Sodome et Gomorrhe

Le lendemain, le fameux mercredi, dans ce même petit chemin defer que je venais de prendre à Balbec, pour aller dîner à laRaspelière, je tenais beaucoup à ne pas manquer Cottard àGraincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de MmeVerdurin m’avait dit que je le retrouverais. Il devait monter dansmon train et m’indiquerait où il fallait descendre pour trouver lesvoitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Aussi, le petittrain ne s’arrêtant qu’un instant à Graincourt, première stationaprès Doncières, d’avance je m’étais mis à la portière tant j’avaispeur de ne pas voir Cottard ou de ne pas être vu de lui. Craintesbien vaines&|160;! Je ne m’étais pas rendu compte à quel point lepetit clan ayant façonné tous les «&|160;habitués&|160;» sur lemême type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner,attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à uncertain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à desregards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrêtel’attention, les rangs pressés du vulgaire public, guettaientl’arrivée de quelque habitué qui avait pris le train à une stationprécédente et pétillaient déjà de la causerie prochaine. Ce signed’élection, dont l’habitude de dîner ensemble avait marqué lesmembres du petit groupe, ne les distinguait pas seulement quand,nombreux, en force, ils étaient massés, faisant une tache plusbrillante au milieu du troupeau des voyageurs – ce que Brichotappelait le «&|160;pecus&|160;» – sur les ternes visages desquelsne pouvait se lire aucune notion relative aux Verdurin, aucunespoir de jamais dîner à la Raspelière. D’ailleurs ces voyageursvulgaires eussent été moins intéressés que moi si devant eux on eûtprononcé – et malgré la notoriété acquise par certains – les nomsde ces fidèles que je m’étonnais de voir continuer à dîner enville, alors que plusieurs le faisaient déjà, d’après les récitsque j’avais entendus, avant ma naissance, à une époque à la foisassez distante et assez vague pour que je fusse tenté de m’enexagérer l’éloignement. Le contraste entre la continuation nonseulement de leur existence, mais du plein de leurs forces, etl’anéantissement de tant d’amis que j’avais déjà vus, ici ou là,disparaître, me donnait ce même sentiment que nous éprouvons quand,à la dernière heure des journaux, nous lisons précisément lanouvelle que nous attendions le moins, par exemple celle d’un décèsprématuré et qui nous semble fortuit parce que les causes dont ilest l’aboutissant nous sont restées inconnues. Ce sentiment estcelui que la mort n’atteint pas uniformément tous les hommes, maisqu’une lame plus avancée de sa montée tragique emporte uneexistence située au niveau d’autres que longtemps encore les lamessuivantes épargneront. Nous verrons, du reste, plus tard ladiversité des morts qui circulent invisiblement être la cause del’inattendu spécial que présentent, dans les journaux, lesnécrologies. Puis je voyais qu’avec le temps, non seulement desdons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité deconversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que desindividus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dansl’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sanssonger que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leursdisciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et lacrainte qu’ils éprouvaient jadis. Mais si les noms des fidèlesn’étaient pas connus du «&|160;pecus&|160;», leur aspect pourtantles désignait à ses yeux. Même dans le train (lorsque le hasard dece que les uns et les autres d’entre eux avaient eu à faire dans lajournée les y réunissait tous ensemble), n’ayant plus à cueillir àune station suivante qu’un isolé, le wagon dans lequel ils setrouvaient assemblés, désigné par le coude du sculpteur Ski,pavoisé par le «&|160;Temps&|160;» de Cottard, fleurissait de loincomme une voiture de luxe et ralliait, à la gare voulue, lecamarade retardataire. Le seul à qui eussent pu échapper, à causede sa demi-cécité, ces signes de promission était Brichot. Maisaussi l’un des habitués assurait volontairement à l’égard del’aveugle les fonctions de guetteur et, dès qu’on avait aperçu sonchapeau de paille, son parapluie vert et ses lunettes bleues, on ledirigeait avec douceur et hâte vers le compartiment d’élection. Desorte qu’il était sans exemple qu’un des fidèles, à moins d’exciterles plus graves soupçons de bamboche, ou même de ne pas être venu«&|160;par le train&|160;», n’eût pas retrouvé les autres en coursde route. Quelquefois l’inverse se produisait&|160;: un fidèleavait dû aller assez loin dans l’après-midi et, en conséquence,devait faire une partie du parcours seul avant d’être rejoint parle groupe&|160;; mais, même ainsi isolé, seul de son espèce, il nemanquait pas le plus souvent de produire quelque effet. Le Futurvers lequel il se dirigeait le désignait à la personne assise surla banquette d’en face, laquelle se disait&|160;: «&|160;Ce doitêtre quelqu’un&|160;», discernait, fût-ce autour du chapeau mou deCottard ou du sculpteur Ski, une vague auréole, et n’était qu’àdemi étonnée quand, à la station suivante, une foule élégante, sic’était leur point terminus, accueillait le fidèle à la portière ets’en allait avec lui vers l’une des voitures qui attendaient,salués tous très bas par l’employé de Doville, ou bien, si c’étaità une station intermédiaire, envahissait le compartiment. C’est ceque fit, et avec précipitation, car plusieurs étaient arrivés enretard, juste au moment où le train déjà en gare allait repartir,la troupe que Cottard mena au pas de course vers le wagon à lafenêtre duquel il avait vu mes signaux. Brichot, qui se trouvaitparmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces annéesqui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Sa vue baissantprogressivement l’avait obligé, même à Paris, à diminuer de plus enplus les travaux du soir. D’ailleurs il avait peu de sympathie pourla Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude scientifique, àl’allemande, commençaient à l’emporter sur l’humanisme. Il sebornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurysd’examen&|160;; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à lamondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à cellesqu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblantd’émotion. Il est vrai qu’à deux reprises l’amour avait manqué defaire ce que les travaux ne pouvaient plus&|160;: détacher Brichotdu petit clan. Mais Mme Verdurin, qui «&|160;veillait augrain&|160;», et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dansl’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisirdésintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avaitirrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant,comme elle le disait, «&|160;mettre bon ordre à tout&|160;» et«&|160;porter le fer rouge dans la plaie&|160;». Cela lui avait étéd’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’étaitsimplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin,ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlated’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’àmettre à la porte cette femme de rien. «&|160;Comment, avait dit laPatronne à Brichot, une femme comme moi vous fait l’honneur devenir chez vous, et vous recevez une telle créature&|160;?&|160;»Brichot n’avait jamais oublié le service que MmeVerdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dansla fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’encontraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui,la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile etde l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichottirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui ledistinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaientéblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on neles inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par leportrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain outel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de laFaculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucunechance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaireelle-même du philosophe mondain, élégance qu’ils avaient prised’abord pour du laisser-aller jusqu’à ce que leur collègue leur eûtbienveillamment expliqué que le chapeau haute forme se laissevolontiers poser par terre, au cours d’une visite, et n’est pas demise pour les dîners à la campagne, si élégants soient-ils, où ildoit être remplacé par le chapeau mou, fort bien porté avec lesmoking. Pendant les premières secondes où le petit groupe se futengouffré dans le wagon, je ne pus même pas parler à Cottard, caril était suffoqué, moins d’avoir couru pour ne pas manquer letrain, que par l’émerveillement de l’avoir attrapé si juste. Il enéprouvait plus que la joie d’une réussite, presque l’hilarité d’unejoyeuse farce. «&|160;Ah&|160;! elle est bien bonne&|160;! dit-ilquand il se fut remis. Un peu plus&|160;! nom d’une pipe, c’est cequi s’appelle arriver à pic&|160;!&|160;» ajouta-t-il en clignantde l’œil, non pas pour demander si l’expression était juste, car ildébordait maintenant d’assurance, mais par satisfaction. Enfin ilput me nommer aux autres membres du petit clan. Je fus ennuyé devoir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle àParis smoking. J’avais oublié que les Verdurin commençaient vers lemonde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus,accélérée par la musique «&|160;nouvelle&|160;», évolutiond’ailleurs démentie par eux, et qu’ils continueraient de démentirjusqu’à ce qu’elle eût abouti, comme ces objectifs militaires qu’ungénéral n’annonce que lorsqu’il les a atteints, de façon à ne pasavoir l’air battu s’il les manque. Le monde était d’ailleurs, deson côté, tout préparé à aller vers eux. Il en était encore à lesconsidérer comme des gens chez qui n’allait personne de la sociétémais qui n’en éprouvent aucun regret. Le salon Verdurin passaitpour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuilavait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate deVinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, sonnom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain,exerçait un prestige extraordinaire. Enfin certains jeunes gens dufaubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits quedes bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris lamusique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’uneréputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mèreintelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressantaux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec uncertain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, quisuivait la partition. Jusqu’ici cette mondanité latente desVerdurin ne se traduisait que par deux faits. D’une part,Mme Verdurin disait de la princesse de Caprarola&|160;:«&|160;Ah&|160;! celle-là est intelligente, c’est une femmeagréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles,les gens qui m’ennuient, ça me rend folle.&|160;» Ce qui eût donnéà penser à quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola,femme du plus grand monde, avait fait une visite à MmeVerdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d’une visite decondoléances qu’elle avait faite à Mme Swann après lamort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle lesconnaissait. «&|160;Comment dites-vous&|160;? avait répondu Odetted’un air subitement triste. – Verdurin. – Ah&|160;! alors je sais,avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôtje les connais sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vusautrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sontagréables.&|160;» La princesse de Caprarola partie, Odette auraitbien voulu avoir dit simplement la vérité. Mais le mensongeimmédiat était non le produit de ses calculs, mais la révélation deses craintes, de ses désirs. Elle niait non ce qu’il eût été adroitde nier, mais ce qu’elle aurait voulu qui ne fût pas, même sil’interlocuteur devait apprendre dans une heure que cela était eneffet. Peu après elle avait repris son assurance et avait même étéau-devant des questions en disant, pour ne pas avoir l’air de lescraindre&|160;: «&|160;Mme Verdurin, mais comment, jel’ai énormément connue&|160;», avec une affectation d’humilitécomme une grande dame qui raconte qu’elle a pris le tramway.«&|160;On parle beaucoup des Verdurin depuis quelque temps&|160;»,disait Mme de Souvré. Odette, avec un dédain souriant deduchesse, répondait&|160;: «&|160;Mais oui, il me semble en effetqu’on en parle beaucoup. De temps en temps il y a comme cela desgens nouveaux qui arrivent dans la société&|160;», sans penserqu’elle était elle-même une des plus nouvelles. «&|160;La princessede Caprarola y a dîné, reprit Mme de Souvré. – Ah&|160;!répondit Odette en accentuant son sourire, cela ne m’étonne pas.C’est toujours par la princesse de Caprarola que ces choses-làcommencent, et puis il en vient une autre, par exemple la comtesseMolé.&|160;» Odette, en disant cela, avait l’air d’avoir un profonddédain pour les deux grandes dames qui avaient l’habitude d’essuyerles plâtres dans les salons nouvellement ouverts. On sentait à sonton que cela voulait dire qu’elle, Odette, comme Mme deSouvré, on ne réussirait pas à les embarquer dans cesgalères-là.

Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin del’intelligence de la princesse de Caprarola, le second signe queles Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sansl’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaientvivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit dusoir&|160;; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte parson neveu, celui qui était «&|160;dans les choux&|160;».

Parmi ceux qui montèrent dans mon wagon à Graincourt se trouvaitSaniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par soncousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vuede la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualitéssupérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité,désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Mais si lavie, en faisant revêtir à Cottard (sinon chez les Verdurin, où ilétait, par la suggestion que les minutes anciennes exercent surnous quand nous nous retrouvons dans un milieu accoutumé, restéquelque peu le même, du moins dans sa clientèle, dans son serviced’hôpital, à l’Académie de Médecine) des dehors de froideur, dedédain, de gravité qui s’accentuaient pendant qu’il débitait devantses élèves complaisants ses calembours, avait creusé une véritablecoupure entre le Cottard actuel et l’ancien, les mêmes défautss’étaient au contraire exagérés chez Saniette, au fur et à mesurequ’il cherchait à s’en corriger. Sentant qu’il ennuyait souvent,qu’on ne l’écoutait pas, au lieu de ralentir alors, comme l’eûtfait Cottard, de forcer l’attention par l’air d’autorité, nonseulement il tâchait, par un ton badin, de se faire pardonner letour trop sérieux de sa conversation, mais pressait son débit,déblayait, usait d’abréviations pour paraître moins long, plusfamilier avec les choses dont il parlait, et parvenait seulement,en les rendant inintelligibles, à sembler interminable. Sonassurance n’était pas comme celle de Cottard qui glaçait sesmalades, lesquels aux gens qui vantaient son aménité dans le monderépondaient&|160;: «&|160;Ce n’est plus le même homme quand il vousreçoit dans son cabinet, vous dans la lumière, lui à contre-jour etles yeux perçants.&|160;» Elle n’imposait pas, on sentait qu’ellecachait trop de timidité, qu’un rien suffirait à la mettre enfuite. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il sedéfiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’iljugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès quilui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourirede la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît passuffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit aucomique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire,on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récittombait à plat. Un convive doué d’un bon cœur glissait parfois àSaniette l’encouragement, privé, presque secret, d’un sourired’approbation, le lui faisant parvenir furtivement, sans éveillerl’attention, comme on vous glisse un billet. Mais personne n’allaitjusqu’à assumer la responsabilité, à risquer l’adhésion publiqued’un éclat de rire. Longtemps après l’histoire finie et tombée,Saniette, désolé, restait seul à se sourire à lui-même, commegoûtant en elle et pour soi la délectation qu’il feignait detrouver suffisante et que les autres n’avaient pas éprouvée. Quantau sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’ontrouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-mêmeaffectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pasvouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peuennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fortlaid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avaitgardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfantprodige du monde, coqueluche de toutes les dames. MmeVerdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avaitd’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purementextérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une foisrencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nousinspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous,ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nousavons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nousrappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certainsavant que nous fussions devenus ce que nous sommes. MaisMme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempéramentqu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût dela facilité, et elle était persuadée que cette facilité il l’eûtpoussée jusqu’au talent s’il avait eu moins de paresse. Celle-ciparaissait même à la Patronne un don de plus, étant le contraire dutravail, qu’elle croyait le lot des êtres sans génie. Ski peignaittout ce qu’on voulait, sur des boutons de manchette ou sur desdessus de porte. Il chantait avec une voix de compositeur, jouaitde mémoire, en donnant au piano l’impression de l’orchestre, moinspar sa virtuosité que par ses fausses basses signifiantl’impuissance des doigts à indiquer qu’ici il y a un piston que, dureste, il imitait avec la bouche. Cherchant ses mots en parlantpour faire croire à une impression curieuse, de la même façon qu’ilretardait un accord plaqué ensuite en disant&|160;:«&|160;Ping&|160;», pour faire sentir les cuivres, il passait pourmerveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient enréalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de saréputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’ilétait un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphanteaffectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parcequ’il n’avait aucune mémoire et des informations toujoursinexactes. Ses mouvements de tête, de cou, de jambes, eussent étégracieux s’il eût eu encore neuf ans, des boucles blondes, un grandcol de dentelles et de petites bottes de cuir rouge. Arrivés enavance avec Cottard et Brichot à la gare de Graincourt, ils avaientlaissé Brichot dans la salle d’attente et étaient allés faire untour. Quand Cottard avait voulu revenir, Ski avait répondu&|160;:«&|160;Mais rien ne presse. Aujourd’hui ce n’est pas le trainlocal, c’est le train départemental&|160;». Ravi de voir l’effetque cette nuance dans la précision produisait sur Cottard, ilajouta, parlant de lui-même&|160;: «&|160;Oui, parce que Ski aimeles arts, parce qu’il modèle la glaise, on croit qu’il n’est paspratique. Personne ne connaît la ligne mieux que moi&|160;».Néanmoins ils étaient revenus vers la gare, quand tout d’un coup,apercevant la fumée du petit train qui arrivait, Cottard, poussantun hurlement, avait crié&|160;: «&|160;Nous n’avons qu’à prendrenos jambes à notre cou.&|160;» Ils étaient en effet arrivés juste,la distinction entre le train local et départemental n’ayant jamaisexisté que dans l’esprit de Ski. «&|160;Mais est-ce que laprincesse n’est pas dans le train&|160;?&|160;» demanda d’une voixvibrante Brichot, dont les lunettes énormes, resplendissantes commeces réflecteurs que les laryngologues s’attachent au front pouréclairer la gorge de leurs malades, semblaient avoir emprunté leurvie aux yeux du professeur, et, peut-être à cause de l’effort qu’ilfaisait pour accommoder sa vision avec elles, semblaient, même dansles moments les plus insignifiants, regarder elles-mêmes avec uneattention soutenue et une fixité extraordinaire. D’ailleurs lamaladie, en retirant peu à peu la vue à Brichot, lui avait révéléles beautés de ce sens, comme il faut souvent que nous nousdécidions à nous séparer d’un objet, à en faire cadeau par exemple,pour le regarder, le regretter, l’admirer. «&|160;Non, non, laprincesse a été reconduire jusqu’à Maineville des invités deMme Verdurin qui prenaient le train de Paris. Il neserait même pas impossible que Mme Verdurin, qui avaitaffaire à Saint-Mars, fût avec elle&|160;! Comme cela ellevoyagerait avec nous et nous ferions route tous ensemble, ce seraitcharmant. Il s’agira d’ouvrir l’œil à Maineville, et le bon&|160;!Ah&|160;! ça ne fait rien, on peut dire que nous avons bien faillimanquer le coche. Quand j’ai vu le train j’ai été sidéré. C’est cequi s’appelle arriver au moment psychologique. Voyez-vous ça quenous ayions manqué le train&|160;? Mme Verdurins’apercevant que les voitures revenaient sans nous&|160;?Tableau&|160;! ajouta le docteur qui n’était pas encore remis deson émoi. Voilà une équipée qui n’est pas banale. Dites donc,Brichot, qu’est-ce que vous dites de notre petite escapade&|160;?demanda le docteur avec une certaine fierté. – Par ma foi, réponditBrichot, en effet, si vous n’aviez plus trouvé le train, c’eût été,comme eût parlé feu Villemain, un sale coup pour lafanfare&|160;!&|160;» Mais moi, distrait dès les premiers instantspar ces gens que je ne connaissais pas, je me rappelai tout d’uncoup ce que Cottard m’avait dit dans la salle de danse du petitCasino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organeet les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seinscontre ceux d’Andrée me faisait un mal terrible au cœur. Ce mal nedura pas&|160;: l’idée de relations possibles entre Albertine etdes femmes ne me semblait plus possible depuis l’avant-veille, oùles avances que mon amie avait faites à Saint-Loup avaient excitéen moi une nouvelle jalousie qui m’avait fait oublier la première.J’avais la naïveté des gens qui croient qu’un goût en exclutforcément un autre. À Harambouville, comme le tram était bondé, unfermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième,monta dans notre compartiment. Le docteur, trouvant qu’on nepourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela unemployé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie dechemin de fer et força le chef de gare à faire descendre lefermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité deSaniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à causede la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prîtles proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre,et pour qu’on ne pût l’accuser d’avoir sa part de responsabilitédans la violence du docteur, il enfila le couloir en feignant dechercher ce que Cottard appelait les «&|160;water&|160;». N’entrouvant pas, il regarda le paysage de l’autre extrémité dutortillard. «&|160;Si ce sont vos débuts chez MmeVerdurin, Monsieur, me dit Brichot, qui tenait à montrer sestalents à un «&|160;nouveau&|160;», vous verrez qu’il n’y a pas demilieu où l’on sente mieux la «&|160;douceur de vivre&|160;», commedisait un des inventeurs du dilettantisme, du je m’enfichisme, debeaucoup de mots en «&|160;isme&|160;» à la mode chez nossnobinettes, je veux dire M. le prince de Talleyrand.&|160;» Car,quand il parlait de ces grands seigneurs du passé, il trouvaitspirituel, et «&|160;couleur de l’époque&|160;» de faire précéderleur titre de Monsieur et disait Monsieur le duc de LaRochefoucauld, Monsieur le cardinal de Retz, qu’il appelait ausside temps en temps&|160;: «&|160;Ce struggle for lifer de Gondi, ce«&|160;boulangiste&|160;» de Marsillac.&|160;» Et il ne manquaitjamais, avec un sourire, d’appeler Montesquieu, quand il parlait delui&|160;: «&|160;Monsieur le Président Secondat deMontesquieu.&|160;» Un homme du monde spirituel eût été agacé de cepédantisme, qui sent l’école. Mais, dans les parfaites manières del’homme du monde, en parlant d’un prince, il y a un pédantismeaussi qui trahit une autre caste, celle où l’on fait précéder lenom Guillaume de «&|160;l’Empereur&|160;» et où l’on parle à latroisième personne à une Altesse. «&|160;Ah&|160;! celui-là, repritBrichot, en parlant de «&|160;Monsieur le prince deTalleyrand&|160;», il faut le saluer chapeau bas. C’est un ancêtre.– C’est un milieu charmant, me dit Cottard, vous trouverez un peude tout, car Mme Verdurin n’est pas exclusive&|160;: dessavants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, parexemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de lagrande-duchesse Eudoxie qui même la voit seule aux heures oùpersonne n’est admis.&|160;» En effet, la grande-duchesse Eudoxie,ne se souciant pas que la princesse Sherbatoff, qui depuislongtemps n’était plus reçue par personne, vînt chez elle quandelle eût pu y avoir du monde, ne la laissait venir que de trèsbonne heure, quand l’Altesse n’avait auprès d’elle aucun des amis àqui il eût été aussi désagréable de rencontrer la princesse quecela eût été gênant pour celle-ci. Comme depuis trois ans, aussitôtaprès avoir quitté, comme une manucure, la grande-duchesse,Mme Sherbatoff partait chez Mme Verdurin, quivenait seulement de s’éveiller, et ne la quittait plus, on peutdire que la fidélité de la princesse passait infiniment celle mêmede Brichot, si assidu pourtant à ces mercredis, où il avait leplaisir de se croire, à Paris, une sorte de Chateaubriand àl’Abbaye-aux-Bois et où, à la campagne, il se faisait l’effet dedevenir l’équivalent de ce que pouvait être chez Mme duChâtelet celui qu’il nommait toujours (avec une malice et unesatisfaction de lettré)&|160;: «&|160;M. de Voltaire.&|160;»

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoffde montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité quifaisait d’elle plus qu’une «&|160;fidèle&|160;» ordinaire, lafidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtempscru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvaitenfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelquejalousie qu’en eût été torturée la Patronne, il était sans exempleque les plus assidus de ses fidèles ne l’eussent«&|160;lâchée&|160;» une fois. Les plus casaniers se laissaienttenter par un voyage&|160;; les plus continents avaient eu unebonne fortune&|160;; les plus robustes pouvaient attraper lagrippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, lesplus indifférents aller fermer les yeux à leur mère mourante. Etc’était en vain que Mme Verdurin leur disait alors,comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul général à quidût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui quiaimait son père et sa mère autant qu’elle et n’était pas prêt à lesquitter pour la suivre n’était pas digne d’elle, qu’au lieu des’affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ilsferaient mieux de rester près d’elle, elle, seul remède et seulevolupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la findes existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer àMme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec safamille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronnePutbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parcequ’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première,et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amiesrencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinalesoù Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pasd’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans,où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, àMme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avaitdemandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste,malgré le jour de l’an&|160;: «&|160;Mais qu’est-ce qui pourraitm’en empêcher n’importe quel jour&|160;? D’ailleurs, ce jour-là, onreste en famille et vous êtes ma famille&|160;», vivant dans unepension et changeant de «&|160;pension&|160;» quand les Verdurindéménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesseavait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers deVigny&|160;:

&|160;

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

&|160;

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une«&|160;fidèle&|160;» jusque dans la mort, lui avait demandé quecelle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté del’autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut toujourscompter celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui parqui il nous serait le plus pénible d’être méprisé&|160;: nous-même,– la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses troisseules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avecla baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmesindépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de ladestruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait faitélire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût desolitude et de simplicité l’avait fait se borner. «&|160;Je ne voispersonne d’autre&|160;», disait-elle en insistant sur lecaractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air d’une règle qu’ons’impose que d’une nécessité qu’on subit. Elle ajoutait&|160;:«&|160;Je ne fréquente que trois maisons&|160;», comme les auteursqui, craignant de ne pouvoir aller jusqu’à la quatrième, annoncentque leur pièce n’aura que trois représentations. Que M. etMme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ilsavaient aidé la princesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles.Et ceux-ci étaient persuadés à la fois que la princesse, entre desmilliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi lesseuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toutela haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception,en faveur de la princesse.

À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieud’origine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens qu’elle eûtpu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, etréciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l’aristocratiequi s’offrait à eux, n’avaient consenti à faire qu’une seuleexception, en faveur d’une grande dame plus intelligente que sespareilles, la princesse Sherbatoff.

La princesse était fort riche&|160;; elle avait à toutes lespremières une grande baignoire où, avec l’autorisation deMme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamaispersonne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique etpâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissantcomme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admiraità la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avecelle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, lepremier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elles’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plusobscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivaitexclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de lareprésentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange etnon dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, siMme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dansl’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un mondevivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pasconnaître&|160;; la «&|160;coterie&|160;» dans une«&|160;baignoire&|160;» était pour elle ce qu’est pour certainsanimaux l’immobilité quasi cadavérique en présence du danger.Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille lesgens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention àcette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges,chez qui chacun venait en visite. On s’imaginait qu’elle étaitautrement que les personnes qu’on connaissait&|160;; qu’unemerveilleuse intelligence, jointe à une bonté divinatrice,retenaient autour d’elle ce petit milieu de gens éminents. Laprincesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on luiprésentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenirla fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui deCottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveauxréussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître unétait telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et sedépensait follement pour le nouveau venu. S’il était fort médiocre,chacun s’étonnait. «&|160;Quelle chose singulière que la princesse,qui ne veut connaître personne, aille faire une exception pour cetêtre si peu caractéristique.&|160;» Mais ces fécondantesconnaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitementconfinée au milieu des fidèles.

Cottard disait beaucoup plus souvent&|160;: «&|160;Je le verraimercredi chez les Verdurin&|160;», que&|160;: «&|160;Je le verraimardi à l’Académie.&|160;» Il parlait aussi des mercredis commed’une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleursCottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoiraussi impérieux de se rendre à une invitation que si elleconstituait un ordre, comme une convocation militaire oujudiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bienimportante pour qu’il «&|160;lâchât&|160;» les Verdurin lemercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualitédu malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bonhomme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrierfrappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Encore,dans ce cas, disait-il à sa femme&|160;: «&|160;Excuse-moi bienauprès de Mme Verdurin. Préviens que j’arriverai enretard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pourêtre enrhumée.&|160;» Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étantcoupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chezles Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avaittimidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée&|160;:«&|160;Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-il écrié engémissant&|160;; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc.&|160;» Pourne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait faitchercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour allerplus vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrantdans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour lemener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, àreculer. Mme Cottard était gênée que le chef de cliniquevît son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard,peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable qu’ilfallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.

Si un client de Cottard lui demandait&|160;:«&|160;Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes&|160;?&|160;»c’est de la meilleure foi du monde que le professeurrépondait&|160;: «&|160;Peut-être pas justement les Guermantes, jene sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi.Vous avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissenttout le monde. Et puis eux, du moins, ce ne sont pas des gens chicsdécatis. Il y a du répondant. On évalue généralement queMme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame,trente-cinq millions, c’est un chiffre. Aussi elle n’y va pas avecle dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes.Je vais vous dire la différence&|160;: Mme Verdurinc’est une grande dame, la duchesse de Guermantes est probablementune purée. Vous saisissez bien la nuance, n’est-ce pas&|160;? Entout cas, que les Guermantes aillent ou non chez MmeVerdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d’Sherbatoff, lesd’Forcheville, et tutti quanti, des gens de la plus hautevolée, toute la noblesse de France et de Navarre, à qui vous meverriez parler de pair à compagnon. D’ailleurs ce genre d’individusrecherche volontiers les princes de la science&|160;», ajoutait-ilavec un sourire d’amour-propre béat, amené à ses lèvres par lasatisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l’expression jadisréservée aux Potain, aux Charcot, s’appliquât maintenant à lui,mais qu’il sût enfin user comme il convenait de toutes celles quel’usage autorise et, qu’après les avoir longtemps piochées, ilpossédait à fond. Aussi, après m’avoir cité la princesse Sherbatoffparmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottardajoutait en clignant de l’œil&|160;: «&|160;Vous voyez le genre dela maison, vous comprenez ce que je veux dire&|160;?&|160;» Ilvoulait dire ce qu’il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russequi ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c’était peu.Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la connaître sansqu’eussent été amoindries l’opinion que Cottard avait relativementà la suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d’y être reçu.La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que nousfréquentons n’est pas plus intrinsèque que celle de ces personnagesde théâtre pour l’habillement desquels il est bien inutile qu’undirecteur dépense des centaines de mille francs à acheter descostumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucuneffet, quand un grand décorateur donnera une impression de luxemille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur unpourpoint de grosse toile semé de bouchons de verre et sur unmanteau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands dela terre qui n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou defastidieuses connaissances, parce qu’une habitude contractée dès leberceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais, enrevanche, il a suffi que celui-ci vînt, par quelque hasard,s’ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d’innombrablesCottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ilss’imaginaient que le salon était le centre des élégancesaristocratiques, et qui n’étaient même pas ce qu’étaientMme de Villeparisis et ses amies (des grandes damesdéchues que l’aristocratie qui avait été élevée avec elles nefréquentait plus)&|160;; non, celles dont l’amitié a été l’orgueilde tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et ydonnaient les noms de ces femmes et de celles qu’elles recevaient,personne, pas plus Mme de Cambremer que Mmede Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu’importe&|160;!Un Cottard a ainsi sa marquise, laquelle est pour lui la«&|160;baronne&|160;», comme, dans Marivaux, la baronne dont on nedit jamais le nom et dont on n’a même pas l’idée qu’elle en ajamais eu un. Cottard croit d’autant plus y trouver résuméel’aristocratie – laquelle ignore cette dame – que plus les titressont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres,sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. Denombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourgSaint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée derêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi desprinces, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, vaparfois visiter des édifices «&|160;du vieux temps&|160;», c’estquelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, etdont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintesen bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensationdu moyen âge. «&|160;La princesse sera à Maineville. Elle voyageraavec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il vaudramieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. À moinsque je ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus. –De quoi parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d’avoir étéprendre l’air. – Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vousconnaissez bien de celui qui est à mon avis le premier des fins desiècle (du siècle 18 s’entend), le prénommé Charles-Maurice, abbéde Périgord. Il avait commencé par promettre d’être un très bonjournaliste. Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devintministre&|160;! La vie a de ces disgrâces. Politicien peuscrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneurracé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi dePrusse, c’est le cas de le dire, et mourut dans la peau d’un centregauche.&|160;»

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À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui,malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je nepouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeuxnoirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Au boutd’une seconde elle voulut ouvrir une glace, car il faisait un peuchaud dans le compartiment, et ne voulant pas demander lapermission à tout le monde, comme seul je n’avais pas de manteau,elle me dit d’une voix rapide, fraîche et rieuse&|160;: «&|160;Çane vous est pas désagréable, Monsieur, l’air&|160;?&|160;» J’auraisvoulu lui dire&|160;: «&|160;Venez avec nous chez lesVerdurin&|160;», ou&|160;: «&|160;Dites-moi votre nom et votreadresse.&|160;» Je répondis&|160;: «&|160;Non, l’air ne me gênepas, Mademoiselle.&|160;» Et après, sans se déranger de saplace&|160;: «&|160;La fumée, ça ne gêne pas vos amis&|160;?&|160;»et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descenditd’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvaitêtre. Car, stupidement, croyant qu’on ne peut aimer qu’une chose,jaloux de l’attitude d’Albertine à l’égard de Robert, j’étaisrassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois trèssincèrement, qu’elle ne savait pas. «&|160;Je voudrais tant laretrouver, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouvetoujours&|160;», répondit Albertine. Dans le cas particulier ellese trompait&|160;; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la bellefille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendantlongtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pasoubliée. Il m’arrive souvent en pensant à elle d’être pris d’unefolle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchirque, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le mêmeplaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suiviedepuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée.On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver,où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, oùtrouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assezd’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bienentendu, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant àaimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une tropgrande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le reposéternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, niparler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussitecomme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet étatpar une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage ettous ses cheveux blonds de jeune homme&|160;! On ne peut plusassumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis sile désir charnel redouble au lieu de s’amortir&|160;! On fait venirpour lui une femme à qui l’on ne se souciera pas de plaire, qui nepartagera qu’un soir votre couche et qu’on ne reverra jamais.

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«&|160;On doit être toujours sans nouvelles duvioloniste&|160;», dit Cottard. L’événement du jour, dans le petitclan, était en effet le lâchage du violoniste favori deMme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son servicemilitaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner àla Raspelière, car il avait la permission de minuit. Or,l’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient puarriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avaitmanqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tramsuivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. «&|160;Ila été sûrement fourré au bloc, il n’y a pas d’autre explication desa fugue. Ah&|160;! dame, vous savez, dans le métier militaire,avec ces gaillards-là, il suffit d’un adjudant grincheux. – Ce serad’autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot,s’il lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoitjustement à dîner pour la première fois les voisins qui lui ontloué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. – Cesoir, le marquis et la marquise de Cambremer&|160;! s’écriaCottard. Mais je n’en savais absolument rien. Naturellement jesavais comme vous tous qu’ils devaient venir un jour, mais je nesavais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en se tournantvers moi, qu’est-ce que je vous ai dit&|160;: la princesseSherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer.&|160;» Et aprèsavoir répété ces noms en se berçant de leur mélodie&|160;:«&|160;Vous voyez que nous nous mettons bien, me dit-il. N’importe,pour vos débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être unechambrée exceptionnellement brillante.&|160;» Et se tournant versBrichot, il ajouta&|160;: «&|160;La Patronne doit être furieuse. Iln’est que temps que nous arrivions lui prêter main forte.&|160;»Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elleaffectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dansl’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires.Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante,disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle prétendaitavoir une telle terreur, se faire un tel monstre d’un dîner avecdes gens qui n’étaient pas du petit groupe, qu’elle le remettaittoujours. Il l’effrayait, du reste, un peu pour les motifs qu’elleproclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté ill’enchantait pour des raisons de snobisme qu’elle préférait taire.Elle était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelquechose de si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut dessiècles pour en constituer un pareil, qu’elle tremblait à la penséed’y voir introduits ces gens de province, ignorants de laTétralogie et des «&|160;Maîtres&|160;», qui ne sauraient pas tenirleur partie dans le concert de la conversation générale et étaientcapables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire undes fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles,pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit àbriser. «&|160;De plus, ils doivent être tout ce qu’il y a de plusanti, et galonnards, avait dit M. Verdurin. – Ah&|160;!ça, par exemple, ça m’est égal, voilà assez longtemps qu’on enparle de cette histoire-là&|160;», avait répondu MmeVerdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu trouverdans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompensemondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pasmondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour lesgens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que leséloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans lapolitique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dansl’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils pas«&|160;mal&|160;» dans l’Affaire&|160;? «&|160;Pour ce qui est del’Affaire, nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot,dit-elle (l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait prisle parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dansl’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parleréternellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que lesCambremer m’embêtent.&|160;» Quant aux fidèles, aussi excités parle désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, quedupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disaitéprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causantavec elle, les vils arguments qu’elle donnait elle-même en faveurde cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles.«&|160;Décidez-vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurezles concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront lejardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien des’ennuyer une soirée. Je n’en parle que pour vous&|160;»,ajoutait-il, bien que le cœur lui eût battu une fois que, dans lavoiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de lavieille Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu’ilfût humilié pour les employés du chemin de fer, quand, à la gare,il se trouvait près du marquis. De leur côté, les Cambremer, vivantbien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter quecertaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération deMme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était unepersonne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était mêmepeut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens«&|160;nés&|160;», ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaientrésignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locatairedont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtoutdepuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venaitd’hériter de tant de millions. C’est en silence et sansplaisanteries de mauvais goût qu’ils se préparaient au jour fatal.Les fidèles n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de foisMme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date,toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, nonseulement de faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dîner,mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaientdans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que laPatronne devinât que le «&|160;grand jour&|160;» leur était aussiagréable qu’à elle-même, mais parce que, les ayant persuadés que cedîner était pour elle la plus terrible des corvées, elle pouvaitfaire appel à leur dévouement. «&|160;Vous n’allez pas me laisserseule en tête à tête avec ces Chinois-là&|160;! Il faut aucontraire que nous soyons en nombre pour supporter l’ennui.Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nousintéresse. Ce sera un mercredi de raté, quevoulez-vous&|160;!&|160;»

– En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je crois queMme Verdurin, qui est très intelligente et apporte unegrande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne tenaitguère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit.Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise douairière, maiss’est résignée au fils et à la belle-fille.

– Ah&|160;! nous verrons la marquise de Cambremer&|160;? ditCottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardiseet du marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme deCambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise éveillaiten lui des images prestigieuses et galantes. «&|160;Ah&|160;! je laconnais, dit Ski, qui l’avait rencontrée, une fois qu’il sepromenait avec Mme Verdurin. – Vous ne la connaissez pasau sens biblique, dit, en coulant un regard louche sous sonlorgnon, le docteur, dont c’était une des plaisanteries favorites.– Elle est intelligente, me dit Ski. Naturellement, reprit-il envoyant que je ne disais rien et appuyant en souriant sur chaquemot, elle est intelligente et elle ne l’est pas, il lui manquel’instruction, elle est frivole, mais elle a l’instinct des jolieschoses. Elle se taira, mais elle ne dira jamais une bêtise. Et puiselle est d’une jolie coloration. Ce serait un portrait qui seraitamusant à peindre&|160;», ajouta-t-il en fermant à demi les yeuxcomme s’il la regardait posant devant lui. Comme je pensais tout lecontraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, je mecontentai de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur trèsdistingué, M. Legrandin. «&|160;Hé bien, vous voyez, vous serezprésenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais cequi peut en résulter. Cléopâtre n’était même pas une grande dame,c’était la petite femme, la petite femme inconsciente et terriblede notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seulement pour cejobard d’Antoine, mais pour le monde antique. – J’ai déjà étéprésenté à Mme de Cambremer, répondis-je. – Ah&|160;!mais alors vous allez vous trouver en pays de connaissance. – Jeserai d’autant plus heureux de la voir, répondis-je, qu’ellem’avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les nomsde lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sapromesse. Je m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Nevous fiez pas trop à celles qu’il indique, me réponditBrichot&|160;; l’ouvrage, qui est à la Raspelière et que je me suisamusé à feuilleter, ne me dit rien qui vaille&|160;; il fourmilled’erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot Bricqentre dans la formation d’une quantité de noms de lieux de nosenvirons. Le brave ecclésiastique a eu l’idée passablementbiscornue qu’il vient de Briga, hauteur, lieu fortifié. Ille voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges,Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand,Brion, etc… Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir detraverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le boisde la hauteur, Bricqueville l’habitation de la hauteur, Bricquebec,où nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver àMaineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du toutcela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois quisignifie tout simplement&|160;: un pont. De même quefleur, que le protégé de Mme de Cambremer sedonne une peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinavesfloi, flo, tantôt au mot irlandais ae etaer, est au contraire, à n’en point douter, lefiord des Danois et signifie&|160;: port. De mêmel’excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu,qui avoisine la Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux(vetus). Il est certain que le mot de vieux ajoué un grand rôle dans la toponymie de cette région.Vieux vient généralement de vadum et signifie ungué, comme au lieu dit&|160;: les Vieux. C’est ce que les Anglaisappelaient «&|160;ford&|160;» (Oxford, Hereford). Mais, dans le casparticulier, vieux vient non pas de vetus, maisde vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d’iciSottevast, le vast de Setold&|160;; Brillevast, le vast de Berold.Je suis d’autant plus certain de l’erreur du curé, queSaint-Martin-le-Vieux s’est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gastet même Saint-Martin-de-Terregate. Or le v et leg dans ces mots sont la même lettre. On dit&|160;:dévaster mais aussi&|160;: gâcher. Jachères et gâtines (du hautallemand wastinna) ont ce même sens&|160;: Terregate c’estdonc terra vastata. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soitqui mal y pense) Saint-Merd, c’est Saint-Medardus, qui est tantôtSaint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas.Il ne faut du reste pas oublier que, tout près d’ici, des lieux,portant ce même nom de Mars, attestent simplement une originepaïenne (le dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais que le sainthomme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sonten particulier fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter(Jeumont). Votre curé n’en veut rien voir et, en revanche, partoutoù le christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il apoussé son voyage jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors quec’est Locus sancti Tudeni, et n’a pas davantage, dansSammarçoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé,continua Brichot, en voyant qu’il m’intéressait, fait venir lesmots en hon, home, holm, du mot holl (hullus),colline, alors qu’il vient du norois holm, île, que vousconnaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce pays-ci est sirépandu, la Houlme. Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme,Quettehon, etc.&|160;» Ces noms me firent penser au jour oùAlbertine avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deuxde ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et où elle m’avaitensuite proposé de dîner ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin,nous allions y passer dans un instant. «&|160;Est-ce que Néhomme,demandai-je, n’est pas près de Carquethuit et de Clitourps&|160;? –Parfaitement, Néhomme c’est le holm, l’île ou presqu’île du fameuxvicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuitet Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le protégé deMme de Cambremer, l’occasion d’autres erreurs. Sansdoute il voit bien que carque, c’est une église, laKirche des Allemands. Vous connaissez Querqueville, sansparler de Dunkerque. Car mieux vaudrait alors nous arrêter à cefameux mot de Dun qui, pour les Celtes, signifiait uneélévation. Et cela vous le retrouverez dans toute la France. Votreabbé s’hypnotisait devant Duneville repris dansl’Eure-et-Loir&|160;; il eût trouvé Châteaudun, Dun-le-Roi dans leCher&|160;; Duneau dans la Sarthe&|160;; Dun dans l’Ariège&|160;;Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui faitcommettre une curieuse erreur en ce qui concerne Doville, où nousdescendrons et où nous attendent les confortables voitures deMme Verdurin. Doville, en latin donvilla,dit-il. En effet Doville est au pied de grandes hauteurs. Votrecuré, qui sait tout, sent tout de même qu’il a fait une bévue. Il alu, en effet, dans un ancien Fouillé Domvilla. Alors il serétracte&|160;; Douville, selon lui, est un fief de l’Abbé,Domino Abbati, du mont Saint-Michel. Il s’en réjouit, cequi est assez bizarre quand on pense à la vie scandaleuse que,depuis le Capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte, on menaitau mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus extraordinaireque de voir le roi de Danemark suzerain de toute cette côte où ilfaisait célébrer beaucoup plus le culte d’Odin que celui du Christ.D’autre part, la supposition que l’n a été changée enm ne me choque pas et exige moins d’altération que le trèscorrect Lyon qui, lui aussi, vient de Dun (Lugdunum). Maisenfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Douville, maisDoville, Eudonis Villa, le village d’Eudes. Douvilles’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour laTerre-Sainte&|160;; au moment de partir il fit remise de l’église àl’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés&|160;: levillage prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais j’ajoute quela toponymie, où je suis d’ailleurs fort ignare, n’est pas unescience exacte&|160;; si nous n’avions ce témoignage historique,Douville pourrait fort bien venir d’Ouville, c’est-à-dire&|160;:les Eaux. Les formes en ai (Aigues-Mortes), deaqua, se changent fort souvent en eu, enou. Or il y avait tout près de Douville des eauxrenommées, Carquebut. Vous pensez que le curé était trop content detrouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays sembleavoir été assez difficile à évangéliser, puisqu’il a fallu que s’yreprissent successivement saint Ursal, saint Gofroi, saintBarsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel passa enfin la mainaux moines de Beaubec. Mais pour tuit l’auteur se trompe,il y voit une forme de toft, masure, comme dans Criquetot,Ectot, Yvetot, alors que c’est le thveit, essart,défrichement, comme dans Braquetuit, le Thuit, Regnetuit, etc. Demême, s’il reconnaît dans Clitourps le thorp normand, quiveut dire&|160;: village, il veut que la première partie du nomdérive de clivus, pente, alors qu’elle vient decliff, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moinsde son ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu’on soit,faut-il nier l’évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour leprêtre romain si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence Toot,archevêque de Dublin&|160;? Mais plus que le sentiment patriotique,le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre des erreursgrossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de laRaspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer etMontmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n’a pas commisd’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin Grania, engrec crêné, signifie&|160;: étangs, marais&|160;; combiende Cresmays, de Croen, de Gremeville, de Lengronne, ne pourrait-onpas citer&|160;? Mais pour Montmartin, votre prétendu linguisteveut absolument qu’il s’agisse de paroisses dédiées à saint Martin.Il s’autorise de ce que le saint est leur patron, mais ne se rendpas compte qu’il n’a été pris pour tel qu’après coup&|160;; ouplutôt il est aveuglé par sa haine du paganisme&|160;; il ne veutpas voir qu’on aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le montSaint-Michel, s’il s’était agi de saint Martin, tandis que le nomde Montmartin s’applique, de façon beaucoup plus païenne, à destemples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne possédons pas,il est vrai, d’autres vestiges, mais que la présence incontestée,dans le voisinage, de vastes camps romains rendrait des plusvraisemblables même sans le nom de Montmartin qui tranche le doute.Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à laRaspelière n’est pas des mieux faits.&|160;» J’objectai qu’àCombray le curé nous avait appris souvent des étymologiesintéressantes. «&|160;Il était probablement mieux sur son terrain,le voyage en Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas guéri,ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est repartirhumatisant. – Ah&|160;! c’est la faute à la neurasthénie. Il esttombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit mon bonmaître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que laneurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la philologie,la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et laguérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme&|160;? –Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formesvicariantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l’une à l’autrepar métastase. – L’éminent professeur, dit Brichot, s’exprime, Dieume pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu’eutpu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire&|160;! Àmoi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey national… &|160;» Mais ilne put achever sa phrase. Le professeur venait de sursauter et depousser un hurlement&|160;: «&|160;Nom de d’là, s’écria-t-il enpassant enfin au langage articulé, nous avons passé Maineville(hé&|160;! hé&|160;!) et même Renneville.&|160;» Il venait de voirque le train s’arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous lesvoyageurs descendaient. «&|160;Ils n’ont pas dû pourtant brûlerl’arrêt. Nous n’aurons pas fait attention en parlant des Cambremer.– Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire «&|160;une bonnechose&|160;», dit Cottard qui avait pris en affection cetteexpression usitée dans certains milieux médicaux. La princesse doitêtre dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera montée dansun autre compartiment. Allons à sa recherche. Pourvu que tout celan’aille pas amener de grabuge&|160;!&|160;» Et il nous emmena tousà la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans lecoin d’un wagon vide, en train de lire la Revue desDeux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, parpeur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de resterdans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pourdonner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lirequand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnusaussitôt&|160;; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situationmais n’en était pas moins d’une grande naissance, qui en tout casétait la perle d’un salon comme celui des Verdurin, c’était la dameque, dans le même train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir êtreune tenancière de maison publique. Sa personnalité sociale, siincertaine, me devint claire aussitôt quand je sus son nom, commequand, après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le motqui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui, pour lespersonnes, est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était lapersonne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir àtrouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante quede lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigmeproposée dans la précédente livraison. Les grands restaurants, lescasinos, les «&|160;tortillards&|160;» sont le musée des famillesde ces énigmes sociales. «&|160;Princesse, nous vous aurons manquéeà Maineville&|160;! Vous permettez que nous prenions place dansvotre compartiment&|160;? – Mais comment donc&|160;», fit laprincesse qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulementalors de sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus,quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la présencede qui elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir. Cottard,réfléchissant à ce que le fait d’être invité avec les Cambremerétait pour moi une recommandation suffisante, prit, au bout d’unmoment, la décision de me présenter à la princesse, laquelles’inclina avec une grande politesse, mais eut l’air d’entendre monnom pour la première fois. «&|160;Cré nom, s’écria le docteur, mafemme a oublié de faire changer les boutons de mon gilet blanc.Ah&|160;! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous mariez jamais,voyez-vous&|160;», me dit-il. Et comme c’était une desplaisanteries qu’il jugeait convenables quand on n’avait rien àdire, il regarda du coin de l’œil la princesse et les autresfidèles, qui, parce qu’il était professeur et académicien,sourirent en admirant sa bonne humeur et son absence de morgue. Laprincesse nous apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Ilavait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendraitce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvéà Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec quielle avait déjeuné le matin, nous dit-elle d’une voix rapide où leroulement des r, de l’accent russe, était doucementmarmonné au fond de la gorge, comme si c’étaient non des rmais des l. «&|160;Ah&|160;! vous avez déjeuné ce matinavec elle, dit Cottard à la princesse&|160;; mais en me regardant,car ces paroles avaient pour but de me montrer combien la princesseétait intime avec la Patronne. Vous êtes une fidèle, vous&|160;! –Oui, j’aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant,tout simple, pas snob et où on a de l’esplit jusqu’au bout desongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû perdre mon billet, je ne leretrouve pas&|160;», s’écria Cottard sans s’inquiéter d’ailleursoutre mesure. Il savait qu’à Douville, où deux landaus allaientnous attendre, l’employé le laisserait passer sans billet et nes’en découvrirait que plus bas afin de donner par ce salutl’explication de son indulgence, à savoir qu’il avait bien reconnuen Cottard un habitué des Verdurin. «&|160;On ne me mettra pas à lasalle de police pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez,Monsieur, demandai-je à Brichot, qu’il y avait près d’ici des eauxrenommées&|160;; comment le sait-on&|160;? – Le nom de la stationsuivante l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelleFervaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dil&|160;», grommelala princesse, d’un ton dont elle m’aurait dit pargentillesse&|160;: «&|160;Il nous embête, n’est-cepas&|160;?&|160;» «&|160;Mais, princesse, Fervaches veut dire, eauxchaudes, fervidae aquae… Mais à propos du jeunevioloniste, continua Brichot, j’oubliais, Cottard, de vous parlerde la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre,l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient demourir&|160;? C’est effrayant. – Il était encore jeune, réponditCottard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, ildevait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue têtedepuis quelque temps. – Mais il n’était pas si jeune, ditBrichot&|160;; du temps où Elstir et Swann allaient chezMme Verdurin, Dechambre était déjà une notoriétéparisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à l’étranger lebaptême du succès. Ah&|160;! il n’était pas un adepte de l’Évangileselon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez, il ne pouvait allerchez Mme Verdurin à ce moment-là, il était encore ennourrice. – Mais, à moins que ma vieille mémoire ne soit infidèle,il me semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pourSwann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutaitguère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de notreOdette nationale. – C’est impossible, la sonate de Vinteuil a étéjouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’yallait plus&|160;», dit le docteur qui, comme les gens quitravaillent beaucoup et croient retenir beaucoup de choses qu’ilsse figurent être utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leurpermet de s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont rien àfaire. «&|160;Vous faites tort à vos connaissances, vous n’êtespourtant pas ramolli&|160;», dit en souriant le docteur. Brichotconvint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Ce nomm’intriguait. «&|160;Comme j’aimerais savoir ce que veulent diretous ces noms, dis-je à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, ille sait peut-être. – Mais la Sogne, c’est la Cicogne,Siconia&|160;», répondit Brichot que je brûlaisd’interroger sur bien d’autres noms.

Oubliant qu’elle tenait à son «&|160;coin&|160;», MmeSherbatoff m’offrit aimablement de changer de place avec moi pourque je pusse mieux causer avec Brichot à qui je voulais demanderd’autres étymologies qui m’intéressaient, et elle assura qu’il luiétait indifférent de voyager en avant, en arrière, debout, etc…Elle restait sur la défensive tant qu’elle ignorait les intentionsdes nouveaux venus, mais quand elle avait reconnu que celles-ciétaient aimables, elle cherchait de toutes manières à faire plaisirà chacun. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne,laquelle étant située à peu près à égale distance du village deFéterne et de celui de Doville, portait, à cause de cetteparticularité, leurs deux noms. «&|160;Saperlipopette, s’écria ledocteur Cottard, quand nous fûmes devant la barrière où on prenaitles billets et feignant seulement de s’en apercevoir, je ne peuxpas retrouver mon ticket, j’ai dû le perdre.&|160;» Mais l’employé,ôtant sa casquette, assura que cela ne faisait rien et souritrespectueusement. La princesse (donnant des explications au cocher,comme eût fait une espèce de dame d’honneur de MmeVerdurin, laquelle, à cause des Cambremer, n’avait pu venir à lagare, ce qu’elle faisait du reste rarement) me prit, ainsi queBrichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent ledocteur, Saniette et Ski.

Le cocher, bien que tout jeune, était le premier cocher desVerdurin, le seul qui fût vraiment cocher en titre&|160;; il leurfaisait faire, dans le jour, toutes leurs promenades car ilconnaissait tous les chemins, et le soir allait chercher etreconduire ensuite les fidèles. Il était accompagné d’extras (qu’ilchoisissait) en cas de nécessité. C’était un excellent garçon,sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où leregard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile,même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux caril avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme,chez les Verdurin. Nous traversâmes d’abord Doville. Des mamelonsherbus y descendaient jusqu’à la mer en amples pâtés auxquels lasaturation de l’humidité et du sel donnent une épaisseur, unmœlleux, une vivacité de tons extrêmes. Les îlots et les découpuresde Rivebelle, beaucoup plus rapprochés ici qu’à Balbec, donnaient àcette partie de la mer l’aspect nouveau pour moi d’un plan enrelief. Nous passâmes devant de petits chalets loués presque touspar des peintres&|160;; nous prîmes un sentier où des vaches enliberté, aussi effrayées que nos chevaux, nous barrèrent dixminutes le passage, et nous nous engageâmes dans la route de lacorniche. «&|160;Mais, par les dieux immortels, demanda tout à coupBrichot, revenons à ce pauvre Dechambre&|160;; croyez-vous queMme Verdurin sache&|160;? Lui a-t-ondit&|160;?&|160;» Mme Verdurin, comme presquetous les gens du monde, justement parce qu’elle avait besoin de lasociété des autres, ne pensait plus un seul jour à eux aprèsqu’étant morts, ils ne pouvaient plus venir aux mercredis, ni auxsamedis, ni dîner en robe de chambre. Et on ne pouvait pas dire dupetit clan, image en cela de tous les salons, qu’il se composait deplus de morts que de vivants, vu que, dès qu’on était mort, c’étaitcomme si on n’avait jamais existé. Mais pour éviter l’ennui d’avoirà parler des défunts, voire de suspendre les dîners, choseimpossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignaitque la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dansl’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. D’ailleurs, etpeut-être justement parce que la mort des autres lui semblait unaccident si définitif et si vulgaire, la pensée de la sienne proprelui faisait horreur et il fuyait toute réflexion pouvant s’yrapporter. Quant à Brichot, comme il était très brave homme etparfaitement dupe de ce que M. Verdurin disait de sa femme, ilredoutait pour son amie les émotions d’un pareil chagrin.«&|160;Oui, elle sait tout depuis ce matin, dit laprincesse, on n’a pas pu lui cacher. – Ah&|160;! milletonnerres de Zeus, s’écria Brichot, ah&|160;! ça a dû être un coupterrible, un ami de vingt-cinq ans&|160;! En voilà un qui était desnôtres&|160;! – Évidemment, évidemment, que voulez-vous, ditCottard. Ce sont des circonstances toujours pénibles&|160;; maisMme Verdurin est une femme forte, c’est une cérébraleencore plus qu’une émotive. – Je ne suis pas tout à fait de l’avisdu docteur, dit la princesse, à qui décidément son parler rapide,son accent murmuré, donnait l’air à la fois boudeur et mutin.Mme Verdurin, sous une apparence froide, cache destrésors de sensibilité. M. Verdurin m’a dit qu’il avait eu beaucoupde peine à l’empêcher d’aller à Paris pour la cérémonie&|160;; il aété obligé de lui faire croire que tout se ferait à la campagne. –Ah&|160;! diable, elle voulait aller à Paris. Mais je sais bien quec’est une femme de cœur, peut-être de trop de cœur même. PauvreDechambre&|160;! Comme le disait Mme Verdurin il n’y apas deux mois&|160;: «&|160;À côté de lui Planté, Paderewski,Risler même, rien ne tient.&|160;» Ah&|160;! il a pu dire plusjustement que ce m’as-tu vu de Néron, qui a trouvé le moyen derouler la science allemande elle-même&|160;: «&|160;Qualisartifex pereo&|160;!&|160;» Mais lui, du moins, Dechambre, adû mourir dans l’accomplissement du sacerdoce, en odeur de dévotionbeethovenienne&|160;; et bravement, je n’en doute pas&|160;; enbonne justice, cet officiant de la musique allemande aurait méritéde trépasser en célébrant la messe en ré. Mais il était,au demeurant, homme à accueillir la camarde avec un trille, car cetexécutant de génie retrouvait parfois, dans son ascendance deChampenois parisianisé, des crâneries et des élégances degarde-française.&|160;»

De la hauteur où nous étions déjà, la mer n’apparaissait plus,ainsi que de Balbec, pareille aux ondulations de montagnessoulevées, mais, au contraire, comme apparaît d’un pic, ou d’uneroute qui contourne la montagne, un glacier bleuâtre, ou une plaineéblouissante, situés à une moindre altitude. Le déchiquetage desremous y semblait immobilisé et avoir dessiné pour toujours leurscercles concentriques&|160;; l’émail même de la mer, qui changeaitinsensiblement de couleur, prenait vers le fond de la baie, où secreusait un estuaire, la blancheur bleue d’un lait où de petitsbacs noirs qui n’avançaient pas semblaient empêtrés comme desmouches. Il ne me semblait pas qu’on pût découvrir de nulle part untableau plus vaste. Mais à chaque tournant une partie nouvelle s’yajoutait, et quand nous arrivâmes à l’octroi de Doville, l’éperonde falaise qui nous avait caché jusque-là une moitié de la baierentra, et je vis tout à coup à ma gauche un golfe aussi profondque celui que j’avais eu jusque-là devant moi, mais dont ilchangeait les proportions et doublait la beauté. L’air à ce pointsi élevé devenait d’une vivacité et d’une pureté qui m’enivraient.J’aimais les Verdurin&|160;; qu’ils nous eussent envoyé une voitureme semblait d’une bonté attendrissante. J’aurais voulu embrasser laprincesse. Je lui dis que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.Elle fit profession d’aimer aussi ce pays plus que tout autre. Maisje sentais bien que, pour elle comme pour les Verdurin, la grandeaffaire était non de le contempler en touristes, mais d’y faire debons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écriredes lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sabeauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leurpréoccupation.

De l’octroi, la voiture s’étant arrêtée pour un instant à unetelle hauteur au-dessus de la mer que, comme d’un sommet, la vue dugouffre bleuâtre donnait presque le vertige, j’ouvris lecarreau&|160;; le bruit distinctement perçu de chaque flot qui sebrisait avait, dans sa douceur et dans sa netteté, quelque chose desublime. N’était-il pas comme un indice de mensuration qui,renversant nos impressions habituelles, nous montre que lesdistances verticales peuvent être assimilées aux distanceshorizontales, au contraire de la représentation que notre esprits’en fait d’habitude&|160;; et que, rapprochant ainsi de nous leciel, elles ne sont pas grandes&|160;; qu’elles sont même moinsgrandes pour un bruit qui les franchit, comme faisait celui de cespetits flots, car le milieu qu’il a à traverser est plus pur&|160;?Et, en effet, si on reculait seulement de deux mètres en arrière del’octroi, on ne distinguait plus ce bruit de vagues auquel deuxcents mètres de falaise n’avaient pas enlevé sa délicate,minutieuse et douce précision. Je me disais que ma grand’mèreaurait eu pour lui cette admiration que lui inspiraient toutes lesmanifestations de la nature ou de l’art dans la simplicitédesquelles on lit la grandeur. Mon exaltation était à son comble etsoulevait tout ce qui m’entourait. J’étais attendri que lesVerdurin nous eussent envoyé chercher à la gare. Je le dis à laprincesse, qui parut trouver que j’exagérais beaucoup une si simplepolitesse. Je sais qu’elle avoua plus tard à Cottard qu’elle metrouvait bien enthousiaste&|160;; il lui répondit que j’étais tropémotif et que j’aurais eu besoin de calmants et de faire du tricot.Je faisais remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petitemaison croulant sous ses roses, je lui faisais tout admirer,j’aurais voulu la serrer elle-même contre mon cœur. Elle me ditqu’elle voyait que j’étais doué pour la peinture, que je devraisdessiner, qu’elle était surprise qu’on ne me l’eût pas encore dit.Et elle confessa qu’en effet ce pays était pittoresque. Noustraversâmes, perché sur la hauteur, le petit villaged’Englesqueville (Engleberti Villa), nous dit Brichot.«&|160;Mais êtes-vous bien sûr que le dîner de ce soir a lieu,malgré la mort de Dechambre, princesse&|160;? ajouta-t-il sansréfléchir que la venue à la gare des voitures dans lesquelles nousétions était déjà une réponse. – Oui, dit la princesse, M. Verdurina tenu à ce qu’il ne soit pas remis, justement pour empêcher safemme de «&|160;penser&|160;». Et puis, après tant d’années qu’ellen’a jamais manqué de recevoir un mercredi, ce changement dans seshabitudes aurait pu l’impressionner. Elle est très nerveuse cestemps-ci. M. Verdurin était particulièrement heureux que vousveniez dîner ce soir parce qu’il savait que ce serait une grandedistraction pour Mme Verdurin, dit la princesse,oubliant sa feinte de ne pas avoir entendu parler de moi. Je croisque vous ferez bien de ne parler de rien devantMme Verdurin, ajouta la princesse. – Ah&|160;! vousfaites bien de me le dire, répondit naïvement Brichot. Jetransmettrai la recommandation à Cottard.&|160;» La voitures’arrêta un instant. Elle repartit, mais le bruit que faisaient lesroues dans le village avait cessé. Nous étions entrés dans l’alléed’honneur de la Raspelière où M. Verdurin nous attendait au perron.«&|160;J’ai bien fait de mettre un smoking, dit-il, en constatantavec plaisir que les fidèles avaient le leur, puisque j’ai deshommes si chics.&|160;» Et comme je m’excusais de mon veston&|160;:«&|160;Mais, voyons, c’est parfait. Ici ce sont des dîners decamarades. Je vous offrirais bien de vous prêter un des messmokings mais il ne vous irait pas.&|160;» Le shake handplein d’émotion que, en pénétrant dans le vestibule de laRaspelière, et en manière de condoléances pour la mort du pianiste,Brichot donna au Patron ne provoqua de la part de celui-ci aucuncommentaire. Je lui dis mon admiration pour ce pays.«&|160;Ah&|160;! tant mieux, et vous n’avez rien vu, nous vous lemontrerons. Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter quelquessemaines ici&|160;? l’air est excellent.&|160;» Brichot craignaitque sa poignée de mains n’eût pas été comprise. «&|160;Hébien&|160;! ce pauvre Dechambre&|160;! dit-il, mais à mi-voix, dansla crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. – C’estaffreux, répondit allègrement M. Verdurin. – Si jeune&|160;»,reprit Brichot. Agacé de s’attarder à ces inutilités, M. Verdurinrépliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non dechagrin, mais d’impatience irritée&|160;: «&|160;Hé bien oui, maisqu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pasnos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas&|160;?&|160;» Et ladouceur lui revenant avec la jovialité&|160;: «&|160;Allons, monbrave Brichot, posez vite vos affaires. Nous avons unebouillabaisse qui n’attend pas. Surtout, au nom du ciel, n’allezpas parler de Dechambre à Mme Verdurin&|160;! Vous savezqu’elle cache beaucoup ce qu’elle ressent, mais elle a unevéritable maladie de la sensibilité. Non, mais je vous jure, quandelle a appris que Dechambre était mort, elle a presquepleuré&|160;», dit M. Verdurin d’un ton profondément ironique. Àl’entendre on aurait dit qu’il fallait une espèce de démence pourregretter un ami de trente ans, et d’autre part on devinait quel’union perpétuelle de M. Verdurin avec sa femme n’allait pas, dela part de celui-ci, sans qu’il la jugeât toujours et qu’ellel’agaçât souvent. «&|160;Si vous lui en parlez elle va encore serendre malade. C’est déplorable, trois semaines après sa bronchite.Dans ces cas-là, c’est moi qui suis le garde-malade. Vous comprenezque je sors d’en prendre. Affligez-vous sur le sort de Dechambredans votre cœur tant que vous voudrez. Pensez-y, mais n’en parlezpas. J’aimais bien Dechambre, mais vous ne pouvez pas m’en vouloird’aimer encore plus ma femme. Tenez, voilà Cottard, vous allezpouvoir lui demander.&|160;» Et en effet, il savait qu’un médecinde la famille sait rendre bien des petits services, comme deprescrire par exemple qu’il ne faut pas avoir de chagrin.

Cottard, docile, avait dit à la Patronne&|160;:«&|160;Bouleversez-vous comme ça et vous me ferez demain39 de fièvre&|160;», comme il aurait dit à la cuisinière&|160;:«&|160;Vous me ferez demain du ris de veau.&|160;» La médecine,faute de guérir, s’occupe à changer le sens des verbes et despronoms.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré lesrebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pasdéserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et sonmari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à quiles grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. Onavait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec samaîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Maisl’occasion ne s’en présentait pas tous les jours. Tandis que, grâceà sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et viteaffolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi,de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des parolesaimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, aurégiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin depouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et delui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper.«&|160;Surtout, rappela Cottard à Brichot qui n’avait pas entenduM. Verdurin, motus devant Mme Verdurin. – Soyezsans crainte, ô Cottard, vous avez affaire à un sage, comme ditThéocrite. D’ailleurs M. Verdurin a raison, à quoi servent nosplaintes, ajouta-t-il, car, capable d’assimiler des formes verbaleset les idées qu’elles amenaient en lui, mais n’ayant pas definesse, il avait admiré dans les paroles de M. Verdurin le pluscourageux stoïcisme. N’importe, c’est un grand talent quidisparaît. – Comment, vous parlez encore de Dechambre&|160;? dit M.Verdurin qui nous avait précédés et qui, voyant que nous ne lesuivions pas, était revenu en arrière. Écoutez, dit-il à Brichot,il ne faut d’exagération en rien. Ce n’est pas une raison parcequ’il est mort pour en faire un génie qu’il n’était pas. Il jouaitbien, c’est entendu, il était surtout bien encadré ici&|160;;transplanté, il n’existait plus. Ma femme s’en était engouée etavait fait sa réputation. Vous savez comme elle est. Je dirai plus,dans l’intérêt même de sa réputation il est mort au bon moment, àpoint, comme les demoiselles de Caen, grillées selon les recettesincomparables de Pampille, vont l’être, j’espère (à moins que vousne vous éternisiez par vos jérémiades dans cette kasbah ouverte àtous les vents). Vous ne voulez tout de même pas nous faire crevertous parce que Dechambre est mort et quand, depuis un an, il étaitobligé de faire des gammes avant de donner un concert, pourretrouver momentanément, bien momentanément, sa souplesse. Dureste, vous allez entendre ce soir, ou du moins rencontrer, car cemâtin-là délaisse trop souvent après dîner l’art pour les cartes,quelqu’un qui est un autre artiste que Dechambre, un petit que mafemme a découvert (comme elle avait découvert Dechambre, etPaderewski et le reste)&|160;: Morel. Il n’est pas encore arrivé,ce bougre-là. Je vais être obligé d’envoyer une voiture au derniertrain. Il vient avec un vieil ami de sa famille qu’il a retrouvé etqui l’embête à crever, mais sans qui il aurait été obligé, pour nepas avoir de plaintes de son père, de rester sans cela à Doncièresà lui tenir compagnie&|160;: le baron de Charlus.&|160;» Lesfidèles entrèrent. M. Verdurin, resté en arrière avec moi pendantque j’ôtais mes affaires, me prit le bras en plaisantant, commefait à un dîner un maître de maison qui n’a pas d’invitée à vousdonner à conduire. «&|160;Vous avez fait bon voyage&|160;? – Oui,M. Brichot m’a appris des choses qui m’ont beaucoupintéressé&|160;», dis-je en pensant aux étymologies et parce quej’avais entendu dire que les Verdurin admiraient beaucoup Brichot.«&|160;Cela m’aurait étonné qu’il ne vous eût rien appris, me ditM. Verdurin, c’est un homme si effacé, qui parle si peu des chosesqu’il sait.&|160;» Ce compliment ne me parut pas très juste.«&|160;Il a l’air charmant, dis-je. – Exquis, délicieux, pas pionpour un sou, fantaisiste, léger, ma femme l’adore, moiaussi&|160;!&|160;» répondit M. Verdurin sur un ton d’exagérationet de réciter une leçon. Alors seulement je compris que ce qu’ilm’avait dit de Brichot était ironique. Et je me demandai si M.Verdurin, depuis le temps lointain dont j’avais entendu parler,n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.

Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurinconsentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourgSaint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlaitjamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doutepour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, maisplatoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimuléespar les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelquemalveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs,connues à peine de quelques intimes, étaient au contrairejournellement décriées loin du milieu où il vivait, comme certainscoups de canon qu’on n’entend qu’après l’interférence d’une zonesilencieuse. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes oùil passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grandesituation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées,par un phénomène analogue à celui qui, dans le peuple roumain, faitque le nom de Ronsard est connu comme celui d’un grand seigneur,tandis que son œuvre poétique y est inconnue. Bien plus, lanoblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur. De même, sidans le monde des peintres, des comédiens, M. de Charlus avait simauvaise réputation, cela tenait à ce qu’on le confondait avec uncomte Leblois de Charlus, qui n’avait même pas la moindre parentéavec lui, ou extrêmement lointaine, et qui avait été arrêté,peut-être par erreur, dans une descente de police restée fameuse.En somme, toutes les histoires qu’on racontait sur M. de Charluss’appliquaient au faux. Beaucoup de professionnels juraient avoireu des relations avec M. de Charlus et étaient de bonne foi,croyant que le faux Charlus était le vrai, et le faux peut-êtrefavorisant, moitié par ostentation de noblesse, moitié pardissimulation de vice, une confusion qui, pour le vrai (le baronque nous connaissons), fut longtemps préjudiciable, et ensuite,quand il eut glissé sur sa pente, devint commode, car à lui aussielle permit de dire&|160;: «&|160;Ce n’est pas moi.&|160;»Actuellement, en effet, ce n’était pas de lui qu’on parlait. Enfin,ce qui ajoutait, à la fausseté des commentaires d’un fait vrai (lesgoûts du baron), il avait été l’ami intime et parfaitement pur d’unauteur qui, dans le monde des théâtres, avait, on ne sait pourquoi,cette réputation et ne la méritait nullement. Quand on lesapercevait à une première ensemble, on disait&|160;: «&|160;Voussavez&|160;», de même qu’on croyait que la duchesse de Guermantesavait des relations immorales avec la princesse de Parme&|160;;légende indestructible, car elle ne se serait évanouie qu’à uneproximité de ces deux grandes dames où les gens qui la répétaientn’atteindraient vraisemblablement jamais qu’en les lorgnant authéâtre et en les calomniant auprès du titulaire du fauteuilvoisin. Des mœurs de M. de Charlus le sculpteur concluait, avecd’autant moins d’hésitation, que la situation mondaine du barondevait être aussi mauvaise, qu’il ne possédait sur la famille àlaquelle appartenait M. de Charlus, sur son titre, sur son nom,aucune espèce de renseignement. De même que Cottard croyait quetout le monde sait que le titre de docteur en médecine n’est rien,celui d’interne des hôpitaux quelque chose, les gens du monde setrompent en se figurant que tout le monde possède sur l’importancesociale de leur nom les mêmes notions qu’eux-mêmes et les personnesde leur milieu.

Le prince d’Agrigente passait pour un «&|160;rasta&|160;» auxyeux d’un chasseur de cercle à qui il devait vingt-cinq louis, etne reprenait son importance que dans le faubourg Saint-Germain oùil avait trois sœurs duchesses, car ce ne sont pas sur les gensmodestes, aux yeux de qui il compte peu, mais sur les gensbrillants, au courant de ce qu’il est, que fait quelque effet legrand seigneur. M. de Charlus allait, du reste, pouvoir se rendrecompte, dès le soir même, que le Patron avait sur les plusillustres familles ducales des notions peu approfondies. Persuadéque les Verdurin allaient faire un pas de clerc en laissants’introduire dans leur salon si «&|160;select&|160;» un individutaré, le sculpteur crut devoir prendre à part la Patronne.«&|160;Vous faites entièrement erreur, d’ailleurs je ne croisjamais ces choses-là, et puis, quand ce serait vrai, je vous diraique ce ne serait pas très compromettant pour moi&|160;!&|160;» luirépondit Mme Verdurin, furieuse, car, Morel étant leprincipal élément des mercredis, elle tenait avant tout à ne pas lemécontenter. Quant à Cottard il ne put donner d’avis, car il avaitdemandé à monter un instant «&|160;faire une petitecommission&|160;» dans le «&|160;buen retiro&|160;» et à écrireensuite dans la chambre de M. Verdurin une lettre très pressée pourun malade.

Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait penséqu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidité,comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit clan.C’était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec quelquechose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à papier enébène.

Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immensesalon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs deschamps, cueillis le jour même, alternaient avec le même motif peinten camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste d’un goûtexquis, s’était levée un instant d’une partie qu’elle faisait avecun vieil ami, nous demanda la permission de la finir en deuxminutes et tout en causant avec nous. D’ailleurs, ce que je lui disde mes impressions ne lui fut qu’à demi agréable. D’abord j’étaisscandalisé de voir qu’elle et son mari rentraient tous les jourslongtemps avant l’heure de ces couchers de soleil qui passaientpour si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la terrasse dela Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des lieues.«&|160;Oui, c’est incomparable, dit légèrement MmeVerdurin en jetant un coup d’œil sur les immenses croisées quifaisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps,nous ne nous en lassons pas&|160;», et elle ramena ses regards versses cartes. Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je meplaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstirm’avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient tant decouleurs. «&|160;Ah&|160;! vous ne pouvez pas les voir d’ici, ilfaudrait aller au bout du parc, à la «&|160;Vue de la baie&|160;».Du banc qui est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vousne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous yconduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement. – Mais non,voyons, tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autrejour, tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra lavue de la baie une autre fois.&|160;» Je n’insistai pas, et jecompris qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleilcouchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger,comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais,justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière toutemeublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux&|160;;leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de sepromener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agréables amis àqui ils faisaient faire d’amusantes parties de billard, de bonsrepas, de joyeux goûters. Je vis cependant plus tard avec quelleintelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faireà leurs hôtes des promenades aussi «&|160;inédites&|160;» que lamusique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs de laRaspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons,les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était sigrand, que ceux qui ne le voyaient qu’à Paris et qui, eux,remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par desluxes citadins, pouvaient à peine comprendre l’idée que lui-même sefaisait de sa propre vie, et l’importance que ses joies luidonnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accruedu fait que les Verdurin étaient persuadés que la Raspelière,qu’ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde.Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à laRaspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela,les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu’il comportait(comme celles que l’audition de la Berma m’avait jadis causées) etdont je leur faisais l’aveu sincère.

«&|160;J’entends la voiture qui revient&|160;», murmura tout àcoup la Patronne. Disons en un mot que Mme Verdurin, endehors même des changements inévitables de l’âge, ne ressemblaitplus à ce qu’elle était au temps où Swann et Odette écoutaient chezelle la petite phrase. Même quand on la jouait, elle n’était plusobligée à l’air exténué d’admiration qu’elle prenait autrefois, carcelui-ci était devenu sa figure. Sous l’action des innombrablesnévralgies que la musique de Bach, de Wagner, de Vinteuil, deDebussy lui avait occasionnées, le front de Mme Verdurinavait pris des proportions énormes, comme les membres qu’unrhumatisme finit par déformer. Ses tempes, pareilles à deux bellessphères brûlantes, endolories et laiteuses, où roule immortellementl’Harmonie, rejetaient, de chaque côté, des mèches argentées, etproclamaient, pour le compte de la Patronne, sans que celle-ci eûtbesoin de parler&|160;: «&|160;Je sais ce qui m’attend cesoir.&|160;» Ses traits ne prenaient plus la peine de formulersuccessivement des impressions esthétiques trop fortes, car ilsétaient eux-mêmes comme leur expression permanente dans un visageravagé et superbe. Cette attitude de résignation aux souffrancestoujours prochaines infligées par le Beau, et du courage qu’il yavait eu à mettre une robe quand on relevait à peine de la dernièresonate, faisait que Mme Verdurin, même pour écouter laplus cruelle musique, gardait un visage dédaigneusement impassibleet se cachait même pour avaler les deux cuillerées d’aspirine.

«&|160;Ah&|160;! oui, les voici&|160;», s’écria M. Verdurin avecsoulagement en voyant la porte s’ouvrir sur Morel suivi de M. deCharlus. Celui-ci, pour qui dîner chez les Verdurin n’étaitnullement aller dans le monde, mais dans un mauvais lieu, étaitintimidé comme un collégien qui entre pour la première fois dansune maison publique et a mille respects pour la patronne. Aussi ledésir habituel qu’avait M. de Charlus de paraître viril et froidfut-il dominé (quand il apparut dans la porte ouverte) par cesidées de politesse traditionnelles qui se réveillent dès que latimidité détruit une attitude factice et fait appel aux ressourcesde l’inconscient. Quand c’est dans un Charlus, qu’il soitd’ailleurs noble ou bourgeois, qu’agit un tel sentiment depolitesse instinctive et atavique envers des inconnus, c’esttoujours l’âme d’une parente du sexe féminin, auxiliatrice commeune déesse ou incarnée comme un double, qui se charge del’introduire dans un salon nouveau et de modeler son attitudejusqu’à ce qu’il soit arrivé devant la maîtresse de maison. Teljeune peintre, élevé par une sainte cousine protestante, entrera latête oblique et chevrotante, les yeux au ciel, les mainscramponnées à un manchon invisible, dont la forme évoquée et laprésence réelle et tutélaire aideront l’artiste intimidé à franchirsans agoraphobie l’espace creusé d’abîmes qui va de l’antichambreau petit salon. Ainsi la pieuse parente dont le souvenir le guideaujourd’hui entrait il y a bien des années, et d’un air sigémissant qu’on se demandait quel malheur elle venait annoncerquand, à ses premières paroles, on comprenait, comme maintenantpour le peintre, qu’elle venait faire une visite de digestion. Envertu de cette même loi, qui veut que la vie, dans l’intérêt del’acte encore inaccompli, fasse servir, utilise, dénature, dans uneperpétuelle prostitution, les legs les plus respectables, parfoisles plus saints, quelquefois seulement les plus innocents du passé,et bien qu’elle engendrât alors un aspect différent, celui desneveux de Mme Cottard qui affligeait sa famille par sesmanières efféminées et ses fréquentations faisait toujours uneentrée joyeuse, comme s’il venait vous faire une surprise ou vousannoncer un héritage, illuminé d’un bonheur dont il eût été vain delui demander la cause qui tenait à son hérédité inconsciente et àson sexe déplacé. Il marchait sur les pointes, était sans doutelui-même étonné de ne pas tenir à la main un carnet de cartes devisites, tendait la main en ouvrant la bouche en cœur comme ilavait vu sa tante le faire, et son seul regard inquiet était pourla glace où il semblait vouloir vérifier, bien qu’il fût nu-tête,si son chapeau, comme avait un jour demandé Mme Cottardà Swann, n’était pas de travers. Quant à M. de Charlus, à qui lasociété où il avait vécu fournissait, à cette minute critique, desexemples différents, d’autres arabesques d’amabilité, et enfin lamaxime qu’on doit savoir dans certains cas, pour de simples petitsbourgeois, mettre au jour et faire servir ses grâces les plus rareset habituellement gardées en réserve, c’est en se trémoussant, avecmièvrerie et la même ampleur dont un enjuponnement eût élargi etgêné ses dandinements, qu’il se dirigea vers MmeVerdurin, avec un air si flatté et si honoré qu’on eût dit qu’êtreprésenté chez elle était pour lui une suprême faveur. Son visage àdemi incliné, où la satisfaction le disputait au comme il faut, seplissait de petites rides d’affabilité. On aurait cru voirs’avancer Mme de Marsantes, tant ressortait à ce momentla femme qu’une erreur de la nature avait mise dans le corps de M.de Charlus. Certes cette erreur, le baron avait durement peiné pourla dissimuler et prendre une apparence masculine. Mais à peine yétait-il parvenu que, ayant pendant le même temps gardé les mêmesgoûts, cette habitude de sentir en femme lui donnait une nouvelleapparence féminine, née celle-là non de l’hérédité, mais de la vieindividuelle. Et comme il arrivait peu à peu à penser, même leschoses sociales, au féminin, et cela sans s’en apercevoir, car cen’est pas qu’à force de mentir aux autres, mais aussi de se mentirà soi-même, qu’on cesse de s’apercevoir qu’on ment, bien qu’il eûtdemandé à son corps de rendre manifeste (au moment où il entraitchez les Verdurin) toute la courtoisie d’un grand seigneur, cecorps, qui avait bien compris ce que M. de Charlus avait cesséd’entendre, déploya, au point que le baron eût mérité l’épithète delady-like, toutes les séductions d’une grande dame. Au reste,peut-on séparer entièrement l’aspect de M. de Charlus du fait queles fils, n’ayant pas toujours la ressemblance paternelle, mêmesans être invertis et en recherchant des femmes, consomment dansleur visage la profanation de leur mère&|160;? Mais laissons ici cequi mériterait un chapitre à part&|160;: les mères profanées.

Bien que d’autres raisons présidassent à cette transformation deM. de Charlus et que des ferments purement physiques fissent«&|160;travailler chez lui&|160;» la matière, et passer peu à peuson corps dans la catégorie des corps de femme, pourtant lechangement que nous marquons ici était d’origine spirituelle. Àforce de se croire malade, on le devient, on maigrit, on n’a plusla force de se lever, on a des entérites nerveuses. À force depenser tendrement aux hommes on devient femme, et une robe posticheentrave vos pas. L’idée fixe peut modifier (aussi bien que, dansd’autres cas, la santé) dans ceux-là le sexe. Morel, qui lesuivait, vint me dire bonjour. Dès ce moment-là, à cause d’undouble changement qui se produisit en lui, il me donna(hélas&|160;! je ne sus pas assez tôt en tenir compte) une mauvaiseimpression. Voici pourquoi. J’ai dit que Morel, échappé de laservitude de son père, se complaisait en général à une familiaritéfort dédaigneuse. Il m’avait parlé, le jour où il m’avait apportéles photographies, sans même me dire une seule fois Monsieur, metraitant de haut en bas. Quelle fut ma surprise chez MmeVerdurin de le voir s’incliner très bas devant moi, et devant moiseul, et d’entendre, avant même qu’il eût prononcé d’autre parole,les mots de respect, de très respectueux – ces mots que je croyaisimpossibles à amener sous sa plume ou sur ses lèvres – à moiadressés. J’eus aussitôt l’impression qu’il avait quelque chose àme demander. Me prenant à part au bout d’une minute&|160;:«&|160;Monsieur me rendrait bien grand service, me dit-il, allantcette fois jusqu’à me parler à la troisième personne, en cachantentièrement à Mme Verdurin et à ses invités le genre deprofession que mon père a exercé chez son oncle. Il vaudrait mieuxdire qu’il était, dans votre famille, l’intendant de domaines sivastes, que cela le faisait presque l’égal de vos parents.&|160;»La demande de Morel me contrariait infiniment, non pas en cequ’elle me forçait à grandir la situation de son père, ce quim’était tout à fait égal, mais la fortune au moins apparente dumien, ce que je trouvais ridicule. Mais son air était simalheureux, si urgent que je ne refusai pas. «&|160;Non, avantdîner, dit-il d’un ton suppliant, Monsieur a mille prétextes pourprendre à part Mme Verdurin.&|160;» C’est ce que je fisen effet, en tâchant de rehausser de mon mieux l’éclat du père deMorel, sans trop exagérer le «&|160;train&|160;» ni les«&|160;biens au soleil&|160;» de mes parents. Cela passa comme unelettre à la poste, malgré l’étonnement de Mme Verdurinqui avait connu vaguement mon grand-père. Et comme elle n’avait pasde tact, haïssait les familles (ce dissolvant du petit noyau),après m’avoir dit qu’elle avait autrefois aperçu monarrière-grand-père et m’en avoir parlé comme de quelqu’un d’à peuprès idiot qui n’eût rien compris au petit groupe et qui, selon sonexpression, «&|160;n’en était pas&|160;», elle me dit&|160;:«&|160;C’est, du reste, si ennuyeux les familles, on n’aspire qu’àen sortir&|160;»&|160;; et aussitôt elle me raconta sur le père demon grand-père ce trait que j’ignorais, bien qu’à la maison j’eussesoupçonné (je ne l’avais pas connu, mais on parlait beaucoup delui) sa rare avarice (opposée à la générosité un peu trop fastueusede mon grand-oncle, l’ami de la dame en rose et le patron du pèrede Morel)&|160;: «&|160;Du moment que vos grands-parents avaient unintendant si chic, cela prouve qu’il y a des gens de toutes lescouleurs dans les familles. Le père de votre grand-père était siavare que, presque gâteux à la fin de sa vie – entre nous il n’ajamais été bien fort, vous les rachetez tous, – il ne se résignaitpas à dépenser trois sous pour son omnibus. De sorte qu’on avaitété obligé de le faire suivre, de payer séparément le conducteur,et de faire croire au vieux grigou que son ami, M. de Persigny,ministre d’État, avait obtenu qu’il circulât pour rien dans lesomnibus. Du reste, je suis très contente que le père denotre Morel ait été si bien. J’avais compris qu’il étaitprofesseur de lycée, ça ne fait rien, j’avais mal compris. Maisc’est de peu d’importance car je vous dirai qu’ici nousn’apprécions que la valeur propre, la contribution personnelle, ceque j’appelle la participation. Pourvu qu’on soit d’art, pourvu enun mot qu’on soit de la confrérie, le reste importe peu.&|160;» Lafaçon dont Morel en était – autant que j’ai pu l’apprendre – étaitqu’il aimait assez les femmes et les hommes pour faire plaisir àchaque sexe à l’aide de ce qu’il avait expérimenté sur l’autre –c’est ce qu’on verra plus tard. Mais ce qui est essentiel à direici, c’est que, dès que je lui eus donné ma parole d’intervenirauprès de Mme Verdurin, dès que je l’eus fait surtout,et sans retour possible en arrière, le «&|160;respect&|160;» deMorel à mon égard s’envola comme par enchantement, les formulesrespectueuses disparurent, et même pendant quelque temps ilm’évita, s’arrangeant pour avoir l’air de me dédaigner, de sorteque, si Mme Verdurin voulait que je lui disse quelquechose, lui demandasse tel morceau de musique, il continuait àparler avec un fidèle, puis passait à un autre, changeait de placesi j’allais à lui. On était obligé de lui dire jusqu’à trois ouquatre fois que je lui avais adressé la parole, après quoi il merépondait, l’air contraint, brièvement, à moins que nous nefussions seuls. Dans ce cas-là il était expansif, amical, car ilavait des parties de caractère charmantes. Je n’en conclus pasmoins de cette première soirée que sa nature devait être vile,qu’il ne reculait quand il le fallait devant aucune platitude,ignorait la reconnaissance. En quoi il ressemblait au commun deshommes. Mais comme j’avais en moi un peu de ma grand’mère et meplaisais à la diversité des hommes sans rien attendre d’eux ou leuren vouloir, je négligeai sa bassesse, je me plus à sa gaieté quandcela se présenta, même à ce que je crois avoir été une sincèreamitié de sa part quand, ayant fait tout le tour de ses faussesconnaissances de la nature humaine, il s’aperçut (par à-coups, caril avait d’étranges retours à sa sauvagerie primitive et aveugle)que ma douceur avec lui était désintéressée, que mon indulgence nevenait pas d’un manque de clairvoyance, mais de ce qu’il appelabonté, et surtout je m’enchantai à son art, qui n’était guèrequ’une virtuosité admirable mais me faisait (sans qu’il fût au sensintellectuel du mot un vrai musicien) réentendre ou connaître tantde belle musique. D’ailleurs un manager, M. de Charlus (chez quij’ignorais ces talents, bien que Mme de Guermantes, quil’avait connu fort différent dans leur jeunesse, prétendît qu’illui avait fait une sonate, peint un éventail, etc… ), modeste en cequi concernait ses vraies supériorités, mais de tout premier ordre,sut mettre cette virtuosité au service d’un sens artistiquemultiple et qu’il décupla. Qu’on imagine quelque artiste, purementadroit, des ballets russes, stylé, instruit, développé en tous senspar M. de Diaghilew.

Je venais de transmettre à Mme Verdurin le messagedont m’avait chargé Morel, et je parlais de Saint-Loup avec M. deCharlus, quand Cottard entra au salon en annonçant, comme s’il yavait le feu, que les Cambremer arrivaient. MmeVerdurin, pour ne pas avoir l’air, vis-à-vis de nouveaux comme M.de Charlus (que Cottard n’avait pas vu) et comme moi, d’attachertant d’importance à l’arrivée des Cambremer, ne bougea pas, nerépondit pas à l’annonce de cette nouvelle et se contenta de direau docteur, en s’éventant avec grâce, et du même ton factice qu’unemarquise du Théâtre-Français&|160;: «&|160;Le baron nous disaitjustement… &|160;» C’en était trop pour Cottard&|160;! Moinsvivement qu’il n’eût fait autrefois, car l’étude et les hautessituations avaient ralenti son débit, mais avec cette émotion toutde même qu’il retrouvait chez les Verdurin&|160;: «&|160;Unbaron&|160;! Où ça, un baron&|160;? Où ça, un baron&|160;?&|160;»s’écria-t-il en le cherchant des yeux avec un étonnement quifrisait l’incrédulité. Mme Verdurin, avec l’indifférenceaffectée d’une maîtresse de maison à qui un domestique vient,devant les invités, de casser un verre de prix, et avecl’intonation artificielle et surélevée d’un premier prix duConservatoire jouant du Dumas fils, répondit, en désignant avec sonéventail le protecteur de Morel&|160;: «&|160;Mais, le baron deCharlus, à qui je vais vous nommer… Monsieur le professeurCottard.&|160;» Il ne déplaisait d’ailleurs pas à MmeVerdurin d’avoir l’occasion de jouer à la dame. M. de Charlustendit deux doigts que le professeur serra avec le sourire bénévoled’un «&|160;prince de la science&|160;». Mais il s’arrêta net envoyant entrer les Cambremer, tandis que M. de Charlus m’entraînaitdans un coin pour me dire un mot, non sans palper mes muscles, cequi est une manière allemande. M. de Cambremer ne ressemblait guèreà la vieille marquise. Il était, comme elle le disait avectendresse, «&|160;tout à fait du côté de son papa&|160;». Pour quin’avait entendu que parler de lui, ou même de lettres de lui, viveset convenablement tournées, son physique étonnait. Sans doutedevait-on s’y habituer. Mais son nez avait choisi, pour venir seplacer de travers au-dessus de sa bouche, peut-être la seule ligneoblique, entre tant d’autres, qu’on n’eût eu l’idée de tracer surce visage, et qui signifiait une bêtise vulgaire, aggravée encorepar le voisinage d’un teint normand à la rougeur de pommes. Il estpossible que les yeux de M. de Cambremer gardassent dans leurspaupières un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beauxjours ensoleillés, où le promeneur s’amuse à voir, arrêtées au bordde la route, et à compter par centaines les ombres des peupliers,mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussentempêché l’intelligence elle-même de passer. Aussi, décontenancé parla minceur de ce regard bleu, se reportait-on au grand nez detravers. Par une transposition de sens, M. de Cambremer vousregardait avec son nez. Ce nez de M. de Cambremer n’était pas laid,plutôt un peu trop beau, trop fort, trop fier de son importance.Busqué, astiqué, luisant, flambant neuf, il était tout disposé àcompenser l’insuffisance spirituelle du regard&|160;;malheureusement, si les yeux sont quelquefois l’organe où se révèlel’intelligence, le nez (quelle que soit d’ailleurs l’intimesolidarité et la répercussion insoupçonnée des traits les uns surles autres), le nez est généralement l’organe où s’étale le plusaisément la bêtise.

La convenance de vêtements sombres que portait toujours, même lematin, M. de Cambremer, avait beau rassurer ceux qu’éblouissait etexaspérait l’insolent éclat des costumes de plage des gens qu’ilsne connaissaient pas, on ne pouvait comprendre que la femme dupremier président déclarât d’un air de flair et d’autorité, enpersonne qui a plus que vous l’expérience de la haute sociétéd’Alençon, que devant M. de Cambremer on se sentait tout de suite,même avant de savoir qui il était, en présence d’un homme de hautedistinction, d’un homme parfaitement bien élevé, qui changeait dugenre de Balbec, un homme enfin auprès de qui on pouvait respirer.Il était pour elle, asphyxiée par tant de touristes de Balbec, quine connaissaient pas son monde, comme un flacon de sels. Il mesembla au contraire qu’il était des gens que ma grand’mère eûttrouvés tout de suite «&|160;très mal&|160;», et, comme elle necomprenait pas le snobisme, elle eût sans doute été stupéfaitequ’il eût réussi à être épousé par Mlle Legrandin quidevait être difficile en fait de distinction, elle dont le frèreétait «&|160;si bien&|160;». Tout au plus pouvait-on dire de lalaideur vulgaire de M. de Cambremer qu’elle était un peu du pays etavait quelque chose de très anciennement local&|160;; on pensait,devant ses traits fautifs et qu’on eût voulu rectifier, à ces nomsde petites villes normandes sur l’étymologie desquels mon curé setrompait parce que les paysans, articulant mal ou ayant compris detravers le mot normand ou latin qui les désigne, ont fini par fixerdans un barbarisme qu’on trouve déjà dans les cartulaires, commeeût dit Brichot, un contre-sens et un vice de prononciation. La viedans ces vieilles petites villes peut d’ailleurs se passeragréablement, et M. de Cambremer devait avoir des qualités, car,s’il était d’une mère que la vieille marquise préférât son fils àsa belle-fille, en revanche, elle qui avait plusieurs enfants, dontdeux au moins n’étaient pas sans mérites, déclarait souvent que lemarquis était à son avis le meilleur de la famille. Pendant le peude temps qu’il avait passé dans l’armée, ses camarades, trouvanttrop long de dire Cambremer, lui avaient donné le surnom de Cancan,qu’il n’avait d’ailleurs mérité en rien. Il savait orner un dîneroù on l’invitait en disant au moment du poisson (le poisson fût-ilpourri) ou à l’entrée&|160;: «&|160;Mais dites donc, il me sembleque voilà une belle bête.&|160;» Et sa femme, ayant adopté enentrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie dugenre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mariet peut-être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme sielle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un airdégagé, quand elle parlait de lui à des officiers&|160;:«&|160;Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais ilreviendra ce soir.&|160;» Elle était furieuse de se compromettre cesoir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sabelle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais,moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuisquinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner.«&|160;Vous savez que nous dînons chez nos locataires. Cela vaudrabien une augmentation. Au fond, je suis assez curieuse de savoir cequ’ils ont pu faire de notre pauvre vieille Raspelière (comme sielle y fût née, et y retrouvât tous les souvenirs des siens). Notrevieux garde m’a encore dit hier qu’on ne reconnaissait plus rien.Je n’ose pas penser à tout ce qui doit se passer là dedans. Jecrois que nous ferons bien de faire désinfecter tout, avant de nousréinstaller.&|160;» Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’unegrande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé parles ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient àmontrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Mme deCambremer ne put me voir d’abord, car j’étais dans une baielatérale avec M. de Charlus, lequel me disait avoir appris parMorel que son père avait été «&|160;intendant&|160;» dans mafamille, et qu’il comptait suffisamment, lui Charlus, sur monintelligence et ma magnanimité (terme commun à lui et à Swann) pourme refuser l’ignoble et mesquin plaisir que de vulgaires petitsimbéciles (j’étais prévenu) ne manqueraient pas, à ma place, deprendre en révélant à nos hôtes des détails que ceux-ci pourraientcroire amoindrissants. «&|160;Le seul fait que je m’intéresse à luiet étende sur lui ma protection a quelque chose de suréminent etabolit le passé&|160;», conclut le baron. Tout en l’écoutant et enlui promettant le silence, que j’aurais gardé même sans l’espoir depasser en échange pour intelligent et magnanime, je regardaisMme de Cambremer. Et j’eus peine à reconnaître la chosefondante et savoureuse que j’avais eue l’autre jour auprès de moi àl’heure du goûter, sur la terrasse de Balbec, dans la galettenormande que je voyais, dure comme un galet, où les fidèles eussenten vain essayé de mettre la dent. Irritée d’avance du côté bonasseque son mari tenait de sa mère et qui lui ferait prendre un airhonoré quand on lui présenterait l’assistance des fidèles,désireuse pourtant de remplir ses fonctions de femme du monde,quand on lui eut nommé Brichot, elle voulut lui faire faire laconnaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plusélégantes faire ainsi, mais la rage ou l’orgueil l’emportant surl’ostentation du savoir-vivre, elle dit, non comme elle auraitdû&|160;: «&|160;Permettez-moi de vous présenter mon mari&|160;»,mais&|160;: «&|160;Je vous présente à mon mari&|160;», tenant hautainsi le drapeau des Cambremer, en dépit d’eux-mêmes, car lemarquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu.Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changeasoudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait devue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même autemps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. Car M. deCharlus, prenant toujours le parti des femmes, de sa belle-sœurcontre les maîtresses de M. de Guermantes, d’Odette, pas encoremariée alors, mais vieille liaison de Swann, contre les nouvelles,avait, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle desménages, donné à Odette – et tenu – la promesse de ne pas selaisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’étaitcertes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtraitenfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’étaitune si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, etqu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait&|160;: «&|160;Vousêtes contente de vous être décidée à venir, n’est-cepas&|160;?&|160;» Il parlait du reste fort peu, sachant qu’il avaitépousé une femme supérieure. «&|160;Moi, indigne&|160;», disait-ilà tout moment, et citait volontiers une fable de La Fontaine et unede Florian qui lui paraissaient s’appliquer à son ignorance, et,d’autre part, lui permettre, sous les formes d’une dédaigneuseflatterie, de montrer aux hommes de science qui n’étaient pas duJockey qu’on pouvait chasser et avoir lu des fables. Le malheur estqu’il n’en connaissait guère que deux. Aussi revenaient-ellessouvent. Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elleavait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformationdes noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Ce n’estpas elle qui, comme la duchesse de Guermantes (laquelle par sanaissance eût dû être, plus que Mme de Cambremer, àl’abri de ce ridicule), eût dit, pour ne pas avoir l’air de savoirle nom peu élégant (alors qu’il est maintenant celui d’une desfemmes les plus difficiles à approcher) de Julien deMonchâteau&|160;: «&|160;une petite Madame… Pic de laMirandole&|160;». Non, quand Mme de Cambremer citait àfaux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air desavoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant ellel’avouait, croyant le cacher en le démarquant. Si, par exemple,elle défendait une femme, elle cherchait à dissimuler, tout envoulant ne pas mentir à qui la suppliait de dire la vérité, queMadame une telle était actuellement la maîtresse de M. SylvainLévy, et elle disait&|160;: «&|160;Non… je ne sais absolument riensur elle, je crois qu’on lui a reproché d’avoir inspiré une passionà un monsieur dont je ne sais pas le nom, quelque chose comme Cahn,Kohn, Kuhn&|160;; du reste, je crois que ce monsieur est mortdepuis fort longtemps et qu’il n’y a jamais rien eu entreeux.&|160;» C’est le procédé semblable à celui des menteurs – etinverse du leur – qui, en altérant ce qu’ils ont fait quand ils leracontent à une maîtresse ou simplement à un ami, se figurent quel’une ou l’autre ne verra pas immédiatement que la phrase dite (demême que Cahn, Kohn, Kuhn) est interpolée, est d’une autre espèceque celles qui composent la conversation, est à double fond.

Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari&|160;:«&|160;Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus&|160;? Commetu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pucroiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre estplus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer étaitmarquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, jele mettrai à côté de la princesse.&|160;» Et MmeVerdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff&|160;;ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir longl’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurinme présenta à M. de Cambremer. Avant même qu’il n’eût parlé de savoix forte et légèrement bégayante, sa haute taille et sa figurecolorée manifestaient dans leur oscillation l’hésitation martialed’un chef qui cherche à vous rassurer et vous dit&|160;: «&|160;Onm’a parlé, nous arrangerons cela&|160;; je vous ferai lever votrepunition&|160;; nous ne sommes pas des buveurs de sang&|160;; toutira bien.&|160;» Puis, me serrant la main&|160;: «&|160;Je croisque vous connaissez ma mère&|160;», me dit-il. Le verbe«&|160;croire&|160;» lui semblait d’ailleurs convenir à ladiscrétion d’une première présentation mais nullement exprimer undoute, car il ajouta&|160;: «&|160;J’ai du reste une lettre d’ellepour vous.&|160;» M. de Cambremer était naïvement heureux de revoirdes lieux où il avait vécu si longtemps. «&|160;Je meretrouve&|160;», dit-il à Mme Verdurin, tandis que sonregard s’émerveillait de reconnaître les peintures de fleurs entrumeaux au-dessus des portes, et les bustes en marbre sur leurshauts socles. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, carMme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belleschoses qu’elle possédait. À ce point de vue, MmeVerdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour toutbouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemmentconservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ilsl’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de ladéshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche,comme un curé ignorant reprochant à un architecte diocésain deremettre en place de vieux bois sculptés laissés au rancart etauxquels l’ecclésiastique avait cru bon de substituer des ornementsachetés place Saint-Sulpice. Enfin, un jardin de curé commençait àremplacer devant le château les plates-bandes qui faisaientl’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier.Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres etgémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût étémomentanément occupée par un envahisseur et une troupe de soudards,allait en secret porter ses doléances à la propriétaire dépossédée,s’indignait du mépris où étaient tenus ses araucarias, sesbégonias, ses joubarbes, ses dahlias doubles, et qu’on osât dansune aussi riche demeure faire pousser des fleurs aussi communes quedes anthémis et des cheveux de Vénus. Mme Verdurinsentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisaitun long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre commecondition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire aucontraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans destemps difficiles, l’adorait&|160;; mais par ce morcellement bizarrede l’opinion des gens du peuple, où le mépris moral le plus profonds’enclave dans l’estime la plus passionnée, laquelle chevauche àson tour de vieilles rancunes inabolies, il disait souvent deMme de Cambremer qui, en 70, dans un château qu’elleavait dans l’Est, surprise par l’invasion, avait dû souffrirpendant un mois le contact des Allemands&|160;: «&|160;Ce qu’on abeaucoup reproché à Madame la marquise, c’est, pendant la guerre,d’avoir pris le parti des Prussiens et de les avoir même logés chezelle. À un autre moment, j’aurais compris&|160;; mais en temps deguerre, elle n’aurait pas dû. C’est pas bien.&|160;» De sorte qu’illui était fidèle jusqu’à la mort, la vénérait pour sa bonté etaccréditait qu’elle se fût rendue coupable de trahison.Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendîtreconnaître si bien la Raspelière. «&|160;Vous devez pourtanttrouver quelques changements, répondit-elle. Il y a d’abord degrands diables de bronze de Barbedienne et de petits coquins desièges en peluche que je me suis empressée d’expédier au grenier,qui est encore trop bon pour eux.&|160;» Après cette acerbe riposteadressée à M. de Cambremer, elle lui offrit le bras pour aller àtable. Il hésita un instant, se disant&|160;: «&|160;Je ne peuxtout de même pas passer avant M. de Charlus.&|160;» Mais, pensantque celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’iln’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras quilui était offert et dit à Mme Verdurin combien il étaitfier d’être admis dans le cénacle (c’est ainsi qu’il appela lepetit noyau, non sans rire un peu de la satisfaction de connaîtrece terme). Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, leregardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pourrompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistantsqu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Et sesregards engageants, accrus par leur sourire, n’étaient pluscontenus par le verre du lorgnon et le débordaient de tous côtés.Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne doutapas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt iltémoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisantspour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceuxqui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrementde la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’estune loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre surles seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nousaime nous paraisse insupportable. À cet être, à telle femme dontnous ne dirons pas qu’elle nous aime mais qu’elle nous cramponne,nous préférons la société de n’importe quelle autre qui n’aura nison charme, ni son agrément, ni son esprit. Elle ne les recouvrerapour nous que quand elle aura cessé de nous aimer. En ce sens, onpourrait ne voir que la transposition, sous une forme cocasse, decette règle universelle, dans l’irritation causée chez un invertipar un homme qui lui déplaît et le recherche. Mais elle est chezlui bien plus forte. Aussi, tandis que le commun des hommes chercheà la dissimuler tout en l’éprouvant, l’inverti la faitimplacablement sentir à celui qui la provoque, comme il ne leferait certainement pas sentir à une femme, M. de Charlus, parexemple, à la princesse de Guermantes dont la passion l’ennuyait,mais le flattait. Mais quand ils voient un autre homme témoignerenvers eux d’un goût particulier, alors, soit incompréhension quece soit le même que le leur, soit fâcheux rappel que ce goût,embelli par eux tant que c’est eux-mêmes qui l’éprouvent, estconsidéré comme un vice, soit désir de se réhabiliter par un éclatdans une circonstance où cela ne leur coûte pas, soit par unecrainte d’être devinés, qu’ils retrouvent soudain quand le désir neles mène plus, les yeux bandés, d’imprudence en imprudence, soitpar la fureur de subir, du fait de l’attitude équivoque d’un autre,le dommage que par la leur, si cet autre leur plaisait, ils necraindraient pas de lui causer, ceux que cela n’embarrasse pas desuivre un jeune homme pendant des lieues, de ne pas le quitter desyeux au théâtre même s’il est avec des amis, risquant par cela dele brouiller avec eux, on peut les entendre, pour peu qu’un autrequi ne leur plaît pas les regarde, dire&|160;: «&|160;Monsieur,pour qui me prenez-vous&|160;? (simplement parce qu’on les prendpour ce qu’ils sont)&|160;; je ne vous comprends pas, inutiled’insister, vous faites erreur&|160;», aller au besoin jusqu’auxgifles, et, devant quelqu’un qui connaît l’imprudent,s’indigner&|160;: «&|160;Comment, vous connaissez cettehorreur&|160;? Elle a une façon de vous regarder&|160;!… En voilàdes manières&|160;!&|160;» M. de Charlus n’alla pas aussi loin,mais il prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air deles croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore pluscelles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’uninverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même,qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir sonamour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le mêmesens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Aussiest-ce dans un sens d’instinct de conservation qu’il dira du mal duconcurrent possible, soit avec les gens qui peuvent nuire àcelui-ci (et sans que l’inverti nº&|160;1 s’inquiète de passer pourmenteur quand il accable ainsi l’inverti nº&|160;2 aux yeux depersonnes qui peuvent être renseignées sur son propre cas), soitavec le jeune homme qu’il a «&|160;levé&|160;», qui va peut-êtrelui être enlevé et auquel il s’agit de persuader que les mêmeschoses qu’il a tout avantage à faire avec lui causeraient lemalheur de sa vie s’il se laissait aller à les faire avec l’autre.Pour M. de Charlus, qui pensait peut-être aux dangers (bienimaginaires) que la présence de ce Cottard, dont il comprenait àfaux le sourire, ferait courir à Morel, un inverti qui ne luiplaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même,c’était aussi un rival désigné. Un commerçant, et tenant uncommerce rare, en débarquant dans la ville de province où il vients’installer pour la vie, s’il voit que, sur la même place, juste enface, le même commerce est tenu par un concurrent, il n’est pasplus déconfit qu’un Charlus allant cacher ses amours dans unerégion tranquille et qui, le jour de l’arrivée, aperçoit legentilhomme du lieu, ou le coiffeur, desquels l’aspect et lesmanières ne lui laissent aucun doute. Le commerçant prend souventson concurrent en haine&|160;; cette haine dégénère parfois enmélancolie, et pour peu qu’il y ait hérédité assez chargée, on a vudans des petites villes le commerçant montrer des commencements defolie qu’on ne guérit qu’en le décidant à vendre son«&|160;fonds&|160;» et à s’expatrier. La rage de l’inverti est pluslancinante encore. Il a compris que, dès la première seconde, legentilhomme et le coiffeur ont désiré son jeune compagnon. Il abeau répéter cent fois par jour à celui-ci que le coiffeur et legentilhomme sont des bandits dont l’approche le déshonorerait, ilest obligé, comme Harpagon, de veiller sur son trésor et se relèvela nuit pour voir si on ne le lui prend pas. Et c’est ce qui faitsans doute, plus encore que le désir ou la commodité d’habitudescommunes, et presque autant que cette expérience de soi-même, quiest la seule vraie, que l’inverti dépiste l’inverti avec unerapidité et une sûreté presque infaillibles. Il peut se tromper unmoment, mais une divination rapide le remet dans la vérité. Aussil’erreur de M. de Charlus fut-elle courte. Le discernement divinlui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorteet qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même, ce quin’eût fait que l’exaspérer, ni pour Morel, ce qui lui eût paru plusgrave. Il reprit son calme, et comme il était encore sousl’influence du passage de Vénus androgyne, par moments il souriaitfaiblement aux Verdurin, sans prendre la peine d’ouvrir la bouche,en déplissant seulement un coin de lèvres, et pour une secondeallumait câlinement ses yeux, lui si féru de virilité, exactementcomme eût fait sa belle-sœur la duchesse de Guermantes. «&|160;Vouschassez beaucoup, Monsieur&|160;? dit Mme Verdurin avecmépris à M. de Cambremer. – Est-ce que Ski vous a raconté qu’ilnous en est arrivé une excellente&|160;? demanda Cottard à laPatronne. – Je chasse surtout dans la forêt de Chantepie, réponditM. de Cambremer. – Non, je n’ai rien raconté, dit Ski. –Mérite-t-elle son nom&|160;?&|160;» demanda Brichot à M. deCambremer, après m’avoir regardé du coin de l’œil, car il m’avaitpromis de parler étymologies, tout en me demandant de dissimuleraux Cambremer le mépris que lui inspiraient celles du curé deCombray. «&|160;C’est sans doute que je ne suis pas capable decomprendre, mais je ne saisis pas votre question, dit M. deCambremer. – Je veux dire&|160;: Est-ce qu’il y chante beaucoup depies&|160;?&|160;» répondit Brichot. Cottard cependant souffraitque Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquerle train. «&|160;Allons, voyons, dit Mme Cottard à sonmari pour l’encourager, raconte ton odyssée. – En effet, elle sortde l’ordinaire, dit le docteur qui recommença son récit. Quand j’aivu que le train était en gare, je suis resté médusé. Tout cela parla faute de Ski. Vous êtes plutôt bizarroïde dans vosrenseignements, mon cher&|160;! Et Brichot qui nous attendait à lagare&|160;! – Je croyais, dit l’universitaire, en jetant autour delui ce qui lui restait de regard et en souriant de ses lèvresminces, que si vous vous étiez attardé à Graincourt, c’est que vousaviez rencontré quelque péripatéticienne. – Voulez-vous voustaire&|160;? si ma femme vous entendait&|160;! dit le professeur.La femme à moâ, il est jalouse. – Ah&|160;! ce Brichot, s’écriaSki, en qui l’égrillarde plaisanterie de Brichot éveillait lagaieté de tradition, il est toujours le même&|160;»&|160;; bienqu’il ne sût pas, à vrai dire, si l’universitaire avait jamais étépolisson. Et pour ajouter à ces paroles consacrées le geste rituel,il fit mine de ne pouvoir résister au désir de lui pincer la jambe.«&|160;Il ne change pas ce gaillard-là&|160;», continua Ski, et,sans penser à ce que la quasi-cécité de l’universitaire donnait detriste et de comique à ces mots, il ajouta&|160;: «&|160;Toujoursun petit œil pour les femmes. – Voyez-vous, dit M. de Cambremer, ceque c’est que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans que jechasse dans la forêt de Chantepie et jamais je n’avais réfléchi àce que son nom voulait dire.&|160;» Mme de Cambremerjeta un regard sévère à son mari&|160;; elle n’aurait pas vouluqu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontenteencore quand, à chaque expression «&|160;toute faite&|160;»qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et lefaible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait aumarquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient riendire&|160;: «&|160;Pourquoi&|160;: bête comme chou&|160;?Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose&|160;?Vous dites&|160;: répéter trente-six fois la même chose. Pourquoiparticulièrement trente-six&|160;? Pourquoi&|160;: dormir comme unpieu&|160;? Pourquoi&|160;: Tonnerre de Brest&|160;?Pourquoi&|160;: faire les quatre cents coups&|160;?&|160;» Maisalors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, quiexpliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme deCambremer était surtout occupée à examiner les changements que lesVerdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir encritiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-êtreles mêmes. «&|160;Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’enva tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieilleRaspelière&|160;», ajouta-t-elle d’un air familièrementaristocratique, comme elle eût parlé d’un serviteur dont elle eûtprétendu moins désigner l’âge que dire qu’il l’avait vu naître. Etcomme elle était un peu livresque dans son langage&|160;:«&|160;Tout de même, ajouta-t-elle à mi-voix, il me semble que, sij’habitais chez les autres, j’aurais quelque vergogne à toutchanger ainsi. – C’est malheureux que vous ne soyez pas venus aveceux&|160;», dit Mme Verdurin à M. de Charlus et à Morel,espérant que M. de Charlus était de «&|160;revue&|160;» et seplierait à la règle d’arriver tous par le même train. «&|160;Vousêtes sûr que Chantepie veut dire la pie qui chante,Chochotte&|160;?&|160;» ajouta-t-elle pour montrer qu’en grandemaîtresse de maison elle prenait part à toutes les conversations àla fois. «&|160;Parlez-moi donc un peu de ce violoniste, me ditMme de Cambremer, il m’intéresse&|160;; j’adore lamusique, et il me semble que j’ai entendu parler de lui, faites moninstruction.&|160;» Elle avait appris que Morel était venu avec M.de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de selier avec le second. Elle ajouta pourtant, pour que je ne pussedeviner cette raison&|160;: «&|160;M. Brichot aussim’intéresse.&|160;» Car si elle était fort cultivée, de même quecertaines personnes prédisposées à l’obésité mangent à peine etmarchent toute la journée sans cesser d’engraisser à vue d’œil, demême Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtoutà Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musiquede plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pourmachiner des intrigues qui lui permissent de «&|160;couper&|160;»les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relationsqu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sabelle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situéesbeaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Un philosophe qui n’étaitpas assez moderne pour elle, Leibnitz, a dit que le trajet est longde l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremern’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Nequittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, aufur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du mondeextérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire,avant de mourir, une bonne position. Éprise d’art réaliste, aucunobjet ne lui paraissait assez humble pour servir de modèle aupeintre ou à l’écrivain. Un tableau ou un roman mondain lui eussentdonné la nausée&|160;; un moujik de Tolstoï, un paysan de Milletétaient l’extrême limite sociale qu’elle ne permettait pas àl’artiste de dépasser. Mais franchir celle qui bornait ses propresrelations, s’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était lebut de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel ellese soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restaitinefficace contre le snobisme congénital et morbide qui sedéveloppait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certainspenchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elleétait encline, pareil en cela à ces états pathologiques singulierset permanents qui semblent immuniser ceux qui en sont atteintscontre les autres maladies. Je ne pouvais, du reste, m’empêcher, enl’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucunplaisir, au raffinement de ses expressions. C’étaient cellesqu’ont, à une époque donnée, toutes les personnes d’une mêmeenvergure intellectuelle, de sorte que l’expression raffinéefournit aussitôt, comme l’arc de cercle, le moyen de décrire et delimiter toute la circonférence. Aussi ces expressions font-ellesque les personnes qui les emploient m’ennuient immédiatement commedéjà connues, mais aussi passent pour supérieures, et me furentsouvent offertes comme voisines délicieuses et inappréciées.«&|160;Vous n’ignorez pas, Madame, que beaucoup de régionsforestières tirent leur nom des animaux qui les peuplent. À côté dela forêt de Chantepie, vous avez le bois de Chantereine. – Je nesais pas de quelle reine il s’agit, mais vous n’êtes pas galantpour elle, dit M. de Cambremer. – Attrapez, Chochotte, ditMme Verdurin. Et à part cela, le voyage s’est bienpassé&|160;? – Nous n’avons rencontré que de vagues humanités quiremplissaient le train. Mais je réponds à la question de M. deCambremer&|160;; reine n’est pas ici la femme d’un roi, mais lagrenouille. C’est le nom qu’elle a gardé longtemps dans ce pays,comme en témoigne la station de Renneville, qui devrait s’écrireReineville. – Il me semble que vous avez là une belle bête&|160;»,dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant unpoisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels ilcroyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse.(«&|160;Les inviter est inutile, disait-il souvent en parlant detels de leurs amis à sa femme. Ils ont été enchantés de nous avoir.C’étaient eux qui me remerciaient.&|160;») «&|160;D’ailleurs jedois vous dire que je vais presque chaque jour à Renneville depuisbien des années, et je n’y ai vu pas plus de grenouillesqu’ailleurs. Mme de Cambremer avait fait venir ici lecuré d’une paroisse où elle a de grands biens et qui a la mêmetournure d’esprit que vous, à ce qu’il semble. Il a écrit unouvrage. – Je crois bien, je l’ai lu avec infinimentd’intérêt&|160;», répondit hypocritement Brichot. La satisfactionque son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rirelonguement M. de Cambremer. «&|160;Ah&|160;! eh bien, l’auteur,comment dirais-je, de cette géographie, de ce glossaire, épiloguelonguement sur le nom d’une petite localité dont nous étionsautrefois, si je puis dire, les seigneurs, et qui se nommePont-à-Couleuvre. Or je ne suis évidemment qu’un vulgaire ignorantà côté de ce puits de science, mais je suis bien allé mille fois àPont-à-Couleuvre pour lui une, et du diable si j’y ai jamais vu unseul de ces vilains serpents, je dis vilains, malgré l’éloge qu’enfait le bon La Fontaine (L’Homme et la couleuvre était unedes deux fables). – Vous n’en avez pas vu, et c’est vous qui avezvu juste, répondit Brichot. Certes, l’écrivain dont vous parlezconnaît à fond son sujet, il a écrit un livre remarquable. –Voire&|160;! s’exclama Mme de Cambremer, ce livre, c’estbien le cas de le dire, est un véritable travail de Bénédictin. –Sans doute il a consulté quelques pouillés (on entend par là leslistes des bénéfices et des cures de chaque diocèse), ce qui a pului fournir le nom des patrons laïcs et des collateursecclésiastiques. Mais il est d’autres sources. Un de mes plussavants amis y a puisé. Il a trouvé que le même lieu était dénomméPont-à-Quileuvre. Ce nom bizarre l’incita à remonter plus hautencore, à un texte latin où le pont que votre ami croit infesté decouleuvres est désigné&|160;: Pons cui aperit. Pont ferméqui ne s’ouvrait que moyennant une honnête rétribution. – Vousparlez de grenouilles. Moi, en me trouvant au milieu de personnessi savantes, je me fais l’effet de la grenouille devantl’aréopage&|160;» (c’était la seconde fable), dit Cancan quifaisait souvent, en riant beaucoup, cette plaisanterie grâce àlaquelle il croyait à la fois, par humilité et avec à-propos, faireprofession d’ignorance et étalage de savoir. Quant à Cottard,bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner del’air des autres côtés, il se tourna vers moi et me fit une de cesquestions qui frappaient ses malades s’il était tombé juste etmontraient ainsi qu’il était pour ainsi dire dans leur corps&|160;;si, au contraire, il tombait à faux, lui permettaient de rectifiercertaines théories, d’élargir les points de vue anciens.«&|160;Quand vous arrivez à ces sites relativement élevés commecelui où nous nous trouvons en ce moment, remarquez-vous que celaaugmente votre tendance aux étouffements&|160;?&|160;» medemanda-t-il, certain ou de faire admirer, ou de compléter soninstruction. M. de Cambremer entendit la question et sourit.«&|160;Je ne peux pas vous dire comme ça m’amuse d’apprendre quevous avez des étouffements&|160;», me jeta-t-il à travers la table.Il ne voulait pas dire par cela que cela l’égayait, bien que ce fûtvrai aussi. Car cet homme excellent ne pouvait cependant pasentendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-êtreet un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’unbon cœur. Mais sa phrase avait un autre sens, que précisa celle quila suivit&|160;: «&|160;Ça m’amuse, me dit-il, parce que justementma sœur en a aussi.&|160;» En somme, cela l’amusait comme s’ilm’avait entendu citer comme un des mes amis quelqu’un qui eûtfréquenté beaucoup chez eux. «&|160;Comme le monde estpetit&|160;», fut la réflexion qu’il formula mentalement et que jevis écrite sur son visage souriant quand Cottard me parla de mesétouffements. Et ceux-ci devinrent, à dater de ce dîner, comme unesorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquaitjamais de me demander des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner àsa sœur. Tout en répondant aux questions que sa femme me posait surMorel, je pensais à une conversation que j’avais eue avec ma mèredans l’après-midi. Comme, tout en ne me déconseillant pas d’allerchez les Verdurin si cela pouvait me distraire, elle me rappelaitque c’était un milieu qui n’aurait pas plu à mon grand-père et luieût fait crier&|160;: «&|160;À la garde&|160;», ma mère avaitajouté&|160;: «&|160;Écoute, le président Toureuil et sa femmem’ont dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Onne m’a rien demandé. Mais j’ai cru comprendre qu’un mariage entreAlbertine et toi serait le rêve de sa tante. Je crois que la vraieraison est que tu leur es à tous très sympathique. Tout de même, leluxe qu’ils croient que tu pourrais lui donner, les relations qu’onsait plus ou moins que nous avons, je crois que tout cela n’y estpas étranger, quoique secondaire. Je ne t’en aurais pas parlé,parce que je n’y tiens pas, mais comme je me figure qu’on t’enparlera, j’ai mieux aimé prendre les devants. – Mais toi, commentla trouves-tu&|160;? avais-je demandé à ma mère. – Mais moi, cen’est pas moi qui l’épouserai. Tu peux certainement faire millefois mieux comme mariage. Mais je crois que ta grand’mère n’auraitpas aimé qu’on t’influence. Actuellement je ne peux pas te direcomment je trouve Albertine, je ne la trouve pas. Je te dirai commeMme de Sévigné&|160;: «&|160;Elle a de bonnes qualités,du moins je le crois. Mais, dans ce commencement, je ne sais lalouer que par des négatives. Elle n’est point ceci, elle n’a pointl’accent de Rennes. Avec le temps, je dirai peut-être&|160;: elleest cela. Et je la trouverai toujours bien si elle doit te rendreheureux.&|160;» Mais par ces mots mêmes, qui remettaient entre mesmains de décider de mon bonheur, ma mère m’avait mis dans cet étatde doute où j’avais déjà été quand, mon père m’ayant permis d’allerà Phèdre et surtout d’être homme de lettres, je m’étaissenti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de lepeiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à desordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre,compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme unegrande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition dechacun de nous.

Peut-être le mieux serait-il d’attendre un peu, de commencer parvoir Albertine comme par le passé pour tâcher d’apprendre si jel’aimais vraiment. Je pourrais l’amener chez les Verdurin pour ladistraire, et ceci me rappela que je n’y étais venu moi-même cesoir que pour savoir si Mme Putbus y habitait ou allaity venir. En tout cas, elle ne dînait pas. «&|160;À propos de votreami Saint-Loup, me dit Mme de Cambremer, usant ainsid’une expression qui marquait plus de suite dans les idées que sesphrases ne l’eussent laissé croire, car si elle me parlait demusique elle pensait aux Guermantes, vous savez que tout le mondeparle de son mariage avec la nièce de la princesse de Guermantes.Je vous dirai que, pour ma part, de tous ces potins mondains je neme préoccupe mie.&|160;» Je fus pris de la crainte d’avoirparlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussementoriginale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractèreétait violent. Il n’y a presque pas une nouvelle que nousapprenions qui ne nous fasse regretter un de nos propos. Jerépondis à Mme de Cambremer, ce qui du reste était vrai,que je n’en savais rien, et que d’ailleurs la fiancée me paraissaitencore bien jeune. «&|160;C’est peut-être pour cela que ce n’estpas encore officiel&|160;; en tout cas on le dit beaucoup. – J’aimemieux vous prévenir, dit sèchement Mme Verdurin àMme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci m’avaitparlé de Morel, et, quand elle avait baissé la voix pour me parlerdes fiançailles de Saint-Loup, ayant cru qu’elle m’en parlaitencore. Ce n’est pas de la musiquette qu’on fait ici. En art, voussavez, les fidèles de mes mercredis, mes enfants comme je lesappelle, c’est effrayant ce qu’ils sont avancés, ajouta-t-elle avecun air d’orgueilleuse terreur. Je leur dis quelquefois&|160;:«&|160;Mes petites bonnes gens, vous marchez plus vite que votrepatronne à qui les audaces ne passent pas pourtant pour avoirjamais fait peur.&|160;» Tous les ans ça va un peu plus loin&|160;;je vois bientôt le jour où ils ne marcheront plus pour Wagner etpour d’Indy. – Mais c’est très bien d’être avancé, on ne l’estjamais assez&|160;», dit Mme de Cambremer, tout eninspectant chaque coin de la salle à manger, en cherchant àreconnaître les choses qu’avait laissées sa belle-mère, cellesqu’avait apportées Mme Verdurin, et à prendre celle-cien flagrant délit de faute de goût. Cependant, elle cherchait à meparler du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elletrouvait touchant qu’il protégeât un violoniste. «&|160;Il a l’airintelligent. – Même d’une verve extrême pour un homme déjà un peuâgé, dis-je. – Âgé&|160;? Mais il n’a pas l’air âgé, regardez, lecheveu est resté jeune.&|160;» (Car depuis trois ou quatre ans lemot «&|160;cheveu&|160;» avait été employé au singulier par un deces inconnus qui sont les lanceurs des modes littéraires, et toutesles personnes ayant la longueur de rayon de Mme deCambremer disaient «&|160;le cheveu&|160;», non sans un sourireaffecté. À l’heure actuelle on dit encore «&|160;le cheveu&|160;»,mais de l’excès du singulier renaîtra le pluriel.) «&|160;Ce quim’intéresse surtout chez M. de Charlus, ajouta-t-elle, c’est qu’onsent chez lui le don. Je vous dirai que je fais bon marché dusavoir. Ce qui s’apprend ne m’intéresse pas.&|160;» Ces paroles nesont pas en contradiction avec la valeur particulière deMme de Cambremer, qui était précisément imitée etacquise. Mais justement une des choses qu’on devait savoir à cemoment-là, c’est que le savoir n’est rien et ne pèse pas un fétu àcôté de l’originalité. Mme de Cambremer avait appris,comme le reste, qu’il ne faut rien apprendre. «&|160;C’est pourcela, me dit-elle, que Brichot, qui a son côté curieux, car je nefais pas fi d’une certaine érudition savoureuse, m’intéressepourtant beaucoup moins.&|160;» Mais Brichot, à ce moment-là,n’était occupé que d’une chose&|160;: entendant qu’on parlaitmusique, il tremblait que le sujet ne rappelât à MmeVerdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pourécarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournitl’occasion par cette question&|160;: «&|160;Alors, les lieux boisésportent toujours des noms d’animaux&|160;? – Que non pas, réponditBrichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux,parmi lesquels je lui avais dit qu’il était sûr d’en intéresser aumoins un. Il suffit de voir combien, dans les noms de personneselles-mêmes, un arbre est conservé, comme une fougère dans de lahouille. Un de nos pères conscrits s’appelle M. de Saulces deFreycinet, ce qui signifie, sauf erreur, lieu planté de saules etde frênes, salix et fraxinetum&|160;; son neveu M. deSelves réunit plus d’arbres encore, puisqu’il se nomme de Selves,sylva.&|160;» Saniette voyait avec joie la conversationprendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait toutle temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet desbrocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensibleencore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendrid’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire aumaître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette quine buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus desoldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) EnfinMme Verdurin avait une fois souri à Saniette.Décidément, c’étaient de bonnes gens. Il ne serait plus torturé. Àce moment le repas fut interrompu par un convive que j’ai oublié deciter, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le françaistrès bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que,l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il enfaisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot àune sorte de dictionnaire intérieur&|160;; ensuite parce qu’en tantque métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dirependant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est unecause de lenteur. C’était, du reste, un être délicieux, quoiquepareil en apparence à beaucoup d’autres, sauf sur un point. Cethomme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot)devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’ilavait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première foisqu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant.

– Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibérédans son esprit si «&|160;collègue&|160;» était le terme quiconvenait, j’ai une sorte de – désir pour savoir s’il y a d’autresarbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française –latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurinquoiqu’il n’osât la regarder) m’a dit que vous saviez touteschoses. N’est-ce pas précisément le moment&|160;? – Non, c’est lemoment de manger&|160;», interrompit Mme Verdurin quivoyait que le dîner n’en finissait pas. «&|160;Ah&|160;!bien&|160;; répondit le Scandinave, baissant la tête dans sonassiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faireobserver à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire –pardon, ce questation – c’est que je dois retourner demain à Parispour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Monconfrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des séancesde spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses – qu’il acontrôlées. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, ditMme Verdurin agacée. J’y ai même fait des dînersdétestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que lanourriture qu’on mange chez Madame n’est pas de la plus finecuisine française&|160;? – Mon Dieu, ce n’est pas positivementmauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vousvenez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pourAlger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap deBonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustrecollègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer monconfrère.&|160;» Et il se mit, par obéissance, après avoir fournices excuses rétrospectives, à manger avec une rapiditévertigineuse. Mais Brichot était trop heureux de pouvoir donnerd’autres étymologies végétales et il répondit, intéressanttellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger,mais en faisant signe qu’on pouvait ôter son assiette pleine etpasser au plat suivant&|160;: «&|160;Un des Quarante, dit Brichot,a nom Houssaye, ou lieu planté de houx&|160;; dans celui d’un findiplomate, d’Ormesson, vous retrouvez l’orme, l’ulmus cherà Virgile et qui a donné son nom à la ville d’Ulm&|160;; dans celuide ses collègues, M. de La Boulaye, le bouleau&|160;; M. d’Aunay,l’aune&|160;; M. de Bussière, le buis&|160;; M. Albaret, l’aubier(je me promis de le dire à Céleste)&|160;; M. de Cholet, le chou,et le pommier dans le nom de M. de La Pommeraye, que nousentendîmes conférencier, Saniette, vous en souvient-il, du tempsque le bon Porel avait été envoyé aux confins du monde, commeproconsul en Odéonie&|160;? Au nom de Saniette prononcé parBrichot, M. Verdurin lança à sa femme et à Cottard un regardironique qui démonta le timide. – Vous disiez que Cholet vient dechou, dis-je à Brichot. Est-ce qu’une station où j’ai passé avantd’arriver à Doncières, Saint-Frichoux, vient aussi de chou&|160;? –Non, Saint-Frichoux, c’est Sanctus Fructuosus, commeSanctus Ferreolus donna Saint-Fargeau, mais ce n’est pasnormand du tout. – Il sait trop de choses, il nous ennuie, gloussadoucement la princesse. – Il y a tant d’autres noms quim’intéressent, mais je ne peux pas tout vous demander en unefois.&|160;» Et me tournant vers Cottard&|160;: «&|160;Est-ce queMme Putbus est ici&|160;?&|160;» lui demandai-je.«&|160;Non, Dieu merci, répondit Mme Verdurin qui avaitentendu ma question. J’ai tâché de dériver ses villégiatures versVenise, nous en sommes débarrassés pour cette année. – Je vaisavoir moi-même droit à deux arbres, dit M. de Charlus, car j’ai àpeu près retenu une petite maison entre Saint-Martin-du-Chêne etSaint-Pierre-des-Ifs. – Mais c’est très près d’ici, j’espère quevous viendrez souvent en compagnie de Charlie Morel. Vous n’aurezqu’à vous entendre avec notre petit groupe pour les trains, vousêtes à deux pas de Doncières&|160;», dit Mme Verdurinqui détestait qu’on ne vînt pas par le même train et aux heures oùelle envoyait des voitures. Elle savait combien la montée à laRaspelière, même en faisant le tour par des lacis, derrièreFéterne, ce qui retardait d’une demi-heure, était dure, ellecraignait que ceux qui feraient bande à part ne trouvassent pas devoitures pour les conduire, ou même, étant en réalité restés chezeux, puissent prendre le prétexte de n’en avoir pas trouvé àDoville-Féterne et de ne pas s’être senti la force de faire unetelle ascension à pied. À cette invitation M. de Charlus secontenta de répondre par une muette inclinaison. «&|160;Il ne doitpas être commode tous les jours, il a un air pincé, chuchota à Skile docteur qui, étant resté très simple malgré une couchesuperficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus lesnobait. Il ignore sans doute que dans toutes les villes d’eau, etmême à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui je suisnaturellement le «&|160;grand chef&|160;», tiennent à honneur de meprésenter à tous les nobles qui sont là, et qui n’en mènent paslarge. Cela rend même assez agréable pour moi le séjour desstations balnéaires, ajouta-t-il d’un air léger. Même à Doncières,le major du régiment, qui est le médecin traitant du colonel, m’ainvité à déjeuner avec lui en me disant que j’étais en situation dedîner avec le général. Et ce général est un monsieur dequelque chose. Je ne sais pas si ses parchemins sont plus ou moinsanciens que ceux de ce baron. – Ne vous montez pas le bourrichon,c’est une bien pauvre couronne&|160;», répondit Ski à mi-voix, etil ajouta quelque chose de confus avec un verbe, où je distinguaiseulement les dernières syllabes «&|160;arder&|160;», occupé quej’étais d’écouter ce que Brichot disait à M. de Charlus. «&|160;Nonprobablement, j’ai le regret de vous le dire, vous n’avez qu’unseul arbre, car si Saint-Martin-du-Chêne est évidemment SanctusMartinus juxta quercum, en revanche le mot if peutêtre simplement la racine, ave, eve, qui veutdire humide comme dans Aveyron, Lodève, Yvette, et que vous voyezsubsister dans nos éviers de cuisine. C’est l’«&|160;eau&|160;»,qui en breton se dit Ster, Stermaria, Sterlaer, Sterbouest,Ster-en-Dreuchen.&|160;» Je n’entendis pas la fin, car, quelqueplaisir que j’eusse eu à réentendre le nom de Stermaria, malgré moij’entendais Cottard, près duquel j’étais, qui disait tout bas àSki&|160;: «&|160;Ah&|160;! mais je ne savais pas. Alors c’est unmonsieur qui sait se retourner dans la vie. Comment&|160;! il estde la confrérie&|160;! Pourtant il n’a pas les yeux bordés dejambon. Il faudra que je fasse attention à mes pieds sous la table,il n’aurait qu’à en pincer pour moi. Du reste, cela ne m’étonnequ’à moitié. Je vois plusieurs nobles à la douche, dans le costumed’Adam, ce sont plus ou moins des dégénérés. Je ne leur parle pasparce qu’en somme je suis fonctionnaire et que cela pourrait mefaire du tort. Mais ils savent parfaitement qui je suis.&|160;»Saniette, que l’interpellation de Brichot avait effrayé, commençaità respirer, comme quelqu’un qui a peur de l’orage et qui voit quel’éclair n’a été suivi d’aucun bruit de tonnerre, quand il entenditM. Verdurin le questionner, tout en attachant sur lui un regard quine lâchait pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à ledécontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendreses esprits. «&|160;Mais vous nous aviez toujours caché que vousfréquentiez les matinées de l’Odéon, Saniette&|160;?&|160;»Tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, Sanietterépondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’ilput afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups&|160;:«&|160;Une fois, à la Chercheuse. – Qu’est-ce qu’ildit&|160;», hurla M. Verdurin, d’un air à la fois écœuré etfurieux, en fronçant les sourcils comme s’il n’avait pas assez detoute son attention pour comprendre quelque chose d’inintelligible.«&|160;D’abord on ne comprend pas ce que vous dites, qu’est-ce quevous avez dans la bouche&|160;?&|160;» demanda M. Verdurin de plusen plus violent, et faisant allusion au défaut de prononciation deSaniette. «&|160;Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous lerendiez malheureux&|160;», dit Mme Verdurin sur un tonde fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne surl’intention insolente de son mari. «&|160;J’étais à la Ch… , Che… –Che, che, tâchez de parler clairement, dit M. Verdurin, je ne vousentends même pas.&|160;» Presque aucun des fidèles ne se retenaitde s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophageschez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang.Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent lessociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un donton voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans uncercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuplechasse ou acclame les rois. «&|160;Voyons, ce n’est pas sa faute,dit Mme Verdurin. – Ce n’est pas la mienne non plus, onne dîne pas en ville quand on ne peut plus articuler. – J’étais àla Chercheuse d’esprit de Favart. – Quoi&|160;? c’est laChercheuse d’esprit que vous appelez laChercheuse&|160;? Ah&|160;! c’est magnifique, j’aurais puchercher cent ans sans trouver&|160;», s’écria M. Verdurin quipourtant aurait jugé du premier coup que quelqu’un n’était paslettré, artiste, «&|160;n’en était pas&|160;», s’il l’avait entendudire le titre complet de certaines œuvres. Par exemple il fallaitdire le Malade, le Bourgeois&|160;; et ceux qui auraientajouté «&|160;imaginaire&|160;» ou «&|160;gentilhomme&|160;»eussent témoigné qu’ils n’étaient pas de la «&|160;boutique&|160;»,de même que, dans un salon, quelqu’un prouve qu’il n’est pas dumonde en disant&|160;: M. de Montesquiou-Fezensac pour M. deMontesquiou. «&|160;Mais ce n’est pas si extraordinaire&|160;», ditSaniette essoufflé par l’émotion mais souriant, quoiqu’il n’en eûtpas envie. Mme Verdurin éclata&|160;: «&|160;Oh&|160;!si, s’écria-t-elle en ricanant. Soyez convaincu que personne aumonde n’aurait pu deviner qu’il s’agissait de la Chercheused’esprit.&|160;» M. Verdurin reprit d’une voix douce ets’adressant à la fois à Saniette et à Brichot&|160;: «&|160;C’estune jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheused’esprit.&|160;» Prononcée sur un ton sérieux, cette simplephrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit àSaniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitudequ’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda unsilence heureux. Brichot fut plus loquace. «&|160;Il est vrai,répondit-il à M. Verdurin, et si on la faisait passer pour l’œuvrede quelque auteur sarmate ou scandinave, on pourrait poser lacandidature de la Chercheuse d’esprit à la situationvacante de chef-d’œuvre. Mais, soit dit sans manquer de respect auxmânes du gentil Favart, il n’était pas de tempérament ibsénien.(Aussitôt il rougit jusqu’aux oreilles en pensant au philosophenorvégien, lequel avait un air malheureux parce qu’il cherchait envain à identifier quel végétal pouvait être le buis que Brichotavait cité tout à l’heure à propos de Bussière.) D’ailleurs, lasatrapie de Porel étant maintenant occupée par un fonctionnaire quiest un tolstoïsant de rigoureuse observance, il se pourrait quenous vissions Anna Karénine ou Résurrection sousl’architrave odéonienne. – Je sais le portrait de Favart dont vousvoulez parler, dit M. de Charlus. J’en ai vu une très belle épreuvechez la comtesse Molé.&|160;» Le nom de la comtesse Molé produisitune forte impression sur Mme Verdurin. «&|160;Ah&|160;!vous allez chez Mme de Molé&|160;», s’écria-t-elle. Ellepensait qu’on disait la comtesse Molé, Madame Molé, simplement parabréviation, comme elle entendait dire les Rohan, ou, par dédain,comme elle-même disait&|160;: Madame La Trémoïlle. Elle n’avaitaucun doute que la comtesse Molé, connaissant la reine de Grèce etla princesse de Caprarola, eût autant que personne droit à laparticule, et pour une fois elle était décidée à la donner à unepersonne si brillante et qui s’était montrée fort aimable pourelle. Aussi, pour bien montrer qu’elle avait parlé ainsi à desseinet ne marchandait pas ce «&|160;de&|160;» à la comtesse, ellereprit&|160;: «&|160;Mais je ne savais pas du tout que vousconnaissiez Madame de Molé&|160;!&|160;» comme si ç’avait étédoublement extraordinaire et que M. de Charlus connût cette dame etque Mme Verdurin ne sût pas qu’il la connaissait. Or lemonde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, forme untout relativement homogène et clos. Autant il est compréhensibleque, dans l’immensité disparate de la bourgeoisie, un avocat dise àquelqu’un qui connaît un de ses camarades de collège&|160;:«&|160;Mais comment diable connaissez-vous un tel&|160;?&|160;» enrevanche, s’étonner qu’un Français connût, le sens du mot«&|160;temple&|160;» ou «&|160;forêt&|160;» ne serait guère plusextraordinaire que d’admirer les hasards qui avaient pu conjoindreM. de Charlus et la comtesse Molé. De plus, même si une telleconnaissance n’eût pas tout naturellement découlé des loismondaines, si elle eût été fortuite, comment eût-il été bizarre queMme Verdurin l’ignorât puisqu’elle voyait M. de Charluspour la première fois, et que ses relations avec MmeMolé étaient loin d’être la seule chose qu’elle ne sût pasrelativement à lui, de qui, à vrai dire, elle ne savait rien.«&|160;Qu’est-ce qui jouait cette Chercheuse d’esprit, monpetit Saniette&|160;?&|160;» demanda M. Verdurin. Bien que sentantl’orage passé, l’ancien archiviste hésitait à répondre&|160;:«&|160;Mais aussi, dit Mme Verdurin, tu l’intimides, tute moques de tout ce qu’il dit, et puis tu veux qu’il réponde.Voyons, dites, qui jouait ça&|160;? on vous donnera de la galantineà emporter&|160;», dit Mme Verdurin, faisant uneméchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-mêmeen voulant en tirer un ménage de ses amis. «&|160;Je me rappelleseulement que c’était MmeSamary qui faisait la Zerbine,dit Saniette. – La Zerbine&|160;? Qu’est-ce que c’est que ça&|160;?cria M. Verdurin comme s’il y avait le feu. – C’est un emploi devieux répertoire, voir le Capitaine Fracasse, comme qui dirait leTranche Montagne, le Pédant. – Ah&|160;! le pédant, c’est vous. LaZerbine&|160;! Non, mais il est toqué&|160;», s’écria M. Verdurin.Mme Verdurin regarda ses convives en riant comme pourexcuser Saniette. «&|160;La Zerbine, il s’imagine que tout le mondesait aussitôt ce que cela veut dire. Vous êtes comme M. deLongepierre, l’homme le plus bête que je connaisse, qui nous disaitfamilièrement l’autre jour «&|160;le Banat&|160;». Personne n’a sude quoi il voulait parler. Finalement on a appris que c’était uneprovince de Serbie.&|160;» Pour mettre fin au supplice de Saniette,qui me faisait plus de mal qu’à lui, je demandai à Brichot s’ilsavait ce que signifiait Balbec. «&|160;Balbec est probablement unecorruption de Dalbec, me dit-il. Il faudrait pouvoir consulter leschartes des rois d’Angleterre, suzerains de la Normandie, carBalbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi ondisait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais labaronnie de Douvres elle-même relevait de l’évêché de Bayeux, etmalgré des droits qu’eurent momentanément les Templiers surl’abbaye, à partir de Louis d’Harcourt, patriarche de Jérusalem etévêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furentcollateurs aux biens de Balbec. C’est ce que m’a expliqué le doyende Doville, homme chauve, éloquent, chimérique et gourmet, qui vitdans l’obédience de Brillat-Savarin, et m’a exposé avec des termesun tantinet sibyllins d’incertaines pédagogies, tout en me faisantmanger d’admirables pommes de terre frites.&|160;» Tandis queBrichot souriait, pour montrer ce qu’il y avait de spirituel à unirdes choses aussi disparates et à employer pour des choses communesun langage ironiquement élevé, Saniette cherchait à placer quelquetrait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout àl’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un «&|160;à peuprès&|160;», mais qui avait changé de forme, car il y a uneévolution pour les calembours comme pour les genres littéraires,les épidémies qui disparaissent remplacées par d’autres, etc… Jadisla forme de l’«&|160;à peu près&|160;» était le«&|160;comble&|160;». Mais elle était surannée, personne nel’employait plus, il n’y avait plus que Cottard pour dire encoreparfois, au milieu d’une partie de «&|160;piquet&|160;»&|160;:«&|160;Savez-vous quel est le comble de la distraction&|160;? c’estde prendre l’édit de Nantes pour une Anglaise.&|160;» Les comblesavaient été remplacés par les surnoms. Au fond, c’était toujours levieil «&|160;à peu près&|160;», mais, comme le surnom était à lamode, on ne s’en apercevait pas. Malheureusement pour Saniette,quand ces «&|160;à peu près&|160;» n’étaient pas de lui etd’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidementque, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leurcaractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, aucontraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralementtrouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété ense l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant deSaniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on lereconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusaitde plagiat. «&|160;Or donc, continua Brichot, Bec ennormand est ruisseau&|160;; il y a l’abbaye du Bec&|160;; Mobec, leruisseau du marais (Mor ou Mer voulait diremarais, comme dans Morville, ou dans Bricquemar, Alvimare,Cambremer)&|160;; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant deBriga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville,Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien brice, pont, qui estle même que bruck en allemand (Innsbruck) et qu’en anglaisbridge qui termine tant de noms de lieux (Cambridge,etc.). Vous avez encore en Normandie bien d’autresbec&|160;: Caudebec, Bolbec, le Robec, le Bec-Hellouin,Becquerel. C’est la forme normande du germain Bach,Offenbach, Anspach&|160;; Varaguebec, du vieux motvaraigne, équivalent de garenne, bois, étangs réservés.Quant à Dal, reprit Brichot, c’est une forme dethal, vallée&|160;: Darnetal, Rosendal, et même jusqueprès de Louviers, Becdal. La rivière qui a donné son nom à Dalbecest d’ailleurs charmante. Vue d’une falaise (fels enallemand, vous avez même non loin d’ici, sur une hauteur, la jolieville de Falaise), elle voisine les flèches de l’église, située enréalité à une grande distance, et a l’air de les refléter. – Jecrois bien, dis-je, c’est un effet qu’Elstir aime beaucoup. J’en aivu plusieurs esquisses chez lui. – Elstir&|160;! Vous connaissezTiche&|160;? s’écria Mme Verdurin. Mais vous savez queje l’ai connu dans la dernière intimité. Grâce au ciel je ne levois plus. Non, mais demandez à Cottard, à Brichot, il avait soncouvert mis chez moi, il venait tous les jours. En voilà un dont onpeut dire que ça ne lui a pas réussi de quitter notre petit noyau.Je vous montrerai tout à l’heure des fleurs qu’il a peintes pourmoi&|160;; vous verrez quelle différence avec ce qu’il faitaujourd’hui et que je n’aime pas du tout, mais pas du tout&|160;!Mais comment&|160;! je lui avais fait faire un portrait de Cottard,sans compter tout ce qu’il a fait d’après moi. – Et il avait faitau professeur des cheveux mauves, dit Mme Cottard,oubliant qu’alors son mari n’était pas agrégé. Je ne sais,Monsieur, si vous trouvez que mon mari a des cheveux mauves. – Çane fait rien, dit Mme Verdurin en levant le menton d’unair de dédain pour Mme Cottard et d’admiration pourcelui dont elle parlait, c’était d’un fier coloriste, d’un beaupeintre. Tandis que, ajouta-t-elle en s’adressant de nouveau à moi,je ne sais pas si vous appelez cela de la peinture, toutes cesgrandes diablesses de compositions, ces grandes machines qu’ilexpose depuis qu’il ne vient plus chez moi. Moi, j’appelle cela dubarbouillé, c’est d’un poncif, et puis ça manque de relief, depersonnalité. Il y a de tout le monde là dedans. – Il restitue lagrâce du XVIIIe, mais moderne, dit précipitammentSaniette, tonifié et remis en selle par mon amabilité. Mais j’aimemieux Helleu. – Il n’y a aucun rapport avec Helleu, ditMme Verdurin. – Si, c’est du XVIIIe sièclefébrile. C’est un Watteau à vapeur, et il se mit à rire. –Oh&|160;! connu, archiconnu, il y a des années qu’on me leressert&|160;», dit M. Verdurin à qui, en effet, Ski l’avaitraconté autrefois, mais comme fait par lui-même. «&|160;Ce n’estpas de chance que, pour une fois que vous prononcezintelligiblement quelque chose d’assez drôle, ce ne soit pas devous. – Ça me fait de la peine, reprit Mme Verdurin,parce que c’était quelqu’un de doué, il a gâché un joli tempéramentde peintre. Ah&|160;! s’il était resté ici&|160;! Mais il seraitdevenu le premier paysagiste de notre temps. Et c’est une femme quil’a conduit si bas&|160;! Ça ne m’étonne pas d’ailleurs, carl’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre.Je vous dirai que je l’ai senti tout de suite. Dans le fond, il nem’a jamais intéressée. Je l’aimais bien, c’était tout. D’abord, ilétait d’un sale. Vous aimez beaucoup ça, vous, les gens qui ne selavent jamais&|160;? – Qu’est-ce que c’est que cette chose si joliede ton que nous mangeons&|160;? demanda Ski. – Cela s’appelle de lamousse à la fraise, dit Mme Verdurin. – Mais c’estra-vis-sant. Il faudrait faire déboucher des bouteilles deChâteau-Margaux, de Château-Lafite, de Porto. – Je ne peux pas vousdire comme il m’amuse, il ne boit que de l’eau, dit MmeVerdurin pour dissimuler sous l’agrément qu’elle trouvait à cettefantaisie l’effroi que lui causait cette prodigalité. – Mais cen’est pas pour boire, reprit Ski, vous en remplirez tous nosverres, on apportera de merveilleuses pêches, d’énormes brugnons,là, en face du soleil couché&|160;; ça sera luxuriant comme un beauVéronèse. – Ça coûtera presque aussi cher, murmura M. Verdurin. –Mais enlevez ces fromages si vilains de ton, dit-il en essayant deretirer l’assiette du Patron, qui défendit son gruyère de toutesses forces. – Vous comprenez que je ne regrette pas Elstir, me ditMme Verdurin, celui-ci est autrement doué. Elstir, c’estle travail, l’homme qui ne sait pas lâcher sa peinture quand il ena envie. C’est le bon élève, la bête à concours. Ski, lui, neconnaît que sa fantaisie. Vous le verrez allumer sa cigarette aumilieu du dîner. – Au fait, je ne sais pas pourquoi vous n’avez pasvoulu recevoir sa femme, dit Cottard, il serait ici commeautrefois. – Dites donc, voulez-vous être poli, vous&|160;? Je nereçois pas de gourgandines, Monsieur le Professeur&|160;», ditMme Verdurin, qui avait, au contraire, fait tout cequ’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme.Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à lesbrouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait étaitbête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pasréussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avaitrompu&|160;; et il s’en félicitait comme les convertis bénissent lamaladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur afait connaître la voie du salut. «&|160;Il est magnifique, leProfesseur, dit-elle. Déclarez plutôt que mon salon est une maisonde rendez-vous. Mais on dirait que vous ne savez pas ce que c’estque Mme Elstir. J’aimerais mieux recevoir la dernièredes filles&|160;! Ah&|160;! non, je ne mange pas de ce pain-là.D’ailleurs je vous dirai que j’aurais été d’autant plus bête depasser sur la femme que le mari ne m’intéresse plus, c’est démodé,ce n’est même plus dessiné. – C’est extraordinaire pour un hommed’une pareille intelligence, dit Cottard. – Oh&|160;! non, réponditMme Verdurin, même à l’époque où il avait du talent, caril en a eu, le gredin, et à revendre, ce qui agaçait chez lui c’estqu’il n’était aucunement intelligent.&|160;» MmeVerdurin, pour porter ce jugement sur Elstir, n’avait pas attenduleur brouille et qu’elle n’aimât plus sa peinture. C’est que, mêmeau temps où il faisait partie du petit groupe, il arrivaitqu’Elstir passait des journées entières avec telle femme qu’à tortou à raison Mme Verdurin trouvait «&|160;bécasse&|160;»,ce qui, à son avis, n’était pas le fait d’un homme intelligent.«&|160;Non, dit-elle d’un air d’équité, je crois que sa femme etlui sont très bien faits pour aller ensemble. Dieu sait que je neconnais pas de créature plus ennuyeuse sur la terre et que jedeviendrais enragée s’il me fallait passer deux heures avec elle.Mais on dit qu’il la trouve très intelligente. C’est qu’il fautbien l’avouer, notre Tiche était surtout excessivementbête&|160;! Je l’ai vu épaté par des personnes que vousn’imaginez pas, par de braves idiotes dont on n’aurait jamais vouludans notre petit clan. Hé bien&|160;! il leur écrivait, ildiscutait avec elles, lui, Elstir&|160;! Ça n’empêche pas des côtéscharmants, ah&|160;! charmants, charmants et délicieusementabsurdes, naturellement.&|160;» Car Mme Verdurin étaitpersuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies.Idée fausse où il y a pourtant quelque vérité. Certes les«&|160;folies&|160;» des gens sont insupportables. Mais undéséquilibre qu’on ne découvre qu’à la longue est la conséquence del’entrée dans un cerveau humain de délicatesses pour lesquelles iln’est pas habituellement fait. En sorte que les étrangetés des genscharmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants quine soient, par ailleurs, étranges. «&|160;Tenez, je vais pouvoirvous montrer tout de suite ses fleurs&|160;», me dit-elle en voyantque son mari lui faisait signe qu’on pouvait se lever de table. Etelle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’enexcuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quittéMme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtoutpour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un hommetitré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient laplace à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord iltint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimaittrop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles&|160;:«&|160;Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, carje suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les espritsbourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gensqui «&|160;en sont&|160;» vraiment, s’en fichent. Or dès lespremiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous«&|160;en étiez&|160;»&|160;! M. de Charlus, qui donnait à cettelocution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après lesœillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron lesuffoquait. «&|160;Ne protestez pas, cher Monsieur, vous «&|160;enêtes&|160;», c’est clair comme le jour, reprit M. Verdurin.Remarquez que je ne sais pas si vous exercez un art quelconque,mais ce n’est pas nécessaire. Ce n’est pas toujours suffisant.Degrange, qui vient de mourir, jouait parfaitement avec le plusrobuste mécanisme, mais «&|160;n’en était&|160;» pas, on sentaittout de suite qu’il «&|160;n’en était&|160;» pas. Brichot n’en estpas. Morel en est, ma femme en est, je sens que vous en êtes… –Qu’alliez-vous me dire&|160;?&|160;» interrompit M. de Charlus, quicommençait à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin,mais qui préférait qu’il criât moins haut ces paroles à doublesens. «&|160;Nous vous avons mis seulement à gauche&|160;»,répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif,bonhomme et insolent, répondit&|160;: «&|160;Mais voyons&|160;!Cela n’a aucune importance, ici&|160;!&|160;» Et il eut unpetit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venaitprobablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui letenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’ilsonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans devieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualitéprécieuse comme celle de certains instruments anciens devenusrarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètementquelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à ladescription, et celle du personnage que faisait M. de Charlusrisque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, siléger, comme certaines œuvres de Bach ne sont jamais renduesexactement parce que les orchestres manquent de ces «&|160;petitestrompettes&|160;» au son si particulier, pour lesquelles l’auteur aécrit telle ou telle partie. «&|160;Mais, expliqua M. Verdurin,blessé, c’est à dessein. Je n’attache aucune importance aux titresde noblesse, ajouta-t-il, avec ce sourire dédaigneux que j’ai vutant de personnes que j’ai connues, à l’encontre de ma grand’mèreet de ma mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possèdentpas, devant ceux qui ainsi, pensent-ils, ne pourront pas se faire,à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Mais enfin puisqu’il yavait justement M. de Cambremer et qu’il est marquis, comme vousn’êtes que baron… – Permettez, répondit M. de Charlus, avec un airde hauteur, à M. Verdurin étonné, je suis aussi duc de Brabant,damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggioet des Dunes. D’ailleurs, cela ne fait absolument rien. Ne voustourmentez pas, ajouta-t-il en reprenant son fin sourire, quis’épanouit sur ces derniers mots&|160;: J’ai tout de suite vu quevous n’aviez pas l’habitude.&|160;»

Mme Verdurin vint à moi pour me montrer les fleursd’Elstir. Si cet acte, devenu depuis longtemps si indifférent pourmoi, aller dîner en ville, m’avait au contraire, sous la forme, quile renouvelait entièrement, d’un voyage le long de la côte, suivid’une montée en voiture jusqu’à deux cents mètres au-dessus de lamer, procuré une sorte d’ivresse, celle-ci ne s’était pas dissipéeà la Raspelière. «&|160;Tenez, regardez-moi ça, me dit la Patronne,en me montrant de grosses et magnifiques roses d’Elstir, mais dontl’onctueux écarlate et la blancheur fouettée s’enlevaient avec unrelief un peu trop crémeux sur la jardinière où elles étaientposées. Croyez-vous qu’il aurait encore assez de patte pourattraper ça&|160;? Est-ce assez fort&|160;! Et puis, c’est beaucomme matière, ça serait amusant à tripoter. Je ne peux pas vousdire comme c’était amusant de les lui voir peindre. On sentait queça l’intéressait de chercher cet effet-là.&|160;» Et le regard dela Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où setrouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leurlongue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il luien avait laissés&|160;; derrière les fleurs autrefois cueillies parlui pour elle-même, elle croyait revoir la belle main qui les avaitpeintes, en une matinée, dans leur fraîcheur, si bien que, les unessur la table, l’autre adossé à un fauteuil de la salle à manger,avaient pu figurer en tête à tête, pour le déjeuner de la Patronne,les roses encore vivantes et leur portrait à demi ressemblant. Àdemi seulement, Elstir ne pouvant regarder une fleur qu’en latransplantant d’abord dans ce jardin intérieur où nous sommesforcés de rester toujours. Il avait montré dans cette aquarellel’apparition des roses qu’il avait vues et que sans lui on n’eûtconnues jamais&|160;; de sorte qu’on peut dire que c’était unevariété nouvelle dont ce peintre, comme un ingénieux horticulteur,avait enrichi la famille des Roses. «&|160;Du jour où il a quittéle petit noyau, ça a été un homme fini. Il paraît que mes dînerslui faisaient perdre du temps, que je nuisais au développement deson génie, dit-elle sur un ton d’ironie. Comme si lafréquentation d’une femme comme moi pouvait ne pas être salutaire àun artiste&|160;», s’écria-t-elle dans un mouvement d’orgueil. Toutprès de nous, M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, envoyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de luidonner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans lapensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. deCharlus préféra y attacher la signification d’un devoir que lesimple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et necrut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en ladéclinant. Aussi s’écria-t-il&|160;: «&|160;Mais commentdonc&|160;! Je vous en prie&|160;! Par exemple&|160;!&|160;» Le tonastucieusement véhément de cette protestation avait déjà quelquechose de fort «&|160;Guermantes&|160;», qui s’accusa davantage dansle geste impératif, inutile et familier avec lequel M. de Charluspesa de ses deux mains, et comme pour le forcer à se rasseoir, surles épaules de M. de Cambremer, qui ne s’était pas levé&|160;:«&|160;Ah&|160;! voyons, mon cher, insista le baron, il nemanquerait plus que ça&|160;! Il n’y a pas de raison&|160;! denotre temps on réserve ça aux princes du sang.&|160;» Je ne touchaipas plus les Cambremer que Mme Verdurin par monenthousiasme pour leur maison. Car j’étais froid devant des beautésqu’ils me signalaient et m’exaltais de réminiscencesconfuses&|160;; quelquefois même je leur avouais ma déception, netrouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom m’avait faitimaginer. J’indignai Mme de Cambremer en lui disant quej’avais cru que c’était plus campagne. En revanche, je m’arrêtaiavec extase à renifler l’odeur d’un vent coulis qui passait par laporte. «&|160;Je vois que vous aimez les courants d’air&|160;», medirent-ils. Mon éloge du morceau de lustrine verte bouchant uncarreau cassé n’eut pas plus de succès&|160;: «&|160;Mais quellehorreur&|160;!&|160;» s’écria la marquise. Le comble fut quand jedis&|160;: «&|160;Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé.Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pasdans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte ducanton, je me crus entré.&|160;» Cette fois Mme deCambremer me tourna résolument le dos. «&|160;Vous n’avez pastrouvé tout cela trop mal arrangé&|160;? lui demanda son mari avecla même sollicitude apitoyée que s’il se fût informé comment safemme avait supporté une triste cérémonie. Il y a de belleschoses.&|160;» Mais comme la malveillance, quand les règles fixesd’un goût sûr ne lui imposent pas de bornes inévitables, trouvetout à critiquer, de leur personne ou de leur maison, chez les gensqui vous ont supplantés&|160;: «&|160;Oui, mais elles ne sont pas àleur place. Et voire, sont-elles si belles que ça&|160;? – Vousavez remarqué, dit M. de Cambremer avec une tristesse que contenaitquelque fermeté, il y a des toiles de Jouy qui montrent la corde,des choses tout usées dans ce salon&|160;! – Et cette pièced’étoffe avec ses grosses roses, comme un couvre-pied depaysanne&|160;», dit Mme de Cambremer, dont la culturetoute postiche s’appliquait exclusivement à la philosophieidéaliste, à la peinture impressionniste et à la musique deDebussy. Et pour ne pas requérir uniquement au nom du luxe maisaussi du goût&|160;: «&|160;Et ils ont mis des brise-bise&|160;!Quelle faute de style&|160;! Que voulez-vous, ces gens, ils nesavent pas, où auraient-ils appris&|160;? ça doit être de groscommerçants retirés. C’est déjà pas mal pour eux. – Les chandeliersm’ont paru beaux&|160;», dit le marquis, sans qu’on sût pourquoi ilexceptait les chandeliers, de même qu’inévitablement, chaque foisqu’on parlait d’une église, que ce fût la cathédrale de Chartres,de Reims, d’Amiens, ou l’église de Balbec, ce qu’il s’empressaittoujours de citer comme admirable c’était&|160;: «&|160;le buffetd’orgue, la chaire et les œuvres de miséricorde&|160;».«&|160;Quant au jardin, n’en parlons pas, dit Mme deCambremer. C’est un massacre. Ces allées qui s’en vont tout deguingois&|160;!&|160;» Je profitai de ce que MmeVerdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur lalettre que M. de Cambremer m’avait remise, et où sa mère m’invitaità dîner. Avec ce rien d’encre, l’écriture traduisait uneindividualité désormais pour moi reconnaissable entre toutes, sansqu’il y eût plus besoin de recourir à l’hypothèse de plumesspéciales que des couleurs rares et mystérieusement fabriquées nesont nécessaires au peintre pour exprimer sa vision originale. Mêmeun paralysé, atteint d’agraphie après une attaque et réduit àregarder les caractères comme un dessin, sans savoir les lire,aurait compris que Mme de Cambremer appartenait à unevieille famille où la culture enthousiaste des lettres et des artsavait donné un peu d’air aux traditions aristocratiques. Il auraitdeviné aussi vers quelles années la marquise avait apprissimultanément à écrire et à jouer Chopin. C’était l’époque où lesgens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle ditedes trois adjectifs. Mme de Cambremer les combinaittoutes les deux. Un adjectif louangeux ne lui suffisait pas, ellele faisait suivre (après un petit tiret) d’un second, puis (aprèsun deuxième tiret) d’un troisième. Mais ce qui lui étaitparticulier, c’est que, contrairement au but social et littérairequ’elle se proposait, la succession des trois épithètes revêtait,dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’uneprogression, mais d’un diminuendo. Mme deCambremer me dit, dans cette première lettre, qu’elle avait vuSaint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités«&|160;uniques – rares – réelles&|160;», et qu’il devait reveniravec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille),et que, si je voulais venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne,elle en serait «&|160;ravie – heureuse – contente&|160;». Peut-êtreétait-ce parce que le désir d’amabilité n’était pas égalé chez ellepar la fertilité de l’imagination et la richesse du vocabulaire quecette dame tenait à pousser trois exclamations, n’avait la force dedonner dans la deuxième et la troisième qu’un écho affaibli de lapremière. Qu’il y eût eu seulement un quatrième adjectif, et del’amabilité initiale il ne serait rien resté. Enfin, par unecertaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produireune impression considérable dans la famille et même le cercle desrelations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude desubstituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de«&|160;sincère&|160;», celui de «&|160;vrai&|160;». Et pour bienmontrer qu’il s’agissait en effet de quelque chose de sincère, ellerompait l’alliance conventionnelle qui eût mis «&|160;vrai&|160;»avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettresfinissaient par&|160;: «&|160;Croyez à mon amitié vraie.&|160;»«&|160;Croyez à ma sympathie vraie.&|160;» Malheureusement c’étaittellement devenu une formule que cette affectation de franchisedonnait plus l’impression de la politesse menteuse que les antiquesformules au sens desquelles on ne songe plus. J’étais d’ailleursgêné pour lire par le bruit confus des conversations que dominaitla voix plus haute de M. de Charlus n’ayant pas lâché son sujet etdisant à M. de Cambremer&|160;: «&|160;Vous me faisiez penser, envoulant que je prisse votre place, à un Monsieur qui m’a envoyé cematin une lettre en mettant comme adresse&|160;: «&|160;À sonAltesse, le Baron de Charlus&|160;», et qui la commençaitpar&|160;: «&|160;Monseigneur&|160;». – En effet, votrecorrespondant exagérait un peu&|160;», répondit M. de Cambremer ense livrant à une discrète hilarité. M. de Charlus l’avaitprovoquée&|160;; il ne la partagea pas. «&|160;Mais dans le fond,mon cher, dit-il, remarquez que, héraldiquement parlant, c’est luiqui est dans le vrai&|160;; je n’en fais pas une question depersonne, vous pensez bien. J’en parle comme s’il s’agissait d’unautre. Mais que voulez-vous, l’histoire est l’histoire, nous n’ypouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire. Je ne vousciterai pas l’empereur Guillaume qui, à Kiel, n’a jamais cessé deme donner du Monseigneur. J’ai ouï dire qu’il appelait ainsi tousles ducs français, ce qui est abusif, et ce qui est peut-êtresimplement une délicate attention qui, par-dessus notre tête, visela France. – Délicate et plus ou moins sincère, dit M. deCambremer. Ah&|160;! je ne suis pas de votre avis. Remarquez que,personnellement, un seigneur de dernier ordre comme ceHohenzollern, de plus protestant, et qui a dépossédé mon cousin leroi de Hanovre, n’est pas pour me plaire, ajouta M. de Charlus,auquel le Hanovre semblait tenir plus à cœur que l’Alsace-Lorraine.Mais je crois le penchant qui porte l’Empereur vers nousprofondément sincère. Les imbéciles vous diront que c’est unEmpereur de théâtre. Il est au contraire merveilleusementintelligent, il ne s’y connaît pas en peinture, et il a forcé M.Tschudi de retirer les Elstir des musées nationaux. Mais Louis XIVn’aimait pas les maîtres hollandais, avait aussi le goût del’apparat, et a été, somme toute, un grand souverain. EncoreGuillaume II a-t-il armé son pays, au point de vue militaire etnaval, comme Louis XIV n’avait pas fait, et j’espère que son règnene connaîtra jamais les revers qui ont assombri, sur la fin, lerègne de celui qu’on appelle banalement le Roi Soleil. LaRépublique a commis une grande faute, à mon avis, en repoussant lesamabilités du Hohenzollern ou en ne les lui rendant qu’aucompte-gouttes. Il s’en rend lui-même très bien compte et dit, avecce don d’expression qu’il a&|160;: «&|160;Ce que je veux, c’est unepoignée de mains, ce n’est pas un coup de chapeau.&|160;» Commehomme, il est vil&|160;; il a abandonné, livré, renié ses meilleursamis dans des circonstances où son silence a été aussi misérableque le leur a été grand, continua M. de Charlus qui, emportétoujours sur sa pente, glissait vers l’affaire Eulenbourg et serappelait le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus hautplacés&|160;: «&|160;Faut-il que l’Empereur ait confiance en notredélicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais,d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notrediscrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé labouche.&|160;» Du reste, tout cela n’a rien à voir avec ce que jevoulais dire, à savoir qu’en Allemagne, princes médiatisés, noussommes Durchlaucht, et qu’en France notre rang d’Altesse étaitpubliquement reconnu. Saint-Simon prétend que nous l’avions prispar abus, ce en quoi il se trompe parfaitement. La raison qu’il endonne, à savoir que Louis XIV nous fit faire défense de l’appelerle Roi très chrétien, et nous ordonna de l’appeler le Roi toutcourt, prouve simplement que nous relevions de lui et nullement quenous n’avions pas la qualité de prince. Sans quoi, il aurait fallule dénier au duc de Lorraine et à combien d’autres. D’ailleurs,plusieurs de nos titres viennent de la Maison de Lorraine parThérèse d’Espinoy, ma bisaïeule, qui était la fille du damoiseau deCommercy.&|160;» S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlusdéveloppa plus amplement les raisons de sa prétention. «&|160;J’aifait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partiedu Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première,que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans serendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha. Maisc’est lui que ça regarde, il est mon chef d’armes, et du momentqu’il le trouve bon ainsi et qu’il laisse passer la chose, je n’aiqu’à fermer les yeux. – M. Brichot m’a beaucoup intéressé, dis-je àMme Verdurin qui venait à moi, et tout en mettant lalettre de Mme de Cambremer dans ma poche. – C’est unesprit cultivé et un brave homme, me répondit-elle froidement. Ilmanque évidemment d’originalité et de goût, il a une terriblemémoire. On disait des «&|160;aïeux&|160;» des gens que nous avonsce soir, les émigrés, qu’ils n’avaient rien oublié. Mais ilsavaient du moins l’excuse, dit-elle en prenant à son compte un motde Swann, qu’ils n’avaient rien appris. Tandis que Brichot saittout, et nous jette à la tête, pendant le dîner, des piles dedictionnaires. Je crois que vous n’ignorez plus rien de ce que veutdire le nom de telle ville, de tel village.&|160;» Pendant queMme Verdurin parlait, je pensais que je m’étais promisde lui demander quelque chose, mais je ne pouvais me rappeler ceque c’était. «&|160;Je suis sûr que vous parlez de Brichot. Hein,Chantepie, et Freycinet, il ne vous a fait grâce de rien. Je vousai regardée, ma petite Patronne. – Je vous ai bien vu, j’ai failliéclater.&|160;» Je ne saurais dire aujourd’hui commentMme Verdurin était habillée ce soir-là. Peut-être, aumoment, ne le savais-je pas davantage, car je n’ai pas l’espritd’observation. Mais, sentant que sa toilette n’était pas sansprétention, je lui dis quelque chose d’aimable et même d’admiratif.Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginentqu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de lavérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement,irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne serattachant pas à une personne. Aussi fut-ce avec un sérieux qui mefit rougir de mon hypocrisie qu’elle me posa cette orgueilleuse etnaïve question, habituelle en pareilles circonstances&|160;:«&|160;Cela vous plaît&|160;? – Vous parlez de Chantepie, je suissûr&|160;», dit M. Verdurin s’approchant de nous. J’avais été seul,pensant à ma lustrine verte et à une odeur de bois, à ne pasremarquer qu’en énumérant ces étymologies, Brichot avait fait rirede lui. Et comme les impressions qui donnaient pour moi leur valeuraux choses étaient de celles que les autres personnes oun’éprouvent pas, ou refoulent sans y penser, comme insignifiantes,et que, par conséquent, si j’avais pu les communiquer elles fussentrestées incomprises ou auraient été dédaignées, elles étaiententièrement inutilisables pour moi et avaient de plusl’inconvénient de me faire passer pour stupide aux yeux deMme Verdurin, qui voyait que j’avais «&|160;gobé&|160;»Brichot, comme je l’avais déjà paru à Mme de Guermantesparce que je me plaisais chez Mme d’Arpajon. PourBrichot pourtant il y avait une autre raison. Je n’étais pas dupetit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique,littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans uneconversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans unsonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à yvoir. Que de fois il m’est arrivé, lisant avec une certaine émotionun conte habilement filé par un académicien disert et un peuvieillot, d’être sur le point de dire à Bloch ou à Mmede Guermantes&|160;: «&|160;Comme c’est joli&|160;!&|160;» quand,avant que j’eusse ouvert la bouche, ils s’écriaient, chacun dans unlangage différent&|160;: «&|160;Si vous voulez passer un bonmoment, lisez un conte de un tel. La stupidité humaine n’a jamaisété aussi loin.&|160;» Le mépris de Bloch provenait surtout de ceque certains effets de style, agréables du reste, étaient un peufanés&|160;; celui de Mme de Guermantes de ce que leconte semblait prouver justement le contraire de ce que voulaitdire l’auteur, pour des raisons de fait qu’elle avait l’ingéniositéde déduire mais auxquelles je n’eusse jamais pensé. Je fus aussisurpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente desVerdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, àFéterne, les Cambremer me dire, devant l’éloge enthousiaste que jefaisais de la Raspelière&|160;: «&|160;Ce n’est pas possible quevous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait.&|160;» Il est vraiqu’ils avouèrent que la vaisselle était belle. Pas plus que leschoquants brise-bise, je ne l’avais vue. «&|160;Enfin, maintenant,quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbecsignifie&|160;», dit ironiquement M. Verdurin. C’était justementles choses que m’apprenait Brichot qui m’intéressaient. Quant à cequ’on appelait son esprit, il était exactement le même qui avaitété si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la mêmeirritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient àvaincre un silence hostile ou de désagréables échos&|160;; ce quiavait changé était, non ce qu’il débitait, mais l’acoustique dusalon et les dispositions du public. «&|160;Gare&|160;», dit àmi-voix Mme Verdurin en montrant Brichot. Celui-ci,ayant gardé l’ouïe plus perçante que la vue, jeta sur la Patronneun regard, vite détourné, de myope et de philosophe. Si ses yeuxétaient moins bons, ceux de son esprit jetaient en revanche sur leschoses un plus large regard. Il voyait le peu qu’on pouvaitattendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes ilen souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans unmilieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé outrop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier,etc… , rentre chez lui malheureux. Souvent c’est à cause d’unequestion d’opinions, de système, qu’il a paru à d’autres absurde ouvieux-jeu. Souvent il sait à merveille que ces autres ne le valentpas. Il pourrait aisément disséquer les sophismes à l’aide desquelson l’a condamné tacitement, il veut aller faire une visite, écrireune lettre&|160;: plus sage, il ne fait rien, attend l’invitationde la semaine suivante. Parfois aussi ces disgrâces, au lieu definir en une soirée, durent des mois. Dues à l’instabilité desjugements mondains, elles l’augmentent encore. Car celui qui saitque Mme X… le méprise, sentant qu’on l’estime chezMme Y… , la déclare bien supérieure et émigre dans sonsalon. Au reste, ce n’est pas le lieu de peindre ici ces hommes,supérieurs à la vie mondaine mais n’ayant pas su se réaliser endehors d’elle, heureux d’être reçus, aigris d’être méconnus,découvrant chaque année les tares de la maîtresse de maison qu’ilsencensaient, et le génie de celle qu’ils n’avaient pas appréciée àsa valeur, quitte à revenir à leurs premières amours quand ilsauront souffert des inconvénients qu’avaient aussi les secondes, etque ceux des premières seront un peu oubliés. On peut juger, parces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’ilsavait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurinriait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, etsachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’yétant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sameilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage del’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avaitentendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Jene pus m’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pourSaniette. «&|160;Comment, pas gentille&|160;! Mais il nous adore,vous ne savez pas ce que nous sommes pour lui&|160;! Mon mari estquelquefois un peu agacé de sa stupidité, et il faut avouer qu’il ya de quoi, mais dans ces moments-là, pourquoi ne se rebiffe-t-ilpas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant&|160;?Ce n’est pas franc. Je n’aime pas cela. Ça n’empêche pas que jetâche toujours de calmer mon mari parce que, s’il allait trop loin,Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir&|160;; et cela je ne levoudrais pas parce que je vous dirai qu’il n’a plus un sou, il abesoin de ses dîners. Et puis, après tout, si il se froisse, qu’ilne revienne pas, moi ce n’est pas mon affaire, quand on a besoindes autres on tâche de ne pas être aussi idiot. – Le duché d’Aumalea été longtemps dans notre famille avant d’entrer dans la Maison deFrance, expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morelébahi et auquel, à vrai dire, toute cette dissertation était sinonadressée du moins destinée. Nous avions le pas sur tous les princesétrangers&|160;; je pourrais vous en donner cent exemples. Laprincesse de Croy ayant voulu, à l’enterrement de Monsieur, semettre à genoux après ma trisaïeule, celle-ci lui fit vertementremarquer qu’elle n’avait pas droit au carreau, le fit retirer parl’officier de service et porta la chose au Roi, qui ordonna àMme de Croy d’aller faire des excuses à Mmede Guermantes chez elle. Le duc de Bourgogne étant venu chez nousavec les huissiers, la baguette levée, nous obtînmes du Roi de lafaire abaisser. Je sais qu’il y a mauvaise grâce à parler desvertus des siens. Mais il est bien connu que les nôtres onttoujours été de l’avant à l’heure du danger. Notre cri d’armes,quand nous avons quitté celui des ducs de Brabant, a été«&|160;Passavant&|160;». De sorte qu’il est, en somme, assezlégitime que ce droit d’être partout les premiers, que nous avionsrevendiqué pendant tant de siècles à la guerre, nous l’ayons obtenuensuite à la Cour. Et dame, il nous y a toujours été reconnu. Jevous citerai encore comme preuve la princesse de Baden. Comme elles’était oubliée jusqu’à vouloir disputer son rang à cette mêmeduchesse de Guermantes de laquelle je vous parlais tout à l’heure,et avait voulu entrer la première chez le Roi en profitant d’unmouvement d’hésitation qu’avait peut-être eu ma parente (bien qu’iln’y en eût pas à avoir), le Roi cria vivement&|160;: «&|160;Entrez,entrez, ma cousine, Madame de Baden sait trop ce qu’elle vousdoit.&|160;» Et c’est comme duchesse de Guermantes qu’elle avait cerang, bien que par elle-même elle fût d’assez grande naissancepuisqu’elle était par sa mère nièce de la Reine de Pologne, de laReine d’Hongrie, de l’Électeur Palatin, du prince deSavoie-Carignan et du prince d’Hanovre, ensuite Roi d’Angleterre. –Mæcenas atavis edite regibus&|160;! dit Brichot ens’adressant à M. de Charlus, qui répondit par une légèreinclinaison de tête à cette politesse. – Qu’est-ce que vousdites&|160;? demanda Mme Verdurin à Brichot, envers quielle aurait voulu tâcher de réparer ses paroles de tout à l’heure.Je parlais, Dieu m’en pardonne, d’un dandy qui était la fleur dugratin (Mme Verdurin fronça les sourcils), environ lesiècle d’Auguste (Mme Verdurin, rassurée parl’éloignement de ce gratin, prit une expression plus sereine), d’unami de Virgile et d’Horace qui poussaient la flagornerie jusqu’àlui envoyer en pleine figure ses ascendances plusqu’aristocratiques, royales, en un mot je parlais de Mécène, d’unrat de bibliothèque qui était ami d’Horace, de Virgile, d’Auguste.Je suis sûr que M. de Charlus sait très bien à tous égards quiétait Mécène.&|160;» Regardant gracieusement MmeVerdurin du coin de l’œil, parce qu’il l’avait entendue donnerrendez-vous à Morel pour le surlendemain et qu’il craignait de nepas être invité&|160;: «&|160;Je crois, dit M. de Charlus, queMécène, c’était quelque chose comme le Verdurin del’antiquité.&|160;» Mme Verdurin ne put réprimer qu’àmoitié un sourire de satisfaction. Elle alla vers Morel. «&|160;Ilest agréable l’ami de vos parents, lui dit-elle. On voit que c’estun homme instruit, bien élevé. Il fera bien dans notre petit noyau.Où donc demeure-t-il à Paris&|160;?&|160;» Morel garda un silencehautain et demanda seulement à faire une partie de cartes.Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. Àl’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais desgrands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, ledernier morceau (inquiet, tourmenté, schumanesque, mais enfinantérieur à la Sonate de Franck) de la Sonate pour piano et violonde Fauré. Je sentis qu’il donnerait à Morel, merveilleusement douépour le son et la virtuosité, précisément ce qui lui manquait, laculture et le style. Mais je songeai avec curiosité à ce qui unitchez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. deCharlus n’était pas très différent de son frère, le duc deGuermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avaitparlé un aussi mauvais français que lui. Me reprochant (sans doutepour que je parlasse en termes chaleureux de Morel à MmeVerdurin) de n’aller jamais le voir, et moi invoquant ladiscrétion, il m’avait répondu&|160;: «&|160;Mais puisque c’est moiqui vous le demande, il n’y a que moi qui pourrais m’enformaliser.&|160;» Cela aurait pu être dit par le duc deGuermantes. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Maisil avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui lesystème nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait sonfrère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève dePlaton, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, etsouvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus unpianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût,un éloquent discoureur. Le style rapide, anxieux, charmant aveclequel M. de Charlus jouait le morceau schumanesque de la Sonate deFauré, qui aurait pu discerner que ce style avait son correspondant– on n’ose dire sa cause – dans des parties toutes physiques, dansles défectuosités de M. de Charlus&|160;? Nous expliquerons plustard ce mot de défectuosités nerveuses et pour quelles raisons unGrec du temps de Socrate, un Romain du temps d’Auguste, pouvaientêtre ce qu’on sait tout en restant des hommes absolument normaux,et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd’hui. De mêmequ’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues àterme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère,aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait,il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpirationd’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte desueur. Avec la différence qu’à ceux-ci on dit&|160;: «&|160;Commevous avez chaud&|160;», tandis qu’on fait semblant de ne pas voirles pleurs des autres. On, c’est-à-dire le monde&|160;; car lepeuple s’inquiète de voir pleurer, comme si un sanglot était plusgrave qu’une hémorragie. La tristesse qui suivit la mort de safemme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. deCharlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eutl’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre,il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse àl’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Le morceau fini, je me permis de réclamer du Franck, ce qui eutl’air de faire tellement souffrir Mme de Cambremer queje n’insistai pas. «&|160;Vous ne pouvez pas aimer cela&|160;», medit-elle. Elle demanda à la place Fêtes de Debussy, ce quifit crier&|160;: «&|160;Ah&|160;! c’est sublime&|160;!&|160;» dèsla première note. Mais Morel s’aperçut qu’il ne savait que lespremières mesures et, par gaminerie, sans aucune intention demystifier, il commença une marche de Meyerbeer. Malheureusement,comme il laissa peu de transitions et ne fit pas d’annonce, tout lemonde crut que c’était encore du Debussy, et on continua àcrier&|160;: «&|160;Sublime&|160;!&|160;» Morel, en révélant quel’auteur n’était pas celui de Pelléas, mais de Robertle Diable, jeta un certain froid. Mme de Cambremern’eut guère le temps de le ressentir pour elle-même, car ellevenait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était jetéedessus avec une impulsion d’hystérique. «&|160;Oh&|160;! jouez ça,tenez, ça, c’est divin&|160;», criait-elle. Et pourtant de cetauteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grandshonneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’étaitun de ces morceaux maudits qui vous ont si souvent empêché dedormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment à l’étagecontigu au vôtre. Mais Morel avait assez de musique, et comme iltenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à lapartie, aurait voulu un whist. «&|160;Il a dit tout à l’heure auPatron qu’il était prince, dit Ski à Mme Verdurin, maisce n’est pas vrai, il est d’une simple bourgeoisie de petitsarchitectes. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Çam’amuse, moi, na&|160;!&|160;» redit Mme Verdurin àBrichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour brilleraux yeux de la Patronne et peut-être aux miens&|160;: «&|160;Mais àvrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est lepremier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’huien France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, letrès puissant Dieu Jemenfou.&|160;» Mme Verdurin ne secontentait plus, dans ces cas-là, de plonger sa tête dans sa main.Elle s’abattait, avec la brusquerie des insectes appelés éphémères,sur la princesse Sherbatoff&|160;; si celle-ci était à peu dedistance, la Patronne s’accrochait à l’aisselle de la princesse, yenfonçait ses ongles, et cachait pendant quelques instants sa têtecomme un enfant qui joue à cache-cache. Dissimulée par cet écranprotecteur, elle était censée rire aux larmes et pouvait aussi bienne penser à rien du tout que les gens qui, pendant qu’ils font uneprière un peu longue, ont la sage précaution d’ensevelir leurvisage dans leurs mains. Mme Verdurin les imitait enécoutant les quatuors de Beethoven pour montrer à la fois qu’elleles considérait comme une prière et pour ne pas laisser voirqu’elle dormait. «&|160;Je parle fort sérieusement, Madame, ditBrichot. Je crois que trop grand est aujourd’hui le nombre des gensqui passent leur temps à considérer leur nombril comme s’il étaitle centre du monde. En bonne doctrine, je n’ai rien à objecter à jene sais quel nirvana qui tend à nous dissoudre dans le grand Tout(lequel, comme Munich et Oxford, est beaucoup plus près de Parisqu’Asnières ou Bois-Colombes), mais il n’est ni d’un bon Français,ni même d’un bon Européen, quand les Japonais sont peut-être auxportes de notre Byzance, que des antimilitaristes socialisésdiscutent gravement sur les vertus cardinales du vers libre.&|160;»Mme Verdurin crut pouvoir lâcher l’épaule meurtrie de laprincesse et elle laissa réapparaître sa figure, non sans feindrede s’essuyer les yeux et sans reprendre deux ou trois fois haleine.Mais Brichot voulait que j’eusse ma part de festin, et ayant retenudes soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on neflatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnantde l’importance, en se faisant traiter par elle deréactionnaire&|160;: «&|160;Je ne voudrais pas blasphémer les Dieuxde la Jeunesse, dit-il en jetant sur moi ce regard furtif qu’unorateur accorde à la dérobée à quelqu’un présent dans l’assistanceet dont il cite le nom. Je ne voudrais pas être damné commehérétique et relaps dans la chapelle mallarméenne, où notre nouvelami, comme tous ceux de son âge, a dû servir la messe ésotérique,au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ouRose-Croix. Mais vraiment, nous en avons trop vu de cesintellectuels adorant l’Art, avec un grand A, et qui, quand il neleur suffit plus de s’alcooliser avec du Zola, se font des piqûresde Verlaine. Devenus éthéromanes par dévotion baudelairienne, ilsne seraient plus capables de l’effort viril que la patrie peut unjour ou l’autre leur demander, anesthésiés qu’ils sont par lagrande névrose littéraire, dans l’atmosphère chaude, énervante,lourde de relents malsains, d’un symbolisme de fumeried’opium.&|160;» Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour lecouplet inepte et bigarré de Brichot, je me détournai vers Ski etlui assurai qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelleappartenait M. de Charlus&|160;; il me répondit qu’il était sûr deson fait et ajouta que je lui avais même dit que son vrai nom étaitGandin, Le Gandin. «&|160;Je vous ai dit, lui répondis-je, queMme de Cambremer était la sœur d’un ingénieur, M.Legrandin. Je ne vous ai jamais parlé de M. de Charlus. Il y aautant de rapport de naissance entre lui et Mme deCambremer qu’entre le Grand Condé et Racine. – Ah&|160;! jecroyais&|160;», dit Ski légèrement sans plus s’excuser de sonerreur que, quelques heures avant, de celle qui avait failli nousfaire manquer le train. «&|160;Est-ce que vous comptez resterlongtemps sur la côte&|160;? demanda Mme Verdurin à M.de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblaitde voir rentrer trop tôt à Paris. – Mon Dieu, on ne sait jamais,répondit d’un ton nasillard et traînant M. de Charlus. J’aimeraisrester jusqu’à la fin de septembre. – Vous avez raison, ditMme Verdurin&|160;; c’est le moment des belles tempêtes.– À bien vrai dire ce n’est pas ce qui me déterminerait. J’ai tropnégligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, mon patron,et je voudrais le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29septembre, à l’Abbaye du Mont. – Ça vous intéresse beaucoup, cesaffaires-là&|160;?&|160;» demanda Mme Verdurin, qui eûtpeut-être réussi à faire taire son anticléricalisme blessé si ellen’avait craint qu’une excursion aussi longue ne fit«&|160;lâcher&|160;» pendant quarante-huit heures le violoniste etle baron. «&|160;Vous êtes peut-être affligée de surditéintermittente, répondit insolemment M. de Charlus. Je vous ai ditque saint Michel était un de mes glorieux patrons.&|160;» Puis,souriant avec une bienveillante extase, les yeux fixés au loin, lavoix accrue par une exaltation qui me sembla plus qu’esthétique,religieuse&|160;: «&|160;C’est si beau à l’offertoire, quand Michelse tient debout près de l’autel, en robe blanche, balançant unencensoir d’or, et avec un tel amas de parfums que l’odeur en montejusqu’à Dieu. – On pourrait y aller en bande, suggéraMme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. – À cemoment-là, dès l’offertoire, reprit M. de Charlus qui, pourd’autres raisons mais de la même manière que les bons orateurs à laChambre, ne répondait jamais à une interruption et feignait de nepas l’avoir entendue, ce serait ravissant de voir notre jeune amipalestrinisant et exécutant même une Aria de Bach. Il serait fou dejoie, le bon Abbé aussi, et c’est le plus grand hommage, du moinsle plus grand hommage public, que je puisse rendre à mon SaintPatron. Quelle édification pour les fidèles&|160;! Nous enparlerons tout à l’heure au jeune Angelico musical, militaire commesaint Michel.&|160;»

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pasjouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand tempsavant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partied’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, marcha d’un air terriblesur Saniette&|160;: «&|160;Vous ne savez donc jouer àrien&|160;!&|160;» cria-t-il, furieux d’avoir perdu l’occasion defaire un whist, et ravi d’en avoir trouvé une d’injurier l’ancienarchiviste. Celui-ci, terrorisé, prit un air spirituel&|160;:«&|160;Si, je sais jouer du piano&|160;», dit-il. Cottard et Morels’étaient assis face à face. «&|160;À vous l’honneur, dit Cottard.– Si nous nous approchions un peu de la table de jeu, dit à M. deCambremer M. de Charlus, inquiet de voir le violoniste avecCottard. C’est aussi intéressant que ces questions d’étiquette qui,à notre époque, ne signifient plus grand’chose. Les seuls rois quinous restent, en France du moins, sont les rois des Jeux de Cartes,et il me semble qu’ils viennent à foison dans la main du jeunevirtuose&|160;», ajouta-t-il bientôt, par une admiration pour Morelqui s’étendait jusqu’à sa manière de jouer, pour le flatter aussi,et enfin pour expliquer le mouvement qu’il faisait de se penchersur l’épaule du violoniste. «&|160;Ié coupe&|160;», dit, encontrefaisant l’accent rastaquouère, Cottard, dont les enfantss’esclaffèrent comme faisaient ses élèves et le chef de clinique,quand le maître, même au lit d’un malade gravement atteint,lançait, avec un masque impassible d’épileptique, une de sescoutumières facéties. «&|160;Je ne sais pas trop ce que je doisjouer, dit Morel en consultant M. de Cambremer. – Comme vousvoudrez, vous serez battu de toutes façons, ceci ou ça, c’est égal.– Égal… Ingalli&|160;? dit le docteur en coulant vers M. deCambremer un regard insinuant et bénévole. C’était ce que nousappelons la véritable diva, c’était le rêve, une Carmen comme onn’en reverra pas. C’était la femme du rôle. J’aimais aussi yentendre Ingalli – marié.&|160;» Le marquis se leva avec cettevulgarité méprisante des gens bien nés qui ne comprennent pasqu’ils insultent le maître de maison en ayant l’air de ne pas êtrecertains qu’on puisse fréquenter ses invités et qui s’excusent surl’habitude anglaise pour employer une expression dédaigneuse&|160;:«&|160;Quel est ce Monsieur qui joue aux cartes&|160;? qu’est-cequ’il fait dans la vie&|160;? qu’est-ce qu’il vend&|160;?J’aime assez à savoir avec qui je me trouve, pour ne pas me lieravec n’importe qui. Or je n’ai pas entendu son nom quand vousm’avez fait l’honneur de me présenter à lui.&|160;» Si M. Verdurin,s’autorisant de ces derniers mots, avait, en effet, présenté à sesconvives M. de Cambremer, celui-ci l’eût trouvé fort mauvais. Maissachant que c’était le contraire qui avait lieu, il trouvaitgracieux d’avoir l’air bon enfant et modeste sans péril. La fiertéqu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait quegrandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre.Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois.Alors, quand Cottard était à peine connu, si on parlait à M.Verdurin des névralgies faciales de sa femme&|160;: «&|160;Il n’y arien à faire, disait-il, avec l’amour-propre naïf des gens quicroient que ce qu’ils connaissent est illustre et que tout le mondeconnaît le nom du professeur de chant de leur famille. Si elleavait un médecin de second ordre on pourrait chercher un autretraitement, mais quand ce médecin s’appelle Cottard (nom qu’ilprononçait comme si c’eût été Bouchard ou Charcot), il n’y a qu’àtirer l’échelle.&|160;» Usant d’un procédé inverse, sachant que M.de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeurCottard, M. Verdurin prit un air simplet. «&|160;C’est notremédecin de famille, un brave cœur que nous adorons et qui se feraitcouper en quatre pour nous&|160;; ce n’est pas un médecin, c’est unami&|160;; je ne pense pas que vous le connaissiez ni que son nomvous dirait quelque chose&|160;; en tout cas, pour nous c’est lenom d’un bien bon homme, d’un bien cher ami, Cottard.&|160;» Cenom, murmuré d’un air modeste, trompa M. de Cambremer qui crutqu’il s’agissait d’un autre. «&|160;Cottard&|160;? vous ne parlezpas du professeur Cottard&|160;?&|160;» On entendait précisément lavoix dudit professeur qui, embarrassé par un coup, disait en tenantses cartes&|160;: «&|160;C’est ici que les Athénienss’atteignirent. – Ah&|160;! si, justement, il est professeur, ditM. Verdurin. – Quoi&|160;! le professeur Cottard&|160;! Vous nevous trompez pas&|160;! Vous êtes bien sûr que c’est le même&|160;!celui qui demeure rue du Bac&|160;! – Oui, il demeure rue du Bac,43. Vous le connaissez&|160;? – Mais tout le monde connaît leprofesseur Cottard. C’est une sommité&|160;! C’est comme si vous medemandiez si je connais Bouffe de Saint-Blaise ou Courtois-Suffit.J’avais bien vu, en l’écoutant parler, que ce n’était pas un hommeordinaire, c’est pourquoi je me suis permis de vous demander. –Voyons, qu’est-ce qu’il faut jouer&|160;? atout&|160;?&|160;»demandait Cottard. Puis brusquement, avec une vulgarité qui eût étéagaçante même dans une circonstance héroïque, où un soldat veutprêter une expression familière au mépris de la mort, mais quidevenait doublement stupide dans le passe-temps sans danger descartes, Cottard, se décidant à jouer atout, prit un air sombre,«&|160;cerveau brûlé&|160;», et, par allusion à ceux qui risquentleur peau, joua sa carte comme si c’eût été sa vie, ens’écriant&|160;: «&|160;Après tout, je m’en fiche&|160;!&|160;» Cen’était pas ce qu’il fallait jouer, mais il eut une consolation. Aumilieu du salon, dans un large fauteuil, Mme Cottard,cédant à l’effet, irrésistible chez elle, de l’après-dîner, s’étaitsoumise, après de vains efforts, au sommeil vaste et léger quis’emparait d’elle. Elle avait beau se redresser à des instants,pour sourire, soit par moquerie de soi-même, soit par peur delaisser sans réponse quelque parole aimable qu’on lui eût adressée,elle retombait malgré elle, en proie au mal implacable etdélicieux. Plutôt que le bruit, ce qui l’éveillait ainsi, pour uneseconde seulement, c’était le regard (que par tendresse elle voyaitmême les yeux fermés, et prévoyait, car la même scène se produisaittous les soirs et hantait son sommeil comme l’heure où on aura à selever), le regard par lequel le professeur signalait le sommeil deson épouse aux personnes présentes. Il se contentait, pourcommencer, de la regarder et de sourire, car si, comme médecin, ilblâmait ce sommeil d’après le dîner (du moins donnait-il cetteraison scientifique pour se fâcher vers la fin, mais il n’est passûr qu’elle fût déterminante, tant il avait là-dessus de vuesvariées), comme mari tout-puissant et taquin, il était enchanté dese moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afinqu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller denouveau.

Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «&|160;Hébien&|160;! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur. –J’écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, réponditfaiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie. –C’est insensé, s’écria Cottard, tout à l’heure elle nous affirmeraqu’elle n’a pas dormi. C’est comme les patients qui se rendent àune consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ilsse le figurent peut-être&|160;», dit en riant M. de Cambremer. Maisle docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtoutn’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. «&|160;Onne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un tondogmatique. – Ah&|160;! répondit en s’inclinant respectueusement lemarquis, comme eût fait Cottard jadis. – On voit bien, repritCottard, que vous n’avez pas comme moi administré jusqu’à deuxgrammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence. – Eneffet, en effet, répondit le marquis en riant d’un air avantageux,je n’ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues quibientôt ne font plus d’effet mais vous détraquent l’estomac. Quandon a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, jevous assure qu’on n’a pas besoin de trional pour dormir. – Ce sontles ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trionalrelève parfois d’une façon remarquable le tonus nerveux. Vousparlez de trional, savez-vous seulement ce que c’est&|160;? – Mais…j’ai entendu dire que c’était un médicament pour dormir. – Vous nerépondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui,trois fois par semaine, à la Faculté, était d’«&|160;examen&|160;».Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c’est.Pouvez-vous me dire ce qu’il contient de parties d’amyle etd’éthyle&|160;? – Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Jepréfère un bon verre de fine ou même de porto 345. – Qui sont dixfois plus toxiques, interrompit le professeur. – Pour le trional,hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vousferiez mieux d’en parler avec elle. – Qui doit en savoir à peu prèsautant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pourdormir, vous voyez que ma femme n’en a pas besoin. Voyons,Léontine, bouge-toi, tu t’ankyloses, est-ce que je dors aprèsdîner, moi&|160;? qu’est-ce que tu feras à soixante ans si tu dorsmaintenant comme une vieille&|160;? Tu vas prendre de l’embonpoint,tu t’arrêtes la circulation… Elle ne m’entend même plus. – C’estmauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n’est-ce pas,docteur&|160;? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès deCottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l’exercice. –Des histoires&|160;! répondit le docteur. On a prélevé une mêmequantité de nourriture dans l’estomac d’un chien qui était restétranquille, et dans l’estomac d’un chien qui avait couru, et c’estchez le premier que la digestion était la plus avancée. – Alorsc’est le sommeil qui coupe la digestion&|160;? – Cela dépend s’ils’agit de la digestion œsophagique, stomacale, intestinale&|160;;inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriezpas, puisque vous n’avez pas fait vos études de médecine. Allons,Léontine, en avant… harche, il est temps de partir.&|160;» Cen’était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sapartie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plusbrusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans plusrecevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu’unevolonté de résistance à dormir persistât chez MmeCottard, même dans l’état de sommeil, soit que le fauteuil neprêtât pas d’appui à sa tête, cette dernière fut rejetéemécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide,comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant auchef, avait tantôt l’air d’écouter de la musique, tantôt d’êtreentrée dans la dernière phase de l’agonie. Là où les admonestationsde plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment desa propre sottise réussit&|160;: «&|160;Mon bain est bien commechaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire…s’écria-t-elle en se redressant. Oh&|160;! mon Dieu, que je suissotte&|160;! Qu’est-ce que je dis&|160;? je pensais à mon chapeau,j’ai dû dire une bêtise, un peu plus j’allais m’assoupir, c’est cemaudit feu.&|160;» Tout le monde se mit à rire car il n’y avait pasde feu.

«&|160;Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-mêmeMme Cottard, qui effaça de la main sur son front, avecune légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui serecoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter meshumbles excuses à la chère Madame Verdurin et savoir d’elle lavérité.&|160;» Mais son sourire devint vite triste, car leprofesseur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire ettremblait de n’y pas réussir, venait de lui crier&|160;:«&|160;Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais uneéruption d’acné, tu as l’air d’une vieille paysanne. – Vous savez,il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté debonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes dutombeau quand toute la Faculté l’avait condamné. Il a passé troisnuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, voussavez, ajouta-t-elle d’un ton grave et presque menaçant, en levantla main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempesmusicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c’estsacré&|160;! Il pourrait demander tout ce qu’il voudrait. Du reste,je ne l’appelle pas le Docteur Cottard, je l’appelle le DocteurDieu&|160;! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieurépare dans la mesure du possible une partie des malheurs dontl’autre est responsable. – Jouez atout, dit à Morel M. de Charlusd’un air heureux. – Atout, pour voir, dit le violoniste. – Ilfallait annoncer d’abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtesdistrait, mais comme vous jouez bien&|160;! – J’ai le roi, ditMorel. – C’est un bel homme, répondit le professeur. – Qu’est-ceque c’est que cette affaire-là avec ces piquets&|160;? demandaMme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbeécusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vosarmes&|160;? ajouta-t-elle avec un dédain ironique. – Non,ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portonsd’or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules àcinq pièces chacune chargée d’un trèfle d’or. Non, celles-là cesont celles des d’Arrachepel, qui n’étaient pas de notre estoc,mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notrelignage n’ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadisPelvilain, dit-on) portaient d’or à cinq pieux épointés de gueules.Quand ils s’allièrent aux Féterne, leur écu changea mais restacantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d’oravec à droite un vol d’hermine. – Attrape, dit tout basMme de Cambremer. – Mon arrière-grand’mère était uned’Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve lesdeux noms dans les vieilles chartes, continua M. de Cambremer, quirougit vivement, car il eut, seulement alors, l’idée dont sa femmelui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurinne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement.L’histoire veut qu’au onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé,dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les siègespour arracher les pieux. D’où le surnom d’Arrachepel sous lequel ilfut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les sièclespersister dans leurs armes. Il s’agit des pieux que, pour rendreplus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait,passez-moi l’expression, en terre devant elles, et qu’on reliaitentre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets etqui n’avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ilspassaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela faitsourire avec l’artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu’ils’agit du onzième siècle. – Cela manque d’actualité, ditMme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère. –Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu’il répétaitvolontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi leroi de carreau est réformé&|160;? – Je voudrais bien être à saplace, dit Morel que son service militaire ennuyait. – Ah&|160;! lemauvais patriote, s’écria M. de Charlus, qui ne put se retenir depincer l’oreille au violoniste. – Non, vous ne savez pas pourquoile roi de carreau est réformé&|160;? reprit Cottard, qui tenait àses plaisanteries, c’est parce qu’il n’a qu’un œil. – Vous avezaffaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer àCottard qu’il savait qui il était. – Ce jeune homme est étonnant,interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il jouecomme un dieu.&|160;» Cette réflexion ne plut pas beaucoup audocteur qui répondit&|160;: «&|160;Qui vivra verra. À roublard,roublard et demi. – La dame, l’as&|160;», annonça triomphalementMorel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme nepouvant nier cette fortune et avoua, fasciné&|160;: «&|160;C’estbeau. – Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus,dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin. – Vousne le connaissiez pas&|160;? Il est assez agréable, il estparticulier, il est d’une époque&|160;» (elle eût été bienembarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurinavec le sourire satisfait d’une dilettante, d’un juge et d’unemaîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si jeviendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un crid’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé àla voûte des chênes qui partait du château. «&|160;Ce n’est encorerien&|160;; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que lavallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce quevous n’avez pas à Féterne&|160;! dit-elle d’un ton dédaigneux àMme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, nevoulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires.– Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame, demandaM. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passerpour une vague intention de l’inviter et ce qui dispensaitactuellement de rendez-vous plus précis. – Oh&|160;! certainement,Monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. Ona beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulaitm’envoyer à Vichy&|160;; mais c’est trop étouffé, et je m’occuperaide mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peupoussé. Et puis le Professeur, avec les examens qu’il fait passer,a toujours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs lefatiguent beaucoup. Je trouve qu’on a besoin d’une franche détentequand on a été comme lui toute l’année sur la brèche. De toutesfaçons nous resterons encore un bon mois. – Ah&|160;! alors noussommes gens de revue. – D’ailleurs, je suis d’autant plus obligéede rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie, et cen’est que dans une quinzaine qu’il sera ici en poste fixe. – J’aimeencore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, repritMme Verdurin. – Vous allez avoir un temps splendide pourrevenir. – Il faudrait même voir si les voitures sont attelées,dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir àBalbec, me dit M. Verdurin, car moi je n’en vois pas la nécessité.On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrementbeau. Les routes sont admirables.&|160;» Je dis que c’étaitimpossible. «&|160;Mais en tout cas il n’est pas l’heure, objectala Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça lesavancera bien d’arriver une heure d’avance à la gare. Ils sontmieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n’osant pass’adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pasrester&|160;? Nous avons de belles chambres sur la mer. – Mais ilne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, quin’avait pas entendu. Il n’a que la permission de minuit. Il fautqu’il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, biensage&|160;», ajouta-t-il d’une voix complaisante, maniérée,insistante, comme s’il trouvait quelque sadique volupté à employercette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix surce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avecdes paroles qui semblaient le palper.

Du sermon que m’avait adressé Brichot, M. de Cambremer avaitconclu que j’étais dreyfusard. Comme il était aussi antidreyfusardque possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à me fairel’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pourun cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’ilméritait. «&|160;Et mon cousin était dans des idées absolumentopposées&|160;», dit M. de Cambremer, glissant sur ce qu’étaientces idées, mais que je sentis aussi anciennes et mal formées queson visage, des idées que quelques familles de certaines petitesvilles devaient avoir depuis bien longtemps. «&|160;Eh bien&|160;!vous savez, je trouve ça très beau&|160;!&|160;» conclut M. deCambremer. Il est vrai qu’il n’employait guère le mot«&|160;beau&|160;» dans le sens esthétique où il eût désigné, poursa mère ou sa femme, des œuvres différentes, mais des œuvres d’art.M. de Cambremer se servait plutôt de ce qualificatif en félicitant,par exemple, une personne délicate qui avait un peu engraissé.«&|160;Comment, vous avez repris trois kilos en deux mois&|160;?Savez-vous que c’est très beau&|160;!&|160;» Des rafraîchissementsétaient servis sur une table. Mme Verdurin invita lesmessieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait.M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près dela table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin luidemanda&|160;: «&|160;Avez-vous pris de mon orangeade&|160;?&|160;»Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un toncristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche etdéhanchements de la taille, répondit&|160;: «&|160;Non, j’aipréféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’estdélicieux.&|160;» Il est singulier qu’un certain ordre d’actessecrets ait pour conséquence extérieure une manière de parler ou degesticuler qui les révèle. Si un monsieur croit ou non àl’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à lapluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera, danssa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse apercevoir sa pensée.Mais en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avecce sourire et ces gestes de bras&|160;: «&|160;Non, j’ai préféré savoisine, la fraisette&|160;», on pouvait dire&|160;: «&|160;Tiens,il aime le sexe fort&|160;», avec la même certitude, pour un juge,que celle qui permet de condamner un criminel qui n’a pasavoué&|160;; pour un médecin, un paralytique général qui ne saitpeut-être pas lui-même son mal, mais qui a fait telle faute deprononciation d’où on peut déduire qu’il sera mort dans trois ans.Peut-être les gens qui concluent de la manière de dire&|160;:«&|160;Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette&|160;» à un amourdit antiphysique, n’ont-ils pas besoin de tant de science. Maisc’est qu’ici il y a rapport plus direct entre le signe révélateuret le secret. Sans se le dire précisément, on sent que c’est unedouce et souriante dame qui vous répond, et qui paraît maniéréeparce qu’elle se donne pour un homme et qu’on n’est pas habitué àvoir les hommes faire tant de manières. Et il est peut-être plusgracieux de penser que depuis longtemps un certain nombre de femmesangéliques ont été comprises par erreur dans le sexe masculin où,exilées, tout en battant vainement des ailes vers les hommes à quielles inspirent une répulsion physique, elles savent arranger unsalon, composer des «&|160;intérieurs&|160;». M. de Charlus nes’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restaitinstallé dans son fauteuil pour être plus près de Morel.«&|160;Croyez-vous, dit Mme Verdurin au baron, que cen’est pas un crime que cet être-là, qui pourrait nous enchanteravec son violon, soit là à une table d’écarté. Quand on joue duviolon comme lui&|160;! – Il joue bien aux cartes, il fait toutbien, il est si intelligent&|160;», dit M. de Charlus, tout enregardant les jeux, afin de conseiller Morel. Ce n’était pas, dureste, sa seule raison de ne pas se soulever de son fauteuil devantMme Verdurin. Avec le singulier amalgame qu’il avaitfait de ses conceptions sociales, à la fois de grand seigneur etd’amateur d’art, au lieu d’être poli de la même manière qu’un hommede son monde l’eût été, il se faisait, d’après Saint-Simon, desespèces de tableaux vivants&|160;; et, en ce moment, s’amusait àfigurer le maréchal d’Uxelles, lequel l’intéressait par d’autrescôtés encore et dont il est dit qu’il était glorieux jusqu’à ne passe lever de son siège, par un air de paresse, devant ce qu’il yavait de plus distingué à la Cour. «&|160;Dites donc, Charlus, ditMme Verdurin, qui commençait à se familiariser, vousn’auriez pas dans votre faubourg quelque vieux noble ruiné quipourrait me servir de concierge&|160;? – Mais si… mais si… ,répondit M. de Charlus en souriant d’un air bonhomme, mais je nevous le conseille pas. – Pourquoi&|160;? – Je craindrais pour vousque les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que laloge.&|160;» Ce fut entre eux la première escarmouche.Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devaitmalheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus continuaà ne pas quitter sa chaise. Il ne pouvait, d’ailleurs, s’empêcherde sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait sesmaximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâchetédes bourgeois la soumission si aisément obtenue de MmeVerdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par laposture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parcequ’elle avait été inquiète de me voir relancé par M. de Cambremer.Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relationsde M. de Charlus avec la comtesse Molé. «&|160;Vous m’avez dit quevous connaissiez Mme de Molé. Est-ce que vous allez chezelle&|160;?&|160;» demanda-t-elle en donnant aux mots&|160;:«&|160;aller chez elle&|160;» le sens d’être reçu chez elle,d’avoir reçu d’elle l’autorisation d’aller la voir. M. de Charlusrépondit, avec une inflexion de dédain, une affectation deprécision et un ton de psalmodie&|160;: «&|160;Maisquelquefois.&|160;» Ce «&|160;quelquefois&|160;» donna des doutes àMme Verdurin, qui demanda&|160;: «&|160;Est-ce que vousy avez rencontré le duc de Guermantes&|160;? – Ah&|160;! je ne merappelle pas. – Ah&|160;! dit Mme Verdurin, vous neconnaissez pas le duc de Guermantes&|160;? – Mais comment est-ceque je ne le connaîtrais pas&|160;», répondit M. de Charlus, dontun sourire fit onduler la bouche. Ce sourire était ironique&|160;;mais comme le baron craignait de laisser voir une dent en or, il lebrisa sous un reflux de ses lèvres, de sorte que la sinuosité quien résulta fut celle d’un sourire de bienveillance&|160;:«&|160;Pourquoi dites-vous&|160;: Comment est-ce que je ne leconnaîtrais pas&|160;? – Mais puisque c’est mon frère&|160;», ditnégligemment M. de Charlus en laissant Mme Verdurinplongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si soninvité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’unautre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât lebaron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Elle se dirigea versmoi&|160;: «&|160;J’ai entendu tout à l’heure que M. de Cambremervous invitait à dîner. Moi, vous comprenez, cela m’est égal. Mais,dans votre intérêt, j’espère bien que vous n’irez pas. D’abordc’est infesté d’ennuyeux. Ah&|160;! si vous aimez à dîner avec descomtes et des marquis de province que personne ne connaît, vousserez servi à souhait. – Je crois que je serai obligé d’y aller unefois ou deux. Je ne suis, du reste, pas très libre car j’ai unejeune cousine que je ne peux pas laisser seule (je trouvais quecette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avecAlbertine). Mais pour les Cambremer, comme je la leur ai déjàprésentée… – Vous ferez ce que vous voudrez. Ce que je peux vousdire&|160;: c’est excessivement malsain&|160;; quand vous aurezpincé une fluxion de poitrine, ou les bons petits rhumatismes desfamilles, vous serez bien avancé&|160;? – Mais est-ce que l’endroitn’est pas très joli&|160;? – Mmmmouiii… Si on veut. Moi j’avouefranchement que j’aime cent fois mieux la vue d’ici sur cettevallée. D’abord, on nous aurait payés que je n’aurais pas prisl’autre maison, parce que l’air de la mer est fatal à M. Verdurin.Pour peu que votre cousine soit nerveuse… Mais, du reste, vous êtesnerveux, je crois… vous avez des étouffements. Hé bien&|160;! vousverrez. Allez-y une fois, vous ne dormirez pas de huit jours, maisce n’est pas notre affaire.&|160;» Et sans penser à ce que sanouvelle phrase allait avoir de contradictoire avec lesprécédentes&|160;: «&|160;Si cela vous amuse de voir la maison, quin’est pas mal, jolie est trop dire, mais enfin amusante, avec levieux fossé, le vieux pont-levis, comme il faudra que je m’exécuteet que j’y dîne une fois, hé bien&|160;! venez-y ce jour-là, jetâcherai d’amener tout mon petit cercle, alors ce sera gentil.Après-demain nous irons à Harambouville en voiture. La route estmagnifique, il y a du cidre délicieux. Venez donc. Vous, Brichot,vous viendrez aussi. Et vous aussi, Ski. Ça fera une partie que, dureste, mon mari a dû arranger d’avance. Je ne sais trop qui il ainvité. Monsieur de Charlus, est-ce que vous en êtes&|160;?&|160;»Le baron, qui n’entendit pas cette phrase et ne savait pas qu’onparlait d’une excursion à Harambouville, sursauta&|160;:«&|160;Étrange question&|160;», murmura-t-il d’un ton narquois parlequel Mme Verdurin se sentit piquée. «&|160;D’ailleurs,me dit-elle, en attendant le dîner Cambremer, pourquoi nel’amèneriez-vous pas ici, votre cousine&|160;? Aime-t-elle laconversation, les gens intelligents&|160;? Est-elle agréable&|160;?Oui, eh bien alors, très bien. Venez avec elle. Il n’y a pas queles Cambremer au monde. Je comprends qu’ils soient heureux del’inviter, ils ne peuvent arriver à avoir personne. Ici elle auraun bon air, toujours des hommes intelligents. En tout cas je compteque vous ne me lâchez pas pour mercredi prochain. J’ai entendu quevous aviez un goûter à Rivebelle avec votre cousine, M. de Charlus,je ne sais plus encore qui. Vous devriez arranger de transportertout ça ici, ça serait gentil, un petit arrivage en masse. Lescommunications sont on ne peut plus faciles, les chemins sontravissants&|160;; au besoin je vous ferai chercher. Je ne sais pas,du reste, ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté demoustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette.Mon cuisinier les fait autrement bien. Je vous en ferai manger,moi, de la galette normande, de la vraie, et des sablés, je ne vousdis que ça. Ah&|160;! si vous tenez à la cochonnerie qu’on sert àRivebelle, ça je ne veux pas, je n’assassine pas mes invités,Monsieur, et, même si je voulais, mon cuisinier ne voudrait pasfaire cette chose innommable et changerait de maison. Ces galettesde là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais unepauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée entrois jours. Elle n’avait que 17 ans. C’est triste pour sa pauvremère, ajouta Mme Verdurin, d’un air mélancolique sousles sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur. Maisenfin, allez goûter à Rivebelle si cela vous amuse d’être écorchéet de jeter l’argent par les fenêtres. Seulement, je vous en prie,c’est une mission de confiance que je vous donne&|160;: sur le coupde six heures, amenez-moi tout votre monde ici, n’allez pas laisserles gens rentrer chacun chez soi, à la débandade. Vous pouvezamener qui vous voulez. Je ne dirais pas cela à tout le monde. Maisje suis sûre que vos amis sont gentils, je vois tout de suite quenous nous comprenons. En dehors du petit noyau, il vient justementdes gens très agréables mercredi. Vous ne connaissez pas la petiteMadame de Longpont&|160;? Elle est ravissante et pleine d’esprit,pas snob du tout, vous verrez qu’elle vous plaira beaucoup. Et elleaussi doit amener toute une bande d’amis, ajouta MmeVerdurin, pour me montrer que c’était bon genre et m’encourager parl’exemple. On verra qu’est-ce qui aura le plus d’influence et quiamènera le plus de monde, de Barbe de Longpont ou de vous. Et puisje crois qu’on doit aussi amener Bergotte, ajouta-t-elle d’un airvague, ce concours d’une célébrité étant rendu trop improbable parune note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que lasanté du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Enfinvous verrez que ce sera un de mes mercredis les plus réussis, je neveux pas avoir de femmes embêtantes. Du reste, ne jugez pas parcelui de ce soir, il était tout à fait raté. Ne protestez pas, vousn’avez pas pu vous ennuyer plus que moi, moi-même je trouvais quec’était assommant. Ce ne sera pas toujours comme ce soir, voussavez&|160;! Du reste, je ne parle pas des Cambremer, qui sontimpossibles, mais j’ai connu des gens du monde qui passaient pourêtre agréables, hé bien&|160;! à côté de mon petit noyau celan’existait pas. Je vous ai entendu dire que vous trouviez Swannintelligent. D’abord, mon avis est que c’était très exagéré, maissans même parler du caractère de l’homme, que j’ai toujours trouvéfoncièrement antipathique, sournois, en dessous, je l’ai eu souventà dîner le mercredi. Hé bien, vous pouvez demander aux autres, mêmeà côté de Brichot, qui est loin d’être un aigle, qui est un bonprofesseur de seconde que j’ai fait entrer à l’Institut tout demême, Swann n’était plus rien. Il était d’un terne&|160;!&|160;» Etcomme j’émettais un avis contraire&|160;: «&|160;C’est ainsi. Je neveux rien vous dire contre lui, puisque c’était votre ami&|160;; dureste, il vous aimait beaucoup, il m’a parlé de vous d’une façondélicieuse, mais demandez à ceux-ci s’il a jamais dit quelque chosed’intéressant, à nos dîners. C’est tout de même la pierre detouche. Hé bien&|160;! je ne sais pas pourquoi, mais Swann, chezmoi, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Et encore le peu qu’ilvalait il l’a pris ici.&|160;» J’assurai qu’il était trèsintelligent. «&|160;Non, vous croyiez seulement cela parce que vousle connaissiez depuis moins longtemps que moi. Au fond on en avaittrès vite fait le tour. Moi, il m’assommait. (Traduction&|160;: ilallait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que je n’yallais pas.) Et je peux tout supporter, excepté l’ennui. Ah&|160;!ça, non&|160;!&|160;» L’horreur de l’ennui était maintenant chezMme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer lacomposition du petit milieu. Elle ne recevait pas encore deduchesses parce qu’elle était incapable de s’ennuyer, comme defaire une croisière, à cause du mal de mer. Je me disais que ce queMme Verdurin disait n’était pas absolument faux, etalors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plusbête qu’ils eussent jamais rencontré, je restais incertain s’iln’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins auxgens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goûtd’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir&|160;;je me le demandais comme si la nature de l’intelligence pouvaitêtre en quelque mesure éclaircie par la réponse que je me ferais etavec le sérieux d’un chrétien influencé par Port-Royal qui se posele problème de la Grâce. «&|160;Vous verrez, continuaMme Verdurin, quand on a des gens du monde avec des gensvraiment intelligents, des gens de notre milieu, c’est là qu’ilfaut les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaumedes aveugles n’est plus qu’un borgne ici. Et puis les autres, quine se sentent plus en confiance. C’est au point que je me demandesi, au lieu d’essayer des fusions qui gâtent tout, je n’aurai pasdes séries rien que pour les ennuyeux, de façon à bien jouir de monpetit noyau. Concluons&|160;: vous viendrez avec votre cousine.C’est convenu. Bien. Au moins, ici, vous aurez tous les deux àmanger. À Féterne c’est la faim et la soif. Ah&|160;! par exemple,si vous aimez les rats, allez-y tout de suite, vous serez servi àsouhait. Et on vous gardera tant que vous voudrez. Par exemple,vous mourrez de faim. Du reste, quand j’irai, je dînerai avant departir. Et pour que ce soit plus gai, vous devriez venir mechercher. Nous goûterions ferme et nous souperions en rentrant.Aimez-vous les tartes aux pommes&|160;? Oui, eh bien&|160;! notrechef les fait comme personne. Vous voyez que j’avais raison de direque vous étiez fait pour vivre ici. Venez donc y habiter. Voussavez qu’il y a beaucoup plus de place chez moi que ça n’en al’air. Je ne le dis pas, pour ne pas attirer d’ennuyeux. Vouspourriez amener à demeure votre cousine. Elle aurait un autre airqu’à Balbec. Avec l’air d’ici, je prétends que je guéris lesincurables. Ma parole, j’en ai guéri, et pas d’aujourd’hui. Carj’ai habité autrefois tout près d’ici, quelque chose que j’avaisdéniché, que j’avais eu pour un morceau de pain et qui avaitautrement de caractère que leur Raspelière. Je vous montrerai celasi nous nous promenons. Mais je reconnais que, même ici, l’air estvraiment vivifiant. Encore je ne veux pas trop en parler, lesParisiens n’auraient qu’à se mettre à aimer mon petit coin. Ça atoujours été ma chance. Enfin, dites-le à votre cousine. On vousdonnera deux jolies chambres sur la vallée, vous verrez ça, lematin, le soleil dans la brume&|160;! Et qu’est-ce que c’est que ceRobert de Saint-Loup dont vous parliez&|160;? dit-elle d’un airinquiet, parce qu’elle avait entendu que je devais aller le voir àDoncières et qu’elle craignit qu’il me fît lâcher. Vous pourriezplutôt l’amener ici si ce n’est pas un ennuyeux. J’ai entenduparler de lui par Morel&|160;; il me semble que c’est un de sesgrands amis&|160;», dit Mme Verdurin, mentantcomplètement, car Saint-Loup et Morel ne connaissaient même pasl’existence l’un de l’autre. Mais ayant entendu que Saint-Loupconnaissait M. de Charlus, elle pensait que c’était par levioloniste et voulait avoir l’air au courant. «&|160;Il ne fait pasde médecine, par hasard, ou de littérature&|160;? Vous savez que,si vous avez besoin de recommandations pour des examens, Cottardpeut tout, et je fais de lui ce que je veux. Quant à l’Académie,pour plus tard, car je pense qu’il n’a pas l’âge, je dispose deplusieurs voix. Votre ami serait ici en pays de connaissance et çal’amuserait peut-être de voir la maison. Ce n’est pas folichon,Doncières. Enfin, vous ferez comme vous voudrez, comme cela vousarrangera le mieux&|160;», conclut-elle sans insister, pour ne pasavoir l’air de chercher à connaître de la noblesse, et parce que saprétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre lesfidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. «&|160;Voyons, qu’est-ceque tu as&|160;», dit-elle, en voyant M. Verdurin qui, en faisantdes gestes d’impatience, gagnait la terrasse en planches quis’étendait, d’un côté du salon, au-dessus de la vallée, comme unhomme qui étouffe de rage et a besoin de prendre l’air.«&|160;C’est encore Saniette qui t’a agacé&|160;? Mais puisque tusais qu’il est idiot, prends-en ton parti, ne te mets pas dans desétats comme cela… Je n’aime pas cela, me dit-elle, parce que c’estmauvais pour lui, cela le congestionne. Mais aussi je dois direqu’il faut parfois une patience d’ange pour supporter Saniette, etsurtout se rappeler que c’est une charité de le recueillir. Pour mapart, j’avoue que la splendeur de sa bêtise fait plutôt ma joie. Jepense que vous avez entendu après le dîner son mot&|160;: «&|160;Jene sais pas jouer au whist, mais je sais jouer du piano.&|160;»Est-ce assez beau&|160;! C’est grand comme le monde, et d’ailleursun mensonge, car il ne sait pas plus l’un que l’autre. Mais monmari, sous ses apparences rudes, est très sensible, très bon, etcette espèce d’égoïsme de Saniette, toujours préoccupé de l’effetqu’il va faire, le met hors de lui… Voyons, mon petit, calme-toi,tu sais bien que Cottard t’a dit que c’était mauvais pour ton foie.Et c’est sur moi que tout va retomber, dit Mme Verdurin.Demain Saniette va venir avoir sa petite crise de nerfs et delarmes. Pauvre homme&|160;! il est très malade. Mais enfin ce n’estpas une raison pour qu’il tue les autres. Et puis, même dans lesmoments où il souffre trop, où on voudrait le plaindre, sa bêtisearrête net l’attendrissement. Il est par trop stupide. Tu n’as qu’àlui dire très gentiment que ces scènes vous rendent malades tousdeux, qu’il ne revienne pas&|160;; comme c’est ce qu’il redoute leplus, cela aura un effet calmant sur ses nerfs&|160;», soufflaMme Verdurin à son mari.

On distinguait à peine la mer par les fenêtres de droite. Maiscelles de l’autre côté montraient la vallée sur qui étaitmaintenant tombée la neige du clair de lune. On entendait de tempsà autre la voix de Morel et celle de Cottard. «&|160;Vous avez del’atout&|160;? – Yes. – Ah&|160;! vous en avez de bonnes, vous, dità Morel, en réponse à sa question, M. de Cambremer, car il avait vuque le jeu du docteur était plein d’atout. – Voici la femme decarreau, dit le docteur. Ça est de l’atout, savez-vous&|160;? Iécoupe, ié prends. – Mais il n’y a plus de Sorbonne, dit le docteurà M. de Cambremer&|160;; il n’y a plus que l’Université deParis.&|160;» M. de Cambremer confessa qu’il ignorait pourquoi ledocteur lui faisait cette observation. «&|160;Je croyais que vousparliez de la Sorbonne, reprit le docteur. J’avais entendu que vousdisiez&|160;: tu nous la sors bonne, ajouta-t-il enclignant de l’œil, pour montrer que c’était un mot. Attendez,dit-il en montrant son adversaire, je lui prépare un coup deTrafalgar.&|160;» Et le coup devait être excellent pour le docteur,car dans sa joie il se mit en riant à remuer voluptueusement lesdeux épaules, ce qui était dans la famille, dans le«&|160;genre&|160;» Cottard, un trait presque zoologique de lasatisfaction. Dans la génération précédente, le mouvement de sefrotter les mains comme si on se savonnait accompagnait lemouvement. Cottard lui-même avait d’abord usé simultanément de ladouble mimique, mais un beau jour, sans qu’on sût à quelleintervention, conjugale, magistrale peut-être, cela était dû, lefrottement des mains avait disparu. Le docteur, même aux dominos,quand il forçait son partenaire à «&|160;piocher&|160;» et àprendre le double-six, ce qui était pour lui le plus vif desplaisirs, se contentait du mouvement des épaules. Et quand – leplus rarement possible – il allait dans son pays natal pourquelques jours, en retrouvant son cousin germain, qui, lui, enétait encore au frottement des mains, il disait au retour àMme Cottard&|160;: «&|160;J’ai trouvé ce pauvre Renébien commun.&|160;» «&|160;Avez-vous de la petite chaôse&|160;?dit-il en se tournant vers Morel. Non&|160;? Alors je joue ce vieuxDavid. – Mais alors vous avez cinq, vous avez gagné&|160;! – Voilàune belle victoire, docteur, dit le marquis. – Une victoire à laPyrrhus, dit Cottard en se tournant vers le marquis et en regardantpar-dessus son lorgnon pour juger de l’effet de son mot. Si nousavons encore le temps, dit-il à Morel, je vous donne votrerevanche. C’est à moi de faire… Ah&|160;! non, voici les voitures,ce sera pour vendredi, et je vous montrerai un tour qui n’est pasdans une musette.&|160;» M. et Mme Verdurin nousconduisirent dehors. La Patronne fut particulièrement câline avecSaniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain.«&|160;Mais vous ne m’avez pas l’air couvert, mon petit, me dit M.Verdurin, chez qui son grand âge autorisait cette appellationpaternelle. On dirait que le temps a changé.&|160;» Ces mots meremplirent de joie, comme si la vie profonde, le surgissement decombinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devaitannoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans ma vie,et y créer des possibilités nouvelles. Rien qu’en ouvrant la portesur le parc, avant de partir, on sentait qu’un autre«&|160;temps&|160;» occupait depuis un instant la scène&|160;; dessouffles frais, volupté estivale, s’élevaient dans la sapinière (oùjadis Mme de Cambremer rêvait de Chopin) et presqueimperceptiblement, en méandres caressants, en remous capricieux,commençaient leurs légers nocturnes. Je refusai la couverture que,les soirs suivants, je devais accepter, quand Albertine serait là,plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. Onchercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l’avait-ellesaisi&|160;? Avait-il eu peur de manquer le train&|160;? Unaéroplane était-il venu le chercher&|160;? Avait-il été emportédans une Assomption&|160;? Toujours est-il qu’il avait disparu sansqu’on eût eu le temps de s’en apercevoir, comme un dieu.«&|160;Vous avez tort, me dit M. de Cambremer, il fait un froid decanard. – Pourquoi de canard&|160;? demanda le docteur. – Gare auxétouffements, reprit le marquis. Ma sœur ne sort jamais le soir. Dureste, elle est assez mal hypothéquée en ce moment. Ne restez pasen tout cas ainsi tête nue, mettez vite votre couvre-chef. – Ce nesont pas des étouffements a frigore, dit sentencieusementCottard. – Ah&|160;! ah&|160;! dit M. de Cambremer en s’inclinant,du moment que c’est votre avis… – Avis au lecteur&|160;!&|160;» ditle docteur en glissant ses regards hors de son lorgnon poursourire. M. de Cambremer rit, mais, persuadé qu’il avait raison, ilinsista. «&|160;Cependant, dit-il, chaque fois que ma sœur sort lesoir, elle a une crise. – Il est inutile d’ergoter, répondit ledocteur, sans se rendre compte de son impolitesse. Du reste, je nefais pas de médecine au bord de la mer, sauf si je suis appelé enconsultation. Je suis ici en vacances.&|160;» Il y était, du reste,plus encore peut-être qu’il n’eût voulu. M. de Cambremer lui ayantdit, en montant avec lui en voiture&|160;: «&|160;Nous avons lachance d’avoir aussi près de nous (pas de votre côté de la baie, del’autre, mais elle est si resserrée à cet endroit-là) une autrecélébrité médicale, le docteur du Boulbon.&|160;» Cottard quid’habitude, par déontologie, s’abstenait de critiquer sesconfrères, ne put s’empêcher de s’écrier, comme il avait faitdevant moi le jour funeste où nous étions allés dans le petitCasino&|160;: «&|160;Mais ce n’est pas un médecin. Il fait de lamédecine littéraire, c’est de la thérapeutique fantaisiste, ducharlatanisme. D’ailleurs, nous sommes en bons termes. Je prendraisle bateau pour aller le voir une fois si je n’étais obligé dem’absenter.&|160;» Mais à l’air que prit Cottard pour parler de duBoulbon à M. de Cambremer, je sentis que le bateau avec lequel ilfût allé volontiers le trouver eût beaucoup ressemblé à ce navireque, pour aller ruiner les eaux découvertes par un autre médecinlittéraire, Virgile (lequel leur enlevait aussi toute leurclientèle), avaient frété les docteurs de Salerne, mais qui sombraavec eux pendant la traversée. «&|160;Adieu, mon petit Saniette, nemanquez pas de venir demain, vous savez que mon mari vous aimebeaucoup. Il aime votre esprit, votre intelligence&|160;; mais si,vous le savez bien, il aime prendre des airs brusques, mais il nepeut pas se passer de vous voir. C’est toujours la premièrequestion qu’il me pose&|160;: «&|160;Est-ce que Saniettevient&|160;? j’aime tant le voir&|160;! – Je n’ai jamais ditça&|160;», dit M. Verdurin à Saniette avec une franchise simuléequi semblait concilier parfaitement ce que disait la Patronne avecla façon dont il traitait Saniette. Puis regardant sa montre, sansdoute pour ne pas prolonger les adieux dans l’humidité du soir, ilrecommanda aux cochers de ne pas traîner, mais d’être prudents à ladescente, et assura que nous arriverions avant le train. Celui-cidevait déposer les fidèles l’un à une gare, l’autre à une autre, enfinissant par moi, aucun autre n’allant aussi loin que Balbec, eten commençant par les Cambremer. Ceux-ci, pour ne pas faire monterleurs chevaux dans la nuit jusqu’à la Raspelière, prirent le trainavec nous à Donville-Féterne. La station la plus rapprochée de chezeux n’était pas, en effet, celle-ci, qui, déjà un peu distante duvillage, l’est encore plus du château, mais la Sogne. En arrivant àla gare de Donville-Féterne, M. de Cambremer tint à donner la«&|160;pièce&|160;», comme disait Françoise, au cocher des Verdurin(justement le gentil cocher sensible, à idées mélancoliques), carM. de Cambremer était généreux, et en cela était plutôt «&|160;ducôté de sa maman&|160;». Mais, soit que «&|160;le côté de sonpapa&|160;» intervînt ici, tout en donnant il éprouvait le scrupuled’une erreur commise – soit par lui qui, voyant mal, donnerait, parexemple, un sou pour un franc, soit par le destinataire qui nes’apercevrait pas de l’importance du don qu’il lui faisait. Aussifit-il remarquer à celui-ci&|160;: «&|160;C’est bien un franc queje vous donne, n’est-ce pas&|160;?&|160;» en faisant miroiter lapièce dans la lumière, et pour que les fidèles pussent le répéter àMme Verdurin. «&|160;N’est-ce pas&|160;? c’est bienvingt sous&|160;? comme ce n’est qu’une petite course… &|160;» Luiet Mme de Cambremer nous quittèrent à la Sogne.«&|160;Je dirai à ma sœur, me répéta-t-il, que vous avez desétouffements, je suis sûr de l’intéresser.&|160;» Je compris qu’ilentendait&|160;: de lui faire plaisir. Quant à sa femme, elleemploya, en prenant congé de moi, deux de ces abréviations qui,même écrites, me choquaient alors dans une lettre, bien qu’on s’ysoit habitué depuis, mais qui, parlées, me semblent encore, mêmeaujourd’hui, avoir, dans leur négligé voulu, dans leur familiaritéapprise, quelque chose d’insupportablement pédant&|160;:«&|160;Contente d’avoir passé la soirée avec vous, medit-elle&|160;; amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez.&|160;» Enme disant cette phrase, Mme de Cambremer prononçaSaint-Loupe. Je n’ai jamais appris qui avait prononcé ainsi devantelle, ou ce qui lui avait donné à croire qu’il fallait prononcerainsi. Toujours est-il que, pendant quelques semaines, elleprononça Saint-Loupe, et qu’un homme qui avait une grandeadmiration pour elle et ne faisait qu’un avec elle fit de même. Sid’autres personnes disaient Saint-Lou, ils insistaient, disaientavec force Saint-Loupe, soit pour donner indirectement une leçonaux autres, soit pour se distinguer d’eux. Mais sans doute, desfemmes plus brillantes que Mme de Cambremer lui dirent,ou lui firent indirectement comprendre, qu’il ne fallait pasprononcer ainsi, et que ce qu’elle prenait pour de l’originalitéétait une erreur qui la ferait croire peu au courant des choses dumonde, car peu de temps après Mme de Cambremer redisaitSaint-Lou, et son admirateur cessait également toute résistance,soit qu’elle l’eût chapitré, soit qu’il eût remarqué qu’elle nefaisait plus sonner la finale, et s’était dit que, pour qu’unefemme de cette valeur, de cette énergie et de cette ambition, eûtcédé, il fallait que ce fût à bon escient. Le pire de sesadmirateurs était son mari. Mme de Cambremer aimait àfaire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôtqu’elle s’attaquait de la sorte, soit à moi, soit à un autre, M. deCambremer se mettait à regarder la victime en riant. Comme lemarquis était louche – ce qui donne une intention d’esprit à lagaieté même des imbéciles – l’effet de ce rire était de ramener unpeu de pupille sur le blanc, sans cela complet, de l’œil. Ainsi uneéclaircie met un peu de bleu dans un ciel ouaté de nuages. Lemonocle protégeait, du reste, comme un verre sur un tableauprécieux, cette opération délicate. Quant à l’intention même durire, on ne sait trop si elle était aimable&|160;: «&|160;Ah&|160;!gredin&|160;! vous pouvez dire que vous êtes à envier. Vous êtesdans les faveurs d’une femme d’un rude esprit&|160;»&|160;; ourosse&|160;: «&|160;Hé bien, monsieur, j’espère qu’on vous arrange,vous en avalez des couleuvres&|160;»&|160;; ou serviable&|160;:«&|160;Vous savez, je suis là, je prends la chose en riant parceque c’est pure plaisanterie, mais je ne vous laisserais pasmalmener&|160;»&|160;; ou cruellement complice&|160;: «&|160;Jen’ai pas à mettre mon petit grain de sel, mais, vous voyez, je metords de toutes les avanies qu’elle vous prodigue. Je rigole commeun bossu, donc j’approuve, moi le mari. Aussi, s’il vous prenaitfantaisie de vous rebiffer, vous trouveriez à qui parler, mon petitmonsieur. Je vous administrerais d’abord une paire de claques, etsoignées, puis nous irions croiser le fer dans la forêt deChantepie.&|160;»

Quoi qu’il en fût de ces diverses interprétations de la gaîté dumari, les foucades de la femme prenaient vite fin. Alors M. deCambremer cessait de rire, la prunelle momentanée disparaissait, etcomme on avait perdu depuis quelques minutes l’habitude de l’œiltout blanc, il donnait à ce rouge Normand quelque chose à la foisd’exsangue et d’extatique, comme si le marquis venait d’être opéréou s’il implorait du ciel, sous son monocle, les palmes dumartyre.

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