je déplorais cestemps de canicule par lesquels ma grand’mère était morte et n’étaispas loin de les incriminer. Je n’en parlai pas au docteur E… , maisde lui-même il me dit&|160;: «&|160;L’avantage de ces temps trèschauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le reinen est soulagé d’autant.&|160;» La médecine n’est pas une scienceexacte.

Accroché à moi, le professeur E… ne demandait qu’à ne pas mequitter. Mais je venais d’apercevoir, faisant à la princesse deGuermantes de grandes révérences de droite et de gauche, aprèsavoir reculé d’un pas, le marquis de Vaugoubert. M. de Norpoism’avait dernièrement fait faire sa connaissance et j’espérais queje trouverais en lui quelqu’un qui fût capable de me présenter aumaître de maison. Les proportions de cet ouvrage ne me permettentpas d’expliquer ici à la suite de quels incidents de jeunesse M. deVaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul)qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être «&|160;enconfidences&|160;» avec M. de Charlus. Mais si notre ministreauprès du roi Théodose avait quelques-uns des mêmes défauts que lebaron, ce n’était qu’à l’état de bien pâle reflet. C’étaitseulement sous une forme infiniment adoucie, sentimentale et niaisequ’il présentait ces alternances de sympathie et de haine par où ledésir de charmer, et ensuite la crainte – également imaginaire –d’être, sinon méprisé, du moins découvert, faisait passer le baron.Rendues ridicules par une chasteté, un «&|160;platonisme&|160;»(auxquels en grand ambitieux il avait, dès l’âge du concours,sacrifié tout plaisir), par sa nullité intellectuelle surtout, cesalternances, M. de Vaugoubert les présentait pourtant. Mais tandisque chez M. de Charlus les louanges immodérées étaient clamées avecun véritable éclat d’éloquence, et assaisonnées des plus fines, desplus mordantes railleries et qui marquaient un homme à jamais, chezM. de Vaugoubert, au contraire, la sympathie était exprimée avec labanalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, etd’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutespièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve maissans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitudeen contradiction avec les propos que le ministre avait tenus sixmois avant et tiendrait peut-être à nouveau dans quelquetemps&|160;: régularité dans le changement qui donnait une poésiepresque astronomique aux diverses phases de la vie de M. deVaugoubert, bien que sans cela personne moins que lui ne fît penserà un astre.

Le bonsoir qu’il me rendit n’avait rien de celui qu’aurait eu M.de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façonsqu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un aircavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi del’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboiresd’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite– d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait etn’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figeraux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions.Ce n’est pas qu’il eût souhaité des conquêtes effectives, dont laseule pensée lui faisait peur à cause du qu’en-dira-t-on, deséclats, des chantages. Ayant passé d’une débauche presque infantileà la continence absolue datant du jour où il avait pensé au quaid’Orsay et voulu faire une grande carrière, il avait l’air d’unebête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaientla peur, l’appétence et la stupidité. La sienne était telle qu’ilne réfléchissait pas que les voyous de son adolescence n’étaientplus des gamins et que, quand un marchand de journaux lui criait enplein nez&|160;: La Presse&|160;! plus encore que de désiril frémissait d’épouvante, se croyant reconnu et dépisté.

Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quaid’Orsay, M. de Vaugoubert – et c’est pour cela qu’il aurait vouluplaire encore – avait de brusques élans de cœur. Dieu sait decombien de lettres il assommait le ministère (quelles rusespersonnelles il déployait, combien de prélèvements il opérait surle crédit de Mme de Vaugoubert qu’à cause de sacorpulence, de sa haute naissance, de son air masculin, et surtoutà cause de la médiocrité du mari, on croyait douée de capacitéséminentes et remplissant les vraies fonctions de ministre) pourfaire entrer sans aucune raison valable un jeune homme dénué detout mérite dans le personnel de la légation. Il est vrai quequelques mois, quelques années après, pour peu que l’insignifiantattaché parût, sans l’ombre d’une mauvaise intention, avoir donnédes marques de froideur à son chef, celui-ci se croyant méprisé outrahi mettait la même ardeur hystérique à le punir que jadis à lecombler. Il remuait ciel et terre pour qu’on le rappelât, et ledirecteur des Affaires politiques recevait journellement unelettre&|160;: «&|160;Qu’attendez-vous pour me débarrasser de celascar-là. Dressez-le un peu, dans son intérêt. Ce dont il a besoinc’est de manger un peu de vache enragée.&|160;» Le poste d’attachéauprès du roi Théodose était à cause de cela peu agréable. Maispour tout le reste, grâce à son parfait bon sens d’homme du monde,M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernementfrançais à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin,qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerrene tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequelrégnait le roi.

M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjourle premier. L’un et l’autre préféraient «&|160;répondre&|160;»,craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sanscela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ilsne l’avaient vu. Pour moi, M. de Vaugoubert n’eut pas à se poser laquestion, j’étais en effet allé le saluer le premier, ne fût-cequ’à cause de la différence d’âge. Il me répondit d’un airémerveillé et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’ily avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Jepensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentationà Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont jecomptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapportsavec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle etil me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elleet me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques deconsidération possibles, il resta néanmoins muet et se retira aubout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisserseul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, maissans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car jecompris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais,peut-être même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, parpolitesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en unesimple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé&|160;; commentme faire présenter au maître de la maison par une femme qui nesavait pas mon nom&|160;? De plus, je me voyais forcé de causerquelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et celam’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniserdans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avaisdonné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir unpeu avant minuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle&|160;;j’obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel,bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualitélibérée visite plus volontiers les organes du goût, recherchesurtout la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle asoif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette luneépluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant jecomptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle du resteme rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraientpas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussibien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait laprincesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme deVaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.

On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dansle ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme lesculottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne lecroyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elletoujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peuimporte, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plustouchants miracles de la nature et qui, le second surtout, fontressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la premièrehypothèse&|160;: – si la future Mme de Vaugoubert avaittoujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une rusediabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspecttrompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes etveut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancéequi lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si lafemme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peuà peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sortede mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparencedes insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas êtreaimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas quinous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normauxfinissent par se ressembler, quelquefois même par interchangerleurs qualités&|160;? Un ancien chancelier allemand, le prince deBulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, onremarqua combien l’époux germanique avait pris de finesseitalienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Poursortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons,chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine n’étaitrappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. Enmûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’Oriental qu’onn’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence dufez qui le compléterait.

Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur dontnous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie,Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ouprédestiné, dont l’image immortelle est la princesse Palatine,toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que lavirilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas lesfemmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ontentre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Unedes causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes tellesque Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sontlaissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissentpeu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissentpar prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au furet à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret,elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’épouxdevrait pratiquer.

Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient levisage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentaisqu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de cesjeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle auraittant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait lajeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes deprovince qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copientla robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (enréalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirementen créatures différentes grâce à la différence des poses et à lavariété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moiMme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’àm’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verred’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allaisbientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maîtrede la maison.

La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où ilcausait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elleme faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposerà un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait quej’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout enfeignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop quefaire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Ellesn’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupentl’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritableécrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres,si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné laplus grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs médiocresmais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourraitêtre pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le réclament. Maisune femme du monde n’a rien à faire, et en voyant dans leFigaro&|160;: «&|160;Hier le prince et la princesse deGuermantes ont donné une grande soirée, etc.&|160;», elles’exclame&|160;: «&|160;Comment&|160;! j’ai, il y a trois jours,causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en diserien&|160;!&|160;» et elle se casse la tête pour savoir ce qu’ellea pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait lesfêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grandchez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car ellesexplosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaientappel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliéspendant des années. Et presque tous les gens du monde sont siinsignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger,que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu lesdéteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse,même s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenaitsouvent à sa crainte de mécontenter «&|160;Palamède&|160;» qui lesavait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avaitpas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pastrouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin, à côtéde l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier quiramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les troisou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et lemasquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il yrépondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendaitsuccessivement&|160;: «&|160;Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoirmadame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour duPin-Gouvernet, bonsoir Philibert, bonsoir ma chère Ambassadrice,etc.&|160;» Cela faisait un glapissement continu qu’interrompaientdes recommandations bénévoles ou des questions (desquelles iln’écoutait pas la réponse), et que M. de Charlus adressait d’un tonradouci, factice afin de témoigner l’indifférence, et bénin&|160;:«&|160;Prenez garde que la petite n’ait pas froid, les jardinsc’est toujours un peu humide. Bonsoir madame de Brantes. Bonsoirmadame de Mecklembourg. Est-ce que la jeune fille est venue&|160;?A-t-elle mis la ravissante robe rose&|160;? BonsoirSaint-Géran.&|160;» Certes il y avait de l’orgueil dans cetteattitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupantune place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas quede l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme auxdons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir sicette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans untableau de Carpaccio ou de Véronèse. Il est même plus probable quele prince allemand qu’était M. de Charlus devait plutôt sereprésenter la fête qui se déroule dans Tannhäuser, etlui-même comme le Margrave, ayant, à l’entrée de la Warburg, unebonne parole condescendante pour chacun des invités, tandis queleur écoulement dans le château ou le parc est salué par la longuephrase, cent fois reprise, de la fameuse «&|160;Marche&|160;».

Il fallait pourtant me décider. Je reconnaissais bien sous lesarbres des femmes avec qui j’étais plus ou moins lié, mais ellessemblaient transformées parce qu’elles étaient chez la princesse etnon chez sa cousine, et que je les voyais assises non devant uneassiette de Saxe mais sous les branches d’un marronnier. L’élégancedu milieu n’y faisait rien. Eût-elle été infiniment moindre quechez «&|160;Oriane&|160;», le même trouble eût existé en moi. Quel’électricité vienne à s’éteindre dans notre salon et qu’on doivela remplacer par des lampes à huile, tout nous paraît changé. Jefus tiré de mon incertitude par Mme de Souvré.«&|160;Bonsoir, me dit-elle en venant à moi. Y a-t-il longtemps quevous n’avez vu la duchesse de Guermantes&|160;?&|160;» Elleexcellait à donner à ce genre de phrases une intonation quiprouvait qu’elle ne les débitait pas par bêtise pure comme les gensqui, ne sachant pas de quoi parler, vous abordent mille fois encitant une relation commune, souvent très vague. Elle eut aucontraire un fin fil conducteur du regard qui signifiait&|160;:«&|160;Ne croyez pas que je ne vous aie pas reconnu. Vous êtes lejeune homme que j’ai vu chez la duchesse de Guermantes. Je merappelle très bien.&|160;» Malheureusement cette protectionqu’étendait sur moi cette phrase d’apparence stupide et d’intentiondélicate était extrêmement fragile et s’évanouit aussitôt que jevoulus en user. Madame de Souvré avait l’art, s’il s’agissaitd’appuyer une sollicitation auprès de quelqu’un de puissant, deparaître à la fois aux yeux du solliciteur le recommander, et auxyeux du haut personnage ne pas recommander ce solliciteur, demanière que ce geste à double sens lui ouvrait un crédit dereconnaissance envers ce dernier sans lui créer aucun débitvis-à-vis de l’autre. Encouragé par la bonne grâce de cette dame àlui demander de me présenter à M. de Guermantes, elle profita d’unmoment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournésvers nous, me prit maternellement par les épaules et, souriant à lafigure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle mepoussa vers lui d’un mouvement prétendu protecteur etvolontairement inefficace qui me laissa en panne presque à monpoint de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.

Celle d’une dame qui vint me dire bonjour en m’appelant par monnom fut plus grande encore. Je cherchais à retrouver le sien touten lui parlant&|160;; je me rappelais très bien avoir dîné avecelle, je me rappelais des mots qu’elle avait dits. Mais monattention, tendue vers la région intérieure où il y avait cessouvenirs d’elle, ne pouvait y découvrir ce nom. Il était làpourtant. Ma pensée avait engagé comme une espèce de jeu avec luipour saisir ses contours, la lettre par laquelle il commençait, etl’éclairer enfin tout entier. C’était peine perdue, je sentais àpeu près sa masse, son poids, mais pour ses formes, les confrontantau ténébreux captif blotti dans la nuit intérieure, je medisais&|160;: «&|160;Ce n’est pas cela.&|160;» Certes mon espritaurait pu créer les noms les plus difficiles. Par malheur iln’avait pas à créer mais à reproduire. Toute action de l’esprit estaisée si elle n’est pas soumise au réel. Là, j’étais forcé de m’ysoumettre. Enfin d’un coup le nom vint tout entier&|160;:«&|160;Madame d’Arpajon.&|160;» J’ai tort de dire qu’il vint, caril ne m’apparut pas, je crois, dans une propulsion de lui-même. Jene pense pas non plus que les légers et nombreux souvenirs qui serapportaient à cette dame, et auxquels je ne cessais de demander dem’aider (par des exhortations comme celle-ci&|160;: «&|160;Voyons,c’est cette dame qui est amie de Mme de Souvré, quiéprouve à l’endroit de Victor Hugo une admiration si naïve, mêléede tant d’effroi et d’horreur&|160;»), je ne crois pas que tous cessouvenirs, voletant entre moi et son nom, aient servi en quoi quece soit à le renflouer. Dans ce grand «&|160;cache-cache&|160;» quise joue dans la mémoire quand on veut retrouver un nom, il n’y apas une série d’approximations graduées. On ne voit rien, puis toutd’un coup apparaît le nom exact et fort différent de ce qu’oncroyait deviner. Ce n’est pas lui qui est venu à nous. Non, jecrois plutôt qu’au fur et à mesure que nous vivons, nous passonsnotre temps à nous éloigner de la zone où un nom est distinct, etc’est par un exercice de ma volonté et de mon attention, quiaugmentait l’acuité de mon regard intérieur, que tout d’un coupj’avais percé la demi-obscurité et vu clair. En tout cas, s’il y ades transitions entre l’oubli et le souvenir, alors ces transitionssont inconscientes. Car les noms d’étape par lesquels nous passons,avant de trouver le nom vrai, sont, eux, faux, et ne nousrapprochent en rien de lui. Ce ne sont même pas à proprement parlerdes noms, mais souvent de simples consonnes et qui ne se retrouventpas dans le nom retrouvé. D’ailleurs ce travail de l’esprit passantdu néant à la réalité est si mystérieux, qu’il est possible, aprèstout, que ces consonnes fausses soient des perches préalables,maladroitement tendues pour nous aider à nous accrocher au nomexact. «&|160;Tout ceci, dira le lecteur, ne nous apprend rien surle manque de complaisance de cette dame&|160;; mais puisque vousvous êtes si longtemps arrêté, laissez-moi, monsieur l’auteur, vousfaire perdre une minute de plus pour vous dire qu’il est fâcheuxque, jeune comme vous l’étiez (ou comme était votre héros s’iln’est pas vous), vous eussiez déjà si peu de mémoire, que de nepouvoir vous rappeler le nom d’une dame que vous connaissiez fortbien.&|160;» C’est très fâcheux en effet, monsieur le lecteur. Etplus triste que vous croyez quand on y sent l’annonce du temps oùles noms et les mots disparaîtront de la zone claire de la pensée,et où il faudra, pour jamais, renoncer à se nommer à soi-même ceuxqu’on a le mieux connus. C’est fâcheux en effet qu’il faille celabeur dès la jeunesse pour retrouver des noms qu’on connaît bien.Mais si cette infirmité ne se produisait que pour des noms à peineconnus, très naturellement oubliés, et dont on ne voulût pasprendre la fatigue de se souvenir, cette infirmité-là ne serait passans avantages. «&|160;Et lesquels, je vous prie&|160;?&|160;» Hé,monsieur, c’est que le mal seul fait remarquer et apprendre etpermet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtraitpas. Un homme qui chaque soir tombe comme une masse dans son lit etne vit plus jusqu’au moment de s’éveiller et de se lever, cethomme-là songera-t-il jamais à faire, sinon de grandes découvertes,au moins de petites remarques sur le sommeil&|160;? À peine sait-ils’il dort. Un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier lesommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit. Une mémoire sansdéfaillance n’est pas un très puissant excitateur à étudier lesphénomènes de mémoire. «&|160;Enfin, Mme d’Arpajon vousprésenta-t-elle au prince&|160;?&|160;» Non, mais taisez-vous etlaissez-moi reprendre mon récit.

Mme d’Arpajon fut plus lâche encore queMme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses.Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans lasociété. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaisonqu’elle avait eue avec le duc de Guermantes&|160;; l’abandon decelui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causama demande de me présenter au Prince détermina chez elle un silencequ’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entenduce que j’avais dit. Elle ne s’aperçut même pas que la colère luifaisait froncer les sourcils. Peut-être au contraire s’enaperçut-elle, ne se soucia pas de la contradiction, et s’en servitpour la leçon de discrétion qu’elle pouvait me donner sans trop degrossièreté, je veux dire une leçon muette et qui n’était pas pourcela moins éloquente.

D’ailleurs, Mme d’Arpajon était fortcontrariée&|160;; beaucoup de regards s’étant levés vers un balconRenaissance à l’angle duquel, au lieu des statues monumentalesqu’on y avait appliquées si souvent à cette époque, se penchait,non moins sculpturale qu’elles, la magnifique duchesse deSurgis-le-Duc, celle qui venait de succéder à Mmed’Arpajon dans le cœur de Basin de Guermantes. Sous le léger tulleblanc qui la protégeait de la fraîcheur nocturne on voyait, souple,son corps envolé de Victoire.

Je n’avais plus recours qu’auprès de M. de Charlus, rentré dansune pièce du bas, laquelle accédait au jardin. J’eus tout le loisir(comme il feignait d’être absorbé dans une partie de whist simuléequi lui permettait de ne pas avoir l’air de voir les gens)d’admirer la volontaire et artiste simplicité de son frac qui, pardes riens qu’un couturier seul eût discernés, avait l’air d’une«&|160;Harmonie&|160;» noir et blanc de Whistler&|160;; noir, blancet rouge plutôt, car M. de Charlus portait, suspendue à un largecordon au jabot de l’habit, la croix en émail blanc, noir et rougede Chevalier de l’Ordre religieux de Malte. À ce moment la partiedu baron fut interrompue par Mme de Gallardon,conduisant son neveu, le vicomte de Courvoisier, jeune homme d’unejolie figure et d’un air impertinent&|160;: «&|160;Mon cousin, ditMme de Gallardon, permettez-moi de vous présenter monneveu Adalbert. Adalbert, tu sais, le fameux oncle Palamède dont tuentends toujours parler. – Bonsoir, madame de Gallardon&|160;»,répondit M. de Charlus. Et il ajouta sans même regarder le jeunehomme&|160;: «&|160;Bonsoir, Monsieur&|160;», d’un air bourru etd’une voix si violemment impolie, que tout le monde en futstupéfait. Peut-être M. de Charlus, sachant que Mme deGallardon avait des doutes sur ses mœurs et n’avait pu résister unefois au plaisir d’y faire une allusion, tenait-il à couper court àtout ce qu’elle aurait pu broder sur un accueil aimable fait à sonneveu, en même temps qu’à faire une retentissante professiond’indifférence à l’égard des jeunes gens&|160;; peut-êtren’avait-il pas trouvé que ledit Adalbert eût répondu aux paroles desa tante par un air suffisamment respectueux&|160;; peut-être,désireux de pousser plus tard sa pointe avec un aussi agréablecousin, voulait-il se donner les avantages d’une agressionpréalable, comme les souverains qui, avant d’engager une actiondiplomatique, l’appuient d’une action militaire.

Il n’était pas aussi difficile que je le croyais que M. deCharlus accédât à ma demande de me présenter. D’une part, au coursde ces vingt dernières années, ce Don Quichotte s’était battucontre tant de moulins à vent (souvent des parents qu’il prétendaits’être mal conduits à son égard), il avait avec tant de fréquenceinterdit «&|160;comme une personne impossible à recevoir&|160;»d’être invité chez tels ou telles Guermantes, que ceux-cicommençaient à avoir peur de se brouiller avec tous les gens qu’ilsaimaient, de se priver, jusqu’à leur mort, de la fréquentation decertains nouveaux venus dont ils étaient curieux, pour épouser lesrancunes tonnantes mais inexpliquées d’un beau-frère ou cousin quiaurait voulu qu’on abandonnât pour lui femme, frère, enfants. Plusintelligent que les autres Guermantes, M. de Charlus s’apercevaitqu’on ne tenait plus compte de ses exclusives qu’une fois sur deux,et, anticipant l’avenir, craignant qu’un jour ce fût de lui qu’onse privât, il avait commencé à faire la part du feu, à baisser,comme on dit, ses prix. De plus, s’il avait la faculté de donnerpour des mois, des années, une vie identique à un être détesté – àcelui-là il n’eût pas toléré qu’on adressât une invitation, et seserait plutôt battu comme un portefaix avec une reine, la qualitéde ce qui lui faisait obstacle ne comptant plus pour lui – enrevanche il avait de trop fréquentes explosions de colère pourqu’elles ne fussent pas assez fragmentaires. «&|160;L’imbécile, leméchant drôle&|160;! on va vous remettre cela à sa place, lebalayer dans l’égout où malheureusement il ne sera pas inoffensifpour la salubrité de la ville&|160;», hurlait-il, même seul chezlui, à la lecture d’une lettre qu’il jugeait irrévérente, ou en serappelant un propos qu’on lui avait redit. Mais une nouvelle colèrecontre un second imbécile dissipait l’autre, et pour peu que lepremier se montrât déférent, la crise occasionnée par lui étaitoubliée, n’ayant pas assez duré pour faire un fond de haine oùconstruire. Aussi, peut-être eusse-je – malgré sa mauvaise humeurcontre moi – réussi auprès de lui quand je lui demandai de meprésenter au Prince, si je n’avais pas eu la malheureuse idéed’ajouter par scrupule, et pour qu’il ne pût pas me supposerl’indélicatesse d’être entré à tout hasard en comptant sur lui pourme faire rester&|160;: «&|160;Vous savez que je les connais trèsbien, la Princesse a été très gentille pour moi. – Hé bien, si vousles connaissez, en quoi avez-vous besoin de moi pour vousprésenter&|160;», me répondit-il d’un ton claquant, et, me tournantle dos, il reprit sa partie feinte avec le Nonce, l’ambassadeurd’Allemagne et un personnage que je ne connaissais pas.

Alors, du fond de ces jardins où jadis le duc d’Aiguillonfaisait élever les animaux rares, vint jusqu’à moi, par les portesgrandes ouvertes, le bruit d’un reniflement qui humait tantd’élégances et n’en voulait rien laisser perdre. Le bruit serapprocha, je me dirigeai à tout hasard dans sa direction, si bienque le mot «&|160;bonsoir&|160;» fut susurré à mon oreille par M.de Bréauté, non comme le son ferrailleux et ébréché d’un couteauqu’on repasse pour l’aiguiser, encore moins comme le cri dumarcassin dévastateur des terres cultivées, mais comme la voix d’unsauveur possible. Moins puissant que Mme de Souvré, maismoins foncièrement atteint qu’elle d’inserviabilité, beaucoup plusà l’aise avec le Prince que ne l’était Mme d’Arpajon, sefaisant peut-être des illusions sur ma situation dans le milieu desGuermantes, ou peut-être la connaissant mieux que moi, j’euspourtant, les premières secondes, quelque peine à capter sonattention, car, les papilles du nez frétillantes, les narinesdilatées, il faisait face de tous côtés, écarquillant curieusementson monocle comme s’il s’était trouvé devant cinq centschefs-d’œuvre. Mais ayant entendu ma demande, il l’accueillit avecsatisfaction, me conduisit vers le Prince et me présenta à lui d’unair friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, enles recommandant, une assiette de petits fours. Autant l’accueil duduc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint decamaraderie, cordial et familier, autant je trouvai celui du Princecompassé, solennel, hautain. Il me sourit à peine, m’appelagravement&|160;: «&|160;Monsieur&|160;». J’avais souvent entendu leduc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers motsqu’il me dit et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient leplus entier contraste avec le langage de Basin, je compris tout desuite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vousparlait dès la première visite de «&|160;pair à compagnon&|160;»,et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était lePrince. Je trouvai dans sa réserve un sentiment plus grand, je nedirai pas d’égalité, car ce n’eût pas été concevable pour lui, aumoins de la considération qu’on peut accorder à un inférieur, commeil arrive dans tous les milieux fortement hiérarchisés, au Palaispar exemple, dans une Faculté, où un procureur général ou un«&|160;doyen&|160;» conscients de leur haute charge cachentpeut-être plus de simplicité réelle et, quand on les connaîtdavantage, plus de bonté, de simplicité vraie, de cordialité, dansleur hauteur traditionnelle que de plus modernes dans l’affectationde la camaraderie badine. «&|160;Est-ce que vous comptez suivre lacarrière de monsieur votre père&|160;», me dit-il d’un air distant,mais d’intérêt. Je répondis sommairement à sa question, comprenantqu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et je m’éloignai pourle laisser accueillir les nouveaux arrivants.

J’aperçus Swann, voulus lui parler, mais à ce moment je vis quele prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoirdu mari d’Odette, l’avait aussitôt, avec la puissance d’une pompeaspirante, entraîné avec lui au fond du jardin, même, direntcertaines personnes, «&|160;afin de le mettre à laporte&|160;».

Tellement distrait dans le monde que je n’appris que lesurlendemain, par les journaux, qu’un orchestre tchèque avait jouétoute la soirée et que, de minute en minute, s’étaient succédé lesfeux de Bengale, je retrouvai quelque faculté d’attention à lapensée d’aller voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert.

Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieursétaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait deloin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise quela retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. LeXVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes,mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté lavie&|160;; à cette distance on avait l’impression de l’art plutôtque la sensation de l’eau. Le nuage humide lui-même quis’amoncelait perpétuellement à son faîte gardait le caractère del’époque comme ceux qui dans le ciel s’assemblent autour des palaisde Versailles. Mais de près on se rendait compte que, tout enrespectant, comme les pierres d’un palais antique, le dessinpréalablement tracé, c’était des eaux toujours nouvelles qui,s’élançant et voulant obéir aux ordres anciens de l’architecte, neles accomplissaient exactement qu’en paraissant les violer, leursmille bonds épars pouvant seuls donner à distance l’impression d’ununique élan. Celui-ci était en réalité aussi souvent interrompu quel’éparpillement de la chute, alors que, de loin, il m’avait paruinfléchissable, dense, d’une continuité sans lacune. D’un peu près,on voyait que cette continuité, en apparence toute linéaire, étaitassurée à tous les points de l’ascension du jet, partout où ilaurait dû se briser, par l’entrée en ligne, par la reprise latéraled’un jet parallèle qui montait plus haut que le premier et étaitlui-même, à une plus grande hauteur, mais déjà fatigante pour lui,relevé par un troisième. De près, des gouttes sans forceretombaient de la colonne d’eau en croisant au passage leurs sœursmontantes, et, parfois déchirées, saisies dans un remous de l’airtroublé par ce jaillissement sans trêve, flottaient avant d’êtrechavirées dans le bassin. Elles contrariaient de leurs hésitations,de leur trajet en sens inverse, et estompaient de leur molle vapeurla rectitude et la tension de cette tige, portant au-dessus de soiun nuage oblong fait de mille gouttelettes, mais en apparence peinten brun doré et immuable, qui montait, infrangible, immobile,élancé et rapide, s’ajouter aux nuages du ciel. Malheureusement uncoup de vent suffisait à l’envoyer obliquement sur la terre&|160;;parfois même un simple jet désobéissant divergeait et, si elle nes’était pas tenue à une distance respectueuse, aurait mouilléjusqu’aux moelles la foule imprudente et contemplative.

Un de ces petits accidents, qui ne se produisaient guère qu’aumoment où la brise s’élevait, fut assez désagréable. On avait faitcroire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – enréalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgisdans les galeries de marbre rose où on accédait par la doublecolonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle dubassin. Or, au moment où Mme d’Arpajon allait s’engagerdans l’une des colonnades, un fort coup de chaude brise tordit lejet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eaudégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, ellefut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Alors,non loin d’elle, un grognement scandé retentit assez fort pourpouvoir se faire entendre à toute une armée et pourtant prolongépar période comme s’il s’adressait non pas à l’ensemble, maissuccessivement à chaque partie des troupes&|160;; c’était legrand-duc Wladimir qui riait de tout son cœur en voyant l’immersionde Mme d’Arpajon, une des choses les plus gaies,aimait-il à dire ensuite, à laquelle il eût assisté de toute savie. Comme quelques personnes charitables faisaient remarquer auMoscovite qu’un mot de condoléances de lui serait peut-être méritéet ferait plaisir à cette femme qui, malgré sa quarantaine biensonnée, et tout en s’épongeant avec son écharpe, sans demander lesecours de personne, se dégageait malgré l’eau qui souillaitmalicieusement la margelle de la vasque, le Grand-Duc, qui avaitbon cœur, crut devoir s’exécuter et, les derniers roulementsmilitaires du rire à peine apaisés, on entendit un nouveaugrondement plus violent encore que l’autre. «&|160;Bravo, lavieille&|160;!&|160;» s’écriait-il en battant des mains comme authéâtre. Mme d’Arpajon ne fut pas sensible à ce qu’onvantât sa dextérité aux dépens de sa jeunesse. Et comme quelqu’unlui disait, assourdi par le bruit de l’eau, que dominait pourtantle tonnerre de Monseigneur&|160;: «&|160;Je crois que Son AltesseImpériale vous a dit quelque chose&|160;», «&|160;Non&|160;!c’était à Mme de Souvré&|160;», répondit-elle.

Je traversai les jardins et remontai l’escalier où l’absence duPrince, disparu à l’écart avec Swann, grossissait autour de M. deCharlus la foule des invités, de même que, quand Louis XIV n’étaitpas à Versailles, il y avait plus de monde chez Monsieur, sonfrère. Je fus arrêté au passage par le baron, tandis que derrièremoi deux dames et un jeune homme s’approchaient pour lui direbonjour.

«&|160;C’est gentil de vous voir ici&|160;», me dit-il, en metendant la main. «&|160;Bonsoir madame de la Trémoïlle, bonsoir machère Herminie.&|160;» Mais sans doute le souvenir de ce qu’ilm’avait dit sur son rôle de chef dans l’hôtel Guermantes luidonnait le désir de paraître éprouver à l’endroit de ce qui lemécontentait, mais qu’il n’avait pu empêcher, une satisfaction àlaquelle son impertinence de grand seigneur et son égaillementd’hystérique donnèrent immédiatement une forme d’ironieexcessive&|160;: «&|160;C’est gentil, reprit-il, mais c’est surtoutbien drôle.&|160;» Et il se mit à pousser des éclats de rire quisemblèrent à la fois témoigner de sa joie et de l’impuissance où laparole humaine était de l’exprimer. Cependant que certainespersonnes, sachant combien il était à la fois difficile d’accès etpropre aux «&|160;sorties&|160;» insolentes, s’approchaient aveccuriosité et, avec un empressement presque indécent, prenaientleurs jambes à leur cou. «&|160;Allons, ne vous fâchez pas, medit-il, en me touchant doucement l’épaule, vous savez que je vousaime bien. Bonsoir Antioche, bonsoir Louis-René. Avez-vous été voirle jet d’eau&|160;? me demanda-t-il sur un ton plus affirmatif quequestionneur. C’est bien joli, n’est-ce pas&|160;? C’estmerveilleux. Cela pourrait être encore mieux, naturellement, ensupprimant certaines choses, et alors il n’y aurait rien de pareil,en France. Mais tel que c’est, c’est déjà parmi les choses lesmieux. Bréauté vous dira qu’on a eu tort de mettre des lampions,pour tâcher de faire oublier que c’est lui qui a eu cette idéeabsurde. Mais, en somme, il n’a réussi que très peu à enlaidir.C’est beaucoup plus difficile de défigurer un chef-d’œuvre que dele créer. Nous nous doutions du reste déjà vaguement que Bréautéétait moins puissant qu’Hubert Robert.&|160;»

Je repris la file des visiteurs qui entraient dans l’hôtel.«&|160;Est-ce qu’il y a longtemps que vous avez vu ma délicieusecousine Oriane&|160;?&|160;» me demanda la Princesse qui avaitdepuis peu déserté son fauteuil à l’entrée, et avec qui jeretournais dans les salons. «&|160;Elle doit venir ce soir, je l’aivue cet après-midi, ajouta la maîtresse de maison. Elle me l’apromis. Je crois du reste que vous dînez avec nous deux chez lareine d’Italie, à l’ambassade, jeudi. Il y aura toutes les Altessespossibles, ce sera très intimidant.&|160;» Elles ne pouvaientnullement intimider la princesse de Guermantes, de laquelle lessalons en foisonnaient et qui disait&|160;: «&|160;Mes petitsCobourg&|160;» comme elle eût dit&|160;: «&|160;Mes petitschiens&|160;». Aussi, Mme de Guermantes dit-elle&|160;:«&|160;Ce sera très intimidant&|160;», par simple bêtise, qui, chezles gens du monde, l’emporte encore sur la vanité. À l’égard de sapropre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire.Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu’elleconnaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. M’ayant demandé sije dînais la semaine suivante chez la marquise de la Pommelière,qu’on appelait souvent «&|160;la Pomme&|160;», la Princesse, ayantobtenu de moi une réponse négative, se tut pendant quelquesinstants. Puis, sans aucune autre raison qu’un étalage voulud’érudition involontaire, de banalité et de conformité à l’espritgénéral, elle ajouta&|160;: «&|160;C’est une assez agréable femme,la Pomme&|160;!&|160;»

Tandis que la Princesse causait avec moi, faisaient précisémentleur entrée le duc et la duchesse de Guermantes&|160;! Mais je nepus d’abord aller au-devant d’eux, car je fus happé au passage parl’ambassadrice de Turquie, laquelle, me désignant la maîtresse demaison que je venais de quitter, s’écria en m’empoignant par lebras&|160;: «&|160;Ah&|160;! quelle femme délicieuse que laPrincesse&|160;! Quel être supérieur à tous&|160;! Il me semble quesi j’étais un homme, ajouta-t-elle, avec un peu de bassesse et desensualité orientales, je vouerais ma vie à cette célestecréature.&|160;» Je répondis qu’elle me semblait charmante eneffet, mais que je connaissais plus sa cousine la duchesse.«&|160;Mais il n’y a aucun rapport, me dit l’ambassadrice. Orianeest une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et deBabal, tandis que Marie-Gilbert, c’estquelqu’un.&|160;»

Je n’aime jamais beaucoup qu’on me dise ainsi sans réplique ceque je dois penser des gens que je connais. Et il n’y avait aucuneraison pour que l’ambassadrice de Turquie eût sur la valeur de laduchesse de Guermantes un jugement plus sûr que le mien. D’autrepart, ce qui expliquait aussi mon agacement contre l’ambassadrice,c’est que les défauts d’une simple connaissance, et même d’un ami,sont pour nous de vrais poisons, contre lesquels nous sommesheureusement «&|160;mithridatés&|160;».

Mais, sans apporter le moindre appareil de comparaisonscientifique et parler d’anaphylaxie, disons qu’au sein de nosrelations amicales ou purement mondaines, il y a une hostilitémomentanément guérie, mais récurrente, par accès. Habituellement onsouffre peu de ces poisons tant que les gens sont«&|160;naturels&|160;». En disant «&|160;Babal&|160;»,«&|160;Mémé&|160;», pour désigner des gens qu’elle ne connaissaitpas, l’ambassadrice de Turquie suspendait les effets du«&|160;mithridatisme&|160;» qui, d’ordinaire, me la rendaittolérable. Elle m’agaçait, ce qui était d’autant plus injustequ’elle ne parlait pas ainsi pour faire mieux croire qu’elle étaitintime de «&|160;Mémé&|160;», mais à cause d’une instruction troprapide qui lui faisait nommer ces nobles seigneurs selon ce qu’ellecroyait la coutume du pays. Elle avait fait ses classes en quelquesmois et n’avait pas suivi la filière. Mais en y réfléchissant jetrouvais à mon déplaisir de rester auprès de l’ambassadrice uneautre raison. Il n’y avait pas si longtemps que chez«&|160;Oriane&|160;» cette même personnalité diplomatique m’avaitdit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes luiétait franchement antipathique. Je crus bon de ne pas m’arrêter àce revirement&|160;: l’invitation à la fête de ce soir l’avaitamené. L’ambassadrice était parfaitement sincère en me disant quela princesse de Guermantes était une créature sublime. Elle l’avaittoujours pensé. Mais n’ayant jamais été jusqu’ici invitée chez laprincesse, elle avait cru devoir donner à ce genre denon-invitation la forme d’une abstention volontaire par principes.Maintenant qu’elle avait été conviée et vraisemblablement le seraitdésormais, sa sympathie pouvait librement s’exprimer. Il n’y a pasbesoin, pour expliquer les trois quarts des opinions qu’on portesur les gens, d’aller jusqu’au dépit amoureux, jusqu’à l’exclusiondu pouvoir politique. Le jugement reste incertain&|160;: uneinvitation refusée ou reçue le détermine. Au reste, l’ambassadricede Turquie, comme disait la princesse de Guermantes qui passa avecmoi l’inspection des salons, «&|160;faisait bien&|160;». Elle étaitsurtout fort utile. Les étoiles véritables du monde sont fatiguéesd’y paraître. Celui qui est curieux de les apercevoir doit souventémigrer dans un autre hémisphère, où elles sont à peu près seules.Mais les femmes pareilles à l’ambassadrice ottomane, toutesrécentes dans le monde, ne laissent pas d’y briller pour ainsi direpartout à la fois. Elles sont utiles à ces sortes dereprésentations qui s’appellent une soirée, un raout, et où ellesse feraient traîner, moribondes, plutôt que d’y manquer. Elles sontles figurantes sur qui on peut toujours compter, ardentes à nejamais manquer une fête. Aussi, les sots jeunes gens, ignorant quece sont de fausses étoiles, voient-ils en elles les reines du chic,tandis qu’il faudrait une leçon pour leur expliquer en vertu dequelles raisons Mme Standish, ignorée d’eux et peignantdes coussins, loin du monde, est au moins une aussi grande dame quela duchesse de Doudeauville.

Dans l’ordinaire de la vie, les yeux de la duchesse deGuermantes étaient distraits et un peu mélancoliques, elle lesfaisait briller seulement d’une flamme spirituelle chaque foisqu’elle avait à dire bonjour à quelque ami&|160;; absolument commesi celui-ci avait été quelque mot d’esprit, quelque trait charmant,quelque régal pour délicats dont la dégustation a mis uneexpression de finesse et de joie sur le visage du connaisseur. Maispour les grandes soirées, comme elle avait trop de bonjours à dire,elle trouvait qu’il eût été fatigant, après chacun d’eux,d’éteindre à chaque fois la lumière. Tel un gourmet de littérature,allant au théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène,témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée en ayantdéjà, tandis qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvreajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour uneapprobation malicieuse&|160;; ainsi c’était dès son arrivée que laduchesse allumait pour toute la soirée. Et tandis qu’elle donnaitson manteau du soir, d’un magnifique rouge Tiepolo, lequel laissavoir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou, aprèsavoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux etcomplet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Orianes’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autresbijoux. Quelques «&|160;bonnes langues&|160;» comme M. de Janvilleeurent beau se précipiter sur le duc pour l’empêcherd’entrer&|160;: «&|160;Mais vous ignorez donc que le pauvre Mamaest à l’article de la mort&|160;? On vient de l’administrer. – Jele sais, je le sais, répondit M. de Guermantes en refoulant lefâcheux pour entrer. Le viatique a produit le meilleureffet&|160;», ajouta-t-il en souriant de plaisir à la pensée de laredoute à laquelle il était décidé de ne pas manquer après lasoirée du prince. «&|160;Nous ne voulions pas qu’on sût que nousétions rentrés&|160;», me dit la duchesse. Elle ne se doutait pasque la princesse avait d’avance infirmé cette parole en meracontant qu’elle avait vu un instant sa cousine qui lui avaitpromis de venir. Le duc, après un long regard dont pendant cinqminutes il accabla sa femme&|160;: «&|160;J’ai raconté à Oriane lesdoutes que vous aviez.&|160;» Maintenant qu’elle voyait qu’ilsn’étaient pas fondés et qu’elle n’avait aucune démarche à fairepour essayer de les dissiper, elle les déclara absurdes, meplaisanta longuement. «&|160;Cette idée de croire que vous n’étiezpas invité&|160;! Et puis, il y avait moi. Croyez-vous que jen’aurais pas pu vous faire inviter chez ma cousine&|160;?&|160;» Jedois dire qu’elle fit souvent, dans la suite, des choses bien plusdifficiles pour moi&|160;; néanmoins je me gardai de prendre sesparoles dans ce sens que j’avais été trop réservé. Je commençais àconnaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilitéaristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur lesentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerce,mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce caselle n’aurait plus de raison d’être. «&|160;Mais vous êtes notreégal, sinon mieux&|160;», semblaient, par toutes leurs actions,dire les Guermantes&|160;; et ils le disaient de la façon la plusgentille que l’on puisse imaginer, pour être aimés, admirés, maisnon pour être crus&|160;; qu’on démêlât le caractère fictif decette amabilité, c’est ce qu’ils appelaient être bien élevés&|160;;croire l’amabilité réelle, c’était la mauvaise éducation. Je reçusdu reste à peu de temps de là une leçon qui acheva de m’enseigner,avec la plus parfaite exactitude, l’extension et les limites decertaines formes de l’amabilité aristocratique. C’était à unematinée donnée par la duchesse de Montmorency pour la reined’Angleterre&|160;; il y eut une espèce de petit cortège pour allerau buffet, et en tête marchait la souveraine ayant à son bras leduc de Guermantes. J’arrivai à ce moment-là. De sa main libre, leduc me fit au moins à quarante mètres de distance mille signesd’appel et d’amitié, et qui avaient l’air de vouloir dire que jepouvais m’approcher sans crainte, que je ne serais pas mangé toutcru à la place des sandwichs. Mais moi, qui commençais à meperfectionner dans le langage des cours, au lieu de me rapprochermême d’un seul pas, à mes quarante mètres de distance je m’inclinaiprofondément, mais sans sourire, comme j’aurais fait devantquelqu’un que j’aurais à peine connu, puis continuai mon chemin ensens opposé. J’aurais pu écrire un chef-d’œuvre, les Guermantesm’en eussent moins fait d’honneur que de ce salut. Non seulement ilne passa pas inaperçu aux yeux du duc, qui ce jour-là pourtant eutà répondre à plus de cinq cents personnes, mais à ceux de laduchesse, laquelle, ayant rencontré ma mère, le lui raconta en segardant bien de lui dire que j’avais eu tort, que j’aurais dûm’approcher. Elle lui dit que son mari avait été émerveillé de monsalut, qu’il était impossible d’y faire tenir plus de choses. On necessa de trouver à ce salut toutes les qualités, sans mentionnertoutefois celle qui avait paru la plus précieuse, à savoir qu’ilavait été discret, et on ne cessa pas non plus de me faire descompliments dont je compris qu’ils étaient encore moins unerécompense pour le passé qu’une indication pour l’avenir, à lafaçon de celle délicatement fournie à ses élèves par le directeurd’un établissement d’éducation&|160;: «&|160;N’oubliez pas, meschers enfants, que ces prix sont moins pour vous que pour vosparents, afin qu’ils vous renvoient l’année prochaine.&|160;» C’estainsi que Mme de Marsantes, quand quelqu’un d’un mondedifférent entrait dans son milieu, vantait devant lui les gensdiscrets «&|160;qu’on trouve quand on va les chercher et qui sefont oublier le reste du temps&|160;», comme on prévient, sous uneforme indirecte, un domestique qui sent mauvais que l’usage desbains est parfait pour la santé.

Pendant que, avant même qu’elle eût quitté le vestibule, jecausais avec Mme de Guermantes, j’entendis une voixd’une sorte qu’à l’avenir je devais, sans erreur possible,discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. deVaugoubert causant avec M. de Charlus. Un clinicien n’a même pasbesoin que le malade en observation soulève sa chemise ni d’écouterla respiration, la voix suffit. Combien de fois plus tard fus-jefrappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, quipourtant copiait exactement le langage de sa profession ou lesmanières de son milieu, affectant une distinction sévère ou unefamilière grossièreté, mais dont la voix fausse me suffisait pourapprendre&|160;: «&|160;C’est un Charlus&|160;», à mon oreilleexercée, comme le diapason d’un accordeur. À ce moment tout lepersonnel d’une ambassade passa, lequel salua M. de Charlus. Bienque ma découverte du genre de maladie en question datât seulementdu jour même (quand j’avais aperçu M. de Charlus et Jupien), jen’aurais pas eu besoin, pour donner un diagnostic, de poser desquestions, d’ausculter. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. deCharlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’entenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se croit seul desa sorte dans l’univers&|160;; plus tard seulement, il se figure –autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal.Mais, ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livrédepuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. Lacarrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dansles ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciencespolitiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté duchrétien. Aussi, comme chaque sens perd de sa force et de savivacité, s’atrophie quand il n’est plus mis en usage, M. deVaugoubert, de même que l’homme civilisé qui ne serait plus capabledes exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme descavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvaitrarement en défaut chez M. de Charlus&|160;; et aux tablesofficielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le ministreplénipotentiaire n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sousle déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelquesnoms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour sesgoûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres,causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu’aprèstant d’années il songeât à profiter d’aucune aubaine. Mais cesrévélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies deRacine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race deDavid, qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins,changeant l’aspect de la légation de X… ou tel service du Ministèredes Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palaisaussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône deSuse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entierserrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’airémerveillé d’Élise s’écriant dans Esther&|160;:

&|160;

Ciel&|160;! quel nombreux essaim d’innocentesbeautés

S’offre à mes yeux en foule et sort de touscôtés&|160;!

Quelle aimable pudeur sur leur visage estpeinte&|160;!

&|160;

Puis désireux d’être plus «&|160;renseigné&|160;», il jeta ensouriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur etconcupiscent&|160;: «&|160;Mais voyons, bien entendu&|160;», dit M.de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare.Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) nedétacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeurde X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis auhasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement sesregards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui estmuet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. deVaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise queMardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès dela Reine que des filles qui y appartinssent.

&|160;

Cependant son amour pour notre nation

A peuplé ce palais de filles de Sion,

Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,

Sous un ciel étranger comme moi transplantées

Dans un lieu séparé de profanes témoins,

Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son

[étude et ses soins.

&|160;

Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards.«&|160;Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où jeréside, la même chose n’existe pas. – C’est probable, répondit M.de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sacherien de positif sur lui. – Oh&|160;! pas du tout&|160;! – Alors iln’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait despetites manières. Il a le genre «&|160;ma chère&|160;», le genreque je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dansla rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est,il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à faitsur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec laFrance a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému.– C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh&|160;!mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon&|160;!Mais je n’ai pas de crainte à cet égard.&|160;» Paroles quej’entendis, car j’étais peu éloigné, et qui firent que je merécitai mentalement&|160;:

&|160;

Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,

Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.

&|160;

Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peud’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans lessalons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune,extrêmement jolie, l’arrêta&|160;:

«&|160;Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçued’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il ditqu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pourdix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même si vous nepouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Ilfaudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines chosessecrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne mereconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à moi&|160;; je vousai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n’étais jamaisallé). L’empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé àPétersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski seralà, il en parlerait avec vous. J’ai un cadeau à vous faire, chérie,ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne feraisà personne qu’à vous. Les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’ilm’a fait porter par son vieux garde-malade. J’en garderai une etvous donnerai les deux autres.&|160;»

Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces offres.Incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, ilvoyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à safemme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde sereprésentent volontiers les livres comme une espèce de cube dontune face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de«&|160;faire entrer&|160;» dedans les personnes qu’il rencontre.C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu.Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir «&|160;enpassant&|160;», car grâce à eux, si on lit un livre ou un article,on connaît «&|160;le dessous des cartes&|160;», on peut«&|160;lever les masques&|160;». Malgré tout, le plus sage est des’en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement«&|160;parfaitement convenable&|160;» le monsieur qui faisait lanécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du moins, secontentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête despersonnes remarquées «&|160;notamment&|160;» dans les enterrementsoù le duc s’était inscrit. Quand ce dernier préférait que son nomne figurât pas, au lieu de s’inscrire il envoyait une lettre decondoléances à la famille du défunt en l’assurant de ses sentimentsbien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans lejournal&|160;: «&|160;Parmi les lettres reçues, citons celle du ducde Guermantes, etc.&|160;», ce n’était pas la faute de l’échotier,mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiaitd’arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoirde relations (ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens deslocutions, «&|160;avoir maille à partir&|160;»). Toujours est-ilque les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine,firent se froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assezloin de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses deMme Timoléon d’Amoncourt. C’était une femme charmante,d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eûtréussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivaitmaintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amiesuccessivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures –et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous sesmanuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayantintroduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilègeslittéraires l’y servirent. Elle avait maintenant une situation àn’avoir pas à dispenser d’autres grâces que celles que sa présencerépandait. Mais habituée jadis à l’entregent, aux manèges, auxservices à rendre, elle y persévérait bien qu’ils ne fussent plusnécessaires. Elle avait toujours un secret d’État à vous révéler,un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vousoffrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu demensonge, mais il faisaient de sa vie une comédie d’unecomplication scintillante et il était exact qu’elle faisait nommerdes préfets et des généraux.

Tout en marchant à côté de moi, la duchesse de Guermanteslaissait la lumière azurée de ses yeux flotter devant elle, maisdans le vague, afin d’éviter les gens avec qui elle ne tenait pas àentrer en relations, et dont elle devinait parfois, de loin,l’écueil menaçant. Nous avancions entre une double haie d’invités,lesquels, sachant qu’ils ne connaîtraient jamais«&|160;Oriane&|160;», voulaient au moins, comme une curiosité, lamontrer à leur femme&|160;: «&|160;Ursule, vite, vite, venez voirMadame de Guermantes qui cause avec ce jeune homme.&|160;» Et onsentait qu’il ne s’en fallait pas de beaucoup pour qu’ils fussentmontés sur des chaises, pour mieux voir, comme à la revue du 14juillet ou au Grand Prix. Ce n’est pas que la duchesse deGuermantes eût un salon plus aristocratique que sa cousine. Chez lapremière fréquentaient des gens que la seconde n’eût jamais vouluinviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçuMme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie deMme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, commeOriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il enétait encore de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avaitamené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu,et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou mêmerépublicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince,royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme,étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance, siaccréditée fût-elle, et s’il recevait Swann dont il était l’ami detout temps, étant d’ailleurs le seul des Guermantes qui l’appelâtSwann et non Charles, c’est que, sachant que la grand’mère deSwann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du ducde Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légendequi faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cettehypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’uncatholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avaitrien que de chrétien.

«&|160;Comment, vous ne connaissez pas ces splendeurs&|160;», medit la duchesse, en me parlant de l’hôtel où nous étions. Maisaprès avoir célébré le «&|160;palais&|160;» de sa cousine, elles’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois «&|160;son humbletrou&|160;». «&|160;Ici, c’est admirable pour visiter.Mais je mourrais de chagrin s’il me fallait rester à coucher dansdes chambres où ont eu lieu tant d’événements historiques. Ça meferait l’effet d’être restée après la fermeture, d’avoir étéoubliée, au château de Blois, de Fontainebleau ou même au Louvre,et d’avoir comme seule ressource contre la tristesse de me dire queje suis dans la chambre où a été assassiné Monaldeschi. Commecamomille, c’est insuffisant. Tiens, voilà Mme deSaint-Euverte. Nous avons dîné tout à l’heure chez elle. Comme elledonne demain sa grande machine annuelle, je pensais qu’elle seraitallée se coucher. Mais elle ne peut pas rater une fête. Si celle-ciavait eu lieu à la campagne, elle serait montée sur une tapissièreplutôt que de ne pas y être allée.&|160;»

En réalité, Mme de Saint-Euverte était venue, cesoir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez lesautres que pour assurer le succès de la sienne, recruter lesderniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremisla revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillammentà sa garden-party. Car, depuis pas mal d’années, les invités desfêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autrefois.Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairseméesalors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de lamaison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travailparallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme deSaint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre des personnesinconnues au monde élégant. On avait cessé de voir l’une, puisl’autre. Pendant quelque temps fonctionna le système des«&|160;fournées&|160;», qui permettait, grâce à des fêtes surlesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venirse divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec lesgens de bien. De quoi pouvaient-ils se plaindre&|160;?N’avaient-ils pas panem et circenses, des petits fours etun beau programme musical&|160;? Aussi, en symétrie en quelquesorte avec les deux duchesses en exil, qu’autrefois, quand avaitdébuté le salon Saint-Euverte, on avait vues en soutenir, commedeux cariatides, le faîte chancelant, dans les dernières années onne distingua plus, mêlées au beau monde, que deux personneshétérogènes&|160;: la vieille Mme de Cambremer et lafemme à belle voix d’un architecte à laquelle on était souventobligé de demander de chanter. Mais ne connaissant plus personnechez Mme de Saint-Euverte, pleurant leurs compagnesperdues, sentant qu’elles gênaient, elles avaient l’air prêtes àmourir de froid comme deux hirondelles qui n’ont pas émigré àtemps. Aussi l’année suivante ne furent-elles pas invitées&|160;;Mme de Franquetot tenta une démarche en faveur de sacousine qui aimait tant la musique. Mais comme elle ne put pasobtenir pour elle une réponse plus explicite que ces mots&|160;:«&|160;Mais on peut toujours entrer écouter de la musique si çavous amuse, ça n’a rien de criminel&|160;!&|160;» Mme deCambremer ne trouva pas l’invitation assez pressante ets’abstint.

Une telle transmutation, opérée par Mme deSaint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames(la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), onpouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fêtela plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veilleadresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que laprééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont lavie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinéeset soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sansêtre jamais allés à aucune. À ces mondains qui ne voient le mondeque par le journal, l’énumération des ambassadrices d’Angleterre,d’Autriche, etc.&|160;; des duchesses d’Uzès, de La Trémoïlle,etc., etc., suffisait pour qu’ils s’imaginassent volontiers lesalon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était undes derniers. Non que les comptes rendus fussent mensongers. Laplupart des personnes citées avaient bien été présentes. Maischacune était venue à la suite d’implorations, de politesses, deservices, et en ayant le sentiment d’honorer infinimentMme de Saint-Euverte. De tels salons, moins recherchésque fuis, et où on va pour ainsi dire en service commandé, ne fontillusion qu’aux lectrices de «&|160;Mondanités&|160;». Ellesglissent sur une fête vraiment élégante, celle-là où la maîtressede la maison, pouvant avoir toutes les duchesses, lesquellesbrûlent d’être «&|160;parmi les élus&|160;», ne demandent qu’à deuxou trois, et ne font pas mettre le nom de leurs invités dans lejournal. Aussi ces femmes, méconnaissant ou dédaignant le pouvoirqu’a pris aujourd’hui la publicité, sont-elles élégantes pour lareine d’Espagne, mais, méconnues de la foule, parce que la premièresait et que la seconde ignore qui elles sont.

Mme de Saint-Euverte n’était pas de ces femmes, et enbonne butineuse elle venait cueillir pour le lendemain tout ce quiétait invité. M. de Charlus ne l’était pas, il avait toujoursrefusé d’aller chez elle. Mais il était brouillé avec tant de gens,que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur lecompte du caractère.

Certes, s’il n’y avait eu là qu’Oriane, Mme deSaint-Euverte eût pu ne pas se déranger, puisque l’invitation avaitété faite de vive voix, et d’ailleurs acceptée avec cette charmantebonne grâce trompeuse dans l’exercice de laquelle triomphent cesacadémiciens de chez lesquels le candidat sort attendri et nedoutant pas qu’il peut compter sur leur voix. Mais il n’y avait pasqu’elle. Le prince d’Agrigente viendrait-il&|160;? EtMme de Durfort&|160;? Aussi, pour veiller au grain,Mme de Saint-Euverte avait-elle cru plus expédient de setransporter elle-même&|160;; insinuante avec les uns, impérativeavec les autres, pour tous elle annonçait à mots couvertsd’inimaginables divertissements qu’on ne pourrait revoir uneseconde fois, et à chacun promettait qu’il trouverait chez elle lapersonne qu’il avait le désir, ou le personnage qu’il avait lebesoin de rencontrer. Et cette sorte de fonction dont elle étaitinvestie pour une fois dans l’année – telles certainesmagistratures du monde antique – de personne qui donnera lelendemain la plus considérable garden-party de la saison luiconférait une autorité momentanée. Ses listes étaient faites etcloses, de sorte que, tout en parcourant les salons de la princesseavec lenteur pour verser successivement dans chaque oreille&|160;:«&|160;Vous ne m’oublierez pas demain&|160;», elle avait la gloireéphémère de détourner les yeux, en continuant à sourire, si elleapercevait un laideron à éviter ou quelque hobereau qu’unecamaraderie de collège avait fait admettre chez«&|160;Gilbert&|160;», et duquel la présence à sa garden-partyn’ajouterait rien. Elle préférait ne pas lui parler pour pouvoirdire ensuite&|160;: «&|160;J’ai fait mes invitations verbalement,et malheureusement je ne vous ai pas rencontré.&|160;» Ainsi elle,simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un«&|160;tri&|160;» dans la composition de la soirée de la princesse.Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse deGuermantes.

Il faut dire que celle-ci n’avait pas non plus tant qu’onpourrait croire la liberté de ses bonjours et de ses sourires. Pourune part, sans doute, quand elle les refusait, c’étaitvolontairement&|160;: «&|160;Mais elle m’embête, disait-elle,est-ce que je vais être obligée de lui parler de sa soirée pendantune heure&|160;?&|160;»

On vit passer une duchesse fort noire, que sa laideur et sabêtise, et certains écarts de conduite, avaient exilée non de lasociété, mais de certaines intimités élégantes. «&|160;Ah&|160;!susurra Mme de Guermantes, avec le coup d’œil exact etdésabusé du connaisseur à qui on montre un bijou faux, on reçoit çaici&|160;!&|160;» Sur la seule vue de la dame à demi tarée, et dontla figure était encombrée de trop de grains de poils noirs,Mme de Guermantes cotait la médiocre valeur de cettesoirée. Elle avait été élevée, mais avait cessé toutes relationsavec cette dame&|160;; elle ne répondit à son salut que par unsigne de tête des plus secs. «&|160;Je ne comprends pas, medit-elle, comme pour s’excuser, que Marie-Gilbert nous invite avectoute cette lie. On peut dire qu’il y en a ici de toutes lesparoisses. C’était beaucoup mieux arrangé chez Mélanie Pourtalès.Elle pouvait avoir le Saint-Synode et le Temple de l’Oratoire si çalui plaisait, mais, au moins, on ne nous faisait pas venir cesjours-là.&|160;» Mais pour beaucoup, c’était par timidité, peurd’avoir une scène de son mari, qui ne voulait pas qu’elle reçût desartistes, etc. (Marie-Gilbert en protégeait beaucoup, il fallaitprendre garde de ne pas être abordée par quelque illustre chanteuseallemande), par quelque crainte aussi à l’égard du nationalismequ’en tant que, détenant, comme M. de Charlus, l’esprit desGuermantes, elle méprisait au point de vue mondain (on faisaitpasser maintenant, pour glorifier l’état-major, un général plébéienavant certains ducs) mais auquel pourtant, comme elle se savaitcotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’àredouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieuantisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que lePrince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui«&|160;une espèce d’altercation&|160;». Elle ne risquait pasd’avoir à faire publiquement la conversation avec «&|160;pauvreCharles&|160;» qu’elle préférait chérir dans le privé.

–&|160;Et qu’est-ce encore que celle-là&|160;? s’écriaMme de Guermantes en voyant une petite dame l’air un peuétrange, dans une robe noire tellement simple qu’on aurait dit unemalheureuse, lui faire, ainsi que son mari, un grand salut. Elle nela reconnut pas et, ayant de ces insolences, se redressa commeoffensée, et regarda sans répondre, d’un air étonné&|160;:«&|160;Qu’est-ce que c’est que cette personne, Basin&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’un air étonné, pendant que M. de Guermantes, pourréparer l’impolitesse d’Oriane, saluait la dame et serrait la maindu mari. «&|160;Mais, c’est Mme de Chaussepierre, vousavez été très impolie. – Je ne sais pas ce que c’est Chaussepierre.– Le neveu de la vieille mère Chanlivault. – Je ne connais rien detout ça. Qui est la femme, pourquoi me salue-t-elle&|160;? – Mais,vous ne connaissez que ça, c’est la fille de Mme deCharleval, Henriette Montmorency. – Ah&|160;! mais j’ai très bienconnu sa mère, elle était charmante, très spirituelle. Pourquoia-t-elle épousé tous ces gens que je ne connais pas&|160;? Vousdites qu’elle s’appelle Mme deChaussepierre&|160;?&|160;» dit-elle en épelant ce dernier mot d’unair interrogateur et comme si elle avait peur de se tromper. Le duclui jeta un regard dur. «&|160;Cela n’est pas si ridicule que vousavez l’air de croire de s’appeler Chaussepierre&|160;! Le vieuxChaussepierre était le frère de la Charleval déjà nommée, deMme de Sennecour et de la vicomtesse du Merlerault. Cesont des gens bien. – Ah&|160;! assez, s’écria la duchesse qui,comme une dompteuse, ne voulait jamais avoir l’air de se laisserintimider par les regards dévorants du fauve. Basin, vous faites majoie. Je ne sais pas où vous avez été dénicher ces noms, mais jevous fais tous mes compliments. Si j’ignorais Chaussepierre, j’ailu Balzac, vous n’êtes pas le seul, et j’ai même lu Labiche.J’apprécie Chanlivault, je ne hais pas Charleval, mais j’avoue quedu Merlerault est le chef-d’œuvre. Du reste, avouons queChaussepierre n’est pas mal non plus. Vous avez collectionné toutça, ce n’est pas possible. Vous qui voulez faire un livre, medit-elle, vous devriez retenir Charleval et du Merlerault. Vous netrouverez pas mieux. – Il se fera faire tout simplement procès, etil ira en prison&|160;; vous lui donnez de très mauvais conseils,Oriane. – J’espère pour lui qu’il a à sa disposition des personnesplus jeunes s’il a envie de demander de mauvais conseils, etsurtout de les suivre. Mais s’il ne veut rien faire de plus malqu’un livre&|160;!&|160;» Assez loin de nous, une merveilleuse etfière jeune femme se détachait doucement dans une robe blanche,toute en diamants et en tulle. Madame de Guermantes la regarda quiparlait devant tout un groupe aimanté par sa grâce.

«&|160;Votre sœur est partout la plus belle&|160;; elle estcharmante ce soir&|160;», dit-elle, tout en prenant une chaise, auprince de Chimay qui passait. Le colonel de Froberville (il avaitpour oncle le général du même nom) vint s’asseoir à côté de nous,ainsi que M. de Bréauté, tandis que M. de Vaugoubert, se dandinant(par un excès de politesse qu’il gardait même quand il jouait autennis où, à force de demander des permissions aux personnages demarque avant d’attraper la balle, il faisait inévitablement perdrela partie à son camp), retournait auprès de M. de Charlus(jusque-là quasi enveloppé par l’immense jupe de la comtesse Molé,qu’il faisait profession d’admirer entre toutes les femmes), et,par hasard, au moment où plusieurs membres d’une nouvelle missiondiplomatique à Paris saluaient le baron. À la vue d’un jeunesecrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubertfixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement uneseule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromisquelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partantd’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification,l’exaspéra. «&|160;Je n’en sais absolument rien, je vous prie degarder vos curiosités pour vous-même. Elles me laissent plus quefroid. Du reste, dans le cas particulier, vous faites un impair detout premier ordre. Je crois ce jeune homme absolument lecontraire.&|160;» Ici, M. de Charlus, irrité d’avoir été dénoncépar un sot, ne disait pas la vérité. Le secrétaire eût, si le baronavait dit vrai, fait exception dans cette ambassade. Elle était, eneffet, composée de personnalités fort différentes, plusieursextrêmement médiocres, en sorte que, si l’on cherchait quel avaitpu être le motif du choix qui s’était porté sur elles, on nepouvait découvrir que l’inversion. En mettant à la tête de ce petitSodome diplomatique un ambassadeur aimant au contraire les femmesavec une exagération comique de compère de revue, qui faisaitmanœuvrer en règle son bataillon de travestis, on semblait avoirobéi à la loi des contrastes. Malgré ce qu’il avait sous les yeux,il ne croyait pas à l’inversion. Il en donna immédiatement lapreuve en mariant sa sœur à un chargé d’affaires qu’il croyait bienfaussement un coureur de poules. Dès lors il devint un peu gênantet fut bientôt remplacé par une Excellence nouvelle qui assural’homogénéité de l’ensemble. D’autres ambassades cherchèrent àrivaliser avec celle-là, mais elles ne purent lui disputer le prix(comme au concours général, où un certain lycée l’a toujours) et ilfallut que plus de dix ans se passassent avant que, des attachéshétérogènes s’étant introduits dans ce tout si parfait, une autrepût enfin lui arracher la funeste palme et marcher en tête.

Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann,Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiositéau sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître demaison. «&|160;Savez-vous à quel sujet&|160;? demanda le duc à M.de Bréauté. – J’ai entendu dire, répondit celui-ci, que c’était àpropos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait faitreprésenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais il paraîtque l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, lesieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. – Tiens, celam’aurait amusée de voir contrefaire Gilbert, dit la duchesse ensouriant rêveusement. – C’est sur cette petite représentation,reprit M. de Bréauté en avançant sa mâchoire de rongeur, queGilbert a demandé des explications à Swann, qui s’est contenté derépondre, ce que tout le monde trouva très spirituel&|160;:«&|160;Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtesbien plus ridicule que ça&|160;!&|160;» Il paraît, du reste, repritM. de Bréauté, que cette petite pièce était ravissante.Mme Molé y était, elle s’est énormément amusée. –Comment, Mme Molé va là&|160;? dit la duchesse étonnée.Ah&|160;! c’est Mémé qui aura arrangé cela. C’est toujours ce quifinit par arriver avec ces endroits-là. Tout le monde, un beaujour, se met à y aller, et moi, qui me suis volontairement excluepar principe, je me trouve seule à m’ennuyer dans mon coin.&|160;»Déjà, depuis le récit que venait de leur faire M. de Bréauté, laduchesse de Guermantes (sinon sur le salon Swann, du moins surl’hypothèse de rencontrer Swann dans un instant) avait, comme onvoit, adopté un nouveau point de vue. «&|160;L’explication que vousnous donnez, dit à M. de Bréauté le colonel de Froberville, est detout point controuvée. J’ai mes raisons pour le savoir. Le Prince apurement et simplement fait une algarade à Swann et lui a faitassavoir, comme disaient nos pères, de ne plus avoir à se montrerchez lui, étant donné les opinions qu’il affiche. Et, selon moi,mon oncle Gilbert a eu mille fois raison, non seulement de fairecette algarade, mais aurait dû en finir il y a plus de six moisavec un dreyfusard avéré.&|160;»

Le pauvre M. de Vaugoubert, devenu cette fois-ci de trop lambinjoueur de tennis une inerte balle de tennis elle-même qu’on lancesans ménagements, se trouva projeté vers la duchesse de Guermantes,à laquelle il présenta ses hommages. Il fut assez mal reçu, Orianevivant dans la persuasion que tous les diplomates – ou hommespolitiques – de son monde étaient des nigauds.

M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation defaveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société.Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente trèsvéritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre,et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère derelations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors desgrandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou demarier un parent. Alors, ils faisaient vraiment partie de lacommunion du grand monde, comme les catholiques de nom qui nes’approchent de la sainte Table qu’une fois l’an. Leur situationmatérielle eût même été malheureuse si Mme deSaint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu legénéral de Froberville, n’avait pas aidé de toutes façons leménage, donnant des toilettes et des distractions aux deux petitesfilles. Mais le colonel, qui passait pour un bon garçon, n’avaitpas l’âme reconnaissante. Il était envieux des splendeurs d’unebienfaitrice qui les célébrait elle-même sans trêve et sans mesure.La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisirmerveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or dumonde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueilqu’en tirait Mme de Saint-Euverte. L’annonce de cettegarden-party dans les journaux qui, ensuite, après un récitdétaillé, ajoutaient machiavéliquement&|160;: «&|160;Nousreviendrons sur cette belle fête&|160;», les détailscomplémentaires sur les toilettes, donnés pendant plusieurs joursde suite, tout cela faisait tellement mal aux Froberville, qu’eux,assez sevrés de plaisirs et qui savaient pouvoir compter sur celuide cette matinée, en arrivaient chaque année à souhaiter que lemauvais temps en gênât la réussite, à consulter le baromètre et àanticiper avec délices les prémices d’un orage qui pût faire raterla fête.

–&|160;Je ne discuterai pas politique avec vous, Froberville,dit M. de Guermantes, mais, pour ce qui concerne Swann, je peuxdire franchement que sa conduite à notre égard a été inqualifiable.Patronné jadis dans le monde par nous, par le duc de Chartres, onme dit qu’il est ouvertement dreyfusard. Jamais je n’aurais crucela de lui, de lui un fin gourmet, un esprit positif, uncollectionneur, un amateur de vieux livres, membre du Jockey, unhomme entouré de la considération générale, un connaisseur debonnes adresses qui nous envoyait le meilleur porto qu’on puisseboire, un dilettante, un père de famille. Ah&|160;! j’ai été bientrompé. Je ne parle pas de moi, il est convenu que je suis unevieille bête, dont l’opinion ne compte pas, une espèce deva-nu-pieds, mais rien que pour Oriane, il n’aurait pas dû fairecela, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et lessectateurs du condamné.

«&|160;Oui, après l’amitié que lui a toujours témoignée mafemme, reprit le duc, qui considérait évidemment que condamnerDreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son forintérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce deremerciement pour la façon dont on avait été reçu dans le faubourgSaint-Germain, il aurait dû se désolidariser. Car, demandez àOriane, elle avait vraiment de l’amitié pour lui.&|160;» Laduchesse, pensant qu’un ton ingénu et calme donnerait une valeurplus dramatique et sincère à ses paroles, dit d’une voixd’écolière, comme laissant sortir simplement la vérité de sa boucheet en donnant seulement à ses yeux une expression un peumélancolique&|160;: «&|160;Mais c’est vrai, je n’ai aucune raisonde cacher que j’avais une sincère affection pour Charles&|160;! –Là, vous voyez, je ne lui fais pas dire. Et après cela, il poussel’ingratitude jusqu’à être dreyfusard&|160;!&|160;»

«&|160;À propos de dreyfusards, dis-je, il paraît que le princeVon l’est. – Ah&|160;! vous faites bien de me parler de lui,s’écria M. de Guermantes, j’allais oublier qu’il m’a demandé devenir dîner lundi. Mais, qu’il soit dreyfusard ou non, cela m’estparfaitement égal puisqu’il est étranger. Je m’en fiche comme decolin-tampon. Pour un Français, c’est autre chose. Il est vrai queSwann est juif. Mais jusqu’à ce jour – excusez-moi, Froberville –j’avais eu la faiblesse de croire qu’un juif peut être Français,j’entends un juif honorable, homme du monde. Or Swann était celadans toute la force du terme. Hé bien&|160;! il me force àreconnaître que je me suis trompé, puisqu’il prend parti pour ceDreyfus (qui, coupable ou non, ne fait nullement partie de sonmilieu, qu’il n’aurait jamais rencontré) contre une société quil’avait adopté, qui l’avait traité comme un des siens. Il n’y a pasà dire, nous nous étions tous portés garants de Swann, j’auraisrépondu de son patriotisme comme du mien. Ah&|160;! il nousrécompense bien mal. J’avoue que de sa part je ne me serais jamaisattendu à cela. Je le jugeais mieux. Il avait de l’esprit (dans songenre, bien entendu). Je sais bien qu’il avait déjà fait l’insanitéde son honteux mariage. Tenez, savez-vous quelqu’un à qui lemariage de Swann a fait beaucoup de peine&|160;? C’est à ma femme.Oriane a souvent ce que j’appellerai une affectationd’insensibilité. Mais au fond, elle ressent avec une forceextraordinaire.&|160;» Mme de Guermantes, ravie de cetteanalyse de son caractère, l’écoutait d’un air modeste mais nedisait pas un mot, par scrupule d’acquiescer à l’éloge, surtout parpeur de l’interrompre. M. de Guermantes aurait pu parler une heuresur ce sujet qu’elle eût encore moins bougé que si on lui avaitfait de la musique. «&|160;Hé bien&|160;! je me rappelle, quandelle a appris le mariage de Swann, elle s’est sentiefroissée&|160;; elle a trouvé que c’était mal de quelqu’un à quinous avions témoigné tant d’amitié. Elle aimait beaucoupSwann&|160;; elle a eu beaucoup de chagrin. N’est-ce pasOriane&|160;?&|160;» Mme de Guermantes crut devoirrépondre à une interpellation aussi directe sur un point de faitqui lui permettrait, sans en avoir l’air, de confirmer des louangesqu’elle sentait terminées. D’un ton timide et simple, et un aird’autant plus appris qu’il voulait paraître «&|160;senti&|160;»,elle dit avec une douceur réservée&|160;: «&|160;C’est vrai, Basinne se trompe pas. – Et pourtant ce n’était pas encore la mêmechose. Que voulez-vous, l’amour est l’amour quoique, à mon avis, ildoive rester dans certaines bornes. J’excuserais encore un jeunehomme, un petit morveux, se laissant emballer par les utopies. MaisSwann, un homme intelligent, d’une délicatesse éprouvée, un finconnaisseur en tableaux, un familier du duc de Chartres, de Gilbertlui-même&|160;!&|160;» Le ton dont M. de Guermantes disait celaétait d’ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de lavulgarité qu’il montrait trop souvent. Il parlait avec unetristesse légèrement indignée, mais tout en lui respirait cettegravité douce qui fait le charme onctueux et large de certainspersonnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple. Onsentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swanndans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisaitpeu de doute&|160;; il en ressentait l’affliction d’un père voyantun de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plusgrands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situationqu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principesou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté.Il est vrai que M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois unétonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait apprisque Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait sonneveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien,jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis queSwann était ce que M. de Guermantes appelait «&|160;un hommepondéré, un homme ayant une position de premier ordre&|160;».Ensuite et surtout, un assez long temps avait passé pendant lequel,si, au point de vue historique, les événements avaient en partiesemblé justifier la thèse dreyfusiste, l’opposition antidreyfusardeavait redoublé de violence, et de purement politique d’abord étaitdevenue sociale. C’était maintenant une question de militarisme, depatriotisme, et les vagues de colère soulevées dans la sociétéavaient eu le temps de prendre cette force qu’elles n’ont jamais audébut d’une tempête. «&|160;Voyez-vous, reprit M. de Guermantes,même au point de vue de ses chers juifs, puisqu’il tient absolumentà les soutenir, Swann a fait une boulette d’une portéeincalculable. Il prouve qu’ils sont en quelque sorte forcés deprêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissentpas. C’est un danger public. Nous avons évidemment été tropcoulants, et la gaffe que commet Swann aura d’autant plus deretentissement qu’il était estimé, même reçu, et qu’il était à peuprès le seul juif qu’on connaissait. On se dira&|160;: Ab unodisce omnes.&|160;» (La satisfaction d’avoir trouvé à pointnommé, dans sa mémoire, une citation si opportune éclaira seuled’un orgueilleux sourire la mélancolie du grand seigneurtrahi.)

J’avais grande envie de savoir ce qui s’était exactement passéentre le Prince et Swann et de voir ce dernier, s’il n’avait pasencore quitté la soirée. «&|160;Je vous dirai, me répondit laduchesse, à qui je parlais de ce désir, que moi je ne tiens pasexcessivement à le voir parce qu’il paraît, d’après ce qu’on m’adit tout à l’heure chez Mme de Saint-Euverte, qu’ilvoudrait avant de mourir que je fasse la connaissance de sa femmeet de sa fille. Mon Dieu, ce me fait une peine infinie qu’il soitmalade, mais d’abord j’espère que ce n’est pas aussi grave que ça.Et puis enfin ce n’est tout de même pas une raison, parce que ceserait vraiment trop facile. Un écrivain sans talent n’aurait qu’àdire&|160;: «&|160;Votez pour moi à l’Académie parce que ma femmeva mourir et que je veux lui donner cette dernière joie.&|160;» Iln’y aurait plus de salons si on était obligé de faire laconnaissance de tous les mourants. Mon cocher pourrait me fairevaloir&|160;: «&|160;Ma fille est très mal, faites-moi recevoirchez la princesse de Parme.&|160;» J’adore Charles, et cela meferait beaucoup de chagrin de lui refuser, aussi est-ce pour celaque j’aime mieux éviter qu’il me le demande. J’espère de tout moncœur qu’il n’est pas mourant, comme il le dit, mais vraiment, sicela devait arriver, ce ne serait pas le moment pour moi de fairela connaissance de ces deux créatures qui m’ont privée du plusagréable de mes amis pendant quinze ans, et qu’il me laisseraitpour compte une fois que je ne pourrais même pas en profiter pourle voir lui, puisqu’il serait mort&|160;!&|160;»

Mais M. de Bréauté n’avait cessé de ruminer le démenti que luiavait infligé le colonel de Froberville.

–&|160;Je ne doute pas de l’exactitude de votre récit, mon cherami, dit-il, mais je tenais le mien de bonne source. C’est leprince de La Tour d’Auvergne qui me l’avait narré.

–&|160;Je m’étonne qu’un savant comme vous dise encore le princede La Tour d’Auvergne, interrompit le duc de Guermantes, vous savezqu’il ne l’est pas le moins du monde. Il n’y a plus qu’un seulmembre de cette famille&|160;: c’est l’oncle d’Oriane, le duc deBouillon.

–&|160;Le frère de Mme de Villeparisis&|160;?demandai-je, me rappelant que celle-ci était une demoiselle deBouillon.

–&|160;Parfaitement. Oriane, Mme de Lambresac vousdit bonjour.

En effet, on voyait par moments se former et passer comme uneétoile filante un faible sourire destiné par la duchesse deLambresac à quelque personne qu’elle avait reconnue. Mais cesourire, au lieu de se préciser en une affirmation active, en unlangage muet mais clair, se noyait presque aussitôt en une sorted’extase idéale qui ne distinguait rien, tandis que la têtes’inclinait en un geste de bénédiction béate rappelant celuiqu’incline vers la foule des communiantes un prélat un peu ramolli.Mme de Lambresac ne l’était en aucune façon. Mais jeconnaissais déjà ce genre particulier de distinction désuète. ÀCombray et à Paris, toutes les amies de ma grand’mère avaientl’habitude de saluer, dans une réunion mondaine, d’un air aussiséraphique que si elles avaient aperçu quelqu’un de connaissance àl’église, au moment de l’Élévation ou pendant un enterrement, etlui jetaient mollement un bonjour qui s’achevait en prière. Or, unephrase de M. de Guermantes allait compléter le rapprochement que jefaisais. «&|160;Mais vous avez vu le duc de Bouillon, me dit M. deGuermantes. Il sortait tantôt de ma bibliothèque comme vous yentriez, un monsieur court de taille et tout blanc.&|160;» C’étaitcelui que j’avais pris pour un petit bourgeois de Combray, et dontmaintenant, à la réflexion, je dégageais la ressemblance avecMme de Villeparisis. La similitude des salutsévanescents de la duchesse de Lambresac avec ceux des amies de magrand’mère avait commencé de m’intéresser en me montrant que dansles milieux étroits et fermés, qu’ils soient de petite bourgeoisieou de grandes noblesse, les anciennes manières persistent, nouspermettant comme à un archéologue de retrouver ce que pouvait êtrel’éducation et la part d’âme qu’elle reflète, au temps du vicomted’Arlincourt et de Loïsa Puget. Mieux maintenant la parfaiteconformité d’apparence entre un petit bourgeois de Combray de sonâge et le duc de Bouillon me rappelait (ce qui m’avait déjà tantfrappé quand j’avais vu le grand-père maternel de Saint-Loup, leduc de La Rochefoucauld, sur un daguerréotype où il étaitexactement pareil comme vêtements, comme air et comme façons à mongrand-oncle) que les différences sociales, voire individuelles, sefondent à distance dans l’uniformité d’une époque. La vérité estque la ressemblance des vêtements et aussi la réverbération par levisage de l’esprit de l’époque tiennent, dans une personne, uneplace tellement plus importante que sa caste, en occupent unegrande seulement dans l’amour-propre de l’intéressé etl’imagination des autres, que, pour se rendre compte qu’un grandseigneur du temps de Louis-Philippe est moins différent d’unbourgeois du temps de Louis-Philippe que d’un grand seigneur dutemps de Louis&|160;XV, il n’est pas nécessaire de parcourir lesgaleries du Louvre.

À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, queprotégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-cirépondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voirsa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, quiavait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantescroyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna verssa femme d’un air interrogateur et terrible, comme s’ildisait&|160;: «&|160;Qu’est-ce que c’est que cetostrogoth-là&|160;?&|160;» La situation de la pauvre Mmede Guermantes était déjà assez compliquée, et si le musicien eût euun peu pitié de cette épouse martyre, il se serait au plus viteéloigné. Mais, soit désir de ne pas rester sur l’humiliation quivenait de lui être infligée en public, au milieu des plus vieuxamis du cercle du duc, desquels la présence avait peut-être bienmotivé un peu sa silencieuse inclinaison, et pour montrer quec’était à bon droit, et non sans la connaître, qu’il avait saluéMme de Guermantes, soit obéissant à l’inspirationobscure et irrésistible de la gaffe qui le poussa – dans un momentoù il eût dû se fier plutôt à l’esprit – à appliquer la lettre mêmedu protocole, le musicien s’approcha davantage de Mme deGuermantes et lui dit&|160;: «&|160;Madame la duchesse, je voudraissolliciter l’honneur d’être présenté au duc.&|160;» Mmede Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beauêtre une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse deGuermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droitde présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. «&|160;Basin,dit-elle, permettez-moi de vous présenter M. d’Herweck.&|160;»

–&|160;Je ne vous demande pas si vous irez demain chezMme de Saint-Euverte, dit le colonel de Froberville àMme de Guermantes pour dissiper l’impression pénibleproduite par la requête intempestive de M. d’Herweck. Tout Paris ysera.

Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une seulepièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisantfront, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, restaimmobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère etd’étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère.Puis, comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule luipermettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée, etaprès avoir semblé par son attitude de défi attester toutel’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois,croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il serenversa en avant et asséna au musicien un salut si profond,empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, siviolent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour nepas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. «&|160;Maisc’est que justement je ne serai pas à Paris, répondit la duchesseau colonel de Froberville. Je vous dirai (ce que je ne devrais pasavouer) que je suis arrivée à mon âge sans connaître les vitraux deMontfort-l’Amaury. C’est honteux, mais c’est ainsi. Alors pourréparer cette coupable ignorance, je me suis promis d’aller demainles voir.&|160;» M. de Bréauté sourit finement. Il comprit en effetque, si la duchesse avait pu rester jusqu’à son âge sans connaîtreles vitraux de Montfort-l’Amaury, cette visite artistique neprenait pas subitement le caractère urgent d’une intervention«&|160;à chaud&|160;» et eût pu sans péril, après avoir étédifférée pendant plus de vingt-cinq ans, être reculée devingt-quatre heures. Le projet qu’avait formé la duchesse étaitsimplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que lesalon Saint-Euverte n’était décidément pas une maison vraimentbien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vousdans le compte rendu du Gaulois, une maison quidécernerait un cachet de suprême élégance à celles, ou, en toutcas, à celle, si elle n’était qu’une, qu’on n’y verrait pas. Ledélicat amusement de M. de Bréauté, doublé de ce plaisir poétiquequ’avaient les gens du monde à voir Mme de Guermantesfaire des choses que leur situation moindre ne leur permettait pasd’imiter, mais dont la vision seule leur causait le sourire dupaysan attaché à sa glèbe qui voit des hommes plus libres et plusfortunés passer au-dessus de sa tête, ce plaisir délicat n’avaitaucun rapport avec le ravissement dissimulé, mais éperdu,qu’éprouva aussitôt M. de Froberville.

Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’entendîtpas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgrécela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu’ils’écria d’un ton miséricordieux&|160;: «&|160;Oh&|160;! pauvretante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie&|160;! Non&|160;!la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse&|160;; quelcoup&|160;! mais il y a de quoi la faire crever&|160;!&|160;»ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il nepouvait s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotterles mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à M. deFroberville dont elle appréciait l’intention aimable, mais moinstolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes finit parse décider à le quitter. «&|160;Écoutez, je vais êtreobligée de vous dire bonsoir&|160;», lui dit-elle en selevant, d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avaitété pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus, savoix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d’unefée. «&|160;Basin veut que j’aille voir un peu Marie.&|160;»

En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequelne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand ellesavait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour lapremière fois, et que, d’autre part, il n’eût pour rien au mondelâché la matinée Saint-Euverte. «&|160;Adieu, je vous ai à peineparlé&|160;; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on nedit pas les choses qu’on voudrait se dire&|160;; du reste, partout,c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce seramieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de sedécolleter. Et encore qui sait&|160;? On exhibera peut-être ses oset ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas&|160;? Tenez,regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différenceentre ça et un squelette en robe ouverte&|160;? Il est vrai qu’ellea tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà undes monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quandj’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis trèslongtemps&|160;; ce qui serait d’ailleurs la seule explication duspectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique.C’est du «&|160;Campo-Santo&|160;»&|160;! La duchesse avait quittéFroberville&|160;; il se rapprocha&|160;: «&|160;Je voudrais vousdire un dernier mot.&|160;» Un peu agacée&|160;: «&|160;Qu’est-cequ’il y a encore&|160;?&|160;» lui dit-elle avec hauteur. Et lui,ayant craint qu’au dernier moment elle ne se ravisât pourMontfort-l’Amaury&|160;: «&|160;Je n’avais pas osé vous en parler àcause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire depeine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous direque je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chezelle&|160;! – Oh&|160;! Mon Dieu&|160;! dit Oriane qui avait peurdes maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. Onne peut pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disentça&|160;; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin,vous êtes avertie.&|160;» Quant à lui, cette rougeole fictive, ileût fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pourqu’il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuistant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances&|160;!le plaisir plus grand d’y constater certaines choses ratées, etsurtout celui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec lespremières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer lessecondes.

Je profitai de ce que la duchesse changeait de place pour melever aussi afin d’aller vers le fumoir m’informer de Swann.«&|160;Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me dit-elle.Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On nousdit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sontinvités nulle part. Lui-même l’avoue&|160;: «&|160;Nous restonstous les deux seuls au coin de notre feu.&|160;» Comme il dittoujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme,je n’insiste pas. Mais je suis très renseignée&|160;», ajouta laduchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont lagrande et dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine.C’étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvellemaîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient desperfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un avaitpassé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance deMme de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre etsacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de cefils&|160;; mais son frère avait reçu le front grec, le nezparfait, le cou de statue, les yeux infinis&|160;; ainsi faite deprésents divers que la déesse avait partagés, leur double beautéoffrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beautéétait en dehors d’eux&|160;; on eût dit que les principauxattributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corpsdifférents&|160;; que l’un des jeunes gens était la stature de samère et son teint, l’autre son regard, comme les êtres divins quin’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve.Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient&|160;:«&|160;C’est un grand ami de nos parents&|160;», l’aîné cependantcrut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont ilsavait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour samère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, quiimitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de plus,myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la tête selonle même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle dejeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figuresallégoriques.

Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquisede Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents. D’unenaissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillantmariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-grand’mère étaitAumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, soncaractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand mondeen une horreur qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Nonseulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le monde, maiscette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire mêmen’était pas assez âpre et se changeait en gutturalsifflement&|160;: «&|160;Ah&|160;! me dit-elle, en me montrant laduchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjàun peu loin, ce qui me renverse c’est qu’elle puisse mener cettevie-là.&|160;» Cette parole était-elle d’une sainte furibonde, etqui s’étonne que les Gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à lavérité, ou bien d’une anarchiste en appétit de carnage&|160;? Entout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible.D’abord, la «&|160;vie que menait&|160;» Mme deGuermantes différait très peu (à l’indignation près) de celle deMme de Citri. Mme de Citri était stupéfaitede voir la duchesse capable de ce sacrifice mortel&|160;: assisterà une soirée de Marie-Gilbert. Il faut dire, dans le casparticulier, que Mme de Citri aimait beaucoup laprincesse, qui était en effet très bonne, et qu’elle savait en serendant à sa soirée lui faire grand plaisir. Aussi avait-elledécommandé, pour venir à cette fête, une danseuse à qui ellecroyait du génie et qui devait l’initier aux mystères de lachorégraphie russe. Une autre raison qui ôtait quelque valeur à larage concentrée qu’éprouvait Mme de Citri en voyantOriane dire bonjour à tel ou telle invité est que Mme deGuermantes, bien qu’à un état beaucoup moins avancé, présentait lessymptômes du mal qui ravageait Mme de Citri. On a, dureste, vu qu’elle en portait les germes de naissance. Enfin, plusintelligente que Mme de Citri, Mme deGuermantes aurait eu plus de droits qu’elle à ce nihilisme (quin’était pas que mondain), mais il est vrai que certaines qualitésaident plutôt à supporter les défauts du prochain qu’elles necontribuent à en faire souffrir&|160;; et un homme de grand talentprêtera d’habitude moins d’attention à la sottise d’autrui que neferait un sot. Nous avons assez longuement décrit le genre d’espritde la duchesse pour convaincre que, s’il n’avait rien de communavec une haute intelligence, il était du moins de l’esprit, del’esprit adroit à utiliser (comme un traducteur) différentes formesde syntaxe. Or, rien de tel ne semblait qualifier Mme deCitri à mépriser des qualités tellement semblables aux siennes.Elle trouvait tout le monde idiot, mais dans sa conversation, dansses lettres, se montrait plutôt inférieure aux gens qu’elletraitait avec tant de dédain. Elle avait, du reste, un tel besoinde destruction que, lorsqu’elle eut à peu près renoncé au monde,les plaisirs qu’elle rechercha alors subirent l’un après l’autreson terrible pouvoir dissolvant. Après avoir quitté les soiréespour des séances de musique, elle se mit à dire&|160;: «&|160;Vousaimez entendre cela, de la musique&|160;? Ah&|160;! mon Dieu, celadépend des moments. Mais ce que cela peut être ennuyeux&|160;!Ah&|160;! Beethoven, la barbe&|160;!&|160;» Pour Wagner, puis pourFranck, pour Debussy, elle ne se donnait même pas la peine de dire«&|160;la barbe&|160;» mais se contentait de faire passer sa main,comme un barbier, sur son visage.

Bientôt, ce qui fut ennuyeux, ce fut tout. «&|160;C’est siennuyeux les belles choses&|160;! Ah&|160;! les tableaux, c’est àvous rendre fou… Comme vous avez raison, c’est si ennuyeux d’écriredes lettres&|160;!&|160;» Finalement ce fut la vie elle-mêmequ’elle nous déclara une chose rasante, sans qu’on sût bien où elleprenait son terme de comparaison.

Je ne sais si c’est à cause de ce que la duchesse de Guermantes,le premier soir que j’avais dîné chez elle, avait dit de cettepièce, mais la salle de jeux ou fumoir, avec son pavage illustré,ses trépieds, ses figures de dieux et d’animaux qui vousregardaient, les sphinx allongés aux bras des sièges, et surtoutl’immense table en marbre ou en mosaïque émaillée, couverte designes symboliques plus ou moins imités de l’art étrusque etégyptien, cette salle de jeux me fit l’effet d’une véritablechambre magique. Or, sur un siège approché de la table étincelanteet augurale, M. de Charlus, lui, ne touchant à aucune carte,insensible à ce qui se passait autour de lui, incapable des’apercevoir que je venais d’entrer, semblait précisément unmagicien appliquant toute la puissance de sa volonté et de sonraisonnement à tirer un horoscope. Non seulement comme à une Pythiesur son trépied les yeux lui sortaient de la tête, mais, pour querien ne vînt le distraire des travaux qui exigeaient la cessationdes mouvements les plus simples, il avait (pareil à un calculateurqui ne veut rien faire d’autre tant qu’il n’a pas résolu sonproblème) posé auprès de lui le cigare qu’il avait un peuauparavant dans la bouche et qu’il n’avait plus la liberté d’espritnécessaire pour fumer. En apercevant les deux divinités accroupiesque portait à ses bras le fauteuil placé en face de lui, on eût pucroire que le baron cherchait à découvrir l’énigme du sphinx, si cen’avait pas été plutôt celle d’un jeune et vivant Oedipe, assisprécisément dans ce fauteuil, où il s’était installé pour jouer.Or, la figure à laquelle M. de Charlus appliquait, et avec unetelle contention, toutes ses facultés spirituelles, et qui n’étaitpas, à vrai dire, de celles qu’on étudie d’habitude moregeometrico, c’était celle que lui proposaient les lignes de lafigure du jeune marquis de Surgis&|160;; elle semblait, tant M. deCharlus était profondément absorbé devant elle, être quelque mot enlosange, quelque devinette, quelque problème d’algèbre dont il eûtcherché à percer l’énigme ou à dégager la formule. Devant lui lessignes sibyllins et les figures inscrites sur cette table de la Loisemblaient le grimoire qui allait permettre au vieux sorcier desavoir dans quel sens s’orientaient les destins du jeune homme.Soudain, il s’aperçut que je le regardais, leva la tête comme s’ilsortait d’un rêve et me sourit en rougissant. À ce moment l’autrefils de Mme de Surgis vint auprès de celui qui jouait,regarder ses cartes. Quand M. de Charlus eut appris de moi qu’ilsétaient frères, son visage ne put dissimuler l’admiration que luiinspirait une famille créatrice de chefs-d’œuvre aussi splendideset aussi différents. Et ce qui eût ajouté à l’enthousiasme dubaron, c’est d’apprendre que les deux fils de Mme deSurgis-le-Duc n’étaient pas seulement de la même mère mais du mêmepère. Les enfants de Jupiter sont dissemblables, mais cela vient dece qu’il épousa d’abord Métis, dans le destin de qui il était dedonner le jour à de sages enfants, puis Thémis, et ensuiteEurynome, et Mnémosyne, et Leto, et en dernier lieu seulementJunon. Mais d’un seul père Mme de Surgis avait faitnaître deux fils qui avaient reçu des beautés d’elle, mais desbeautés différentes.

J’eus enfin le plaisir que Swann entrât dans cette pièce, quiétait fort grande, si bien qu’il ne m’aperçut pas d’abord. Plaisirmêlé de tristesse, d’une tristesse que n’éprouvaient peut-être pasles autres invités, mais qui chez eux consistait dans cette espècede fascination qu’exercent les formes inattendues et singulièresd’une mort prochaine, d’une mort qu’on a déjà, comme dit le peuple,sur le visage. Et c’est avec une stupéfaction presquedésobligeante, où il entrait de la curiosité indiscrète, de lacruauté, un retour à la fois quiet et soucieux (mélange à la foisde suave mari magno et de memento quia pulvis,eût dit Robert), que tous les regards s’attachèrent à ce visageduquel la maladie avait si bien rongé les joues, comme une lunedécroissante, que, sauf sous un certain angle, celui sans doutesous lequel Swann se regardait, elles tournaient court comme undécor inconsistant auquel une illusion d’optique peut seule ajouterl’apparence de l’épaisseur. Soit à cause de l’absence de ces jouesqui n’étaient plus là pour le diminuer, soit que l’artériosclérose,qui est une intoxication aussi, le rougît comme eût faitl’ivrognerie, ou le déformât comme eût fait la morphine, le nez depolichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable,semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi, plutôt celui d’unvieil Hébreu que d’un curieux Valois. D’ailleurs peut-être chezlui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plusaccusé le type physique qui la caractérise, en même temps que lesentiment d’une solidarité morale avec les autres Juifs, solidaritéque Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées lesunes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, lapropagande antisémite, avaient réveillée. Il y a certainsIsraélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquelsrestent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée àune heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et unprophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète. Certes, avec safigure d’où, sous l’action de la maladie des segments entiersavaient disparu, comme dans un bloc de glace qui fond et dont despans entiers sont tombés, il avait bien changé. Mais je ne pouvaism’empêcher d’être frappé combien davantage il avait changé parrapport à moi. Cet homme, excellent, cultivé, que j’étais bien loind’être ennuyé de rencontrer, je ne pouvais arriver à comprendrecomment j’avais pu l’ensemencer autrefois d’un mystère tel que sonapparition dans les Champs-Élysées me faisait battre le cœur aupoint que j’avais honte de m’approcher de sa pèlerine doublée desoie&|160;; qu’à la porte de l’appartement où vivait un tel être,je ne pouvais sonner sans être saisi d’un trouble et d’un effroiinfinis&|160;; tout cela avait disparu, non seulement de sa demeuremais de sa personne, et l’idée de causer avec lui pouvait m’êtreagréable ou non, mais n’affectait en quoi que ce fût mon systèmenerveux.

Et, de plus, combien il était changé depuis cet après-midi mêmeoù je l’avais rencontré – en somme quelques heures auparavant –dans le cabinet du duc de Guermantes. Avait-il vraiment eu unescène avec le Prince et qui l’avait bouleversé&|160;? Lasupposition n’était pas nécessaire. Les moindres efforts qu’ondemande à quelqu’un qui est très malade deviennent vite pour lui unsurmenage excessif. Pour peu qu’on l’expose, déjà fatigué, à lachaleur d’une soirée, sa mine se décompose et bleuit comme fait enmoins d’un jour une poire trop mûre, ou du lait près de tourner. Deplus, la chevelure de Swann était éclaircie par places, et, commedisait Mme de Guermantes, avait besoin du fourreur,avait l’air camphrée, et mal camphrée. J’allais traverser le fumoiret parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur monépaule&|160;: «&|160;Bonjour, mon petit, je suis à Paris pourquarante-huit heures. J’ai passé chez toi, on m’a dit que tu étaisici, de sorte que c’est toi qui vaut à ma tante l’honneur de maprésence à sa fête.&|160;» C’était Saint-Loup. Je lui dis combienje trouvais la demeure belle. «&|160;Oui, ça fait assez monumenthistorique. Moi, je trouve ça assommant. Ne nous mettons pas prèsde mon oncle Palamède, sans cela nous allons être happés. CommeMme Molé (car c’est elle qui tient la corde en cemoment) vient de partir, il est tout désemparé. Il paraît quec’était un vrai spectacle, il ne l’a pas quittée d’un pas, il nel’a laissée que quand il l’a eu mise en voiture. Je n’en veux pas àmon oncle, seulement je trouve drôle que mon conseil de famille,qui s’est toujours montré si sévère pour moi, soit composéprécisément des parents qui ont le plus fait la bombe, à commencerpar le plus noceur de tous, mon oncle Charlus, qui est mon subrogétuteur, qui a eu autant de femmes que don Juan, et qui à son âge nedételle pas. Il a été question à un moment qu’on me nomme unconseil judiciaire. Je pense que, quand tous ces vieux marcheurs seréunissaient pour examiner la question et me faisaient venir pourme faire de la morale, et me dire que je faisais de la peine à mamère, ils ne devaient pas pouvoir se regarder sans rire. Tuexamineras la composition du conseil, on a l’air d’avoir choisiexprès ceux qui ont le plus retroussé de jupons.&|160;» En mettantà part M. de Charlus, au sujet duquel l’étonnement de mon ami ne meparaissait pas plus justifié, mais pour d’autres raisons et quidevaient d’ailleurs se modifier plus tard dans mon esprit, Robertavait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagessefussent données à un jeune homme par des parents qui ont fait lesfous, ou le font encore.

Quand l’atavisme, les ressemblances familiales seraient seulesen cause, il est inévitable que l’oncle qui fait la semonce ait àpeu près les mêmes défauts que le neveu qu’on l’a chargé degronder. L’oncle n’y met d’ailleurs aucune hypocrisie, trompé qu’ilest par la faculté qu’ont les hommes de croire, à chaque nouvellecirconstance, qu’il s’agit «&|160;d’autre chose&|160;», faculté quileur permet d’adopter des erreurs artistiques, politiques, etc.,sans s’apercevoir que ce sont les mêmes qu’ils ont prises pour desvérités, il y a dix ans, à propos d’une autre école de peinturequ’ils condamnaient, d’une autre affaire politique qu’ils croyaientmériter leur haine, dont ils sont revenus, et qu’ils épousent sansles reconnaître sous un nouveau déguisement. D’ailleurs, même siles fautes de l’oncle sont différentes de celles du neveu,l’hérédité peut n’en être pas moins, dans une certaine mesure, laloi causale, car l’effet ne ressemble pas toujours à la cause,comme la copie à l’original, et même, si les fautes de l’oncle sontpires, il peut parfaitement les croire moins graves.

Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées àRobert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables deson oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore été celle oùle baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu êtresincère, en trouvant, du point de vue de l’homme du monde, queRobert était infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-ilpas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faireentendre raison, se faire mettre au ban de son monde&|160;? ne s’enétait-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au Jockey&|160;?n’était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu’ilfaisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiésavec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n’était dumonde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles destraîtres, par la douleur qu’il causait à tous les siens&|160;? Enquoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle deM. de Charlus qui avait su, jusqu’ici, non seulement garder, maisgrandir encore sa situation de Guermantes, étant dans la société unêtre absolument privilégié, recherché, adulé par la société la pluschoisie, et qui, marié à une princesse de Bourbon, femme éminente,avait su la rendre heureuse, avait voué à sa mémoire un culte plusfervent, plus exact qu’on n’a l’habitude dans le monde, et avaitainsi été aussi bon mari que bon fils&|160;!

«&|160;Mais es-tu sûr que M. de Charlus ait eu tant demaîtresses&|160;?&|160;» demandai-je, non certes dans l’intentiondiabolique de révéler à Robert le secret que j’avais surpris, maisagacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant decertitude et de suffisance. Il se contenta de hausser les épaulesen réponse à ce qu’il croyait de ma part de la naïveté. «&|160;Maisd’ailleurs, je ne l’en blâme pas, je trouve qu’il a parfaitementraison.&|160;» Et il commença à m’esquisser une théorie qui lui eûtfait horreur à Balbec (où il ne se contentait pas de flétrir lesséducteurs, la mort lui paraissant le seul châtiment proportionnéau crime). C’est qu’alors il était encore amoureux et jaloux. Ilalla jusqu’à me faire l’éloge des maisons de passe. «&|160;Il n’y aque là qu’on trouve chaussure à son pied, ce que nous appelons aurégiment son gabarit.&|160;» Il n’avait plus pour ce genred’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand j’avaisfait allusion à eux, et, en l’entendant maintenant, je lui dis queBloch m’en avait fait connaître, mais Robert me répondit que celleoù allait Bloch devait être «&|160;extrêmement purée, le paradis dupauvre&|160;». «&|160;Ça dépend, après tout&|160;: oùétait-ce&|160;?&|160;» Je restai dans le vague, car je me rappelaique c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachelque Robert avait tant aimée. «&|160;En tout cas, je t’en feraiconnaître de bien mieux, où il va des femmes épatantes.&|160;» Enm’entendant exprimer le désir qu’il me conduisît le plus tôtpossible dans celles qu’il connaissait et qui devaient, en effet,être bien supérieures à la maison que m’avait indiquée Bloch, iltémoigna d’un regret sincère de ne le pouvoir pas cette foispuisqu’il repartait le lendemain. «&|160;Ce sera pour mon prochainséjour, dit-il. Tu verras, il y a même des jeunes filles,ajouta-t-il d’un air mystérieux. Il y a une petite demoiselle de…je crois d’Orgeville, je te dirai exactement, qui est la fille degens tout ce qu’il y a de mieux&|160;; la mère est plus ou moinsnée La Croix-l’Évêque, ce sont des gens du gratin, même un peuparents, sauf erreur, à ma tante Oriane. Du reste, rien qu’à voirla petite, on sent que c’est la fille de gens bien (je sentiss’étendre un instant sur la voix de Robert l’ombre du génie desGuermantes qui passa comme un nuage, mais à une grande hauteur etne s’arrêta pas). Ça m’a tout l’air d’une affaire merveilleuse. Lesparents sont toujours malades et ne peuvent s’occuper d’elle. Dame,la petite se désennuie, et je compte sur toi pour lui trouver desdistractions, à cette enfant&|160;! – Oh&|160;! quandreviendras-tu&|160;? – Je ne sais pas&|160;; si tu ne tiens pasabsolument à des duchesses (le titre de duchesse étant pourl’aristocratie le seul qui désigne un rang particulièrementbrillant, comme on dirait, dans le peuple, des princesses), dans unautre genre il y a la première femme de chambre de MmePutbus.&|160;»

À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeupour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elleavec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablementsurprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron,lequel s’était posé de tout temps comme le protecteur d’Oriane et,seul de la famille – trop souvent complaisante aux exigences du ducà cause de son héritage et par jalousie à l’égard de la duchesse –tenait impitoyablement à distance les maîtresses de son frère.Aussi Mme de Surgis eût-elle fort bien compris lesmotifs de l’attitude qu’elle redoutait chez le baron, mais nesoupçonna nullement ceux de l’accueil tout opposé qu’elle reçut delui. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avaitfait d’elle autrefois. Cette admiration s’exalta même jusqu’à unenthousiasme qui, s’il était en partie intéressé pour empêcher lamarquise de s’éloigner de lui, pour «&|160;l’accrocher&|160;»,comme Robert disait des armées ennemies dont on veut forcer leseffectifs à rester engagés sur un certain point, était peut-êtreaussi sincère. Car si chacun se plaisait à admirer dans les fils leport de reine et les yeux de Mme de Surgis, le baronpouvait éprouver un plaisir inverse, mais aussi vif, à retrouverces charmes réunis en faisceau chez leur mère, comme en un portraitqui n’inspire pas lui-même de désirs, mais nourrit, de l’admirationesthétique qu’il inspire, ceux qu’il réveille. Ceux-ci venaientrétrospectivement donner un charme voluptueux au portrait deJacquet lui-même, et en ce moment le baron l’eût volontiers acquispour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunesSurgis.

«&|160;Tu vois que je n’exagérais pas, me dit Robert. Regarde unpeu l’empressement de mon oncle auprès de Mme de Surgis.Et même, là, cela m’étonne. Si Oriane le savait elle seraitfurieuse. Franchement il y a assez de femmes sans aller juste seprécipiter sur celle-là&|160;», ajouta-t-il&|160;; comme tous lesgens qui ne sont pas amoureux, il s’imaginait qu’on choisit lapersonne qu’on aime après mille délibérations et d’après desqualités et convenances diverses. Du reste, tout en se trompant surson oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sarancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’estpas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souventpar son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôtou tard. On pourrait faire ainsi toute une galerie de portraits,ayant le titre de la comédie allemande Oncle et neveu, oùl’on verrait l’oncle veillant jalousement, bienqu’involontairement, à ce que son neveu finisse par luiressembler.

J’ajouterai même que cette galerie serait incomplète si l’on n’yfaisait pas figurer les oncles qui n’ont aucune parenté réelle,n’étant que les oncles de la femme du neveu. Les Messieurs deCharlus sont, en effet, tellement persuadés d’être les seuls bonsmaris, en plus les seuls dont une femme ne soit pas jalouse, quegénéralement, par affection pour leur nièce, ils lui font épouseraussi un Charlus. Ce qui embrouille l’écheveau des ressemblances.Et à l’affection pour la nièce se joint parfois de l’affectionaussi pour son fiancé. De tels mariages ne sont pas rares, et sontsouvent ce qu’on appelle heureux.

–&|160;De quoi parlions-nous&|160;? Ah&|160;! de cette grandeblonde, la femme de chambre de Mme Putbus. Elle aimeaussi les femmes, mais je pense que cela t’est égal&|160;; je peuxte dire franchement, je n’ai jamais vu créature aussi belle. – Jeme l’imagine assez Giorgione&|160;? – Follement Giorgione&|160;!Ah&|160;! si j’avais du temps à passer à Paris, ce qu’il y a dechoses magnifiques à faire&|160;! Et puis, on passe à une autre.Car pour l’amour, vois-tu, c’est une bonne blague, j’en suis bienrevenu.

Je m’aperçus bientôt, avec surprise, qu’il n’était pas moinsrevenu de la littérature, alors que c’était seulement deslittérateurs qu’il m’avait paru désabusé à notre dernière rencontre(c’est presque tous fripouille et Cie, m’avait-il dit,ce qui se pouvait expliquer par sa rancune justifiée à l’endroit decertains amis de Rachel. Ils lui avaient en effet persuadé qu’ellen’aurait jamais de talent si elle laissait «&|160;Robert, hommed’une autre race&|160;», prendre de l’influence sur elle, et avecelle se moquaient de lui, devant lui, dans les dîners qu’il leurdonnait). Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettresn’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, iln’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacéde celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir etque son respect religieux pour la vertu des femmes.

«&|160;Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange&|160;!Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise&|160;», dit M. deCharlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils,comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, «&|160;ce doiventêtre deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, cesont peut-être des Turcs&|160;», ajouta-t-il, à la fois pourconfirmer encore sa feinte innocence, témoigner d’une vagueantipathie, qui, quand elle ferait place ensuite à l’amabilité,prouverait que celle-ci s’adresserait seulement à la qualité defils de Mme de Surgis, n’ayant commencé que quand lebaron avait appris qui ils étaient. Peut-être aussi M. de Charlus,de qui l’insolence était un don de nature qu’il avait joie àexercer, profitait-il de la minute pendant laquelle il était censéignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertiraux dépens de Mme de Surgis et se livrer à sesrailleries coutumières, comme Scapin met à profit le déguisement deson maître pour lui administrer des volées de coups de bâton.

«&|160;Ce sont mes fils&|160;», dit Mme de Surgis,avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plusfine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’aird’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlusmanifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère quel’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femmen’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenirindéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu êtrejalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à unhomme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ceregard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avaitpour les femmes&|160;; un regard particulier, venu des profondeurs,et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’allernaïvement aux jeunes gens, comme les regards d’un couturier quidécèlent sa profession par la façon immédiate qu’ils ont des’attacher aux habits.

«&|160;Oh&|160;! comme c’est curieux&|160;», répondit non sansinsolence M. de Charlus, en ayant l’air de faire faire à sa penséeun long trajet pour l’amener à une réalité si différente de cellequ’il feignait d’avoir supposée. «&|160;Mais je ne les connaispas&|160;», ajouta-t-il, craignant d’être allé un peu loin dansl’expression de l’antipathie et d’avoir paralysé ainsi chez lamarquise l’intention de lui faire faire leur connaissance.«&|160;Est-ce que vous voudriez me permettre de vous lesprésenter&|160;? demanda timidement Mme de Surgis. –Mais, mon Dieu&|160;! comme vous penserez, moi, je veux bien, je nesuis pas peut-être un personnage bien divertissant pour d’aussijeunes gens&|160;», psalmodia M. de Charlus avec l’air d’hésitationet de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher unepolitesse.

«&|160;Arnulphe, Victurnien, venez vite&|160;», ditMme de Surgis. Victurnien se leva avec décision.Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivitdocilement.

–&|160;Voilà le tour des fils, maintenant, me dit Robert. C’està mourir de rire. Jusqu’au chien du logis, il s’efforce decomplaire. C’est d’autant plus drôle que mon oncle déteste lesgigolos. Et regarde comme il les écoute avec sérieux. Si c’étaitmoi qui avais voulu les lui présenter, ce qu’il m’aurait envoyédinguer. Écoute, il va falloir que j’aille dire bonjour à Oriane.J’ai si peu de temps à passer à Paris que je veux tâcher de voirici tous les gens à qui j’aurais été sans cela mettre descartes.

–&|160;Comme ils ont l’air bien élevés, comme ils ont de joliesmanières, était en train de dire M. de Charlus.

–&|160;Vous trouvez&|160;? répondait Mme de Surgisravie.

Swann m’ayant aperçu s’approcha de Saint-Loup et de moi. Lagaieté juive était chez Swann moins fine que les plaisanteries del’homme du monde. «&|160;Bonsoir, nous dit-il. Mon Dieu&|160;! toustrois ensemble, on va croire à une réunion de syndicat. Pour un peuon va chercher où est la caisse&|160;!&|160;» Il ne s’était pasaperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Legénéral fronça involontairement les sourcils. Nous entendions lavoix de M. de Charlus tout près de nous&|160;:«&|160;Comment&|160;? vous vous appelez Victurnien, comme dans leCabinet des Antiques&|160;», disait le baron pourprolonger la conversation avec les deux jeunes gens. «&|160;DeBalzac, oui&|160;», répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamaislu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avaitsignalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénomavec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie devoir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant descience.

–&|160;Il paraît que Loubet est en plein pour nous, de sourcetout à fait sûre, dit à Saint-Loup, mais cette fois à voix plusbasse pour ne pas être entendu du général, Swann pour qui lesrelations républicaines de sa femme devenaient plus intéressantesdepuis que l’affaire Dreyfus était le centre de ses préoccupations.Je vous dis cela parce que je sais que vous marchez à fond avecnous.

–&|160;Mais, pas tant que ça&|160;; vous vous trompezcomplètement, répondit Robert. C’est une affaire mal engagée danslaquelle je regrette bien de m’être fourré. Je n’avais rien à voirlà dedans. Si c’était à recommencer, je m’en tiendrais bien àl’écart. Je suis soldat et avant tout pour l’armée. Si tu restes unmoment avec M. Swann, je te retrouverai tout à l’heure, je vaisprès de ma tante.

Mais je vis que c’était avec Mlle d’Ambressac qu’ilallait causer et j’éprouvai du chagrin à la pensée qu’il m’avaitmenti sur leurs fiançailles possibles. Je fus rasséréné quandj’appris qu’il lui avait été présenté une demi-heure avant parMme de Marsantes, qui désirait ce mariage, les Ambressacétant très riches.

«&|160;Enfin, dit M. de Charlus à Mme de Surgis, jetrouve un jeune homme instruit, qui a lu, qui sait ce que c’est queBalzac. Et cela me fait d’autant plus de plaisir de le rencontrerlà où c’est devenu le plus rare, chez un des mes pairs, chez un desnôtres&|160;», ajouta-t-il en insistant sur ces mots. LesGuermantes avaient beau faire semblant de trouver tous les hommespareils, dans les grandes occasions où ils se trouvaient avec desgens «&|160;nés&|160;», et surtout moins bien «&|160;nés&|160;»,qu’ils désiraient et pouvaient flatter, ils n’hésitaient pas àsortir les vieux souvenirs de famille. «&|160;Autrefois, reprit lebaron, aristocrates voulait dire les meilleurs, par l’intelligence,par le cœur. Or, voilà le premier d’entre nous que je vois sachantce que c’est que Victurnien d’Esgrignon. J’ai tort de dire lepremier. Il y a aussi un Polignac et un Montesquiou, ajouta M. deCharlus qui savait que cette double assimilation ne pouvaitqu’enivrer la marquise. D’ailleurs vos fils ont de qui tenir, leurgrand-père maternel avait une collection célèbre duXVIIIe siècle. Je vous montrerai la mienne si vousvoulez me faire le plaisir de venir déjeuner un jour, dit-il aujeune Victurnien. Je vous montrerai une curieuse édition duCabinet des Antiques avec des corrections de la main deBalzac. Je serai charmé de confronter ensemble les deuxVicturnien.&|160;»

Je ne pouvais me décider à quitter Swann. Il était arrivé à cedegré de fatigue où le corps d’un malade n’est plus qu’une cornueoù s’observent des réactions chimiques. Sa figure se marquait depetits points bleu de Prusse, qui avaient l’air de ne pasappartenir au monde vivant, et dégageait ce genre d’odeur qui, aulycée, après les «&|160;expériences&|160;», rend si désagréable derester dans une classe de «&|160;Sciences&|160;». Je lui demandais’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince deGuermantes et s’il ne voulait pas me raconter ce qu’elle avaitété.

–&|160;Si, me dit-il, mais allez d’abord un moment avec M. deCharlus et Mme de Surgis, je vous attendrai ici.

En effet, M. de Charlus ayant proposé à Mme de Surgisde quitter cette pièce trop chaude et d’aller s’asseoir un momentavec elle, dans une autre, n’avait pas demandé aux deux fils devenir avec leur mère, mais à moi. De cette façon, il se donnaitl’air, après les avoir amorcés, de ne pas tenir aux deux jeunesgens. Il me faisait de plus une politesse facile, Mme deSurgis-le-Duc étant assez mal vue.

Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sansdégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibetsdu baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, oudédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu’elle inspirait à M.de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec une damequi causait si familièrement avec lui, dit un bonjourdédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit,tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un souriremoqueur. Mais la baie était si étroite que Mme deSaint-Euverte, quand elle voulut, derrière nous, continuer dequêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne putfacilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireuxde faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deuxjeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise questionque je lui posai sans malice lui fournit l’occasion d’un triomphalcouplet dont la pauvre de Saint-Euverte, quasi immobilisée derrièrenous, ne pouvait guère perdre un mot.

–&|160;Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en medésignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans lemoindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, sij’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, jepense, si j’avais la colique. Je tâcherais en tout cas de m’ensoulager dans un endroit plus confortable que chez une personnequi, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand jecommençai à aller dans le monde, c’est-à-dire pas chez elle. Etpourtant, qui plus qu’elle serait intéressante à entendre&|160;?Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du PremierEmpire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi quin’avaient certainement rien de «&|160;Saint&|160;», mais devaientêtre très «&|160;Vertes&|160;», si l’on en croit la cuisse restéelégère de la vénérable gambadeuse. Ce qui m’empêcherait del’interroger sur ces époques passionnantes, c’est la sensibilité demon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me distout d’un coup&|160;: «&|160;Oh&|160;! mon Dieu, on a crevé mafosse d’aisances&|160;», c’est simplement la marquise qui, dansquelque but d’invitation, vient d’ouvrir la bouche. Et vouscomprenez que si j’avais le malheur d’aller chez elle, la fossed’aisances se multiplierait en un formidable tonneau de vidange.Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penseravec jubilation, quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date deson jubilé, à ce stupide vers dit «&|160;déliquescent&|160;»&|160;:«&|160;Ah&|160;! verte, combien verte était mon âme ce jour-là…&|160;» Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit quel’infatigable marcheuse donne des «&|160;garden-parties&|160;», moij’appellerais ça «&|160;des invites à se promener dans leségouts&|160;». Est-ce que vous allez vous crotter là&|160;?demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouvaennuyée. Car voulant feindre de n’y pas aller, vis-à-vis du baron,et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt quede manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par unemoyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit uneforme si bêtement dilettante et si mesquinement couturière, que M.de Charlus, ne craignant pas d’offenser Mme de Surgis, àlaquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour luimontrer que «&|160;ça ne prenait pas&|160;».

–&|160;J’admire toujours les gens qui font des projets,dit-elle&|160;; je me décommande souvent au dernier moment. Il y aune question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agiraisous l’inspiration du moment.

Pour ma part, j’étais indigné de l’abominable petit discours quevenait de tenir M. de Charlus. J’aurais voulu combler de biens ladonneuse de garden-parties. Malheureusement dans le monde, commedans le monde politique, les victimes sont si lâches qu’on ne peutpas en vouloir bien longtemps aux bourreaux. Mme deSaint-Euverte, qui avait réussi à se dégager de la baie dont nousbarrions l’entrée, frôla involontairement le baron en passant, et,par un réflexe de snobisme qui annihilait chez elle toute colère,peut-être même dans l’espoir d’une entrée en matière d’un genredont ce ne devait pas être le premier essai&|160;: «&|160;Oh&|160;!pardon, monsieur de Charlus, j’espère que je ne vous ai pas faitmal&|160;», s’écria-t-elle comme si elle s’agenouillait devant sonmaître. Celui-ci ne daigna répondre autrement que par un large rireironique et concéda seulement un «&|160;bonsoir&|160;», qui, commes’il s’apercevait seulement de la présence de la marquise une foisqu’elle l’avait salué la première, était une insulte de plus.Enfin, avec une platitude suprême, dont je souffris pour elle,Mme de Saint-Euverte s’approcha de moi et, m’ayant prisà l’écart, me dit à l’oreille&|160;: «&|160;Mais, qu’ai-je fait àM. de Charlus&|160;? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chicpour lui&|160;», dit-elle, en riant à gorge déployée. Je restaisérieux. D’une part, je trouvais stupide qu’elle eût l’air de secroire ou de vouloir faire croire que personne n’était, en effet,aussi chic qu’elle. D’autre part, les gens qui rient si fort de cequ’ils disent, et qui n’est pas drôle, nous dispensent par là, enprenant à leur charge l’hilarité, d’y participer.

–&|160;D’autres assurent qu’il est froissé que je ne l’invitepas. Mais il ne m’encourage pas beaucoup. Il a l’air de me bouder(l’expression me parut faible). Tâchez de le savoir et venez me ledire demain. Et s’il a des remords et veut vous accompagner,amenez-le. À tout péché miséricorde. Cela me ferait même assezplaisir, à cause de Mme de Surgis que cela ennuierait.Je vous laisse carte blanche. Vous avez le flair le plus fin detoutes ces choses-là et je ne veux pas avoir l’air de quémander desinvités. En tout cas, sur vous, je compte absolument.

Je songeai que Swann devait se fatiguer à m’attendre. Je nevoulais pas, du reste, rentrer trop tard à cause d’Albertine, et,prenant congé de Mme de Surgis et de M. de Charlus,j’allai retrouver mon malade dans la salle de jeux. Je lui demandaisi ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin étaitbien ce que M. de Bréauté (que je ne lui nommai pas) nous avaitrendu et qui était relatif à un petit acte de Bergotte. Il éclatade rire&|160;: «&|160;Il n’y a pas un mot de vrai, pas un seul,c’est entièrement inventé et aurait été absolument stupide.Vraiment c’est inouï cette génération spontanée de l’erreur. Je nevous demande pas qui vous a dit cela, mais ce serait vraimentcurieux, dans un cadre aussi délimité que celui-ci, de remonter deproche en proche pour savoir comment cela s’est formé. Du reste,comment cela peut-il intéresser les gens, ce que le Prince m’adit&|160;? Les gens sont bien curieux. Moi, je n’ai jamais étécurieux, sauf quand j’ai été amoureux et quand j’ai été jaloux. Etpour ce que cela m’a appris&|160;! Êtes-vous jaloux&|160;?&|160;»Je dis à Swann que je n’avais jamais éprouvé de jalousie, que je nesavais même pas ce que c’était. «&|160;Hé bien&|160;! je vous enfélicite. Quand on l’est un peu, cela n’est pas tout à faitdésagréable, à deux points de vue. D’une part, parce que celapermet aux gens qui ne sont pas curieux de s’intéresser à la viedes autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, parce quecela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter envoiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Maiscela, ce n’est que dans les tout premiers débuts du mal ou quand laguérison est presque complète. Dans l’intervalle, c’est le plusaffreux des supplices. Du reste, même les deux douceurs dont jevous parle, je dois vous dire que je les ai peu connues&|160;; lapremière, par la faute de ma nature qui n’est pas capable deréflexions très prolongées&|160;; la seconde, à cause descirconstances, par la faute de la femme, je veux dire des femmes,dont j’ai été jaloux. Mais cela ne fait rien. Même quand on netient plus aux choses, il n’est pas absolument indifférent d’yavoir tenu, parce que c’était toujours pour des raisons quiéchappaient aux autres. Le souvenir de ces sentiments-là, noussentons qu’il n’est qu’en nous&|160;; c’est en nous qu’il fautrentrer pour le regarder. Ne vous moquez pas trop de ce jargonidéaliste, mais ce que je veux dire, c’est que j’ai beaucoup aiméla vie et que j’ai beaucoup aimé les arts. Hé bien&|160;!maintenant que je suis un peu trop fatigué pour vivre avec lesautres, ces anciens sentiments si personnels à moi, que j’ai eus,me semblent, ce qui est la manie de tous les collectionneurs, trèsprécieux. Je m’ouvre à moi-même mon cœur comme une espèce devitrine, je regarde un à un tant d’amours que les autres n’aurontpas connus. Et de cette collection à laquelle je suis maintenantplus attaché encore qu’aux autres, je me dis, un peu comme Mazarinpour ses livres, mais, du reste, sans angoisse aucune, que ce serabien embêtant de quitter tout cela. Mais venons à l’entretien avecle Prince, je ne le raconterai qu’à une seule personne, et cettepersonne, cela va être vous.&|160;» J’étais gêné, pour l’entendre,par la conversation que, tout près de nous, M. de Charlus, revenudans la salle de jeux, prolongeait indéfiniment. «&|160;Et vouslisez aussi&|160;? Qu’est-ce que vous faites&|160;?&|160;»demanda-t-il au comte Arnulphe, qui ne connaissait même pas le nomde Balzac. Mais sa myopie, comme il voyait tout très petit, luidonnait l’air de voir très loin, de sorte que, rare poésie en unsculptural dieu grec, dans ses prunelles s’inscrivaient comme dedistantes et mystérieuses étoiles.

«&|160;Si nous allions faire quelques pas dans le jardin,monsieur&|160;», dis-je à Swann, tandis que le comte Arnulphe, avecune voix zézayante qui semblait indiquer que son développement, aumoins mental, n’était pas complet, répondait à M. de Charlus avecune précision complaisante et naïve&|160;: «&|160;Oh&|160;! moi,c’est plutôt le golf, le tennis, le ballon, la course à pied,surtout le polo.&|160;» Telle Minerve, s’étant subdivisée, avaitcessé, dans certaine cité, d’être la déesse de la Sagesse et avaitincarné une part d’elle-même en une divinité purement sportive,hippique, «&|160;Athénè Hippia&|160;». Et il allait aussi àSaint-Moritz faire du ski, car Pallas Tritogeneia fréquente leshauts sommets et rattrape les cavaliers. «&|160;Ah&|160;!&|160;»répondit M. de Charlus, avec le sourire transcendant del’intellectuel qui ne prend même pas la peine de dissimuler qu’ilse moque, mais qui, d’ailleurs, se sent si supérieur aux autres etméprise tellement l’intelligence de ceux qui sont le moins bêtes,qu’il les différencie à peine de ceux qui le sont le plus, dumoment qu’ils peuvent lui être agréables d’une autre façon. Enparlant à Arnulphe, M. de Charlus trouvait qu’il lui conférait parlà même une supériorité que tout le monde devait envier etreconnaître. «&|160;Non, me répondit Swann, je suis trop fatiguépour marcher, asseyons-nous plutôt dans un coin, je ne tiens plusdebout.&|160;» C’était vrai, et pourtant, commencer à causer luiavait déjà rendu une certaine vivacité. C’est que dans la fatiguela plus réelle il y a, surtout chez les gens nerveux, une part quidépend de l’attention et qui ne se conserve que par la mémoire. Onest subitement las dès qu’on craint de l’être, et pour se remettrede sa fatigue, il suffit de l’oublier. Certes, Swann n’était pastout à fait de ces infatigables épuisés qui, arrivés défaits,flétris, ne se tenant plus, se raniment dans la conversation commeune fleur dans l’eau et peuvent pendant des heures puiser dansleurs propres paroles des forces qu’ils ne transmettentmalheureusement pas à ceux qui les écoutent et qui paraissent deplus en plus abattus au fur et à mesure que le parleur se sent plusréveillé. Mais Swann appartenait à cette forte race juive, àl’énergie vitale, à la résistance à la mort de qui les individuseux-mêmes semblent participer. Frappés chacun de maladiesparticulières, comme elle l’est, elle-même, par la persécution, ilsse débattent indéfiniment dans des agonies terribles qui peuvent seprolonger au delà de tout terme vraisemblable, quand déjà on nevoit plus qu’une barbe de prophète surmontée d’un nez immense quise dilate pour aspirer les derniers souffles, avant l’heure desprières rituelles, et que commence le défilé ponctuel des parentséloignés s’avançant avec des mouvements mécaniques, comme sur unefrise assyrienne.

Nous allâmes nous asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupeque M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère,Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci delongs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit sonmonocle pour mieux apercevoir, et, tout en me parlant, de temps àautre il jetait un regard vers la direction de cette dame.

–&|160;Voici mot pour mot, me dit-il, quand nous fûmes assis, maconversation avec le Prince, et si vous vous rappelez ce que jevous ai dit tantôt, vous verrez pourquoi je vous choisis pourconfident. Et puis aussi, pour une autre raison que vous saurez unjour. «&|160;Mon cher Swann, m’a dit le prince de Guermantes, vousm’excuserez si j’ai paru vous éviter depuis quelque temps. (Je nem’en étais nullement aperçu, étant malade et fuyant moi-même toutle monde.) D’abord, j’avais entendu dire, et je prévoyais bien quevous aviez, dans la malheureuse affaire qui divise le pays, desopinions entièrement opposées aux miennes. Or, il m’eût étéexcessivement pénible que vous les professiez devant moi. Manervosité était si grande que, la Princesse ayant entendu, il y adeux ans, son beau-frère le grand-duc de Hesse dire que Dreyfusétait innocent, elle ne s’était pas contentée de relever le proposavec vivacité, mais ne me l’avait pas répété pour ne pas mecontrarier. Presque à la même époque, le prince royal de Suèdeétait venu à Paris et, ayant probablement entendu dire quel’impératrice Eugénie était dreyfusiste, avait confondu avec laPrincesse (étrange confusion, vous l’avouerez, entre une femme durang de ma femme et une Espagnole, beaucoup moins bien née qu’on nedit, et mariée à un simple Bonaparte) et lui avait dit&|160;:«&|160;Princesse, je suis doublement heureux de vous voir, car jesais que vous avez les mêmes idées que moi sur l’affaire Dreyfus,ce qui ne m’étonne pas puisque Votre Altesse est bavaroise.&|160;»Ce qui avait attiré au Prince cette réponse&|160;:«&|160;Monseigneur, je ne suis plus qu’une princesse française, etje pense comme tous mes compatriotes.&|160;» Or, mon cher Swann, ily a environ un an et demi, une conversation que j’eus avec legénéral de Beauserfeuil me donna le soupçon que, non pas uneerreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans laconduite du procès.&|160;»

Nous fûmes interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendîtson récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier denous, d’ailleurs, passait en reconduisant Mme de Surgiset s’arrêta pour tâcher de la retenir encore, soit à cause de sesfils, ou de ce désir qu’avaient les Guermantes de ne pas voir finirla minute actuelle, lequel les plongeait dans une sorte d’anxieuseinertie. Swann m’apprit à ce propos, un peu plus tard, quelquechose qui ôta, pour moi, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésieque je lui avais trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait unebeaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus bellesalliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivaitdans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, «&|160;leDuc&|160;», n’avait nullement l’origine que je lui prêtais et quim’avait fait le rapprocher, dans mon imagination, de Bourg-l’Abbé,Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé,pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel M.Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de produitschimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair deFrance. Le roi Charles X avait créé, pour l’enfant issu de cemariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgisexistant déjà dans la famille. L’adjonction du nom bourgeoisn’avait pas empêché cette branche de s’allier, à cause de l’énormefortune, aux premières familles du royaume. Et la marquise actuellede Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir unesituation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait poussée,dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la maisonconjugale, à vivre de la façon la plus scandaleuse. Puis, le mondedédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, luiavait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne,sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avaitentrepris de reconquérir laborieusement, pièce par pièce, cequ’elle possédait en naissant (aller et retour qui ne sont pasrares).

Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle,et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joiequ’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfancequ’elle pourrait évoquer avec eux. Et en disant cela, pourdissimuler son snobisme, elle mentait peut-être moins qu’elle necroyait. «&|160;Basin, c’est toute ma jeunesse&|160;!&|160;»disait-elle le jour où il lui était revenu. Et, en effet, c’étaitun peu vrai. Mais elle avait mal calculé en le choisissant commeamant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaientprendre parti pour elle, et ainsi Mme de Surgisredescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eutant de peine à remonter. «&|160;Hé bien&|160;! était en train delui dire M. de Charlus, qui tenait à prolonger l’entretien, vousmettrez mes hommages au pied du beau portrait. Commentva-t-il&|160;? Que devient-il&|160;? – Mais, réponditMme de Surgis, vous savez que je ne l’ai plus&|160;: monmari n’en a pas été content. – Pas content&|160;! d’un deschefs-d’œuvre de notre époque, égal à la duchesse de Châteauroux deNattier et qui, du reste, ne prétendait pas à fixer une moinsmajestueuse et meurtrière déesse&|160;! Oh&|160;! le petit colbleu&|160;! C’est-à-dire que jamais Ver Meer n’a peint une étoffeavec plus de maîtrise, ne le disons pas trop haut pour que Swann nes’attaque pas à nous dans l’intention de venger son peintre favori,le maître de Delft.&|160;» La marquise, se retournant, adressa unsourire et tendit la main à Swann qui s’était soulevé pour lasaluer. Mais presque sans dissimulation, soit qu’une vie déjàavancée lui en eût ôté la volonté morale par l’indifférence àl’opinion, ou le pouvoir physique par l’exaltation du désir etl’affaiblissement des ressorts qui aident à le cacher, dès queSwann eut, en serrant la main de la marquise, vu sa gorge de toutprès et de haut, il plongea un regard attentif, sérieux, absorbé,presque soucieux, dans les profondeurs du corsage, et ses narines,que le parfum de la femme grisait, palpitèrent comme un papillonprêt à aller se poser sur la fleur entrevue. Brusquement ils’arracha au vertige qui l’avait saisi, et Mme de Surgiselle-même, quoique gênée, étouffa une respiration profonde, tant ledésir est parfois contagieux. «&|160;Le peintre s’est froissé,dit-elle à M. de Charlus, et l’a repris. On avait dit qu’il étaitmaintenant chez Diane de Saint-Euverte. – Je ne croirai jamais,répliqua le baron, qu’un chef-d’œuvre ait si mauvaisgoût.&|160;»

–&|160;Il lui parle de son portrait. Moi, je lui en parleraisaussi bien que Charlus, de ce portrait, me dit Swann, affectant unton traînard et voyou et suivant des yeux le couple quis’éloignait. Et cela me ferait sûrement plus de plaisir qu’àCharlus, ajouta-t-il.

Je lui demandais si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai,en quoi je mentais doublement, car si je ne savais pas qu’on eûtjamais rien dit, en revanche je savais fort bien depuis tantôt quece que je voulais dire était vrai. Swann haussa les épaules, commesi j’avais proféré une absurdité.

–&|160;C’est-à-dire que c’est un ami délicieux. Mais ai-jebesoin d’ajouter que c’est purement platonique. Il est plussentimental que d’autres, voilà tout&|160;; d’autre part, comme ilne va jamais très loin avec les femmes, cela a donné une espèce decrédit aux bruits insensés dont vous voulez parler. Charlus aimepeut-être beaucoup ses amis, mais tenez pour assuré que cela nes’est jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur.Enfin, nous allons peut-être avoir deux secondes de tranquillité.Donc, le prince de Guermantes continua&|160;: «&|160;Je vousavouerai que cette idée d’une illégalité possible dans la conduitedu procès m’était extrêmement pénible à cause du culte que voussavez que j’ai pour l’armée&|160;; j’en reparlai avec le général,et je n’eus plus, hélas&|160;! aucun doute à cet égard. Je vousdirai franchement que, dans tout cela, l’idée qu’un innocentpourrait subir la plus infamante des peines ne m’avait même paseffleuré. Mais par cette idée d’illégalité, je me mis à étudier ceque je n’avais pas voulu lire, et voici que des doutes, cette foisnon plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent me hanter.Je ne crus pas en devoir parler à la Princesse. Dieu sait qu’elleest devenue aussi Française que moi. Malgré tout, du jour où jel’ai épousée, j’eus tant de coquetterie à lui montrer dans toute sabeauté notre France, et ce que pour moi elle a de plus splendide,son armée, qu’il m’était trop cruel de lui faire part de messoupçons qui n’atteignaient, il est vrai, que quelques officiers.Mais je suis d’une famille de militaires, je ne voulais pas croireque des officiers pussent se tromper. J’en reparlai encore àBeauserfeuil, il m’avoua que des machinations coupables avaient étéourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, maisque la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était lapièce Henry. Et quelques jours après, on apprenait que c’était unfaux. Dès lors, en cachette de la Princesse, je me mis à lire tousles jours le Siècle, l’Aurore&|160;; bientôt jen’eus plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Je m’ouvris demes souffrances morales à notre ami, l’abbé Poiré, chez qui jerencontrai avec étonnement la même conviction, et je fis dire parlui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme etde ses enfants. Sur ces entrefaites, un matin que j’allais chez laPrincesse, je vis sa femme de chambre qui cachait quelque chosequ’elle avait dans la main. Je lui demandai en riant ce quec’était, elle rougit et ne voulut pas me le dire. J’avais la plusgrande confiance dans ma femme, mais cet incident me troubla fort(et sans doute aussi la Princesse à qui sa camériste avait dû leraconter), car ma chère Marie me parla à peine pendant le déjeunerqui suivit. Je demandai ce jour-là à l’abbé Poiré s’il pourraitdire le lendemain ma messe pour Dreyfus.&|160;» Allons, bon&|160;!s’écria Swann à mi-voix en s’interrompant.

Je levai la tête et vis le duc de Guermantes qui venait à nous.«&|160;Pardon de vous déranger, mes enfants. Mon petit, dit-il ens’adressant à moi, je suis délégué auprès de vous par Oriane. Marieet Gilbert lui ont demandé de rester à souper à leur table aveccinq ou six personnes seulement&|160;: la princesse de Hesse,Mme de Ligne, Mme de Tarente, Mmede Chevreuse, la duchesse d’Arenberg. Malheureusement, nous nepouvons pas rester, parce que nous allons à une espèce de petiteredoute.&|160;» J’écoutais, mais chaque fois que nous avons quelquechose à faire à un moment déterminé, nous chargeons nous-mêmes uncertain personnage habitué à ce genre de besogne de surveillerl’heure et de nous avertir à temps. Ce serviteur interne merappela, comme je l’en avais prié il y a quelques heures,qu’Albertine, en ce moment bien loin de la pensée, devait venirchez moi aussitôt après le théâtre. Aussi, je refusai le souper. Cen’est pas que je ne me plusse chez la princesse de Guermantes.Ainsi les hommes peuvent avoir plusieurs sortes de plaisirs. Levéritable est celui pour lequel ils quittent l’autre. Mais cedernier, s’il est apparent, ou même seul apparent, peut donner lechange sur le premier, rassure ou dépiste les jaloux, égare lejugement du monde. Et pourtant, il suffirait pour que nous lesacrifiions à l’autre d’un peu de bonheur ou d’un peu desouffrance. Parfois un troisième ordre de plaisirs plus graves,mais plus essentiels, n’existe pas encore pour nous chez qui savirtualité ne se traduit qu’en éveillant des regrets, desdécouragements. Et c’est à ces plaisirs-là pourtant que nous nousdonnerons plus tard. Pour en donner un exemple tout à faitsecondaire, un militaire en temps de paix sacrifiera la viemondaine à l’amour, mais la guerre déclarée (et sans qu’il soitmême besoin de faire intervenir l’idée d’un devoir patriotique),l’amour à la passion, plus forte que l’amour, de se battre. Swannavait beau dire qu’il était heureux de me raconter son histoire, jesentais bien que sa conversation avec moi, à cause de l’heuretardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de cesfatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, parles excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celuiqu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire lesprodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain dejeter l’argent par les fenêtres. À partir d’un certain degréd’affaiblissement, qu’il soit causé par l’âge ou par la maladie,tout plaisir pris aux dépens du sommeil, en dehors des habitudes,tout dérèglement, devient un ennui. Le causeur continue à parlerpar politesse, par excitation, mais il sait que l’heure où ilaurait pu encore s’endormir est déjà passée, et il sait aussi lesreproches qu’il s’adressera au cours de l’insomnie et de la fatiguequi vont suivre. Déjà, d’ailleurs, même le plaisir momentané a prisfin, le corps et l’esprit sont trop démeublés de leurs forces pouraccueillir agréablement ce qui paraît un divertissement à votreinterlocuteur. Ils ressemblent à un appartement un jour de départou de déménagement, où ce sont des corvées que les visites que l’onreçoit assis sur des malles, les yeux fixés sur la pendule.

–&|160;Enfin seuls, me dit-il&|160;; je ne sais plus où j’ensuis. N’est-ce pas, je vous ai dit que le Prince avait demandé àl’abbé Poiré s’il pourrait faire dire sa messe pour Dreyfus.«&|160;Non, me répondit l’abbé (je vous dis «&|160;me&|160;», medit Swann, parce que c’est le Prince qui me parle, vouscomprenez&|160;?) car j’ai une autre messe qu’on m’a chargé de direégalement ce matin pour lui. – Comment, lui dis-je, il y a un autrecatholique que moi qui est convaincu de son innocence&|160;? – Ilfaut le croire. – Mais la conviction de cet autre partisan doitêtre moins ancienne que la mienne. – Pourtant, ce partisan mefaisait déjà dire des messes quand vous croyiez encore Dreyfuscoupable. – Ah&|160;! je vois bien que ce n’est pas quelqu’un denotre milieu. – Au contraire&|160;! – Vraiment, il y a parmi nousdes dreyfusistes&|160;? Vous m’intriguez&|160;; j’aimeraism’épancher avec lui, si je le connais, cet oiseau rare. – Vous leconnaissez. – Il s’appelle&|160;? – La princesse deGuermantes.&|160;» Pendant que je craignais de froisser lesopinions nationalistes, la foi française de ma chère femme, elle,avait eu peur d’alarmer mes opinions religieuses, mes sentimentspatriotiques. Mais, de son côté, elle pensait comme moi, quoiquedepuis plus longtemps que moi. Et ce que sa femme de chambrecachait en entrant dans sa chambre, ce qu’elle allait lui achetertous les jours, c’était l’Aurore. Mon cher Swann, dès cemoment je pensai au plaisir que je vous ferais en vous disantcombien mes idées étaient sur ce point parentes des vôtres&|160;;pardonnez-moi de ne l’avoir pas fait plus tôt. Si vous vousreportez au silence que j’avais gardé vis-à-vis de la Princesse,vous ne serez pas étonné que penser comme vous m’eût alors encoreplus écarté de vous que penser autrement que vous. Car ce sujetm’était infiniment pénible à aborder. Plus je crois qu’une erreur,que même des crimes ont été commis, plus je saigne dans mon amourde l’armée. J’aurais pensé que des opinions semblables aux miennesétaient loin de vous inspirer la même douleur, quand on m’a ditl’autre jour que vous réprouviez avec force les injures à l’arméeet que les dreyfusistes acceptassent de s’allier à ses insulteurs.Cela m’a décidé, j’avoue qu’il m’a été cruel de vous confesser ceque je pense de certains officiers, peu nombreux heureusement, maisc’est un soulagement pour moi de ne plus avoir à me tenir loin devous et surtout que vous sentiez bien que, si j’avais pu être dansd’autres sentiments, c’est que je n’avais pas un doute sur lebien-fondé du jugement rendu. Dès que j’en eus un, je ne pouvaisplus désirer qu’une chose, la réparation de l’erreur.&|160;» Jevous avoue que ces paroles du prince de Guermantes m’ontprofondément ému. Si vous le connaissiez comme moi, si vous saviezd’où il a fallu qu’il revienne pour en arriver là, vous auriez del’admiration pour lui, et il en mérite. D’ailleurs, son opinion nem’étonne pas, c’est une nature si droite&|160;!

Swann oubliait que, dans l’après-midi, il m’avait dit aucontraire que les opinions en cette affaire Dreyfus étaientcommandées par l’atavisme. Tout au plus avait-il fait exceptionpour l’intelligence, parce que chez Saint-Loup elle était arrivée àvaincre l’atavisme et à faire de lui un dreyfusard. Or, il venaitde voir que cette victoire avait été de courte durée et queSaint-Loup avait passé dans l’autre camp. C’était donc maintenant àla droiture du cœur qu’il donnait le rôle dévolu tantôt àl’intelligence. En réalité, nous découvrons toujours après coup quenos adversaires avaient une raison d’être du parti où ils sont etqui ne tient pas à ce qu’il peut y avoir de juste dans ce parti, etque ceux qui pensent comme nous c’est que l’intelligence, si leurnature morale est trop basse pour être invoquée, ou leur droiture,si leur pénétration est faible, les y a contraints.

Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux quiétaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, etmon camarade Bloch qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’ilinvita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant quele prince de Guermantes était dreyfusard. «&|160;Il faudrait luidemander de signer nos listes pour Picquart&|160;; avec un nomcomme le sien, cela ferait un effet formidable.&|160;» Mais Swann,mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modérationdiplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pourpouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch àenvoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire àsigner. «&|160;Il ne peut pas faire cela, il ne faut pas demanderl’impossible, répétait Swann. Voilà un homme charmant qui a faitdes milliers de lieues pour venir jusqu’à nous. Il peut nous êtretrès utile. S’il signait votre liste, il se compromettraitsimplement auprès des siens, serait châtié à cause de nous,peut-être se repentirait-il de ses confidences et n’en ferait-ilplus.&|160;» Bien plus, Swann refusa son propre nom. Il le trouvaittrop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’ilapprouvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait êtremêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’iln’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnéecomme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament uncodicille pour demander que, contrairement à ses dispositionsprécédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade dechevalier de la Légion d’honneur. Ce qui assembla, autour del’église de Combray tout un escadron de ces cavaliers sur l’avenirdesquels pleurait autrefois Françoise, quand elle envisageait laperspective d’une guerre. Bref Swann refusa de signer la circulairede Bloch, de sorte que, s’il passait pour un dreyfusard enragé auxyeux de beaucoup, mon camarade le trouva tiède, infecté denationalisme, et cocardier.

Swann me quitta sans me serrer la main pour ne pas être obligéde faire des adieux dans cette salle où il avait trop d’amis, maisil me dit&|160;: «&|160;Vous devriez venir voir votre amieGilberte. Elle a réellement grandi et changé, vous ne lareconnaîtriez pas. Elle serait si heureuse&|160;!&|160;» Jen’aimais plus Gilberte. Elle était pour moi comme une morte qu’on alongtemps pleurée, puis l’oubli est venu, et, si elle ressuscitait,elle ne pourrait plus s’insérer dans une vie qui n’est plus faitepour elle. Je n’avais plus envie de la voir ni même cette envie delui montrer que je ne tenais pas à la voir et que chaque jour,quand je l’aimais, je me promettais de lui témoigner quand je nel’aimerais plus.

Aussi, ne cherchant plus qu’à me donner, vis-à-vis de Gilberte,l’air d’avoir désiré de tout mon cœur la retrouver et d’en avoirété empêché par des circonstances dites «&|160;indépendantes de mavolonté&|160;» et qui ne se produisent en effet, au moins avec unecertaine suite, que quand la volonté ne les contrecarre pas, bienloin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, je ne lequittai pas qu’il ne m’eût promis d’expliquer en détail à sa filleles contretemps qui m’avaient privé, et me priveraient encore,d’aller la voir. «&|160;Du reste, je vais lui écrire tout à l’heureen rentrant, ajoutai-je. Mais dites-lui bien que c’est une lettrede menaces, car, dans un mois ou deux, je serai tout à fait libre,et alors qu’elle tremble, car je serai chez vous aussi souvent mêmequ’autrefois.&|160;»

Avant de laisser Swann, je lui dis un mot de sa santé.«&|160;Non, ça ne va pas si mal que ça, me répondit-il. D’ailleurs,comme je vous le disais, je suis assez fatigué et accepte d’avanceavec résignation ce qui peut arriver. Seulement, j’avoue que ceserait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus.Toutes ces canailles-là ont plus d’un tour dans leur sac. Je nedoute pas qu’ils soient finalement vaincus, mais enfin ils sonttrès puissants, ils ont des appuis partout. Dans le moment où ça vale mieux, tout craque. Je voudrais bien vivre assez pour voirDreyfus réhabilité et Picquart colonel.&|160;»

Quand Swann fut parti, je retournai dans le grand salon où setrouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle je ne savaispas alors que je dusse être un jour si lié. La passion qu’elle eutpour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à moi. Je remarquaiseulement que le baron, à partir d’une certaine époque et sans êtrepris contre la princesse de Guermantes d’aucune de ces inimitiésqui chez lui n’étonnaient pas, tout en continuant à avoir pour elleautant, plus d’affection peut-être encore, paraissait mécontent etagacé chaque fois qu’on lui parlait d’elle. Il ne donnait plusjamais son nom dans la liste des personnes avec qui il désiraitdîner.

Il est vrai qu’avant cela j’avais entendu un homme du monde trèsméchant dire que la Princesse était tout à fait changée, qu’elleétait amoureuse de M. de Charlus, mais cette médisance m’avait paruabsurde et m’avait indigné. J’avais bien remarqué avec étonnementque, quand je racontais quelque chose qui me concernait, si aumilieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse semettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un maladequi, nous entendant parler de nous, par conséquent, d’une façondistraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom estcelui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse etle réjouit. Telle, si je lui disais&|160;: «&|160;Justement M. deCharlus me racontait… &|160;», la Princesse reprenait en mains lesrênes détendues de son attention. Et une fois, ayant dit devantelle que M. de Charlus avait en ce moment un assez vif sentimentpour une certaine personne, je vis avec étonnement s’insérer dansles yeux de la Princesse ce trait différent et momentané qui tracedans les prunelles comme le sillon d’une fêlure et qui provientd’une pensée que nos paroles, à leur insu, ont agitée en l’être àqui nous parlons, pensée secrète qui ne se traduira pas par desmots, mais qui montera, des profondeurs remuées par nous, à lasurface un instant altérée du regard. Mais si mes paroles avaientému la Princesse, je n’avais pas soupçonné de quelle façon.

D’ailleurs peu de temps après, elle commença à me parler de M.de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion auxbruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron,c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Mais,d’autre part, elle disait&|160;: «&|160;Je trouve qu’une femme quis’éprendrait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devraitavoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pourl’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il est, pour respectersa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanirles difficultés et à le consoler de ses peines.&|160;» Or, par cespropos pourtant si vagues, la princesse de Guermantes révélait cequ’elle cherchait à magnifier, de la même façon que faisait parfoisM. de Charlus lui-même. N’ai-je pas entendu à plusieurs reprises cedernier dire à des gens qui jusque-là étaient incertains si on lecalomniait ou non&|160;: «&|160;Moi, qui ai eu bien des hauts etbien des bas dans ma vie, qui ai connu toute espèce de gens, aussibien des voleurs que des rois, et même je dois dire, avec unelégère préférence pour les voleurs, qui ai poursuivi la beauté soustoutes ses formes, etc… &|160;», et par ces paroles qu’il croyaithabiles, et en démentant des bruits dont on ne soupçonnait pasqu’ils eussent couru (ou pour faire à la vérité, par goût, parmesure, par souci de la vraisemblance une part qu’il était seul àjuger minime), il ôtait leurs derniers doutes sur lui aux uns,inspirait leurs premiers à ceux qui n’en avaient pas encore. Car leplus dangereux de tous les recels, c’est celui de la fauteelle-même dans l’esprit du coupable. La connaissance permanentequ’il a d’elle l’empêche de supposer combien généralement elle estignorée, combien un mensonge complet serait aisément cru, et, enrevanche, de se rendre compte à quel degré de vérité commence pourles autres, dans des paroles qu’il croit innocentes, l’aveu. Etd’ailleurs il aurait eu de toute façon bien tort de chercher à letaire, car il n’y a pas de vices qui ne trouvent dans le grandmonde des appuis complaisants, et l’on a vu bouleverserl’aménagement d’un château pour faire coucher une sœur près de sasœur dès qu’on eut appris qu’elle ne l’aimait pas qu’en sœur. Maisce qui me révéla tout d’un coup l’amour de la Princesse, ce fut unfait particulier et sur lequel je n’insisterai pas ici, car il faitpartie du récit tout autre où M. de Charlus laissa mourir une reineplutôt que de manquer le coiffeur qui devait le friser au petit ferpour un contrôleur d’omnibus devant lequel il se trouvaprodigieusement intimidé. Cependant, pour en finir avec l’amour dela Princesse, disons quel rien m’ouvrit les yeux. J’étais, cejour-là, seul en voiture avec elle. Au moment où nous passionsdevant une poste, elle fit arrêter. Elle n’avait pas emmené devalet de pied. Elle sorti à demi une lettre de son manchon etcommença le mouvement de descendre pour la mettre dans la boîte. Jevoulus l’arrêter, elle se débattit légèrement, et déjà nous nousrendions compte l’un et l’autre que notre premier geste avait été,le sien compromettant en ayant l’air de protéger un secret, le mienindiscret en m’opposant à cette protection. Ce fut elle qui seressaisit le plus vite. Devenant subitement très rouge, elle medonna la lettre, je n’osai plus ne pas la prendre, mais, en lamettant dans la boîte, je vis, sans le vouloir, qu’elle étaitadressée à M. de Charlus.

Pour revenir en arrière et à cette première soirée chez laprincesse de Guermantes, j’allai lui dire adieu, car son cousin etsa cousine me ramenaient et étaient fort pressés, M. de Guermantesvoulait cependant dire au revoir à son frère. Mme deSurgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. deCharlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grandegentillesse de son frère, et la première que celui-ci eût eue danscet ordre d’idées, toucha profondément Basin et réveilla chez luides sentiments de famille qui ne s’endormaient jamais longtemps. Aumoment où nous disions adieu à la Princesse, il tint, sans direexpressément ses remerciements à M. de Charlus, à lui exprimer satendresse, soit qu’il eût en effet peine à la contenir, soit pourque le baron se souvînt que le genre d’actions qu’il avait eu cesoir ne passait pas inaperçu aux yeux d’un frère, de même que, dansle but de créer pour l’avenir des associations de souvenirssalutaires, on donne du sucre à un chien qui a fait le beau.«&|160;Hé bien&|160;! petit frère, dit le duc en arrêtant M. deCharlus et en le prenant tendrement sous le bras, voilà comment onpasse devant son aîné sans même un petit bonjour. Je ne te voisplus, Mémé, et tu ne sais pas comme cela me manque. En cherchant devieilles lettres j’en ai justement retrouvé de la pauvre maman quisont toutes si tendres pour toi. – Merci, Basin, répondit M. deCharlus d’une voix altérée, car il ne pouvait jamais parler sansémotion de leur mère. – Tu devrais te décider à me laissert’installer un pavillon à Guermantes, reprit le duc.&|160;»«&|160;C’est gentil de voir les deux frères si tendres l’un avecl’autre, dit la Princesse à Oriane. – Ah&|160;! ça, je ne crois pasqu’on puisse trouver beaucoup de frères comme cela. Je vousinviterai avec lui, me promit-elle. Vous n’êtes pas mal aveclui&|160;?… Mais qu’est-ce qu’ils peuvent avoir à se dire&|160;»,ajouta-t-elle d’un ton inquiet, car elle entendait imparfaitementleurs paroles. Elle avait toujours eu une certaine jalousie duplaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d’unpassé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentaitque, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre etque, ne retenant plus son impatiente curiosité, elle venait sejoindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, cesoir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car siMme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes lesbontés qu’avait eues son frère, afin qu’il l’en remerciât, en mêmetemps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoirprévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue entête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme deGuermantes en était tourmentée. «&|160;Rappelle-toi comme nousétions heureux jadis à Guermantes, reprit le duc en s’adressant àM. de Charlus. Si tu y venais quelquefois l’été, nous reprendrionsnotre bonne vie. Te rappelles-tu le vieux père Courveau&|160;:«&|160;Pourquoi est-ce que Pascal est troublant&|160;? parce qu’ilest trou… trou… – Blé&|160;», prononça M. de Charlus comme s’ilrépondait encore à son professeur. – «&|160;Et pourquoi est-ce quePascal est troublé&|160;? parce qu’il est trou… parce qu’il esttrou… – Blanc. – Très bien, vous serez reçu, vous aurezcertainement une mention, et Mme la duchesse vousdonnera un dictionnaire chinois.&|160;» Si je me rappelle, monpetit Mémé&|160;! Et la vieille potiche que t’avait rapportéeHervey de Saint-Denis, je la vois encore. Tu nous menaçais d’allerpasser définitivement ta vie en Chine tant tu étais épris de cepays&|160;; tu aimais déjà faire de longues vadrouilles. Ah&|160;!tu as été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’asjamais eu les goûts de tout le monde… &|160;» Mais à peine avait-ildit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car ilconnaissait, sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère.Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gênéd’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rapporter,et plus encore d’avoir paru gêné. Après une seconde desilence&|160;: «&|160;Qui sait, dit-il pour effacer ses dernièresparoles, tu étais peut-être amoureux d’une Chinoise avant d’aimertant de blanches et de leur plaire, si j’en juge par une certainedame à qui tu as fait bien plaisir ce soir en causant avec elle.Elle a été ravie de toi.&|160;» Le duc s’était promis de ne pasparler de Mme de Surgis, mais, au milieu du désarroi quela gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, ils’était jeté sur la plus voisine, qui était précisément celle quine devait pas paraître dans l’entretien, quoiqu’elle l’eût motivé.Mais M. de Charlus avait remarqué la rougeur de son frère. Et,comme les coupables qui ne veulent pas avoir l’air embarrassé qu’onparle devant eux du crime qu’ils sont censés ne pas avoir commis etcroient devoir prolonger une conversation périlleuse&|160;:«&|160;J’en suis charmé, lui répondit-il, mais je tiens à revenirsur ta phrase précédente, qui me semble profondément vraie. Tudisais que je n’ai jamais eu les idées de tout le monde&|160;;comme c’est juste&|160;! tu disais que j’avais des goûts spéciaux.– Mais non&|160;», protesta M. de Guermantes, qui, en effet,n’avait pas dit ces mots et ne croyait peut-être pas chez son frèreà la réalité de ce qu’ils désignent. Et, d’ailleurs, se croyait-ille droit de le tourmenter pour des singularités qui en tout casétaient restées assez douteuses ou assez secrètes pour ne nuire enrien à l’énorme situation du baron&|160;? Bien plus, sentant quecette situation de son frère allait se mettre au service de sesmaîtresses, le duc se disait que cela valait bien quelquescomplaisances en échange&|160;; eût-il à ce moment connu quelqueliaison «&|160;spéciale&|160;» de son frère que, dans l’espoir del’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir dutemps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeuxsur elle, et au besoin prêtant la main. «&|160;Voyons, Basin&|160;;bonsoir, Palamède, dit la duchesse qui, rongée de rage et decuriosité, n’y pouvait plus tenir, si vous avez décidé de passer lanuit ici, il vaut mieux que nous restions à souper. Vous nous tenezdebout, Marie et moi, depuis une demi-heure.&|160;» Le duc quittason frère après une significative étreinte et nous descendîmes toustrois l’immense escalier de l’hôtel de la Princesse.

Des deux côtés, sur les marches les plus hautes, étaientrépandus des couples qui attendaient que leur voiture fût avancée.Droite, isolée, ayant à ses côtés son mari et moi, la duchesse setenait à gauche de l’escalier, déjà enveloppée dans son manteau àla Tiepolo, le col enserré dans le fermoir de rubis, dévorée desyeux par des femmes, des hommes, qui cherchaient à surprendre lesecret de son élégance et de sa beauté. Attendant sa voiture sur lemême degré de l’escalier que Mme de Guermantes, mais àl’extrémité opposée, Mme de Gallardon, qui avait perdudepuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite de sacousine, tournait le dos pour ne pas avoir l’air de la voir, etsurtout pour ne pas offrir la preuve que celle-ci ne la saluaitpas. Mme de Gallardon était de fort méchante humeurparce que des messieurs qui étaient avec elle avaient cru devoirlui parler d’Oriane&|160;: «&|160;Je ne tiens pas du tout à lavoir, leur avait-elle répondu, je l’ai, du reste, aperçue tout àl’heure, elle commence à vieillir&|160;; il paraît qu’elle ne peutpas s’y faire. Basin lui-même le dit. Et dame&|160;! je comprendsça, parce que, comme elle n’est pas intelligente, qu’elle estméchante comme une teigne et qu’elle a mauvaise façon, elle sentbien que, quand elle ne sera plus belle, il ne lui restera rien dutout.&|160;»

J’avais mis mon pardessus, ce que M. de Guermantes, quicraignait les refroidissements, blâma, en descendant avec moi, àcause de la chaleur qu’il faisait. Et la génération de nobles qui aplus ou moins passé par Monseigneur Dupanloup parle un si mauvaisfrançais (excepté les Castellane), que le duc exprima ainsi sapensée&|160;: «&|160;Il vaut mieux ne pas être couvert avantd’aller dehors, du moins en thèse générale.&|160;» Jerevois toute cette sortie, je revois, si ce n’est pas à tort que jele place sur cet escalier, portrait détaché de son cadre, le princede Sagan, duquel ce dut être la dernière soirée mondaine, sedécouvrant pour présenter ses hommages à la duchesse, avec une siample révolution du chapeau haut de forme dans sa main gantée deblanc, qui répondait au gardénia de la boutonnière, qu’ons’étonnait que ce ne fût pas un feutre à plume de l’ancien régime,duquel plusieurs visages ancestraux étaient exactement reproduitsdans celui de ce grand seigneur. Il ne resta qu’un peu de tempsauprès d’elle, mais ses poses, même d’un instant, suffisaient àcomposer tout un tableau vivant et comme une scène historique.D’ailleurs, comme il est mort depuis, et que je ne l’avais de sonvivant qu’aperçu, il est tellement devenu pour moi un personnaged’histoire, d’histoire mondaine du moins, qu’il m’arrive dem’étonner en pensant qu’une femme, qu’un homme que je connais sontsa sœur et son neveu.

Pendant que nous descendions l’escalier, le montait, avec un airde lassitude qui lui seyait, une femme qui paraissait unequarantaine d’années bien qu’elle eût davantage. C’était laprincesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme,et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien.Elle s’avançait, grande, inclinée, dans une robe de soie blanche àfleurs, laissant battre sa poitrine délicieuse, palpitante etfourbue, à travers un harnais de diamants et de saphirs. Tout ensecouant la tête comme une cavale de roi qu’eût embarrassée sonlicol de perles, d’une valeur inestimable et d’un poids incommode,elle posait çà et là ses regards doux et charmants, d’un bleu qui,au fur et à mesure qu’il commençait à s’user, devenait pluscaressant encore, et faisait à la plupart des invités qui s’enallaient un signe de tête amical. «&|160;Vous arrivez à une jolieheure, Paulette&|160;! dit la duchesse. – Ah&|160;! j’ai un telregret&|160;! Mais vraiment il n’y a pas eu la possibilitématérielle&|160;», répondit la princesse d’Orvillers qui avait prisà la duchesse de Guermantes ce genre de phrases, mais y ajoutait sadouceur naturelle et l’air de sincérité donné par l’énergie d’unaccent lointainement tudesque dans une voix si tendre. Elle avaitl’air de faire allusion à des complications de vie trop longues àdire, et non vulgairement à des soirées, bien qu’elle revînt en cemoment de plusieurs. Mais ce n’était pas elles qui la forçaient devenir si tard. Comme le prince de Guermantes avait pendant delongues années empêché sa femme de recevoir Mmed’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta derépondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif,par des simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans decette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme aprèsle théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenirnullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venirfaire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux,par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjàpartis, elle «&|160;jouirait mieux d’eux&|160;». «&|160;Oriane estvraiment tombée au dernier degré, ronchonna Mme deGallardon. Je ne comprends pas Basin de la laisser parler àMme d’Orvillers. Ce n’est pas M. de Gallardon qui m’eûtpermis cela.&|160;» Pour moi, j’avais reconnu en Mmed’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, me lançait delongs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant lesglaces des boutiques. Mme de Guermantes me présenta,Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, nipiquée. Elle me regarda comme tout le monde, de ses yeux doux… Maisje ne devais plus jamais, quand je la rencontrerais, recevoird’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. Il ya des regards particuliers et qui ont l’air de vous reconnaître,qu’un jeune homme ne reçoit jamais de certaines femmes – et decertains hommes – que jusqu’au jour où ils vous connaissent etapprennent que vous êtes l’ami de gens avec qui ils sont liésaussi.

On annonça que la voiture était avancée. Mme deGuermantes prit sa jupe rouge comme pour descendre et monter envoiture, mais, saisie peut-être d’un remords, ou du désir de faireplaisir et surtout de profiter de la brièveté que l’empêchementmatériel de le prolonger imposait à un acte aussi ennuyeux, elleregarda Mme de Gallardon&|160;; puis, comme si ellevenait seulement de l’apercevoir, prise d’une inspiration, elleretraversa, avant de descendre, toute la longueur du degré et,arrivée à sa cousine ravie, lui tendit la main. «&|160;Comme il y alongtemps&|160;», lui dit la duchesse qui, pour ne pas avoir àdévelopper tout ce qu’était censé contenir de regrets et delégitimes excuses cette formule, se tourna d’un air effrayé vers leduc, lequel, en effet, descendu avec moi vers la voiture, tempêtaiten voyant que sa femme était partie vers Mme deGallardon et interrompait la circulation des autres voitures.«&|160;Oriane est tout de même encore bien belle&|160;! ditMme de Gallardon. Les gens m’amusent quand ils disentque nous sommes en froid&|160;; nous pouvons, pour des raisons oùnous n’avons pas besoin de mettre les autres, rester des annéessans nous voir, nous avons trop de souvenirs communs pour pouvoirjamais être séparées, et, au fond, elle sait bien qu’elle m’aimeplus que tant des gens qu’elle voit tous les jours et qui ne sontpas de son rang.&|160;» Mme de Gallardon était en effetcomme ces amoureux dédaignés qui veulent à toute force faire croirequ’ils sont plus aimés que ceux que choie leur belle. Et (par leséloges que, sans souci de la contradiction avec ce qu’elle avaitdit peu avant, elle prodigua en parlant de la duchesse deGuermantes) elle prouva indirectement que celle-ci possédait à fondles maximes qui doivent guider dans sa carrière une grande élégantelaquelle, dans le moment même où sa plus merveilleuse toiletteexcite, à côté de l’admiration, l’envie, doit savoir traverser toutun escalier pour la désarmer. «&|160;Faites au moins attention dene pas mouiller vos souliers&|160;» (il avait tombé une petitepluie d’orage), dit le duc, qui était encore furieux d’avoirattendu.

Pendant le retour, à cause de l’exiguïté du coupé, les souliersrouges se trouvèrent forcément peu éloignés des miens, etMme de Guermantes, craignant même qu’ils ne les eussenttouchés, dit au duc&|160;: «&|160;Ce jeune homme va être obligé deme dire comme je ne sais plus quelle caricature&|160;:«&|160;Madame, dites-moi tout de suite que vous m’aimez, mais ne memarchez pas sur les pieds comme cela.&|160;» Ma pensée d’ailleursétait assez loin de Mme de Guermantes. Depuis queSaint-Loup m’avait parlé d’une jeune fille de grande naissance quiallait dans une maison de passe et de la femme de chambre de labaronne Putbus, c’était dans ces deux personnes que, faisant bloc,s’étaient résumés les désirs que m’inspiraient chaque jour tant debeautés de deux classes, d’une part les vulgaires et magnifiques,les majestueuses femmes de chambre de grande maison enfléesd’orgueil et qui disent «&|160;nous&|160;» en parlant desduchesses, d’autre part ces jeunes filles dont il me suffisaitparfois, même sans les avoir vues passer en voiture ou à pied,d’avoir lu le nom dans un compte rendu de bal pour que j’endevinsse amoureux et qu’ayant consciencieusement cherché dansl’annuaire des châteaux où elles passaient l’été (bien souvent enme laissant égarer par un nom similaire) je rêvasse tour à tourd’aller habiter les plaines de l’Ouest, les dunes du Nord, les boisde pins du Midi. Mais j’avais beau fondre toute la matièrecharnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que m’enavait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme dechambre de Mme Putbus, il manquait à mes deux beautéspossédables ce que j’ignorerais tant que je ne les aurais pasvues&|160;: le caractère individuel. Je devais m’épuiser vainementà rechercher à me figurer, pendant les mois où j’eusse préféré unefemme de chambre, celle de Mme Putbus. Mais quelletranquillité, après avoir été perpétuellement troublé par mesdésirs inquiets pour tant d’êtres fugitifs dont souvent je nesavais même pas le nom, qui étaient en tout cas si difficiles àretrouver, encore plus à connaître, impossibles peut-être àconquérir, d’avoir prélevé sur toute cette beauté éparse, fugitive,anonyme, deux spécimens de choix munis de leur fiche signalétiqueet que j’étais du moins certain de me procurer quand je levoudrais. Je reculais l’heure de me mettre à ce double plaisir,comme celle du travail, mais la certitude de l’avoir quand jevoudrais me dispensait presque de le prendre, comme ces cachetssoporifiques qu’il suffit d’avoir à la portée de la main pourn’avoir pas besoin d’eux et s’endormir. Je ne désirais dansl’univers que deux femmes dont je ne pouvais, il est vrai, arriverà me représenter le visage, mais dont Saint-Loup m’avait appris lesnoms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par sesparoles de tout à l’heure fourni un rude travail à mon imagination,il avait par contre procuré une appréciable détente, un reposdurable à ma volonté.

«&|160;Hé bien&|160;! me dit la duchesse, en dehors de vos bals,est-ce que je ne peux vous être d’aucune utilité&|160;? Avez-voustrouvé un salon où vous aimeriez que je vous présente&|160;?&|160;»Je lui répondis que je craignais que le seul qui me fît envie nefût trop peu élégant pour elle. «&|160;Qui est-ce&|160;?&|160;»demanda-t-elle d’une voix menaçante et rauque, sans presque ouvrirla bouche. «&|160;La baronne Putbus.&|160;» Cette fois-ci ellefeignit une véritable colère. «&|160;Ah&|160;! non, ça, parexemple, je crois que vous vous fichez de moi. Je ne sais même paspar quel hasard je sais le nom de ce chameau. Mais c’est la lie dela société. C’est comme si vous me demandiez de vous présenter à mamercière. Et encore non, car ma mercière est charmante. Vous êtesun peu fou, mon pauvre petit. En tout cas, je vous demande en grâced’être poli avec les personnes à qui je vous ai présenté, de leurmettre des cartes, d’aller les voir et de ne pas leur parler de labaronne Putbus, qui leur est inconnue.&|160;» Je demandai siMme d’Orvillers n’était pas un peu légère.«&|160;Oh&|160;! pas du tout, vous confondez, elle serait plutôtbégueule. N’est-ce pas, Basin&|160;? – Oui, en tout cas je ne croispas qu’il y ait jamais rien à dire sur elle&|160;», dit le duc.

«&|160;Vous ne voulez pas venir avec nous à la redoute&|160;? medemanda-t-il. Je vous prêterais un manteau vénitien et je saisquelqu’un à qui cela ferait bougrement plaisir, à Oriane d’abord,cela ce n’est pas la peine de le dire&|160;; mais à la princesse deParme. Elle chante tout le temps vos louanges, elle ne jure que parvous. Vous avez la chance – comme elle est un peu mûre – qu’ellesoit d’une pudicité absolue. Sans cela elle vous auraitcertainement pris comme sigisbée, comme on disait dans ma jeunesse,une espèce de cavalier servant.&|160;»

Je ne tenais pas à la redoute, mais au rendez-vous avecAlbertine. Aussi je refusai. La voiture s’était arrêtée, le valetde pied demanda la porte cochère, les chevaux piaffèrent jusqu’à cequ’elle fût ouverte toute grande, et la voiture s’engagea dans lacour. «&|160;À la revoyure, me dit le duc. – J’ai quelquefoisregretté de demeurer aussi près de Marie, me dit la duchesse, parceque, si je l’aime beaucoup, j’aime un petit peu moins la voir. Maisje n’ai jamais regretté cette proximité autant que ce soir puisquecela me fait rester si peu avec vous. – Allons, Oriane, pas dediscours.&|160;» La duchesse aurait voulu que j’entrasse un instantchez eux. Elle rit beaucoup, ainsi que le duc, quand je dis que jene pouvais pas parce qu’une jeune fille devait précisément venir mefaire une visite maintenant. «&|160;Vous avez une drôle d’heurepour recevoir vos visites, me dit-elle. – Allons, mon petit,dépêchons-nous, dit M. de Guermantes à sa femme. Il est minuitmoins le quart et le temps de nous costumer… &|160;» Il se heurtadevant sa porte, sévèrement gardée par elles, aux deux dames àcanne qui n’avaient pas craint de descendre nuitamment de leur cimeafin d’empêcher un scandale. «&|160;Basin, nous avons tenu à vousprévenir, de peur que vous ne soyez vu à cette redoute&|160;: lepauvre Amanien vient de mourir, il y a une heure.&|160;» Le duc eutun instant d’alarme. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer pourlui du moment que, par ces maudites montagnardes, il était avertide la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lançaaux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec ladétermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacitéd’assimiler exactement les tours de la langue française&|160;:«&|160;Il est mort&|160;! Mais non, on exagère, onexagère&|160;!&|160;» Et sans plus s’occuper des deux parentes qui,munies de leurs alpenstocks, allaient faire l’ascension dans lanuit, il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet dechambre&|160;: «&|160;Mon casque est bien arrivé&|160;? – Oui,monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer&|160;?Je n’ai pas envie d’être asphyxié, que diable&|160;! – Oui,monsieur le duc. – Ah&|160;! tonnerre de Dieu, c’est un soir demalheur. Oriane, j’ai oublié de demander à Babal si les souliers àla poulaine étaient pour vous&|160;! – Mais, mon petit, puisque lecostumier de l’Opéra-Comique est là, il nous le dira. Moi, je necrois pas que ça puisse aller avec vos éperons. – Allons trouver lecostumier, dit le duc. Adieu, mon petit, je vous dirais biend’entrer avec nous pendant que nous essaierons, pour vous amuser.Mais nous causerions, il va être minuit et il faut que nousn’arrivions pas en retard pour que la fête soitcomplète.&|160;»

Moi aussi j’étais pressé de quitter M. et Mme deGuermantes au plus vite. Phèdre finissait vers onze heureset demie. Le temps de venir, Albertine devait être arrivée. J’allaidroit à Françoise&|160;: «&|160;Mlle Albertine estlà&|160;? – Personne n’est venu.&|160;»

Mon Dieu, cela voulait-il dire que personne ne viendrait&|160;!J’étais tourmenté, la visite d’Albertine me semblant maintenantd’autant plus désirable qu’elle était moins certaine.

Françoise était ennuyée aussi, mais pour une tout autre raison.Elle venait d’installer sa fille à table pour un succulent repas.Mais en m’entendant venir, voyant le temps lui manquer pour enleverles plats et disposer des aiguilles et du fil comme s’il s’agissaitd’un ouvrage et non d’un souper&|160;: «&|160;Elle vient de prendreune cuillère de soupe, me dit Françoise, je l’ai forcée de sucer unpeu de carcasse&|160;», pour diminuer ainsi jusqu’à rien le souperde sa fille, et comme si ç’avait été coupable qu’il fût copieux.Même au déjeuner ou au dîner, si je commettais la faute d’entrerdans la cuisine, Françoise faisait semblant qu’on eût fini ets’excusait même en disant&|160;: «&|160;J’avais voulu manger unmorceau ou une bouchée.&|160;» Mais on était viterassuré en voyant la multitude des plats qui couvraient la table etque Françoise, surprise par mon entrée soudaine, comme unmalfaiteur qu’elle n’était pas, n’avait pas eu le temps de fairedisparaître. Puis elle ajouta&|160;: «&|160;Allons, va te coucher,tu as assez travaillé comme cela aujourd’hui (car elle voulait quesa fille eût l’air non seulement de ne nous coûter rien, de vivrede privations, mais encore de se tuer au travail pour nous). Tu nefais qu’encombrer la cuisine et surtout gêner Monsieur qui attendde la visite. Allons, monte&|160;», reprit-elle, comme si elleétait obligée d’user de son autorité pour envoyer coucher sa fillequi, du moment que le souper était raté, n’était plus là que pourla frime et, si j’étais resté cinq minutes encore, eût d’elle-mêmedécampé. Et se tournant vers moi, avec ce beau français populaireet pourtant un peu individuel qui était le sien&|160;:«&|160;Monsieur ne voit pas que l’envie de dormir lui coupe lafigure.&|160;» J’étais resté ravi de ne pas avoir à causer avec lafille de Françoise.

J’ai dit qu’elle était d’un petit pays qui était tout voisin decelui de sa mère, et pourtant différent par la nature du terrain,les cultures, le patois, par certaines particularités deshabitants, surtout. Ainsi la «&|160;bouchère&|160;» et la nièce deFrançoise s’entendaient fort mal, mais avaient ce point commun,quand elles partaient faire une course, de s’attarder des heures«&|160;chez la sœur&|160;» ou «&|160;chez la cousine&|160;», étantd’elles-mêmes incapables de terminer une conversation, conversationau cours de laquelle le motif qui les avait fait sortirs’évanouissait au point que si on leur disait à leur retour&|160;:«&|160;Hé bien, M. le marquis de Norpois sera-t-il visible à sixheures un quart&|160;», elles ne se frappaient même pas le front endisant&|160;: «&|160;Ah&|160;! j’ai oublié&|160;», mais&|160;:«&|160;Ah&|160;! je n’ai pas compris que monsieur avait demandécela, je croyais qu’il fallait seulement lui donner lebonjour.&|160;» Si elles «&|160;perdaient la boule&|160;» de cettefaçon pour une chose dite une heure auparavant, en revanche ilétait impossible de leur ôter de la tête ce qu’elles avaient unefois entendu dire par la sœur ou par la cousine. Ainsi, si labouchère avait entendu dire que les Anglais nous avaient fait laguerre en 70 en même temps que les Prussiens, et que j’eusse eubeau expliquer que ce fait était faux, toutes les trois semaines labouchère me répétait au cours d’une conversation&|160;:«&|160;C’est cause à cette guerre que les Anglais nous ont faite en70 en même temps que les Prussiens. – Mais je vous ai dit cent foisque vous vous trompez.&|160;» Elle répondait, ce qui impliquait querien n’était ébranlé dans sa conviction&|160;: «&|160;En tout cas,ce n’est pas une raison pour leur en vouloir. Depuis 70, il a couléde l’eau sous les ponts, etc.&|160;» Une autre fois, prônant uneguerre avec l’Angleterre, que je désapprouvais, elle disait&|160;:«&|160;Bien sûr, vaut toujours mieux pas de guerre&|160;; maispuisqu’il le faut, vaut mieux y aller tout de suite. Comme l’aexpliqué tantôt la sœur, depuis cette guerre que les Anglais nousont faite en 70, les traités de commerce nous ruinent. Après qu’onles aura battus, on ne laissera plus entrer en France un seulAnglais sans payer trois cents francs d’entrée, comme nousmaintenant pour aller en Angleterre.&|160;»

Tel était, en dehors de beaucoup d’honnêteté et, quand ilsparlaient, d’une sourde obstination à ne pas se laisserinterrompre, à reprendre vingt fois là où ils en étaient si on lesinterrompait, ce qui finissait par donner à leurs propos lasolidité inébranlable d’une fugue de Bach, le caractère deshabitants dans ce petit pays qui n’en comptait pas cinq cents etque bordaient ses châtaigniers, ses saules, ses champs de pommes deterre et de betteraves.

La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant unefemme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argotparisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes.Françoise lui ayant dit que je venais de chez une princesse&|160;:«&|160;Ah&|160;! sans doute une princesse à la noix de coco.&|160;»Voyant que j’attendais une visite, elle fit semblant de croire queje m’appelais Charles. Je lui répondis naïvement que non, ce quilui permit de placer&|160;: «&|160;Ah&|160;! je croyais&|160;! Etje me disais Charles attend (charlatan).&|160;» Ce n’était pas detrès bon goût. Mais je fus moins indifférent lorsque, commeconsolation du retard d’Albertine, elle me dit&|160;: «&|160;Jecrois que vous pouvez l’attendre à perpète. Elle ne viendra plus.Ah&|160;! nos gigolettes d’aujourd’hui&|160;!&|160;»

Ainsi son parler différait de celui de sa mère&|160;; mais, cequi est plus curieux, le parler de sa mère n’était pas le même quecelui de sa grand’mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était siprès du pays de Françoise. Pourtant les patois différaientlégèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère deFrançoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté parles saules. Et, très loin de là, au contraire, il y avait en Franceune petite région où on parlait presque tout à fait le même patoisqu’à Méséglise. J’en fis la découverte en même temps que j’enéprouvai l’ennui. En effet, je trouvai une fois Françoise en grandeconversation avec une femme de chambre de la maison, qui était dece pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je neles comprenais pas du tout, elles le savaient et ne cessaient paspour cela, excusées, croyaient-elles, par la joie d’être paysesquoique nées si loin l’une de l’autre, de continuer à parler devantmoi cette langue étrangère, comme lorsqu’on ne veut pas êtrecompris. Ces pittoresques études de géographie linguistique et decamaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans lacuisine, sans que j’y prisse aucun plaisir.

Comme, chaque fois que la porte cochère s’ouvrait, la conciergeappuyait sur un bouton électrique qui éclairait l’escalier, etcomme il n’y avait pas de locataires qui ne fussent rentrés, jequittai immédiatement la cuisine et revins m’asseoir dansl’antichambre, épiant, là où la tenture un peu trop étroite, qui necouvrait pas complètement la porte vitrée de notre appartement,laissait passer la sombre raie verticale faite par lademi-obscurité de l’escalier. Si tout d’un coup cette raie devenaitd’un blond doré, c’est qu’Albertine viendrait d’entrer en bas etserait dans deux minutes près de moi&|160;; personne d’autre nepouvait plus venir à cette heure-là. Et je restais, ne pouvantdétacher mes yeux de la raie qui s’obstinait à demeurersombre&|160;; je me penchais tout entier pour être sûr de bienvoir&|160;; mais j’avais beau regarder, le noir trait vertical,malgré mon désir passionné, ne me donnait pas l’enivranteallégresse que j’aurais eue si je l’avais vu changé, par unenchantement soudain et significatif, en un lumineux barreau d’or.C’était bien de l’inquiétude pour cette Albertine à laquelle jen’avais pas pensé trois minutes pendant la soirée Guermantes&|160;!Mais, réveillant les sentiments d’attente jadis éprouvés à proposd’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait àvenir, la privation possible d’un simple plaisir physique mecausait une cruelle souffrance morale.

Il me fallut rentrer dans ma chambre. Françoise m’y suivit. Elletrouvait, comme j’étais revenu de ma soirée, qu’il était inutileque je gardasse la rose que j’avais à la boutonnière et vint pourme l’enlever. Son geste, en me rappelant qu’Albertine pouvait neplus venir, et en m’obligeant aussi à confesser que je désiraisêtre élégant pour elle, me causa une irritation qui fut redoubléedu fait qu’en me dégageant violemment, je froissai la fleur et queFrançoise me dit&|160;: «&|160;Il aurait mieux valu me la laisserôter plutôt que non pas la gâter ainsi.&|160;» D’ailleurs, sesmoindres paroles m’exaspéraient. Dans l’attente, on souffre tant del’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autreprésence.

Françoise sortie de la chambre, je pensai que, si c’était pouren arriver maintenant à avoir de la coquetterie à l’égardd’Albertine, il était bien fâcheux que je me fusse montré tant defois à elle si mal rasé, avec une barbe de plusieurs jours, lessoirs où je la laissais venir pour recommencer nos caresses. Jesentais qu’insoucieuse de moi, elle me laissait seul. Pour embellirun peu ma chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’étaitune des plus jolies choses que j’avais, je remis, pour la premièrefois depuis des années, sur la table qui était auprès de mon lit,ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte m’avait fait fairepour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps,j’avais voulu garder avec moi pendant que je dormais, à côté de labille d’agate. D’ailleurs, autant peut-être qu’Albertine, toujourspas venue, sa présence en ce moment dans un «&|160;ailleurs&|160;»qu’elle avait évidemment trouvé plus agréable, et que je neconnaissais pas, me causait un sentiment douloureux qui, malgré ceque j’avais dit, il y avait à peine une heure, à Swann, sur monincapacité d’être jaloux, aurait pu, si j’avais vu mon amie à desintervalles moins éloignés, se changer en un besoin anxieux desavoir où, avec qui, elle passait son temps. Je n’osais pas envoyerchez Albertine, il était trop tard, mais dans l’espoir que, soupantpeut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de metéléphoner, je tournai le commutateur et, rétablissant lacommunication dans ma chambre, je la coupai entre le bureau depostes et la loge du concierge à laquelle il était relié d’habitudeà cette heure-là. Avoir un récepteur dans le petit couloir oùdonnait la chambre de Françoise eût été plus simple, moinsdérangeant, mais inutile. Les progrès de la civilisation permettentà chacun de manifester des qualités insoupçonnées ou de nouveauxvices qui les rendent plus chers ou plus insupportables à leursamis. C’est ainsi que la découverte d’Edison avait permis àFrançoise d’acquérir un défaut de plus, qui était de se refuser,quelque utilité, quelque urgence qu’il y eût, à se servir dutéléphone. Elle trouvait le moyen de s’enfuir quand on voulait lelui apprendre, comme d’autres au moment d’être vaccinés. Aussi letéléphone était-il placé dans ma chambre, et, pour qu’il ne gênâtpas mes parents, sa sonnerie était remplacée par un simple bruit detourniquet. De peur de ne pas l’entendre, je ne bougeais pas. Monimmobilité était telle que, pour la première fois depuis des mois,je remarquai le tic tac de la pendule. Françoise vint arranger deschoses. Elle causait avec moi, mais je détestais cetteconversation, sous la continuité uniformément banale de laquellemes sentiments changeaient de minute en minute, passant de lacrainte à l’anxiété&|160;; de l’anxiété à la déception complète.Différent des paroles vaguement satisfaites que je me croyaisobligé de lui adresser, je sentais mon visage si malheureux que jeprétendis que je souffrais d’un rhumatisme pour expliquer ledésaccord entre mon indifférence simulée et cette expressiondouloureuse&|160;; puis je craignais que les paroles prononcées,d’ailleurs à mi-voix, par Françoise (non à cause d’Albertine, carelle jugeait passée depuis longtemps l’heure de sa venue possible)risquassent de m’empêcher d’entendre l’appel sauveur qui neviendrait plus. Enfin Françoise alla se coucher&|160;; je larenvoyai avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait ens’en allant ne couvrit pas celui du téléphone. Et je recommençai àécouter, à souffrir&|160;; quand nous attendons, de l’oreille quirecueille les bruits à l’esprit qui les dépouille et les analyse,et de l’esprit au cœur à qui il transmet ses résultats, le doubletrajet est si rapide que nous ne pouvons même pas percevoir sadurée, et qu’il semble que nous écoutions directement avec notrecœur.

J’étais torturé par l’incessante reprise du désir toujours plusanxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel&|160;; arrivé aupoint culminant d’une ascension tourmentée dans les spirales de monangoisse solitaire, du fond du Paris populeux et nocturne approchésoudain de moi, à côté de ma bibliothèque, j’entendis tout à coup,mécanique et sublime, comme dans Tristan l’écharpe agitéeou le chalumeau du pâtre, le bruit de toupie du téléphone. Jem’élançai, c’était Albertine. «&|160;Je ne vous dérange pas en voustéléphonant à une pareille heure&|160;? – Mais non… &|160;», dis-jeen comprimant ma joie, car ce qu’elle disait de l’heure indue étaitsans doute pour s’excuser de venir dans un moment, si tard, nonparce qu’elle n’allait pas venir. «&|160;Est-ce que vousvenez&|160;? demandai-je d’un ton indifférent. – Mais… non, si vousn’avez pas absolument besoin de moi.&|160;» Une partie de moi àlaquelle l’autre voulait se rejoindre était en Albertine. Ilfallait qu’elle vînt, mais je ne le lui dis pas d’abord&|160;;comme nous étions en communication, je me dis que je pourraistoujours l’obliger, à la dernière seconde, soit à venir chez moi,soit à me laisser courir chez elle. «&|160;Oui, je suis près dechez moi, dit-elle, et infiniment loin de chez vous&|160;; jen’avais pas bien lu votre mot. Je viens de le retrouver et j’ai eupeur que vous ne m’attendiez.&|160;» Je sentais qu’elle mentait, etc’était maintenant, dans ma fureur, plus encore par besoin de ladéranger que de la voir que je voulais l’obliger à venir. Mais jetenais d’abord à refuser ce que je tâcherais d’obtenir dansquelques instants. Mais où était-elle&|160;? À ses paroles semêlaient d’autres sons&|160;: la trompe d’un cycliste, la voixd’une femme qui chantait, une fanfare lointaine retentissaientaussi distinctement que la voix chère, comme pour me montrer quec’était bien Albertine dans son milieu actuel qui était près de moien ce moment, comme une motte de terre avec laquelle on a emportétoutes les graminées qui l’entourent. Les mêmes bruits quej’entendais frappaient aussi son oreille et mettaient une entrave àson attention&|160;: détails de vérité, étrangers au sujet,inutiles en eux-mêmes, d’autant plus nécessaires à nous révélerl’évidence du miracle&|160;; traits sobres et charmants,descriptifs de quelque rue parisienne, traits perçants aussi etcruels d’une soirée inconnue qui, au sortir de Phèdre,avaient empêché Albertine de venir chez moi. «&|160;Je commence parvous prévenir que ce n’est pas pour que vous veniez, car, à cetteheure-ci, vous me gêneriez beaucoup… , lui dis-je, je tombe desommeil. Et puis, enfin, mille complications. Je tiens à vous direqu’il n’y avait pas de malentendu possible dans ma lettre. Vousm’avez répondu que c’était convenu. Alors, si vous n’aviez pascompris, qu’est-ce que vous entendiez par là&|160;? – J’ai dit quec’était convenu, seulement je ne me souvenais plus trop de ce quiétait convenu. Mais je vois que vous êtes fâché, cela m’ennuie. Jeregrette d’être allée à Phèdre. Si j’avais su que celaferait tant d’histoires… ajouta-t-elle, comme tous les gens qui, enfaute pour une chose, font semblant de croire que c’est une autrequ’on leur reproche. – Phèdre n’est pour rien dans monmécontentement, puisque c’est moi qui vous ai demandé d’y aller. –Alors, vous m’en voulez, c’est ennuyeux qu’il soit trop tard cesoir, sans cela je serais allée chez vous, mais je viendrai demainou après-demain, pour m’excuser. – Oh&|160;! non, Albertine, jevous en prie, après m’avoir fait perdre une soirée, laissez-moi aumoins la paix les jours suivants. Je ne serai pas libre avant unequinzaine de jours ou trois semaines. Écoutez, si cela vous ennuieque nous restions sur une impression de colère, et, au fond, vousavez peut-être raison, alors j’aime encore mieux, fatigue pourfatigue, puisque je vous ai attendue jusqu’à cette heure-ci et quevous êtes encore dehors, que vous veniez tout de suite, je vaisprendre du café pour me réveiller. – Ce ne serait pas possible deremettre cela à demain&|160;? parce que la difficulté… &|160;» Enentendant ces mots d’excuse, prononcés comme si elle n’allait pasvenir, je sentis qu’au désir de revoir la figure veloutée qui déjàà Balbec dirigeait toutes mes journées vers le moment où, devant lamer mauve de septembre, je serais auprès de cette fleur rose,tentait douloureusement de s’unir un élément bien différent. Ceterrible besoin d’un être, à Combray, j’avais appris à le connaîtreau sujet de ma mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle me faisaitdire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Cet effort del’ancien sentiment, pour se combiner et ne faire qu’un élémentunique avec l’autre, plus récent, et qui, lui, n’avait pourvoluptueux objet que la surface colorée, la rose carnation d’unefleur de plage, cet effort aboutit souvent à ne faire (au senschimique) qu’un corps nouveau, qui peut ne durer que quelquesinstants. Ce soir-là, du moins, et pour longtemps encore, les deuxéléments restèrent dissociés. Mais déjà, aux derniers mots entendusau téléphone, je commençai à comprendre que la vie d’Albertineétait située (non pas matériellement sans doute) à une telledistance de moi qu’il m’eût fallu toujours de fatigantesexplorations pour mettre la main sur elle, mais, de plus, organiséecomme des fortifications de campagne et, pour plus de sûreté, del’espèce de celles que l’on a pris plus tard l’habitude d’appelercamouflées. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé dela société, partie de ce genre de personnes à qui la conciergepromet à votre porteur de faire remettre la lettre quand ellerentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez que c’estprécisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vousvous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’ellehabite bien – mais dans la loge – le logis qu’elle vous a indiqué(lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont laconcierge est la maquerelle) – et qu’elle donne comme adresse unimmeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livrerontpas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où ellen’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires.Existences disposées sur cinq ou six lignes de repli, de sorte que,quand on veut voir cette femme, ou savoir, on est venu frapper tropà droite, ou trop à gauche, ou trop en avant, ou trop en arrière,et qu’on peut pendant des mois, des années, tout ignorer. PourAlbertine, je sentais que je n’apprendrais jamais rien, qu’entre lamultiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongersje n’arriverais jamais à me débrouiller. Et que ce serait toujoursainsi, à moins que de la mettre en prison (mais on s’évade) jusqu’àla fin. Ce soir-là, cette conviction ne fit passer à travers moiqu’une inquiétude, mais où je sentais frémir comme une anticipationde longues souffrances.

–&|160;Mais non, répondis-je, je vous ai déjà dit que je neserais pas libre avant trois semaines, pas plus demain qu’un autrejour. – Bien, alors… je vais prendre le pas de course… c’estennuyeux, parce que je suis chez une amie qui… (Je sentais qu’ellen’avait pas cru que j’accepterais sa proposition de venir, laquellen’était donc pas sincère, et je voulais la mettre au pied du mur.)– Qu’est-ce que ça peut me faire, votre amie&|160;? venez ou nevenez pas, c’est votre affaire, ce n’est pas moi qui vous demandede venir, c’est vous qui me l’avez proposé. – Ne vous fâchez pas,je saute dans un fiacre et je serai chez vous dans dix minutes.

Ainsi, de ce Paris des profondeurs nocturnes duquel avait déjàémané jusque dans ma chambre, mesurant le rayon d’action d’un êtrelointain, une voix qui allait surgir et apparaître, après cettepremière annonciation, c’était cette Albertine que j’avais connuejadis sous le ciel de Balbec, quand les garçons du Grand-Hôtel, enmettant le couvert, étaient aveuglés par la lumière du couchant,que, les vitres étant entièrement tirées, les soufflesimperceptibles du soir passaient librement de la plage, oùs’attardaient les derniers promeneurs, à l’immense salle à mangeroù les premiers dîneurs n’étaient pas assis encore, et que dans laglace placée derrière le comptoir passait le reflet rouge de lacoque et s’attardait longtemps le reflet gris de la fumée dudernier bateau pour Rivebelle. Je ne me demandais plus ce qui avaitpu mettre Albertine en retard, et quand Françoise entra dans machambre me dire&|160;: «&|160;Mademoiselle Albertine est là&|160;»,si je répondis sans même bouger la tête, ce fut seulement pardissimulation&|160;: «&|160;Comment mademoiselle Albertinevient-elle aussi tard&|160;!&|160;» Mais levant alors les yeux surFrançoise comme dans une curiosité d’avoir sa réponse qui devaitcorroborer l’apparente sincérité de ma question, je m’aperçus, avecadmiration et fureur, que, capable de rivaliser avec la Bermaelle-même dans l’art de faire parler les vêtements inanimés et lestraits du visage, Françoise avait su faire la leçon à son corsage,à ses cheveux dont les plus blancs avaient été ramenés à lasurface, exhibés comme un extrait de naissance, à son cou courbépar la fatigue et l’obéissance. Ils la plaignaient d’avoir ététirée du sommeil et de la moiteur du lit, au milieu de la nuit, àson âge, obligée de se vêtir quatre à quatre, au risque de prendreune fluxion de poitrine. Aussi, craignant d’avoir eu l’air dem’excuser de la venue tardive d’Albertine&|160;: «&|160;En toutcas, je suis bien content qu’elle soit venue, tout est pour lemieux&|160;», et je laissai éclater ma joie profonde. Elle nedemeura pas longtemps sans mélange, quand j’eus entendu la réponsede Françoise. Celle-ci, sans proférer aucune plainte, ayant mêmel’air d’étouffer de son mieux une toux irrésistible, et croisantseulement sur elle son châle comme si elle avait froid, commençapar me raconter tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pasmanqué de lui demander des nouvelles de sa tante. «&|160;Justementj’y disais, monsieur devait avoir crainte que mademoiselle nevienne plus, parce que ce n’est pas une heure pour venir, c’estbientôt le matin. Mais elle devait être dans des endroits qu’elles’amusait bien car elle ne m’a pas seulement dit qu’elle étaitcontrariée d’avoir fait attendre monsieur, elle m’a répondu d’unair de se fiche du monde&|160;: «&|160;Mieux vaut tard quejamais&|160;!&|160;» Et Françoise ajouta ces mots qui me percèrentle cœur&|160;: «&|160;En parlant comme ça elle s’est vendue. Elleaurait peut-être bien voulu se cacher mais… &|160;» Je n’avais pasde quoi être bien étonné. Je viens de dire que Françoise rendaitrarement compte, dans les commissions qu’on lui donnait, sinon dece qu’elle avait dit et sur quoi elle s’étendait volontiers, dumoins de la réponse attendue. Mais, si par exception elle nousrépétait les paroles que nos amis avaient dites, si courtesqu’elles fussent, elle s’arrangerait généralement, au besoin grâceà l’expression, au ton dont elle assurait qu’elles avaient étéaccompagnées, à leur donner quelque chose de blessant. À larigueur, elle acceptait d’avoir subi d’un fournisseur chez qui nousl’avions envoyée une avanie, d’ailleurs probablement imaginaire,pourvu que, s’adressant à elle qui nous représentait, qui avaitparlé en notre nom, cette avanie nous atteignît par ricochet. Iln’eût resté qu’à lui répondre qu’elle avait mal compris, qu’elleétait atteinte de délire de persécution et que tous les commerçantsn’étaient pas ligués contre elle. D’ailleurs leurs sentimentsm’importaient peu. Il n’en était pas de même de ceux d’Albertine.Et en me redisant ces mots ironiques&|160;: «&|160;Mieux vaut tardque jamais&|160;!&|160;» Françoise m’évoqua aussitôt les amis dansla société desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisantdonc plus que dans la mienne. «&|160;Elle est comique, elle a unpetit chapeau plat, avec ses gros yeux, ça lui donne un drôled’air, surtout avec son manteau qu’elle aurait bien fait d’envoyerchez l’estoppeuse car il est tout mangé. Elle m’amuse&|160;»,ajouta, comme se moquant d’Albertine, Françoise, qui partageaitrarement mes impressions mais éprouvait le besoin de faireconnaître les siennes. Je ne voulais même pas avoir l’air decomprendre que ce rire signifiait le dédain de la moquerie, mais,pour rendre coup pour coup, je répondis à Françoise, bien que je neconnusse pas le petit chapeau dont elle parlait&|160;: «&|160;Ceque vous appelez «&|160;petit chapeau plat&|160;» est quelque chosede simplement ravissant… – C’est-à-dire que c’est trois foisrien&|160;», dit Françoise en exprimant, franchement cette fois,son véritable mépris. Alors (d’un ton doux et ralenti pour que maréponse mensongère eût l’air d’être l’expression non de ma colèremais de la vérité, en ne perdant pas de temps cependant, pour nepas faire attendre Albertine), j’adressai à Françoise ces parolescruelles&|160;: «&|160;Vous êtes excellente, lui dis-jemielleusement, vous êtes gentille, vous avez mille qualités, maisvous en êtes au même point que le jour où vous êtes arrivée àParis, aussi bien pour vous connaître en choses de toilette quepour bien prononcer les mots et ne pas faire de cuirs.&|160;» Et cereproche était particulièrement stupide, car ces mots français quenous sommes si fiers de prononcer exactement ne sont eux-mêmes quedes «&|160;cuirs&|160;» faits par des bouches gauloises quiprononçaient de travers le latin ou le saxon, notre langue n’étantque la prononciation défectueuse de quelques autres.

Le génie linguistique à l’état vivant, l’avenir et le passé dufrançais, voilà ce qui eût dû m’intéresser dans les fautes deFrançoise. L’«&|160;estoppeuse&|160;» pour la«&|160;stoppeuse&|160;» n’était-il pas aussi curieux que cesanimaux survivants des époques lointaines, comme la baleine ou lagirafe, et qui nous montrent les états que la vie animale atraversés&|160;? «&|160;Et, ajoutai-je, du moment que depuis tantd’années vous n’avez pas su apprendre, vous n’apprendrez jamais.Vous pouvez vous en consoler, cela ne vous empêche pas d’être unetrès brave personne, de faire à merveille le bœuf à la gelée, etencore mille autres choses. Le chapeau que vous croyez simple estcopié sur un chapeau de la princesse de Guermantes, qui a coûtécinq cents francs. Du reste, je compte en offrir prochainement unencore plus beau à Mlle Albertine.&|160;» Je savais quece qui pouvait le plus ennuyer Françoise c’est que je dépensasse del’argent pour des gens qu’elle n’aimait pas. Elle me répondit parquelques mots que rendit peu intelligibles un brusqueessoufflement. Quand j’appris plus tard qu’elle avait une maladiede cœur, quel remords j’eus de ne m’être jamais refusé le plaisirféroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles&|160;! Françoisedétestait, du reste, Albertine parce que, pauvre, Albertine nepouvait accroître ce que Françoise considérait comme messupériorités. Elle souriait avec bienveillance chaque fois quej’étais invité par Mme de Villeparisis. En revanche elleétait indignée qu’Albertine ne pratiquât pas la réciprocité. J’enétais arrivé à être obligé d’inventer de prétendus cadeaux faitspar celle-ci et à l’existence desquels Françoise n’ajouta jamaisl’ombre de foi. Ce manque de réciprocité la choquait surtout enmatière alimentaire. Qu’Albertine acceptât des dîners de maman, sinous n’étions pas invités chez Mme Bontemps (laquellepourtant n’était pas à Paris la moitié du temps, son mari acceptantdes «&|160;postes&|160;» comme autrefois quand il avait assez duministère), cela lui paraissait, de la part de mon amie, uneindélicatesse qu’elle flétrissait indirectement en récitant cedicton courant à Combray&|160;:

&|160;

«&|160;Mangeons mon pain,

–&|160;Je le veux bien.

–&|160;Mangeons le tien.

–&|160;Je n’ai plus faim.&|160;»

&|160;

Je fis semblant d’être contraint d’écrire. «&|160;À quiécriviez-vous&|160;? me dit Albertine en entrant. – À une jolieamie à moi, à Gilberte Swann. Vous ne la connaissez pas&|160;? –Non.&|160;» Je renonçai à poser à Albertine des questions sur sasoirée, je sentais que je lui ferais des reproches et que nousn’aurions plus le temps, vu l’heure qu’il était, de nousréconcilier suffisamment pour passer aux baisers et aux caresses.Aussi ce fut par eux que je voulais dès la première minutecommencer. D’ailleurs, si j’étais un peu calmé, je ne me sentaispas heureux. La perte de toute boussole, de toute direction, quicaractérise l’attente persiste encore après l’arrivée de l’êtreattendu, et, substituée en nous au calme à la faveur duquel nousnous peignions sa venue comme un tel plaisir, nous empêche d’engoûter aucun. Albertine était là&|160;: mes nerfs démontés,continuant leur agitation, l’attendaient encore. «&|160;Je veuxprendre un bon baiser, Albertine. – Tant que vous voudrez&|160;»,me dit-elle avec toute sa bonté. Je ne l’avais jamais vue aussijolie. «&|160;Encore un&|160;? – Mais vous savez que ça me fait ungrand, grand plaisir. – Et à moi encore mille fois plus, merépondit-elle. Oh&|160;! le joli portefeuille que vous avezlà&|160;! – Prenez-le, je vous le donne en souvenir. – Vous êtestrop gentil… &|160;» On serait à jamais guéri du romanesque si l’onvoulait, pour penser à celle qu’on aime, tâcher d’être celui qu’onsera quand on ne l’aimera plus. Le portefeuille, la bille d’agatede Gilberte, tout cela n’avait reçu jadis son importance que d’unétat purement inférieur, puisque maintenant c’était pour moi unportefeuille, une bille quelconques.

Je demandai à Albertine si elle voulait boire. «&|160;Il mesemble que je vois là des oranges et de l’eau, me dit-elle. Ce seraparfait.&|160;» Je pus goûter ainsi, avec ses baisers, cettefraîcheur qui me paraissait supérieure à eux chez la princesse deGuermantes. Et l’orange pressée dans l’eau semblait me livrer, aufur et à mesure que je buvais, la vie secrète de son mûrissement,son action heureuse contre certains états de ce corps humain quiappartient à un règne si différent, son impuissance à le fairevivre, mais en revanche les jeux d’arrosage par où elle pouvait luiêtre favorable, cent mystères dévoilés par le fruit à ma sensation,nullement à mon intelligence.

Albertine partie, je me rappelai que j’avais promis à Swannd’écrire à Gilberte et je trouvai plus gentil de le faire tout desuite. Ce fut sans émotion, et comme mettant la dernière ligne à unennuyeux devoir de classe, que je traçai sur l’enveloppe le nom deGilberte Swann dont je couvrais jadis mes cahiers pour me donnerl’illusion de correspondre avec elle. C’est que, si, autrefois, cenom-là, c’était moi qui l’écrivais, maintenant la tâche en avaitété dévolue par l’habitude à l’un de ces nombreux secrétairesqu’elle s’adjoint. Celui-là pouvait écrire le nom de Gilberte avecd’autant plus de calme que, placé récemment chez moi parl’habitude, récemment entré à mon service, il n’avait pas connuGilberte et savait seulement, sans mettre aucune réalité sous cesmots, parce qu’il m’avait entendu parler d’elle, que c’était unejeune fille de laquelle j’avais été amoureux.

Je ne pouvais l’accuser de sécheresse. L’être que j’étaismaintenant vis-à-vis d’elle était le «&|160;témoin&|160;» le mieuxchoisi pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Le portefeuille,la bille d’agate, étaient simplement redevenus pour moi à l’égardd’Albertine ce qu’ils avaient été pour Gilberte, ce qu’ils eussentété pour tout être qui n’eût pas fait jouer sur eux le reflet d’uneflamme intérieure. Mais maintenant un nouveau trouble était en moiqui altérait à son tour la puissance véritable des choses et desmots. Et comme Albertine me disait, pour me remercier encore&|160;:«&|160;J’aime tant les turquoises&|160;!&|160;» je luirépondis&|160;: «&|160;Ne laissez pas mourir celles-là&|160;», leurconfiant ainsi comme à des pierres l’avenir de notre amitié quipourtant n’était pas plus capable d’inspirer un sentiment àAlbertine qu’il ne l’avait été de conserver celui qui m’unissaitautrefois à Gilberte.

Il se produisit à cette époque un phénomène qui ne mérite d’êtrementionné que parce qu’il se retrouve à toutes les périodesimportantes de l’histoire. Au moment même où j’écrivais à Gilberte,M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, encore coiffé deson casque, songeait que le lendemain il serait bien forcé d’êtreofficiellement en deuil, et décida d’avancer de huit jours la cured’eaux qu’il devait faire. Quand il en revint trois semaines après(et pour anticiper, puisque je viens seulement de finir ma lettre àGilberte), les amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent audébut, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets desurprise en l’entendant (comme si la cure n’avait pas agi seulementsur la vessie) leur répondre&|160;: «&|160;Hé bien, le procès serarévisé et il sera acquitté&|160;; on ne peut pas condamner un hommecontre lequel il n’y a rien. Avez-vous jamais vu un gaga commeFroberville&|160;? Un officier préparant les Français à laboucherie, pour dire la guerre&|160;! Étrange époque&|160;!&|160;»Or, dans l’intervalle, le duc de Guermantes avait connu aux eauxtrois charmantes dames (une princesse italienne et ses deuxbelles-sœurs). En les entendant dire quelques mots sur les livresqu’elles lisaient, sur une pièce qu’on jouait au Casino, le ducavait tout de suite compris qu’il avait affaire à des femmes d’uneintellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait,il n’était pas de force. Il n’en avait été que plus heureux d’êtreinvité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé chezelle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidreyfusismesans nuances&|160;: «&|160;Hé bien, on ne nous parle plus de larévision du fameux Dreyfus&|160;», sa stupéfaction avait été granded’entendre la princesse et ses belles-sœurs dire&|160;: «&|160;Onn’en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagnequelqu’un qui n’a rien fait. – Ah&|160;? Ah&|160;?&|160;», avaitd’abord balbutié le duc, comme à la découverte d’un sobriquetbizarre qui eût été en usage dans cette maison pour tourner enridicule quelqu’un qu’il avait cru jusque-là intelligent. Mais aubout de quelques jours, comme, par lâcheté et esprit d’imitation,on crie&|160;: «&|160;Eh&|160;! là, Jojotte&|160;», sans savoirpourquoi, à un grand artiste qu’on entend appeler ainsi, dans cettemaison, le duc, encore tout gêné par la coutume nouvelle, disaitcependant&|160;: «&|160;En effet, s’il n’y a rien contrelui&|160;!&|160;» Les trois charmantes dames trouvaient qu’iln’allait pas assez vite et le rudoyaient un peu&|160;: «&|160;Mais,au fond, personne d’intelligent n’a pu croire qu’il y eûtrien.&|160;» Chaque fois qu’un fait «&|160;écrasant&|160;» contreDreyfus se produisait et que le duc, croyant que cela allaitconvertir les trois dames charmantes, venait le leur annoncer,elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine, avec une grandefinesse de dialectique, à lui montrer que l’argument était sansvaleur et tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Parisdreyfusard enragé. Et certes nous ne prétendons pas que les troisdames charmantes ne fussent pas, dans ce cas-là, messagères devérité. Mais il est à remarquer que tous les dix ans, quand on alaissé un homme rempli d’une conviction véritable, il arrive qu’uncouple intelligent, ou une seule dame charmante, entrent dans sasociété et qu’au bout de quelques mois on l’amène à des opinionscontraires. Et sur ce point il y a beaucoup de pays qui secomportent comme l’homme sincère, beaucoup de pays qu’on a laissésremplis de haine pour un peuple et qui, six mois après, ont changéde sentiment et renversé leurs alliances.

Je ne vis plus de quelque temps Albertine, mais continuai, àdéfaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à monimagination, à voir d’autres fées et leurs demeures, aussiinséparables d’elles que du mollusque qui la fabriqua et s’enabrite la valve de nacre ou d’émail, ou la tourelle à créneaux deson coquillage. Je n’aurais pas su classer ces dames, la difficultédu problème étant aussi insignifiante et impossible non seulement àrésoudre mais à poser. Avant la dame il fallait aborder le féeriquehôtel. Or l’une recevait toujours après déjeuner, les moisd’été&|160;; même avant d’arriver chez elle, il avait fallu fairebaisser la capote du fiacre, tant tapait dur le soleil, dont lesouvenir, sans que je m’en rendisse compte, allait entrer dansl’impression totale. Je croyais seulement aller auCours-la-Reine&|160;; en réalité, avant d’être arrivé dans laréunion dont un homme pratique se fût peut-être moqué, j’avais,comme dans un voyage à travers l’Italie, un éblouissement, desdélices, dont l’hôtel ne serait plus séparé dans ma mémoire. Deplus, à cause de la chaleur de la maison et de l’heure, la dameavait clos hermétiquement les volets dans les vastes salonsrectangulaires du rez-de-chaussée où elle recevait. Jereconnaissais mal d’abord la maîtresse de maison et ses visiteurs,même la duchesse de Guermantes, qui de sa voix rauque me demandaitde venir m’asseoir auprès d’elle, dans un fauteuil de Beauvaisreprésentant l’Enlèvement d’Europe. Puis je distinguais sur lesmurs les vastes tapisseries du XVIIIe sièclereprésentant des vaisseaux aux mâts fleuris de roses trémières,au-dessous desquels je me trouvais comme dans le palais non de laSeine mais de Neptune, au bord du fleuve Océan, où la duchesse deGuermantes devenait comme une divinité des eaux. Je n’en finiraispas si j’énumérais tous les salons différents de celui-là. Cetexemple suffit à montrer que je faisais entrer dans mes jugementsmondains des impressions poétiques que je ne faisais jamais entreren ligne de compte au moment de faire le total, si bien que, quandje calculais les mérites d’un salon, mon addition n’était jamaisjuste.

Certes ces causes d’erreur étaient loin d’être les seules, maisje n’ai plus le temps, avant mon départ pour Balbec (où, pour monmalheur, je vais faire un second séjour qui sera aussi le dernier),de commencer des peintures du monde qui trouveront leur place bienplus tard. Disons seulement qu’à cette première fausse raison (mavie relativement frivole et qui faisait supposer l’amour du monde)de ma lettre à Gilberte et du retour aux Swann qu’elle semblaitindiquer, Odette aurait pu en ajouter tout aussi inexactement uneseconde. Je n’ai imaginé jusqu’ici les aspects différents que lemonde prend pour une même personne qu’en supposant que la même damequi ne connaissait personne va chez tout le monde, et que telleautre qui avait une position dominante est délaissée, on est tentéd’y voir uniquement de ces hauts et bas, purement personnels, quide temps à autre amènent dans une même société, à la suite despéculations de bourse, une ruine retentissante ou unenrichissement inespéré. Or ce n’est pas seulement cela. Dans unecertaine mesure, les manifestations mondaines – fort inférieuresaux mouvements artistiques, aux crises politiques, à l’évolutionqui porte le goût public vers le théâtre d’idées, puis vers lapeinture impressionniste, puis vers la musique allemande etcomplexe, puis vers la musique russe et simple, ou vers les idéessociales, les idées de justice, la réaction religieuse, le sursautpatriotique – en sont cependant le reflet lointain, brisé,incertain, trouble, changeant. De sorte que même les salons nepeuvent être dépeints dans une immobilité statique qui a puconvenir jusqu’ici à l’étude des caractères, lesquels devront, euxaussi, être comme entraînés dans un mouvement quasi historique. Legoût de nouveauté qui porte les hommes du monde plus ou moinssincèrement avides de se renseigner sur l’évolution intellectuelleà fréquenter les milieux où ils peuvent suivre celle-ci, leur faitpréférer d’habitude quelque maîtresse de maison jusque-là inédite,qui représente encore toutes fraîches les espérances de mentalitésupérieure si fanées et défraîchies chez les femmes qui ont exercédepuis longtemps le pouvoir mondain, et lesquelles, comme ils enconnaissent le fort et le faible, ne parlent plus à leurimagination. Et chaque époque se trouve ainsi personnifiée dans desfemmes nouvelles, dans un nouveau groupe de femmes, qui, rattachéesétroitement à ce qui pique à ce moment-là les curiosités les plusneuves, semblent, dans leur toilette, apparaître seulement, à cemoment-là, comme une espèce inconnue née du dernier déluge, beautésirrésistibles de chaque nouveau Consulat, de chaque nouveauDirectoire. Mais très souvent la maîtresse de maison nouvelle esttout simplement comme certains hommes d’État dont c’est le premierministère, mais qui, depuis quarante ans, frappaient à toutes lesportes sans se les voir ouvrir, des femmes qui n’étaient pasconnues de la société mais n’en recevaient pas moins, depuis fortlongtemps, et faute de mieux, quelques «&|160;rares intimes&|160;».Certes, ce n’est pas toujours le cas, et quand, avecl’efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coupsur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski,la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grandshommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrettetremblante inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutesà imiter, on put croire que cette merveilleuse créature avait étéapportée dans leurs innombrables bagages, et comme leur plusprécieux trésor, par les danseurs russes&|160;; mais quand à côtéd’elle, dans son avant-scène, nous verrons, à toutes lesreprésentations des «&|160;Russes&|160;», siéger comme unevéritable fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie,Mme Verdurin, nous pourrons répondre aux gens du mondequi crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquéeavec la troupe de Diaghilew, que cette dame avait déjà existé dansdes temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là nedifférait qu’en ce qu’il était le premier qui amenait enfin,désormais assuré, et en marche d’un pas de plus en plus rapide, lesuccès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne. PourMme Swann, il est vrai, la nouveauté qu’ellereprésentait n’avait pas le même caractère collectif. Son salons’était cristallisé autour d’un homme, d’un mourant, qui avaitpresque tout d’un coup passé, aux moments où son talent s’épuisait,de l’obscurité à la grande gloire. L’engouement pour les œuvres deBergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chezMme Swann, qui chuchotait à un homme influent&|160;:«&|160;Je lui parlerai, il vous fera un article.&|160;» Il était,du reste, en état de le faire, et même un petit acte pourMme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moinsmal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles de magrand’mère. C’est que de grandes douleurs physiques lui avaientimposé un régime. La maladie est le plus écouté des médecins&|160;:à la bonté, au savoir on ne fait que promettre&|160;; on obéit à lasouffrance. Certes, le petit clan des Verdurin avait actuellementun intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationaliste,plus encore littéraire, et avant tout bergottique, deMme Swann. Le petit clan était en effet le centre actifd’une longue crise politique arrivée à son maximumd’intensité&|160;: le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaientpour la plupart tellement antirévisionnistes, qu’un salondreyfusien semblait quelque chose d’aussi impossible qu’à une autreépoque un salon communard. La princesse de Caprarola, qui avaitfait la connaissance de Mme Verdurin à propos d’unegrande exposition qu’elle avait organisée, avait bien été rendre àcelle-ci une longue visite, dans l’espoir de débaucher quelqueséléments intéressants du petit clan et de les agréger à son propresalon, visite au cours de laquelle la princesse (jouant au petitpied la duchesse de Guermantes) avait pris la contre-partie desopinions reçues, déclaré les gens de son monde idiots, ce queMme Verdurin avait trouvé d’un grand courage. Mais cecourage ne devait pas aller plus tard jusqu’à oser, sous le feu desregards de dames nationalistes, saluer Mme Verdurin auxcourses de Balbec. Pour Mme Swann, les antidreyfusardslui savaient, au contraire, gré d’être «&|160;bien pensante&|160;»,ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double. Néanmoinsles personnes qui n’étaient jamais allées chez elle s’imaginaientqu’elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et desélèves de Bergotte. On classe ainsi des femmes, autrementqualifiées que Mme Swann, au dernier rang de l’échellesociale, soit à cause de leurs origines, soit parce qu’ellesn’aiment pas les dîners en ville et les soirées où on ne les voitjamais, ce qu’on suppose faussement dû à ce qu’elles n’auraient pasété invitées, soit parce qu’elles ne parlent jamais de leursamitiés mondaines mais seulement de littérature et d’art, soitparce que les gens se cachent d’aller chez elles, ou que, pour nepas faire d’impolitesse aux autres, elles se cachent de lesrecevoir, enfin pour mille raisons qui achèvent de faire de telleou telle d’entre elles aux yeux de certains, la femme qu’on nereçoit pas. Il en était ainsi pour Odette. Mme d’Épinoy,à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la «&|160;Patriefrançaise&|160;», ayant eu à aller la voir, comme elle seraitentrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle netrouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus,resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le salonqu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à unchangement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figuranteséblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur desfauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, lesaltesses, les duchesses qu’elle-même, la princesse d’Épinoy, avaitgrand’peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sousles yeux bienveillants d’Odette, le marquis du Lau, le comte Louisde Turenne, le prince Borghèse, le duc d’Estrées, portantl’orangeade et les petits fours, servaient de panetiers etd’échansons. La princesse d’Épinoy, comme elle mettait, sans s’enrendre compte, la qualité mondaine à l’intérieur des êtres, futobligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner enune femme élégante. L’ignorance de la vie réelle que mènent lesfemmes qui ne l’exposent pas dans les journaux tend ainsi surcertaines situations (et contribue par là à diversifier les salons)un voile de mystère. Pour Odette, au commencement, quelques hommesde la plus haute société, curieux de connaître Bergotte, avaientété dîner chez elle dans l’intimité. Elle avait eu le tact,récemment acquis, de n’en pas faire étalage, ils trouvaient là,souvenir peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuisle schisme, les traditions, le couvert mis, etc. Odette lesemmenait avec Bergotte, que cela achevait d’ailleurs de tuer, aux«&|160;première&|160;» intéressantes. Ils parlèrent d’elle àquelques femmes de leur monde capables de s’intéresser à tant denouveauté. Elles étaient persuadées qu’Odette, intime de Bergotte,avait plus ou moins collaboré à ses œuvres, et la croyaient millefois plus intelligente que les femmes les plus remarquables dufaubourg, pour la même raison qu’elles mettaient tout leur espoirpolitique en certains républicains bon teint comme M. Doumer et M.Deschanel, tandis qu’elles voyaient la France aux abîmes si elleétait confiée au personnel monarchiste qu’elles recevaient à dîner,aux Charette, aux Doudeauville, etc. Ce changement de la situationd’Odette s’accomplissait de sa part avec une discrétion qui larendait plus sûre et plus rapide, mais ne la laissait nullementsoupçonner du public enclin à s’en remettre aux chroniques duGaulois, des progrès ou de la décadence d’un salon, desorte qu’un jour, à une répétition générale d’une pièce de Bergottedonnée dans une salle des plus élégantes au bénéfice d’une œuvre decharité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans la logede face, qui était celle de l’auteur, venir s’asseoir à côté deMme Swann, Mme de Marsantes et celle qui, parl’effacement progressif de la duchesse de Guermantes (rassasiéed’honneur, et s’annihilant par moindre effort), était en train dedevenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé.«&|160;Quand nous ne nous doutions pas même qu’elle avait commencéà monter, se dit-on d’Odette, au moment où on vit entrer lacomtesse Molé dans la loge, elle a franchi le dernieréchelon.&|160;»

De sorte que Mme Swann pouvait croire que c’était parsnobisme que je me rapprochais de sa fille.

Odette, malgré ses brillantes amies, n’écouta pas moins la pièceavec une extrême attention, comme si elle eût été là seulement pourl’entendre, de même que jadis elle traversait le Bois par hygièneet pour faire de l’exercice. Des hommes qui étaient jadis moinsempressés autour d’elle vinrent au balcon, dérangeant tout lemonde, se suspendre à sa main pour approcher le cercle imposantdont elle était environnée. Elle, avec un sourire plutôt encored’amabilité que d’ironie, répondait patiemment à leurs questions,affectant plus de calme qu’on n’aurait cru, et qui était peut-êtresincère, cette exhibition n’étant que l’exhibition tardive d’uneintimité habituelle et discrètement cachée. Derrière ces troisdames attirant tous les yeux était Bergotte entouré par le princed’Agrigente, le comte Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Etil est aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçuspartout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation que derecherches d’originalité, cette démonstration de leur valeur,qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse demaison réputée de haute intellectualité et auprès de qui ilss’attendaient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous lesromanciers en vogue, était plus excitante et vivante que cessoirées chez la princesse de Guermantes, lesquelles, sans aucunprogramme et attrait nouveau, se succédaient depuis tant d’années,plus ou moins pareilles à celle que nous avons si longuementdécrite. Dans ce grand monde-là, celui des Guermantes, d’où lacuriosité se détournait un peu, les modes intellectuelles nouvellesne s’incarnaient pas en divertissements à leur image, comme en cesbluettes de Bergotte écrites pour Mme Swann, comme ences véritables séances de salut public (si le monde avait pus’intéresser à l’affaire Dreyfus) où chez Mme Verdurinse réunissaient Picquart, Clemenceau, Zola, Reinach et Labori.

Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un onclede Swann venait de laisser près de quatre-vingts millions à lajeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-Germaincommençait à penser à elle. Le revers de la médaille était queSwann, d’ailleurs mourant, avait des opinions dreyfusistes, maiscela même ne nuisait pas à sa femme et même lui rendait service.Cela ne lui nuisait pas parce qu’on disait&|160;: «&|160;Il estgâteux, idiot, on ne s’occupe pas de lui, il n’y a que sa femme quicompte et elle est charmante.&|160;» Mais même le dreyfusisme deSwann était utile à Odette. Livrée à elle-même, elle se fûtpeut-être laissé aller à faire aux femmes chics des avances quil’eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son maridîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farouchementdans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait Odette se faireprésenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute voix&|160;:«&|160;Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de restertranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous faireprésenter à des antisémites. Je vous le défends.&|160;» Les gens dumonde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de fierténi à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaientquelqu’un qui se croyait «&|160;plus&|160;» qu’eux. On se racontaitces grognements de Swann, et les cartes cornées pleuvaient chezOdette. Quand celle-ci était en visite chez Mmed’Arpajon, c’était un vif et sympathique mouvement de curiosité.«&|160;Ça ne vous a pas ennuyée que je vous l’aie présentée, disaitMme d’Arpajon. Elle est très gentille. C’est Marie deMarsantes qui me l’a fait connaître. – Mais non, au contraire, ilparaît qu’elle est tout ce qu’il y a de plus intelligente, elle estcharmante. Je désirais au contraire la rencontrer&|160;; dites-moidonc où elle demeure.&|160;» Mme d’Arpajon disait àMme Swann qu’elle s’était beaucoup amusée chez ellel’avant-veille et avait lâché avec joie pour elle Mme deSaint-Euverte. Et c’était vrai, car préférer Mme Swann,c’était montrer qu’on était intelligent, comme d’aller au concertau lieu d’aller à un thé. Mais quand Mme deSaint-Euverte venait chez Mme d’Arpajon en même tempsqu’Odette, comme Mme de Saint-Euverte était très snob etque Mme d’Arpajon, tout en la traitant d’assez haut,tenait à ses réceptions, Mme d’Arpajon ne présentait pasOdette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas quic’était. La marquise s’imaginait que ce devait être quelqueprincesse qui sortait très peu pour qu’elle ne l’eût jamais vue,prolongeait sa visite, répondait indirectement à ce que disaitOdette, mais Mme d’Arpajon restait de fer. Et quandMme de Saint-Euverte, vaincue, s’en allait&|160;:«&|160;Je ne vous ai pas présentée, disait la maîtresse de maison àOdette, parce qu’on n’aime pas beaucoup aller chez elle et elleinvite énormément&|160;; vous n’auriez pas pu vous en dépêtrer. –Oh&|160;! cela ne fait rien&|160;», disait Odette avec un regret.Mais elle gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chezMme de Saint-Euverte, ce qui, dans une certaine mesure,était vrai, et elle en concluait qu’elle avait une situation trèssupérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci eneût une très grande, et Odette encore aucune.

Elle ne s’en rendait pas compte, et bien que toutes les amies deMme de Guermantes fussent liées avec Mmed’Arpajon, quand celle-ci invitait Mme Swann, Odettedisait d’un air scrupuleux&|160;: «&|160;Je vais chezMme d’Arpajon, mais vous allez me trouver bien vieuxjeu&|160;; cela me choque, à cause de Mme de Guermantes(qu’elle ne connaissait pas du reste). Les hommes distinguéspensaient que le fait que Mme Swann connût peu de gensdu grand monde tenait à ce qu’elle devait être une femmesupérieure, probablement une grande musicienne, et que ce seraitune espèce de titre extramondain, comme pour un duc d’être docteurès sciences, que d’aller chez elle. Les femmes complètement nullesétaient attirées vers Odette par une raison contraire&|160;;apprenant qu’elle allait au concert Colonne et se déclaraitwagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une«&|160;farceuse&|160;», et elles étaient fort allumées par l’idéede la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation,elles craignaient de se compromettre en public en ayant l’air liéesavec Odette, et, si dans un concert de charité elles apercevaientMme Swann, elles détournaient la tête, jugeantimpossible de saluer, sous les yeux de Mme deRochechouart, une femme qui était bien capable d’être allée àBayreuth – ce qui voulait dire faire les cent dix-neuf coups.Chaque personne en visite chez une autre devenait différente. Sansparler des métamorphoses merveilleuses qui s’accomplissaient ainsichez les fées, dans le salon de Mme Swann, M. deBréauté, soudain mis en valeur par l’absence des gens quil’entouraient d’habitude, par l’air de satisfaction qu’il avait dese trouver là aussi bien que si, au lieu d’aller à une fête, ilavait chaussé des besicles pour s’enfermer à lire la Revue desDeux-Mondes, par le rite mystérieux qu’il avait l’aird’accomplir en venant voir Odette, M. de Bréauté lui-même semblaitun homme nouveau. J’aurais beaucoup donné pour voir quellesaltérations la duchesse de Montmorency-Luxembourg aurait subiesdans ce milieu nouveau. Mais elle était une des personnes à quijamais on ne pourrait présenter Odette. Mme deMontmorency, beaucoup plus bienveillante pour Oriane que celle-cin’était pour elle, m’étonnait beaucoup en me disant à propos deMme de Guermantes&|160;: «&|160;Elle connaît des gensd’esprit, tout le monde l’aime, je crois que, si elle avait eu unpeu plus d’esprit de suite, elle serait arrivée à se faire unsalon. La vérité est qu’elle n’y tenait pas, elle a bien raison,elle est heureuse comme cela, recherchée de tous.&|160;» SiMme de Guermantes n’avait pas un «&|160;salon&|160;»,alors qu’est-ce que c’était qu’un «&|160;salon&|160;»&|160;? Lastupéfaction où me jetèrent ces paroles n’était pas plus grande quecelle que je causai à Mme de Guermantes en lui disantque j’aimais bien aller chez Mme de Montmorency. Orianela trouvait une vieille crétine. «&|160;Encore moi, disait-elle,j’y suis forcée, c’est ma tante&|160;; mais vous&|160;! Elle nesait même pas attirer les gens agréables.&|160;» Mme deGuermantes ne se rendait pas compte que les gens agréables melaissaient froid, que quand elle me disait «&|160;salonArpajon&|160;» je voyais un papillon jaune, et «&|160;salonSwann&|160;» (Mme Swann était chez elle l’hiver de 6 à7) un papillon noir aux ailes feutrées de neige. Encore ce derniersalon, qui n’en était pas un, elle le jugeait, bien qu’inaccessiblepour elle, excusable pour moi, à cause des «&|160;gensd’esprit&|160;». Mais Mme de Luxembourg&|160;! Sij’eusse déjà «&|160;produit&|160;» quelque chose qui eût étéremarqué, elle eût conclu qu’une part de snobisme peut s’allier autalent. Et je mis le comble à sa déception&|160;; je lui avouai queje n’allais pas chez Mme de Montmorency (comme ellecroyait) pour «&|160;prendre des notes&|160;» et «&|160;faire uneétude&|160;». Mme de Guermantes ne se trompait, dureste, pas plus que les romanciers mondains qui analysentcruellement du dehors les actes d’un snob ou prétendu tel, mais nese placent jamais à l’intérieur de celui-ci, à l’époque où fleuritdans l’imagination tout un printemps social. Moi-même, quand jevoulus savoir quel si grand plaisir j’éprouvais à aller chezMme de Montmorency, je fus un peu désappointé. Ellehabitait, dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeureremplie de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous lavoûte, une statuette, qu’on disait de Falconet, représentait uneSource d’où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Un peuplus loin la concierge, toujours les yeux rouges, soit chagrin,soit neurasthénie, soit migraine, soit rhume, ne vous répondaitjamais, vous faisait un geste vague indiquant que la duchesse étaitlà et laissait tomber de ses paupières quelques gouttes au-dessusd’un bol rempli de «&|160;ne m’oubliez pas&|160;». Le plaisir quej’avais à voir la statuette, parce qu’elle me faisait penser à unpetit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray,n’était rien auprès de celui que me causait le grand escalierhumide et sonore, plein d’échos, comme celui de certainsétablissements de bains d’autrefois, aux vases remplis decinéraires – bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout letintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambred’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon enthousiasme, maisme semblait trop humble pour que je le pusse expliquer àMme de Montmorency, de sorte que cette dame me voyaittoujours dans un ravissement dont elle ne devina jamais lacause.

Les intermittences du coeur

Ma seconde arrivée à Balbec fut bien différente de la première.Le directeur était venu en personne m’attendre à Pont-à-Couleuvre,répétant combien il tenait à sa clientèle titrée, ce qui me fitcraindre qu’il m’anoblît jusqu’à ce que j’eusse compris que, dansl’obscurité de sa mémoire grammaticale, titrée signifiaitsimplement attitrée. Du reste, au fur et à mesure qu’il apprenaitde nouvelles langues, il parlait plus mal les anciennes. Ilm’annonça qu’il m’avait logé tout en haut de l’hôtel.«&|160;J’espère, dit-il, que vous ne verrez pas là un manqued’impolitesse, j’étais ennuyé de vous donner une chambre dont vousêtes indigne, mais je l’ai fait rapport au bruit, parce que commecela vous n’aurez personne au-dessus de vous pour vous fatiguer letrépan (pour tympan). Soyez tranquille, je ferai fermer lesfenêtres pour qu’elles ne battent pas. Là-dessus je suisintolérable&|160;», ces mots n’exprimant pas sa pensée, laquelleétait qu’on le trouverait toujours inexorable à ce sujet, maispeut-être bien celle de ses valets d’étage. Les chambres étaientd’ailleurs celles du premier séjour. Elles n’étaient pas plus bas,mais j’avais monté dans l’estime du directeur. Je pourrais fairefaire du feu si cela me plaisait (car sur l’ordre des médecins,j’étais parti dès Pâques), mais il craignait qu’il n’y eût des«&|160;fixures&|160;» dans le plafond. «&|160;Surtout attendeztoujours pour allumer une flambée que la précédente soit consommée(pour consumée). Car l’important c’est d’éviter de ne pas mettre lefeu à la cheminée, d’autant plus que, pour égayer un peu, j’ai faitplacer dessus une grande postiche en vieux Chine, que cela pourraitabîmer.&|160;»

Il m’apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier deCherbourg&|160;: «&|160;C’était un vieux routinier&|160;», dit-il(probablement pour roublard) et me laissa entendre que sa fin avaitété avancée par une vie de déboires, ce qui signifiait dedébauches. «&|160;Déjà depuis quelque temps je remarquais qu’aprèsle dîner il s’accroupissait dans le salon (sans doute pours’assoupissait). Les derniers temps, il était tellement changé que,si l’on n’avait pas su que c’était lui, à le voir il était à peinereconnaissant&|160;» (pour reconnaissable sans doute).

Compensation heureuse&|160;: le premier président de Caen venaitde recevoir la «&|160;cravache&|160;» de commandeur de la Légiond’honneur. «&|160;Sûr et certain qu’il a des capacités, mais paraîtqu’on la lui a donnée surtout à cause de sa grande«&|160;impuissance&|160;». On revenait du reste sur cettedécoration dans l’Écho de Paris de la veille, dont ledirecteur n’avait encore lu que «&|160;le premier paraphe&|160;»(pour paragraphe). La politique de M. Caillaux y était bienarrangée. «&|160;Je trouve du reste qu’ils ont raison, dit-il. Ilnous met trop sous la coupole de l’Allemagne&|160;» (sous lacoupe). Comme ce genre de sujet, traité par un hôtelier, meparaissait ennuyeux, je cessai d’écouter. Je pensais aux images quim’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient biendifférentes de celles d’autrefois, la vision que je venais chercherétait aussi éclatante que la première était brumeuse&|160;; ellesne devaient pas moins me décevoir. Les images choisies par lesouvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussiinsaisissables, que celles que l’imagination avait formées et laréalité détruites. Il n’y a pas de raison pour qu’en dehors denous, un lieu réel possède plutôt les tableaux de la mémoire queceux du rêve. Et puis, une réalité nouvelle nous fera peut-êtreoublier, détester même les désirs à cause desquels nous étionspartis.

Ceux qui m’avaient fait partir pour Balbec tenaient en partie àce que les Verdurin (des invitations de qui je n’avais jamaisprofité, et qui seraient certainement heureux de me recevoir sij’allais, à la campagne, m’excuser de n’avoir jamais pu leur faireune visite à Paris, sachant que plusieurs fidèles passeraient lesvacances sur cette côte, et ayant, à cause de cela, loué pour toutela saison un des châteaux de M. de Cambremer (la Raspelière), yavaient invité Mme Putbus. Le soir où je l’avais appris(à Paris), j’envoyai, en véritable fou, notre jeune valet de pieds’informer si cette dame emmènerait à Balbec sa camériste. Il étaitonze heures du soir. Le concierge mit longtemps à ouvrir et, parmiracle, n’envoya pas promener mon messager, ne fit pas appeler lapolice, se contenta de le recevoir très mal, tout en luifournissant le renseignement désiré. Il dit qu’en effet la premièrefemme de chambre accompagnerait sa maîtresse, d’abord aux eaux enAllemagne, puis à Biarritz, et, pour finir, chez MmeVerdurin. Dès lors j’avais été tranquille et content d’avoir cepain sur la planche. J’avais pu me dispenser de ces poursuites dansles rues où j’étais dépourvu auprès des beautés rencontrées decette lettre d’introduction que serait auprès du«&|160;Giorgione&|160;» d’avoir dîné le soir même, chez lesVerdurin, avec sa maîtresse. D’ailleurs elle aurait peut-êtremeilleure idée de moi encore en sachant que je connaissais, nonseulement les bourgeois locataires de la Raspelière mais sespropriétaires, et surtout Saint-Loup qui, ne pouvant me recommanderà distance à la femme de chambre (celle-ci ignorant le nom deRobert), avait écrit pour moi une lettre chaleureuse aux Cambremer.Il pensait qu’en dehors de toute l’utilité dont ils me pourraientêtre, Mme de Cambremer la belle-fille, née Legrandin,m’intéresserait en causant avec moi. «&|160;C’est une femmeintelligente, m’avait-il assuré. Elle ne te dira pas des chosesdéfinitives (les choses «&|160;définitives&|160;» avaient étésubstituées aux choses «&|160;sublimes&|160;» par Robert quimodifiait, tous les cinq ou six ans, quelques-unes de sesexpressions favorites tout en conservant les principales), maisc’est une nature, elle a une personnalité, de l’intuition&|160;;elle jette à propos la parole qu’il faut. De temps en temps elleest énervante, elle lance des bêtises pour «&|160;fairegratin&|160;», ce qui est d’autant plus ridicule que rien n’estmoins élégant que les Cambremer, elle n’est pas toujours à lapage, mais, somme toute, elle est encore dans les personnesles plus supportables à fréquenter.&|160;»

Aussitôt que la recommandation de Robert leur était parvenue,les Cambremer, soit snobisme qui leur faisait désirer d’êtreindirectement aimables pour Saint-Loup, soit reconnaissance de cequ’il avait été pour un de leurs neveux à Doncières, et plusprobablement surtout par bonté et traditions hospitalières, avaientécrit de longues lettres demandant que j’habitasse chez eux, et, sije préférais être plus indépendant, s’offrant à me chercher unlogis. Quand Saint-Loup leur eût objecté que j’habiterais leGrand-Hôtel de Balbec, ils répondirent que, du moins, ilsattendaient une visite dès mon arrivée et, si elle tardait trop, nemanqueraient pas de venir me relancer pour m’inviter à leursgarden-parties.

Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la femmede chambre de Mme Putbus au pays de Balbec&|160;; ellen’y serait pas pour moi comme la paysanne que, seul sur la route deMéséglise, j’avais si souvent appelée en vain, de toute la force demon désir.

Mais j’avais depuis longtemps cessé de chercher à extraire d’unefemme comme la racine carrée de son inconnu, lequel ne résistaitpas souvent à une simple présentation. Du moins à Balbec, où jen’étais pas allé depuis longtemps, j’aurais cet avantage, à défautdu rapport nécessaire qui n’existait pas entre le pays et cettefemme, que le sentiment de la réalité n’y serait pas supprimé pourmoi par l’habitude, comme à Paris où, soit dans ma propre maison,soit dans une chambre connue, le plaisir auprès d’une femme nepouvait pas me donner un instant l’illusion, au milieu des chosesquotidiennes, qu’il m’ouvrait accès à une nouvelle vie. (Car sil’habitude est une seconde nature, elle nous empêche de connaîtrela première, dont elle n’a ni les cruautés, ni les enchantements.)Or cette illusion, je l’aurais peut-être dans un pays nouveau oùrenaît la sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justementachèverait de m’exalter la femme de chambre que je désirais&|160;:or on verra les circonstances faire non seulement que cette femmene vint pas à Balbec, mais que je ne redoutai rien tant qu’elle ypût venir, de sorte que ce but principal de mon voyage ne fut niatteint, ni même poursuivi. Certes Mme Putbus ne devaitpas aller aussi tôt dans la saison chez les Verdurin&|160;; maisces plaisirs qu’on a choisis, peuvent être lointains, si leur venueest assurée, et que dans leur attente on puisse se livrer d’ici làà la paresse de chercher à plaire et à l’impuissance d’aimer. Aureste, à Balbec, je n’allais pas dans un esprit aussi pratique quela première fois&|160;; il y a toujours moins d’égoïsme dansl’imagination pure que dans le souvenir&|160;; et je savais quej’allais précisément me trouver dans un de ces lieux où foisonnentles belles inconnues&|160;; une plage n’en offre pas moins qu’unbal, et je pensais d’avance aux promenades devant l’hôtel, sur ladigue, avec ce même genre de plaisir que Mme deGuermantes m’aurait procuré si, au lieu de me faire inviter dansdes dîners brillants, elle avait donné plus souvent mon nom pourleurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l’ondansait. Faire des connaissances féminines à Balbec me serait aussifacile que cela m’avait été malaisé autrefois, car j’y avaismaintenant autant de relations et d’appuis que j’en étais dénué àmon premier voyage.

Je fus tiré de ma rêverie par la voix du directeur, dont jen’avais pas écouté les dissertations politiques. Changeant desujet, il me dit la joie du premier président en apprenant monarrivée et qu’il viendrait me voir dans ma chambre, le soir même.La pensée de cette visite m’effraya si fort (car je commençais à mesentir fatigué) que je le priai d’y mettre obstacle (ce qu’il mepromit) et, pour plus de sûreté, de faire, pour le premier soir,monter la garde à mon étage par ses employés. Il ne paraissait pasles aimer beaucoup. «&|160;Je suis tout le temps obligé de couriraprès eux parce qu’ils manquent trop d’inertie. Si je n’étais paslà ils ne bougeraient pas. Je mettrai le liftier de planton à votreporte.&|160;» Je demandai s’il était enfin «&|160;chef deschasseurs&|160;». «&|160;Il n’est pas encore assez vieux dans lamaison, me répondit-il. Il a des camarades plus âgés que lui. Celaferait crier. En toutes choses il faut des granulations. Jereconnais qu’il a une bonne aptitude (pour attitude) devant sonascenseur. Mais c’est encore un peu jeune pour des situationspareilles. Avec d’autres qui sont trop anciens, cela feraitcontraste. Ça manque un peu de sérieux, ce qui est la qualitéprimitive (sans doute la qualité primordiale, la qualité la plusimportante). Il faut qu’il ait un peu plus de plomb dans l’aile(mon interlocuteur voulait dire dans la tête). Du reste, il n’aqu’à se fier à moi. Je m’y connais. Avant de prendre mes galonscomme directeur du Grand-Hôtel, j’ai fait mes premières armes sousM. Paillard.&|160;» Cette comparaison m’impressionna et jeremerciai le directeur d’être venu lui-même jusqu’àPont-à-Couleuvre. «&|160;Oh&|160;! de rien. Cela ne m’a fait perdrequ’un temps infini&|160;» (pour infime). Du reste nous étionsarrivés.

Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, commeje souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompterma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour medéchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de mabottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue,divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mesyeux. L’être qui venait à mon secours, qui me sauvait de lasécheresse de l’âme, c’était celui qui, plusieurs annéesauparavant, dans un moment de détresse et de solitude identiques,dans un moment où je n’avais plus rien de moi, était entré, et quim’avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi (lecontenant qui est plus que le contenu et me l’apportait). Je venaisd’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visagetendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère, telle qu’elle avait étéce premier soir d’arrivée, le visage de ma grand’mère, non pas decelle que je m’étais étonné et reproché de si peu regretter et quin’avait d’elle que le nom, mais de ma grand’mère véritable dont,pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait euson attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et completla réalité vivante. Cette réalité n’existe pas pour nous tantqu’elle n’a pas été recréée par notre pensée (sans cela les hommesqui ont été mêlés à un combat gigantesque seraient tous de grandspoètes épiques)&|160;; et ainsi, dans un désir fou de me précipiterdans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une année aprèsson enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souventle calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments –que je venais d’apprendre qu’elle était morte. J’avais souventparlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sousmes paroles et mes pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel,il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à ma grand’mère, parceque dans ma légèreté, mon amour du plaisir, mon accoutumance à lavoir malade, je ne contenais en moi qu’à l’état virtuel le souvenirde ce qu’elle avait été. À n’importe quel moment que nous laconsidérions, notre âme totale n’a qu’une valeur presque fictive,malgré le nombreux bilan de ses richesses, car tantôt les unes,tantôt les autres sont indisponibles, qu’il s’agisse d’ailleurs derichesses effectives aussi bien que de celles de l’imagination, etpour moi, par exemple, tout autant que de l’ancien nom deGuermantes, de celles, combien plus graves, du souvenir vrai de magrand’mère. Car aux troubles de la mémoire sont liées lesintermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notrecorps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité seraitenclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs,nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement ennotre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elless’échappent ou reviennent. En tout cas, si elles restent en nousc’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles nesont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sontrefoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toutesimultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre desensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leurtour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible,d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Or, comme celui queje venais subitement de redevenir n’avait pas existé depuis ce soirlointain où ma grand’mère m’avait déshabillé à mon arrivée àBalbec, ce fut tout naturellement, non pas après la journéeactuelle, que ce moi ignorait, mais – comme s’il y avait dans letemps des séries différentes et parallèles – sans solution decontinuité, tout de suite après le premier soir d’autrefois quej’adhérai à la minute où ma grand’mère s’était penchée vers moi. Lemoi que j’étais alors, et qui avait disparu si longtemps, était denouveau si près de moi qu’il me semblait encore entendre lesparoles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtantplus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir toutprès de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Je n’étais plusque cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sagrand’mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant desbaisers, cet être que j’aurais eu à me figurer, quand j’étais telou tel de ceux qui s’étaient succédé en moi depuis quelque temps,autant de difficulté que maintenant il m’eût fallu d’efforts,stériles d’ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l’unde ceux que, pour un temps du moins, je n’étais plus. Je merappelais comme une heure avant le moment où ma grand’mère s’étaitpenchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers mes bottines&|160;;errant dans la rue étouffante de chaleur, devant le pâtissier,j’avais cru que je ne pourrais jamais, dans le besoin que j’avaisde l’embrasser, attendre l’heure qu’il me fallait encore passersans elle. Et maintenant que ce même besoin renaissait, je savaisque je pouvais attendre des heures après des heures, qu’elle neserait plus jamais auprès de moi, je ne faisais que de le découvrirparce que je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante,véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin,d’apprendre que je l’avais perdue pour toujours. Perdue pourtoujours&|160;; je ne pouvais comprendre, et je m’exerçais à subirla souffrance de cette contradiction&|160;: d’une part, uneexistence, une tendresse, survivantes en moi telles que je lesavais connues, c’est-à-dire faites pour moi, un amour où touttrouvait tellement en moi son complément, son but, sa constantedirection, que le génie de grands hommes, tous les génies quiavaient pu exister depuis le commencement du monde n’eussent pasvalu pour ma grand’mère un seul de mes défauts&|160;; et d’autrepart, aussitôt que j’avais revécu, comme présente, cette félicité,la sentir traversée par la certitude, s’élançant comme une douleurphysique à répétition, d’un néant qui avait effacé mon image decette tendresse, qui avait détruit cette existence, abolirétrospectivement notre mutuelle prédestination, fait de magrand’mère, au moment où je la retrouvais comme dans un miroir, unesimple étrangère qu’un hasard a fait passer quelques années auprèsde moi, comme cela aurait pu être auprès de tout autre, mais pourqui, avant et après, je n’étais rien, je ne serais rien.

Au lieu des plaisirs que j’avais eus depuis quelque temps, leseul qu’il m’eût été possible de goûter en ce moment c’eût été,retouchant le passé, de diminuer les douleurs que ma grand’mèreavait autrefois ressenties. Or, je ne me la rappelais pas seulementdans cette robe de chambre, vêtement approprié, au point d’endevenir presque symbolique, aux fatigues, malsaines sans doute,mais douces aussi, qu’elle prenait pour moi&|160;; peu à peu voicique je me souvenais de toutes les occasions que j’avais saisies, enlui laissant voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, delui faire une peine que je m’imaginais ensuite effacée par mesbaisers, comme si ma tendresse eût été aussi capable que monbonheur de faire le sien&|160;; et pis que cela, moi qui neconcevais plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouverrépandu dans mon souvenir sur les pentes de ce visage modelé etincliné par la tendresse, j’avais mis autrefois une rage insensée àchercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs, tel ce jouroù Saint-Loup avait fait la photographie de grand’mère et où, ayantpeine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de lacoquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grandsbords, dans un demi-jour seyant, je m’étais laissé aller à murmurerquelques mots impatientés et blessants, qui, je l’avais senti à unecontraction de son visage, avaient porté, l’avaient atteinte&|160;;c’était moi qu’ils déchiraient, maintenant qu’était impossible àjamais la consolation de mille baisers.

Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de safigure, et cette souffrance de son cœur, ou plutôt du mien&|160;;car comme les morts n’existent plus qu’en nous, c’est nous-mêmesque nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à noussouvenir des coups que nous leur avons assénés. Ces douleurs, sicruelles qu’elles fussent, je m’y attachais de toutes mes forces,car je sentais bien qu’elles étaient l’effet du souvenir de magrand’mère, la preuve que ce souvenir que j’avais était bienprésent en moi. Je sentais que je ne me la rappelais vraiment quepar la douleur, et j’aurais voulu que s’enfonçassent plussolidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je necherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l’embellir, àfeindre que ma grand’mère ne fût qu’absente et momentanémentinvisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loupavait faite et que j’avais avec moi) des paroles et des prièrescomme à un être séparé de nous mais qui, resté individuel, nousconnaît et nous reste relié par une indissoluble harmonie. Jamaisje ne le fis, car je ne tenais pas seulement à souffrir, mais àrespecter l’originalité de ma souffrance telle que je l’avais subietout d’un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir,suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cettecontradiction si étrange de la survivance et du néant entre-croisésen moi. Cette impression douloureuse et actuellementincompréhensible, je savais non certes pas si j’en dégagerais unpeu de vérité un jour, mais que si, ce peu de vérité, je pouvaisjamais l’extraire, ce ne pourrait être que d’elle, si particulière,si spontanée, qui n’avait été ni tracée par mon intelligence, niatténuée par ma pusillanimité, mais que la mort elle-même, labrusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusée enmoi, selon un graphique surnaturel et inhumain, un double etmystérieux sillon. (Quant à l’oubli de ma grand’mère où j’avaisvécu jusqu’ici, je ne pouvais même pas songer à m’attacher à luipour en tirer de la vérité&|160;; puisque en lui-même il n’étaitrien qu’une négation, l’affaiblissement de la pensée incapable derecréer un moment réel de la vie et obligée de lui substituer desimages conventionnelles et indifférentes.) Peut-être pourtant,l’instinct de conservation, l’ingéniosité de l’intelligence à nouspréserver de la douleur, commençant déjà à construire sur desruines encore fumantes, à poser les premières assises de son œuvreutile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels ettels jugements de l’être chéri, de me les rappeler comme si elleeût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si jecontinuais d’exister pour elle. Mais dès que je fus arrivé àm’endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrentaux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquell’intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaientplus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables)refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et dunéant, dans la profondeur organique et devenue translucide desviscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil, où laconnaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nosorganes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parcequ’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec unepuissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nosveines&|160;; dès que, pour y parcourir les artères de la citésouterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots noirs denotre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuplesreplis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nousabordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai envain celle de ma grand’mère dès que j’eus abordé sous les porchessombres&|160;; je savais pourtant qu’elle existait encore, maisd’une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir&|160;;l’obscurité grandissait, et le vent&|160;; mon père n’arrivait pasqui devait me conduire à elle. Tout d’un coup la respiration memanqua, je sentis mon cœur comme durci, je venais de me rappelerque depuis de longues semaines j’avais oublié d’écrire à magrand’mère. Que devait-elle penser de moi&|160;? «&|160;Mon Dieu,me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petitechambre qu’on a louée pour elle, aussi petite que pour une anciennedomestique, où elle est toute seule avec la garde qu’on a placéepour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle esttoujours un peu paralysée et n’a pas voulu une seule fois se lever.Elle doit croire que je l’oublie depuis qu’elle est morte&|160;;comme elle doit se sentir seule et abandonnée&|160;! Oh&|160;! ilfaut que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, jene peux pas attendre que mon père arrive&|160;; mais oùest-ce&|160;? comment ai-je pu oublier l’adresse&|160;? pourvuqu’elle me reconnaisse encore&|160;! Comment ai-je pu l’oublierpendant des mois&|160;? Il fait noir, je ne trouverai pas, le ventm’empêche d’avancer&|160;; mais voici mon père qui se promènedevant moi&|160;; je lui crie&|160;: «&|160;Où estgrand’mère&|160;? dis-moi l’adresse. Est-elle bien&|160;? Est-cebien sûr qu’elle ne manque de rien&|160;? – Mais non, me dit monpère, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée.On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu’onpuisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demandequelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allaisfaire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé unelarme.&|160;» Alors je crus me rappeler qu’un peu après sa mort, magrand’mère m’avait dit en sanglotant d’un air humble, comme unevieille servante chassée, comme une étrangère&|160;: «&|160;Tu mepermettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laissepas trop d’années sans me visiter. Songe que tu as été monpetit-fils et que les grand’mères n’oublient pas.&|160;» Enrevoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu’elle avait,je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j’aurais dû luirépondre alors&|160;: «&|160;Mais, grand’mère, tu me verras autantque tu voudras, je n’ai que toi au monde, je ne te quitterai plusjamais.&|160;» Comme mon silence a dû la faire sangloter depuistant de mois que je n’ai été là où elle est couchée, qu’a-t-elle puse dire&|160;? Et c’est en sanglotant que moi aussi je dis à monpère&|160;: «&|160;Vite, vite, son adresse, conduis-moi.&|160;»Mais lui&|160;: «&|160;C’est que… je ne sais si tu pourras la voir.Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n’estplus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne merappelle pas le numéro exact de l’avenue. – Mais dis-moi, toi quisais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pasvrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand’mère existeencore.&|160;» Mon père sourit tristement&|160;: «&|160;Oh&|160;!bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n’ypas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. –Mais elle est souvent seule&|160;? – Oui, mais cela vaut mieux pourelle. Il vaut mieux qu’elle ne pense pas, cela ne pourrait que luifaire de la peine. Cela fait souvent de la peine de penser. Dureste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l’indicationprécise pour que tu puisses y aller&|160;; je ne vois pas ce que tupourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisseraitvoir. – Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d’elle,cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette.&|160;» Mais déjà j’avaisretraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j’étais remonté à lasurface où s’ouvre le monde des vivants, aussi si je répétaisencore&|160;: «&|160;Francis Jammes, cerfs, cerfs&|160;», la suitede ces mots ne m’offrait plus le sens limpide et la logique qu’ilsexprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore, etque je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus mêmepourquoi le mot Aias, que m’avait dit tout à l’heure mon père,avait immédiatement signifié&|160;: «&|160;Prends garde d’avoirfroid&|160;», sans aucun doute possible. J’avais oublié de fermerles volets, et sans doute le grand jour m’avait éveillé. Mais je nepus supporter d’avoir sous les yeux ces flots de la mer que magrand’mère pouvait autrefois contempler pendant des heures&|160;;l’image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôtpar l’idée qu’elle ne les voyait pas&|160;; j’aurais voulu bouchermes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse dela plage creusait un vide dans mon cœur&|160;; tout semblait medire comme ces allées et ces pelouses d’un jardin public où jel’avais autrefois perdue, quand j’étais tout enfant&|160;:«&|160;Nous ne l’avons pas vue&|160;», et sous la rotondité du cielpâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense clochebleuâtre fermant un horizon où ma grand’mère n’était pas. Pour neplus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas, ce quiétait contre moi c’était cette cloison qui servait jadis entre nousdeux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu’unviolon à rendre toutes les nuances d’un sentiment, disait siexactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller,et, si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle etqu’elle n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique d’un secondinstrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au calme. Je n’osaispas approcher de cette cloison plus que d’un piano où ma grand’mèreaurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais queje pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien nepourrait plus la réveiller, que je n’entendais aucune réponse, quema grand’mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus àDieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper contre cettecloison les trois petits coups que ma grand’mère reconnaîtraitentre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups quivoulaient dire&|160;: «&|160;Ne t’agite pas, petite souris, jecomprends que tu es impatient, mais je vais venir&|160;», et qu’ilme laissât rester avec elle toute l’éternité, qui ne serait pastrop longue pour nous deux.

Le directeur vint me demander si je ne voulais pas descendre. Àtout hasard il avait veillé à mon «&|160;placement&|160;» dans lasalle à manger. Comme il ne m’avait pas vu, il avait craint que jene fusse repris de mes étouffements d’autrefois. Il espérait que cene serait qu’un tout petit «&|160;maux de gorge&|160;» et m’assuraavoir entendu dire qu’on les calmait à l’aide de ce qu’ilappelait&|160;: le «&|160;calyptus&|160;».

Il me remit un petit mot d’Albertine. Elle n’avait pas dû venirà Balbec cette année, mais, ayant changé de projets, elle étaitdepuis trois jours, non à Balbec même, mais à dix minutes par letram, à une station voisine. Craignant que je ne fusse fatigué parle voyage, elle s’était abstenue pour le premier soir, mais mefaisait demander quand je pourrais la recevoir. Je m’informai sielle était venue elle-même, non pour la voir, mais pour m’arrangerà ne pas la voir. «&|160;Mais oui, me répondit le directeur. Maiselle voudrait que ce soit le plus tôt possible, à moins que vousn’ayez pas de raisons tout à fait nécessiteuses. Vous voyez,conclut-il, que tout le monde ici vous désire, en définitif.&|160;»Mais moi, je ne voulais voir personne.

Et pourtant, la veille, à l’arrivée, je m’étais senti repris parle charme indolent de la vie de bains de mer. Le même lift,silencieux, cette fois, par respect, non par dédain, et rouge deplaisir, avait mis en marche l’ascenseur. M’élevant le long de lacolonne montante, j’avais retraversé ce qui avait été autrefoispour moi le mystère d’un hôtel inconnu, où quand on arrive,touriste sans protection et sans prestige, chaque habitué quirentre dans sa chambre, chaque jeune fille qui descend dîner,chaque bonne qui passe dans les couloirs étrangement délinéamentés,et la jeune fille venue d’Amérique avec sa dame de compagnie et quidescend dîner, jettent sur vous un regard où l’on ne lit rien de cequ’on aurait voulu. Cette fois-ci, au contraire, j’avais éprouvé leplaisir trop reposant de faire la montée d’un hôtel connu, où je mesentais chez moi, où j’avais accompli une fois de plus cetteopération toujours à recommencer, plus longue, plus difficile quele retournement de la paupière, et qui consiste à poser sur leschoses l’âme qui nous est familière au lieu de la leur qui nouseffrayait. Faudrait-il maintenant, m’étais-je dit, ne me doutantpas du brusque changement d’âme qui m’attendait, aller toujoursdans d’autres hôtels, où je dînerais pour la première fois, oùl’habitude n’aurait pas encore tué, à chaque étage, devant chaqueporte, le dragon terrifiant qui semblait veiller sur une existenceenchantée, où j’aurais à approcher de ces femmes inconnues que lespalaces, les casinos, les plages ne font, à la façon des vastespolypiers, que réunir et faire vivre en commun&|160;?

J’avais ressenti du plaisir même à ce que l’ennuyeux premierprésident fût si pressé de me voir&|160;; je voyais, pour lepremier jour, des vagues, les chaînes de montagne d’azur de la mer,ses glaciers et ses cascades, son élévation et sa majesténégligente – rien qu’à sentir, pour la première fois depuis silongtemps, en me lavant les mains, cette odeur spéciale des savonstrop parfumés du Grand-Hôtel – laquelle, semblant appartenir à lafois au moment présent et au séjour passé, flottait entre eux commele charme réel d’une vie particulière où l’on ne rentre que pourchanger de cravates. Les draps du lit, trop fins, trop légers, tropvastes, impossibles à border, à faire tenir, et qui restaientsoufflés autour des couvertures en volutes mouvantes, m’eussentattristé autrefois. Ils bercèrent seulement, sur la rondeurincommode et bombée de leurs voiles, le soleil glorieux et pleind’espérances du premier matin. Mais celui-ci n’eut pas le temps deparaître. Dans la nuit même l’atroce et divine présence avaitressuscité. Je priai le directeur de s’en aller, de demander quepersonne n’entrât. Je lui dis que je resterais couché et repoussaison offre de faire chercher chez le pharmacien l’excellente drogue.Il fut ravi de mon refus car il craignait que des clients nefussent incommodés par l’odeur du «&|160;calyptus&|160;». Ce qui mevalut ce compliment&|160;: «&|160;Vous êtes dans lemouvement&|160;» (il voulait dire&|160;: «&|160;dans levrai&|160;»), et cette recommandation&|160;: «&|160;Faitesattention de ne pas vous salir à la porte, car, rapport auxserrures, je l’ai faite «&|160;induire&|160;» d’huile&|160;; si unemployé se permettait de frapper à votre chambre il serait«&|160;roulé&|160;» de coups. Et qu’on se le tienne pour dit car jen’aime pas les «&|160;répétitions&|160;» (évidemment celasignifiait&|160;: je n’aime pas répéter deux fois les choses).Seulement, est-ce que vous ne voulez pas pour vous remonter un peudu vin vieux dont j’ai en bas une bourrique (sans doute pourbarrique)&|160;? Je ne vous l’apporterai pas sur un plat d’argentcomme la tête de Jonathan, et je vous préviens que ce n’est pas duChâteau-Lafite, mais c’est à peu près équivoque (pour équivalent).Et comme c’est léger, on pourrait vous faire frire une petitesole.&|160;» Je refusai le tout, mais fus surpris d’entendre le nomdu poisson (la sole) être prononcé comme l’arbre le saule, par unhomme qui avait dû en commander tant dans sa vie.

Malgré les promesses du directeur, on m’apporta un peu plus tardla carte cornée de la marquise de Cambremer. Venue pour me voir, lavieille dame avait fait demander si j’étais là, et quand elle avaitappris que mon arrivée datait seulement de la veille, et quej’étais souffrant, elle n’avait pas insisté, et (non sans s’arrêtersans doute devant le pharmacien, ou la mercière, chez lesquels levalet de pied, sautant du siège, entrait payer quelque note oufaire des provisions) la marquise était repartie pour Féterne, danssa vieille calèche à huit ressorts attelée de deux chevaux. Assezsouvent d’ailleurs, on entendait le roulement et on admiraitl’apparat de celle-ci dans les rues de Balbec et de quelques autrespetites localités de la côte, situées entre Balbec et Féterne. Nonpas que ces arrêts chez des fournisseurs fussent le but de cesrandonnées. Il était au contraire quelque goûter, ou garden-party,chez un hobereau ou un bourgeois fort indignes de la marquise. Maiscelle-ci, quoique dominant de très haut, par sa naissance et safortune, la petite noblesse des environs, avait, dans sa bonté etsa simplicité parfaites, tellement peur de décevoir quelqu’un quil’avait invitée, qu’elle se rendait aux plus insignifiantesréunions mondaines du voisinage. Certes, plutôt que de faire tantde chemin pour venir entendre, dans la chaleur d’un petit salonétouffant, une chanteuse généralement sans talent et qu’en saqualité de grande dame de la région et de musicienne renommée illui faudrait ensuite féliciter avec exagération, Mme deCambremer eût préféré aller se promener ou rester dans sesmerveilleux jardins de Féterne au bas desquels le flot assoupid’une petite baie vient mourir au milieu des fleurs. Mais ellesavait que sa venue probable avait été annoncée par le maître demaison, que ce fût un noble ou un franc-bourgeois deMaineville-la-Teinturière ou de Chatton-court-l’Orgueilleux. Or, siMme de Cambremer était sortie ce jour-là sans faire actede présence à la fête, tel ou tel des invités venu d’une despetites plages qui longent la mer avait pu entendre et voir lacalèche de la marquise, ce qui eût ôté l’excuse de n’avoir puquitter Féterne. D’autre part, ces maîtres de maison avaient beauavoir vu souvent Mme de Cambremer se rendre à desconcerts donnés chez des gens où ils considéraient que ce n’étaitpas sa place d’être, la petite diminution qui, à leurs yeux, était,de ce fait, infligée à la situation de la trop bonne marquisedisparaissait aussitôt que c’était eux qui recevaient, et c’estavec fièvre qu’ils se demandaient s’ils l’auraient ou non à leurpetit goûter. Quel soulagement à des inquiétudes ressenties depuisplusieurs jours, si, après le premier morceau chanté par la filledes maîtres de la maison ou par quelque amateur en villégiature, uninvité annonçait (signe infaillible que la marquise allait venir àla matinée) avoir vu les chevaux de la fameuse calèche arrêtésdevant l’horloger ou le droguiste. Alors Mme deCambremer (qui, en effet, n’allait pas tarder à entrer, suivie desa belle-fille, des invités en ce moment à demeure chez elle, etqu’elle avait demandé la permission, accordée avec quelle joie,d’amener) reprenait tout son lustre aux yeux des maîtres de maison,pour lesquels la récompense de sa venue espérée avait peut-être étéla cause déterminante et inavouée de la décision qu’ils avaientprise il y a un mois&|160;: s’infliger les tracas et faire lesfrais de donner une matinée. Voyant la marquise présente à leurgoûter, ils se rappelaient non plus sa complaisance à se rendre àceux de voisins peu qualifiés, mais l’ancienneté de sa famille, leluxe de son château, l’impolitesse de sa belle-fille née Legrandinqui, par son arrogance, relevait la bonhomie un peu fade de labelle-mère. Déjà ils croyaient lire, au courrier mondain duGaulois, l’entrefilet qu’ils cuisineraient eux-mêmes enfamille, toutes portes fermées à clef, sur «&|160;le petit coin deBretagne où l’on s’amuse ferme, la matinée ultra-select où l’on nes’est séparé qu’après avoir fait promettre aux maîtres de maison debientôt recommencer&|160;». Chaque jour ils attendaient le journal,anxieux de ne pas avoir encore vu leur matinée y figurer, etcraignant de n’avoir eu Mme de Cambremer que pour leursseuls invités et non pour la multitude des lecteurs. Enfin le jourbéni arrivait&|160;: «&|160;La saison est exceptionnellementbrillante cette année à Balbec. La mode est aux petits concertsd’après-midi, etc… &|160;» Dieu merci, le nom de Mme deCambremer avait été bien orthographié et «&|160;cité auhasard&|160;», mais en tête. Il ne restait plus qu’à paraîtreennuyé de cette indiscrétion des journaux qui pouvait amener desbrouilles avec les personnes qu’on n’avait pu inviter, et àdemander hypocritement, devant Mme de Cambremer, quiavait pu avoir la perfidie d’envoyer cet écho dont la marquisebienveillante et grande dame, disait&|160;: «&|160;Je comprends quecela vous ennuie, mais pour moi je n’ai été que très heureuse qu’onme sût chez vous.&|160;»

Sur la carte qu’on me remit, Mme de Cambremer avaitgriffonné qu’elle donnait une matinée le surlendemain. Et certes ily a seulement deux jours, si fatigué de vie mondaine que je fusse,c’eût été un vrai plaisir pour moi que de la goûter transplantéedans ces jardins où poussaient en pleine terre, grâce àl’exposition de Féterne, les figuiers, les palmiers, les plants derosiers, jusque dans la mer souvent d’un calme et d’un bleuméditerranéens et sur laquelle le petit yacht des propriétairesallait, avant le commencement de la fête, chercher, dans les plagesde l’autre côté de la baie, les invités les plus importants,servait, avec ses vélums tendus contre le soleil, quand tout lemonde était arrivé, de salle à manger pour goûter, et repartait lesoir reconduire ceux qu’il avait amenés. Luxe charmant, mais sicoûteux que c’était en partie afin de parer aux dépenses qu’ilentraînait que Mme de Cambremer avait cherché àaugmenter ses revenus de différentes façons, et notamment enlouant, pour la première fois, une de ses propriétés, fortdifférente de Féterne&|160;: la Raspelière. Oui, il y a deux jours,combien une telle matinée, peuplée de petits nobles inconnus, dansun cadre nouveau, m’eût changé de la «&|160;haute vie&|160;»parisienne&|160;! Mais maintenant les plaisirs n’avaient plus aucunsens pour moi. J’écrivis donc à Mme de Cambremer pourm’excuser, de même qu’une heure avant j’avais fait congédierAlbertine&|160;: le chagrin avait aboli en moi la possibilité dudésir aussi complètement qu’une forte fièvre coupe l’appétit… Mamère devait arriver le lendemain. Il me semblait que j’étais moinsindigne de vivre auprès d’elle, que je la comprendrais mieux,maintenant que toute une vie étrangère et dégradante avait faitplace à la remontée des souvenirs déchirants qui ceignaient etennoblissaient mon âme, comme la sienne, de leur couronne d’épines.Je le croyais&|160;; en réalité il y a bien loin des chagrinsvéritables comme était celui de maman – qui vous ôtentlittéralement la vie pour bien longtemps, quelquefois pourtoujours, dès qu’on a perdu l’être qu’on aime – à ces autreschagrins, passagers malgré tout, comme devait être le mien, quis’en vont vite comme ils sont venus tard, qu’on ne connaît quelongtemps après l’événement parce qu’on a eu besoin pour lesressentir de les comprendre&|160;; chagrins comme tant de gens enéprouvent, et dont celui qui était actuellement ma torture ne sedifférenciait que par cette modalité du souvenir involontaire.

Quant à un chagrin aussi profond que celui de ma mère, je devaisle connaître un jour, on le verra dans la suite de ce récit, maisce n’était pas maintenant, ni ainsi que je me le figurais.Néanmoins, comme un récitant qui devrait connaître son rôle et êtreà sa place depuis bien longtemps mais qui est arrivé seulement à ladernière seconde et, n’ayant lu qu’une fois ce qu’il a à dire, saitdissimuler assez habilement, quand vient le moment où il doitdonner la réplique, pour que personne ne puisse s’apercevoir de sonretard, mon chagrin tout nouveau me permit, quand ma mère arriva,de lui parler comme s’il avait toujours été le même. Elle crutseulement que la vue de ces lieux où j’avais été avec ma grand’mère(et ce n’était d’ailleurs pas cela) l’avait réveillé. Pour lapremière fois alors, et parce que j’avais une douleur qui n’étaitrien à côté de la sienne, mais qui m’ouvrait les yeux, je me rendiscompte avec épouvante de ce qu’elle pouvait souffrir. Pour lapremière fois je compris que ce regard fixe et sans pleurs (ce quifaisait que Françoise la plaignait peu) qu’elle avait depuis lamort de ma grand’mère était arrêté sur cette incompréhensiblecontradiction du souvenir et du néant. D’ailleurs, quoique toujoursdans ses voiles noirs, plus habillée dans ce pays nouveau, j’étaisplus frappé de la transformation qui s’était accomplie en elle. Cen’est pas assez de dire qu’elle avait perdu toute gaîté&|160;;fondue, figée en une sorte d’image implorante, elle semblait avoirpeur d’offenser d’un mouvement trop brusque, d’un son de voix trophaut, la présence douloureuse qui ne la quittait pas. Mais surtout,dès que je la vis entrer, dans son manteau de crêpe, je m’aperçus –ce qui m’avait échappé à Paris – que ce n’était plus ma mère quej’avais sous les yeux, mais ma grand’mère. Comme dans les famillesroyales et ducales, à la mort du chef le fils prend son titre et,de duc d’Orléans, de prince de Tarente ou de prince des Laumes,devient roi de France, duc de la Trémoïlle, duc de Guermantes,ainsi souvent, par un avènement d’un autre ordre et de plusprofonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeurressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. Peut-être legrand chagrin qui suit, chez une fille telle qu’était maman, lamort de sa mère, ne fait-il que briser plus tôt la chrysalide,hâter la métamorphose et l’apparition d’un être qu’on porte en soiet qui, sans cette crise qui fait brûler les étapes et sauter d’unseul coup des périodes, ne fût survenu que plus lentement.Peut-être dans le regret de celle qui n’est plus y a-t-il uneespèce de suggestion qui finit par amener sur nos traits dessimilitudes que nous avions d’ailleurs en puissance, et y a-t-ilsurtout arrêt de notre activité plus particulièrement individuelle(chez ma mère, de son bon sens, de la gaîté moqueuse qu’elle tenaitde son père), que nous ne craignions pas, tant que vivait l’êtrebien-aimé, d’exercer, fût-ce à ses dépens, et qui contre-balançaitle caractère que nous tenions exclusivement de lui. Une foisqu’elle est morte, nous aurions scrupule à être autre, nousn’admirons plus que ce qu’elle était, ce que nous étions déjà, maismêlé à autre chose, et ce que nous allons être désormaisuniquement. C’est dans ce sens-là (et non dans celui si vague, sifaux où on l’entend généralement) qu’on peut dire que la mort n’estpas inutile, que le mort continue à agir sur nous. Il agit mêmeplus qu’un vivant parce que, la véritable réalité n’étant dégagéeque par l’esprit, étant l’objet d’une opération spirituelle, nousne connaissons vraiment que ce que nous sommes obligés de recréerpar la pensée, ce que nous cache la vie de tous les jours… Enfindans ce culte du regret pour nos morts, nous vouons une idolâtrie àce qu’ils ont aimé. Non seulement ma mère ne pouvait se séparer dusac de ma grand’mère, devenu plus précieux que s’il eût été desaphirs et de diamants, de son manchon, de tous ces vêtements quiaccentuaient encore la ressemblance d’aspect entre elles deux, maismême des volumes de Mme de Sévigné que ma grand’mèreavait toujours avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas changéscontre le manuscrit même des lettres. Elle plaisantait autrefois magrand’mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer unephrase de Mme de Sévigné ou de Mme deBeausergent. Dans chacune des trois lettres que je reçus de mamanavant son arrivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévignécomme si ces trois lettres eussent été non pas adressées par elle àmoi, mais par ma grand’mère adressées à elle. Elle voulut descendresur la digue voir cette plage dont ma grand’mère lui parlait tousles jours en lui écrivant. Tenant à la main l’«&|160;en touscas&|160;» de sa mère, je la vis de la fenêtre s’avancer toutenoire, à pas timides, pieux, sur le sable que des pieds chérisavaient foulé avant elle, et elle avait l’air d’aller à larecherche d’une morte que les flots devaient ramener. Pour ne pasla laisser dîner seule, je dus descendre avec elle. Le premierprésident et la veuve du bâtonnier se firent présenter à elle. Ettout ce qui avait rapport à ma grand’mère lui était si sensiblequ’elle fut touchée infiniment, garda toujours le souvenir et lareconnaissance de ce que lui dit le premier président, comme ellesouffrit avec indignation de ce qu’au contraire la femme dubâtonnier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte. Enréalité, le premier président ne se souciait pas plus d’elle que lafemme du bâtonnier. Les paroles émues de l’un et le silence del’autre, bien que ma mère mît entre eux une telle différence,n’étaient qu’une façon diverse d’exprimer cette indifférence quenous inspirent les morts. Mais je crois que ma mère trouva surtoutde la douceur dans les paroles où, malgré moi, je laissai passer unpeu de ma souffrance. Elle ne pouvait que rendre maman heureuse(malgré toute la tendresse qu’elle avait pour moi), comme tout cequi assurait à ma grand’mère une survivance dans les cœurs. Tousles jours suivants ma mère descendit s’asseoir sur la plage, pourfaire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deuxlivres préférés, les Mémoires de Mme deBeausergent et les Lettres de Mme de Sévigné.Elle, et aucun de nous, n’avait pu supporter qu’on appelât cettedernière la «&|160;spirituelle marquise&|160;», pas plus que LaFontaine «&|160;le Bonhomme&|160;». Mais quand elle lisait dans leslettres ces mots&|160;: «&|160;ma fille&|160;», elle croyaitentendre sa mère lui parler.

Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où ellene voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une damede Combray, suivie de ses filles. Je crois que son nom étaitMme Poussin. Mais nous ne l’appelions jamais entre nousque «&|160;Tu m’en diras des nouvelles&|160;», car c’est par cettephrase perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses filles desmaux qu’elles se préparaient, par exemple en disant à l’une qui sefrottait les yeux&|160;: «&|160;Quand tu auras une bonne ophtalmie,tu m’en diras des nouvelles.&|160;» Elle adressa de loin à maman delongs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par genred’éducation. Elle eût fait de même si nous n’eussions pas perdu magrand’mère et n’eussions eu que des raisons d’être heureux. Vivantassez retirée à Combray, dans un immense jardin, elle ne trouvaitjamais rien assez doux et faisait subir des adoucissements aux motset aux noms mêmes de la langue française. Elle trouvait trop durd’appeler «&|160;cuiller&|160;» la pièce d’argenterie qui versaitses sirops, et disait en conséquence «&|160;cueiller&|160;»&|160;;elle eût eu peur de brusquer le doux chantre de Télémaque enl’appelant rudement Fénelon – comme je faisais moi-même enconnaissance de cause, ayant pour ami le plus cher l’être le plusintelligent, bon et brave, inoubliable à tous ceux qui l’ont connu,Bertrand de Fénelon – et elle ne disait jamais que«&|160;Fénélon&|160;» trouvant que l’accent aigu ajoutait quelquemollesse. Le gendre, moins doux, de cette Mme Poussin,et duquel j’ai oublié le nom, étant notaire à Combray, emporta lacaisse et fit perdre à mon oncle, notamment, une assez forte somme.Mais la plupart des gens de Combray étaient si bien avec les autresmembres de la famille qu’il n’en résulta aucun froid et qu’on secontenta de plaindre Mme Poussin. Elle ne recevait pas,mais chaque fois qu’on passait devant sa grille on s’arrêtait àadmirer ses admirables ombrages, sans pouvoir distinguer autrechose. Elle ne nous gêna guère à Balbec où je ne la rencontraiqu’une fois, à un moment où elle disait à sa fille en train de seronger les ongles&|160;: «&|160;Quand tu auras un bon panaris, tum’en diras des nouvelles.&|160;»

Pendant que maman lisait sur la plage je restais seul dans machambre. Je me rappelais les derniers temps de la vie de magrand’mère et tout ce qui se rapportait à eux, la porte del’escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortispour sa dernière promenade. En contraste avec tout cela, le restedu monde semblait à peine réel et ma souffrance l’empoisonnait toutentier. Enfin ma mère exigea que je sortisse. Mais, à chaque pas,quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en l’attendant, lepremier soir, j’étais allé jusqu’au monument de Duguay-Trouin,m’empêchait, comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d’allerplus avant&|160;; je baissais les yeux pour ne pas voir. Et aprèsavoir repris quelque force, je revenais vers l’hôtel, vers l’hôteloù je savais qu’il était désormais impossible que, si longtempsdussé-je attendre, je retrouvasse ma grand’mère, que j’avaisretrouvée autrefois, le premier soir d’arrivée. Comme c’était lapremière fois que je sortais, beaucoup de domestiques que jen’avais pas encore vus me regardèrent curieusement. Sur le seuilmême de l’hôtel, un jeune chasseur ôta sa casquette pour me salueret la remit prestement. Je crus qu’Aimé lui avait, selon sonexpression, «&|160;passé la consigne&|160;» d’avoir des égards pourmoi. Mais je vis au même moment que, pour une autre personne quirentrait, il l’enleva de nouveau. La vérité était que, dans la vie,ce jeune homme ne savait qu’ôter et remettre sa casquette, et lefaisait parfaitement bien. Ayant compris qu’il était incapabled’autre chose et qu’il excellait dans celle-là, il l’accomplissaitle plus grand nombre de fois qu’il pouvait par jour, ce qui luivalait de la part des clients une sympathie discrète mais générale,une grande sympathie aussi de la part du concierge à qui revenaitla tâche d’engager les chasseurs et qui, jusqu’à cet oiseau rare,n’avait pas pu en trouver un qui ne se fît renvoyer en moins dehuit jours, au grand étonnement d’Aimé qui disait&|160;:«&|160;Pourtant, dans ce métier-là, on ne leur demande guère qued’être poli, ça ne devrait pas être si difficile.&|160;» Ledirecteur tenait aussi à ce qu’ils eussent ce qu’il appelait unebelle «&|160;présence&|160;», voulant dire qu’ils restassent là, ouplutôt ayant mal retenu le mot prestance. L’aspect de la pelousequi s’étendait derrière l’hôtel avait été modifié par la créationde quelques plates-bandes fleuries et l’enlèvement non seulementd’un arbuste exotique, mais du chasseur qui, la première année,décorait extérieurement l’entrée par la tige souple de sa taille etla coloration curieuse de sa chevelure. Il avait suivi une comtessepolonaise qui l’avait pris comme secrétaire, imitant en cela sesdeux aînés et sa sœur dactylographe, arrachés à l’hôtel par despersonnalités de pays et de sexe divers, qui s’étaient éprises deleur charme. Seul demeurait leur cadet, dont personne ne voulaitparce qu’il louchait. Il était fort heureux quand la comtessepolonaise et les protecteurs des deux autres venaient passerquelque temps à l’hôtel de Balbec. Car, malgré qu’il enviât sesfrères, il les aimait et pouvait ainsi, pendant quelques semaines,cultiver des sentiments de famille. L’abbesse de Fontevraultn’avait-elle pas l’habitude, quittant pour cela ses moinesses, devenir partager l’hospitalité qu’offrait Louis XIV à cette autreMortemart, sa maîtresse, Mme de Montespan&|160;? Pourlui, c’était la première année qu’il était à Balbec&|160;; il ne meconnaissait pas encore, mais ayant entendu ses camarades plusanciens faire suivre, quand ils me parlaient, le mot de Monsieur demon nom, il les imita dès la première fois avec l’air desatisfaction, soit de manifester son instruction relativement à unepersonnalité qu’il jugeait connue, soit de se conformer à un usagequ’il ignorait il y a cinq minutes, mais auquel il lui semblaitqu’il était indispensable de ne pas manquer. Je comprenais trèsbien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certainespersonnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreusefiguration l’animait jusque dans les plinthes. Bien que le clientne fût qu’une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement auspectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouentune scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur sedéroulait au milieu des somptuosités de la scène. Le joueur detennis pouvait rentrer en veston de flanelle blanche, le concierges’était mis en habit bleu galonné d’argent pour lui donner seslettres. Si ce joueur de tennis ne voulait pas monter à pied, iln’était pas moins mêlé aux acteurs en ayant à côté de lui pourfaire monter l’ascenseur le lift aussi richement costumé. Lescouloirs des étages dérobaient une fuite de caméristes et decouturières, belles sur la mer et jusqu’aux petites chambresdesquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaientpar de savants détours. En bas, c’était l’élément masculin quidominait et faisait de cet hôtel, à cause de l’extrême et oisivejeunesse des serviteurs, comme une sorte de tragédiejudéo-chrétienne ayant pris corps et perpétuellement représentée.Aussi ne pouvais-je m’empêcher de me dire à moi-même, en lesvoyant, non certes les vers de Racine qui m’étaient venus àl’esprit chez la princesse de Guermantes tandis que M. deVaugoubert regardait de jeunes secrétaires d’ambassade saluant M.de Charlus, mais d’autres vers de Racine, cette fois-ci non plusd’Esther, mais d’Athalie&|160;: car dès le hall,ce qu’au XVIIe siècle on appelait les Portiques,«&|160;un peuple florissant&|160;» de jeunes chasseurs se tenait,surtout à l’heure du goûter, comme les jeunes Israélites des chœursde Racine. Mais je ne crois pas qu’un seul eût pu fournir même lavague réponse que Joas trouve pour Athalie quand celle-ci demandeau prince enfant&|160;: «&|160;Quel est donc votreemploi&|160;?&|160;» car ils n’en avaient aucun. Tout au plus, sil’on avait demandé à n’importe lequel d’entre eux, comme lanouvelle Reine&|160;: «&|160;Mais tout ce peuple enfermé dans celieu, à quoi s’occupe-t-il&|160;?&|160;», aurait-il pu dire&|160;:«&|160;Je vois l’ordre pompeux de ces cérémonies et j’ycontribue.&|160;» Parfois un des jeunes figurants allait versquelque personnage plus important, puis cette jeune beauté rentraitdans le chœur, et, à moins que ce ne fût l’instant d’une détentecontemplative, tous entrelaçaient leurs évolutions inutiles,respectueuses, décoratives et quotidiennes. Car, sauf leur«&|160;jour de sortie&|160;», «&|160;loin du monde élevés&|160;» etne franchissant pas le parvis, ils menaient la même existenceecclésiastique que les lévites dans Athalie, et devantcette «&|160;troupe jeune et fidèle&|160;» jouant aux pieds desdegrés couverts de tapis magnifiques, je pouvais me demander si jepénétrais dans le grand hôtel de Balbec ou dans le temple deSalomon.

Je remontais directement à ma chambre. Mes pensées étaienthabituellement attachées aux derniers jours de la maladie de magrand’mère, à ces souffrances que je revivais, en les accroissantde cet élément, plus difficile encore à supporter que la souffrancemême des autres et auxquelles il est ajouté par notre cruellepitié&|160;; quand nous croyons seulement recréer les douleurs d’unêtre cher, notre pitié les exagère&|160;; mais peut-être est-ceelle qui est dans le vrai, plus que la conscience qu’ont de cesdouleurs ceux qui les souffrent, et auxquels est cachée cettetristesse de leur vie, que la pitié, elle, voit, dont elle sedésespère. Toutefois ma pitié eût dans un élan nouveau dépassé lessouffrances de ma grand’mère si j’avais su alors ce que j’ignorailongtemps, que ma grand’mère, la veille de sa mort, dans un momentde conscience et s’assurant que je n’étais pas là, avait pris lamain de maman et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, luiavait dit&|160;: «&|160;Adieu, ma fille, adieu pourtoujours.&|160;» Et c’est peut-être aussi ce souvenir-là que mamère n’a plus jamais cessé de regarder si fixement. Puis les douxsouvenirs me revenaient. Elle était ma grand’mère et j’étais sonpetit-fils. Les expressions de son visage semblaient écrites dansune langue qui n’était que pour moi&|160;; elle était tout dans mavie, les autres n’existaient que relativement à elle, au jugementqu’elle me donnerait sur eux&|160;; mais non, nos rapports ont ététrop fugitifs pour n’avoir pas été accidentels. Elle ne me connaîtplus, je ne la reverrai jamais. Nous n’avions pas été créésuniquement l’un pour l’autre, c’était une étrangère. Cetteétrangère, j’étais en train d’en regarder la photographie parSaint-Loup. Maman, qui avait rencontré Albertine, avait insistépour que je la visse, à cause des choses gentilles qu’elle luiavait dites sur grand’mère et sur moi. Je lui avais donc donnérendez-vous. Je prévins le directeur pour qu’il la fît attendre ausalon. Il me dit qu’il la connaissait depuis bien longtemps, elleet ses amies, bien avant qu’elles eussent atteint «&|160;l’âge dela pureté&|160;», mais qu’il leur en voulait de choses qu’ellesavaient dites de l’hôtel. Il faut qu’elles ne soient pas bien«&|160;illustrées&|160;» pour causer ainsi. À moins qu’on ne lesait calomniées. Je compris aisément que pureté était dit pour«&|160;puberté&|160;». En attendant l’heure d’aller retrouverAlbertine, je tenais mes yeux fixés, comme sur un dessin qu’onfinit par ne plus voir à force de l’avoir regardé, sur laphotographie que Saint-Loup avait faite, quand tout d’un coup, jepensai de nouveau&|160;: «&|160;C’est grand’mère, je suis sonpetit-fils&|160;», comme un amnésique retrouve son nom, comme unmalade change de personnalité. Françoise entra me dire qu’Albertineétait là, et voyant la photographie&|160;: «&|160;Pauvre Madame,c’est bien elle, jusqu’à son bouton de beauté sur la joue&|160;; cejour que le marquis l’a photographiée, elle avait été bien malade,elle s’était deux fois trouvée mal. «&|160;Surtout, Françoise,qu’elle m’avait dit, il ne faut pas que mon petit-fils lesache.&|160;» Et elle le cachait bien, elle était toujours gaie ensociété. Seule, par exemple, je trouvais qu’elle avait l’air parmoments d’avoir l’esprit un peu monotone. Mais ça passait vite. Etpuis elle me dit comme ça&|160;: «&|160;Si jamais il m’arrivaitquelque chose, il faudrait qu’il ait un portrait de moi. Je n’en aijamais fait faire un seul.&|160;» Alors elle m’envoya dire à M. lemarquis, en lui recommandant de ne pas raconter à Monsieur quec’était elle qui l’avait demandé, s’il ne pourrait pas lui tirer saphotographie. Mais quand je suis revenue lui dire que oui, elle nevoulait plus parce qu’elle se trouvait trop mauvaise figure.«&|160;C’est pire encore, qu’elle me dit, que pas de photographiedu tout.&|160;» Mais comme elle n’était pas bête, elle finit pass’arranger si bien, en mettant un grand chapeau rabattu, qu’il n’yparaissait plus quand elle n’était pas au grand jour. Elle en étaitbien contente de sa photographie, parce qu’en ce moment-là elle necroyait pas qu’elle reviendrait de Balbec. J’avais beau luidire&|160;: «&|160;Madame, il ne faut pas causer comme ça, j’aimepas entendre Madame causer comme ça&|160;», c’était dans son idée.Et dame, il y avait plusieurs jours qu’elle ne pouvait pas manger.C’est pour cela qu’elle poussait Monsieur à aller dîner très loinavec M. le marquis. Alors au lieu d’aller à table elle faisaitsemblant de lire et, dès que la voiture du marquis était partie,elle montait se coucher. Des jours elle voulait prévenir Madamed’arriver pour la voir encore. Et puis elle avait peur de lasurprendre, comme elle ne lui avait rien dit. «&|160;Il vaut mieuxqu’elle reste avec son mari, voyez-vous Françoise.&|160;»Françoise, me regardant, me demanda tout à coup si je me«&|160;sentais indisposé&|160;». Je lui dis que non&|160;; etelle&|160;: «&|160;Et puis vous me ficelez là à causer avec vous.Votre visite est peut-être déjà arrivée. Il faut que je descende.Ce n’est pas une personne pour ici. Et avec une allant vite commeelle, elle pourrait être repartie. Elle n’aime pas attendre.Ah&|160;! maintenant, Mademoiselle Albertine, c’est quelqu’un. –Vous vous trompez, Françoise, elle est assez bien, trop bien pourici. Mais allez la prévenir que je ne pourrai pas la voiraujourd’hui.&|160;»

Quelles déclamations apitoyées j’aurais éveillées en Françoisesi elle m’avait vu pleurer. Soigneusement je me cachai. Sans celaj’aurais eu sa sympathie. Mais je lui donnai la mienne. Nous nenous mettons pas assez dans le cœur de ces pauvres femmes dechambre qui ne peuvent pas nous voir pleurer, comme si pleurer nousfaisait mal&|160;; ou peut-être leur faisait mal, Françoise m’ayantdit quand j’étais petit&|160;: «&|160;Ne pleurez pas comme cela, jen’aime pas vous voir pleurer comme cela.&|160;» Nous n’aimons pasles grandes phrases, les attestations, nous avons tort, nousfermons ainsi notre cœur au pathétique des campagnes, à la légendeque la pauvre servante, renvoyée, peut-être injustement, pour vol,toute pâle, devenue subitement plus humble comme si c’était uncrime d’être accusée, déroule en invoquant l’honnêteté de son père,les principes de sa mère, les conseils de l’aïeule. Certes cesmêmes domestiques qui ne peuvent supporter nos larmes nous ferontprendre sans scrupule une fluxion de poitrine parce que la femme dechambre d’au-dessous aime les courants d’air et que ce ne seraitpas poli de les supprimer. Car il faut que ceux-là mêmes qui ontraison, comme Françoise, aient tort aussi, pour faire de la Justiceune chose impossible. Même les humbles plaisirs des servantesprovoquent ou le refus ou la raillerie de leurs maîtres. Car c’esttoujours un rien, mais niaisement sentimental, anti-hygiénique.Aussi peuvent-elles dire&|160;: «&|160;Comment, moi qui ne demandeque cela dans l’année, on ne me l’accorde pas.&|160;» Et pourtantles maîtres accorderont beaucoup plus, qui ne fût pas stupide etdangereux pour elles – ou pour eux. Certes, à l’humilité de lapauvre femme de chambre, tremblante, prête à avouer ce qu’elle n’apas commis, disant «&|160;je partirai ce soir s’il le faut&|160;»,on ne peut pas résister. Mais il faut savoir aussi ne pas resterinsensibles, malgré la banalité solennelle et menaçante des chosesqu’elle dit, son héritage maternel et la dignité du«&|160;clos&|160;», devant une vieille cuisinière drapée dans unevie et une ascendance d’honneur, tenant le balai comme un sceptre,poussant son rôle au tragique, l’entrecoupant de pleurs, seredressant avec majesté. Ce jour-là je me rappelai ou j’imaginai detelles scènes, je les rapportai à notre vieille servante, et,depuis lors, malgré tout le mal qu’elle put faire à Albertine,j’aimai Françoise d’une affection, intermittente il est vrai, maisdu genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié.

Certes, je souffris toute la journée en restant devant laphotographie de ma grand’mère. Elle me torturait. Moins pourtantque ne fit le soir la visite du directeur. Comme je lui parlais dema grand’mère et qu’il me renouvelait ses condoléances, jel’entendis me dire (car il aimait employer les mots qu’ilprononçait mal)&|160;: «&|160;C’est comme le jour où Madame votregrand’mère avait eu cette symecope, je voulais vous en avertir,parce qu’à cause de la clientèle, n’est-ce pas, cela aurait pufaire du tort à la maison. Il aurait mieux valu qu’elle parte lesoir même. Mais elle me supplia de ne rien dire et me promitqu’elle n’aurait plus de symecope, ou qu’à la première ellepartirait. Le chef de l’étage m’a pourtant rendu compte qu’elle ena eu une autre. Mais, dame, vous étiez de vieux clients qu’oncherchait à contenter, et du moment que personne ne s’estplaint.&|160;» Ainsi ma grand’mère avait des syncopes et me lesavait cachées. Peut-être au moment où j’étais le moins gentil pourelle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attentionà être de bonne humeur pour ne pas m’irriter et à paraître bienportante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel.«&|160;Simecope&|160;» c’est un mot que, prononcé ainsi, jen’aurais jamais imaginé, qui m’aurait peut-être, s’appliquant àd’autres, paru ridicule, mais qui dans son étrange nouveautésonore, pareille à celle d’une dissonance originale, restalongtemps ce qui était capable d’éveiller en moi les sensations lesplus douloureuses.

Le lendemain j’allai, à la demande de maman, m’étendre un peusur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché parleurs replis, et où je savais qu’Albertine et ses amies nepourraient pas me trouver. Mes paupières, abaissées, ne laissaientpasser qu’une seule lumière, toute rose, celle des paroisintérieures des yeux. Puis elles se fermèrent tout à fait. Alors magrand’mère m’apparut assise dans un fauteuil. Si faible, elle avaitl’air de vivre moins qu’une autre personne. Pourtant je l’entendaisrespirer&|160;; parfois un signe montrait qu’elle avait compris ceque nous disions, mon père et moi. Mais j’avais beau l’embrasser,je ne pouvais pas arriver à éveiller un regard d’affection dans sesyeux, un peu de couleur sur ses joues. Absente d’elle-même, elleavait l’air de ne pas m’aimer, de ne pas me connaître, peut-être dene pas me voir. Je ne pouvais deviner le secret de sonindifférence, de son abattement, de son mécontentement silencieux.J’entraînai mon père à l’écart. «&|160;Tu vois tout de même, luidis-je, il n’y a pas à dire, elle a saisi exactement chaque chose.C’est l’illusion complète de la vie. Si on pouvait faire venir toncousin qui prétend que les morts ne vivent pas&|160;! Voilà plusd’un an qu’elle est morte et, en somme, elle vit toujours. Maispourquoi ne veut-elle pas m’embrasser&|160;? – Regarde, sa pauvretête retombe. – Mais elle voudrait aller aux Champs-Élysées tantôt.– C’est de la folie&|160;! – Vraiment, tu crois que cela pourraitlui faire mal, qu’elle pourrait mourir davantage&|160;? Il n’estpas possible qu’elle ne m’aime plus. J’aurai beau l’embrasser,est-ce qu’elle ne me sourira plus jamais&|160;? – Que veux-tu, lesmorts sont les morts.&|160;»

Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faiteSaint-Loup m’était douce à regarder&|160;; elle ne réveillait pasle souvenir de ce que m’avait dit Françoise parce qu’il ne m’avaitplus quitté et je m’habituais à lui. Mais, en regard de l’idée queje me faisais de son état si grave, si douloureux ce jour-là, laphotographie, profitant encore des ruses qu’avait eues magrand’mère et qui réussissaient à me tromper même depuis qu’ellesm’avaient été dévoilées, me la montrait si élégante, siinsouciante, sous le chapeau qui cachait un peu son visage, que jela voyais moins malheureuse et mieux portante que je ne l’avaisimaginée. Et pourtant ses joues, ayant à son insu une expression àelles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d’unebête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand’mère avaitun air de condamnée à mort, un air involontairement sombre,inconsciemment tragique, qui m’échappait mais qui empêchait mamande regarder jamais cette photographie, cette photographie qui luiparaissait, moins une photographie de sa mère que de la maladie decelle-ci, d’une insulte que cette maladie faisait au visagebrutalement souffleté de grand’mère.

Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je larecevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleurprématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneursplaisantant, des marchands de journaux, m’avaient décrit en traitsde feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petitesvagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur&|160;; alorsavait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau,dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égarésur la mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rired’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachantsur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable,la flore caractéristique de Balbec&|160;; et j’avais résolud’envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaineprochaine, tandis que, montant doucement, la mer, à chaquedéferlement de lame, recouvrait complètement de coulées de cristalla mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes desautres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédraleitalienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspeécumant. Mais le jour où Albertine vint, le temps s’était denouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs je n’eus pas l’occasiond’entendre son rire&|160;; elle était de fort mauvaise humeur.«&|160;Balbec est assommant cette année, me dit-elle. Je tâcheraide ne pas rester longtemps. Vous savez que je suis ici depuisPâques, cela fait plus d’un mois. Il n’y a personne. Si vous croyezque c’est folichon.&|160;» Malgré la pluie récente et le cielchangeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu’àEgreville, car Albertine faisait, selon son expression, la«&|160;navette&|160;» entre cette petite plage, où était la villade Mme Bontemps, et Incarville où elle avait été«&|160;prise en pension&|160;» par les parents de Rosemonde, jepartis me promener seul vers cette grande route que prenait lavoiture de Mme de Villeparisis quand nous allions nouspromener avec ma grand’mère&|160;; des flaques d’eau, que le soleilqui brillait n’avait pas séchées, faisaient du sol un vraimarécage, et je pensais à ma grand’mère qui jadis ne pouvaitmarcher deux pas sans se crotter. Mais, dès que je fus arrivé à laroute, ce fut un éblouissement. Là où je n’avais vu, avec magrand’mère, au mois d’août, que les feuilles et comme l’emplacementdes pommiers, à perte de vue ils étaient en pleine floraison, d’unluxe inouï, les pieds dans la boue et en toilette de bal, neprenant pas de précautions pour ne pas gâter le plus merveilleuxsatin rose qu’on eût jamais vu et que faisait briller lesoleil&|160;; l’horizon lointain de la mer fournissait aux pommierscomme un arrière-plan d’estampe japonaise&|160;; si je levais latête pour regarder le ciel entre les fleurs, qui faisaient paraîtreson bleu rasséréné, presque violent, elles semblaient s’écarterpour montrer la profondeur de ce paradis. Sous cet azur, une briselégère mais froide faisait trembler légèrement les bouquetsrougissants. Des mésanges bleues venaient se poser sur les brancheset sautaient entre les fleurs, indulgentes, comme si c’eût été unamateur d’exotisme et de couleurs qui avait artificiellement créécette beauté vivante. Mais elle touchait jusqu’aux larmes parceque, si loin qu’on allât dans ses effets d’art raffiné, on sentaitqu’elle était naturelle, que ces pommiers étaient là en pleinecampagne comme des paysans, sur une grande route de France. Puisaux rayons du soleil succédèrent subitement ceux de la pluie&|160;;ils zébrèrent tout l’horizon, enserrèrent la file des pommiers dansleur réseau gris. Mais ceux-ci continuaient à dresser leur beauté,fleurie et rose, dans le vent devenu glacial sous l’averse quitombait&|160;: c’était une journée de printemps.

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