SOCRATE.
Cette distinction faite, adressons maintenant la parole à
ceux qui soutiennent que tout se meut, et faisons-leur
cette question.: Dites-vous que toutes choses se
meuvent de ce double mouvement de translation et
d’altération, ou que quelques-unes se meuvent de ces
deux façons, et d’autres de l’une des deux seulement?
THÉODORE.
En vérité, je ne sais que répondre: il me semble pourtant
qu’ils diront que tout a ce double mouvement.
SOCRATE.
S’ils ne le disaient pas, mon cher, ils seraient obligés de
reconnaître que les mêmes choses sont en mouvement
et en repos, et qu’il n’est pas plus vrai de dire que tout
se meut, que de dire que tout est immobile.
THÉODORE.
Rien de plus vrai.
SOCRATE.
Ainsi, puisqu’il faut que tout se meuve, et que la
négation de mouvement ne se rencontre nulle
part, toutes choses sont toujours mues et de toute
manière.
THÉODORE.
Nécessairement.
SOCRATE.
Fais-moi bien attention à ceci. Ne disions-nous pas qu’ils
expliquent la génération de la chaleur et de la blancheur
à-peu-près de cette manière: chacune se meut avec la
sensation dans l’espace intermédiaire entre l’agent et le
patient; le patient devient sentant, et non pas encore
sensation, et l’agent devient affecté de telle ou telle
qualité, et non pas qualité en soi . Peut-être ce mot
de qualité te paraît-il étrange, et ne conçois-tu point la
chose sous cette expression générale? Écoute-la donc en
détail. L’agent ne devient ni chaleur, ni blancheur, mais
chaud, blanc, et ainsi du reste. Car tu te souviens sans
doute de ce qui a été dit précédemment, que rien n’est
en soi, ni ce qui agit, ni ce qui pâtit; mais que de leur
rapprochement mutuel naissent les sensations et les
choses sensibles; d’où résulte d’un côté ce qui a telle ou
telle qualité, de l’autre ce qui est sentant.
THÉODORE.
Et comment ne m’en souviendrais-je pas?
SOCRATE.
Laissons tout le reste de leur système, sans nous mettre
en peine de quelle manière ils l’expliquent: tenons-nous-
en au seul point qui nous intéresse, et demandons-leur:
Tout se meut, dites-vous; tout s’écoule? N’est-ce pas?
THÉODORE.
Oui.
SOCRATE.
Sans doute du double mouvement que nous avons
distingué, de translation et d’altération?
THÉODORE.
Sans contredit, si l’on veut que tout se meuve
complètement.
SOCRATE.
Si les choses changeaient de lieu et qu’elles ne
s’altérassent point, on pourrait déterminer par la parole
quelles sont les choses qui changent de lieu dans leur
mouvement. N’est-il pas vrai?
THÉODORE.
Oui.
SOCRATE.
Mais comme ce n’est pas même une chose fixe que ce
qui coule blanc; mais qu’au contraire, il y a du
changement à cet égard, en sorte que la blancheur elle-
même s’écoule et devient une autre couleur, de peur
qu’on ne la surprenne dans un état fixe; est-il jamais
possible de donner à quelque couleur un nom
convenable?
THÉODORE.
Quel moyen, Socrate, et pour la couleur, et pour toute
autre qualité semblable, puisqu’en s’écoulant elle
échappe sans cesse à la parole qui veut la saisir?
SOCRATE.
Et que dirons-nous des sensations, par exemple, de
celles de la vue ou de l’ouïe? assurerons-nous qu’elles
demeurent dans l’état de vision ou d’audition?
THÉODORE.
Il ne le faut pas, s’il est vrai que tout se meut.
SOCRATE.
Par conséquent, tout étant dans un mouvement
universel, on ne doit dire de quoi que ce soit, qu’il voit
plutôt qu’il ne voit pas, ou qu’il a telle sensation plutôt
qu’il ne l’a pas.
THÉODORE.
Non, sans doute.
SOCRATE.
Or la sensation est la science, avons-nous dit Théétète et
moi.
THÉODORE.
Il est vrai.
SOCRATE.
Lors donc qu’on nous a demandé ce qu’est la science,
nous avons répondu que c’est une chose qui n’est pas
plus science qu’elle ne l’est pas.
THÉODORE.
Je le crains.
SOCRATE.
Ne voilà-t-il pas notre réponse justifiée d’une belle
manière! Pour en montrer la justesse, nous nous
sommes efforcés de prouver que tout se meut, tandis
que, si tout se meut en effet, il en résulte que toute
réponse, sur quelque chose que ce soit, est également
juste, qu’on dise que cela est ainsi ou que cela n’est pas
ainsi, ou, si tu aimes mieux, que cela devient ou ne
devient pas ainsi, pour n’imposer aucune fixité à nos
adversaires.
THÉODORE.
A merveille.
SOCRATE.
Oui, Théodore, si ce n’est que je me suis servi des
expressions, ainsi, pas ainsi. Or, il ne faut point dire
ainsi; car ainsi serait un point fixe: ni pas ainsi non plus;
car il n’y a pas là de mouvement. Mais les partisans de
ce système doivent chercher quelque autre terme; et
jusqu’ici, dans leur hypothèse, ils n’en ont pas dont ils
puissent se servir, hormis celui-ci: en aucune manière.
Cette expression indéfinie est celle qui va le mieux avec
leur sentiment.
THÉODORE.
Oui, cette façon de parler leur sied tout-à-fait.
SOCRATE.
Nous voilà donc, Théodore, délivrés de ton ami: nous ne
lui accordons point que tout homme soit la mesure de
toutes choses, s’il n’est pas habile; et jamais nous
n’avouerons que la sensation soit la science, du moins
sur ce principe que tout est en mouvement; pourvu que
Théétète ne soit pas d’un autre avis.
THÉODORE.
Très bien dit, Socrate. Ce point achevé, se suis
pareillement quitte de l’obligation de te répondre,
comme nous en sommes convenus, lorsque l’examen du
sentiment de Protagoras serait fini.
THÉÉTÈTE.
Non pas encore, Théodore, jusqu’à ce que vous ayez
discuté, Socrate et toi, l’opinion de ceux qui
disent que tout est en repos, comme vous vous êtes
tout-à-l’heure proposé de le faire.
THÉODORE.
Quoi! si jeune, Théétète, tu donnes aux vieillards des
leçons d’injustice, leur apprenant à violer leurs
conventions! Apprête-toi à faire raison à Socrate sur ce
qui reste.
THÉÉTÈTE.
Je le veux bien, s’il y consent. Je vous aurais pourtant
entendus tous les deux avec le plus grand plaisir.
THÉODORE.
Inviter Socrate à disputer, c’est inviter les cavaliers à
courir dans la plaine. Interroge-le donc, et tu
l’entendras.
SOCRATE.
Je ne pense pas, Théodore, que je me rende à
l’invitation de Théétète.
THÉODORE.
Et pourquoi pas?
SOCRATE.
Je crains que nous n’ayons assez mauvaise grâce à
critiquer Mélisse et ceux qui soutiennent que tout est un
et immobile; mais je l’appréhende moins pour eux tous
ensemble que pour le seul Parménide. Parménide me
paraît tout à-la-fois respectable et redoutable ,
pour me servir des termes d’Homère. Je l’ai fréquenté
moi fort jeune, lui étant fort vieux; et il m’a semblé qu’il
y avait dans ses discours une profondeur tout-à-fait
extraordinaire. J’ai donc grand’peur que nous ne
comprenions point ses paroles, et encore moins sa
pensée; et plus que tout cela, j’ai peur que les
digressions qui viennent se jeter à la traverse, si nous les
écoutons, ne nous fassent perdre de vue l’objet principal
de cet entretien, qui est de connaître la nature de la
science. D’ailleurs le sujet que nous réveillons ici est
immense: ce serait lui faire tort de ne l’examiner qu’en
passant; et si nous lui donnons toute l’étendue qu’il
mérite, c’en est fait de la question qui nous occupe. Or il
ne faut pas que ni l’un ni l’autre arrive; et il vaut mieux
que nous essayions avec l’art des sages-femmes de
délivrer Théétète de ses conceptions sur la science.
THÉODORE.
A la bonne heure, si tel est ton avis.
SOCRATE.
Fais donc encore, Théétète, sur ce qui a été dit,
l’observation suivante. Tu as répondu que la sensation et
la science sont une même chose. N’est-ce pas?
THÉÉTÈTE.
Oui.
SOCRATE.
Si on te demandait avec quoi l’homme voit le blanc et le
noir, et entend l’aigu et le grave, tu dirais apparemment
que c’est avec les yeux et les oreilles.
THÉÉTÈTE.
Sans doute.
SOCRATE.
Quoique, pour l’ordinaire, il convienne assez à un
homme bien élevé de ne pas être trop difficile sur
l’emploi des mots, et de ne pas les prendre trop à la
rigueur, et que le contraire soit plutôt même étroit et
mesquin, cependant cela est quelquefois nécessaire: par
exemple, je ne puis me dispenser de relever dans ce que
tu viens de dire quelque chose de défectueux. Vois en
effet quelle est la meilleure de ces deux réponses: L’œil
est ce avec quoi nous voyons; ou bien, ce par quoi nous
voyons: L’oreille est ce avec quoi nous entendons; ou, ce
par quoi nous entendons.
THÉÉTÈTE.
Il me paraît mieux de dire, Socrate, que c’est par eux
plutôt qu’avec eux que nous sentons.
SOCRATE.
Effectivement, il serait étrange, mon enfant, qu’il y eût
en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de
bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une
seule essence, qu’on l’appelle âme ou autrement, avec
laquelle, par les sens comme autant d’instruments, nous
sentons tout ce qui est sensible.
THÉÉTÈTE.
Il me semble qu’en effet la chose est plutôt ainsi.
SOCRATE.
La raison qui me fait exiger ici de toi tant d’exactitude,
c’est que je voudrais savoir s’il est en nous un seul et
même principe, avec lequel nous atteignons, par les
yeux, ce qui est blanc ou noir, et les autres objets par les
autres sens; et si à chaque espèce de sensations
correspondent des organes corporels. Mais peut-être
vaut-il mieux que tu dises tout cela de toi-même, que de
me donner cette peine pour toi. Réponds donc: Ne
rapportes-tu pas au corps les organes par lesquels tu
sens ce qui est chaud, sec, léger, doux?
THÉÉTÈTE.
Au corps.