Trois Contes

Chapitre 2

 

Les remparts étaient couverts de monde quand Vitellius entradans la cour. Il s’appuyait sur le bras de son interprète, suivid’une grande litière rouge ornée de panaches et de miroirs, ayantla toge, le laticlave, les brodequins d’un consul et des licteursautour de sa personne.

Ils plantèrent contre la porte leurs douze faisceaux, desbaguettes reliées par une courroie avec une hache dans le milieu.Alors, tous frémirent devant la majesté du peuple romain.

La litière, que huit hommes manœuvraient, s’arrêta. Il en sortitun adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnée, des perles lelong des doigts. On lui offrit une coupe pleine de vin etd’aromates. Il la but, et en réclama une seconde.

Le Tétrarque était tombé aux genoux du Proconsul, chagrin,disait-il, de n’avoir pas connu plus tôt la faveur de sa présence.Autrement, il eût ordonné sur les routes tout ce qu’il fallait pourles Vitellius. Ils descendaient de la déesse Vitellia. Une voie,menant du Janicule à la mer, portait encore leur nom. Lesquestures, les consulats étaient innombrables dans lafamille ; et quant à Lucius, maintenant son hôte, on devait leremercier comme vainqueur des Clites et père de ce jeune Aulus, quisemblait revenir dans son domaine, puisque l’Orient était la patriedes dieux.

Ces hyperboles furent exprimées en latin. Vitellius les acceptaimpassiblement.

Il répondit que le grand Hérode suffisait à la gloire d’unenation. Les Athéniens lui avaient donné la surintendance des jeuxOlympiques. Il avait bâti des temples en l’honneur d’Auguste, étépatient, ingénieux, terrible, et fidèle toujours aux Césars.

Entre les colonnes à chapiteaux d’airain, on aperçut Hérodiasqui s’avançait d’un air d’impératrice, au milieu de femmes etd’eunuques tenant sur des plateaux de vermeil des parfumsallumés.

Le Proconsul fit trois pas à sa rencontre ; et, l’ayantsaluée d’une inclinaison de tête :

« Quel bonheur ! s’écria-t-elle, que désormais Agrippa,l’ennemi de Tibère, fût dans l’impossibilité de nuire !… »

Il ignorait l’événement, elle lui parut dangereuse ; etcomme Antipas jurait qu’il ferait tout pour l’Empereur, Vitelliusajouta : « Même au détriment des autres ? »

Il avait tiré des otages du roi des Parthes, et l’Empereur n’ysongeait plus ; car Antipas, présent à la conférence, pour sefaire valoir, en avait tout de suite expédié la nouvelle. De là,une haine profonde, et les retards à fournir des secours.

Le Tétrarque balbutia. Mais Aulus dit en riant :

« Calme-toi, je te protège ! »

Le Proconsul feignit de n’avoir pas entendu. La fortune du pèredépendait de la souillure du fils ; et cette fleur des fangesde Caprée lui procurait des bénéfices tellement considérables,qu’il l’entourait d’égards, tout en se méfiant, parce qu’elle étaitvénéneuse.

Un tumulte s’éleva sous la porte. On introduisait une file demules blanches, montées par des personnages en costume de prêtres.C’étaient des Sadducéens et des Pharisiens, que la même ambitionpoussait à Machærous, les premiers voulant obtenir lasacrificature, et les autres la conserver. Leurs visages étaientsombres, ceux des Pharisiens surtout, ennemis de Rome et duTétrarque. Les pans de leur tunique les embarrassaient dans lacohue ; et leur tiare chancelait à leur front par-dessus desbandelettes de parchemin, où des écritures étaient tracées.

Presque en même temps arrivèrent des soldats de l’avant-garde.Ils avaient mis leurs boucliers dans des sacs, par précautioncontre la poussière ; et derrière eux était Marcellus,lieutenant du Proconsul, avec des publicains, serrant sous leursaisselles des tablettes de bois.

Antipas nomma les principaux de son entourage : Tolmaï,Kanthera, Sehon, Ammonius d’Alexandrie, qui lui achetait del’asphalte, Naâmann, capitaine de ses vélites, Iaçim leBabylonien.

Vitellius avait remarqué Mannaëi.

« Celui-là, qu’est-ce donc ? »

Le Tétrarque fît comprendre, d’un geste, que c’était lebourreau.

Puis, il présenta les Sadducéens.

Jonathas, un petit homme libre d’allures et parlant grec,supplia le maître de les honorer d’une visite à Jérusalem. Il s’yrendrait probablement.

Éléazar, le nez crochu et la barbe longue, réclama pour lesPharisiens le manteau du grand prêtre détenu dans la tour Antoniapar l’autorité civile.

Ensuite, les Galiléens dénoncèrent Ponce Pilate. À l’occasiond’un fou qui cherchait les vases d’or de David dans une caverne,près de Samarie, il avait tué des habitants ; et tousparlaient à la fois, Mannaëi plus violemment que les autres.Vitellius affirma que les criminels seraient punis.

Des vociférations éclatèrent en face d’un portique, où lessoldats avaient suspendu leurs boucliers. Les housses étantdéfaites, on voyait sur les umbo la figure de César. C’était pourles Juifs une idolâtrie. Antipas les harangua, pendant queVitellius, dans la colonnade, sur un siège élevé, s’étonnait deleur fureur. Tibère avait eu raison d’en exiler quatre cents enSardaigne. Mais chez eux ils étaient forts ; et il commanda deretirer les boucliers.

Alors, ils entourèrent le Proconsul, en implorant desréparations d’injustice, des privilèges, des aumônes. Les vêtementsétaient déchirés, on s’écrasait ; et, pour faire de la place,des esclaves avec des bâtons frappaient de droite et de gauche. Lesplus voisins de la porte descendirent sur le sentier, d’autres lemontaient ; ils refluèrent ; deux courants se croisaientdans cette masse d’hommes qui oscillait, comprimée par l’enceintedes murs.

Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit lacause : le festin de son anniversaire ; et il montra plusieursde ses gens, qui, penchés sur les créneaux, halaient d’immensescorbeilles de viandes, de fruits, de légumes, des antilopes et descigognes, de larges poissons couleur d’azur, des raisins, despastèques, des grenades élevées en pyramides. Aulus n’y tint pas.Il se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie quidevait surprendre l’univers.

En passant près d’un caveau, il aperçut des marmites pareilles àdes cuirasses. Vitellius vint les regarder ; et exigea qu’onlui ouvrît les chambres souterraines de la forteresse.

Elles étaient taillées dans le roc, en hautes voûtes, avec despiliers de distance en distance. La première contenait de vieillesarmures ; mais la seconde regorgeait de piques, et quiallongeaient toutes leurs pointes, émergeant d’un bouquet deplumes. La troisième semblait tapissée en nattes de roseaux, tantles flèches minces étaient perpendiculairement les unes à côté desautres. Des lames de cimeterres couvraient les parois de laquatrième. Au milieu de la cinquième, des rangs de casquesfaisaient, avec leurs crêtes, comme un bataillon de serpentsrouges. On ne voyait dans la sixième que des carquois ; dansla septième, que des cnémides ; dans la huitième, que desbrassards ; dans les suivantes, des fourches, des grappins,des échelles, des cordages jusqu’à des mâts pour les catapultes,jusqu’à des grelots pour le poitrail des dromadaires ! etcomme la montagne allait en s’élargissant vers sa base, évidée àl’intérieur telle qu’une ruche d’abeilles, au-dessous de ceschambres, il y en avait de plus nombreuses, et d’encore plusprofondes.

Vitellius, Phinées son interprète, et Sisenna le chef despublicains, les parcouraient à la lumière des flambeaux, queportaient trois eunuques.

On distinguait dans l’ombre des choses hideuses inventées parles barbares : casse-têtes garnis de clous, javelots empoisonnantles blessures, tenailles qui ressemblaient à des mâchoires decrocodiles ; enfin le Tétrarque possédait dans Machærous desmunitions de guerre pour quarante mille hommes.

Il les avait rassemblées en prévision d’une alliance de sesennemis. Mais le Proconsul pouvait croire ou dire que c’était pourcombattre les Romains, et il cherchait des explications.

Elles n’étaient pas à lui ; beaucoup servaient à sedéfendre des brigands ; d’ailleurs il en fallait contre lesArabes ; ou bien, tout cela avait appartenu à son père. Et, aulieu de marcher derrière le Proconsul, il allait devant, à pasrapides. Puis il se rangea le long du mur, qu’il masquait de satoge, avec ses deux coudes écartés ; mais le haut d’une portedépassait sa tête. Vitellius la remarque, et voulut savoir cequ’elle enfermait.

Le Babylonien pouvait seul l’ouvrir.

« Appelle le Babylonien ! »

On l’attendit.

Son père était venu des bords de l’Euphrate s’offrir au grandHérode, avec cinq cents cavaliers, pour défendre les frontièresorientales. Après le Partage du royaume, Iaçim était demeuré chezPhilippe, et maintenant servait Antipas.

Il se présenta un arc sur l’épaule, un fouet à la main. Descordons multicolores serraient étroitement ses jambes torses. Sesgros bras sortaient d’une tunique sans manches, et un bonnet defourrure ombrageait sa mine, dont la barbe était frisée enanneaux.

D’abord, il eut l’air de ne pas comprendre l’interprète. MaisVitellius lança un coup d’œil à Antipas, qui répéta tout de suiteson commandement. Alors Iaçim appliqua ses deux mains contre laporte. Elle glissa dans le mur.

Un souffle d’air chaud s’exhala des ténèbres. Une alléedescendait en tournant ; ils la prirent et arrivèrent au seuild’une grotte, plus étendue que les autres souterrains.

Une arcade s’ouvrait au fond sur le précipice, qui de ce côté-làdéfendait la citadelle. Un chèvrefeuille, se cramponnant à lavoûte, laissait retomber ses fleurs en pleine lumière. À ras dusol, un filet d’eau murmurait.

Des chevaux blancs étaient là, une centaine peut-être, et quimangeaient de l’orge sur une planche au niveau de leur bouche. Ilsavaient tous la crinière peinte en bleu, les sabots dans desmitaines de sparterie, et les poils d’entre les oreilles bouffantsur le frontal, comme une perruque. Avec leur queue très longue,ils se battaient mollement les jarrets. Le Proconsul en resta muetd’admiration.

C’étaient de merveilleuses bêtes, souples comme des serpents,légères comme des oiseaux. Elles partaient avec la flèche ducavalier, renversaient les hommes en les mordant au ventre, setiraient de l’embarras des rochers, sautaient par-dessus desabîmes, et pendant tout un jour continuaient dans les plaines leurgalop frénétique ; un mot les arrêtait. Dès que Iaçim entra,elles vinrent à lui, comme des moutons quand paraît leberger ; et, avançant leur encolure, elles le regardaientinquiètes avec leurs yeux d’enfant. Par habitude, il lança du fondde sa gorge un cri rauque qui les mit en gaieté ; et elles secabraient, affamées d’espace, demandant à courir.

Antipas, de peur que Vitellius ne les enlevât, les avaitemprisonnées dans cet endroit, spécial pour les animaux, en cas desiège.

« L’écurie est mauvaise, dit le Proconsul, et tu risques de lesperdre ! Fais l’inventaire, Sisenna ! »

Le publicain retira une tablette de sa ceinture, compta leschevaux et les inscrivit.

Les agents des compagnies fiscales corrompaient les gouverneurs,pour piller les provinces. Celui-là flairait partout, avec samâchoire de fouine et ses paupières clignotantes.

Enfin, on remonta dans la cour.

Des rondelles de bronze au milieu des pavés, çà et là,couvraient les citernes. Il en observa une, plus grande que lesautres, et qui n’avait pas sous les talons leur sonorité. Il lesfrappa toutes alternativement, puis hurla, en piétinant :

« Je l’ai ! je l’ai ! C’est ici le trésord’Hérode ! »

La recherche de ses trésors était une folie des Romains.

« Ils n’existaient pas », jura le Tétrarque.

« Cependant, qu’y avait-il là-dessous ?

– Rien ! un homme, un prisonnier.

– Montre-le ! » dit Vitellius.

Le Tétrarque n’obéit pas ; les Juifs auraient connu sonsecret. Sa répugnance à ouvrir la rondelle impatientaitVitellius.

« Enfoncez-la ! » cria-t-il aux licteurs.

Mannaëi avait deviné ce qui les occupait. Il crut, en voyant unehache, qu’on allait décapiter Iaokanann ; et il arrêta lelicteur au premier coup sur la plaque, insinua entre elle et lespavés une manière de crochet, puis, roidissant ses longs brasmaigres, la souleva doucement, elle s’abattit ; tousadmirèrent la force de ce vieillard. Sous le couvercle doublé debois, s’étendait une trappe de même dimension. D’un coup de poing,elle se replia en deux panneaux ; on vit alors un trou, unefosse énorme que contournait un escalier sans rampe ; et ceuxqui se penchèrent sur le bord aperçurent au fond quelque chose devague et d’effrayant.

Un être humain était couché par terre sous de longs cheveux seconfondant avec les poils de bête qui garnissaient son dos. Il seleva. Son front touchait à une grille horizontalementscellée ; et, de temps à autre, il disparaissait dans lesprofondeurs de son antre.

Le soleil faisait briller la pointe des tiares, le pommeau desglaives, chauffait à outrance les dalles ; et des colombes,s’envolant des frises, tournoyaient au-dessus de la cour. C’étaitl’heure où Mannaëi, ordinairement, leur jetait du grain. Il setenait accroupi devant le Tétrarque, qui était debout près deVitellius. Les Galiléens, les prêtres, les soldats, formaient uncercle par-derrière ; tous se taisaient, dans l’angoisse de cequi allait arriver.

Ce fut d’abord un grand soupir, poussé d’une voixcaverneuse.

Hérodias l’entendit à l’autre bout du palais. Vaincue par unefascination, elle traversa la foule ; et elle écoutait, unemain sur l’épaule de Mannaëi, le corps incliné.

La voix s’éleva :

« Malheur à vous, Pharisiens et Sadducéens, race de vipères,outres gonflées, cymbales retentissantes ! »

On avait reconnu Iaokanann. Son nom circulait. D’autresaccoururent.

« Malheur à toi, ô Peuple ! et aux traîtres de Juda, auxivrognes d’Éphraïm, à ceux qui habitent la vallée grasse, et queles vapeurs du vin font chanceler !

« Qu’ils se dissipent comme l’eau qui s’écoule, comme la limacequi se fond en marchant, comme l’avorton d’une femme qui ne voitpas le soleil.

« Il faudra, Moab, te réfugier dans les cyprès comme lespassereaux, dans les cavernes comme les gerboises. Les portes desforteresses seront plus vite brisées que des écailles de noix, lesmurs crouleront, les villes brûleront ; et le fléau del’Éternel ne s’arrêtera pas. Il retournera vos membres dans votresang, comme de la laine dans la cuve d’un teinturier. Il vousdéchirera comme une herse neuve ; il répandra sur lesmontagnes tous les morceaux de votre chair ! »

De quel conquérant parlait-il ? Était-ce deVitellius ? Les Romains seuls pouvaient produire cetteextermination. Des plaintes s’échappaient : « Assez !assez ! qu’il finisse ! »

Il continua, plus haut :

« Auprès du cadavre de leurs mères, les petits enfants setraîneront sur les cendres. On ira, la nuit, chercher son pain àtravers les décombres, au hasard des épées. Les chacalss’arracheront des ossements sur les places publiques, où le soirles vieillards causaient. Tes vierges, en avalant leurs pleurs,joueront de la cithare dans les festins de l’étranger, et tes filsles plus braves baisseront leur échine, écorchée par des fardeauxtrop lourds ! »

Le peuple revoyait les jours de son exil, toutes lescatastrophes de son histoire. C’étaient les paroles des anciensprophètes. Iaokanann les envoyait, comme de grands coups, l’uneaprès l’autre.

Mais la voix se fit douce, harmonieuse, chantante. Il annonçaitun affranchissement, des splendeurs au ciel, le nouveau-né un brasdans la caverne du dragon, l’or à la place de l’argile, le déserts’épanouissant comme une rose : « Ce qui maintenant vaut soixantekiccars ne coûtera pas une obole. Des fontaines de lait jaillirontdes rochers ; on s’endormira dans les pressoirs le ventreplein !

« Quand viendras-tu, toi que j’espère ? D’avance, tous lespeuples s’agenouillent, et ta domination sera éternelle, Fils deDavid ! »

Le Tétrarque se rejeta en arrière, l’existence d’un Fils deDavid l’outrageant comme une menace.

Iaokanann l’invectiva pour sa royauté. – « Il n’y a pas d’autreroi que l’Éternel ! » – et pour ses jardins, pour ses statues,pour ses meubles d’ivoire, comme l’impie Achab !

Antipas brisa la cordelette du cachet suspendu à sa poitrine, etle lança dans la fosse, en lui commandant de se taire.

La voix répondit :

« Je crierai comme un ours, comme un âne sauvage, comme unefemme qui enfante !

« Le châtiment est déjà dans ton inceste. Dieu t’afflige de lastérilité du mulet ! »

Et des rires s’élevèrent, pareils au clapotement des flots.

Vitellius s’obstinait à rester. L’interprète, d’un tonimpassible, redisait, dans la langue des Romains, toutes lesinjures que Iaokanann rugissait dans la sienne. Le Tétrarque etHérodias étaient forcés de les subir deux fois. Il haletait,pendant qu’elle observait béante le fond du puits.

L’homme effroyable se renversa la tête ; et, empoignant lesbarreaux, y colla son visage qui avait l’air d’une broussaille, oùétincelaient deux charbons : « Ah ! c’est toi,Iézabel !

« Tu as pris son cœur avec le craquement de ta chaussure. Tuhennissais comme une cavale. Tu as dressé ta couche sur les monts,pour accomplir tes sacrifices !

« Le Seigneur arrachera tes pendants d’oreilles, tes robes depourpre, tes voiles de lin, les anneaux de tes bras, les bagues detes pieds, et les petits croissants d’or qui tremblent sur tonfront, tes miroirs d’argent, tes éventails en plumes d’autruche,les patins de nacre qui haussent ta taille, l’orgueil de tesdiamants, les senteurs de tes cheveux, la peinture de tes ongles,tous les artifices de ta mollesse ; et les cailloux manquerontpour lapider l’adultère ! »

Elle chercha du regard une défense autour d’elle. Les Pharisiensbaissaient hypocritement leurs yeux. Les Sadducéens tournaient latête, craignant d’offenser le Proconsul. Antipas paraissaitmourir.

La voix grossissait, se développait, roulait avec desdéchirements de tonnerre, et, l’écho dans la montagne la répétant,elle foudroyait Machærous d’éclats multipliés.

« Étale-toi dans la poussière, fille de Babylone ! Faismoudre la farine ! Ôte ta ceinture, détache ton soulier,trousse-toi, passe les fleuves ! ta honte sera découverte, tonopprobre sera vu ! tes sanglots te briseront les dents !L’Éternel exècre la puanteur de tes crimes ! Maudite !maudite ! Crève comme une chienne ! »

La trappe se ferma, le couvercle se rabattit. Mannaëi voulaitétrangler Iaokanann.

Hérodias disparut. Les Pharisiens étaient scandalisés. Antipas,au milieu d’eux, se justifiait.

Sans doute, reprit Éléazar, il faut épouser la femme de sonfrère, mais Hérodias n’était pas veuve, et de plus elle avait unenfant, ce qui constituait l’abomination.

« Erreur ! erreur ! objecta le Sadducéen Jonathas. Laloi condamne ces mariages, sans les proscrire absolument.

– N’importe ! On est pour moi bien injuste ! disaitAntipas, car, enfin, Absalon a couché avec les femmes de son père,Juda avec sa bru, Ammon avec sa sœur, Loth avec ses filles. »

Aulus, qui venait de dormir, reparut à ce moment-là. Quand ilfut instruit de l’affaire, il approuva le Tétrarque. On ne devaitpoint se gêner pour de pareilles sottises ; et il riaitbeaucoup du blâme des prêtres, et de la fureur de Iaokanann.

Hérodias, au milieu du perron, se retourna vers lui.

« Tu as tort, mon maître ! Il ordonne au peuple de refuserl’impôt.

– Est-ce vrai ? » demanda tout de suite le Publicain.

Les réponses furent généralement affirmatives. Le Tétrarque lesrenforçait.

Vitellius songea que le prisonnier pouvait s’enfuir ; etcomme la conduite d’Antipas lui semblait douteuse, il établit dessentinelles aux portes, le long des murs et dans la cour.

Ensuite, il alla vers son appartement. Les députations desprêtres l’accompagnèrent.

Sans aborder la question de la sacrificature, chacune émettaitses griefs.

Tous l’obsédaient. Il les congédia.

Jonathas le quittait, quand il aperçut, dans un créneau, Antipascausant avec un homme à longs cheveux et en robe blanche, unEssénien ; et il regretta de l’avoir soutenu.

Une réflexion avait consolé le Tétrarque. Iaokanann ne dépendaitplus de lui ; les Romains s’en chargeaient. Quelsoulagement ! Phanuel se promenait alors sur le chemin deronde.

Il l’appela et, désignant les soldats :

« Ils sont les plus forts ! je ne peux le délivrer !ce n’est pas ma faute ! »

La cour était vide. Les esclaves se reposaient. Sur la rougeurdu ciel qui enflammait l’horizon, les moindres objetsperpendiculaires se détachaient en noir. Antipas distingua lessalines à l’autre bout de la mer Morte, et ne voyait plus lestentes des Arabes. Sans doute ils étaient partis ? La lune selevait ; un apaisement descendait dans son cœur.

Phanuel, accablé, restait le menton sur la poitrine. Enfin, ilrévéla ce qu’il avait à dire.

Depuis le commencement du mois, il étudiait le ciel avantl’aube, la constellation de Persée se trouvant au zénith. Agalah semontrait à peine, Algol brillait moins, Mira-Cœti avaitdisparu ; d’où il augurait la mort d’un homme considérable,cette nuit même, dans Machærous.

Lequel ? Vitellius était trop bien entouré. Onn’exécuterait pas Iaokanann. « C’est donc moi ! » pensa leTétrarque.

Peut-être que les Arabes allaient revenir ? Le Proconsuldécouvrirait ses relations avec les Parthes ! Des sicaires deJérusalem escortaient les prêtres ; ils avaient sous leursvêtements des poignards ; et le Tétrarque ne doutait pas de lascience de Phanuel.

Il eut l’idée de recourir à Hérodias. Il la haïssait pourtant.Mais elle lui donnerait du courage ; et tous les liensn’étaient pas rompus de l’ensorcellement qu’il avait autrefoissubi.

Quand il entra dans sa chambre, du cinnamome fumait sur unevasque de porphyre ; et des poudres, des onguents, des étoffespareilles à des nuages, des broderies plus légères que des plumes,étaient dispersées.

Il ne dit pas la prédiction de Phanuel, ni sa peur des Juifs etdes Arabes ; elle l’eût accusé d’être lâche. Il parlaseulement des Romains ; Vitellius ne lui avait rien confié deses projets militaires. Il le supposait ami de Caïus, quefréquentait Agrippa ; et il serait envoyé en exil, oupeut-être on l’égorgerait.

Hérodias, avec une indulgence dédaigneuse, tâcha de le rassurer.Enfin, elle tira d’un petit coffre une médaille bizarre, ornée duprofil de Tibère. Cela suffisait à faire pâlir les licteurs etfondre les accusations.

Antipas, ému de reconnaissance, lui demanda comment ellel’avait.

« On me l’a donnée », reprit-elle.

Sous une portière en face, un bras nu s’avança, un bras jeune,charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète. D’une façonun peu gauche, et cependant gracieuse, il ramait dans l’air, poursaisir une tunique oubliée sur une escabelle, près de lamuraille.

Une vieille femme la passa doucement, en écartant le rideau.

Le Tétrarque eut un souvenir, qu’il ne pouvait préciser.

« Cette esclave est-elle à toi ?

– Que t’importe ? » répondit Hérodias.

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