Trois Contes

Chapitre 3

 

Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elles’avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises,ouvrait le banc de Mme Aubain, s’asseyait, et promenait ses yeuxautour d’elle.

Les garçons à droite, les filles à gauche, emplissaient lesstalles du chœur ; le curé se tenait debout près dulutrin ; sur un vitrail de l’abside, le Saint-Esprit dominaitla Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l’EnfantJésus et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentaitsaint Michel terrassant le dragon.

Le prêtre fit d’abord un abrégé de l’Histoire Sainte. Ellecroyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes enflammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; etelle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et lacrainte de sa colère. Puis, elle pleura en écoutant la Passion.Pourquoi l’avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants,nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu,par douceur, naître au milieu des pauvres, sur le fumier d’uneétable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutesces choses familières dont parle l’Évangile, se trouvaient dans savie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elleaima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, lescolombes à cause du Saint-Esprit.

Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n’étaitpas seulement oiseau, mais encore un feu, et d’autres fois unsouffle. C’est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bordsdes marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rendles cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans uneadoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillitéde l’église.

Quant aux dogmes, elle n’y comprenait rien, ne tâcha même pas decomprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, ellefinissait par s’endormir ; et se réveillait tout à coup, quandils faisaient en s’en allant claquer leurs sabots sur lesdalles.

Ce fut de cette manière, à force de l’entendre, qu’elle appritle catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sajeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques deVirginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. À laFête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.

La Première Communion la tourmentait d’avance. Elle s’agita pourles souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avecquel tremblement elle aida sa mère à l’habiller !

Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse.

M. Bourais lui cachait un côté du chœur ; mais juste enface, le troupeau des vierges portant des couronnes blanchespar-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ deneige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à soncou plus mignon et à son attitude recueillie. La cloche tinta. Lestêtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats del’orgue, les chantres et la foule entonnèrent l’Agnus Dei ;puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, lesfilles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes, elles allaientvers l’autel tout illuminé, s’agenouillaient sur la premièremarche, recevaient l’hostie successivement, et dans le même ordrerevenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie,Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l’imagination quedonnent les vraies tendresses, il lui sembla qu’elle étaitelle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robel’habillait, son cœur lui battait dans la poitrine ; au momentd’ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manquas’évanouir.

Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans lasacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle lareçut dévotement, mais n’y goûta pas les mêmes délices.

Mme Aubain voulait faire de sa fille une personneaccomplie ; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer nil’anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chezles Ursulines de Honfleur.

L’enfant n’objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madameinsensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avaitraison. Ces choses dépassaient sa compétence.

Enfin, un jour, une vieille tapissière s’arrêta devant laporte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercherMademoiselle. Félicité monta les bagages sur l’impériale, fit desrecommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots deconfiture et une douzaine de poires, avec un bouquet deviolettes.

Virginie, au dernier moment, fut prise d’un grand sanglot ;elle embrassait sa mère qui la baisait au front en répétant : «Allons ! du courage ! du courage ! » Le marchepiedse releva, la voiture partit.

Alors Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous sesamis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoisellesRochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour laconsoler.

La privation de sa fille lui fut d’abord très douloureuse. Maistrois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jourslui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et decette façon comblait le vide des heures.

Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre deVirginie, et regardait les murailles. Elle s’ennuyait de n’avoirplus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la borderdans son lit, et de ne plus voir continuellement sa gentillefigure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaientensemble. Dans son désœuvrement, elle essaya de faire de ladentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; ellen’entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était« minée ».

Pour « se dissiper », elle demanda la permission de recevoir sonneveu Victor.

Il arrivait le dimanche après la messe, les joues roses, lapoitrine nue, et sentant l’odeur de la campagne qu’il avaittraversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ilsdéjeunaient l’un en face de l’autre ; et, mangeant elle-mêmele moins possible pour épargner la dépense, elle le bourraittellement de nourriture qu’il finissait par s’endormir. Au premiercoup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouaitsa cravate, et se rendait à l’église, appuyée sur son bras dans unorgueil maternel.

Ses parents le chargeaient toujours d’en tirer quelque chose,soit un paquet de cassonades, du savon, de l’eau-de-vie, parfoismême de l’argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; etelle acceptait cette besogne, heureuse d’une occasion qui leforçait à revenir.

Au mois d’août, son père l’emmena au cabotage.

C’était l’époque des vacances. L’arrivée des enfants la consola.Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n’avait plus l’âged’être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entreelles.

Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et àBrighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait uncadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; laseconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme enpain d’épices. Et il embellissait, avait la taille bien prise, unpeu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir,placé en arrière comme un pilote. Il l’amusait en lui racontant deshistoires mêlées de termes marins.

Un lundi 14 juillet 1819 (elle n’oublia pas la date), Victorannonça qu’il était engagé au long cours, et, dans la nuit dusurlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sagoélette, qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait,peut-être, deux ans parti.

La perspective d’une telle absence désola Félicité ; etpour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner deMadame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues quiséparent Pont-l’Évêque de Honfleur.

Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche,elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur sespas ; des gens qu’elle accosta l’engagèrent à se hâter. Ellefit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre desamarres ; puis le terrain s’abaissa, des lumièress’entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevauxdans le ciel.

Au bord du quai, d’autres hennissaient, effrayés par la mer. Unpalan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où desvoyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniersde fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter despoules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé surle bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l’avait pasreconnu, criait : « Victor ! » ; il leva la tête ;elle s’élançait, quand on retira l’échelle tout à coup.

Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit duport. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient saproue. La voile avait tourné, on ne vit plus personne ; et,sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire quipâlissait toujours, s’enfonça, disparut.

Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieuce qu’elle chérissait le plus ; et elle pria pendantlongtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers lesnuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient ; et del’eau tombait sans discontinuer par les trous de l’écluse, avec unbruit de torrent. Deux heures sonnèrent.

Le parloir n’ouvrirait pas avant le jour. Un retard, bien sûr,contrarierait Madame ; et, malgré son désir d’embrasserl’autre enfant, elle s’en retourna. Les filles de l’auberges’éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l’Évêque.

Le pauvre gamin durant des mois allait donc rouler sur lesflots ! Ses précédents voyages ne l’avaient pas effrayée. Del’Angleterre et de la Bretagne, on revenait ; mais l’Amérique,les Colonies, les Îles, cela était perdu dans une régionincertaine, à l’autre bout du monde.

Dès lors, Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours desoleil, elle se tourmentait de la soif ; quand il faisait del’orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent quigrondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyaitbattu par cette même tempête, au sommet d’un mât fracassé, tout lecorps en arrière, sous une nappe d’écume ; ou bien, souvenirsde la géographie en estampes, il était mangé par les sauvages, prisdans un bois par des singes, se mourait le long d’une plagedéserte. Et jamais elle ne parlait de ses inquiétudes.

Mme Aubain en avait d’autres sur sa fille.

Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle était affectueuse, maisdélicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner lepiano.

Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matinque le facteur n’était pas venu, elle s’impatienta ; et ellemarchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C’étaitvraiment extraordinaire ! depuis quatre jours, pas denouvelles !

Pour qu’elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit :

« Moi, Madame, voilà six mois que je n’en ai reçu !…

– De qui donc ?… »

La servante répliqua doucement :

« Mais… de mon neveu !

– Ah ! votre neveu ! » Et, haussant les épaules, MmeAubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : Je n’y pensaisplus !… Au surplus, je m’en moque ! un mousse, un gueux,belle affaire !… tandis que ma fille… Songez donc !…

Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contreMadame, puis oublia.

Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l’occasion dela petite.

Les deux enfants avaient une importance égale. Un lien de soncœur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.

Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé àLa Havane. Il avait lu ce renseignement dans une gazette.

À cause des cigares, elle imaginait La Havane un pays où l’on nefait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi lesnègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s’enretourner par terre ? À quelle distance était-ce dePont-l’Évêque ? Pour le savoir, elle interrogea M.Bourais.

Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur leslongitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devantl’ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, ilindiqua dans les découpures d’une tache ovale un point noir,imperceptible, en ajoutant : « Voici. » Elle se pencha sur lacarte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sanslui rien apprendre ; et Bourais l’invitant à dire ce quil’embarrassait, elle le pria de lui montrer la maison où demeuraitVictor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ;une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n’encomprenait pas le motif, elle qui s’attendait peut-être à voirjusqu’au portrait de son neveu, tant son intelligence étaitbornée !

Ce fut quinze jours après que Liébard, à l’heure du marché commed’habitude, entra dans la cuisine, et lui remit une lettrequ’envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elleeut recours à sa maîtresse.

Mme Aubain, qui comptait les mailles d’un tricot, le posa prèsd’elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d’une voix basse,avec un regard profond :

« C’est un malheur… qu’on vous annonce. Votre neveu… »

Il était mort. On n’en disait pas davantage.

Félicité tomba sur une chaise, en s’appuyant la tête à lacloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup.Puis, le front baissé, les mains pendantes, l’œil fixe, ellerépétait par intervalles : « Pauvre petit gars ! pauvre petitgars ! »

Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubaintremblait un peu.

Elle lui proposa d’aller voir sa sœur, à Trouville.

Félicité répondit, par un geste, qu’elle n’en avait pasbesoin.

Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de seretirer.

Alors elle dit :

« Ça ne leur fait rien, à eux ! »

Sa tête retomba ; et machinalement elle soulevait, de tempsà autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.

Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d’où dégouttelaitdu linge.

En les apercevant par les carreaux, elle se rappela salessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait aujourd’hui larincer ; et elle sortit de l’appartement.

Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Ellejeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, pritson battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaientdans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le ventagitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s’ypenchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau.Elle retenait sa douleur, jusqu’au soir fut très brave ; mais,dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas,le visage dans l’oreiller, et les deux poings contre lestempes.

Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elleconnut les circonstances de sa fin. On l’avait trop saigné àl’hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à lafois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :

« Bon ! encore un ! »

Ses parents l’avaient toujours traité avec barbarie. Elle aimamieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, paroubli, ou endurcissement de misérables.

Virginie s’affaiblissait.

Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et desmarbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M.Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s’ydécida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans leclimat de Pont-l’Évêque.

Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui lamenait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrassed’où l’on découvre la Seine. Virginie s’y promenait à son bras, surles feuilles de pampre tombées. Quelquefois le soleil traversantles nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu’elleregardait les voiles au loin et tout l’horizon, depuis le châteaude Tancarville jusqu’aux phares du Havre. Ensuite on se reposaitsous la tonnelle. Sa mère s’était procuré un petit fût d’excellentvin de Malaga ; et, riant à l’idée d’être grise, elle enbuvait deux doigts, pas davantage.

Ses forces reparurent. L’automne s’écoula doucement. Félicitérassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu’elle avait été aux environsfaire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M.Poupart ; et il était dans le vestibule. Mme Aubain nouait sonchapeau.

« Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plusvite donc ! »

Virginie avait une fluxion de poitrine ; c’était peut-êtredésespéré.

« Pas encore ! » dit le médecin ; et tous deuxmontèrent dans la voiture, sous des flocons de neige quitourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid,Félicité se précipita dans l’église, pour allumer un cierge. Puiselle courut après le cabriolet, qu’elle rejoignit une heure plustard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait auxtorsades, quand une réflexion lui vint : La cour n’est pasfermée ! si des voleurs s’introduisaient ? Et elledescendit.

Le lendemain, dès l’aube, elle se présenta chez le docteur. Ilétait rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dansl’auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre.Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux.

Le couvent se trouvait au fond d’une ruelle escarpée. Vers lemilieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C’estpour d’autres », pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment lemarteau.

Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, laporte s’entrebâilla, et une religieuse parut.

La bonne sœur avec un air de componction dit « qu’elle venait depasser ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.

Félicité parvint au second étage.

Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur ledos, les mains jointes, la bouche ouverte, et la tête en arrièresous une croix noire s’inclinant vers elle, entre les rideauximmobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de lacouche qu’elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d’agonie.La supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur lacommode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissaitles fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.

Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Ellerépétait les mêmes prières, jetait de l’eau bénite sur les draps,revenait s’asseoir, et la contemplait. À la fin de la premièreveille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvresbleuirent, le nez se pinçait, les yeux s’enfonçaient. Elle lesbaisa plusieurs fois ; et n’eût pas éprouvé un immenseétonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareillesâmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette,l’enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posaune couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, etextraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grossemèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à nejamais s’en dessaisir.

Le corps fut ramené à Pont-l’Évêque, suivant les intentions deMme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.

Après la messe, il fallut encore trois quarts d’heure pouratteindre le cimetière. Paul marchait en tête et sanglotait. M.Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, lesfemmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait àson neveu, et, n’ayant pu lui rendre ces honneurs, avait unsurcroît de tristesse, comme si on l’eût enterré avec l’autre.

Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.

D’abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de luiavoir pris sa fille elle qui n’avait jamais fait de mal, et dont laconscience était si pure. Mais non ! elle aurait dû l’emporterdans le Midi. D’autres docteurs l’auraient sauvée ! Elles’accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu deses rêves. Un surtout, l’obsédait. Son mari, costumé comme unmatelot, revenait d’un long voyage, et lui disait en pleurant qu’ilavait reçu l’ordre d’emmener Virginie. Alors ils se concertaientpour découvrir une cachette quelque part.

Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l’heure(elle montrait l’endroit), le père et la fille lui étaient apparusl’un auprès de l’autre ; et ils ne faisaient rien, ils laregardaient.

Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte.Félicité la sermonnait doucement ; il fallait se conserverpour son fils et pour l’autre, en souvenir « d’elle ».

« Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. «Ah ! oui !… oui !… Vous ne l’oubliez pas ! »Allusion au cimetière, qu’on lui avait scrupuleusement défendu.

Félicité tous les jours s’y rendait.

À quatre heures précises, elle passait au bord des maisons,montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombede Virginie. C’était une petite colonne de marbre rose, avec unedalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Lesplates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Ellearrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genouxpour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir,en éprouva un soulagement, une espèce de consolation.

Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autresépisodes que le retour des grandes fêtes : Pâques, l’Assomption, laToussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l’on sereportait plus tard. Ainsi, en 1825, deux vitriers badigeonnèrentle vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans lacour, faillit tuer un homme. L’été de 1828, ce fut à Madamed’offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s’absentamystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peus’en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l’oncleGremanville, paralysé depuis longtemps.

Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dansPont-l’Évêque la Révolution de Juillet. Un sous-préfet nouveau, peude jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul enAmérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-sœur avectrois « demoiselles », assez grandes déjà. On les apercevait surleur gazon, habillées de blouses flottantes ; ellespossédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite,et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu’elles paraissaient,Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seulecapable de l’émouvoir, les lettres de son fils.

Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans lesestaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en refaisaitd’autres ; et les soupirs que poussait Mme Aubain, entricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournaitson rouet dans la cuisine.

Elles se promenaient ensemble le long de l’espalier et causaienttoujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu,en telle occasion ce qu’elle eût dit probablement.

Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans lachambre à deux lits. Mme Aubain les inspectait le moins souventpossible. Un jour d’été, elle se résigna ; et des papillonss’envolèrent de l’armoire.

Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait troispoupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Ellesretirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et lesétendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleiléclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et desplis formés par les mouvements du corps. L’air était chaud et bleu,un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceurprofonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longspoils, couleur marron ; mais il était tout mangé de vermine.Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l’unesur l’autre, s’emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvritses bras, la servante s’y jeta ; et elles s’étreignirent,satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.

C’était la première fois de leur vie, Mme Aubain n’étant pasd’une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante commed’un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial etune vénération religieuse.

La bonté de son cœur se développa.

Quand elle entendait dans la rue les tambours d’un régiment enmarche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre,et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elleprotégeait les Polonais ; et même il y en eut un qui déclaraitla vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, enrentrant de l’angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où ils’était introduit, et accommodé une vinaigrette qu’il mangeaittranquillement.

Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillardpassant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de larivière, dans les décombres d’une porcherie. Les gamins leregardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux quitombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué parun catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées,et au bras une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura dulinge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l’établir dans lefournil, sans qu’il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, ellele pansa tous les jours, quelquefois lui apportait de la galette,le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvrevieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte,craignait de la perdre, allongeait les mains dès qu’il la voyaits’éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le reposde son âme.

Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner,le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquetdans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet dela baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à unepréfecture, ils partaient le soir ; et elle la priaitd’accepter cet oiseau, comme un souvenir, et en témoignage de sesrespects.

Il occupait depuis longtemps l’imagination de Félicité, car ilvenait d’Amérique ; et ce mot lui rappelait Victor, si bienqu’elle s’en informait auprès du nègre. Une fois même elle avaitdit : « C’est Madame qui serait heureuse de l’avoir ! »

Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvantl’emmener, s’en débarrassait de cette façon.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer